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Siècle classique et cinéma contemporain

2009
978-3-8233-7458-9
Gunter Narr Verlag 
Roswitha Böhm
Andrea Grewe
Margarethe Zimmermann

Depuis le Molière de Léonce Perret réalisé en 1909, l´histoire du cinéma européen a vu naitre un grand nombre de films sur le XVIIème siècle francais.Mais c´est surtout à la fin du XXème siècle que l´on note une étonnante prolifération d´oeuvres cinématographiques consacrées à cette époque et que voient le jour des films tels que: Tous les matins du monde (Alain Corneau, 1991), le Roi danse (Gérard Corbiau, 2000), Vatel (Roland Joffé, 2000), Saint - Cyr (Patricia Mazuy, 2000) et des adaptations modernes de la princesse de clèves, notament La Lettre (1999) de Manoel de Oliveira et La Fidélité (2000) d´Andrzej Zulawski. Ce volume traite donc d´un domaine central de l´histoire des événements et des mentalités, de l´histoire sociale, de l´art et de la litterature et en abordant des aspects de genre et d´intermédialité, les articles de ce volume analysent la manière dont notre époque percoit la culture du XVIIème siècle.

Siècle classique et cinéma contemporain Edité par Roswitha Böhm, Andrea Grewe et Margarete Zimmermann Gunter Narr Verlag Tübingen BIBLIO 17 Siècle classique et cinéma contemporain BIBLIO 17 Volume 179 · 2009 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Gunter Narr Verlag Tübingen Siècle classique et cinéma contemporain Actes de la section 5 du V e congrès de l’Association des Francoromanistes allemands Martin Luther-Universität Halle/ Wittenberg, 26 au 29 septembre 2006 Édités par Roswitha Böhm, Andrea Grewe et Margarete Zimmermann © 2009 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf chlorfrei gebleichtem und säurefreiem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Gesamtherstellung: Gruner Druck, Erlangen Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6458-0 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse <http: / / dnb.d-nb.de>. Illustration de couverture: Louis XIV en soleil, costume du ballet La Nuit, Bibliothèque Nationale de France, Paris (BNF); Benoît Magimel dans le rôle de Louis XIV, dans: Le roi danse, Gérard Corbiau, France/ Allemagne/ Belgique 2000, photo: Arnaud Borrel, copyright: K-Star, France 2 Cinéma, MMC Independent, K-Dance, K2, Canal +, Procirep. Avec le soutien de l’Association des franco-romanistes allemands, du Bureau de coopération universitaire/ CCCL de Berlin et du Frankreich-Zentrum de l’Université libre de Berlin. Biblio 17, 179 (2009) Table des matières R OSWITHA B ÖHM , A NDREA G REWE ET M ARGARETE Z IMMERMANN Siècle classique et cinéma contemporain : bilan d’une rencontre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 I. Représentations du pouvoir royal E MMANUEL B URY Le signe versaillais à l’épreuve du film : simple décor ou matrice pour l’imaginaire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 A NDREA G REWE La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini. Une leçon d’histoire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 G ESA S TEDMAN ET M ARGARETE Z IMMERMANN « Un paradigme parfait du monde actuel » ? Le film Vatel (2000) de Roland Joffé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 P ATRICK R AMBOURG Du Vatel de Roland Joffé à la gastronomie du Grand Siècle . . . . . . . . . . . 69 II. Intermédialités R OSWITHA B ÖHM Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine . . . . . . . . . . . 83 L UDGER S CHERER Dom Juan au cinéma : L’adaptation de Jacques Weber (1998) . . . . . . . . . . 103 M ARGOT B RINK Interprétations cinématographiques de la Princesse de Clèves : du ‹cadavre exquis› à l’héroïne d’une nouvelle éthique . . . . . . . . . . . . . . 113 6 Table des matières P ATRICIA O STER La sémiotique du moi caché dans les transpositions filmiques de La Princesse de Clèves . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 III. Regards genrés H EIDI D ENZEL DE T IRADO Les biopics des femmes fortes : réécriture biographiste, idéologique ou générique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 R OTRAUD VON K ULESSA ET D OMINIQUE P ICCO Entre fiction et histoire : Saint Cyr (1999) de Patricia Mazuy . . . . . . . . . . 161 Table des illustrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183 Collaborateurs de l’ouvrage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 Biblio 17, 179 (2009) Siècle classique et cinéma contemporain : bilan d’une rencontre R OSWITHA B ÖHM , A NDREA G REWE ET M ARGARETE Z IMMERMANN Actualité(s) du siècle classique « I hate doing costume movies » 1 : tel est le verdict prononcé en 2000 par le réalisateur anglais Roland Joffé. Cela ne l’empêche cependant pas de tourner, la même année, un film d’époque sur François Vatel, l’intendant du Grand Condé, et l’envers des coulisses de la cour de Louis XIV. Vatel, artiste-artisan à la fois créateur des fastes de la cour et victime de cette société même, fait figure de miroir du réalisateur européen aux prises avec Hollywood. Un deuxième exemple témoignant de la forte présence du XVII e siècle dans la culture occidentale contemporaine nous est fourni par la dix-septiémiste Joan DeJean et son livre intitulé The Essence of Style (2005), où elle fait remonter la naissance de ce qu’elle appelle « High Fashion, Fine Food, Chic Cafés, Style, Sophistication, and Glamour » 2 au siècle classique, c’est-à-dire aux années du règne personnel de Louis XIV. Ces deux exemples illustrent la fascination qui émane du siècle classique aussi bien en France qu’à l’étranger. Certains événements culturels comme la grande exposition sur les contes de fées à la Bibliothèque nationale en 2001 et la mise en scène des Fables de Jean de La Fontaine par Robert Wilson à la Comédie-Française en 2004 ont certainement contribué à cette forte présence du XVII e siècle dans la mémoire collective. Mais c’est au cinéma et surtout aux films de la dernière décennie que revient le mérite d’avoir réinventé le Grand Siècle, une tendance qui semble se maintenir comme le montrent le documentaire Fragments sur la Grâce (2006) de Vincent Dieutre, le Molière (2007) de Laurent Tirard, film conventionnel et destiné au grand public, celui plus ambitieux d’Éric Rohmer intitulé Les 1 Cité d’après le bonus du DVD du film Vatel. 2 Joan DeJean (2005), The Essence of Style. How the French Invented High Fashion, Fine Food, Chic Cafés, Style, Sophistication, and Glamour, New York : Free Press. 8 Roswitha Böhm, Andrea Grewe et Margarete Zimmermann Amours d’Astrée et de Céladon (2007), et enfin La Belle Personne (2008) de Christophe Honoré, l’adaptation cinématographique la plus récente de La Princesse de Clèves. En dépit du sujet apparemment très éloigné de l’actualité française à l’heure de la mondialisation, le documentaire Fragments sur la Grâce, sorti en salle, a été favorablement accueilli par la critique, qui a surtout apprécié sa nouvelle approche du jansénisme et sa manière subtile d’entrelacer passé et présent : Aube. Trois hommes, lampe torche à la main, entrent dans un cimetière et éclairent par à-coups des sépultures. Quelques mots gravés surgissent, « paix », « joie ». Le jour se lève et sur la dernière stèle, une inscription indique que les cadavres de toutes ces tombes ont été déterrés du lieu-dit Port-Royal des Champs, il y a longtemps. Paris, station Port-Royal, une rame de métro surgit, s’immobilise puis redémarre. Et voici comment le cinéaste va travailler son film : en surgissement, arrêt, départ. Des lieux sont traversés qui ont gardé la mémoire d’une époque révolue et des lieux traversent le cadre qui exposent le passant Vincent Dieutre, son corps et ses interrogations. 3 Les critiques ont également souligné l’analogie entre le potentiel innovateur et utopique du sujet, le mouvement des solitaires de Port-Royal et leur façon de re-penser la vie, et une technique filmique expérimentale qui tente d’explorer de nouveaux terrains : « Lieux, lumières, parcours forment une carte du tendre inappréciable, ils se déclinent en vidéo, en film, en intime, en historique, en artistique, en politique, en art contemporain, en cinéma expérimental. » 4 Vincent Dieutre porte une intense réflexion sur son travail et les raisons qui l’ont poussé à réaliser un documentaire sur le XVII e siècle. 5 Il s’érige contre un « régime historique instrumentalisé, arborescent, désamorcé » 6 et 3 Carole Wrona (2006), « Des fragments de Vincent. Fragments sur la Grâce, réalisé par Vincent Dieutre », dans : www.critikat.com/ Fragments-sur-la-grace.html (consultation 7 mars 2008). 4 Ibid. - Cf. à ce sujet également Vincent Ostria (2006), « Fragments sur la Grâce », dans : www.lesinrocks.com/ index.php (consultation 6 mars 2008) : « Mêlant les formats de film, les modes d’intervention sur le sujet - enquête sur le terrain, lecture sur table de textes, interviews -, il les entrelace soigneusement avec un montage tenu mais fragmenté qui justifie le titre. » 5 Ceci dans deux textes assez longs : Vincent Dieutre (2006 a), « Rencontre Mariana Otero - Vincent Dieutre », dans : Le style dans le cinéma documentaire, Paris : L’Harmattan, pp. 105-137 ; et Vincent Dieutre (2006 b), « Scénario Fragments sur la Grâce de Vincent Dieutre (2006) », dans : Le style dans le cinéma documentaire, Paris : L’Harmattan, pp. 141-207. 6 Dieutre (2006 b), p. 143. 9 Siècle classique et cinéma contemporain inscrit son travail dans une situation actuelle perçue comme une impasse mais permettant une nouvelle orientation du film historique. Le réalisateur définit son approche du XVII e siècle comme une vision à la fois subjective et « objective », postulant une « actualité de Port-Royal » 7 et une « modernité subtile » 8 à deux niveaux : celui de la laïcité et celui de l’utopie. 9 Il précise également qu’il lui importe de se détourner d’une vision trop simpliste de cette époque : Le cinéma contemporain cantonne souvent le XVII e siècle aux fastes triomphants de Versailles. Je crois urgent de soulever un autre voile. Un XVII e plus sombre, plus intérieur, plus tendu, celui des vanités, du luth, des leçons d’anatomie, des philosophes cabalistes. 10 Son travail est empreint de scepticisme à l’égard de toute représentation holistique de l’histoire du XVII e siècle. C’est pour cette raison qu’il choisit de partir d’« un condensé des divers aspects de l’histoire du jansénisme qui formeront le matériau factuel et historique du film » - et de le faire « exploser dans un second temps dans le récit fragmentaire et subjectif de Fragments sur la Grâce ». 11 Le résultat est d’autant plus convaincant que Vincent Dieutre est conscient de la difficulté qu’il y a de s’approprier une problématique du XVII e siècle et opte pour « une proposition hybride, entre fiction historique et documentaire d’histoire, qui ne veut faire ni l’économie de l’anecdote et du récit, ni celle de la pensée et de la méditation. » 12 Avec Les Amours d’Astrée et de Céladon, Éric Rohmer revient à des sujets historiques qui ont toujours accompagné son travail de réalisateur dès L’Histoire de la Marquise d’O. (1976). 13 Il choisit une approche du XVII e siècle à travers le média de la littérature et du roman baroque L’Astrée (1607-27) d’Honoré d’Urfé. Il distille l’histoire d’amour d’Astrée et de Céladon des cinq mille pages du roman et la traite sur un mode volontairement anachronique et propre à donner le vertige : 7 Ibid., p. 144. 8 Ibid., p. 145. 9 Cf. ibid., p. 144 sq. : « Jamais, depuis les grands spasmes de la contre-réforme baroque, ne s’est posée plus crûment à nous la question de la laïcité, et ce au niveau mondial. Les jansénistes ont, les premiers, affirmé la séparation définitive du religieux et du social » ; et : « Port-Royal a été une utopie, un laboratoire, un lieu d’expérimentation éducative, artistique, scientifique. » 10 Ibid., p. 144. 11 Ibid., p. 147. 12 Ibid., p. 149. 13 Voir à ce sujet aussi son Perceval le Gallois (1978), L’Anglaise et le Duc (2001) et Triple Agent (2003). 10 Roswitha Böhm, Andrea Grewe et Margarete Zimmermann The oldest New Wave director has opted for an earnest adaptation of an early 17th century literary text from Honoré d’Urfé that recounts a story set in 5th century France as imagined in 1607, taking the text and its idealised version of a half-Roman, half-pagan Gaul with a Christian overlay at face value. 14 Éric Rohmer exprime son refus de toute illusion historisante dans ce savant mélange d’époques et de points de vue et à travers une artificialité voulue. À cela viennent s’ajouter des « images impossibles de bergers anciens dont les cheveux sont soulevés par un vent d’aujourd’hui, et tout cela au pied d’arbres réels aux rivages de fleuves réels». 15 En revanche et tout comme dans le documentaire de Vincent Dieutre, la langue du XVII e siècle est pour Éric Rohmer une ‹zone sous haute protection› qu’il s’agit de sauvegarder. Elle fonctionne comme des archives vocales et sémantiques conservant les codes de la tendresse et de l’amour baroques et renvoyant au monde des salons du début du XVII e siècle. 16 Historique de la réception Depuis le Molière de Léonce Perret réalisé en 1909, l’histoire du cinéma européen a vu naître un grand nombre de films sur le XVII e siècle français. Mais c’est surtout à la fin du XX e siècle que l’on note une étonnante prolifération d’œuvres cinématographiques consacrées à cette époque et que voient le jour des films tels que Tous les matins du monde (Alain Corneau, 1991), Louis enfant-roi (Roger Planchon, 1993), L’Allée du roi (Nina Companeez, 1996), Le Roi danse (Gérard Corbiau, 2000), Vatel (Roland Joffé, 2000), Saint-Cyr (Patricia Mazuy, 2000) ainsi que trois nouvelles adaptations de la Princesse de Clèves, à savoir La Lettre (1999) de Manoel de Oliveira, La Fidélité (2000) d’Andrzej Zulawski et La Belle Personne (2008) de Christophe Honoré. Cette nouvelle orientation semble marquer un tournant, car l’intérêt des cinéastes portait jusqu’alors plutôt sur le XVIII e siècle. Vincent Dieutre situe le début de cette tendance dans les années 80 et la commente ainsi : 14 Boyd van Hoeij, « Les Amours d’Astrée et de Céladon », URL : www.european-films. net/ content/ view/ 996/ 118/ (consultation : 6 mars 2008). 15 Arnaud Macé (2007), « Eric Rohmer’s Les Amours d’Astrée et de Céladon : Shepherds in the Wind », dans : Cahiers du Cinéma 626, parle d’ « […] impossible images of ancient shepherds whose hair is lifted by today’s wind, at the foot of real trees on the banks of real rivers » ; cité d’après : www.cahiersducinema.com/ article1355.html (consultation : 6 mars 2008). 16 Honoré d’Urfé était un habitué du salon de Marguerite de Valois situé rue de Seine. 11 Siècle classique et cinéma contemporain Jusqu’ici, c’est le XVIII e siècle, siècle des Lumières, que l’Europe interrogeait le plus. Mais depuis les années 80 et l’assomption de la ‹post-histoire›, les contrastes et les contradictions du siècle baroque, du XVII e siècle de Shakespeare, de Pascal et de Velázquez, sont revenus sur le devant de la scène. Siècle de basculement, de déchirement, de ‹clair-obscur›, c’est d’abord par la pratique de la musique baroque, dès les années 70, que nous l’avons réinventé. […] Bien plus qu’une mode, le XVII e s’impose à nous car il pose pour la dernière fois la question des liens entre le politique et le religieux, celles de la violence, du surnaturel, toutes questions que le doux XVIII e qui le suit reléguera au rang de survivances par le culte de la raison. 17 Parallèlement, force est de constater que l’intérêt de la critique ne s’accorde pas du tout avec cette vague de films historiques tournés depuis une bonne quinzaine d’années. Même si les versions cinématographiques d’œuvres littéraires du XVII e siècle comme la Princesse de Clèves ont toujours été prises en considération par une critique littéraire spécialisée, les publications consacrées aux films sur l’Ancien Régime et le XVII e siècle en particulier, sont plutôt rares. Les exceptions suivantes ne font que confirmer ce constat. Un premier bilan plutôt négatif est dressé en 1974 par les dix-septiémistes lors du « Quatrième colloque de Marseille » sur le « XVII e siècle aujourd’hui » et le problème de l’évocation ‹exacte› de celui-ci. 18 Les Cahiers de la Cinémathèque (Toulouse) avaient déjà consacré un premier dossier aux rapports entre cinéma et histoire un an plus tôt, 19 mais il y était surtout question de problèmes théoriques. En 1989, paraît le dossier sur l’Ancien Régime au cinéma 20 dont le concept montre le chemin parcouru depuis la fin des années quatre-vingt. Dans le corpus analysé, on observe que les fictions cinématographiques du XVII e siècle ne se distinguent pas encore nettement de celles du XVIII e siècle. Cette remarque vaut également pour l’œuvre de synthèse et de divulgation que les collaborateurs de la Cinémathèque de Toulouse ont publiée en 1993 sous le titre de L’histoire de France au cinéma et où les films sur l’Ancien Régime du XV e au XVIII e siècle sont traités dans le chapitre intitulé « Ces rois qui ont fait la France ». 21 17 Dieutre (2006b), p. 144. 18 Yves Poutet (1975), « Les cinéastes regardent ou utilisent le XVII e siècle », dans : Actes du quatrième colloque de Marseille. Le XVII e siècle aujourd’hui, Marseille : C. M. R. 17, pp. 133-140, et Claude Beylie (1975), « Les échecs habituels des cinéastes dans l’évocation du XVII e siècle », dans : Actes du quatrième colloque de Marseille. Le XVII e siècle aujourd’hui, Marseille : C. M. R. 17, pp. 141-160. 19 Les Cahiers de la Cinémathèque 10-11 (été-automne 1973): «Cinéma/ Histoire. Histoire du Cinéma». 20 Les Cahiers de la Cinémathèque 51-52 (1989). 21 Pierre Guibbert/ Marcel Oms (1993), L’histoire de France au cinéma, Condé-sur-Noireau : CinémAction - Corlet/ Amis de Notre Histoire, en particulier pp. 57-103. 12 Roswitha Böhm, Andrea Grewe et Margarete Zimmermann Les trois catégories selon lesquelles sont classés les films renvoient également à l’historicité de toute approche filmique de l’époque en question, car on y distingue : « les films ‹historiques› [s’attachant] à des personnages (parfois aussi à des événements) clés considérés comme des célébrités et placés dans un décor ancien » ; « les films ‹d’aventures› versant masculin (‹la cape et l’épée›) ou féminin (‹l’alcôve›). […] L’Ancien Régime n’est ici qu’un prétexte à décors somptueux » ; et « les films ‹d’historiens›, enfin, [où] un cinéaste, un historien, un intellectuel propose une lecture du passé. » 22 Ces catégories et distinctions qui systématisent assez bien la majorité des films historiques tournés jusqu’aux années soixante-dix ne suffisent pourtant plus pour rendre compte de la production des dernières décennies et prouvent à quel point cette partie de l’histoire du cinéma bouge et évolue. Cette évolution en cours depuis les années quatre-vingt est signalée par Francis Desbarats qui note l’apparition de « cinéastes artistes », lesquels cherchent à concilier étude historico-idéologique et grand spectacle en mettant en scène la vie d’artistes comme Molière (Mnouchkine) ou Mozart (Milos Forman). 23 En 2003, la revue germanophone Das 18. Jahrhundert a publié un numéro sur le « XVIII e siècle au cinéma » rassemblant notamment des contributions sur La Religieuse (1967) de Jacques Rivette et Farinelli (1995) de Gérard Corbiau. Malgré toutes les investigations prometteuses dans ce domaine, l’article Cinématographe et Grand Siècle de Jean Tulard dans l’édition révisée du Dictionnaire du Grand Siècle (2005) éditée par François Bluche ne tient cependant pas compte de la production cinématographique récente, exception faite de l’incontournable Cyrano de Bergerac de Rappeneau. La volumineuse thèse de François Amy de la Bretèque sur L’imaginaire médiéval dans le cinéma occidental (2004) semble cependant signaler un changement. L’auteur analyse un vaste corpus de films traitant du Moyen Âge, accompagnant son travail d’une réflexion inspirée de l’École des Annales sur la complexité des processus de médiation(s) entre les deux époques, 24 de même 22 José Baldizzone/ Francis Desbarats (1989), « Trois jalons pour un colloque », dans : Les Cahiers de la Cinémathèque 51-52, dossier « L’Ancien Régime au cinéma », pp. 3-5 ; p. 4. 23 Cf. Francis Desbarats (1989), « Autour de l’épée », dans : Les Cahiers de la Cinémathèque 51-52, dossier « L’Ancien Régime au cinéma », pp. 73-88, en particulier pp. 82-86. 24 François Amy de la Bretèque (2004), L’imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, Paris : Honoré Champion, p. 27 : « Cette double entrée nous oblige à une double approche. D’une part, il s’agit de repérer comment l’énonciateur du film […] exprime, à l’intérieur de celui-ci, son rapport à sa propre époque, ou, plus exactement, au groupe social contemporain dont il relève et auquel il s’adresse. D’autre part, il est nécessaire de se demander ce qu’il est allé chercher dans la référence à une époque 13 Siècle classique et cinéma contemporain qu’entre les réalisateurs et leurs publics. Inspiré par Lucien Goldmann, Siegfried Kracauer et d’autres théoriciens, François Amy de la Bretèque souligne en outre la nécessité de « sortir de l’impasse dans laquelle l’opposition entre le ‚texte› et le ‚contexte› prétendait enfermer celui qui voulait travailler sur les rapports entre le texte et l’histoire […]. » 25 Selon lui, il convient de ne pas perdre de vue les problèmes de la forme et du choix des procédés filmiques, ceux-ci représentant une constituante essentielle de la vision de l’histoire telle qu’elle est transportée par un film : Or, cette histoire et le mouvement qu’on lui attribue, c’est aussi la caméra et le montage qui la dessinent, et pas seulement les contenus représentés (la diégèse, les dialogues, les décors) - sinon, il suffirait d’étudier les scénarios et les films ne nous apprendraient rien de plus que les romans. 26 En 2005, une tout autre tendance semble être amorcée par le somptueux catalogue Versailles au cinéma qui présente non seulement les demeures royales mais aussi l’ensemble du domaine national de Versailles comme un système sémiotique très différencié. Il contient une très riche iconographie et une filmographie, mais s’abstient de toute analyse. 27 L’une des raisons qui expliquent la réserve de la critique à l’égard du film historique sur le XVII e siècle réside probablement dans la nature même de cette production cinématographique. Si l’on examine la production française et internationale de la première partie du XX e siècle aux années 60, on constate en effet que bon nombre de films sont destinés au grand public et n’ont pas d’ambition artistique marquée. Il s’agit le plus souvent de versions cinématographiques d’œuvres littéraires du XIX e siècle et par conséquent de représentations du siècle classique « filtré » par le XIX e siècle, siècle par excellence de l’historicisme. Outre le Cyrano d’Edmond Rostand et le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier, c’est surtout la vaste production romanesque d’Alexandre Dumas père qui a été mise à contribution par plusieurs générations de cinéastes, avec une prédilection pour les Trois mousquetaires, L’homme au masque de fer et le Vicomte de Bragelonne qui prévalent quantitativement. Pour les années 60, vient s’y ajouter toute une série de films (de 1964 à 1969) mettant en scène les aventures sentimentales d’Angélique (représentée par éloignée de l’histoire, et comment son rapport à cette époque s’exprime dans les structures internes de l’œuvre elle-même. C’est donc à un double mouvement d’historicisation de ces fictions filmiques que nous voulons nous livrer. » 25 Ibid., p. 29. 26 Ibid., p. 13. 27 Versailles au cinéma (2005), Catalogue de l’exposition présentée à l’Hôtel de Ville de Versailles du 11 au 23 avril 2005 (Archives communales de Versailles), éd. par Nathalie Bourgès, Versailles : Ville de Versailles. 14 Roswitha Böhm, Andrea Grewe et Margarete Zimmermann Michèle Mercier) d’après les romans d’Anne Golon et réalisés par Bernard Borderie. Sans juger de la qualité très inégale des modèles littéraires, on peut dire que ces films de cape et d’épée ont propagé une image du XVII e siècle qui est celle du romantisme français avec son goût pour l’époque de Louis XIII et de Richelieu et son héroïsme aristocratique. Les films qui tentent une approche différente du XVII e siècle, notamment Si Versailles m’était conté (1954) de Sacha Guitry et La Prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini, sont plutôt rares. L’imaginaire du siècle classique Bien qu’un grand nombre de films dont il sera question dans les contributions de ce volume renvoient à des œuvres littéraires, ce ne sont pas les rapports entre le cinéma et la littérature qui nous intéressent ici en premier lieu. Nous partons plutôt d’une autre question, celle-ci triplement liée au présent - le nôtre, celui des réalisateurs et réalisatrices et celui des publics contemporains - afin d’examiner comment se construit l’imaginaire d’une époque au cinéma. Nos investigations portent sur la façon dont nous percevons et imaginons le Grand Siècle et sa culture. Il s’agit de voir comment « l’interprétation du passé devient (souvent) le lieu et le support d’une réflexion sur le présent ». 28 C’est grâce à de « tels effets de miroir » - lorsque le XX e et le XXI e siècle se reflètent dans le XVII e siècle - que « le passé et le présent se construisent réciproquement et que les expériences et les horizons d’interprétation d’un certain présent produisent des images du passé qui leur correspondent ». 29 Ainsi, à propos du film historique, l’historien du cinéma Leger Grindon constate : « History in the cinema is seldom disinterested, but rather constitutes an address to the present. » 30 28 Bernd Carqué (2004), Stil und Erinnerung. Französische Hofkunst im Jahrhundert Karls V. und im Zeitalter ihrer Deutung, Göttingen : Veröffentlichungen des Max Planck-Instituts für Geschichte 192, p. 11 : «[…] die Vergangenheitsdeutung vielfach zum Ort und Medium der Reflexion über die jeweilige Gegenwart [wird] ». 29 Ibid., p. 11 sq. : « dass sich in solchen Zeitspiegelungen Vergangenheit und Gegenwart einander wechselseitig konstituieren. […] die Erfahrungsräume und Verständnishorizonte einer Gegenwart bringen entsprechende Bilder der Vergangenheit hervor ». 30 Leger Grindon (1994), Shadows on the Past. Studies in the Historical Fiction Film, Philadelphia : Temple University Press, p. 1. 15 Siècle classique et cinéma contemporain Ce rapport complexe entre le passé et notre présent nous a amenées à nous interroger sur les raisons de cette fascination du siècle classique qui trouve son expression dans la production cinématographique de notre époque. Dans certains films, nous avons affaire à une réinterprétation voulue du passé, au désir de concevoir et de créer une autre image de cette époque, notamment en ce qui concerne le rôle de la femme. Ce ne sont plus les femmes considérées comme victimes des structures sociales masculines mais les femmes fortes du siècle classique ainsi que leur importance historico-culturelle qui passent ici à l’avant-plan. La dix-septiémiste Rotraud von Kulessa et l’historienne Dominique Picco examinent les mérites et les lacunes de la mise en scène du personnage de Françoise de Maintenon dans Saint-Cyr (2000) de Patricia Mazuy. La masculinité fait également l’objet d’une analyse, notamment dans la contribution de Ludger Scherer qui en étudie les constructions et déconstructions dans le contexte de l’absolutisme. Dans d’autres cas, notamment dans le Molière d’Ariane Mnouchkine, le film devient le miroir du présent de la réalisatrice, présent déterminé par les expériences de sa génération, celle de 68. Enfin, l’anthropologie du XVII e siècle empreinte de jansénisme intéresse également les cinéastes actuels, pour qui l’expérience moderne de l’opacité, de la fugitivité et de l’emprisonnement de l’individu dans l’univers des images (Margot Brink, Patricia Oster) se reflète dans le personnage du roman de Madame de Lafayette. On constate par ailleurs un intérêt frappant et pour ainsi dire archéologique pour la reconstruction de techniques de représentation baroques, de même que pour la musique, la danse et la peinture de l’époque, intérêt qui met en relief l’aspect artisanal de ces arts et qui peut être également interprété d’une autre manière : à l’époque de la mondialisation où bien des pratiques culturelles sont menacées de disparition, les films comme Vatel apparaissent aussi comme des actes de mémoire, comme le soulignent les contributions de Patrick Rambourg et de Gesa Stedman et Margarete Zimmermann. On note également des anachronismes explicites signalant que les réalisateurs d’aujourd’hui ne proposent pas seulement une reconstruction historique (et impossible) du passé mais réfléchissent, en tant qu’interprètes de celui-ci, à leurs procédés et à leur époque par le biais de films mettant en scène des artistes du XVII e siècle. Parallèlement, l’accentuation de l’aspect artisanal semble faire référence au métier de réalisateur. Les films Molière et Vatel, centrés sur deux artistes du XVII e siècle, témoignent d’un intérêt particulier pour le processus de création de l’illusion artistique. Ils permettent de jeter un regard derrière les coulisses et ainsi de démystifier l’idée romantique de l’artiste ‹génial›. 16 Roswitha Böhm, Andrea Grewe et Margarete Zimmermann Tendances de la production cinématographique actuelle Dans ce volume, les contributions traitant de la production cinématographique actuelle dominent. L’intérêt porte quasi exclusivement sur les œuvres récentes des années 1990 qui présentent un changement si radical par rapport à la production précédente que l’on peut même parler d’un changement de paradigme. Ce détachement par rapport au film historique traditionnel s’annonce déjà dans La Prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini et dans Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine, films auxquels sont consacrés les articles d’Andrea Grewe et de Roswitha Böhm. Dans l’ensemble, on constate que la légende dorée du XVII e tend à faire place à « l’envers du Grand Siècle » et que la représentation de cette époque oscille entre transfiguration et critique : tandis que la société de cour avec ses fêtes et ses rituels sociaux et le rôle de quelques grands personnages se voient transfigurés, la représentation des pertes résultant d’une « socialisation » absolue de l’individu y acquiert un rôle toujours plus grand. Le film de Sacha Guitry Si Versailles m’était conté (1954) nous livre un exemple précoce d’une attitude extrêmement ironique à l’égard du symbole national. Certes, Sacha Guitry n’y « déconstruit » pas encore Versailles, mais il attire l’attention sur sa fonction idéologique (Emmanuel Bury). Les recherches historiques sur le XVII e siècle ont largement contribué à cette nouvelle orientation durant la dernière décennie. Cette tendance ne concerne pas seulement le système politique de l’absolutisme et la société de cour mais aussi la vie matérielle et culturelle de l’époque considérée au sens large. L’exploration des mentalités, de la vie quotidienne et des techniques artistiques imprègne la représentation filmique et crée une nouvelle image du XVII e siècle, de sa société et de sa culture. De même, la culture matérielle de l’époque, représentée dans les objets réels et symboliques évoquant le XVII e siècle, joue un rôle de plus en plus important. En effet, les vêtements, les conditions d’hygiène, le corps paré mais aussi souffrant ou malade, la sexualité (Le Roi danse, Vatel, Molière, Saint-Cyr, Tous les matins du monde) et la culture gastronomique (Vatel) et festive (Le Roi danse, Vatel) y sont également représentés. Indirectement, ceci montre à quel point les reconstructions filmiques du siècle classique s’inscrivent dans l’ensemble des discours du XX e siècle, notamment dans les discours scientifiques de l’histoire sociale et culturelle. Contrairement aux anciens films sur le XVII e siècle où s’exprimait une prédilection pour l’époque de Louis XIII et de Richelieu, les plus récentes productions cinématographiques se concentrent sur la deuxième moitié du XVII e siècle montrant l’apogée et le déclin du règne de Louis XIV. À l’exception de Molière d’Ariane Mnouchkine, les films accentuent davantage les grandes 17 Siècle classique et cinéma contemporain figures centrales que les groupes sociaux. Pour des raisons dramaturgiques, ils sont la plupart du temps centrés sur quelques individus en conflit : Louis XIV, Molière et Lully dans Le Roi danse, François Vatel, le Marquis de Lauzun, Anne de Montausier, Louis XIV, le Prince de Condé et Philippe d’Orléans dans Vatel. La cour y est représentée comme un cercle restreint de personnalités en interaction. 31 Vatel, simple roturier, offre un certain potentiel d’identification au public ; en même temps, l’histoire du personnage donne prétexte à un somptueux déploiement de faste. Presque tous les films ayant la cour pour sujet révèlent cependant une « erreur de raisonnement », en ce qu’ils négligent le motif historique sous-tendant les actions des nobles à la cour : l’importance capitale d’une politique familiale axée sur des intérêts dynastiques. Par ailleurs, on constate un phénomène nouveau, à savoir une forte présence de réalisatrices telles qu’Ariane Mnouchkine, Patricia Mazuy, Sophia Coppola, Nina Companeez et Véra Belmont. Cette tendance se traduit par un intérêt accru pour la condition féminine au XVII e siècle, mais aussi par une prise de conscience de la nécessité de faire de l’histoire une histoire des hommes et des femmes et de concevoir également une mémoire ‹féminisée›. À seulement cinq ans d’intervalle, deux films illustrent la vie extraordinaire de Françoise d’Aubigné alias M me de Maintenon : L’Allée du roi (1995) de Nina Companeez et Saint-Cyr (2000) de Patricia Mazuy. Les réalisatrices contemporaines transposent l’immense potentiel de la culture féminine de cette époque au cinéma et créent ainsi un lieu de mémoire cinématographique. Les sujets abordés par les films et ainsi rappelés à la mémoire des spectateurs sont, outre la vie des héroïnes respectives, la culture des salons et son importance pour l’émancipation intellectuelle des femmes, la préciosité et la galanterie. Les deux versions actuelles de la Princesse de Clèves dont il sera question dans ce volume (La Lettre [1999] de Manoel de Oliveira et La Fidélité [2000] d’Andrzej Zulawski) témoignent peut-être d’un intérêt similaire bien que le regard porté sur la femme soit ici masculin. On note une tendance plus significative encore qui se traduit par un intérêt marqué pour la vie d’artistes dans les « nouveaux » films historiques. À commencer par Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine qui, à sa sortie, constituait un phénomène tout à fait singulier, les vies d’artistes semblent en 31 En s’interrogeant, à partir de l’exemple de 1789 du Théâtre du Soleil, sur l’approche théâtrale d’un sujet emprunté à l’histoire et sur un problème générique, « celui des possibilités qu’offre la rhétorique dramaturgique elle-même pour rendre la vision historique », Danielle de Ruyter-Tognotti souligne que la solution classique - qui correspond à la conception de ‹la collision dramatique› de Lukács - « est le centrage sur des figures représentatives, autour desquelles se concentrerait le jeu des forces sociales. » Danielle de Ruyter-Tognotti (1991), « Théâtre et histoire : position critique dans 1789 du Théâtre du Soleil », dans : Neophilologus 75, pp. 367-378 ; p. 367. 18 Roswitha Böhm, Andrea Grewe et Margarete Zimmermann effet fasciner plus que jamais les cinéastes d’aujourd’hui : que l’on songe aux vies portées à l’écran de personnages tels que Marin Marais et Monsieur de Sainte-Colombe dans Tous les matins du monde, d’un artiste culinaire comme Vatel dans le film du même nom, ou de l’actrice Marquise-Thérèse de Gorla dite M lle du Parc dans Marquise (Heidi Denzel de Tirado). Le rôle particulier que jouent les arts et surtout les arts du spectacle dans la société de cour sous Louis XIV est ainsi mis en scène à travers les fastes de Versailles. Il résulte de cette confrontation avec l’histoire des arts une réflexion approfondie sur l’intermédialité au cinéma. À titre d’exemple, nous citerons Tous les matins du monde (1991) que l’on peut considérer à cet égard comme paradigmatique. Ce film, qui retrace l’histoire de deux musiciens, Sainte-Colombe (mort en 1690) et celle de son élève Marin Marais (1656-1728), met en lumière la relation de l’individu avec la société et la cour. 32 Mais il s’agit surtout d’un film sur les arts au XVII e siècle, sur leur fonction et leur beauté. Les natures mortes du peintre Lubin Baugin (1610-1663), et notamment deux de ses tableaux, « Les cinq sens » et « Le dessert de gaufrettes », y ont une fonction centrale. Elles semblent en effet inspirer la perception du monde dans ce film au rythme lent, se concentrant souvent sur des détails, avec des plans ressemblant justement aux natures mortes. Selon la terminologie établie par Irina Rajewsky, il s’agit ici d’une « référence intermédiale ». 33 Tous les matins du monde est aussi un film sur une musique spécifique : le réalisateur y met en scène deux compositeurs historiques, Sainte-Colombe et Marin Marais, tout en collaborant étroitement avec un musicien contemporain, Jordi Savall. Enfin, Tous les matins du monde est l’adaptation cinématographique d’un texte littéraire. Son scénario est basé sur le roman de l’auteur contemporain Pascal Quignard, ce qui constitue, pour reprendre la terminologie de Rajewsky, un « changement de médias », 34 avec cette particularité que le scénario suit de très près le texte du roman. Ces observations s’appliquent également à beaucoup d’autres films : que l’on songe à Molière d’Ariane Mnouchkine, un film qui retrace la vie d’un homme de théâtre et de sa troupe mais qui comporte aussi une réflexion sur l’esthétique et les procédés théâtraux, à Le Roi danse où la danse, la musique et le théâtre jouent un grand rôle dans la mise en scène du pouvoir royal, ou encore à Saint-Cyr, film où le théâtre fait partie du programme d’éducation 32 Dans le rôle du vieux Marin Marais, on retrouve Gérard Depardieu, acteur omniprésent dans les films actuels sur le XVII e siècle et ici doublement présent, car son fils Guillaume joue le rôle du jeune Marin Marais. Sainte-Colombe est interprété par Jean-Pierre Marielle et Madeleine de Sainte-Colombe par Anne Brochet. 33 Irina O. Rajewsky (2002), Intermedialität, Tübingen/ Bâle : A. Francke Verlag, pp. 16- 17. 34 Ibid., p. 16. 19 Siècle classique et cinéma contemporain de Madame de Maintenon et est mis en scène en tant que tel. La plupart des films font référence à des œuvres littéraires du XVII e siècle, et même si ce recours peut prendre des formes très diverses comme le montrent nos exemples, on y constate néanmoins des rapports avec l’histoire de la littérature et celle du livre. Film, histoire et mémoire Le film peut également être considéré comme un support de mémoire sauvegardant non seulement des images, mais aussi des sons et des bruits. 35 Leur remaniement, notamment à travers le montage, libère le film d’une stricte linéarité spatiale et temporelle en ayant recours à des prolepses et des analepses (flash back). Une telle structure permet de comparer film et mémoire du fait de la similarité entre les techniques de remaniement du temps filmique et le rêve. Dès l’invention du cinématographe en 1895, le cinéma est considéré comme une métaphore mémorielle, notamment par Henri Bergson. Dans Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit (1896), il refuse encore de voir dans « l’appareil cinématographique » un modèle à valeur mémorielle, car le film se compose de différentes images isolées. Dans L’évolution créatrice (1907), il revient cependant sur sa position en préconisant une analogie entre la manière de réanimer des images figées à travers la projection cinématographique et le mode de fonctionnement de la conscience. Dans son étude sur l’« Ontologie de l’image photographique », André Bazin propose une réflexion sur le lien entre film, mémoire et souvenir en adoptant une perspective de psychologie collective. Selon lui, trouver « une défense contre le temps » est un « besoin fondamental de la psychologie humaine » 36 . Dans la pensée religieuse de l’Égypte ancienne, la survie de l’être humain dans l’au-delà dépendait de la pérennité matérielle du corps. Selon Bazin, la pratique de l’embaumement peut donc être considérée comme un fait fondamental de la genèse des arts plastiques, car nous avons affaire à un premier média - antérieur au portrait en peinture, à la photographie et au film - destiné à satisfaire ce besoin anthropologique primordial : « sauver l’être par l’apparence. » 37 L’invention de la photographie, dont l’originalité 35 Pour les réflexions qui suivent, voir Irmela Schneider (2001), « Film », dans : Nicolas Pethes/ Jens Ruchatz (éd.), Gedächtnis und Erinnerung. Ein interdisziplinäres Lexikon, Reinbek près de Hambourg: Rowohlt, pp. 173-174. 36 André Bazin (1985), « Ontologie de l’image photographique » [1945], dans : André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? , Paris : Éditions du Cerf, pp. 9-17; p. 9. 37 Ibid. 20 Roswitha Böhm, Andrea Grewe et Margarete Zimmermann par rapport à la peinture réside dans son objectivité essentielle, a radicalement bouleversé la psychologie de l’image : « L’objectivité de la photographie lui confère une puissance de crédibilité absente de toute œuvre picturale. Quelles que soient les objections de notre esprit critique, nous sommes obligés de croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté, c’est-à-dire rendu présent dans le temps et dans l’espace. La photographie bénéficie d’un transfert de réalité de la chose sur sa reproduction. » 38 Si les photographies d’albums ne sont plus les traditionnels portraits de famille, mais « la présence troublante de vies arrêtées dans leur durée », le cinéma peut apparaître « comme l’achèvement dans le temps de l’objectivité photographique » et « comme la momie du changement». 39 Projeté en salle, le film fait toujours référence à un événement passé qu’il présente comme étant le présent. La référence au passé et la suggestion simultanée du présent engendrent une tension incluant, de façon inhérente, un memento mori. Dans cette perspective, on peut comparer le spectateur à un voyageur dans le temps auquel des événements passés sont présentés comme relevant du présent, et qui, envahi par un sentiment de nostalgie, est obligé une fois le film terminé de retrouver ‹son temps à lui›. Cette capacité initiale à rendre le passé présent donne tout son attrait au film en tant que média de la représentation historique, sous forme d’un film historique fictionnalisé ou d’un documentaire historique. 40 On a cependant critiqué la fictionnalisation d’événements historiques comme une technique faisant disparaître le décalage entre le passé et le présent essentiel à la constitution d’une conscience historique. Même si le film a été relativement peu pris en considération dans les récents débats sur les changements intervenus dans le paysage médiatique du fait de l’apparition des nouveaux médias, sa forme a des effets considérables sur la modification actuelle de la mémoire culturelle, car c’est lui qui a mis le XX e siècle en image. En tant que média, il est non seulement devenu à son tour une source historique, mais a aussi contribué à visualiser « les archives » 38 Ibid., p. 13. 39 Ibid., p. 14. 40 Cf. l’analyse critique des différentes approches dans : Marcia Landy (éd.) (2001), The Historical Film. History and Memory in Media, London : Athlone Press. Ce recueil tente de trouver « a critical language for addressing the ways in which history is invoked in the cinema » et d’élaborer des méthodes « for evaluating the current penchant for memorialization in film and television » (p. vii). Pour une discussion du film historique portant sur l’Antiquité et le Moyen Âge, ses archétypes et ses motifs, voir Mischa Meier/ Simona Slanicka (éd.) (2007), Antike und Mittelalter im Film. Konstruktion - Dokumentation - Projektion, Cologne/ Weimar/ Vienne : Böhlau. 21 Siècle classique et cinéma contemporain culturelles d’une société 41 dont la représentation se trouve de plus en plus sous l’emprise d’un réservoir d’images constitué au cours des cent dernières années. L’influence des imprimés sur la socialisation de l’individu recule de plus en plus par rapport à celle des médias audiovisuels. L’accélération des images qui trouve son expression métaphorique dans le terme de « déferlement d’images » modifie la « mémoire topographique » (Paul Virilio) et conduit à une réflexion approfondie sur les « cultures mémorielles » (Aleida Assmann). 42 Dans tous les films analysés ici, le siècle classique apparaît comme un lieu de mémoire central de France, un « point de cristallisation de la mémoire et de l’identité collective » 43 de longue durée et à valeur symbolique et émotionnelle, qui, dans son altérité, revêt une importance capitale pour la formation de l’identité culturelle européenne. Avec les douze articles de ce volume évoquant des films de réalisateurs d’origine française, italienne, portugaise, polonaise et anglaise, nous désirons également contribuer à écrire un chapitre de l’histoire du cinéma européen de 1950 à 2000. Il nous importe également de faire ressortir les nouvelles tendances qui se dessinent dans ce grand projet cinématographique à valeur mémorielle, car : « Entre ronronnement muséal et fictions historicistes, un lieu est à inventer, un défi à relever. » 44 41 Cf. B. Matuszweski (1998), « Eine neue Quelle für die Geschichte. Die Einrichtung einer Aufbewahrungsstätte für die historische Kinematographie » [1898], dans : montage/ av 7.2, pp. 6-12. - Pour la théorie du film en tant que document historique ou même en tant que contre-histoire, voir les réflexions de Marc Ferro (1993), Cinéma et histoire, Paris : Gallimard. 42 Cf. Schneider (2001), p. 174, mais aussi Heike Klippel (1997), Gedächtnis und Kino, Bâle/ Francfort-sur-le-Main : Stroemfeld ; Rainer Rother (1990), Die Gegenwart der Geschichte. Ein Versuch über Film und zeitgenössische Literatur, Stuttgart : Metzler. 43 Dans son introduction à l’édition allemande des Lieux de mémoire de Pierre Nora, l’historien Étienne François souligne que le terme de « lieu de mémoire » ne s’est précisé et développé que petit à petit : conçu tout d’abord à des fins heuristiques, il est devenu une nouvelle « catégorie d’intelligibilité », dont on ne comprend vraiment le sens qu’à partir du troisième volume de l’ouvrage. Il définit le lieu de mémoire comme un : « materiellen wie auch immateriellen, langlebigen, Generationen überdauernden Kristallisationspunkt kollektiver Erinnerung und Identität, der durch einen Überschuß an symbolischer und emotionaler Dimension gekennzeichnet, in gesellschaftliche, kulturelle und politische Üblichkeiten eingebunden ist und sich in dem Maße verändert, in dem sich die Weise seiner Wahrnehmung, Aneignung, Anwendung und Übertragung verändert. » Cf. Étienne François (2005), « Pierre Nora und die ‹Lieux de mémoire› », dans : Pierre Nora (éd.), Erinnerungsorte Frankreichs, Munich : C. H. Beck, pp. 7-14 ; p. 9; cf. aussi Étienne François/ Hagen Schulze ( 4 2002), « Einleitung », dans : id. (éds.), Deutsche Erinnerungsorte, 3 vol., Munich : C. H. Beck, vol. 1, pp. 9-24; p. 17 sq. 44 Dieutre (2006 b), p. 143. 22 Roswitha Böhm, Andrea Grewe et Margarete Zimmermann Les contributions de ce volume sont regroupées selon les critères suivants : une première série d’articles est consacrée aux multiples représentations du pouvoir dans l’architecture, les fêtes ou le cérémonial de la cour. D’autres articles examinent ensuite le phénomène de l’intermédialité à travers la vie de Molière et les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires. Le volume se clôt sur deux contributions qui analysent les regards « genrés » que le cinéma porte aujourd’hui sur le XVII e siècle. Nous tenons à remercier un certain nombre de personnes et d’institutions sans le soutien desquelles ce livre n’aurait pas pu voir le jour : le professeur Rainer Zaiser pour avoir accepté de publier ce volume dans la collection Biblio 17 ; Christina Esser du Gunter Narr Verlag pour son aimable et professionnel soutien ; Danielle Thor et Matthias Heuser pour la correction de quelques-unes des contributions et enfin Marie Steinert et Simone Stieler pour l’élaboration de la liste des crédits photographiques. Nous remercions tout spécialement l’Association des franco-romanistes allemands et le Bureau de coopération universitaire/ CCCL de Berlin pour leur soutien financier. Une reconnaissance particulière revient à Béatrice De March pour sa précieuse collaboration lors de la correction et la rédaction de la plupart des contributions. Berlin/ Münster/ Paris, mai 2008 I Représentations du pouvoir royal Biblio 17, 179 (2009) Le signe versaillais à l’épreuve du film : simple décor ou matrice pour l’imaginaire ? E MMANUEL B URY Versailles L’ultime plan du film Marie Antoinette de Sofia Coppola (2006), qui est l’exemple le plus récent d’un récit cinématographique ayant choisi pour décor l’univers de Versailles, pourrait servir d’introduction au propos qui va suivre : une porte sortie de ses gonds, un lustre brisé au sol, quelques motifs fortement soulignés de la désolation et de la fuite, qui achèvent, de façon elliptique, l’évocation historique d’un Versailles en train de disparaître. L’ultime figure emblématique de ce site, Marie Antoinette, rejoint ainsi une galerie auquel le cinéma nous a accoutumés depuis les premières années de sa création. Il faut rappeler que, dans ce film, Versailles est bien plus qu’un décor : à bien des égards, il est un personnage du film ; présenté comme étrange et menaçant dès les premiers plans, lorsque la jeune princesse autrichienne apprend qu’elle doit quitter, pour des raisons diplomatiques, l’univers familier de son enfance, il devient rapidement menaçant et inquiétant, et une bonne part du scénario repose sur la conquête progressive que la future reine doit accomplir. On lui annonce, non sans gravité, que la Cour de Versailles ne ressemble en rien à la Cour d’Autriche : c’est ce qu’illustreront les cinquante premières minutes du film. Cette fiction est donc fondée sur la découverte progressive de cet univers étrange et « décalé », où la norme d’une vie curiale, bien connue à la fois par l’approche historique et le goût des anecdotes hautes en couleur, est perçue comme autant de bizarreries par le regard de cette jeune fille. Le défi que devait relever Sofia Coppola était, entre autres, celui de remonter le courant d’une imagerie, de passages attendus, d’épisodes célèbres des dernières décennies de l’histoire de Versailles. Car le « signe versaillais » est un véritable défi pour l’écriture cinématographique. On rappellera ici, dans un premier temps, la présence constante de Versailles dans l’histoire du cinéma depuis les origines, puis, en prenant appui sur quelques œuvres qui nous ont paru significatives, nous essaierons de Emmanuel Bury 26 poser quelques pistes d’analyses sur une évolution éventuelle du « signe » versaillais soumis à l’épreuve du cinéma. Une exposition tenue aux archives municipales de Versailles au printemps 2005 a reconstruit de façon éloquente cette longue histoire d’amour entre la ville royale et le septième art : affiches de film, archives de la ville témoignant des demandes d’autorisation pour le tournage de quelques plans, ou d’une scène entière, voire d’un film complet, enfin, coupures de la presse locale célébrant la venue de telle ou telle vedette, ou rendant hommage au choix de tel ou tel réalisateur. 1 On découvrait à cette occasion, que Versailles, dans son ensemble, avait donné lieu, dès les premières années du cinéma, à une intense activité cinématographique. On retiendra ici ce qui est du ressort de notre propos, à savoir l’histoire de l’Ancien Régime, et donc, par force, l’évocation et l’usage du palais royal, devenu emblématique d’une certaine vision de cet Ancien Régime ; mais il convient de rappeler que la « Ville » a aussi constamment retenu l’attention des cinéastes, attirant, le temps de quelques plans, fût-ce pour évoquer une ville de province, comme chez Chabrol ou Claude Autant-Lara, ou de faire même le décor d’un film bien contemporain, comme le superbe Feu Follet (1963) de Louis Malle, qui y tourna aussi Le Voleur (1966) ou Le Souffle au cœur (1970). Il n’est pas jusqu’à Marguerite Duras qui tourna des scènes d’India Song (1975) dans les chambres du fameux hôtel « Le Trianon Palace », qui peut s’enorgueillir, par ailleurs, d’avoir accueilli de nombreuses gloires du septième art, de Marlene Dietrich à Raf Vallone, en passant par Gary Cooper, Bing Crosby ou Charlie Chaplin, sans compter, plus récemment, Nick Nolte (Jefferson in Paris, 1994) ou Kirsten Dunst et Sofia Coppola, durant le tournage du film que nous évoquions en commençant. Sans insister plus longuement sur cet aspect, mentionnons, par exemple, le goût des cinéastes pour le palais de justice, où Claude Chabrol tourna quelques scènes de son Landru (1962), d’où Lelouch fit s’évader ses sympathiques truands de L’Aventure, c’est l’Aventure (1971), pour ne citer qu’eux. Versailles, dans tous ces cas, n’est que rarement l’objet central du film, il n’est que le décor d’une ville commode pour la profession, qui y trouve un riche répertoire de décors urbains, à proximité de Paris. Ce qui nous retiendra ici, sera plutôt la mise en cinéma de Versailles comme centre de la vie politique et culturelle de l’Ancien Régime, de Louis XIV à la Révolution française. Il va de soi que tous les films concernés dépassent largement le cadre de notre enquête. Gérard Sabatier, auteur d’un magistral ouvrage sur Versailles, ou la figure du roi, 2 a entrepris, depuis quelques 1 Versailles au cinéma (2005), Catalogue de l’exposition présentée à l’Hôtel de Ville de Versailles du 11 au 23 avril 2005 (Archives communales de Versailles), éd. par Nathalie Bourgès, Versailles : Ville de Versailles. 2 Gérard Sabatier (1999), Versailles, ou la figure du roi, Paris : Albin Michel. 27 Le signe versaillais à l’épreuve du film années, et notamment dans le cadre du tout nouveau Centre de Recherche du Château de Versailles, de travailler systématiquement sur « la cour de France et le cinéma » ; la matière est immense, en fait, et comme en témoigne le catalogue de l’exposition précitée, il faudrait un séminaire de plusieurs années, et des moyens techniques directement liés à la cinémathèque et à ses ressources, pour analyser les principales œuvres consacrées à ce thème. Dès 1904, le cinéma s’amusa à fixer des scènes historiques tournées dans le décor authentique du domaine national de Versailles (c’est-à-dire les jardins, le château, et les palais y attenant, comme Trianon) ; en 1911, Camille de Morlhon tourna L’Affaire du Collier de la Reine en tirant parti du cadre des jardins. 3 En 1925, une première version du fameux Fanfan la Tulipe (dont l’action se déroule, rappelons-le, sous Louis XV) utilisa les décors authentiques de la Galerie des Glaces et des appartements respectifs du roi et de Mme de Pompadour ; la même année, Abel Gance évoqua la figure de Napoléon lors de son passage à Versailles (salon de la Paix, Galerie des Glaces, les deux Trianons). Le Collier de la Reine donna lieu à une autre production, dès 1929 (Gaston Ravel et Tony Lekain), qui prit pour décors le bosquet d’Apollon ou le Hameau de la Reine, sans compter les intérieurs du palais. La même affaire, qui décidément occupe l’attention du cinéma autant que celle des « historiens » férus d’anecdotes et de petite histoire, fit l’objet d’un film de Marcel L’Herbier (L’Affaire du Collier de la Reine, 1945), avec Viviane Romance (dans le rôle de Mme de La Motte) et Maurice Escande, dans celui du cardinal de Rohan. La légende de Versailles était donc bien inscrite, dès les premières décennies du cinéma, dans la mémoire des réalisateurs, des scénaristes et des acteurs ; un tournant décisif fut sans doute le fameux film de Sacha Guitry, Si Versailles m’était conté (1953), longue saga historique qui prend le château comme fil conducteur d’un récit narquois et spirituel de l’histoire de France, de Louis XIII à Louis-Philippe (à qui il est justement rendu hommage, puisque ce fut lui, comme on sait, qui sauva le château en le transformant en Musée de l’histoire de France). L’intérêt de ce film, outre celui de regrouper, aux yeux du cinéphile, le ban et l’arrière-ban des grands acteurs du cinéma français des années 1930-1950, est de fixer une image populaire de l’histoire de France, où l’anecdote insignifiante rejoint l’épisode majeur. Le film fut 3 Pour les références précises des films historiques cités, voir la filmographie à la fin de cet article ; certains films, qui font l’objet d’autres contributions dans ce colloque, n’ont pas été pris en compte ici, comme La Prise de pouvoir par Louis XIV, de Rossellini, (ORTF, 1966). Le catalogue de l’exposition Versailles au cinéma (2005), qui propose une filmographie sélective de 1903 à 2000, recense aussi (de manière plus extensive) la liste des films tournés sur le domaine national de Versailles, de 1904 à 2001 (cf. ibid., pp. 217-230). Emmanuel Bury 28 produit dans le but d’aider à la restauration et l’entretien du château, ce qui l’inscrit directement dans l’histoire du domaine de Versailles. Comme le dit le comédien Bourvil dans les ultimes minutes du film, lorsqu’il se présente comme un guide contemporain des années 50, peu importe la liberté prise avec la stricte vérité historique, celle des lieux ou de la chronologie, tant que la valeur des faits évoqués est inscrite dans la mémoire, et que les choses se sont dites et faites : c’est ici la perspective même de Guitry, qui joue avec désinvolture - et en pleine conscience - de l’anachronisme, pour fixer une sorte de « légende dorée » de l’esprit français : du point de vue littéraire, on voit ainsi, sous Louis XIV, se côtoyer - ce qui est fort improbable historiquement -, dans un salon du château, Molière, Racine, Boileau, La Fontaine et Mme de Sévigné, celle-ci proposant de voir en ce rassemblement d’esprit « tout ce qui fait le siècle de Louis XIV ». Cette version « voltairienne » de la grandeur du siècle annonce ce qui dans la seconde partie, sera la rencontre de Rousseau, de Voltaire et de Montesquieu, et sans doute de Diderot, bien qu’il ne soit pas nommé explicitement, dans un autre salon du Château, ce qui donne l’occasion à Voltaire (anachroniquement vieilli) d’annoncer solennellement la proximité de la Révolution française ! Le même acteur (Jacques de Féraudy) représentait déjà Voltaire, à sa première apparition, sous le règne de Louis XV, avec Mme de Pompadour et Fragonard, juste après une apparition de Marivaux (Jean Desailly), qui évoque pourtant les premières années du règne. De manière analogue, la fin du siècle donnera à Guitry l’occasion de regrouper, le temps d’un tableau commenté d’une réflexion ironique, Robespierre, Mme de Lamballe, Louis XVI et Marie Antoinette, face à Chénier et Lavoisier, évoquant la suppression de la peine de mort ! On comprend ici que ce cinéma, fait de tableaux et de bons mots, dresse un panthéon mémoriel de l’histoire de France aux dépens de l’exactitude historique : il s’agit bien plus d’un monument, fait d’exagérations, de soulignements (mais aussi d’oublis), que d’un document. Le propos de Guitry était, au demeurant, justifié a posteriori par les remarques désinvoltes de Bourvil. Il passe en revue des épisodes canoniques : Louis XIV annonçant son règne personnel, ses amours avec Mme de Montespan (surprenante Claudette Colbert), accompagnées de la sinistre affaire des poisons - où l’on voit résumée l’intrigue fameuse en quelques plans… ce qui suppose, de la part du public, une connaissance déjà présente de l’histoire anecdotique. J’insiste sur ce point, car ici, autant qu’à un beau livre d’images (on inaugure alors l’usage de la couleur dans le cinéma français), on a affaire à un « lieu de mémoire », où la reconnaissance joue un rôle déterminant. De même que le public de l’époque est amené à prendre plaisir en identifiant tel ou tel acteur familier du « personnel » de Guitry (comme Jeanne Fusier-Gir ou Jean Tissier par exemple), il prend plaisir en reconnaissant, sous ces visages familiers d’un 29 Le signe versaillais à l’épreuve du film cinéma grand public, les images d’Épinal que la tradition scolaire véhiculait alors sans mauvaise conscience. Ce qui intrigue ici, c’est précisément la « fonction » de Versailles, qui est présenté comme authentique lieu de tournage : on ne peut s’empêcher d’être frappé par le contraste entre cette volonté de tourner dans des lieux fameux - et souvent facilement reconnaissables - comme la Galerie des Glaces, le cabinet ou la chambre du Roi, la façade ouest (devant laquelle chante Tino Rossi lors d’un feu d’artifice nocturne qui consacre le triomphe de la Montespan), et, bien sûr, pour les scènes plus tardives, Trianon et le Hameau de la Reine — et une certaine désinvolture dans la reconstitution historique : c’est ainsi que l’Affaire du collier (1785) nous est racontée avant la venue de Benjamin Franklin (Orson Welles) à Versailles (1778), où l’on voit Beaumarchais (Robert Dhéran) s’entremettre pour obtenir des armes et des munitions pour les insurgés. Il semble, comme le dit Bourvil dans l’épilogue du film, qui annonce l’impressionnant défilé anachronique qui sert de générique ultime, que le lieu même, le château, devienne la caution de toute authenticité, quelle que soit la liberté narrative que l’on prend avec la chronologie ou le détail des faits. Versailles « consacre » l’histoire, et cela justifie sans doute la volonté, chez les cinéastes, de tourner sur place ce que les décors sont souvent à même de reconstituer de façon plus commode. On en citera ici pour exemple l’introduction au Collier de la Reine qu’André Castelot présentait à la télévision française le 17 février 1962 (« La Caméra explore le temps ») ; on se rappelle en effet que Castelot fit, avec Alain Decaux, les beaux jours de la fiction historique sur les antennes de la télévision française (ORTF) dans les années 1960. Il insiste, dans sa présentation initiale, sur le fait que le tournage a eu lieu au château même - et il en remercie les autorités -, car cela garantit, explique-t-il, la « vérité historique » de l’histoire racontée, tout en reconnaissant ce qu’a de délicat le tournage d’un film dans de tels lieux. Il se réjouit même d’avoir pu utiliser l’authentique lit du cardinal de Rohan pour donner plus de « vérité historique » au décor de sa chambre (qui est pourtant, à l’évidence, reconstituée en studio). Or, c’est bien une question essentielle qui se joue ici : qu’en est-il du « signe » proprement cinématographique, fait d’artifice et de jeux de lumières ? Parfaitement composite dans sa réalisation, l’amusante reconstitution de la carrière de Mme du Barry, que nous offre Christian-Jaque en 1954, illustre ce parti-pris esthétique : on se souvient peut-être de Martine Carol s’extasiant, aux bras d’un Louis XV (André Luguet) qu’elle n’a pas reconnu, sur le « chic » de la Galerie des Glaces, où elle fait une chute amusante (car le parquet est trop ciré). Ici, l’évocation joue avec l’anecdote ; pourtant, là où Guitry s’amusait de la fameuse galerie (il y fait présenter les reines successives par les rois, selon un rite analogue, bien que peu probable, vu la chronologie, de Louis XIV à Louis XVI), décor Emmanuel Bury 30 authentique d’une scène théâtralisée, Christian-Jaque tire parti d’un décor - même si plusieurs scènes sont tournées réellement dans le château. On voit ici le défi que l’art « réel » propose à l’art « factice » du cinéma. Versailles devient ainsi surdéterminant du signe artistique. Le talent des décorateurs, ce qui est vrai encore dans Ridicule (1996) ou dans le dernier Marie-Antoinette (2006), est de poursuivre, à l’image, l’évocation du décor versaillais ; le public reconnaîtra ainsi la Cour de Marbre, la fenêtre de la Chambre du Roi, mais les vues intérieures seront celles d’un studio, « authentifié » par le cliché, tendu en arrière-plan, d’une partie authentique du château. La difficulté vient, en premier lieu, de l’état actuel du château : le cinéma hérite d’un site fixé au début du XIX e siècle, et d’un monument qui est loin de ressembler à celui que les personnages du règne de Louis XIV ou de celui de Louis XV ont connu : il convient donc de styliser les plans, de choisir, par exemple, le grand escalier sud (récurrent dans la plupart des films, de Delannoy à Sofia Coppola), de fixer un pan de la façade ouest, sans découvrir l’ensemble du palais ; parfois, Trianon peut faire office de palais - Guitry en tire une ou deux fois parti dans ce sens. Parfois, Versailles même ne suffit pas : ainsi, de façon étonnante, un Gérard Corbiau, dans sa fascinante adaptation du livre de Philippe Beaussant sur Lully (Le Roi danse, 2000), choisit Vaux-le- Vicomte (dont le salon ovale est pourtant très reconnaissable par l’amateur averti) pour montrer le roi dansant en décor réel ; le théâtre qui occupe le plus souvent l’écran, étant, comme le montre le documentaire qui a été fait lors du tournage, une construction de toute pièce. Ailleurs, ce sera l’impressionnant bosquet des Rocailles (qui permet apparemment une installation commode pour l’équipe technique) qui fera office de « citation » versaillaise : c’est le cas chez Corbiau, comme ce le fut dans l’excellente adaptation de L’Allée du Roi de Françoise Chandernagor par Nina Companeez en 1995. Il existe donc une concurrence assez particulière entre l’authentique décor de pierre d’un Versailles théâtre du monde - tel que le concevait Louis XIV - et la réinterprétation plastique que doivent en donner aujourd’hui les artistes de ce théâtre moderne et artificiel qu’est le cinéma. Il n’en reste pas moins que le décor authentique semble demeurer un gage de « réalisme » pour le cinéma, qui est pourtant l’art de faire passer des vessies pour des lanternes, comme lorsque la ville de Senlis passe pour quelque coupe-gorge du sud de l’Espagne, et quand le centre de Bourges est censé évoquer le Paris de d’Artagnan - il est vrai que le baron Haussman n’a pas laissé le choix aux cinéastes actuels ! Mais alors, en quoi les plans du château ajoutent-ils au « signe » cinématographique ? En quoi le réalisme du décor - qui ne peut qu’irriter l’historien avisé, qui sait que la façade actuelle de la cour de marbre n’aurait pas été vue ainsi par Louis XIV, ou que la chapelle royale actuelle n’a pas entendu rugir Bossuet… - doit-il séduire le 31 Le signe versaillais à l’épreuve du film spectateur d’un film ? C’est ce qu’on pourrait appeler l’énigme de la reconnaissance : le caractère monumental du château, consacré par une iconographie dont le cinéma lui-même a été le relais depuis les origines, lui confère un effet étonnant au sein de l’image fictionnelle et construite du cinéaste. En allant au-delà de la pétition de « vérité historique » d’un Castelot, il convient de reconnaître que, depuis le film paradigmatique de Sacha Guitry - qui concentrait ce qu’avaient déjà opéré plusieurs décennies de cinéma -, Versailles est devenu un signe reconnaissable au cinéma : la Galerie des Glaces, le grand escalier qui mène à l’appartement du roi, la cour de marbre, et, bien sûr la perspective éblouissante des jardins (notamment lors du coucher du soleil) sont autant de topoi, au double sens du terme, lieu réel et lieu commun, qui fixent l’attention du spectateur comme ils attirent l’œil du cinéaste. Il suffit à Patrice Leconte de quelques plans du Grand Parc du château, où son hobereau mal dégrossi (Charles Berling) croise brièvement Louis XVI, au pied d’un escalier monumental, pour que tout soit dit (Ridicule, 1996) : et tout le reste est littérature. Les plans qui, cette fois, sont appuyés sur des éléments artificiels de décor, ont gagné en réalité historique grâce à la magie du montage, qui rapproche, le temps d’un raccord discret, la vue authentique et le tableau construit. La force de Versailles est de se prêter à ce jeu citationnel plus que tout autre château ; au point que le montage qui nous fera passer d’une pièce du château de Chantilly (lui aussi souvent mis à profit, comme dans le fameux film à succès, Angélique, Marquise des Anges de Bernard Borderie, 1964) à un extérieur de Versailles consacrera toute vue d’une salle du XVII e siècle (fûtelle authentique) en palais royal. Cela explique la valeur d’un tel signe dans le cadre cinématographique : il donne le vernis des maîtres à tout tableau qui s’en inspire. L’artifice d’un décor (patent dans les scènes intérieures d’une Madame du Barry (1954) par exemple) est largement compensé par le plan extérieur de la cour de marbre, ou par une vue rapide de la galerie des glaces. Cela demeure vrai pour la belle réalisation de Nina Companeez déjà évoquée : L’Allée du Roi relate la vie de Mme de Maintenon ; la seconde partie est donc constamment une évocation du château de Versailles, où, somme toute, Françoise d’Aubigné fut la seule favorite, toutes les précédentes - n’en déplaise à Sacha Guitry - ayant surtout mené leur carrière au Louvre ou à Saint-Germain en Laye. Mme de Maintenon fut pleinement contemporaine de l’avènement de Versailles comme centre de la cour et de la politique du royaume, après 1682 - elle épousa le roi en 1683. Or, le coup de force de la réalisatrice de ce téléfilm est d’avoir mis l’accent sur l’intimité du Roi ; nous sommes loin ici des « ors » de Versailles, comme si la présence implicite du palais, déjà bien fixé par une longue carrière cinématographique, allait de soi. La chambre du roi, où on se limite souvent à un gros plan du couple dans le Emmanuel Bury 32 lit, celle des enfants du roi, sont des lieux « privés », qui n’entrent guère dans l’iconographie familière de Versailles. Mais toute l’image de Versailles est là, comme en filigrane, pour attester la réussite exemplaire de la favorite, ainsi que le montre une des ultimes rencontres avec Mme de Montespan - au seuil de la disgrâce - qui a pour cadre un plan, pris au milieu d’un des escaliers menant à l’Orangerie, avec, en arrière-plan à droite de l’image, l’extrémité sud de la façade ouest du palais. La paradoxale force du palais réside, somme toute, dans l’extrême discrétion avec laquelle il peut apparaître au détour d’une image, presque saisi au dépourvu, et qui donne pourtant à cette image tout l’éclat et toute la majesté qui sont associés à ce haut lieu historique. C’est sans doute ce qui explique qu’une réalisatrice comme Sofia Coppola, soucieuse pourtant de « décalage », et amoureuse d’une certaine esthétique de la surprise, ait choisi, pour son dernier film en date, de tourner Marie-Antoinette en décors réels ; certes, tout le tournage n’eut pas lieu à Versailles, et il suffit de voir l’impressionnant casting des décorateurs à la fin du générique pour supposer que bien plus d’un plan du film a pris au piège le plus attentif connaisseur du château. L’authenticité était ici le prix à payer pour jouer sur le décalage : il fallait que l’héroïne moderne que nous dépeint la cinéaste - d’après une œuvre littéraire contemporaine, rappelons-le, et non d’après les chroniques historiques - soit dans ce cadre fortement marqué, à la fois par l’histoire et par la tradition cinématographique (je n’ai pas mentionné, en effet, les nombreux films américains qui ont choisi Versailles pour décor, même si on veut prêter - ce qui est douteux - à Sofia Coppola une ignorance du cinéma français ou européen). En effet, toute la jeunesse de cette princesse adolescente ressort avec d’autant plus de vigueur que le cadre est fixé par l’histoire et la mémoire iconographique : il fallait surprendre - on évoquera ici les vues du Hameau de la Reine, véritablement campagnard et rustique, ou les levers de soleils dans le parc, loin du jardin « à la française » que symbolise souvent Versailles. L’étrangeté naît ici du jeu citationnel avec la familiarité, et si ce Versailles intime rapidement dévoilé (la salle de bain de la reine, par exemple) semble conforme avec le goût de notre époque - ne vient-on pas d’ouvrir au grand public ce qui était le domaine strictement privé de Marie-Antoinette ? - il n’en ressort pas moins par contraste sur le fond d’un Versailles « conventionnel » que la tradition cinématographique a fixé depuis bientôt plus d’un siècle. C’est sans doute dans la rivalité avec un artifice profondément maîtrisé que le cinéma, art artificiel par excellence, trouve tout le sens de sa mise en scène de Versailles : défi plastique pour le cinéaste, mais aussi recueil infini de situations et d’histoires pour le narrateur contemporain comme il l’était déjà pour un La Bruyère ou pour un Molière, Versailles a le mérite d’offrir un magnifique décor hanté par les morceaux de bravoure du théâtre du monde. 33 Le signe versaillais à l’épreuve du film On comprend que de Sacha Guitry, homme voué au théâtre comme à la grandeur, à Sofia Coppola, fine moraliste des temps modernes, Versailles était un défi à relever, et la diversité des résultats obtenus prouve la fécondité de ce « signe » complexe de notre mémoire historique et patrimoniale. Filmographie (films cités, ordre alphabétique des titres) : Affaire du Collier de la Reine (L’), Marcel L’Herbier, France 1945. Allée du Roi (L’), Nina Companeez, France 1995. Angélique, Marquise des Anges, Bernard Borderie, France/ Allemagne de l’Ouest/ Italie 1964. Collier de la Reine (Le), Camille de Morlhon, France 1911. Collier de la Reine (Le), Gaston Ravel, France 1929. Collier de la Reine (Le), Stellio Lorenzi, France 1962 (« La Caméra explore le temps », 17 février 1962). Fanfan la Tulipe, René Leprince, France 1925. India Song, Marguerite Duras, France 1975. Jefferson à Paris, James Ivory, France/ USA 1994. Madame Du Barry, Christian-Jaque, France/ Italie 1954. Marie-Antoinette, Sofia Coppola, Japon/ France/ USA 2006. Napoléon, Abel Gance, France 1927. Ridicule, Patrice Leconte, France 1996. Le Roi danse, Gérard Corbiau, France/ Allemagne/ Belgique 2000. Si Versailles m’était conté, Sacha Guitry, Italie/ France 1953. Biblio 17, 179 (2009) La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini. Une leçon d’histoire A NDREA G REWE Osnabrück « Roberto Rossellini is perhaps the greatest unknown director who ever lived. » 1 Même si cette remarque paradoxale de Peter Brunette portant sur un des ‹pères› du néo-réalisme italien peut paraître quelque peu exagérée, elle est tout à fait justifiée en ce qui concerne la vaste production de Rossellini pour la télévision, à laquelle appartient aussi le film qui nous intéresse ici, à savoir La prise de pouvoir par Louis XIV diffusé en France par l’ORTF en 1966. Encore en 2001, lors d’une rétrospective intégrale de l’œuvre rossellinien au Louvre, les Cahiers du Cinéma ont constaté : « Ses films pour la télévision, à l’exception de La prise de pouvoir par Louis XIV, sont toujours oubliés. » 2 C’est pourquoi, en guise d’introduction, je voudrais brièvement caractériser cette partie de l’œuvre rossellinien et présenter ainsi le cadre dans lequel il faut situer le film sur Louis XIV. Après avoir tourné, entre 1936 et 1962, une quarantaine de films pour le cinéma parmi lesquels des chefs-d’œuvre reconnus tels que Roma, città aperta (1945), Stromboli, terra di Dio (1949) ou encore Viaggio in Italia (1953), Rossellini traverse, vers la fin des années 50, une grave crise créative qui le mène à abandonner le cinéma pour se tourner vers la télévision. Les motifs de cette nouvelle orientation sont, vus d’aujourd’hui, aussi sérieux qu’étonnants. 3 Pour Rossellini, la condition de l’homme du XX e siècle est caractérisée 1 Peter Brunette (1987), Roberto Rossellini, New York/ Oxford : Oxford University Press, p. vii. 2 C. T. (2001), « Et Rossellini inventa la télévision », dans : Cahiers du Cinéma 556, pp. 86-88 ; p. 88. 3 Pour les motifs de ce virage de Rossellini vers la télévision et sa conception d’un cinéma ‹didactique› cf. Brunette (1987), pp. 253-264 (« Introduction to the History Films ») ; Adriano Aprà (2000), « Rossellini’s Historical Encyclopedia », dans : David Forgacs/ Sarah Lutton/ Geoffrey Nowell-Smith (éds.), Roberto Rossellini. Magician of the Real, Londres: British Film Institute, pp. 126-148. Andrea Grewe 36 par l’angoisse - une angoisse qu’il préfère refouler au lieu de la combattre activement. Et le cinéma l’y aide en lui offrant la possibilité d’oublier la réalité angoissante et de se cantonner dans un monde fictif et meilleur. Dans cette situation, Rossellini opte pour la télévision parce qu’il est convaincu que, davantage que le cinéma, elle confronte le spectateur avec le monde tel qu’il est. C’est pourquoi, à partir de 1964 et jusqu’à sa mort en 1977, il consacre toute son énergie à un vaste projet ‹pédagogique› ou ‹didactique› (il parle lui-même de « progetto didattico », préférant le terme d’« istruzione » à celui d’« educazione ») qui utilise le téléfilm pour mettre en scène des sujets ‹historiques› et ‹non-fictifs›. 4 Car, toujours selon Rossellini, il faut connaître le passé et en tirer les leçons pour comprendre le présent et concevoir l’avenir. Dans deux projets majeurs, intitulés L’età del ferro (1964) et La lotta dell’uomo per la sua sopravvivenza (1967-1969), composés chacun de plusieurs épisodes, il développe une sorte de fresque historique qui embrasse l’histoire entière de l’humanité. A cela s’ajoutent plusieurs films ‹autonomes› consacrés à des individus extraordinaires tels que Socrate, Pascal, Descartes, Cosimo de’ Medici ou Louis XIV dont l’existence est censée révéler un aspect important de l’évolution de la pensée et de la mentalité humaines. La prise de pouvoir par Louis XIV n’est donc pas conçue comme une œuvre de fiction et de divertissement mais constitue un travail qui se veut une reconstruction sérieuse, voire scientifique du passé. C’est cette intention strictement ‹didactique› et ‹scientifique› qui distingue le film des innombrables films de cape et d’épée qui, jusque là, avaient façonné l’image du XVII e siècle au cinéma. 5 Dans ce contexte, l’œuvre de Rossellini ne constitue rien de 4 En 1962, dans un interview avec les Cahiers du Cinéma, Rossellini déclare : « Je refuse l’éducation. L’éducation comporte l’idée de conduire, diriger, conditionner, au lieu que nous devons aller de façon infiniment plus libre à la recherche de la vérité. L’important est d’informer, l’important est d’instruire, mais éduquer, là n’est pas l’important. » Roberto Rossellini (1984), Le cinéma révélé. Textes réunis et préfacés par Alain Bergala, Paris : Éd. de l’Étoile, 3 e entretien, pp. 61-73 ; p. 64. 5 Pour l’évolution de l’image du XVII e siècle dans le cinéma français (et international), cf. notamment les travaux suivants : Yves Poutet (1975), « Les cinéastes regardent ou utilisent le XVII e siècle », dans : Le XVII e siècle aujourd’hui. Actes du 4 e colloque de Marseille (1974), Marseille : C. M. R. 17, pp. 133-140, avec annexe : « Essai de filmographie » ; Claude Beylie (1975), « Les échecs habituels des cinéastes dans l’évocation du XVII e siècle », dans : Le XVII e siècle aujourd’hui. Actes du 4 e colloque de Marseille (1974), Marseille : C. M. R. 17, pp. 141-160, avec annexe : « Alexandre Dumas à l’écran » ; Michel Cadé/ François de la Bretèque (1989), « Les représentations des rois d’Ancien Régime dans le cinéma français (1919-1988) », dans : Les Cahiers de la Cinémathèque 51/ 52 : « L’Ancien Régime au cinéma », pp. 21-32 ; Marcel Oms (1989), « Les films sur l’Ancien Régime dans le cinéma de Vichy », dans : Les Cahiers de la Cinémathèque 51/ 52 : « L’Ancien Régime au cinéma », La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini 37 moins qu’un changement de paradigme qui, s’il n’a pas influencé directement les films historiques ultérieurs, en a, du moins, anticipé certaines tendances caractéristiques. Dans ma contribution, je voudrais donc montrer d’une part de quelle manière, avec ce film, Rossellini a fait ‹œuvre d’historien› et que, d’autre part, il a créé aussi une ‹œuvre d’art› qui est profondément enracinée dans le contexte de son temps et en reflète certaines préoccupations. C’est pourquoi j’analyserai d’abord la représentation de la situation historique et de ses implications par Rossellini, pour me poser ensuite la question de savoir quelle pourrait être la ‹leçon› que le spectateur moderne doit tirer de cette représentation du XVII e siècle. Le contenu du film Comme l’annonce le titre du film, Rossellini se concentre d’abord sur la reconstruction des événements politiques qui accompagnent le début de ce qu’on appelle le ‹règne personnel de Louis XIV› qui commence en 1661 après la mort du premier ministre, le cardinal Mazarin. Dès la première scène 6 qui présente la conversation de quelques représentants du ‹menu peuple› au bord de la Seine, le spectateur est informé de la situation politique actuelle en France : la maladie du cardinal Mazarin, jusque-là premier ministre et détenteur incontesté du pouvoir, menace de créer un vide à la tête de l’Etat. La première partie du film, 7 qui est encore plus ou moins centrée sur la figure du cardinal mourant, présente donc ceux qui aspirent à sa succession : d’une part, Nicolas Foucquet, surintendant des finances, et, de l’autre, Jean-Baptiste Colbert, l’intendant de la maison de Mazarin, qui cherche à évincer Foucquet en présentant à Mazarin un rapport secret dans lequel il dévoile les activités financières criminelles de Foucquet. Dans son dernier entretien avec Louis XIV, Mazarin conseille alors au roi de s’appuyer sur Colbert dans l’avenir. Mais, après la mort du cardinal, à la grande surprise de la Cour entière, Louis XIV déclare vouloir régner lui-même. Dans la deuxième partie du film 8 sont, par conséquent, montrées les différentes mesures qu’il prend pp. 53-57 ; Francis Desbarats (1989), « Autour de l’épée », dans : Les Cahiers de la Cinémathèque 51/ 52 : « L’Ancien Régime au cinéma », pp. 73-88 ; Pierre Guibbert/ Marcel Oms/ Michel Cadé (1993), L’histoire de France au cinéma, Condé-sur-Noireau : CinémAction/ Éd. Corlet ; en particulier chap. II : « Ces rois qui ont fait la France », pp. 57-103. 6 La prise de pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini, France 1966, 00: 00: 19- 00: 02: 20 h. 7 La prise de pouvoir par Louis XIV, 00: 00: 19-00: 40: 27 h. 8 La prise de pouvoir par Louis XIV, 00: 40: 27-01: 09: 50 h. Andrea Grewe 38 pour réaliser cette intention : il n’y aura plus de premier ministre ; les ministres d’Etat sont tenus de soumettre chaque décision au roi ; sont exclus du Conseil les membres de la famille royale et notamment la mère du roi, Anne d’Autriche. La mesure la plus déconcertante est pourtant la chute de Foucquet qui est arrêté à Nantes par ordre du roi. La dernière partie du film 9 évoque la construction de Versailles et ses conséquences pour la vie de la noblesse qui y est rassemblée autour du roi. Alors que les deux premières parties du film occupent un laps de temps restreint - les six mois de l’année 1661 entre la mort de Mazarin et l’arrestation de Foucquet - la troisième partie s’étend sur une période d’à peu près vingt ans. La dernière scène du film montre le roi qui, après une promenade avec sa cour dans les jardins de Versailles, se retire dans sa chambre où, resté seul, il se déshabille et réfléchit sur quelques maximes de La Rochefoucauld. On peut constater que le film évoque d’une manière assez exacte les grands événements qui marquent le début du règne personnel de Louis XIV même si, comme l’a constaté Pierre Goubert, les bases historiques de son travail étaient « des plus médiocres, parfois ridicules » et que, quarante ans plus tard, suite aux travaux d’historiens éminents certaines idées sont à réviser. 10 Cela concerne notamment les jugements portés sur Foucquet ou Colbert qui ont notablement évolué depuis et, surtout, la notion même de ‹pouvoir absolu› que la recherche récente a mise en question. 11 N’étant pas historienne, je dois pourtant laisser cette tâche à d’autres. Plus intéressante qu’une telle critique de la justesse historique me paraît la tentative de définir les grandes 9 La prise de pouvoir par Louis XIV, 01: 09: 50-01: 28: 10 h. 10 Pierre Goubert (1967, 2 1996), L’avènement du Roi-Soleil. 1661, Paris : Hachette, p. 9. Goubert vise avec cette critique la biographie de Louis XIV composée par Philippe Erlanger qui a servi de base au scénario du film et qui se distingue, de par son approche méthodologique, profondément des travaux entamés dans ces années-là par des historiens comme Goubert lui-même ou Robert Mandrou, tous les deux représentants importants de l’école des Annales. Dans son étude de La prise de pouvoir par Louis XIV, Leger Grindon a pourtant montré les choix significatifs que Rossellini a faits dans la biographie d’Erlanger qui ont modifié sensiblement le caractère du Louis XIV rossellinien par rapport à celui d’Erlanger. Cf. Leger Grindon (1994), « The Politics of Spectacle : The Rise to Power of Louis XIV », dans : Leger Grindon, Shadows on the Past. Studies in the Historical Fiction Film, Philadelphia : Temple University Press, pp. 123-178, pp. 237-241 (notes), en particulier pp. 157-158. 11 Cf. Jérôme Janczukiewicz (2005), « La prise du pouvoir par Louis XIV : la construction du mythe », dans : XVII e siècle 227, pp. 243-264 ; Daniel Dessert (1989), 1661. Louis XIV prend le pouvoir. Naissance d’un mythe ? , Bruxelles : Éd. Complexe ; Daniel Dessert (2000), Colbert ou le serpent venimeux suivi de Mémoires sur les affaires de finances de France pour servir à l’histoire, Bruxelles : Éd. Complexe ; Daniel Dessert (1987), Fouquet, Paris : Fayard. La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini 39 lignes de cette représentation rossellinienne du ‹siècle de Louis XIV›. Une première constatation est que Rossellini dépeint le XVII e siècle dans des couleurs plutôt sombres : sans la moindre complaisance sont présentés les ‹grands serviteurs› de l’Etat tels que Mazarin et Foucquet qui s’avèrent tous être des parasites qui se sont enrichis sans scrupules aux dépens de l’Etat. Colbert qui est présenté comme le réalisateur idéal des idées économiques du roi est néanmoins un intrigant habile - c’est ce que suggère au moins le rôle funeste que son rapport secret joue dans l’évincement du pouvoir de Foucquet. 12 Mais, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, le portrait de Louis XIV n’est pas non plus celui du jeune héros brillant, même si, au niveau de l’action, le roi est le vainqueur incontesté des luttes pour le pouvoir. Il se distingue par là de l’image dominante du roi dans le cinéma français qui, selon Michel Cadé et François de la Bretèque, est le plus souvent un roi ‹faible› et ‹passif› qui est secouru par des adjuvants héroïques. 13 Dans le film de Rossellini, le caractère ‹actif› et conquérant de Louis XIV se traduit par une présence croissante du roi sur l’écran qu’il occupe de plus en plus tandis que les autres personnages sont davantage réduits au rôle de figurants. 14 12 Je ne partage donc pas l’opinion de Barthélémy Amengual qui voit dans le personnage de Colbert un « serviteur idéal, positif à cent pour cent, aussi dévoué à son roi que le roi à son pays. » Barthélémy Amengual (1989), « Rossellini, la Monarchie, le Néoréalisme : La prise du pouvoir par Louis XIV », dans : Les Cahiers de la Cinémathèque 51/ 52 : « L’Ancien Régime au cinéma », pp. 101-108 ; p. 107. L’ambiguïté du personnage qui s’exprime dans ces jugements divergents est essentiellement due à la technique de Rossellini qui veut en premier lieu ‹montrer› et se limite pour cela à exposer ce que les personnages font et ce qu’ils disent au lieu de dévoiler leurs pensées ‹cachées›. 13 Cf. Cadé/ de la Bretèque (1989), p. 25 : « Le roi n’occupe quasiment jamais une position centrale dans l’intrigue des films français. En terminologie traditionnelle, on dirait qu’il appartient aux personnages secondaires. Parmi les exceptions figure le film de Rossellini. […] Cette constatation revient à dire que le roi n’est ni le sujet, ni le ‹héros› de l’intrigue, mais qu’il occupe d’autres pôles, moins centraux. Paradoxal pour un roi de droit divin ! Le plus souvent, ce n’est pas lui qui agit, mais on agit pour lui. La fonction qu’il occupe est préférentiellement celle du ‹destinataire› de l’action. » 14 Ainsi, Brunette (1987), p. 285-286, constate : « Even more radical is Rossellini’s use of temps mort, for long moments are devoted to the supposedly ‹irrelevant› details of everyday life. […] This technique also creates, especially in the beginning of the film, a great proliferation of details that compete for our attention. The king who has not yet established himself as the sole source of power, is thus little more than another object, another piece of visual information. As he gradually gains in control, however, he seems to take over the very screen itself. By the end of the film, we see him alone: his conquest of power and, concurrently, of the cinematic space, is complete. » Andrea Grewe 40 Malgré cela, le physique de Louis XIV, incarné par Jean-Marie Patte, lui ôte tout air de majesté, de grandeur, voire de sainteté. Sa silhouette trapue n’a rien d’héroïque ou d’aristocratique, elle lui confère plutôt l’air robuste d’un bourgeois. 15 Plutôt sombres sont aussi les mobiles qui le font agir : Louis XIV étant traumatisé par l’expérience de la Fronde, toute sa pensée tend vers le problème d’empêcher une nouvelle révolte dont il craint l’éclatement après la mort du cardinal comme il l’explique à sa mère, Anne d’Autriche : Je crains que sa disparition ne nous ramène les troubles de la Fronde. - Anne d’Autriche : Il me semble que votre trône est bien solide. La France unie derrière son roi, la noblesse apaisée. - Louis XIV : Vous le croyez ? Vous croyez qu’en si peu de temps tant de haines absurdes ont été oubliées ? […] La Fronde vous a fait trembler, vous 15 Pour Diane Grace Gibbons (1983), Rereading Rossellini. Cinematic Realism, Neo-Realism, and Realistic Style, New York University, p. 370, Louis XIV fait surtout penser à un petit garçon craintif, « a little lord Fauntleroy ». Son succès est dû, selon elle, au fait que tous l’ont sous-estimé (ibid., p. 341). Fig. 1: Le roi - un physique peu héroïque La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini 41 aussi. J’étais encore un enfant. Mais il y a des choses qu’on n’oublie pas. Un prince de mon sang, à la tête de mes ennemis. Les humiliations subies en janvier ’49, la nuit au cours de laquelle nous dûmes fuir, vous et moi, dans un mauvais carrosse, du Louvre à Saint-Germain. Nous aurions pu subir le sort de mon oncle d’Angleterre. Non, le pouvoir est partagé entre trop de mains que dirigent des intérêts contraires. 16 Non moins important que les mesures politiques au sens étroit du terme est donc un autre aspect de la politique louis-quatorzienne que le film met en scène : la ‹mise au pas› de l’aristocratie qui est privée de tout pouvoir politique réel, et sa transformation de noblesse d’épée en noblesse de cour qui s’accomplit au moment du déménagement de la cour à Versailles dans la dernière partie du film. 17 Si le film montre d’une part les cas concrets d’Anne d’Autriche, de Foucquet et des ministres du Conseil pour illustrer comment l’ancienne élite est exclue du pouvoir, il montre en même temps comment le roi cherche à compenser cette perte d’influence politique par la participation privilégiée de la noblesse à la représentation symbolique du pouvoir royal. La représentation de la société de cour - une société du spectacle Dans plusieurs scènes devenues fameuses, Rossellini met en scène l’importance du spectacle, du signe symbolique, pour la représentation du pouvoir dans la société de cour. Ainsi, dans la première partie du film, le ‹lever du roi› illustre la valeur symbolique de chaque geste du roi et de ceux qui sont à son service. 18 L’habillement du roi devient ici un acte solennel où chaque vêtement symbolise un aspect de la royauté et où celui qui habille le roi d’un certain vêtement montre par là sa place dans la hiérarchie sociale. Tel un fil conducteur, la question de l’habit revient dans le film : ainsi lorsque le roi luimême s’occupe de la conception d’un nouveau costume masculin pour ses courtisans. 19 L’habit revêt alors une double signification : de par sa richesse, il est signe de la grandeur et de la supériorité sociale de celui qui le porte et qu’il distingue ainsi des autres groupes sociaux. D’autre part, le costume est l’expression du pouvoir ‹absolu› du roi qui peut imposer même un costume complètement ridicule à ceux qui veulent faire partie de sa cour. En plus, le traitement du mannequin vivant auquel on coupe même les cheveux dans cette scène illustre d’une manière cruelle comment le roi cherche à modeler 16 La prise de pouvoir par Louis XIV, 00: 29: 06-00: 30: 16 h. 17 Cf. pour la ‹mise au pas› de la noblesse et le rôle de la vie de cour à Versailles, Robert Mandrou (1978), Louis XIV en son temps. 1661-1715, Paris : PUF, pp. 113-121. 18 La prise de pouvoir par Louis XIV, 00: 18: 40-00: 22: 53 h. 19 La prise de pouvoir par Louis XIV, 01: 06: 05-01: 08: 30 h. Andrea Grewe 42 une créature selon ses idées. Dans la dernière partie du film, le roi se moque d’un vieux gentilhomme qui a vécu loin de la cour et ne connaît pas la dernière mode. 20 Ce qui est souligné par le rôle dominant du ‹costume›, est le caractère hautement théâtral de la vie de cour sous Louis XIV où tout est apparence, spectacle. Même dans les moments intimes les protagonistes ne cessent de jouer un rôle tel Mazarin, qui, sur son lit de mort, se farde encore avant de recevoir le roi, 21 ou Louis XIV même qui joue la comédie en versant de fausses larmes pour apaiser sa mère après l’avoir définitivement écartée du Conseil. 22 Dans la dernière partie du film, le caractère théâtral de la vie de cour trouve sa plus haute expression dans le repas du roi qui dévoile le caractère de son pouvoir dans tous ses aspects. 23 L’aménagement des lieux même fait déjà penser à une représentation théâtrale : le roi assis derrière sa table est exposé aux regards de la cour (et des téléspectateurs) comme sur un plateau de théâtre. Les courtisans-spectateurs se trouvent à un niveau inférieur comme au parterre d’un théâtre. Les couloirs souterrains où sont confectionnés les différents mets font penser aux dessous du théâtre. La préparation recherchée des mets et l’ordre raffiné des différents services illustrent l’opération de base de toute représentation (théâtrale et 20 La prise de pouvoir par Louis XIV, 01: 13: 40-01: 14: 29 h. 21 La prise de pouvoir par Louis XIV, 00: 23: 57-00: 24: 26 h. 22 La prise de pouvoir par Louis XIV, 00: 44: 56-00: 46: 18 h. 23 La prise de pouvoir par Louis XIV, 01: 16: 19-01: 23: 14 h. Fig. 2: Le repas du roi La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini 43 autre) qui est la transformation du naturel en ‹signe›. 24 En tant que signes, les plats du repas du roi sont des symboles de sa grandeur et de son pouvoir car il est la source et le destinataire de toute cette richesse. En même temps, la ‹mise en scène› attribue aussi une signification aux personnages présents. D’une part, leur disposition dans l’espace ainsi que le positionnement de la caméra en légère contre-plongée soulignent la position singulière du roi auquel tous les autres sont soumis - soit qu’ils le servent comme son frère, soit qu’ils le regardent d’en bas ; de l’autre, elle permet aux courtisans de participer à ce que le critique Pio Baldelli a appelé « the holy mass of absolute power » 25 - privilège qui les distingue des autres groupes sociaux. Au-delà des questions pratiques de l’exercice du pouvoir politique, la véritable substance de la ‹prise de pouvoir par Louis XIV› semble donc consister en une sorte de miracle qui s’est opéré dans le roi, autrement dit, dans une transsubstantiation : dans une mise en scène extraordinaire qui rappelle, outre la scène du théâtre, l’autel d’une Eglise où est célébrée la messe, le corps peu divin de Louis XIV semble se transformer en quelque chose de saint ou de surnaturel dont la simple présence suffit pour gratifier et distinguer ceux qui sont présents. Avec un raffinement extrême, Rossellini montre donc ici le fonctionnement de la représentation symbolique du pouvoir royal telle qu’elle s’est développée depuis le Moyen Âge pour connaître un essor particulier à la Renaissance et ensuite dans la monarchie absolue qui, après un premier moment de sécularisation de l’État, mène encore une fois à la sacralisation du monarque. 26 Avec l’attention qu’il porte aux aspects matériels de la société de cour tels que les cultures alimentaire et vestimentaire, il semble mettre 24 Cf. l’article « Sémiotisation » dans : Patrice Pavis (1987), Dictionnaire du théâtre, Paris : Messidor/ Éds. sociales, pp. 355-356 ; p. 355 : « Il y a sémiotisation d’un élément de la représentation lorsque celui-ci apparaît clairement comme le signe de quelque chose. Dans le cadre de la scène ou de l’événement théâtral, tout ce qui est présenté au public devient un signe ‹voulant› communiquer un signifié. […] Mais la sémiotisation n’existe que par rapport à une réalité qui elle ne fait pas signe. » 25 Cité d’après Brunette (1987), p. 284. 26 Arlette Jouanna, historienne des guerres de religion, décrit le double processus de sécularisation et de sacralisation de l’État qui s’est produit suite aux guerres de religion : « L’édit de Nantes se trouve ainsi à la jonction de deux mouvements divergents. D’une part, il représente l’aboutissement d’une évolution qui tend à la sécularisation de l’État, accentuée au cours des guerres de religion par le rejet de l’utopie ligueuse et par la nécessité d’instaurer une tolérance civile, fût-elle provisoire. De l’autre, il est au point de départ d’une néo-sacralisation de l’État-Roi, qui donne au pouvoir monarchique une dimension théologique inconnue jusqu’alors. Le second processus l’a emporté au XVII e siècle ; on peut le considérer comme l’inévitable contrepartie du premier. » Arlette Jouanna (2000), « L’édit de Nantes et le processus de sécularisation de l’État », dans : Paul Mironneau/ Isabelle Pébay- Andrea Grewe 44 en œuvre les réflexions d’un sociologue comme Norbert Elias qui, dans son étude sur la société de cour, a analysé les formes et fonctions du cérémonial de cour, c’est-à-dire le système complexe de distinction sociale et de participation symbolique au pouvoir qui s’opère grâce au code de l’étiquette. 27 En mettant en scène le rituel du ‹lever du roi› et du ‹dîner du roi› et en faisant voir la construction de Versailles et la réglementation extrême de la vie qui s’y opère, le cinéaste semble annoncer les travaux d’un philosophe comme Louis Marin qui, en partant de la grammaire et de la logique de Port-Royal, a esquissé une théorie de la représentation au XVII e siècle qui explique le fonctionnement du processus de symbolisation du pouvoir à travers différentes manifestations de la royauté. 28 C’est peut-être l’approche néoréaliste de Rossellini qui l’a rendu particulièrement sensible au pouvoir sémiotique de la culture matérielle. Les expériences que le réalisateur a faites pendant son voyage en Inde où il a tourné un premier film ethnographique (India Matri Bhumi, 1959) et une série pour la télévision française et italienne sous le titre J’ai fait un beau voyage (L’India vista da Rossellini, 1959) ont engendré des réflexions sur la culture matérielle qu’il a formulées dans une lettre résumée par Adriano Aprà : Rossellini starts with some reflections on Indian cooking, then embarks on a lengthy digression from ancient Rome to a comparison of southern and northern civilisations by type of clothing […] before returning to the present. We can see here in embryo his subsequent films : a re-examination of the past through elements of its everyday life (cooking, clothing) in order to draw lessons for the present. 29 L’importance de cet aspect matériel de la vie quotidienne qui s’exprime aussi dans l’intérêt pour le discours médical ou les soins du corps et les questions d’hygiène qui occupent une place importante dans le film, 30 établit un lien entre Rossellini et une recherche anthropologique qui se manifeste d’abord dans les années trente du XX e siècle. Leurs représentants sont, entre autres, Norbert Elias avec son étude sur le processus de civilisation de 1939 ou, en France, les historiens de l’école des Annales tels que Marc Bloch et Lucien Clottes (éds.), Paix des Armes, paix des âmes, Paris : Imprimerie Nationale/ Société Henri IV, pp. 481-489 ; p. 486. 27 Cf. Norbert Elias (1969), Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie mit einer Einleitung : Soziologie und Geschichtswissenschaft, Darmstadt : Luchterhand, où l’auteur analyse, entre autres, l’étiquette et le cérémonial et la manière dont le roi et sa noblesse sont déterminés par leurs règles. 28 Cf. Louis Marin (1981), Le portrait du roi, Paris : Minuit, où l’auteur décrit la symbolisation du pouvoir royal à travers des médias tels que l’historiographie, la peinture, les médailles, les fêtes de cour et l’architecture de Versailles. 29 Aprà (2000), p. 127. 30 Cf. le traitement médical de Mazarin et le lever du roi. La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini 45 Febvre ou, plus tard, Philippe Ariès, Robert Mandrou et Jacques Le Goff qui ont orienté la recherche historique vers l’exploration des cadres mentaux de la pensée de l’homme et des structures historiques de l’imaginaire. C’est probablement cet intérêt anthropologique de Rossellini qui rapproche sa manière de voir et de faire voir le ‹siècle de Louis XIV› de l’histoire des mentalités, ce qui semble faire de son film une application des recherches et résultats de cette recherche historique même. En même temps, le cinéaste italien annonce aussi la pratique des réalisateurs contemporains qui sont fascinés par la société du spectacle comme elle se manifeste sous Louis XIV ou, plus tôt déjà, dans l’Angleterre de la Renaissance. Je renvoie à des films tels que Vatel qui met à profit, entre autres, le paradigme alimentaire, ou à Elizabeth (1998) de Shekhar Kapur avec Cate Blanchett qui met en scène la transfiguration du corps de la reine d’Angleterre par les vêtements, la perruque et le maquillage. Mais Rossellini ne se contente pas de montrer seulement les mécanismes de la représentation symbolique du pouvoir. Son analyse va plus loin et fait voir, pour utiliser un terme de Felix Gaiffe, l’« envers » de cette représentation symbolique au ‹Grand Siècle› où celle-ci n’est plus, comme au Moyen Âge ou à la Renaissance, basée sur une foi religieuse et un système de pensée idéaliste. 31 La société du « siècle de Louis XIV » telle que Rossellini la présente est, au contraire, traversée d’une grave crise des valeurs qui a sapé les fondements religieux de la représentation symbolique. C’est le personnage de Louis XIV même qui, dans le film, décrit le changement qui a eu lieu dans un entretien avec sa mère, Anne d’Autriche: La noblesse ne vivant plus sur ses terres a besoin d’argent. Et cet argent, seuls les marchands le possèdent. La noblesse n’est plus le soutien de la couronne. Elle est en d’autres mains, gouvernée par des intérêts sordides. Pendant la Fronde, l’honneur est devenu un objet de trafic comme le sucre ou les épices. Puisque nous avons depuis quelques règnes commis l’erreur de vendre les charges, aujourd’hui nous en souffrons. 32 Et il explique à Colbert : Jusqu’à présent les grands séjournaient à la cour à leurs frais. Il seront désormais meublés et logés aux frais de la couronne d’un bout à l’autre de l’année. 31 Avec son ouvrage L’envers du grand siècle. Étude historique et anecdotique, Paris : Michel 1924, Felix Gaiffe est le précurseur d’une recherche historique qui cesse de glorifier le règne de Louis XIV pour mettre l’accent davantage sur les conditions de vie de la population. 32 La prise de pouvoir par Louis XIV, 00: 30: 01-00: 31: 24 h. Andrea Grewe 46 - Colbert : Pourtant, Sire, les libéralités de votre Majesté ne font pas que les gentilshommes ne s’endettent. Loin de leurs terres, sollicités par mille occasions de dépense ils emprunteront. - Louis XIV : Qu’ils empruntent. Je couvrirai leurs dettes les plus criantes pour les attacher étroitement à ma personne. Quant à ceux de ma noblesse qui feront bâtir à Versailles, je déclarerai par privilège leurs hôtels insaisissables et ne pouvant être vendus par justice. Cela ne manquera pas de les attirer à la cour. Ils ne seront plus redevables de leurs finances à des bourgeois mais à moi seul. Le château du roi mon père deviendra le temple de la monarchie et tous les artistes du royaume travailleront à son embellissement. 33 L’analyse extrêmement lucide de la situation que le roi fournit ici exprime d’abord sa méfiance profonde envers l’aristocratie qui est le résultat du comportement de la noblesse pendant la Fronde. Pour lui, la Fronde n’est pas un événement singulier qui appartient au passé mais elle signale un changement radical dans la manière de penser et d’agir de la noblesse. Avec la Fronde, la vieille alliance entre roi et noblesse s’est brisée pour toujours ; les anciennes valeurs aristocratiques telles que l’honneur, la vaillance, la fidélité à la couronne etc. ne comptent plus ; l’héroïsme, le sacrifice au nom d’une idée morale, d’une valeur immatérielle, qui avaient distingué la noblesse des autres groupes sociaux n’existent plus ; elle aussi obéit désormais seulement aux intérêts matériels. Pour la noblesse, comme pour la bourgeoisie, la valeur suprême est devenue l’argent qui lui permet de ‹vivre noblement›. Le roi en tirera ses conclusions et son profit : en donnant à la noblesse les moyens financiers nécessaires pour mener un train de vie noble et vivre à Versailles, le roi ‹achète› la soumission et l’obéissance de la noblesse. Ce faisant, il adopte pourtant le matérialisme de celle-ci et détruit les fondements religieux de sa propre royauté. Ce n’est plus au caractère sacré de la royauté que participe le public des courtisans dans le rituel, mais à l’argent du roi. Le pouvoir représenté est celui de l’argent. Le cérémonial, le rituel de la vie de cour devient par là un spectacle complètement vide. Avec des conséquences funestes pour la royauté : le roi qui accepte le règne de l’argent et ‹paye› ses sujets, perd son caractère divin et devient un simple acteur qui, devant son public, joue seulement le rôle du roi sacré ; sans public, sans costume, il devient un simple mortel. La dernière scène qui correspond à la scène initiale du ‹lever› du roi en la renversant, montre ce processus : le roi, resté seul, se déshabille et n’est plus qu’un être humain confronté à la mort. Les allusions au sort de Charles I er , roi d’Angleterre et décapité en 1649 au bout d’une guerre civile 33 La prise de pouvoir par Louis XIV, 01: 08: 55-01: 09: 49 h. La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini 47 avec le Parlement anglais, lesquelles parsèment le film dès la première scène, annoncent cette perte de majesté qui trouvera son aboutissement dans la Révolution française. 34 En mettant en scène les ‹fastes› de Versailles, le film fait voir le caractère vide et faux du spectacle de la cour. Le malaise, peut-être même l’ennui, que le spectateur du film ressent quand il assiste au rituel du repas du roi résulte justement du sentiment que tout cela manque complètement de ‹sens› et de ‹vie›, que le système tourne à vide. Certaines techniques utilisées par Rossellini renforcent encore cet effet : ainsi la pratique fréquente d’utiliser des plans-séquences et de montrer ces scènes en temps réel et sans le moindre accompagnement musical. Y contribue également le jeu ‹distancié› des acteurs qui n’incarnent pas leur personnage et récitent le texte qu’ils ne connaissent pas par cœur mais qui leur est présenté sur des cartons pendant le tournage des scènes. Aprà décrit cette technique et ses effets : Since they [i.e. the actors] are often reading their lines off camera they cannot look each other in the eye and this contributes to that sense of almost puppet-like rigidity he [i.e. Rossellini] imposes on them in front of the camera. In fact they do not act, they ‹recite›, they read, they talk like a book, they are not individualised voices but mouthpieces. They do not give us the illusion that they incarnate Louis XIV, Pascal or Descartes. Rather, they ‹stand for› these characters, as if they were walking around with placards with their names written on them. 35 Ainsi, le public est donc empêché de s’identifier aux personnages représentés et de charger l’action d’émotions, ce qui augmente encore le sentiment d’un ‹vide›. 36 Même si le spectateur est par moments peut-être fasciné par l’intelligence froide et l’esprit rationaliste, voire matérialiste avec lesquels Louis XIV analyse la situation et met en œuvre sa stratégie, il est en même temps choqué et rebuté par ce spectacle faux et avilissant dont le roi est le metteur en scène et le principal acteur. 34 La décapitation du roi d’Angleterre est évoquée par le groupe de bourgeois au début du film (00: 31: 32-00: 31: 36 h) et par Louis XIV lui-même par deux fois dans l’entretien avec sa mère (00: 30: 15 h ; 00: 01: 28-00: 01: 30 h). 35 Aprà (2000), p. 135. 36 Dans sa ‹description analytique› du film, Peter Nau décrit cette technique comme un des moyens de Rossellini destinés à créer un ‹effet d’étrangeté› pour souligner ainsi la distance historique insurmontable qui sépare le spectateur moderne du passé. Peter Nau (1978), « Die Machtergreifung Ludwigs XIV. (Rossellini) », dans : Peter Nau, Zur Kritik des politischen Films : 6 analysierende Beschreibungen und ein Vorwort, Cologne: DuMont, pp. 11-32 ; p. 18. Andrea Grewe 48 Conclusions J’en viens aux conclusions. En 1966, lors de la première diffusion, le film de Rossellini est un phénomène assez singulier dans le paysage du film historique qui est dominé par les versions cinématographiques des romans-feuilletons du XIX e et du premier XX e siècle ou des romans de la série d’Angélique. Ainsi, Michel Cadé et François de la Bretèque constatent : Ce sont Dumas et « Les Trois mousquetaires » ou « L’Affaire du collier », Paul Féval et « Le Bossu » ou « Le Capitan », Michel Zévaco et « Pardaillan » qui fournissent la trame des films historiques d’ancien régime français pour ne rien dire d’Anne et Serge Golon et de leurs « Angélique » sans cesse recommencées. […] Rares sont les réalisateurs qui s’attachent à réellement faire œuvre historique et tentent d’utiliser le cinéma pour remonter le temps. 37 Comme exceptions, les deux historiens du cinéma citent Sacha Guitry avec Si Versailles m’était conté (1954), Bertrand Tavernier avec Que la fête commence (1974) et, surtout, Roberto Rossellini. En 1974 déjà, Claude Beylie, dans son recensement critique des films montrant le XVII e siècle, avait jugé : « Pour l’époque qui nous intéresse, un seul cinéaste est parvenu à nous plonger totalement dans la splendeur d’une époque disparue, Roberto Rossellini avec son admirable Prise du pouvoir par Louis XIV. » 38 En tant que cinéaste qui cherche à affronter sérieusement l’Histoire, Rossellini occupe une place à part parce qu’il est apparemment en phase avec des courants de la recherche historique qui s’intéressent plus aux mécanismes sociaux et aux formes symboliques qu’aux faits de l’histoire événementielle. C’est, en tout cas, dans ces affinités électives que Leger Grindon voit un des motifs pour le succès à première vue étonnant d’un film sur Louis XIV auprès d’un public intellectuel ‹de gauche› des années 60 : « Like the Annalist, Rossellini turns away from dynamic pacing, dramatic confrontation, and the heroic personality. The film gives more attention to the doctoring of Mazarin than the intrigue reported by Colbert. […] Presenting routine activities in a unified historical landscape, Rossellini, like the Annalist, reveals a political discourse embedded in the structures of everyday life. » 39 Et il conclut : « Attention to power as a social practice and the spectacle as a political tool allied the French left to the film, even though Rossellini had no intention of being their spokesman. » 40 Avec son analyse 37 Cadé/ de la Bretèque (1989), p. 24. 38 Beylie (1975), p. 147. 39 Grindon (1994), pp. 162-163. 40 Ibid., p. 174. La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini 49 critique du ‹siècle de Louis XIV›, Rossellini rejoint en outre les travaux iconoclastes d’historiens qui soumettent le ‹mythe› du Grand Siècle et du Grand Roi à une révision critique. 41 Si on le situe dans l’histoire du cinéma, le film de Rossellini marque un tournant radical, et cela à deux égards au moins. Par rapport aux décennies qui précèdent et qui suivent, les années soixante montrent une inflation surprenante de films qui recourent à la figure royale. 42 Michel Cadé et François de la Bretèque expliquent ce phénomène remarquable en renvoyant à la situation politique de la France dominée par la figure de Charles de Gaulle : Mais, ne faut-il pas voir aussi dans ce surgissement de la figure royale au détour d’un film de cape et d’épée ou pour elle-même, comme dans « La Prise de pouvoir par Louis XIV », de Rossellini en 1966, celle du nouveau souverain que la France s’est donnée ? Il est d’ailleurs à noter que […] la décennie 1960-1970 voit s’imposer, devant celle de Louis XIII même, pourtant privilégiée par le film de cape et d’épée, la figure de Louis XIV (7 occurrences) que si souvent, ses contempteurs comme ses admirateurs tendirent en miroir au général de Gaulle. 43 Situant le film dans son contexte politique contemporain de la V e République avec son président Charles de Gaulle, Leger Grindon fait comprendre que le film de Rossellini diffusé par l’ORTF, qui fut contrôlé par le gouvernement, doit être interprété, d’une part, comme un hommage subtil au président de la République, ce qui explique son succès auprès des représentants officiels et du public bourgeois : « Rossellini’s commemoration of an earlier rise to power was a historical homage at the moment when de Gaulle’s supremacy was confirmed. » 44 D’autre part, la glorification du monarque est en même temps profondément mise en question par l’image critique que Rossellini donne du ‹siècle de Louis XIV› et d’une société de cour dominée par un roi absolu. 41 Cf. l’étude alors controversée de Pierre Goubert, parue en 1966, Louis XIV et vingt millions de Français, qui inaugure toute une série d’études nouvelles sur l’‹envers› du Grand Siècle et de ses protagonistes. 42 Cadé/ de la Bretèque (1989), p. 22 : « Pendant les décennies 1920, 1930, 1940 et 1950, la production française mettant en scène les rois d’ancien régime, de Louis XI à Louis XVI, tourne autour de 10 films par an. En contraste brutal, les années soixante sont singulièrement inflationnistes avec 25 films où le roi est montré complaisamment dans ses pompes comme dans son intimité, mais les années soixantedix et quatre-vingt voient la figure du roi d’ancien régime au cinéma retomber comme un soufflé, avec pour chaque période 4 films le mettant en scène. » 43 Cadé/ Bretèque (1989), p. 22. 44 Grindon (1993), p. 135. Pour l’analyse politique cf. en particulier pp. 125-129 et pp. 132-136. Andrea Grewe 50 Le regard spécifique porté par Rossellini sur l’Histoire qui le rapproche des méthodes des Annales crée un véritable clivage entre son film et les films hagiographiques traditionnels et contribue ainsi à l’ambiguïté profonde de La prise de pouvoir par Louis XIV soulignée aussi par Grindon : «The Rise to Power» is a multivalent text that seems to support the Fifth Republic while offering a critique embraced by the opponents of Gaullism. […] The subversive thrust of «The Rise to Power» arises from its representation of the daily life of the court, which suggests a complex interpretation of the past and a probing critique of the present. 45 Les films des années 1990 qui mettent en scène le XVII e siècle partagent cette vue rossellinienne plutôt sombre du siècle de Louis XIV. En même temps, le film de Rossellini annonce encore une autre tendance qui se fait jour, en France, à partir des années 70 avec le Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine pour dominer nettement la production des années 90 et celle ultérieure. 46 L’intérêt de Rossellini pour la représentation symbolique du pouvoir et, par conséquent, pour le côté ‹spectacle› du règne de Louis XIV anticipe la production de films historiques où différentes formes de spectacle - aussi bien les fêtes de cour que les spectacles de danse, de musique, de théâtre - et leurs créateurs jouent un rôle primordial. Dans ces films, comme dans le film de Rossellini, la mise en scène des fêtes de cour fonctionne comme une mise en abyme du travail cinématographique même. Elle est au service d’une autoréflexion artistique et sert de miroir à ses créateurs pour refléter les conditions de la création d’un monde fictif. 47 Dans le cas de Rossellini, cette mise en abyme du travail de cinéaste à travers la mise en scène du cérémonial de cour n’est pourtant en rien positive, affirmative. Elle ne témoigne nullement d’un esprit postmoderne qui se plaît au jeu avec des réalités virtuelles. Bien au contraire. Elle est au service de sa critique d’un cinéma d’évasion et, d’une manière plus générale, d’une société du spectacle où toute une industrie s’emploie à produire les images qui cachent le vide de l’existence. Ce n’est pas par hasard si la critique cinématographique a signalé la parution presque contemporaine de l’ouvrage de Guy Debord, La société du spectacle (1967), dans lequel l’auteur soumet la société contemporaine à une critique féroce. 48 L’intérêt de Rossellini pour la 45 Grindon (1994), pp. 136-137. 46 Cf. la périodisation de Desbarats (1989), p. 82, qui voit s’annoncer cette nouvelle tendance avec le Molière de Mnouchkine, le Don Giovanni (1979) de Joseph Losey et l’Amadeus (1986) de Milos Forman. 47 Cf. les analyses de Molière et de Vatel dans ce volume. 48 Grindon (1994), pp. 170-171 : « The television production suggests analogy with the consumer culture of the Fifth Republic and offers vital points of contact with La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini 51 société du XVII e siècle est également celui du moraliste qui y reconnaît une crise pareille à celle de l’humanité du XX e siècle : une crise de valeurs causée par un matérialisme qui prive l’homme du ‹sens de sa vie› et le confronte avec le vide de la mort. Dans ce sens-là, La prise de pouvoir par Louis XIV tend un miroir à l’homme moderne pour qu’il se reconnaisse dans le portrait peu flatteur du courtisan de Louis XIV qui est ébloui par un éclat factice. Mais l’impact critique du film dépasse peut-être aussi le moment historique de sa genèse pour contenir une leçon politique plus vaste : ne peut-on pas voir également dans le grand metteur en scène du spectacle du pouvoir une allusion aux différents régimes dictatoriaux que le XX e siècle a connus et qui ont tous employé une propagande médiatique raffinée pour réaliser leurs fins et pour ‹tromper› leurs citoyens ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Mais la référence la plus évidente et la plus récente au film de Rossellini que j’aie trouvée est le film d’une jeune réalisatrice russe, Tania Rakhmanova, de 2005 qui porte le titre : La prise du pouvoir par Vladimir Poutine. 49 Guy Debord’s polemic Société du spectacle […], whose critique fed the tensions that were to explode in May 1968. Although it appeared after the film’s premiere, the book illustrates some reasons why the film found favour with those opposed to the government. » 49 Lors du Festival International du Film d’Histoire de Pessac en 2005, le film a reçu le ‹Prix du Documentaire Historique›. Biblio 17, 179 (2009) « Un paradigme parfait du monde actuel » ? Le film Vatel (2000) de Roland Joffé G ESA S TEDMAN ET M ARGARETE Z IMMERMANN Berlin Introduction Si nous avons choisi une citation du réalisateur de Vatel comme titre de notre contribution, c’est parce que celle-ci va au cœur du sujet du film. Roland Joffé considère le monde de la cour comme « the perfect paradigm for our world » 1 et compare même les contraintes et les angoisses qui caractérisent la microsociété de Louis XIV à celles qui émergent aujourd’hui d’Hollywood pour un cinéaste. Dans une interview, il déclare en outre avoir proposé à ses acteurs de prendre Mick Jagger et les Rolling Stones comme modèles : « I’d talk to them about Mick Jagger and the Rolling Stones, to give them a sense of how they should act. » 2 Voici de quoi nous rendre curieux - et également un peu sceptiques. Notre interrogation portera sur un film qui présente un portrait-mémorial d’un personnage aussi énigmatique qu’emblématique de toute une culture matérielle du XVII e siècle et des normes qui règnent à la société de cour. En cela, le film s’insère dans la vogue des biopics à laquelle font également référence les films sur Molière et Madame de Maintenon, 3 bien qu’il ne présente, à la différence de ceux-ci, qu’un seul épisode de la vie de François Vatel. Il s’agit cependant d’un épisode-clé auquel se résume du reste plus ou moins tout ce que nous savons encore aujourd’hui de ce personnage historique. Dans les événements qui nous sont transmis grâce à l’art épistolaire de Madame de Sévigné et son intérêt pour ce personnage, dans cette crise se concentre toute une existence individuelle, voire tout un système social et politique. 1 Roland Joffé, Entretien, dans le bonus du film Vatel. 2 Ibid. 3 Voir à ce sujet les contributions de Roswitha Böhm, Rotraud von Kulessa et Dominique Picco ainsi que celle de Heidi Denzel de Tirado dans ce volume. Gesa Stedman et Margarete Zimmermann 54 Après une brève présentation du réalisateur anglais Roland Joffé, nous analyserons les textes littéraires sur lesquels se base le film, à savoir deux lettres de Madame de Sévigné qui parlent de Vatel et de sa fin tragique et qui constituent la première source d’inspiration du scénario, écrit tout d’abord par Jeanne Labrune puis retravaillé par le dramaturge anglais Tom Stoppard. Nous passerons ensuite à l’analyse de quelques motifs centraux du film Vatel. Pour terminer, nous examinerons la réception du film par la critique internationale et les problèmes du transfert à la fois historique et culturel en explorant les raisons de l’échec (partiel) de cette conception britannique du Grand Siècle. Le réalisateur de Vatel Né en 1945, metteur en scène franco-britannique et parfaitement bilingue, Roland Joffé a eu une formation assez typique de ce métier. Après des études de littérature anglaise à l’université, il débute au théâtre et fait ensuite ses premiers pas à la télévision avant de passer au long-métrage et à Hollywood et de connaître de grands succès, notamment avec The Killing Fields (1984 ; fr. : La Déchirure) et The Scarlet Letter (1995 ; fr. : Les Amants du Nouveau Monde). Ses films attestent une prédilection pour les sujets politiques. Vatel, réalisé en 2000, est le 7 e long-métrage de Roland Joffé. Comment a-t-il trouvé le sujet ? Qui l’a mis sur la piste de l’histoire de Vatel, du Grand Condé, de l’art culinaire et des lettres de Madame de Sévigné ? Ces lettres, qui résument l’histoire de Vatel, se trouvent dans presque toutes les anthologies et une vague connaissance du destin de ce chef de cuisine fait par conséquent partie du bagage culturel des personnes disposant d’une certaine culture littéraire. L’actrice, réalisatrice et dialoguiste Jeanne Labrune a également joué un rôle de médiatrice dans cette transmission. 4 En 1992, elle écrit le scénario de Vatel ou le Vertige pour lequel elle obtient en 1994 le Grand Prix du meilleur scénariste, prix doté d’un montant de 150 000 francs et destiné à la réalisation du film. 5 Cependant, « ne trouvant pas de financement elle finit par le vendre à la Société Légende production qui en confie la réalisation à Roland Joffé. » 6 Nous ne savons malheureusement pas avec quelles sources Jeanne Labrune a travaillé. Nous pouvons seulement présumer que ses informations 4 Née en 1950, réalisatrice et (co-)scénariste de films comme Si je t’aime, prends garde à toi (1998), C’est le bouquet ! (2002) ou Cause toujours ! (2004). En 2007, elle publie son premier roman L’obscur chez Grasset. 5 Voir la notice dans Le Monde, 29 avril 1994. 6 Voir www.allocine.fr/ personne/ fichepersonne (consultation 11 mars 2008). « Un paradigme parfait du monde actuel » ? 55 sur le sujet ne se limitaient pas aux lettres de Madame de Sévigné et qu’elle avait également connaissance d’autres textes intermédiaires, écrits entre la fin du XVII e et du XX e siècle, lesquels ont contribué à créer ce que l’on est convenu d’appeler le « mythe de Vatel ». 7 C’est surtout le XIX e siècle qui façonna le personnage de Vatel dans le goût romantique en l’enrichissant d’une dimension sentimentale et amoureuse 8 dont on retrouve encore des échos dans le film de Roland Joffé. Il est par ailleurs à supposer que c’est de l’énigme entourant ce personnage qu’émane une certaine fascination, qui à son tour peut inspirer l’envie de donner une interprétation contemporaine de ce personnage historique ou de participer à la construction du « mythe Vatel » : Mais qui fut-il exactement ? ‹Un célèbre cuisinier›, disent les uns, ‹un maître d’hôtel›, rétorquent les autres, mais tous s’accordent : ‹Il se suicida parce que la marée n’arrivait pas.› Le mystère de ses origines, les incertitudes sur l’orthographe de son nom, l’imprécision de ses fonctions chez le surintendant Nicolas Fouquet et chez les princes de Condé, tout cela a suscité des biographies romancées, des pièces de théâtre et même des poèmes à travers lesquels s’est élaboré un véritable mythe. 9 La lecture la plus anodine, la plus réductrice de ce « mythe Vatel » et de son geste fatal est probablement celle qui consiste à y voir un individu, de préférence un chef de cuisine, dans une situation extrême. 10 Pour le cinéaste franco-britannique Roland Joffé, Vatel et son suicide représentent cependant un potentiel beaucoup plus complexe. Le texte littéraire Le texte littéraire de base est extrêmement mince, il fait tout juste trois pages dans l’édition de la Pléiade. Il ne s’agit que de deux passages de lettres que Madame de Sévigné a écrites de Paris à deux jours d’intervalle à sa fille, Ma- 7 Cf. le chapitre « Le mythe de Vatel » dans le livre de Dominique Michel (1999), Vatel et la naissance de la gastronomie, Paris : Éditions France Loisir, pp. 14-34. Cf. également la contribution de Patrick Rambourg dans ce volume. 8 Cf. à cet égard l’étude de Jean Moura et de Paul Louvet (1929), La vie de Vatel, Paris : Gallimard qui tente de dégager le personnage historique de Vatel des récits sentimentaux qui l’entourent depuis le XIX e siècle. 9 Michel (1999), p. 11. 10 Cette constellation se retrouve encore dans le film La graine et le mulet (France 2007) d’Abdellatif Kechiche qui met en scène un restaurateur d’origine arabe à Marseille ayant invité la ‹bonne société› de cette ville à manger un couscous dont la graine n’arrive pas. Pour d’autres variantes de cette constellation voir Michel (1999), p. 22. Gesa Stedman et Margarete Zimmermann 56 dame de Grignan. La première est rédigée « chez M. de La Rochefoucauld », 11 vendredi soir, 24 avril 1671. Au début de cette lettre, Mme de Sévigné évoque rapidement, voire négligemment et dans un style paratactique, presqu’un peu morne, la fête organisée à Chantilly par le prince de Condé pour Louis XIV. Elle fait pourtant précéder cette évocation d’une phrase qui semble indiquer autre chose et dont elle ne révèle pourtant pas tout de suite l’essence : J’avais dessein de vous conter que le Roi arriva hier soir à Chantilly. Il courut un cerf au clair de la lune ; les lanternes firent des merveilles. Le feu d’artifice fut un peu effacé par la clarté de notre amie, mais enfin le soir, le souper, le jeu, tout alla à merveille. Le temps qu’il a fait aujourd’hui nous faisait espérer une suite digne d’un si agréable commencement. 12 On note ensuite une nette rupture introduite par un « Mais… » qui entraîne également un changement de style. Celui-ci traduit à la fois une forte émotion et le désir de dominer celle-ci, de la transformer en figures rhétoriques aptes à la transmettre. Avec des procédés rhétoriques comparables à ceux utilisés dans la célèbre lettre par laquelle elle divulgue la nouvelle du mariage entre la « Grande Mademoiselle » et Lauzun, 13 Madame de Sévigné crée ici un suspens pour le lecteur. L’épistolière fait précéder cette nouvelle d’un éloge de celui qui s’est donné la mort : Mais voici ce que j’apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre, et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande : c’est qu’enfin Vatel, le grand Vatel, maître d’hôtel de M. Foucquet, qui l’était présentement de Monsieur le Prince, cet homme d’une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête était capable de soutenir tout le soin d’un État ; cet homme donc que je connaissais, voyant à huit heures, ce matin, que la marée n’était point arrivée, n’a pu souffrir l’affront qu’il a vu qui l’allait accabler, et en un mot, il s’est poignardé. Vous pouvez penser l’horrible désordre qu’un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut-être ensuite arrivée comme il expirait. Je n’en sais pas davantage présentement ; je pense que vous trouverez que c’est assez. Je ne doute pas que la confusion n’ait été grande ; c’est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus. 14 Retenons la construction syntaxique et la rhétorique de la première phrase qui commence par l’accumulation rapide de toutes les qualités humaines et professionnelles de Vatel et se termine sur une chute - le suicide de Vatel 11 Madame de Sévigné (1972), Correspondance I (mars 1646-juillet 1675), Roger Duchêne (éd.), Paris : Gallimard, p. 234. 12 Ibid. 13 Ibid., Lettre à Coulanges du 15 décembre 1670, p. 139sq. 14 Ibid., p. 234 (c’est nous qui soulignons). « Un paradigme parfait du monde actuel » ? 57 pour une raison apparemment futile, une panne d’approvisionnement en poissons et crustacés. Cette construction en contraste traduit le choc émotionnel de l’épistolière qui se voit brusquement confrontée à la nouvelle de la mort de Vatel. Les dernières phrases, loin de traduire un intérêt primaire pour la dimension matérielle de cet événement, relèvent d’une stratégie servant à se détourner du sujet douloureux et qui est renforcée par la phrase suivante où elle tente de changer de sujet - « M. de Ménars épouse Mlle de la Grange Neuville » 15 - avant de s’avouer la vanité d’un tel effort : « Je ne sais comme j’ai le courage de vous parler d’autre chose que de Vatel. » 16 Deux jours plus tard, le 26 avril 1671, elle revient à ce sujet et s’appuie maintenant sur un autre témoignage, celui d’Alphonse de Moreuil, un homme de l’entourage du Grand Condé. Cette fois, elle change de genre littéraire et remplace le récit par un mélange de narration et de drame en miniature, avec des dialogues vifs soutenus par cinq protagonistes : Vatel, Gourville (l’intendant du Prince de Condé), le Grand Condé même, le Roi - et « un petit pourvoyeur », porteur de seulement « deux charges de marée » et donc d’un message funeste. Celui-ci incite Vatel à exécuter son geste tragique qu’elle décrit maintenant de manière plus précise : 15 Ibid., p. 235. 16 Ibid. Fig. 1: Claude Lefèvre, Madame de Sévigné (vers 1665) Gesa Stedman et Margarete Zimmermann 58 À Madame de Grignan À Paris, ce [dimanche] 26 avril 1671 […] Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur, mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient pas mortels ; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés. 17 Madame de Sévigné souligne ensuite que la vie de Vatel se brise parce qu’il l’avait réglée sur un code d’honneur inhumain - « On dit que c’était à force d’avoir de l’honneur en sa manière ; on le loua fort. On loua et blâma son courage. » 18 Elle n’oublie pas de mentionner que cette mort ne trouble que très brièvement la fête organisée en l’honneur du roi et que Vatel est tout de suite remplacé par son rival Gourville : « Cependant Gourville tâche de réparer la perte de Vatel ; elle le fut. » 19 Voici le texte littéraire qui a constitué le point de départ des différents personnages de ‹Vatel› tels qu’on les observe durant les siècles suivants et, au XX e siècle, dans le scénario de Jeanne Labrune et Tom Stoppard et finalement dans le film de Roland Joffé. Ajoutons encore que Madame de Sévigné est la seule à s’attarder de cette manière sur le sort de Vatel. Gourville en donne une tout autre version : Vatel, qui était contrôleur chez Monsieur le Prince, homme très expérimenté, qui devait avoir la principale application à ces sortes de choses-là, voyant le lendemain, à la pointe du jour, qui était un jour maigre, que la marée n’arrivait point comme il se l’était imaginé, s’en alla dans la chambre, ferma sa porte par-derrière, y mit son épée contre la muraille, et se tua tout raide. 20 La Gazette ne s’y arrête pas et propose un récit de onze pages sur le déroulement de la fête de Chantilly. On peut par ailleurs supposer que Roland Joffé ou Jeanne Labrune, ont également eu recours à cette autre source pour la création des splendeurs de la fête baroque. 21 17 Ibid. 18 Ibid., p. 236. 19 Ibid. 20 Gourville, Mémoires, citées d’après Sévigné (1972), p. 1069. 21 Cf. les informations à ce sujet que donne le réalisateur dans une interview avec Stephen Lemons : About Vatel’s feasts and spectacles, how close were your screen versions to the historical ones? Ours were inspired by research, though designed with our own agenda in mind. Like the trees that spring from boxes, that was something I worked with the designer on. I took the designer to a garden and said, « I’ll be Vatel, you be Vatel’s assistant and I’ll tell you what I want to create for the king. » I told him, « The point of being the « Un paradigme parfait du monde actuel » ? 59 Dans l’ensemble de la correspondance de Madame de Sévigné, le récit de la mort de Vatel s’insère dans une réflexion très variée sur la mort. Pourtant, le suicide de l’intendant du Grand Condé appartient à la catégorie des « morts violentes » et « la mort ‹spectaculaire› par excellence » 22 est en soi une catégorie très rarement traitée par l’épistolière, car « les suicidés étaient comptés parmi les réprouvés. » 23 Le fait que le suicide de Vatel n’est nullement réprouvé semble indiquer l’influence de la philosophie stoïcienne 24 , de même qu’un ennoblissement de ce personnage par ses mérites. Quelques remarques pour clore cette incursion dans le domaine de la littérature : ce qui frappe tout d’abord en lisant les lettres de Madame de Sévigné à propos de Vatel, c’est qu’elle attribue une plus grande importance à l’être pris dans l’engrenage des contraintes sociales et victime de son propre code d’honneur qu’aux fastes de la fête. Quant à sa transformation de l’événement, qui lui est transmis oralement, en texte, retenons que dans sa deuxième lettre elle transforme déjà la relation de l’événement en minidrame et prépare ainsi le changement de média tel qu’il s’accomplira dans le film de Roland Joffé. En soi, la matière pose toutefois des problèmes indéniables - peut-être même insurmontables - en ce qui concerne son transfert dans notre époque et surtout dans un autre contexte culturel. Parler à notre époque de Vatel et de son geste fatal demande de la part d’un cinéaste qu’il oscille entre la position de Mme de Sévigné pour qui le drame de Vatel l’emporte et celle de La Gazette qui ne s’intéresse qu’aux splendeurs de la fête de Chantilly et de Louis XIV. Il faut ensuite que les spectateurs modernes comprennent l’imporking is to make everything fertile, to make the country work. Therefore you come to a bare alley, and once the music starts, all these flowers sprout from nowhere and trees jump out of boxes. It should be like a child’s pop-up book. Within 30 seconds, the king finds himself in a kind of enchanted garden with the whole court applauding. » That’s how the idea came. We worked it out from there. How about those fireworks displays at their dinners, and the ornately carved ice sculptures - did they actually have those back then? Fireworks came from China at the time. They didn’t have fireworks at their banquet tables - that was my idea. They could have done it, but they’d probably have set themselves on fire. They did have ice sculptures, though. They’d pack snow in the winter, in pits in the ground, and it just became solid as rock. Then they go and cut the ice out of these holes about 15 feet down, take it out and wrap it in straw. That would last about three days. (Stephen Lemons (2001), « A conversation with Roland Joffé », dans : archive.salon.com/ people/ conv/ 2001/ 03/ 02/ joffe/ index/ html). 22 Voir à cet égard Yoko Sato (2000), La mort dans la correspondance de Madame de Sévigné, Villeneuve d’Asq : Presses universitaires du Septentrion, p. 85 sq. 23 Ibid., p. 95. 24 Comme le suggère Sato (2000), p. 96 sq. Gesa Stedman et Margarete Zimmermann 60 tance des fonctions de Vatel à la cour du Grand Condé. En outre, un tel projet cinématographique requiert des connaissances historiques sur Louis XIV, le Grand Condé, la Fronde, etc. de même qu’une certaine familiarité avec les valeurs et les normes de la société de cour. De là naissent d’indéniables problèmes de médiation historique que l’on retrouvera lorsqu’il sera question de l’accueil fait au film par les spectateurs d’aujourd’hui. Autre problème, le « mini-drame » de Mme de Sévigné se joue avec un personnel exclusivement masculin : fallait-il en rester là, faire du film un drame entre hommes ou ‹combler› le manque féminin ? Il est intéressant de voir comment le film résout tous ces problèmes et bien d’autres encore ainsi que la façon dont Roland Joffé traduit ce « faitdivers » très particulier du Grand Siècle dans un code sémiotique du cinéma grand public du début du troisième millénaire. Une exposition parfaite : la séquence initiale du film Nous devons ici nous limiter au début du film, à son introduction, afin d’examiner comment Roland Joffé procède pour transférer ce conflit dans un film contemporain. Nous avons choisi cette séquence pour trois raisons : cette exposition traite la problématique centrale en abrégé ; elle introduit les caractères principaux, nous présente les éléments techniques les plus caractéristiques du film et fonctionne en sorte comme un « pars pro toto » du film. Elle remplit par conséquent les fonctions principales du premier acte d’un drame, de l’exposition. En ce qui concerne le conflit central du film, l’exposition nous montre l’agitation liée à la préparation du château, de la fête et des repas ainsi que le contraste entre les serviteurs et les nobles. Le rôle de Vatel en tant que maître des fêtes et son esclavage symbolique sont soulignés : c’est Vatel qui apparaît le premier entièrement, en compagnie de ses perroquets attachés à une chaîne d’or. 25 Le conflit entre Vatel et le Comte de Lauzun ainsi que le jeu de l’amour et de la communication très complexe du monde courtois sont également représentés dès le début du film. De plus, le déroulement de la fête et ses splendeurs sont d’abord présentés dans une version abrégée et en miniature lorsque Vatel explique au Grand Condé ce qui va se passer pendant la visite du roi. 25 On observe dans tout le film un discours suivi sur les animaux tels que les oiseaux, le cerf que l’on chasse, le cheval éreinté et les petits chiens de compagnie, un discours faisant référence à l’opposition entre liberté et captivité. « Un paradigme parfait du monde actuel » ? 61 Les caractères principaux, les deux antagonistes Vatel et Lauzun, sont également présents dès le début. Le Grand Condé, le roi (montré sans tête au début du film), la reine, ses maîtresses, dont notamment Madame de Montausier, jouée par Uma Thurman, sont introduits durant les sept premières minutes du film. Les particularités techniques de ce début de film résident dans les prises de vue extrêmes et surtout dans le contraste entre les plongées et les contreplongées illustrant l’opposition entre la cour et les serviteurs. On note aussi quelques plans inhabituels où le cadrage surprend, notamment lorsque le roi est présenté sans tête ou lorsqu’on ne voit que les jambes et les pieds des nobles qui arrivent au château. Soulignons également l’importance des couleurs et la prédominance (au début du film) des gros plans sur des détails et des objets qui manquent encore de référence exacte. Fig. 2: Gérard Dépardieu dans le rôle de Vatel Gesa Stedman et Margarete Zimmermann 62 Cela attire notre attention sur la matérialité des objets montrés. Leur fonction est précisée par la suite et l’on comprend alors que tous ces miroirs, ces longues-vues et lunettes font partie de la communication non-verbale et du voyeurisme de l’univers dans lequel se meut Vatel et qu’il croit dominer grâce à ceux-ci. Par ailleurs, ces appareils montrent le désir qu’éprouve Vatel de contrôler ce qui ne se contrôle pas et de dominer la nature. Ils font de lui un homme ‹moderne› - plus tard, il se dira cartésien - qui a recours à la technique afin de suppléer aux insuffisances de l’être humain. Notons enfin la grande mobilité de la caméra et l’absence de plans statiques, ce qui confère un caractère assez vif et rapide à la première séquence du film. La première partie du film est une séquence alternée qui montre d’abord les préparatifs de la fête et ensuite l’arrivée de la cour et de l’entourage du roi. Vatel apparaît dès les premiers moments comme quelqu’un de très stressé : il est partout, a les yeux partout, toujours en train d’aider l’un de ses subordonnés ou d’expliquer la réalisation de ses plans. Cette tension montera entre Vatel, Lauzun et le Prince de Condé et plus tard entre Madame de Montausier, le roi, son frère et Vatel. Le problème lié à l’origine sociale de Vatel et les limites de son pouvoir sont soulignés dès le début. Ce personnage est entouré d’objets : appareils de travail, livres, plans, dessins, instruments et un miroir. Nous voyons également ses perroquets qui partagent sa captivité, symbolique dans son cas. Dans ce film, la communication non-verbale est essentielle, elle l’est aussi à la cour en général telle qu’elle est mise en scène dans Vatel. En effet, l’opposition fondamentale entre Lauzun et Vatel est surtout non-verbale et exprimée par des regards, de même que la situation ambiguë de Madame de Montausier, la future maîtresse du roi, ce qui constitue encore un parallèle entre Vatel et d’autres caractères tout comme lui prisonniers des mœurs courtoises. Bien que l’exposition ne dure que quelques minutes, l’introduction des protagonistes principaux est différenciée. Chaque fois que Lauzun et le Prince de Condé inspectent une chambre et que le nom de celui ou de celle qui l’occupera est mentionné, il y a une coupure et nous voyons la reine, Madame de Montausier ou le roi, en train de voyager dans leurs carrosses. La musique et la bande sonore relient aussi les différentes scènes entre elles. Le monde de la cour, qui se limite encore ici aux carrosses, contraste avec le dur travail des serviteurs nettoyant et préparant les salles pour la visite du roi et son entourage. C’est surtout grâce au procédé des plongées et contre-plongées que Joffé souligne ce contraste. Les servantes sont souvent filmées en contre-plongée extrême et les salles en plongée, ce qui les rend plus vastes encore. La mobilité de la caméra, et surtout la prédominance des panoramiques par rapport « Un paradigme parfait du monde actuel » ? 63 à quelques rares plans statiques, de même que le mouvement des objets et des personnages très proches de la caméra soulignent l’activité, le stress et la hâte de tout le monde. Cette mobilité permet aussi au réalisateur de changer souvent de perspective et de confronter ses spectateurs à des prises de vues inattendues. Ceci confère un air d’étrangeté aux objets et rompt avec les procédés ‹classiques› du film historique. Ce genre de films commence habituellement par plusieurs cadrages panoramiques, c’est-à-dire des plans d’ensemble de l’extérieur ou/ et de l’intérieur qui servent à expliquer le lieu de l’action et à l’encadrer. Nous n’observons que deux de ces plans dans l’exposition de Vatel (le château et les jardins) ; par contre, un grand nombre de gros plans et même de détails attirent notre attention sur les objets, les miroirs, les mains en train de travailler, de montrer ou de fabriquer quelque chose. En outre, le tout premier plan fait référence à la source littéraire du film : les lettres de Mme de Sévigné sont en effet symboliquement évoquées par la lettre de Lauzun et les instruments d’écriture du XVII e siècle. La splendeur et le rôle de tout art sont soulignés par le choix des couleurs et le cadrage des objets. On note un contraste prononcé entre les vêtements des serviteurs et ceux de Vatel d’un côté, et les habits luxueux et les carrosses des nobles de l’autre, ce qui attire encore une fois l’attention sur le contraste entre les deux mondes représentés dans le film : le monde de ceux et de celles qui travaillent jusqu’à l’épuisement pour plaire au roi et le monde des amours homoet hétérosexuelles, des intrigues, du patronage et des jeux - univers également marqué d’une grande tension - qui caractérisent le monde de la noblesse. L’artificialité de la fête et de cette rencontre entre deux hommes politiquement opposés - le Grand Condé, l’ex-frondeur, et Louis XIV - se traduit d’une part par l’insistance sur l’acte de travailler, construire et préparer ainsi que sur les arrangements de la fête en miniature. D’autre part, le cadrage inattendu souligne la construction de l’image filmique et rompt avec nos habitudes de spectateurs. Par conséquent, le rôle de la construction artistique, et même artisanale, est transposé au niveau des procédés techniques du film même. Les motifs déployés dans cette première séquence et leur forme filmique harmonisent donc parfaitement. Dans l’ensemble, la réflexion filmique de Roland Joffé sur Vatel, un personnage « de second plan » du Grand Siècle, est aussi complexe que stimulante et ce, malgré un montage, qui bien souvent n’est pas très original. Gesa Stedman et Margarete Zimmermann 64 L’accueil fait par le public Vatel recueille des critiques quelque peu mitigées et son succès est plutôt limité. À première vue, ceci surprend, car le film profite de la participation de vedettes internationales telles qu’Uma Thurman, Gérard Depardieu et Tim Roth, de la musique du célèbre compositeur italien Ennio Moricone, qui réalise dans Vatel un mélange de musique baroque et de musique moderne, et d’un scénario anglais écrit par Tom Stoppard. Cet échec partiel n’est pas le fruit du hasard, mais s’explique au moins en partie si on le considère dans le contexte du transfert culturel. Commençons par les difficultés de passionner un public actuel pour le personnage de Vatel. Roland Joffé ou plutôt son tandem de scénaristes, Jeanne Labrune/ Tom Stoppard, a essayé de capter le public en faisant une première concession : le personnage d’Anne de Montausier permet de dramatiser et de ‹romantiser› l’histoire de Vatel 26 en introduisant au premier plan une intrigue amoureuse et d’autres intrigues secondaires qui attirent notre attention sur les relations entre les sexes au Grand Siècle, ainsi que sur la fragilité et le pouvoir limité des femmes de la haute noblesse, dont la position reflète en quelque sorte celle de Vatel. Mais pourquoi cette réception plutôt critique - surtout dans les pays anglophones - d’un film, qui même s’il n’innove pas radicalement le genre, ne suit pas non plus les sentiers battus du film historique, dispose d’excellents acteurs, rompt avec la plupart des conventions du cinéma de cape et d’épée de par le choix de son héros et l’introduction de conflits sociaux et qui présente une vision contrastée et différenciée du Grand Siècle en tenant compte de la recherche historique des dernières décennies ? En général, on observe que la critique - surtout en dehors de la France - a beaucoup de difficulté à saisir le statut social des protagonistes et en premier lieu de Vatel, qui est à la fois chef de cuisine, intendant et maître des cérémonies. Ceci vaut également pour le Grand Condé dont la dimension historique et la valeur politique de l’invitation de Louis XIV et de sa cour à la fête de Chantilly sont largement méconnues. Par ailleurs, au lieu de favoriser la réception de ce film, la célébrité des acteurs semble constituer un problème, car les critiques ne cessent de mentionner les rôles qu’ils ont tenus dans des films précédents. Ces rôles se posent comme un écran entre l’acteur/ l’actrice et leurs rôles dans Vatel. Enfin, le titre du film est mal choisi, surtout pour un public étranger, car il suppose un savoir historique et culturel dont ne dispose qu’un public français. 26 Dans des publications du XIX e siècle, cette tendance existe déjà : cf. l’article de Patrick Rambourg dans le même volume. « Un paradigme parfait du monde actuel » ? 65 Ce qui frappe dans le contexte de l’accueil international du film, c’est que les jugements les plus défavorables s’observent dans la presse anglophone, surtout nord-américaine. Ainsi, le critique Eric Lurio appelle Vatel « the steward to the Prince de Condé » 27 et constate que « most of the movie is a whirlwind of activity and spectacle, all sound and fury signifying almost nothing » 28 , avant de conclure « It’s boring ! This is a completely unnecessary movie. » 29 La critique allemande se heurte à la minceur de l’intrigue et surtout à ce qu’elle considère comme la sécheresse de l’intrigue amoureuse principale et la froideur avec laquelle sont mises en scène les amours du roi et d’autres personnages de son entourage, par exemple Lauzun. Pour certains spectateurs d’origine allemande, tout cela ne cadre nullement avec la vision qu’ils ont de l’amour-passion à la française. Un critique anonyme ne peut en effet s’empêcher de commenter : « C’est cependant en vain que l’on cherche la force prodigieuse de l’amour parmi les acteurs guettant subtilement sous leurs costumes. » 30 À cela s’ajoute une autre déception, celle que lui procure le personnage de Vatel, […] qui reste jusqu’à la fin bizarrement distant. Doté du cœur ardent du génie citant Descartes d’un côté […], servile parvenu de condition modeste préférant fourrer son nez dans ses terrines de pâtés que dans la vie bouillonnante autour de lui de l’autre, il tente de masquer la réalité avec des illusions à vous couper le souffle. 31 Elysabeth François, critique de langue française, développe un autre point de vue. Chez elle aussi, la déception l’emporte, mais elle se nourrit d’autres sources. Elle est déçue par la manière dont Vatel est transposé au XXI e siècle, où elle ne voit qu’une déchéance : « L’histoire tragique du fameux intendant 27 Eric Lurio (2001), « Vatel », dans : Greenwich Village Gazette. The Night Owl vol. VI, n° XXVI ; cité d’après : www.nycny.com/ movies/ vatel/ index.html (consultation 10 mars 2008). 28 Ibid. 29 Ibid. 30 N. N. (2006), « Vatel », dans : www.kino.de/ kinofilm/ vatel/ inhalt/ 52592.html (consultation 10 mars 2008) : « Die Urgewalt der Liebe aber sucht man zwischen den spitzfindig aus ihren Kostümen lugenden Schauspielern vergebens. » 31 Ibid. : « […] der bis zuletzt merkwürdig distanziert bleibt. Einerseits mit dem glühenden Herzen des Descartes zitierenden Genies ausgestattet […], andererseits ein serviler Emporkömmling aus ärmsten Verhältnissen, der die Nase lieber in seine Pastetentöpfe steckt als in das brodelnde Leben um ihn herum, sucht er die Wirklichkeit mit seinen atemberaubenden Illusionen auszublenden. » Gesa Stedman et Margarete Zimmermann 66 Vatel devient entre ses mains [i.e. les mains de R. Joffé, M. Z.] un honnête divertissement dans la pure tradition hollywoodienne. » 32 Elle fait néanmoins preuve d’une ignorance complète du personnage historique de Vatel et de son geste lorsqu’elle écrit que la « légende de Vatel […] attribuait l’origine de sa mort à une sauce ratée ». 33 De plus, elle semble trop fixée sur la question du budget financier de ce film, lequel a en effet été considérable. Ainsi, concède-t-elle que Roland Joffé « se sort honorablement de cette reconstitution historique à gros budget » 34 qu’elle considère comme « aisément » justifié par « des décors et des costumes somptueux. » 35 Elle présume que « cette fidélité aux moindres détails ravira les érudits d’histoire de France » 36 mais reproche au film son « lourd académisme. » Dans l’ensemble, elle considère Vatel comme « une mécanique bien huilée [qui] déroule ses péripéties sans prendre le moindre risque. » 37 André Larané, autre critique français, déplore la minceur de l’intrigue ainsi que l’absence d’une mise en scène de la culture de la cour, ignorant complètement que cela n’intéressait précisément ni Madame de Sévigné ni Roland Joffé et ses scénaristes : Oubliée, hélas, la marquise de Sévigné. Oubliés aussi l’art de la conversation et la danse, que pratiquaient si bien Louis XIV et ses courtisans. D’une manière générale, les courtisans paraissent à l’écran aussi passifs que nousmêmes devant la Grande parade du Disneyland. 38 Conclusion « On ne peut pas recréer le passé. C’est impossible. Donc quand on fait un film d’époque, on recrée le présent, vu sous un angle différent. » 39 Cette observation faite par Roland Joffé lors du tournage de Vatel prouve qu’il est parfaitement conscient des problèmes posés par le genre et qu’il propose un film qui se veut ancré dans notre temps, partant d’un point de vue résolument moderne tout en respectant la dimension historique. Il ne faut cependant 32 Elysabeth François, « Vatel », dans : www.chronicart.com/ cinema/ chronique. php? id=4646 (consultation 10 mars 2008). 33 Ibid. 34 Ibid. 35 Ibid. 36 Ibid. 37 Ibid. 38 André Larané, « Vatel. Disney chez le Grand Condé », dans : Herodote.net (consultation 19 mars 2008). 39 Cité d’après le bonus du DVD du film Vatel. « Un paradigme parfait du monde actuel » ? 67 pas perdre de vue qu’il s’agit d’un cinéma grand public et en cela, de même que dans son approche du XVII e siècle, nullement comparable aux voies empruntées par exemple par Vincent Dieutre, le réalisateur des Fragments sur la grâce, film sur le jansénisme thématisant les ruptures entre le passé historique et notre époque. 40 Avec Vatel, Roland Joffé nous présente l’un des films les plus intéressants sur le XVII e siècle. Il réussit parfaitement à intégrer ce qu’on est convenu d’appeler l’envers du Grand Siècle et des coulisses de la société de cour. Vatel fait ici figure de médiateur entre ces deux mondes, il est conçu à la fois comme « maître et esclave des plaisirs » des autres ; c’est une figure extrêmement complexe et en même temps un personnage miroir du metteur en scène. Avec cet accent, le film de Roland Joffé s’inscrit dans une tradition historiographique qui commence en 1924 avec le livre éminemment politique de Felix Gaiffe L’Envers du Grand Siècle : étude historique et anecdotique. 41 Cette vision est reprise sur un ton moins polémique en 1977 par Pierre Goubert dans Louis XIV et vingt millions de Français. Le film de Roland Joffé ne se limite cependant pas à une représentation de l’envers des coulisses, du monde des caves et des cuisines : il met également en scène les fastes des fêtes baroques ainsi que toute une culture de luxe et de représentation, dont la fonction sociale échappe pourtant à la majorité des critiques modernes. En cela et de par la constante confrontation de ces deux mondes sociaux, Vatel se distingue du livre The Essence of Style (2005) 42 de Joan DeJean qui privilégie une vision du siècle classique où domine le glamour mais aussi du film Marie Antoinette (2006) de Sophia Coppola qui présente un monde beaucoup plus homogène. Comme le font certains critiques actuels du film Vatel, on peut se limiter à considérer le soin extrême apporté au détail historique et artisanal comme une conséquence du budget important dont disposait son réalisateur. 43 Il nous paraît cependant infiniment plus pertinent d’établir un lien étroit entre ce travail exigeant et certains aspects de la mondialisation que nous vivons actuellement. Selon nous, ce film est en effet aussi une tentative de conserver la mémoire de tout un art culinaire et artisanal, une mémoire inhérente aux 40 Voir à ce sujet les commentaires sur Vincent Dieutre dans l’introduction à ce volume. 41 Livre politique en ce que son auteur s’érige contre les récupérations conservatrices du XVII e siècle et les louanges de l’absolutisme en tant qu’antidote à la République. 42 Sous-titre: How the French Invented High Fashion, Fine Food, Chic Cafés, Style, Sophistication, and Glamour, New York : Free Press. 43 Le bonus du DVD Vatel montre en effet que Roland Joffé a été, dans plusieurs domaines, entouré d’excellents spécialistes, notamment de l’art culinaire du XVII e siècle. Gesa Stedman et Margarete Zimmermann 68 pratiques culturelles et aux objets, qui sont sur le point de disparaître ou qui ont déjà disparu, et qu’il semble urgent de conserver à travers un média de grande diffusion qu’est le cinéma grand public. 44 Revenons à présent à notre question initiale : peut-on considérer le monde de la cour du XVII e siècle, tel qu’il est imaginé et représenté dans Vatel, comme « un paradigme parfait de notre monde actuel »? Cela va peutêtre un peu trop loin, mais le film de Roland Joffé est sans aucun doute un paradigme (quasi) parfait du film d’époque sur le XVII e siècle, tourné aux alentours de l’an 2000. 44 La France désire actuellement que la gastronomie française soit inscrite sur la liste du patrimoine culturel de l’humanité et cette tentative semble aller dans la même direction. Biblio 17, 179 (2009) Du Vatel de Roland Joffé à la gastronomie du Grand Siècle P ATRICK R AMBOURG Paris « Harmonie et Contraste, toute Beauté procède de ces deux éléments. » (Paroles de Vatel dans le film de Roland Joffé) Avec le film de Roland Joffé, 1 le nom de Vatel est désormais connu d’un large public. Il l’était déjà depuis bien longtemps dans le monde des cuisines et des gastronomes où l’on confondit souvent sa fonction : entre cuisinier et maître d’hôtel. Le personnage est entré dans l’histoire par le témoignage de Madame de Sévigné qui rapporta son suicide dans sa correspondance : C’est qu’enfin Vatel, écrit-elle dans une lettre du 24 avril 1671, le grand Vatel, maître d’hôtel de M. Foucquet, qui l’était présentement de Monsieur le Prince, cet homme d’une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête était capable de soutenir tout le soin d’un État ; cet homme donc que je connaissais, voyant à huit heures, ce matin, que la marée n’était point arrivée, n’a pu souffrir l’affront qu’il a vu qui l’allait accabler, et en un mot, il s’est poignardé. Vous pouvez penser l’horrible désordre qu’un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut-être ensuite arrivée comme il expirait. 2 Ce geste fatal, fait pour l’honneur, est resté célèbre et a donné naissance au mythe de Vatel qui s’est principalement développé au XIX e siècle. 3 Pour Grimod de la Reynière (1808) : « La Postérité ne nous a conservé que le nom de Watel et celui du Marquis de Béchamel, dont l’un s’est immortalisé par sa mort, et l’autre par le procédé qu’il trouva pour apprêter à la crème le turbot 1 Vatel, Roland Joffé, France/ Grande-Bretagne/ Belgique 2000. 2 Madame de Sévigné (1972), Correspondance I (mars 1646-juillet 1675), éd. Roger Duchêne, Paris : Gallimard/ Pléiade, p. 234. 3 Voir sur ce sujet : Dominique Michel (2000), Vatel et la naissance de la gastronomie. Recettes du Grand Siècle adaptées par Patrick Rambourg, Paris : Fayard, pp. 12-34. Patrick Rambourg 70 et la morue. » 4 À la même époque, le chef Antonin Carême écrira dans son Art de la cuisine française au XIX e siècle que : « Le cuisinier français est mu dans son travail par un point d’honneur inséparable de l’art culinaire : témoin la mort du grand Vatel. » 5 À la fin des années 1920, Maurice des Ombiaux verra dans le suicide de Vatel : Une manière inédite de flatter Louis XIV. Un homme s’était suicidé tant il était chagrin de ne pouvoir traiter le roi comme il l’avait espéré […]. On comprit que ce serait le plus beau souvenir qu’emporterait le monarque de son passage à Chantilly et l’on ne manqua pas d’embellir Vatel de toutes les vertus du sacrifice. […] Ou, pour tout dire, Vatel est devenu un grand homme que parce qu’on faisait l’impossible pour flatter le Roi-Soleil. 6 Si l’acte de Vatel est historiquement avéré, l’histoire d’amour qu’on lui prête avec une dame de la cour l’est beaucoup moins et serait apparue au cours du XIX e siècle pour donner une version romantique au geste du maître d’hôtel, qui se serait alors tué plutôt par amour que par conscience professionnelle. C’est ce que laisse entendre Louis Lurine dans sa Véritable mort de Vatel (1854) : « Il monta dans sa chambre, et pour ne plus quitter sa Denise qu’il avait retrouvée dans le parc, sa Denise qu’il croyait voir encore, il se prit à l’envelopper de sa pensée amoureuse, et il se tua d’un coup d’épée ! » 7 Le personnage recevra aussi les honneurs du théâtre qui s’en emparera dans au moins deux pièces : Vatel, ou le petit-fils d’un grand homme (1825), une comédie-vaudeville en un acte, et Vatel, tragédie (si l’on veut) ou drame burlesque en trois actes et en vers, par un gastronome en défaut (1845). 8 On peut dès lors comprendre l’intérêt de Roland Joffé pour Vatel - un maître d’hôtel réputé qui a d’abord été au service de Fouquet avant de travailler pour le prince de Condé, qui se donna la mort durant la fête de Chantilly, et à qui on attribua pour la postérité une histoire galante. Personnage central du film donc, Vatel permet au réalisateur de faire un film d’époque présentant les arts de la table et la cuisine du Grand Siècle, intrinsèquement liés à la vie de cour, et dont la maîtrise est une forme de pouvoir. L’enjeu est de taille pour Condé qui compte sur les compétences de Vatel et la réussite des festivités pour retrouver les faveurs du roi. Le maître d’hôtel est d’ailleurs conscient de sa tâche et le dit dans une scène du film à 4 Alexandre Balthazar Laurent Grimod de la Reynière (1983), Manuel des Amphitryons, Paris : Éditions Métailié, p. XXVI. 5 Antonin Carême (1833), L’Art de la cuisine française au XIX e siècle, Paris : chez l’auteur, tome 2, p. XVII. 6 Maurice des Ombiaux (1928), L’Art de manger et son histoire, Paris : Payot, pp. 9-10. 7 Louis Lurine (1854), Ici l’on aime, Paris : Victor Lecou Éditeur, p. 170. 8 Michel (2000), pp. 26-27. Du Vatel de Roland Joffé à la gastronomie du Grand Siècle 71 Madame de Montausier : « La visite de sa majesté est l’épreuve suprême, si j’ai le bonheur de la satisfaire, sa bienveillance rendra à mon maître toute sa place dans la destinée du royaume. » 9 Tout est ainsi fait pour satisfaire Louis XIV : le jeu, le spectacle, le sexe, mais surtout la table (au sens large du terme). La nourriture est partout ; dans les cuisines, dans les plats qui s’intègrent au décorum, dans une véritable mise en scène où le beau est aussi important que le bon. Et c’est cette civilisation de la table que j’aborderai ici, dans un contexte historique tout en m’aidant du film de Roland Joffé. Trois jours de festivités Le film s’ouvre et se termine par deux écrits qui le positionnent dans le temps historique. Les premières images montrent la main du marquis de Lauzun rédigeant une lettre au prince de Condé, en date du 10 avril 1671. Lauzun annonce au prince la venue de Louis XIV à Chantilly pour un séjour de trois jours qui devra se dérouler, selon les souhaits du roi, « sans solennité, dans la simplicité des plaisirs champêtres ». En d’autres termes, précise Lauzun, qui arrivera en avance pour « apprécier les dispositions qui auront été prises », « Vous veillerez à ce que les fêtes soient d’une somptuosité et d’une fantaisie sans limite. » 10 À la fin du film, alors que le carrosse de Madame de Montausier s’éloigne de Chantilly, quelques lignes de Madame de Sévigné apparaissent sur l’écran en forme de conclusion : « Gourville tenta de combler la perte de Vatel. Ce fut fait et le repas fut excellent… Certains se promenèrent, d’autres allèrent chasser. Le parfum des jonquilles était partout, un véritable enchantement. » 11 Suggérant ainsi l’inutilité du geste de Vatel. Entre ces deux séquences, le film montre les trois jours de festivités donnés en l’honneur du roi à Chantilly du 23 au 25 avril 1671, et au cours desquels Vatel subira une pression des plus extrêmes. Le premier jour est consacré à l’arrivée de la cour qui s’installe dans les moindres recoins de la maison de Condé, aux préparatifs culinaires, au premier repas et au spectacle qui l’accompagne. Le second montre le stress croissant de Vatel : la viande vient à manquer sur quelques tables car les convives sont plus nombreux que prévus, les lampes de verre arrivent brisées, Vatel se blesse avec un couteau en cuisine, le frère du roi et ses compères détériorent la baleine qui devait servir au spectacle du souverain, la moitié des œufs est inutilisable, et de surcroît le 9 Vatel, 00: 54: 56-00: 55: 05 h. 10 Vatel, 00: 00: 24-00: 01: 00 h. 11 Vatel, 01: 46: 16-01: 46: 31 h. Patrick Rambourg 72 temps se gâte avec un vent qui se lève et des nuages qui noircissent, annonçant ainsi un mauvais présage. Le troisième jour présente un Vatel fatigué et las, devant une charrette contenant trop peu de poissons à cause d’une tempête faisant rage sur les côtes. Pour lui, il n’y a plus aucun espoir d’en voir arriver d’autres, c’est un désastre. Le poisson sera livré en abondance, mais bien plus tard, et trop tard pour Vatel qui, dans sa chambre et « au bout du rouleau », se transperce avec son épée. Se suicider pour du poisson peut aujourd’hui paraître surprenant, mais outre la fatigue accumulée et l’honneur que Vatel considérait avoir perdu - Molière ne disait-il pas dans l’une de ses pièces que « l’honneur est infiniment plus précieux que la vie » 12 -, il était inconcevable à cette époque de ne pas faire maigre un vendredi, surtout à la table du roi, et de ne pouvoir lui servir une marée fraîche (l’apanage de l’élite). Les préceptes de l’Église influaient sur les modes alimentaires, comme le montrent les recettes des livres de cuisine qui furent longtemps classées selon les jours maigres, 13 interdits à la consommation de viande, et les jours gras où l’on pouvait en manger. Si Vatel est au cœur du film, la fête de Chantilly l’est aussi. Elle a esté trop belle, & trop solennelle, pour ne pas interesser l’Histoire à en faire un Tableau qui la représente, autant qu’il sera possible, à tous les Estrangers, & qui en conserve la mémoire, comme de l’une des choses des plus galantes, & des plus magnifiques qui se soyent faites pour le plus grand Monarque du Monde, écrit-on dans la Gazette du 8 mai 1671. 14 C’est d’une certaine façon ce qu’a souhaité faire Roland Joffé en présentant les fastes de la cour, l’abondance, la couleur, la lumière, la magnificence de la fête ouverte sur l’extérieur, l’importance de ces festivités dans le jeu politique et « comme instrument de démonstration du pouvoir ». Mais il montre également un autre monde qui ne se mélange pas avec celui de la cour, sans qui les festivités n’auraient pu avoir lieu, et qui pourtant reste dans la pé- 12 Molière (1935), Don Juan ou le festin de pierre, Paris : Classique Larousse, p. 58. 13 Généralement les mercredis, vendredis et samedis, sans oublier la période du carême et la veille des grandes fêtes religieuses. Voir aussi : Patrick Rambourg (2006), « L’abbaye de Saint-Amand de Rouen (1551-1552) : de la différenciation sociale des consommateurs, au travers des aliments, à la pratique culinaire », dans : Production alimentaire et lieux de consommation dans les établissements religieux au Moyen Âge et à l’époque Moderne. Actes du colloque de Lille 16-19 octobre 2003 [Histoire médiévale et archéologie, t. 1, vol. 19], Amiens : Centre d’Archéologie et d’Histoire Médiévales des Etablissements Religieux/ Centre de Recherche Archéologique de la Vallée de l’Oise, pp. 217-229. 14 Recüeil des gazettes nouvelles ordinaires et extraordinaires, relations et récits des choses avenues tant en ce royaume qu’ailleurs, pendant l’année mil six cent septante-un (1671), Paris, p. 437. Du Vatel de Roland Joffé à la gastronomie du Grand Siècle 73 nombre, dans les coulisses, dans les cuisines souterraines, et où la mort d’un palefrenier est moins importante que la fête du roi. Nombreuses sont ainsi les scènes qui mettent en parallèle ces deux mondes, où le travail des uns sert au plaisir des autres. Seul Vatel fait le lien entre les deux entités, en allant de l’une à l’autre, surveillant de part et d’autre les activités des cuisines et le bon déroulement du spectacle et du service des mets ; car Vatel est le maître des cérémonies, un véritable metteur en scène des arts de la table, qui ne laisse rien au hasard. Le maître d’œuvre des cérémonies Une telle fête demande en effet une préparation minutieuse, et Vatel n’est pas novice en la matière puisqu’il organisa celle de Vaux dix ans plus tôt, chez Fouquet qui était alors surintendant des finances. Dans le film, Madame de Montausier y fait d’ailleurs allusion. Ces festivités, dont la magnificence fut rapportée par nombre de témoins de l’époque, furent fatales à Fouquet qui sera arrêté sur ordre du roi le 5 septembre 1661. 15 Vatel y perdra son emploi et ira se réfugier un temps à l’étranger avant d’être engagé au service du prince de Condé, où il retrouvera une charge de maître d’hôtel. Car loin d’être un inconnu, Vatel avait une réputation déjà bien établie. Dans une grande maison, le maître d’hôtel gère les services de bouche et le personnel qui y travaille. 16 Il tient un rôle majeur : de l’approvisionnement des aliments à la disposition des mets sur la table, en passant par la cuisine dont il a une bonne connaissance de la pratique. Il choisit les professionnels compétents et a un contact direct avec les fournisseurs. « C’est à lui à faire marché avec un bon boulanger, tant du pain de la table que de celui des domestiques », explique Audiger dans sa Maison réglée de 1692. 17 Il doit le faire également avec un boucher, un rôtisseur, un charcutier « pour qu’il le fournisse de lard, de saucisses, d’andouilles et autres choses concernant les entremets, ainsi que du saindoux et du vieux oing ». 18 Il le fait encore avec un épicier « pour le sucre, épiceries, bougies, flambeaux de poing, huiles et autres marchandises nécessaires à la maison ». Il prend soin du sel, du poivre, du clou de girofle, de la muscade, du sucre, etc. « dont il faut incessamment à la cuisine et à l’office, pour en donner quand on lui en demande ». 19 Il a une 15 Michel (2000), p. 69. 16 Patrick Rambourg (2005), De la cuisine à la gastronomie. Histoire de la table française, Paris : Louis Audibert, pp. 139-148. 17 L’Art de la cuisine française au XVII e siècle (1995), Paris : Payot & Rivages, p. 464. 18 Ibid. 19 Ibid., p. 466. Patrick Rambourg 74 bonne connaissance des légumes et des fruits « pour en acheter et en faire servir suivant les temps et les saisons », et doit s’y connaître « en vin pour la table du seigneur, comme aussi en toutes sortes de liqueurs et en vin de suite et commun ». 20 Le film de Roland Joffé met bien en évidence toutes les fonctions du maître d’hôtel. Vatel y est présenté dans ses différentes activités. On le voit contrôler les marchandises qui arrivent et qu’il oriente vers les secteurs où elles doivent être apprêtées, aller dans les cuisines, observer tout ce qui se passe, goûter les mets, participer à l’élaboration de plats, confire des fruits, ou encore préparer une corbeille de fruits et de fleurs en sucre pour répondre à la demande de Lauzun qui souhaitait l’offrir à Madame de Montausier. Il vérifie également tous les plats avant qu’ils ne soient distribués sur les tables et observe à la longue-vue le bon déroulement des repas. On le voit aussi réagir devant les difficultés, notamment lorsqu’on lui signale la perte de la moitié des œufs : Vatel met alors de la crème dans un cul de poule pour ensuite la battre avec du sucre, créant ainsi la fameuse crème chantilly - Roland Joffé fait là un clin d’œil au mythe de la recette. Véritable ordonnateur donc, Vatel est le maître des cérémonies. Il est au moment des fêtes la personne la plus importante, et Joffé le fait comprendre aux spectateurs dans les huit premières minutes du film, dans la scène où des fournisseurs, souhaitant être payés, demandent à Gourville, qui a en charge la partie financière et administrative de la maison du prince, de parler au plus haut responsable. Gourville qui les reçoit pense alors au roi et à Condé, mais le porte-parole des fournisseurs rétorque : « Pas eux ! Le responsable, le maître des plaisirs et des festivités, Vatel. » Gourville répond alors : « Oh Vatel, ça risque d’être plus difficile, je vais voir ce que je peux faire. » 21 Ainsi le réalisateur positionne d’emblée Vatel dans son statut de maître d’hôtel, tout en le présentant comme un personnage influent sachant calmer les créanciers, et qui, par ses compétences et ses qualités, renforce le prestige du prince. La table dressée La table du Grand Siècle obéit à une mise en scène où l’espace du repas est ordonné et domestiqué : du décorum à l’ordonnancement des mets, en passant par les manières de manger propres à l’homme distingué. 22 Pour L.S.R, auteur anonyme de L’Art de bien traiter, publié en 1674 : 20 Ibid., p. 464. 21 Vatel, 00: 07: 20-00: 07: 45 h. 22 Rambourg (2005), p. 148. Du Vatel de Roland Joffé à la gastronomie du Grand Siècle 75 C’est bien plutôt le choix exquis des viandes, la finesse de leur assaisonnement, la politesse et la propreté de leur service, leur quantité proportionnée au nombre de gens, et enfin l’ordonnance générale des choses qui contribuent essentiellement à la bonté et à l’ornement d’un repas où la bouche et les yeux trouvent également leurs charmes par une ingénieuse diversité qui satisfait les sens et qui leur fournit avec abondance tout ce qui est capable de remplir leurs désirs et leur inclination. 23 Des préparatifs au service de table, rien n’est laissé au hasard car tout est pensé, réfléchi et codifié. Nombre de mets sont d’abord dessinés avant d’être confectionnés : une séquence 24 montre Vatel comparant des pièces montées de pain avec un croquis qu’il tient dans une de ses mains. Le savoir livresque n’est jamais bien loin, et dès l’ouverture du film, la caméra glisse sur un ouvrage culinaire de l’époque, ouvert sur une planche représentant un plan de table, puis s’attarde sur les rayonnages de la bibliothèque remplis de livres. Vatel travaille sur les festivités depuis au moins une quinzaine de jours, il a eu peu de temps, mais deux scènes insistent sur la minutie des préparatifs. Dès la fin des cinq premières minutes, 25 Vatel explique au prince de Condé et au marquis de Lauzun le déroulement des trois jours en s’appuyant sur des maquettes mécaniques. « Gloire du soleil, magnificence de la nature. Arbres, oiseaux, papillons, fruits, feuillages et fleurs » pour le premier jour ; feux d’artifices sur le lac, « le soleil bannit les ténèbres » pour le deuxième jour ; banquet de poissons servis sur une mer de glace, « hommage de Neptune à Hélios, le Dieu-Soleil » pour le troisième jour. Un dialogue s’instaure alors entre Vatel et le prince de Condé qui lui dit : - Le roi prendra froid ! - Non mon prince, des braseros seront allumés une heure avant le début du banquet. - La glace va fondre ! - Non, je lui interdis de fondre mon prince. - Notre destin est entre vos mains. À ce moment-là, Vatel croit dominer la nature. La seconde scène soulignant la méticulosité du travail apparaît dix minutes avant la fin du film. Le maître d’hôtel, assis devant une table, entouré de ses collaborateurs, est présenté de dos. La caméra s’attarde sur les gravures de plats qu’il tient dans ses mains, alors qu’il énumère les poissons qui seront apprêtés durant ce troisième jour des festivités : 23 L’Art de la cuisine française au XVII e siècle, p. 21. 24 Vatel, 00: 09: 14-00: 09: 24 h. 25 Vatel, 00: 05: 35-00: 06: 30 h. Patrick Rambourg 76 Il y aura du turbot, de la sole, du brochet, du flétan, du mulet, dressés en monceaux comme sur les gravures. Truites et saumons sembleront nager dans le bouillon. Sur la table de sa majesté, un monstre marin : une énorme morue cuite d’une pièce en gelée, décorée, tenant dans sa gueule un maquereau. Jamais l’on n’aura vu un tel festin de glace. 26 Vatel ne verra jamais ce festin de glace. La scène suivante arrive en contrecoup de la précédente en le montrant désemparé devant une charrette de poissons presque vide. C’est un désastre et un échec pour lui, car il n’a pu contrôler les intempéries et « la chaîne d’approvisionnement en marée » : la pêche au large, le retour des bateaux au port, l’emballage du poisson et son transport vers Chantilly. 27 C’est pourtant grâce à la minutie de ses préparatifs que les festivités pourront continuer malgré sa mort. Soucieux de disposer agréablement les mets au moment du service, le maître d’hôtel élabore un plan de table qui lui permet de visualiser à l’avance leur emplacement. Car les grands repas de l’époque sont régis par le « service à la française » qui consiste à déposer simultanément sur la table les plats d’une même séquence. Une fois consommés, ces plats sont débarrassés puis remplacés par de nouveaux mets, et ainsi de suite suivant le nombre de séquences qui varie selon l’importance du repas. Un dîner de douze couverts pour un ordinaire peut ainsi se composer de trois services (ou séquences) explique Audiger dans son ouvrage : Premier service à dîner : un grand potage, quatre entrées et deux assiettes flanquées suivant les saisons. Second service : un grand plat de rôts, deux petits plats de rôts, deux petits plats d’entremets et deux salades. Troisième service : un grand plat de fruit ou une corbeille ; si l’un ou l’autre sont de fruit et confitures sèches, les quatre petits plats doivent être de fruit cru ; et si le grand plat ou corbeille sont de fruit cru, il faut que les quatre petits plats soient de sec, quant aux deux autres assiettes, ce sont ordinairement deux compotes. 28 Les plats sont posés symétriquement, tout en tenant compte de leur forme, de leur taille, du contenu, de la couleur et de l’ordonnancement des mets. Il faut également éviter le voisinage de deux plats semblables, pour que chacun, selon son « humeur dominante, trouve ce qui a plus de rapport et de confor- 26 Vatel, 01: 36: 17-01: 36: 43 h. 27 Reynald Abad (2002), « Aux origines du suicide de Vatel : les difficultés de l’approvisionnement en marée au temps de Louis XIV », dans : XVII e siècle 217, pp. 631-641. 28 L’Art de la cuisine française au XVIIe siècle, pp. 466-468. Du Vatel de Roland Joffé à la gastronomie du Grand Siècle 77 mité avec son désir », écrit L. S. R. 29 La table dressée des siècles modernes est dès lors un véritable tableau où « l’arrangement offre un beau coup d’œil. » 30 Et c’est ce « beau coup d’œil » qu’a souhaité montrer Roland Joffé dans son film, en présentant plusieurs scènes de table en hauteur dans une vue d’ensemble ; telle la table du roi et ses mets harmonieusement disposés. L’apothéose apparaît dans une longue scène où se déroule le banquet du soir accompagné d’un spectacle. 31 Le souper, précise la Gazette (1671) dans sa description de la fête de Chantilly, « fut servi avec une abondance prodigieuse de Viandes, les plus exquises, ainsi qu’avec une magnificence, & une politesse extraordinaire ». 32 Le réalisateur montre avec différents jeux de caméra la splendeur de la table couverte de pyramides de toutes sortes, et notamment celles aux fruits que l’on servait au moment du dessert. Ce dernier, écrit L. S. R. dans son Art de bien traiter (1674), 33 divertit les convives par « d’agréables nouveautés dont la délicatesse et la manière donnent autant de plaisirs aux yeux que l’appétit en peut recevoir. » C’est alors le triomphe du fruit que l’on présente en corbeilles, en dôme sur des assiettes ou en pyramide avec des hauteurs assez impressionnantes. C’est aussi le succès des confitures sous toutes ses formes qui, à l’époque, désignent des préparations variées comme les compotes, gelées, marmelades, fruits confits, en sirop, ou en pâte etc. 34 Cérémonial et esthétisme, tels sont les deux mots qui pourraient qualifier la table du Grand Siècle. Mais la multiplicité des plats qui la couvraient ne laissait guère de place au verre. Lorsqu’un convive désirait boire, celui-ci devait s’adresser à un serviteur, généralement positionné derrière lui avec un petit plateau rond garni d’un verre, d’une carafe de vin et une autre d’eau, comme en témoignent les gravures de l’époque et les séquences du film. 35 On avait aussi l’habitude de boire le vin frais que l’on mettait dans des rafraîchissoirs durant le repas. La fourchette, qui ne se généralisera que très tardivement sur les tables distinguées, n’est pas encore employée par tous. 36 Ainsi Louis XIV préférait-il ses doigts pour porter les aliments à sa bouche : un plan du film y fait d’ailleurs allusion alors qu’un autre présente la reine avec une fourchette. 37 29 Ibid., p. 22. 30 Vincent La Chapelle (1735), Le Cuisinier moderne, La Haye : A. De Groot, tome 1, p. 1. 31 Vatel, 01: 09: 24-01: 12: 51 h. 32 Recüeil des gazettes nouvelles ordinaires et extraordinaires … (1671), p. 442. 33 L’Art de la cuisine française au XVII e siècle, p. 191. 34 Patrick Rambourg (2007), La Cuisine à remonter le temps, Paris : Garde-temps, p. 70. 35 Vatel, 01: 04: 40 h. 36 Rambourg (2005), pp. 88-89. 37 Vatel, 00: 24: 52-00: 25: 24 h. Patrick Rambourg 78 Le monde des cuisines Dans l’histoire de la cuisine, le Grand Siècle est un tournant. La parution du Cuisinier françois de La Varenne en 1651 ouvre une nouvelle ère culinaire. L’ouvrage connaît un très grand succès européen et propose une cuisine innovante tout en reflétant les pratiques de son temps. Le goût épicé et acide des élites médiévales est délaissé au profit d’un assaisonnement plus « délicat » et discret. 38 La tendance est dans la volonté de préserver les saveurs naturelles des aliments. Nicolas de Bonnefons, auteur des Délices de la campagne (1655), prône le « vrai goût qui se doit donner à chaque espèce de chair & de poisson ». 39 Les végétaux sont de plus en plus appréciés et on observe une multiplication des plats de légumes dans les recueils de recettes. Dans les cuisines professionnelles, l’activité culinaire est méthodiquement organisée en brigade où chacun joue son rôle dans l’élaboration des mets. Les cuisiniers ont en effet mis en place un système culinaire leur permettant de réaliser une grande variété de plats. Ainsi Roland Joffé ne pouvait faire abstraction du monde des cuisines, il le montre à la fois comme un lieu d’abondance alimentaire et comme un espace de travail. 38 Rambourg (2005), p. 99. 39 Nicolas de Bonnefons (1655), Les Délices de la campagne, Amsteldan [i.e. Amsterdam] : Raphael Smith, p. 209. Fig. 1: Les Délices de la campagne (1655) Du Vatel de Roland Joffé à la gastronomie du Grand Siècle 79 À la manière des « natures mortes » qui représentent des scènes de marchés ou de cuisines regorgeant de nourriture, plusieurs plans du film s’attardent sur des monceaux d’aliments, tels les volailles et les gibiers à plumes suspendus derrière Vatel lorsque celui-ci s’entretient avec les fournisseurs ; 40 ou encore tous ces légumes verts et variés qui jalonnent de part et d’autre le chemin qu’ils empruntent pour se diriger vers la cuisine. 41 Il y a aussi cette scène 42 où la caméra balaye toute une rangée de cucurbitacées de toute sorte pour s’arrêter sur les melons qui sont à l’époque fort appréciés. Jean-Baptiste de la Quintinie le considère, dans son Instruction pour les jardins fruitiers et potagers (1690), comme « le plus considérable fruit que la terre produise en ce pays-ci ». 43 Et pour L. S. R. (1674), « ce fruit si fameux et si renommé par les bonnes et avantageuses parties qui le composent, nonobstant les suites fâcheuses qui l’accompagnent, est aujourd’hui l’objet des empressements universels. » 44 L’abondance alimentaire des cuisines se retrouve aussi dans la fromagerie avec ses nombreux fromages, dans les morceaux de viande de porc fumé accrochés au-dessus de la cheminée, dans le travail des bouchers qui s’attellent au découpage des carcasses de viande 45 suspendues comme le « Bœuf écorché » (1655) de Rembrandt. Au-delà des aliments, la cuisine est un lieu de très grande activité où nombre de personnes s’activent à la préparation des mets. Roland Joffé la montre grouillante de monde, dans un mouvement perpétuel et dans un désordre apparent. Car c’est avant tout un espace ordonné, fonctionnel et rationnel, où tout est bien rangé dans une organisation réfléchie pour un meilleur ordonnancement du travail culinaire. 46 Le « potager », qui s’affirme au cours du siècle, et qui contribue à la sophistication des pratiques culinaires par une meilleure gestion de la chaleur, permet de cuire en même temps plusieurs préparations sur des cavités remplies de braises. Il est généralement placé à l’endroit le plus éclairé de la cuisine, sous une fenêtre, comme le suggèrent deux scènes du film 47 montrant le bel agencement de la cuisine. On y voit des tables de travail en bois, des étagères murales sur lesquelles sont rangés les ustensiles et la batterie de cuisine. Les grandes cuisines sont égale- 40 Vatel, 00: 07: 47-00: 08: 15 h. 41 Vatel, 00: 08: 19-00: 08: 23 h. 42 Vatel, 00: 58: 36-00: 58: 53 h. 43 Jean-Baptiste de la Quintinie (1999), Instruction pour les jardins fruitiers et potagers, Arles : Actes Sud ENSP, p. 432. 44 L’Art de la cuisine française au XVII e siècle, p. 186. 45 Vatel, respectivement : 00: 57: 18-00: 57: 36 h, 00: 29: 31-00: 29: 35 h et 00: 42: 11- 00: 42: 16 h. 46 Rambourg (2005), p. 96. 47 Vatel, respectivement : 00: 12: 36-00: 12: 51 h et 01: 25: 15-01: 25: 40 h. Patrick Rambourg 80 ment composées de plusieurs secteurs d’activité spécialisés dans un domaine culinaire tels la pâtisserie, la confiserie, ou encore l’office qui est un endroit plus frais et moins enfumé que le reste de la cuisine, et où l’on confectionne les plats du dernier service, les collations froides et les salades. Avec les gestes culinaires, le réalisateur invite le spectateur à pénétrer encore plus le monde des cuisines. D’une certaine façon, il met à sa portée la grande cuisine du XVII e siècle en lui montrant des techniques de préparation comme le ferait un chef d’aujourd’hui à la télévision. C’est le travail de la pâte par les boulangers, l’épluchage des fruits ou le plumage des volailles, le ciselage des oignons, le cassage des œufs de cailles dans une casserole en cuivre ; c’est également le bruit des couteaux que l’on ne voit pas mais que l’on entend taillant des aliments, c’est le rôtissage d’un canard qu’un cuisinier arrose de son jus de cuisson, 48 c’est le remplissage d’une tourte dans une très belle scène du film ; 49 c’est encore le découpage d’un poulet cuit, d’une langue de bœuf ; c’est aussi le travail du sucre dans la partie confiserie de la cuisine. La main est omniprésente, c’est un hommage à la dextérité des professionnels de bouche qui sont ici présentés comme des artistes. Conclusion Mais l’art culinaire est éphémère, comme le plaisir et la fête. Après le départ des convives, la table devient désordre. Jonchée de restes de crustacés et de coquillages elle annonce la fin des festivités. Les sculptures de glace fondent et le Dieu de la mer perd son trident : c’est une des dernières scènes du film. 50 De par son approche, Roland Joffé se défend d’avoir fait un film historique mais plutôt un film d’époque, car pour lui « on ne peut pas recréer le passé. » 51 Et pourtant l’histoire est omniprésente, non pas l’histoire politique qui est seulement effleurée, mais l’histoire de la cuisine et de la table intrinsèquement liée à la vie de cour. On y sent un véritable travail de recherche fait en amont qui conforte le film comme support visuel historique. Ce qui n’empêche en rien les clins d’œil à la crème chantilly et à la duxelles de champignons qui appartiennent à une certaine légende … 48 Vatel, 00: 21: 48-00: 22: 14 h. 49 Vatel, 00: 56: 57-00: 57: 06 h. 50 Vatel, 01: 44: 43-01: 45: 24 h. 51 Les Coulisses d’une Histoire, supplément du film Vatel, 00: 14: 02 h. II Intermédialités Biblio 17, 179 (2009) Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine R OSWITHA B ÖHM Berlin « J’aime le cinéma, mais mon terrain d’apprentissage et de recherche, c’est le théâtre. » 1 Ariane Mnouchkine, dont les pièces portent un regard et une réflexion critiques sur l’histoire et le monde contemporain, se considère avant tout comme une femme de théâtre. La fondatrice du Théâtre du Soleil a néanmoins tourné quelques films comme le fameux Molière (1978), 2 grande fresque en deux parties reconstituant la vie de Molière et l’épopée d’une troupe théâtrale au XVII e siècle avec les comédiens du Théâtre du Soleil. Le film, qui fut réalisé avec 120 comédiens, 1300 costumes, 220 décors et qui demanda deux années de travail, 3 fut mal accueilli par la critique lors de sa présentation 1 Gilles Costaz (2004), « Le théâtre est prophétique. Entretien avec Ariane Mnouchkine », dans : Politis (22 janv. 2004) ; cité d’après : www.politis.fr/ article820.html (consultation: 5 mai 2006). 2 Molière ou la vie d’un honnête homme et son siècle, Ariane Mnouchkine, France 1978, 244 minutes. Ariane Mnouchkine a de plus porté à l’écran deux de ses pièces de théâtre à partir de leur enregistrement : 1789, France 1974 ; Tambours sur la digue, France 2002. En plus, il existe des versions filmiques de ses pièces Méphisto, le roman d’une carrière (Bernard Sobel, France 1979), L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves (Bernard Sobel, France 1988) et La ville parjure ou le reveil des Erinyes (Catherine Vilpoux, France 1999). Enfin, à la demande de l’Assemblée Nationale et pour le bicentenaire de la Révolution française, Ariane Mnouchkine tourne La nuit miraculeuse (France 1989), une parabole onirique sur la situation des Droits de l’homme. Voir aussi les documentaires de Werner Schroeter À la recherche du Soleil (Allemagne/ France 1986), d’Éric Darmon et de Catherine Vilpoux Au soleil même la nuit. Scènes d’accouchements (France 1997), où « les coulisses, les processus, les ‹secrets› de fabrication des spectacles du Théâtre du Soleil sont donnés à voir. » 3 Ce caractère d’une entreprise « ambitieuse et démesurée à tous les niveaux, sujet, réalisation, production » a été souligné à plusieurs reprises par la critique. Cf. à titre d’exemple Frantz Gévaudan (1978a), « Ariane Mnouchkine, Molière : Un grand absent », dans : Cinéma 236-237, pp. 160-163 ; p. 160. Roswitha Böhm 84 au Festival de Cannes, mais fit un triomphe en salles avec dix millions de spectateurs. Caractérisé sur la bande-annonce comme une « épopée familière et grandiose où se heurtent dévots et libertins, paysans affamés et courtisans en perruques », ce film relate non seulement la vie d’un homme de théâtre menant une lutte incessante pour exercer son art, mais se penche aussi sur la complexité de la réalité sociale. Il tente de « brosser une large fresque épique embrassant, à travers quarante ans de la vie de l’une des figures majeures de la dramaturgie théâtrale, une époque et une société données. » 4 Pour Ariane Mnouchkine même, ce film réalisé après douze ans de travail théâtral intensif à un moment de crise, fut une expérience importante parce qu’il signifiait pour elle et pour sa troupe un moment d’arrêt et de réflexion : Pour nous le film sur Molière a été exactement ce qu’on espérait, c’est-àdire une espèce de remise en question complète parce qu’on se trouvait devant quelque chose de gigantesque. Nous nous retrouvions débutants, en danger, devant faire nos preuves chaque matin face à des techniciens dont ce n’était pas le premier film alors que pour nous, c’était le premier film. C’était une épreuve, mais dans le sens positif du terme, et en même temps c’était une réflexion sur ce qu’est la vie d’un créateur, la vie d’un groupe de créateurs, sur ce qu’est le théâtre dans un certain type de société, parce que le film est autant sur Molière, sa vie, que sur son époque. […] On a été très heureux de faire du cinéma et ce qui est formidable, c’est qu’on a tous envie de refaire du théâtre maintenant. 5 Dans cette citation, on peut souligner deux points importants qui serviront de fils conducteurs de cette étude : il s’agit d’une part du lien étroit entre le théâtre et le cinéma, lien formé par un certain nombre de différences mais aussi de points communs par rapport à la technique et à l’esthétique et qui a fortement influencé le travail cinématographique d’Ariane Mnouchkine pendant la production de Molière. D’autre part, celle-ci signale à plusieurs reprises que la décision de tourner un film sur Molière constituait pour elle et pour toute la troupe du Théâtre du Soleil une véritable réflexion non seulement sur la vie d’un comédien, d’un homme de théâtre et d’un créateur exceptionnel, mais aussi sur la vie de théâtre en général. Quelles ont cependant été les raisons de ce que Mnouchkine appelle, rétrospectivement « un moment de crise » ? Quelques remarques sur l’histoire du Théâtre du Soleil et sa situation au moment du tournage du film permettent d’élucider cette question. La compagnie est créée en 1964 par un groupe d’étudiants qui avaient déjà fait du théâtre sous la direction d’Ariane Mnouch- 4 Gévaudan (1978 a), p. 160. 5 Lise Gauvin (1979), « Entretien avec Ariane Mnouchkine : L’itinéraire d’une troupe », dans : Études françaises 15/ 1-2, pp. 175-185 ; p. 181 sq. Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine 85 kine. 6 Le nom de la troupe est choisi en hommage aux couleurs lumineuses et éclatantes des films de Jean Renoir et de Max Ophüls. Dès le début, le principe d’une coopération égalitaire où chacun - qu’il soit metteur en scène, acteur ou technicien - a les mêmes droits et reçoit le même salaire, est mis en pratique et de plus garanti par contrat. L’activité de la troupe repose sur un travail collectif et vise à établir de nouveaux rapports avec le public. Les premières mises en scène de la compagnie n’ont pas beaucoup de succès, mais elles sont importantes pour l’évolution de la troupe, car les formes typiques de leur jeu y prennent forme : il s’agit des Petits bourgeois (1964) de Maxime Gorki et d’une adaptation du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier (1965). Sans lieu de représentation fixe, accueillie dans des salles de fortune, la troupe joue La Cuisine d’Arnold Wesker au Cirque Montmartre (1967), pièce avec laquelle elle obtient un premier grand succès (63 400 entrées). Le public est émerveillé et découvre une mise en scène innovante et une autre façon de faire du théâtre - ce que les productions suivantes confirmeront. La recherche d’une activité théâtrale innovatrice se manifeste dans Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare (1968) et surtout dans la production Les Clowns (1969) qui renoue avec la tradition du théâtre populaire de Jean Vilar. En 1970, la compagnie prend possession de l’ancienne cartoucherie militaire de Vincennes rétrocédée à la mairie de Paris par l’armée et l’aménage peu à peu en salle de théâtre. C’est aussi l’année de la production de 1789, spectacle devenu « culte », montré d’abord à Milan, puis à Paris. 1789 comporte déjà tous les éléments importants de cette esthétique théâtrale qui fera du Théâtre du Soleil l’une des plus importantes compagnies d’avant-garde françaises après 1968. 7 Les rôles du répertoire ne sont pas confiés à de grands comédiens célèbres ; la communauté de la troupe se prépare en étudiant des ouvrages historiographiques, elle improvise, écrit collectivement le texte du spectacle 6 Pour un résumé de la vie du metteur en scène voir « Ariane Mnouchkine - eine biographische Notiz », dans : Josette Féral (éd.) (2003), Ariane Mnouchkine & das Théâtre du Soleil, Berlin : Alexander Verlag, p. 202 ; pour de plus amples informations voir Judith G. Miller (2005), Ariane Mnouchkine, Londres : Routledge. Pour une analyse approfondie de son travail théâtral voir Anne Neuschäfer (1983), Das ‹Théâtre du Soleil›. Commedia dell’arte und création collective, Rheinfelden : Schäuble, et Adrian Kiernander (1993), Ariane Mnouchkine and the Théâtre du Soleil, Cambridge : Cambridge University Press. 7 Cf. Hans-Jürgen Lüsebrink/ Axel Poletti (1989), « Der vierzehnte Juli 1789 - inszeniert vom ‹Théâtre du Soleil› », dans : Französisch heute 2, pp. 117-129 ; p. 117. Voir aussi Wilfried Floeck (1988), « ‹Comment transposer la réalité ? › Ariane Mnouchkine und das ‹Théâtre du Soleil› », dans : id. (éd.), Tendenzen des Gegenwartstheaters, Tübingen : Francke, pp.19-36 ; et à l’égard de la version filmique de 1789 Volker Roloff (1999), « 1789 als Theaterfilm », dans : Sibylle Bolik et al. (éds.), Medienfiktionen. Illusion - Inszenierung - Simulation, Francfort-sur-le-Main et al. : Peter Lang, pp. 247-260. Roswitha Böhm 86 sous l’œil vigilant de l’animatrice et metteur en scène et le modifie encore au cours des répétitions. Cette conception théâtrale a non seulement pour but d’éliminer les frontières entre le texte (préfabriqué) et sa mise en scène (ultérieure) ainsi qu’entre le public et les comédiens, mais aussi de surmonter les barrières entre les techniciens et les acteurs, de même qu’entre le metteur en scène et la troupe en général. 1789 rend la compagnie célèbre pour sa recherche d’une esthétique spécifique ainsi que pour son approche politique perceptible à travers son travail d’improvisation : « Car toute la rhétorique théâtrale de 1789 nous laisse percevoir la fragilité intrinsèque à notre saisie de l’Histoire : […] la multiplicité des perspectives reflète à la fois une position critique et un appel à la créativité. » 8 Cette nouvelle interprétation de l’histoire trouve sa continuation deux ans plus tard dans la production de 1793, représentation théâtrale de la seconde année décisive de la Révolution française, et puis dans L’âge d’or (1975), spectacle inspiré de la commedia dell’arte et des contes de fées qui met en lumière les conditions réelles de l’immigration maghrébine en France. 9 À chaque nouvelle représentation, Mnouchkine désire faire participer son public à une fête théâtrale en ce lieu unique qu’est la Cartoucherie, « espace de liberté » qui lui a permis « de vivre autrement le théâtre ». 10 Les spectacles de la compagnie sont toujours engagés et véhiculent une dimension politique et un « plaisir théâtral qui atteint tous nos sens. » 11 Ce plaisir est dû avant tout au jeu de l’acteur : « Le comédien s’approprie donc la scène […] ; il en est le maître surtout par sa voix et son jeu, ses mimiques et ses gestes - et l’on voit ici l’importance des styles de jeu empruntés à la tradition populaire italienne ou au théâtre extrême-oriental. » 12 Mais il convient aussi de souligner le rôle des costumes, des matériaux, de l’éclairage, de la musique, sans oublier « l’éla- 8 Danièle de Ruyter-Tognotti (1991), « Théâtre et histoire : position critique dans 1789 du Théâtre du Soleil », dans : Neophilologus 75, pp. 367-378 ; p. 377. 9 Pour une analyse de cette pièce, cf. Anne Neuschäfer (1982), « Commedia dell’arte und Création collective. Möglichkeiten und Grenzen gemeinschaftlicher Aufführungserstellung in einem neuen Volkstheaterverständnis. Am Beispiel des Théâtre du Soleil », dans : Konrad Schoell (éd.), Avantgardetheater und Volkstheater. Studien zu Drama und Theater des 20. Jahrhunderts in der Romania, Francfort-sur-le-Main/ Berne : Peter Lang, pp. 177-199. 10 François Campana/ Anne Quentin (2001), « Entretien avec Ariane Mnouchkine, La Cartoucherie, 14 décembre 2000 », dans : Lieux du possible. Enquête, Paris : La Scène et Thécif [supplément au n° 20 de La Scène] ; cité d’après : www.forumdesimages. net/ fr/ alacarte/ htm/ ACTUALITE/ MNOUCHKINE.htm (consultation: 5 mai 2006). 11 Charles Mazouer (1988), « Cendres et soleil : De Samuel Beckett à Ariane Mnouchkine », dans : Martin Brunkhorst/ Gerd Rohmann/ Konrad Schoell (éd.), Beckett und die Literatur der Gegenwart, Heidelberg : Winter, pp. 190-202 ; p. 196. 12 Ibid. Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine 87 boration, chaque fois nouvelle, d’un espace de jeu, du remodelage complet […] de la totalité du lieu théâtral. » 13 C’est après ces longues années communes d’un travail théâtral intensif basé sur le principe de la création collective qu’Ariane Mnouchkine (voir fig. 1) et sa compagnie ont éprouvé le besoin de se lancer dans un autre domaine et de réaliser un projet cinématographique. Ils envisagent « un changement d’orientation dans les activités, une régénération à travers d’autres moyens d’expression. » 14 À ce propos, Mnouchkine évoque son désir de « secouer une espèce de routine » et son envie […] de raconter par la troupe de Molière, par son itinéraire d’homme [et] de comédien, d’auteur, de metteur en scène, de raconter : qu’est-ce que c’est qu’une vie de théâtre ? qu’est-ce que c’est qu’une vie qui est fondée sur l’art bien sûr, mais aussi sur l’amitié ou le manque d’amitié, sur l’amour, sur l’argent, sur la lassitude, sur l’égoïsme, l’égocentrisme, la vraie générosité, le rire, enfin, cette étrange famille qu’est une troupe ? 15 Après un bref aperçu de l’accueil controversé que la critique et le public ont fait à ce film, je ferai quelques observations d’ordre général sur la structure du film qui se divise en deux grandes ‹époques› tout en comportant un certain nombre de scènes-miroirs servant de lien entre celles-ci. Je me concentrerai ensuite sur la première partie du film et la représentation des différentes 13 Ibid. 14 Simone Seym (1992), Das Théâtre du Soleil. Ariane Mnouchkines Ästhetik des Theaters, Stuttgart : Metzler, p. 100 : « einen Richtungswechsel in den Aktivitäten, eine Regeneration über die Praxis anderer Ausdrucksmittel. » 15 Ariane Mnouchkine (2004), « Entretien », réalisé par Catherine Vilpoux, bonus de la version de Molière en DVD. Fig. 1: Ariane Mnouchkine (photo: Michèle Laurent) Roswitha Böhm 88 étapes de la vie de Molière en examinant les images de son enfance et de sa jeunesse et en proposant une micro-analyse d’une des séquences narratives du film, le neuvième chapitre intitulé « Les dévots d’Orléans ». Un accueil mitigé Dans un entretien, Ariane Mnouchkine a souligné la grande différence entre l’accueil chaleureux du public et la réaction des critiques professionnels lors de la première projection publique du film, utilisant le terme de ‹massacre› pour caractériser l’attitude de la critique pendant le Festival de Cannes et évoquant la nécessité d’y désigner chaque année un ‹bouc émissaire›, rôle qui lui fut attribué en 1978. Le critique de Positif, Jean-Paul Török, était de ceux qui le déchirèrent à belles dents : « Quant au trop attendu Molière, dont les partisans célébraient déjà le génie national, son interminable et statique projection vit le public passer de séquence en séquence successivement de l’enthousiasme à l’expectative, de la patience à la morosité, de la déception à l’ennui et, carrément, de l’exaspération au ras-le-bol. » 16 Les comptes-rendus parus après la première à Cannes eurent même un effet négatif sur la distribution du film. Pour atteindre un plus grand public et devenir le succès cinématographique que l’on sait, le film Molière d’Ariane Mnouchkine dut faire lentement mais sûrement son chemin dans les salles de cinéma de province et les salles de classe. Il reçut un accueil plus favorable lors de quelques projections au Festival d’Avignon. Quelles étaient les objections des critiques ? La liste des défauts imputés à la réalisatrice de Molière est longue. On reproche tout d’abord au film sa « prolixité » 17 , car « ce film tout en longueurs » présente durant quatre heures d’« infatigables séquences, statiques au sens précis du terme […] » 18 . Ce qui a soi-disant le plus manqué à Ariane Mnouchkine pour mener à bien son projet, est une « conception intellectuelle et artistique » 19 , « une maîtrise suf- 16 Jean-Paul Török (1978a), « Le festival de Cannes 1978 - 1. Présentation », dans : Positif 208-209, pp. 74-76 ; p. 76. 17 Michael Nerlich (1979), « Warum der Molière von Ariane Mnouchkine schlecht ist », dans : Lendemains 14, pp. 133-135 ; p. 133 : « die Langatmigkeit ». 18 Jean-Paul Török (1978b), « L’informe et le spontané (Molière) », dans : Positif 211, pp. 58-59 ; p. 58 : « À l’aspect fangeux des extérieurs, à la boue répandue à profusion et à la fréquence des scènes d’enlisement, s’ajoutent l’encombrement des accessoires, une couleur visqueuse, des maquillages empâtés, la raideur des costumes et l’épaisseur des traits des interprètes, pour donner la sensation d’une atmosphère à couper au couteau, d’une matière où le temps patauge et s’englue. » 19 Nerlich (1979), p. 133 : « Wie jedes gelungene Kunstwerk muß der Film eine gedanklich-artistische Konzeption haben […]. » Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine 89 fisante de l’écriture cinématographique » 20 , « ‹un auteur› qui eût modéré ses débordements, contenu ce torrent d’images, en un mot reconstruit toute la maison en supprimant beaucoup de pièces. » 21 Selon les critiques, le film a été tourné « sans travail sérieux de préparation, sans recherches ni réflexions préalables, avec si peu de rigueur dans la construction, un tel manque de discipline et, partant, une telle pauvreté d’inspiration. » 22 Ses défauts sont dus en partie aux hommes et aux femmes de théâtre qui, en faisant du cinéma, croient trop à la magie de la mise en scène et aux images parlant toutes seules et négligent l’élaboration d’un scénario : 23 « [Le] film manifeste de bout en bout, à travers sa débauche d’images sans organisation ni contrôle, le culte moderne du spontané et de l’informe, le dédain des théâtreux d’aujourd’hui pour le texte, le verbe intelligible et le discours maîtrisé. » 24 Mis à part tous ces défauts d’ordre technique et cinématographique, la critique reproche surtout au film d’Ariane Mnouchkine d’avoir raté le portrait de l’homme de lettres qu’était Molière et de l’avoir négligé en ne mettant en relief que « le comédien des farces, le clown grotesque » 25 : « Pourquoi présenter le maître du langage, le disciple de Gassendi, l’auteur subtil et ambigu du Tartuffe, du Don Juan et du Misanthrope, le fin politique qui sut concilier les faveurs du pouvoir avec une liberté de parole dont la subversion est toujours actuelle, sous les traits d’un histrion hystérique, d’un pitre laborieux, qui ne connaît pour tout discours que la mimique et la grimace ? » 26 On lui en veut d’avoir favorisé la représentation filmique de toute une époque, « une vision du Grand Siècle à la fois conventionnelle, figée et parfaitement arbitraire » 27 , où l’on retrouve la « réduction d’une vie géniale […] aux clichés nationaux du mythe national ‹classique› Molière » sans faire « l’essai d’une nouvelle interprétation historique » 28 : 20 Gévaudan (1978 a), p. 160. 21 Roger Régent (1978), « Le cinéma : Les grandes reprises de l’été. - Molière », dans : La nouvelle revue des deux mondes (juillet-septembre), pp. 730-738 ; p. 738. 22 Török (1978b), p. 58. 23 Cf. ibid. 24 Ibid. 25 Nerlich (1979), p. 135 : « der Farcenkomödiant, der groteske Clown ». 26 Török (1978b), p. 58. Cf. aussi Bernard Boland (1978), « Molière (A. Mnouchkine) », dans : Cahiers du Cinéma 290/ 291, p. 30. 27 Török (1978b), p. 58. 28 Nerlich (1979), p. 134, critique la « Reduktion eines genialen Lebens auf […] sämtliche National-Klischees des ‹klassischen› National-Mythos ‹Molière› […]. » Cf. à cet égard aussi Török (1978 b), p. 58 sqq. qui parle d’une « version aberrante […] construite de bric et de broc à l’aide de souvenirs scolaires et de vignettes de manuel ». Roswitha Böhm 90 Le film est intitulé Molière et montre de fait la vie de Molière avec toutes les anecdotes et les détails banals traditionnellement transmis, quoique en grande partie inventés, et le tout est joué avec une certaine délectation, tout en longueur telle une épopée ennuyeuse. Mais Molière, Molière, Molière - où est Molière ? 29 À les lire trente ans plus tard, les comptes-rendus à tendance négative donnent l’impression d’être issus de la plume d’une clique de critiques de cinéma défendant un ‹art cinématographique pur› et ne souffrant pas l’intrusion des ‹non-spécialistes›. 30 Par ailleurs, le film d’Ariane Mnouchkine est remis en question par un groupe de dix-septiémistes privilégiant une image assez figée du XVII e siècle. Il semble qu’ils voulaient y retrouver leur Grand Siècle de splendeurs et de magnificences, le siècle classique des trois grands auteurs dramatiques : Corneille, Racine et Molière. Mnouchkine leur propose au contraire, du moins en partie, ce que l’historien Félix Gaiffe appelle « l’envers du Grand Siècle » 31 . En effet, Molière montre un XVII e siècle misérable et pouilleux, où les Français souffrent de la faim pendant que Louis XIV fait construire Versailles, où les habitants des villes et des villages s’enlisent, à pied, dans la boue des rues tandis que les seigneurs se promènent en calèche. Dans l’entretien accompagnant la version DVD du film, la réalisatrice compare le XVII e siècle français à certaines régions de l’Inde d’aujourd’hui. Adrian Kiernander souligne à ce sujet que le film « takes time to look closely at the social conditions of the period, revealing violent contrasts between the opulence of the court of Louis XVI and the hardship and poverty of life in the countryside. » 32 La réalité cinématographique de ces scènes est considérée comme remarquable : « L’évocation du Paris du carnaval, les fêtes populaires, 29 Nerlich (1979), p. 133 : « Der Film heißt Molière und zeigt de facto das Leben Molières, und zwar mit allen platten - überlieferten, meistens aber auch noch erfundenen - Nebensächlichkeiten und Anekdötchen, genußvoll und langweilig episch ausgedehnt und ausgespielt. Molière aber, Molière, Molière - wo ist Molière ? » Cf. aussi Régent (1978), p. 734 : « Le premier défaut […] de cette œuvre de haute ambition […] est donc que le grand absent de cette fresque grandiose est celui qui devrait en être le personnage central, Molière lui-même. » Régent en impute aussi la faute à l’interprète de Molière, Philippe Caubère, et à son jeu effacé. 30 Cf. Michel Mesnil (1978), « Molière en roi de carnaval », dans : Esprit 23-24, pp. 297-307 ; p. 297 : « Bien vite cependant la lecture approfondie d’une littérature sans profondeur [i.e. les comptes-rendus de la critique parisienne, R. B.] révélait sous le sacré archaïque les plus tristes préjugés du jour : contre l’intrusion d’une bonne femme, d’une équipe de théâtre, de la télévision sans laquelle le film n’aurait pu être produit, dans les affaires du cinéma, art de mâles et de spécialistes. » 31 Félix Gaiffe (1924), L’envers du Grand Siècle. Étude historique et anecdotique, Paris : Albin Michel. 32 Kiernander (1993), p. 99. Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine 91 les bateleurs, les bonimenteurs, les tire-laine, toute cette vie palpitante et colorée de la rue est animée d’une vie intense et turbulente qui nous entraîne dans son rythme. » 33 Il existe donc aussi des avis contraires à ceux qui ont été cités jusqu’ici. Terminons cette esquisse sur la réception du film par une voix positive : Le résultat est un portrait provocateur, amusant et merveilleusement vivant, un portrait non seulement de Molière mais aussi de la France du XVII e siècle. Sa vision de l’homme et de son époque est tout particulièrement valable vu sa propre expérience en tant que directeur d’une troupe de théâtre. La pratique théâtrale de Mnouchkine donne à Molière un cachet caractéristique qu’il ne posséderait pas autrement. Tout cela ainsi que sa préoccupation constante par rapport à la société dans laquelle Molière et l’Illustre-Théâtre ont joué leurs destins font de ce film une somptueuse tapisserie de couleurs et de sons, laquelle mérite vraiment d’être désignée de spectacle. 34 Des ‹scènes-miroirs› entre fête populaire et fête royale Le film, d’une durée de 244 minutes, se divise en deux époques, dont la première comporte 18 chapitres et retrace les années de 1632 à 1652, de l’enfance du jeune Jean-Baptiste âgé de dix ans jusqu’aux premières années de la troupe de Molière en Province après la rencontre des Dufresnes. La seconde époque comporte 20 chapitres et commence par la narration du séjour de la troupe au château de La Grange-des-Près, lieu de retraite du Prince de Conti, qui prend la troupe de Molière sous sa protection après la fin de la Fronde. Le film se termine sur la quatrième représentation du Malade imaginaire et la mort de Molière. Hormis une seule séquence proleptique tout au début - le premier chapitre nous montre, tout comme le dernier, un Molière âgé, peu de temps avant sa mort - le film retrace la vie de Molière et l’évolution de sa troupe d’une façon linéaire et chronologique, se basant sur un certain nombre d’épi- 33 Régent (1978), p. 735. 34 Michael G. Hydak (1979), « Mnouchkine, Ariane. Molière ou la vie d’un honnête homme et son siècle. 1978 », dans : The French Review LII.6, pp. 957-958 ; p. 958 : « The result is a provocative, entertaining and marvelously alive portrait not just of Molière but also of seventeenth-century France. Her vision of the man and of his epoch is especially valuable given her own background as the director of a troop of actors. Mnouchkine’s experience in the theatre stamps Molière with a cachet it would not otherwise possess. This and her constant preoccupation with the society in which Molière and the Illustre-Théâtre played out their destinies make of the film a magnificent tapestry of color and sound which truly deserves the name spectacle. » [souligné dans l’original] Roswitha Böhm 92 sodes et d’anecdotes paradigmatiques, tels que le renoncement au métier de tapissier royal, les altercations avec son père, la création de l’Illustre Théâtre, les années de province, la rencontre avec Monsieur et les premières représentations devant Louis XIV, etc. Les séquences du film sont structurées en alternance : il nous montre tour à tour des « scènes d’intimité aux visages recueillis, aux lumières dorées, aux boiseries et aux cuivres sortis des peintres hollandais, et d’extraordinaires tohu-bohus [sic] de foules en fête, en colère, en détresse, scandés par la déambulation infinie du chariot des comédiens. » 35 En ce qui concerne la structure du film en général, il a été observé que sa première partie se caractérise par la notion de « fête populaire » tandis que la « fête royale » domine la deuxième partie. 36 Pour Michel Mesnil, Ariane Mnouchkine déploie les signes de la fête sur l’espace à découvert de son film, ceux de la fête populaire pendant l’enfance et ceux de la fête princière à l’âge adulte, et il lui semble « qu’il tire de ce déploiement sa véritable unité, que c’est à partir de lui que se met en marche son jeu de correspondances, qu’il lance ses signaux au spectateur en l’invitant à libérer sa rêverie créatrice. » 37 La « fête populaire » coïncide avec la première époque qui retrace les années d’apprentissage du jeune Molière jusqu’à ce qu’il devienne un homme de théâtre et un acteur fortement influencé par les comédiens ambulants et les bateleurs jouant la farce. La « fête royale » représente quant à elle la deuxième époque où nous assistons à la métamorphose de celui, qui jusque-là avait surtout joué des farces devant un public populaire de province, et qui devient Molière, l’auteur et l’homme de la cour. Nous le voyons effectivement à plusieurs reprises assis à un bureau, entouré de papiers et de livres, en train d’écrire des comédies destinées à enrichir le réel fabuleux des fêtes baroques de la cour de Louis XIV. Outre le thème de la fête, qui constitue l’épine dorsale du film, Molière est fait « de montages de thèmes qui deviennent des modèles sémantiques à la manière de ces juxtapositions hétéroclites des chansons de geste […] » 38 , notamment la nourriture, le sang, le masque et le voyage. Il existe donc un certain nombre de ‹scènes-miroirs›, c’est-à-dire de séquences narratives qui, dans la deuxième partie, reprennent des motifs - tant au sens propre qu’au sens figuré - de la première. Il s’agit surtout de scènes ayant pour sujet la vie de la troupe de théâtre et montrant « les petits combats de la vie de Molière 35 Mesnil (1978), p. 298. 36 Hydak (1979), p. 958 : « If the fête populaire characterizes the first half of the film, the fête royale dominates the second. » [souligné dans l’original] ; cf. aussi Gévaudan (1978a), p. 160, qui met en avant d’autres critères de distinction : « D’un côté ce qui forge une personnalité et nourrit une œuvre, de l’autre ce qui les détruit. D’un côté Poquelin et de l’autre Molière. » 37 Mesnil (1978), p. 300. 38 Ibid., p. 299. Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine 93 ou le grand combat de son travail, les moments de sa vie où ses comédiens ont été grands ou médiocres » 39 . Pour ne citer que quelques exemples : dans la première et la deuxième partie, le film montre des repas organisés pour la troupe et pendant lesquels sont lus des contrats relatifs à la fondation de l’Illustre Théâtre ou au retour de deux comédiens, les Du Parc. 40 D’autres scènesmiroirs évoquent les disputes du jeune Molière avec son père concernant son avenir professionnel et son engagement pour le théâtre ou encore les discussions avec Dufresnes sur les qualités de la tragédie et de la comédie. De plus, la deuxième partie du film reprend la thématique de l’influence négative des Dévots et du poids destructeur de la censure religieuse sur le théâtre, dont il était déjà question pendant la première époque. Pour illustrer cette idée, je désire mentionner deux séquences narratives signalant le moment où Molière et sa troupe quittent Paris pour la province et celui de leur retour. Celles-ci reprennent à chaque fois le même motif et fonctionnent ainsi comme un raccord entre les deux époques du film. 41 À deux reprises, le spectateur voit une charrette avancer lentement sur la ligne de l’horizon coupant l’écran en deux, l’arrière-plan ne montrant que le ciel et la terre d’un champ. Cette charrette passe derrière Molière qui s’est arrêté dans une attitude pensive pour regarder la ville de Paris au loin et que la caméra montre un instant en gros plan. Le plan suivant est de nouveau un cadrage panoramique, où la ligne de l’horizon partage le champ de l’image en deux parties. Le personnage de Molière, isolé, filmé de loin et planté à contre-jour, avec son galure sur la tête, les pans de son manteau de voyage au vent, reprend finalement la marche et quitte le plan de l’image pour aller symboliquement vers une nouvelle étape de sa vie : 39 Monique Grunfeld/ Arnaud Spire (1978), « De qui parle Molière? De Mnouchkine, Vitez et quelques autres. Défense et illustration de leurs contradictions par Ariane Mnouchkine et Antoine Vitez », dans : La Nouvelle Critique 119, pp. 34-40 ; p. 36. 40 Cf. Molière I, 01: 20: 45-01: 23: 40 h et Molière II, 00: 48: 33-00: 50: 25 h. 41 Cf. Molière I, 01: 38: 22-01: 39: 09 h et Molière II, 00: 28: 05-00: 29: 06 h. Fig. 2: Le retour à Paris Roswitha Böhm 94 Le dédoublement de scènes équivalentes sert à l’imbrication des deux parties et, par le choix des motifs, à la mise en relief des questions intimement liées à la vie de théâtre et à l’esthétique théâtrale. L’image de Molière : une vie sous le signe du théâtre Après ces remarques d’ordre général, je désire analyser la première partie du film Molière qui est placée sous le signe du théâtre populaire et du théâtre en général, fil conducteur de l’enfance et la jeunesse de Molière. Comme l’a fait remarquer un critique, Ariane Mnouchkine procède au début du film par touches légères partant du particulier - leçon d’un prêtre, embarras de la circulation, décès d’une mère - pour déboucher sur le général - conceptions rétrogrades d’une église qui en est encore à excommunier ceux qui croient à la circulation sanguine, misère d’une société qui sort à peine du Moyen Âge et patauge dans la boue et l’ignorance de la médecine. Ce critique souligne en même temps l’importance de la peinture pour la composition des images du film : « Jouant de la lumière, de la couleur, du décor, des costumes, mélangeant les scènes d’intimité et les mouvements de foule, Ariane Mnouchkine compose un tableau saisissant dont tout pittoresque de détail est exclu et qui s’amuse à retrouver la palette des grands maîtres hollandais, Vermeer pour les rapports de Jean-Baptiste et de sa mère, Franz Hals pour le portrait de son père, ou des frères Le Nain pour les scènes de rue. » 42 Chaque séquence, même celle qui n’évoque pas encore le théâtre proprement dit, contient cependant un aspect théâtral fonctionnant comme une allusion au futur destin de l’homme de théâtre. Je citerai et esquisserai ici quelques exemples avant de procéder à l’analyse d’une scène. Dans le deuxième chapitre intitulé « La bataille des enfants », on voit Jean-Baptiste âgé de dix ans, jouant aux cartes avec une bande d’enfants dans un grenier. 43 Il a apparemment triché et les autres enfants imaginent une scène de tribunal, lui faisant un procès et le condamnant au pilori, ici un poteau du grenier. Ils quittent ensuite le grenier. Un seul enfant revient pour porter secours à son ami. Ce garçon ne se contente pas de détacher Jean-Baptiste, mais met véritablement en scène sa libération en improvisant une bataille d’escrime contre des ennemis invisibles qu’il combat avec une 42 Gévaudan (1978 a), p. 161. Dans un entretien, Daniel Ogier, costumier de Molière, a confirmé que pour les décors et les costumes la principale référence historique a été la peinture. Cf. Frantz Gévaudan (1978b), « Entretien avec Daniel Ogier (costumier de Molière), dans : Cinéma 236-237, pp. 132-136 ; p. 132. 43 Molière I, 00: 04: 50-00: 11: 24 h. Pour la scène d’escrime entre les deux enfants, voir 00: 08: 55-00: 11: 05 h. Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine 95 adresse acrobatique et une ferveur tout à fait surprenantes. Le jeune Molière entre d’emblée dans le jeu et les deux enfants s’adonnent ainsi à leur bataille avec le sérieux et la concentration propres aux jeux d’enfants, évoquant chez le spectateur une scène d’improvisation au théâtre et des scènes d’escrime des films de cape et d’épée. Cette théâtralité revient aussi dans les chapitres suivants. Au chapitre 3 intitulé « Le catéchisme des pouilleux », nous voyons dans un décors d’église champêtre un curé enragé vociférant contre la théorie de la circulation sanguine d’Harvey et la découverte du mouvement des astres. 44 Ce curé se meut devant son auditoire comme sur une scène de théâtre : à travers ses gestes, sa démarche et sa façon de prêcher avec ferveur, il se métamorphose en acteur de théâtre sous nos yeux et ceux des élèves. Ces réflexions peuvent également s’appliquer aux scènes de dispute entre Jean-Baptiste et son père. On pourrait énumérer bon nombre de scènes qui ont subi l’empreinte de l’esthétique théâtrale, car toute la première partie du film est littéralement et métaphoriquement rythmée par des allusions à la vie théâtrale. Certaines sont implicites comme les rideaux qu’on ouvre brièvement pour pouvoir jeter un coup d’œil sur une scène interdite (chap. 7 « La mort de la mère » : le regard des enfants sur leur mère mourante et sur les médecins en train de manger de la viande de façon fort dégoûtante). D’autres allusions sont plus directes, comme dans la scène où des comédiens et des musiciens ambulants se produisent dans la maison familiale lors de la célébration de la fête des rois ou dans la scène de théâtre de rue où le jeune Jean-Baptiste découvre les farces du comédien Scaramouche. Je terminerai ces réflexions par une microanalyse du chapitre 9 intitulé « Les dévots d’Orléans », afin de montrer comment l’esthétique théâtrale a également influencé la représentation de scènes qui n’ont à première vue 44 Molière I, 00: 11: 25-00: 15: 35 h. Fig. 3: La scène d‘escrime Roswitha Böhm 96 rien à voir avec la vie de théâtre. 45 Voici tout d’abord quelques informations pour situer l’épisode : en 1637, le père de Molière avait demandé pour son fils, alors âgé de quinze ans, la survivance de sa charge de tapissier et de valet de chambre du roi. Après avoir prêté serment, celui-ci annonce à son père qu’il veut quitter le foyer familial et entreprendre des études. Dans le chapitre qui nous intéresse ici, Jean-Baptiste Poquelin est étudiant à Orléans. Nous voyons tout d’abord l’intérieur d’une salle sombre où prédominent le noir et blanc, le rouge et l’or et où des notables de la ville sont assis à une table : Afin d’ériger une Compagnie du Très Saint-Sacrement à Orléans, ces dévots s’apprêtent à en étudier les statuts pour les appliquer à leur ville. Il s’agit pour eux de mettre tous les hérétiques sur le droit chemin et de les guérir de leurs vices, si nécessaire, au prix d’observations, de surveillances, de menaces et de dénonciations des concitoyens. Cette intention est exprimée à tour de rôle par une série d’instructions : « Il faut alors les menacer des magistrats. […] Il faut les dénoncer. […] Il faut observer, surveiller, et se faire faire les informations nécessaires. […] Il faut empêcher […]. Il faut travailler à supprimer […]. Il faut faire en sorte […], etc. » (00: 51: 10) L’un des leurs, le père Guillaume, qui ne semble pas apprécier ces propos et se sent visiblement mal à l’aise, formule ses réticences vis-à-vis des propositions de ses collègues non pas verbalement mais par le langage corporel, soulignant chaque pensée par un geste précis. Ayant quitté sa place à table, nous le voyons près de la fenêtre (00: 51: 47), symbole d’une ouverture vers le monde, vers l’extérieur. Le groupe de dévots continue cependant à développer des propositions et décide d’empêcher la célébration du carnaval pour réaliser « une action 45 Molière I, 00: 48: 14-00: 56: 02 h. Par la suite, on citera les références de cette séquence analysée directement dans le texte et entre parenthèses. Fig. 4: Réunion de la Compagnie du Très Saint- Sacrement à Orléans Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine 97 qui comptera dans nos annales. » (00: 52: 46) Derrière la fenêtre, le spectateur aperçoit tout d’un coup de façon floue un groupe d’étudiants rassemblés dans la cour, tandis que la caméra reste fixée sur le visage toujours serein du père Guillaume où se reflète néanmoins son mécontentement quant au déroulement de la réunion. Le regard du spectateur double en l’anticipant le regard du père Guillaume à travers la fenêtre qui, quelques secondes plus tard, découvre à son tour cette assemblée estudiantine - découverte qui visiblement l’angoisse -, pendant que l’on entend la suite des déclarations dévotes : « Voilà notre mission. » Comme les autres dévots lui avaient demandé de prévenir les élèves qu’ils seraient assignés au collège pendant le carnaval, le père Guillaume se contente de répondre : « Monsieur, je crois que vous allez pouvoir leur annoncer cela à l’instant même » (00: 53: 19), tout en regardant lui-même par la fenêtre et en se tournant ensuite vers les autres dévots consternés. L’un d’entre eux se lève et annonce aux élèves qu’ils seront consignés pendant quatre jours, « pour prévenir les licences pendant le carnaval ». Le cadrage de ce plan est hautement symbolique parce qu’il renvoie à une tentative de « dressage » et d’oppression des élèves. L’image est comme divisée en deux parties : le recteur du collège est placé au premier plan, de trois-quarts profil, et remplit toute la partie droite. En bas à gauche, on voit de manière encore floue la masse des élèves formée de taches roses (les visages), blanches (les cols) et foncées (les cheveux et les vêtements) à la manière d’un tableau pointilliste (00: 54: 05). Leur groupe est doublement encadré, par le cadre de l’image filmée et celui de la fenêtre. Une fois son allocution terminée, le recteur respire profondément et se tourne vers les autres dévots. La caméra fixe ces derniers et on entend la voix off du recteur disant : « Voilà qui est réglé. » Puis, on aperçoit le recteur, qui, un sourire triomphant aux lèvres, se tourne vers la fenêtre pour la fermer. La caméra reste braquée sur la fenêtre, mais le recteur se dirige vers la droite (c’est-à-dire vers le groupe de dévots encore invisible à ce moment-là) et quitte le plan, libérant par ce mouvement la vue Fig. 5: Le père Guillaume Roswitha Böhm 98 sur le groupe d’étudiants doublement encadré et semblant ainsi se trouver ‹derrière les barreaux› : Juste au moment où les dévots veulent reprendre leur travail, on entend le début d’un roulement de tambours très rythmé et légèrement menaçant. Des regards inquiets sont échangés. Cette fois, la caméra nous montre un détail à travers la vitre (un léger flou l’indique), à savoir le tambour battu par l’un des étudiants. On aperçoit le mouvement de la caméra montant vers le haut, vers les visages des étudiants chantant avec détermination une chanson estudiantine en latin. À gauche, derrière le joueur de tambour qui se trouve au centre du plan, on voit Molière (00: 54: 58) : Il y a à présent toute une série de plans montrant de très près, l’un après l’autre avec quelques répétitions significatives (le recteur nerveux, le lieutenant de police en sueur), tous les dévots face à cette provocation des étudiants. Après un plan représentant les étudiants en train de chanter, nous apercevons de nouveau le groupe de dévots assis à une table : tous se lèvent, l’un d’eux se Fig. 6: La réunion des étudiants Fig. 7: Molière et le joueur de tambour Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine 99 dirige vers la gauche en direction de la fenêtre et quitte le cadre de l’image. Un autre se tourne vers la droite, se dirige vers la fenêtre et les volets. De nouveau, nous voyons le groupe d’étudiants à travers la vitre floue de la fenêtre. À gauche et à droite de la fenêtre apparaît à présent une nouvelle délimitation du plan résultant des corps des dévots filmés à contre-jour. Il y a un léger mouvement de la caméra vers la droite pour montrer encore une fois le joueur de tambour et Molière dans la partie inférieure du centre de l’image. De la droite, un bras se glisse lentement devant l’image, mettant une dernière fois en relief le joueur de tambour et Molière, tel un détail de photo à format réduit : Ensuite, tout le corps se glisse progressivement devant l’image, comme un rideau noir de théâtre qui se ferme, couvrant la vue sur le joueur de tambour, puis sur Molière et sur tous les étudiants, jusqu’à ce que l’image devienne complètement noire pendant quelques secondes (00: 55: 35). Les derniers plans de cette séquence nous montrent le dévot qui s’était éloigné vers la droite et qui revient à présent vers la table après avoir fermé la fenêtre, suivi par le mouvement de la caméra. Celle-ci reste finalement braquée sur le groupe de dévots priant à haute voix. Nous n’entendons leur prière, semblant avoir une fonction « exorcisante », que par bribes, car elle est couverte par les voix des étudiants et le son du tambour, le son hors-champ ayant plus d’intensité que celui in-champ. Dans cette séquence, les actions simultanées des dévots et des étudiants sont présentées successivement, segment par segment, par le truchement d’un montage qui montre chacune d’entre elles alternativement. À travers un montage alterné, Ariane Mnouchkine oppose l’espace clos (la salle de réunion des dévots), symbole de leur fermeture d’esprit, et l’espace extérieur (la cour des étudiants), représentant leur soif de liberté et anticipant par l’image et le son la séquence suivante sur le Carnaval d’Orléans, la célébration de la culture du peuple s’insurgeant contre les autorités répressives. Fig. 8: La fermeture des fenêtres Roswitha Böhm 100 Conclusion : le film en tant que poétique du théâtre En guise de conclusion, voici quelques remarques sur les répercussions positives du film dans les domaines du théâtre, du cinéma et de la politique. Ce que beaucoup de critiques ont reproché au film d’Ariane Mnouchkine me semble plutôt constituer un de ses atouts : Molière est non seulement un film sur Molière et sa troupe, sur leurs pièces et leur vie commune, mais aussi « […] à travers Molière, une sorte de réflexion et d’interrogation sur notre fonction, sur le théâtre pour nous […] » 46 . Il s’agit donc d’un film qui, à partir d’une reconstruction d’une certaine image du passé, propose une réflexion sur le présent, qui représente une véritable poétique du théâtre et qui a fortement influencé le travail du Théâtre du Soleil. Dans ce contexte, la critique allemande Simone Seym a souligné que Mnouchkine utilisait l’exemple historique pour montrer dans son film ce qui l’attirait dans l’art théâtral de Molière : une forme de théâtre combinant la farce dans la tradition populaire française aux improvisations théâtrales dans la tradition de la commedia dell’arte italienne, le tout exigeant une maîtrise nuancée du langage corporel. 47 Par le niveau de réflexion qu’il introduit au cinéma et par le riche répertoire de moyens filmiques et théâtraux qu’il emploie, le Molière d’Ariane Mnouchkine a également influencé les autres travaux cinématographiques sur le Grand Siècle. Une analyse de la deuxième partie du film, dont les images montrent surtout le rapport d’un artiste avec le pouvoir royal dont il dépend, sujet repris dans beaucoup d’autres films comme Tous les matins du monde ou Le roi danse, semble constituer une piste intéressante et prometteuse pour d’autres investigations : « Molière is in large part a reflection on the role of the artist in society. It is a portrait of a writer and actor who has the highest reputation of any dramatist in France, and the film investigates his life in the context of his times, his society, and in terms of his relationship with political power residing in the forms of Louis XIV and other members of the aristocracy. » 48 À l’instar de Molière, Ariane Mnouchkine met en scène une idée centrale - et politique - du Soleil : c’est en œuvrant ensemble, en travaillant dans le cercle protecteur mais exigeant d’une communauté d’artistes que naît un auteur, un acteur, un réalisateur. Cette idée est développée dans son article 46 Grunfeld/ Spire (1978), p. 36. 47 Cf. Seym (1992), p. 102. Voir à cet égard aussi Kiernander (1993), p. 99 : « Despite the differences that the film medium imposed, Molière has a number of similarities with Mnouchkine’s theatre productions. One of these is the focus on theatre as subject-matter, particularly with reference to popular historical theatre styles. » 48 Kiernander (1993), p. 98. Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine 101 « Inventer collectivement son texte ». 49 Dans le prologue du programme de L’âge d’or, « Raconter l’histoire de notre temps », Mnouchkine revendique une nouvelle génération d’artistes ne reculant pas devant l’apparemment indicible et qui - par le détour du langage corporel - réussisse à exprimer de nouveaux textes d’une pertinence sociale : « Mais le futur n’a rien à faire de poètes muets, de peintres aveugles et d’acteurs paralysés de crainte. Il lui faut des poètes qui sachent tout dire, des peintres qui sachent tout décrire et des acteurs qui soient à la fois peintres et poètes et qui sachent donner de notre univers encombré et complexe une re-présentation claire et nourrissante, écrire ensemble par leurs corps et leurs voix la comédie de notre temps, sans fin et toujours recommencée. » 50 Dans son film, Ariane Mnouchkine représente avec la compagnie de Molière la vision idéale d’une telle communauté d’artistes. 51 L’objectif du film Molière résidait donc moins dans la reconstruction objective d’une époque révolue que dans la reprise cinématographique d’une vision théâtrale d’antan et sa mise en parallèle avec les idées utopiques de la génération de 1968. 49 Théâtre du Soleil (1974), « Inventer collectivement son texte », dans : Les Nouvelles littéraires 2420, p. 13. 50 Théâtre du Soleil (1975), L’âge d’or. Première ébauche. Texte programme, Paris : Stock, p. 19 ; cité d’après Neuschäfer (1983), p. 200. 51 Cf. Neuschäfer (1983), p. 201 : « […] aus der Geschichte des Jean-Baptiste Poquelin wird die Wirklichkeit einer vorgelebten Utopie. » Biblio 17, 179 (2009) Dom Juan au cinéma : L’adaptation de Jacques Weber (1998) L UDGER S CHERER Munich Tout film tiré d’une pièce de théâtre provoque la question de la fidélité de l’adaptation, problème de la critique littéraire et cinématographique surtout, mais aussi des réalisateurs. Jacques Weber pour sa part a opté pour Molière et déclaré vouloir rester fidèle à sa comédie Dom Juan ou le Festin de Pierre (1665). Cette contribution s’interrogera sur les modalités et les particularités de cette adaptation moderne. Le film en question, intitulé à l’espagnole Don Juan (1998), n’est pas très connu aujourd’hui, malgré son succès auprès du public à l’époque, succès dû peut-être aussi à la notoriété de ses acteurs et actrices. Le réalisateur Jacques Weber, né le 23 août 1949 à Paris, s’est fait un nom comme acteur de film (Cyrano de Bergerac, 1990 ; Beaumarchais, l’insolent, 1996 ; Les Aristos, 2006), mais surtout comme brillant acteur de théâtre, qu’il est par sa formation. Il a interprété les principaux rôles de Molière (Alceste, Arnolphe, Tartuffe et Dom Juan) et mis en scène plusieurs pièces de théâtre. Avec Don Juan, Jacques Weber se lance pour la première fois dans la réalisation d’un long métrage. Le film s’inscrit bien sûr dans toute une série d’adaptations pour l’écran du mythe de Don Juan, de l’année 1898 jusqu’à nos jours. 1 Quand on songe à Molière, le téléfilm Dom Juan (1965) de Marcel Bluwal et le film espagnol Don Juan en los infiernos (1991) de Gonzalo Suárez présentent un intérêt particulier. Du fait de sa notoriété il faudrait aussi citer Don Juan DeMarco (1995) de l’Américain Jeremy Leven. Mais généralement on peut constater que « le thème de Don Juan a, paradoxalement, semblé inspirer peu de cinéastes », 2 à en croire les historiens du film, qui parlent d’ailleurs très souvent 1 Cf. l’esquisse de chronologie dans : Pierre Brunel (éd.) (1999), Dictionnaire de Don Juan, Paris : Robert Laffont, p. 199. 2 J.-F. Hans (1999), « Cinéma, Don Juan au », dans : Brunel (éd.), pp. 185-190 ; p. 185. Ludger Scherer 104 d’échecs. 3 Ce n’est pas le lieu ici de s’interroger sur les motifs possibles de la résistance du mythe au cinéma, on pourrait néanmoins supposer que la présence forte de l’opéra de Mozart a contribué à entraver d’autres versions ‹multimédiales›. Parmi les rares exemples de films tirés de la pièce de Molière, il faut nommer la réalisation de Marcel Bluwal en noir et blanc pour la télévision française avec Michel Piccoli dans le rôle de Dom Juan et Claude Brasseur qui interprète Sganarelle. Le choix très conscient du téléfilm donnait à Bluwal la possibilité de réaliser sa vision personnelle de la pièce de Molière. En opposition en même temps au théâtre traditionnel et au cinéma commercial, Bluwal utilise la mission culturelle de la télévision de son époque pour mettre en scène la lutte du protagoniste contre le père, figure symbolique à tout point de vue. La « longue marche vers la mort, qui devient un suicide consenti » 4 de Dom Juan a lieu dans des décors vides, qui soulignent l’intemporalité de la pièce de Molière. L’esthétique insolite du téléfilm, qui a influencé des générations entières de lycéens, peut surprendre les spectateurs d’aujourd’hui. Le film reste en tout cas la réalisation la plus originale de Dom Juan - du moins jusqu’à Jacques Weber. 5 Comme cela a déjà été mentionné, cela fait longtemps que Jacques Weber est fidèle à Molière au théâtre. De plus, avec la collaboration de son frère, Bernard Weber, il a publié en 1995 un livre intitulé Molière jour après jour, dans lequel il rend compte de sa relation particulière avec Molière. Il y décrit aussi son projet de réaliser un film sur « Dom Juan ». C’est pour cette raison qu’il nous a semblé intéressant de comparer l’état du projet en 1995 avec le film de 1998 et d’étudier par ce biais la genèse de son interprétation ainsi que les changements notables. Que Weber voie en Molière avant tout l’acteur et en second lieu l’auteur, ne peut pas étonner. Molière devient une sorte de double de l’acteur-metteur en scène-directeur de théâtre qu’est Jacques Weber, il représente un idéal : 3 Après le Don Juan et Faust (1922) de Marcel L’Herbier, qui laissa mécontent le réalisateur mais plut aux spectateurs, aux critiques et aux cinéastes comme René Clair et Jean Renoir, ni le Don Juan de John Barry (1955), ni la version mozartienne exaltée de Carmelo Bene (Don Giovanni, 1970), ni le film pseudo-féministe Don Juan 73 de Roger Vadim n’ont su convaincre. L’adaptation de l’opéra de Mozart par Joseph Losey (1979) est parvenue à divulguer l’œuvre sans susciter cependant une mode de films sur ce thème. 4 J.-F. Hans dans l’article sur Bluwal dans Brunel (éd.) (1999), p. 111. 5 Sur le film de Bluwal cf. p. ex. François Jost (2002), « Faire voir le visible », dans : Degrés : Revue de synthèse à orientation sémiologique 30.112, pp. a1-a19 ; Matthieu Dalle (2002), « De Molière à Marcel Bluwal : Les formes baroques de Dom Juan », dans : Revue d’histoire du théâtre 54.3, pp. 179-192. Dom Juan au cinéma : L’adaptation de Jacques Weber (1998) 105 « Chez Molière il y a déjà tout pour un acteur, il ne faut rien ajouter », 6 écrit-il, et à propos de Dom Juan : « j’ai le texte, cela suffit : je le donne, je me laisse porter, sans effets, sobrement, au plus près des phrases » (67). Dans sa conception de la mise en scène, Weber opte pour une position équilibrée entre les deux extrêmes de la liberté absolue de l’acteur d’une part, et la discipline ‹allemande›, c’est-à-dire le ‹Regietheater› qui soumet l’acteur au metteur en scène, d’autre part. Il souligne la « violence » de pièces comme Le Tartuffe, Le Misanthrope ou bien Dom Juan, violence qu’il « faut affronter telle qu’elle est, sans chercher à l’éluder par souci d’originalité » (94). Après une longue pause, Jacques Weber avait renoué en 1987 avec Molière sur la scène en interprétant le rôle de Dom Juan au Théâtre du Rond-Point, avec la mise en scène de l’ami-rival Francis Huster. Il en a alors fait un « Don Juan pétri de mort » (141), « déserté, d’une âme vide, comme abrasée » (140). En 1995, au contraire, Weber imagine un « Don Juan débordant de vie » qui n’a même pas conscience de la mort, un « géant d’une sensibilité extrême » (142) à la façon de Gérard Depardieu qu’il décrit comme « une bombe ontologique », « une vitalité terrible, effrayante » (142). Évidemment Jacques Weber est fasciné par Dom Juan, pièce qu’il considère comme « la plus radicale de Molière » (144), redécouverte au XX e siècle, « le siècle de Don Juan » (144). Les critères pour son appréciation enthousiaste de la comédie nous semblent se baser sur le classicisme et le caractère mythique de la pièce, aspects se référant tous deux à l’intemporalité de « Dom Juan, un chef-d’œuvre où, peut-être, le plus fascinant de nos mythes modernes trouve toujours […] l’essentiel de sa force, de sa violence et de son énigme » (144). Ce n’est pas seulement le mythe qui est responsable de l’impact du personnage, la construction de la pièce de Molière est parfaite du point de vue de Weber, en même temps baroque et rigoureuse. 7 Il n’y a « pas un mot de trop » (146), le protagoniste « fait le strict minimum » (148). La concentration classique et la force du mythe provoquent l’admiration du ‹collègue› moderne et font naître le projet d’une mise en scène. Quand Jacques Weber, à la fin de son livre sur Molière, dresse le plan d’un film d’après Dom Juan, il est clair qu’il s’agit là d’un « brouillon » (199) d’idées, comme il l’admet lui-même. Il conçoit Don Juan comme un « homme en fuite » (186), qui mène une vie nocturne. Habitué depuis longtemps à cette façon de vivre, Don Juan fait preuve d’ « un professionnalisme de l’aventure et de la fuite » (187). En citant expressis verbis le film de Godard 6 Jacques Weber (1995), Molière jour après jour, Paris : Ramsay, p. 66 ; dans la suite on citera ce texte en donnant le numéro de page entre parenthèses directement dans le texte. 7 Cf. ibid., p. 146 : « Pièce baroque, pièce chaotique. Oui, mais quelle rigueur ! » Ludger Scherer 106 il affirme que « Don Juan est ‹à bout de souffle› » (187). Dans cette optique-là, le naufrage de Don Juan représente « le tournant de l’œuvre, […] la première mort de Don Juan » (188). La séquence des « requêtes ou quêtes du père, de la femme, du créancier, de la statue (famille, amour, argent, mort) » (188) sont imaginables, selon Jacques Weber, comme un rêve. Cette interprétation onirique fait penser à « l’intrusion de l’irrationnel dans le quotidien » (188) à la manière de Buñuel. En fait, Weber n’est pas avare en comparaisons avec des célébrités du cinéma européen ; outre Godard et Buñuel, il cite Fellini et Kusturica - entre autres. 8 L’idée du rêve telle qu’elle est mentionnée dans le livre et qui permettrait d’ordonner les événements de la pièce d’une façon « réaliste », n’est plus réalisée dans le film de 1998. Ni d’ailleurs l’idée de la vie nocturne de Don Juan, au contraire, c’est très souvent le soleil qui brille et qui brûle le paysage. Il y a bien d’autres idées abandonnées, par exemple la vision de Sganarelle comme puissant « chef de bande » (190), le choix de la saison (l’hiver, au départ dans la version originale), ou bien le début du film où l’on traque l’animal qu’est Don Juan. Mais certains traits sont aussi maintenus : les deux paysannes, Charlotte et Mathurine, conçues comme des beautés sauvages ; le radeau qui sert de moyen de transport à Don Juan. Ça et là, on note des idées stables pour la conception du protagoniste. Weber songe à un Don Juan en « tigre de papier » (194), en vieil homme. Il s’interroge sur la façon de concevoir la statue, problème difficile qui le hante, mais il formule, entre autres, déjà l’idée d’un « atelier de la Renaissance » (196) qui sera à la base de la réalisation cinématographique définitive. Surtout, Weber souligne une « toile de fond » du film, c’est-à-dire « guerre et famine » (198), et il justifie la possibilité de changer l’ordre du texte : « Dom Juan par sa structure éclatée […] nous permet des inversions de scène, voire des ‹transplantations› de dialogues » (199). On y voit déjà le principe fondamental du film de 1998, à savoir la sélection et la recomposition de morceaux originaux empruntés au texte de Molière. Dans ce qui va suivre il s’agira de présenter les traits caractéristiques de ce film : en ce qui concerne le protagoniste, celui-ci apparaît vieilli et las. Dès le début, Don Juan est montré comme une sorte de fantôme du donjuanisme : Grand et massif, il se tient droit sur sa monture ; une longue chevelure argentée descend sur ses épaules ; ses traits sont creusés par la fatigue. Il est vêtu d’un ample et long manteau bleu, usé et sali par les voyages. […] C’est un colosse aux traits marqués par la fatigue, ou par on ne sait quelle 8 Cf. ibid., p. 189 ; il cite en plus par exemple Ingmar Bergman et Woody Allen (p. 191). Dom Juan au cinéma : L’adaptation de Jacques Weber (1998) 107 fièvre. La lumière du jour naissant nous le montre pour la première fois saisi d’inquiétude. Son souffle est rauque, il tousse. 9 Don Juan tousse bien souvent dans le film, mais il possède, paradoxalement, une grande vitalité, une sorte de force en déclin. Parfois, il se met à chevaucher comme un fou, il court au secours de Don Carlos et de Don Alonse et il se bat très bien. Il séduit sans efforts les deux paysannes, interprétées par Ariadna Gil et Penélope Cruz. Mais la plupart du temps il est las, absent, épuisé. La décadence de l’aristocrate apparaît aussi à travers son château en ruines. En somme, Don Juan nous est présenté vraiment comme un homme en fuite, « à bout de souffle ». Les lieux de l’action évoquent l’Espagne, à partir du nom du protagoniste, qui a pris la version espagnole « Don Juan » au lieu du « Dom Juan » adapté de l’âge classique. En plus, c’est à Penélope Cruz de danser les Sevillanas au cours d’une fête champêtre. Mais c’est au-delà de la couleur locale que réside l’importance de ce procédé, parce que, en conséquence de cette ‹hispanisation›, le classicisme un peu baroque de Molière se voit retransformé en baroque ‹sauvage› à l’espagnole : l’authenticité du mythe primitif, qui a son origine dans l’Espagne du siglo de oro, se trouve ainsi soulignée. 10 La modification de l’ordre des scènes est sûrement le changement le plus fondamental par rapport au texte. Weber se base sur la pièce de Molière, mais pour l’adapter à l’écran, il la coupe en petits morceaux, il emprunte même quelques phrases isolées à de longs monologues et il les redistribue dans plusieurs scènes du film. Par exemple, la scène entre Elvire et Dom Juan dans le premier acte de la pièce se retrouve, morcelée, dans trois scènes du film. Weber a même ajouté une rencontre entre Elvire et ses deux frères enragés dans un couvent, scène qui n’existe pas chez Molière et dans laquelle Elvire récite quelques phrases de son quasi-monologue pour se justifier. Au début de la scène, Don Carlos adresse la phrase « L’offense que nous cherchons à venger… » (15), provenant de la troisième scène du troisième acte chez Mo- 9 Don Juan. Scénario de Jacques Weber adapté par Jean-Marie Laclavetine (1998), Paris : Gallimard (folio 3101), p. 9 et pp. 52-53 ; dans la suite on citera le scénario en donnant le numéro de page entre parenthèses directement dans le texte. 10 Sur la relation hypothétique entre Molière et la comedia de Tirso de Molina cf. Claude Bourqui (1999), Les sources de Molière. Répertoire critique des sources littéraires et dramatiques, Paris : Sedes, pp. 386-389, qui propose cependant de « rejeter le Burlador de la liste des sources, même potentielles, de Dom Juan » (p. 389) ; Thomas P. Finn (2001), Molière’s Spanish Connection. Seventeenth-Century Spanish Theatrical Influence on Imaginary Identity in Molière, New York : Peter Lang, pp. 109-130, qui voit chez Molière un développement du protagoniste vers l’hypocrisie, ce qui présenterait pour la société une menace encore plus dangereuse en comparaison avec les méfaits du héros espagnol. Ludger Scherer 108 lière, au personnage ajouté de la « Mère supérieure », alors que dans la version originale c’était avec Dom Juan qu’il parlait. Pendant la brève discussion entre les frères et Elvire, les répliques de Don Carlos et de Don Alonse de la quatrième scène du troisième acte se mêlent avec les reproches qu’Elvire faisait à Dom Juan dans la troisième scène du premier acte de Molière. De plus, le comportement d’Elvire qui « implore son frère du regard » (16) lorsqu’il réclame la mort du séducteur, sert à excuser Dom Juan, Elvire semble même défendre l’offenseur. Par conséquent, le film met en évidence une tendance qui se trouve déjà dans le texte de Molière. Il y a d’autres occasions pour adopter ce procédé consistant à changer l’interlocuteur du texte. En ce qui concerne l’ordre des scènes, le film s’ouvre sur un extrait du dialogue entre Don Juan et Sganarelle qui se trouve dans la première scène du troisième acte. On passe très vite à la scène du pauvre, et c’est ainsi que Don Juan est présenté dès le début et de façon plus directe que chez Molière en « grand seigneur méchant homme », pour citer Sganarelle (I.1). 11 Ce début est suivi d’une compilation de bribes de scènes et de répliques des troisième, deuxième et premier actes. Ce montage anachronique de répliques et d’éléments de scènes d’une part et le maintien de l’ordre général de l’action de l’autre continuera jusqu’à la fin du film. La fin de Don Juan, qui est en même temps la fin du film, pose bien sûr le problème de la statue. 12 Jacques Weber est parvenu à le résoudre de façon convaincante, en coupant la statue gigantesque du commandeur, elle aussi, en grands morceaux. Dans le film on voit principalement la tête dorée, qui apparaît pour la première fois sur l’eau. Elle se trouve en effet sur un radeau que Don Juan croise, alors que lui aussi est sur un radeau avec sa bande et traverse un bras de mer. De la statue encore en construction on aperçoit surtout la tête sur un échafaudage. 13 Cette situation sur l’eau, cette mise en scène ‹flottante› permet assez facilement de rendre le mouvement de la tête de manière vraisemblable. « Dans la lueur tremblante des torchères, à demi effacée par la brume, tout là-haut, la tête énorme du Commandeur semble bouger, en signe d’assentiment » (74). Ce signe de la statue qui accepte l’invitation de Sganarelle, c’est-à-dire de Don Juan, s’expliquerait par un effet des ondes, 11 Dom Juan ou le Festin de Pierre, dans : Molière (1971), Œuvres complètes II, Georges Couton (éd.), Paris : Gallimard, p. 34. 12 Cf. déjà Maurice Blanchot (1969), L’Entretien infini, Paris : Gallimard, p. 283 : « Il y a toujours au fond du mythe l’énigme de la statue de pierre, qui n’est pas seulement la mort, qui est quelque chose de plus froid et de plus anonyme que la mort chrétienne, - qui est l’impersonnalité de tout rapport, le dehors même. » Pour d’autres interprétations cf. l’article de Sylvie Ballestra-Puech dans : Brunel (1999), pp. 878-888. 13 Cf. Weber (1998), p. 71. Dom Juan au cinéma : L’adaptation de Jacques Weber (1998) 109 même si Don Juan ne le dit pas. 14 On assiste par conséquent à un procédé de rationalisation de la fin surnaturelle. Déjà chez Molière la damnation finale avait l’air artificielle, du fait de la tradition du mythe et des exigences de la morale chrétienne. Jacques Weber, pour sa part, transforme la mort du grand séducteur en accident de chantier, en épuisement cardiaque. Dans cette scène finale on retrouve un mot-clé de la pièce de Molière, qui est devenu aussi un fil conducteur du film de Weber, à savoir : le ciel. Plus d’une cinquantaine de fois on évoque le ciel chez Molière, les citations les plus fameuses sont peut-être les phrases de Dom Juan « Le ciel n’est pas si exact que tu penses » (V.4) et « C’est une affaire entre le ciel et moi » (I.2). 15 La caméra de Jacques Weber aussi se ferme souvent sur le ciel au-dessus de Don Juan. Déjà le ciel orageux que l’on voit sur la couverture du scénario et sur l’affiche du film 16 semble annoncer la fin funeste du protagoniste. La scène finale, elle aussi, s’ouvre sur le ciel, mais cette fois-ci, c’est un ciel artificiel, le tableau en trompe-l’œil qu’un peintre est en train d’achever. Le jardin idyllique où se déroule cette scène contraste avec le paysage aride, le désert au dehors, mais il représente un paradis artificiel. Des artisans travaillent au 14 Don Juan se limite à qualifier de « bagatelle » (p. 76) la rencontre effrayante. 15 Molière (1971), p. 84 et p. 37. 16 Voir en haut l’image tirée de la vidéocassette (1998) de la Warner Home Video France. Fig. 1: L’affiche du film Don Juan (1998) Ludger Scherer 110 monument du commandeur, dont on voit une main et la tête sur un échafaudage. Au moment où Don Juan fait son entrée dans le chantier, qui évoque en fait l’atelier de la Renaissance auquel avait songé Jacques Weber dans son livre déjà cité, 17 les artisans se mettent à faire une pause. C’est un peintre qui, par plaisanterie, reprend la phrase de la statue : « Vous m’avez hier donné parole de venir manger avec moi » (109). Don Juan monte en haut et c’est en face de la tête du commandeur qu’il est pris d’un malaise cardiaque, qu’il tombe de l’échafaudage et expire en répétant la phrase « où faut-il aller ? » (109). Enfin c’est à Sganarelle, résigné et accablé, de réclamer ses gages. On assiste donc à la fin on ne peut plus banale d’un héros mythique. Cette scène finale nous ramène à la question initiale. Comment peut-on rester fidèle à Molière, comme c’était l’intention, voire la conviction de Jacques Weber, et en même temps ‹détruire› un mythe ? À notre avis, c’est d’une façon à première vue paradoxale que Weber a su rendre visible à l’écran sa vision de la pièce de Molière. En coupant en morceaux les scènes, il a déconstruit l’ordre conventionnel du texte, mais par ces modifications, le caractère classique de la comédie ne perd rien de sa force. Si ce procédé de fragmentation fonctionne, c’est essentiellement dû au caractère mythique de Don Juan, qui, du fait de la structure cyclique des mythes, n’a plus besoin d’une chronologie ‹normale›. Avec les mythes, on peut jouer : il est possible d’extrapoler les citations, de changer l’ordre des scènes et de recombiner les fragments. Les traits essentiels restent intelligibles grâce à la notoriété du mythe. Au contraire d’un personnage historique, le mythe consiste en une multiplicité d’aspects, en une polyvalence qui comporte dans le cas de Don Juan des traits fascinants et repoussants en même temps. 18 La même chose vaut pour les œuvres classiques, que le temps ne saurait altérer. Ces textes de référence s’offrent au contraire, grâce à leur structure intemporelle, à toutes les réinterprétations. 19 Dans le cas du Dom Juan de Molière, Jacques Weber a renforcé, par des moyens modernes de montage, certains aspects de la comédie du XVII e siècle. En particulier le jeu avec la religion chrétienne, avec le surnaturel, trouve une expression adéquate dans la représentation de la statue en état de fabrication, elle aussi coupée en morceaux. Les mouvements de cette statue et la mort du protagoniste étant compréhensibles par 17 Cf. Weber (1995), p. 196. 18 Sur Don Juan comme mythe cf. aussi Brunel (1999), pp. xxix-xxxv. 19 Dans un sens très proche cf. déjà André Bazin ( 14 2002), « Pour un cinéma impur. Défense de l’adaptation », dans : id., Qu’est-ce que le cinéma ? , Paris : Éditions du Cerf, pp. 81-106 ; p. 97 : « Plus les qualités littéraires de l’œuvre sont importantes et décisives, plus l’adaptation en bouleverse l’équilibre, plus aussi elle exige de talent créateur pour reconstruire selon un équilibre nouveau, non point identique, mais équivalent à l’ancien. » Dom Juan au cinéma : L’adaptation de Jacques Weber (1998) 111 des effets naturels, les punitions du ciel en fonction de la morale bourgeoise deviennent superflues. Si le héros meurt d’épuisement, son mythe reste vivant. C’est dans cette combinaison, ce traitement en même temps rationalisant et ludique du mythe à travers la pièce de Molière, que réside l’aspect le plus fascinant de l’adaptation de Jacques Weber. Biblio 17, 179 (2009) Interprétations cinématographiques de la Princesse de Clèves : du ‹cadavre exquis› à l’héroïne d’une nouvelle éthique M ARGOT B RINK Osnabrück Paru anonymement en 1678, 1 la Princesse de Clèves de Marie-Madeleine de Lafayette est l’un des textes les plus remarqués de la littérature française. Si l’on consulte les histoires littéraires, les éloges du roman tendent à l’hyperbole : le texte est p. ex. considéré comme « la plus grande révolution de l’histoire du roman ». 2 Aujourd’hui encore, l’intérêt pour ce roman du siècle classique est resté très vif. Il a su inspirer des metteurs en scène européens comme Jean Delannoy, Manoel de Oliveira et Andrzej Zulawski. Mais en quoi consistent donc la fascination et l’actualité surprenante de ce texte classique ? La Princesse de Clèves peut être considérée, à plusieurs égards, comme une « inaugural fiction » 3 qui a créé et marqué notre vision moderne de l’homme, de la femme et du monde : si ce texte est incontestablement innovant au niveau esthétique, c’est surtout la description pertinente du sujet moderne, déchiré entre les normes sociales et une moralité individuelle, qui fait de ce roman un texte fondamental. 4 De plus, cet avènement d’une subjectivité moderne est conçu par l’écrivaine à partir d’une perspective profondément marquée par la question de la différence sexuelle. C’est un moi féminin qui essaie de défendre son éthique individuelle, son désir d’autodétermination et de 1 Marie-Madeleine de La Fayette (1990), « La Princesse de Clèves », dans : Marie-Madeleine de La Fayette, Œuvres complètes, préface de Michel Déon, texte établi, présenté et annoté par Roger Duchêne, Paris : Editions François Bourin, pp. 269-390. 2 Claude Puzin/ Patrick Violette (1988), Littérature XVII e siècle. Textes et documents. Livre du professeur, Paris : Nathan, p. 232. 3 Joan DeJean (1991), Tender Geographies. Women and the Origins of the Novel in France, New York : Columbia University Press, p. 149. 4 Hans Sanders (1987), Das Subjekt der Moderne. Mentalitätswandel und literarische Evolution zwischen Klassik und Aufklärung, Tübingen : Niemeyer, pp. 51-78 ; Roland Galle (1986), Geständnis und Subjektivität. Untersuchungen zum französischen Roman zwischen Klassik und Romantik, Munich : Fink. Margot Brink 114 bonheur contre les valeurs patriarcales dominantes. Ainsi, l’histoire d’amour et d’intrigue qui domine à première vue le roman se révèle être un tissu complexe où s’entrecroisent critique sociale, problématique du sujet et question de genres. C’est cette complexité et cette modernité thématique qui offrent une multitude de points d’ancrage à la production artistique actuelle. Dès la parution du roman, les opinions furent partagées. 5 L’aveu et le renoncement final de la protagoniste principale suscitèrent le débat des contemporains et furent interprétés selon des points de vue très différents comme un héroïsme cornélien, 6 un tragique racinien, 7 une résignation janséniste 8 ou, bien plus tard, comme une tentative de libération d’un sujet féminin. 9 C’est surtout le dénouement exceptionnel et ambivalent du roman, à savoir la retraite de la protagoniste de la société courtoise et son renoncement à l’amour, qui fait aujourd’hui encore l’objet de réinterprétations diverses. Cet article présente et analyse deux interprétations cinématographiques du « renoncement » de la protagoniste, deux interprétations très différentes, mais qui restent pourtant assez proches du texte littéraire : il s’agit d’une part 5 Pour la querelle contemporaine sur le roman, voir Jean Henry du Trousset de Valincour (1925), Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de la Princesse de Clèves [1678], Paris : Bossard. Pour une vue d’ensemble de la réception du texte et notamment du débat sur la vraisemblance du roman, voir : Elizabeth C. Goldsmith (1998), « Lafayette’s First Readers : The Quarrel of La Princesse de Clèves », dans : Faith E. Beasley/ Katherine Ann Jensen (éds.), Approaches to Teaching Lafayette’s The Princess of Clèves, New York : Modern Language Association, pp. 30-37 ; John D. Lyons (éd.) (1994), The Princess of Clèves : Contemporary Reactions, Criticism, New York : Norton ; DeJean (1991), p. 14 sq. ; Sanders (1987), pp. 67-78 ; Harriet Ray Allentuch (1975), « The Will to Refuse in the Princesse de Clèves », dans : University of Toronto Quarterly 44, pp. 185-188 ; Gérard Genette (1969), « Vraisemblance et motivation », dans : id., Figures II, Paris : Seuil, pp. 71-99. 6 Valincour est l’un des premiers à interpréter ainsi le refus dans son dialogue fictif avec sa correspondante, qui croit au contraire que la protagoniste renonce à l’amour parce qu’elle craint la perte de celui-ci dans le mariage. Margot Schneider (1983), « Amour passion » in der Literatur des 17. Jahrhunderts, insbesondere im Werk Mme de Lafayettes, Francfort-sur-le-Main : Universitätsverlag (Diss.) lit la Princesse de Clèves surtout comme un « raisonnement contre l’amour ». 7 Voir p. ex. Jules Brody (1969), « La Princesse de Clèves and the Myth of Courtly Love », dans : University of Toronto Quarterly 38, pp. 105-135. 8 Cf. Jean-Michel Pelous (1980), Amour précieux, amour galant (1654-1675). Essai sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaines, Paris : Klincksieck, p. 466 ; Jean-Louis Lecercle (1985), L’Amour, Paris : Bordas, p. 126 sqq. ; Myriam Maître (1999), Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris : Champion, p. 515 sqq. 9 Cf. Domna Stanton (1975), « The Ideal of ‹repos› in Seventeenth-Century French Literature », dans : L’Esprit Créateur 15, pp. 79-104 ; Allentuch (1975), pp. 185-198. Interprétations cinématographiques de la Princesse de Clèves 115 du film La Princesse de Clèves réalisé par Jean Delannoy en 1961 et d’autre part du film intitulé A Carta/ La Lettre du cinéaste portugais Manoel de Oliveira, version actualisante du roman en 1999. 10 Une microanalyse des dernières séquences de ces deux films - analyse qui sera guidée par la narratologie et les études de genre - servira d’approche aux questions suivantes : quels sont les aspects du texte classique - amour-passion, subjectivité, éthique, relation de pouvoir, différence sexuelle - particulièrement mis en relief dans les deux films ? Comment la retraite et le refus de la protagoniste sont-ils réinterprétés ? Quelle est l’image de la société contemporaine créée implicitement ou explicitement par les deux films et à quelle fin idéologique ? La Princesse de Clèves ou le cadavre exquis Lorsque La Princesse de Clèves de Jean Delannoy sort au début des années soixante, quelques uns des plus importants films de la Nouvelle Vague sont déjà passés sur les écrans. 11 À l’époque, le cinéma français est en pleine révolution et ce ne sont pas seulement les films de pur divertissement, mais également le cinéma de « qualité française », 12 de réalisateurs de la génération d’après-guerre, tels que Delannoy, André Cayette, Julien Duvivier ou Claude Autant-Lara, qui sont vivement critiqués par les jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague. 13 Cependant, « malgré les coups portés à la ‹tradition de la qualité›, les adaptations littéraires, qui en étaient l’apanage, ne disparaissaient pas » 14 et 10 Pour l’adaptation cinématographique du roman par le réalisateur polonais-français Andrzej Zulawski sous le titre La Fidélité (2000) - film qui ne s’inspire que très librement du texte littéraire -, je renvoie à l’article de Patricia Oster dans ce volume. 11 Notamment : Ascenseur pour l’échafaud (1957) de Louis Malle ; Beau Serge (1958) de Claude Chabrol ; Les quatre cents coups (1958) de François Truffaut ; À bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard ; Tirez sur le pianiste (1960) et Jules et Jim (1962) de François Truffaut. 12 Claude Beylie (éd.) (2000), Une histoire du cinéma français, Paris : Larousse/ HER, pp. 98-101. 13 Dans les Cahiers du cinéma, Truffaut déclare, de manière polémique, à propos d’un film de Delannoy de 1955 : « Je suis allé voir trois fois Chiens perdus sans collier pour bien savoir ce qu’il ne fallait pas faire » (cité d’après René Prédal (éd.) (1988), 900 cinéastes français d’aujourd’hui, Paris : CERF/ Télérama, p. 157). Se référant à cette critique formulée par la Nouvelle Vague, l’Histoire littéraire éditée par Jürgen Grimm qualifie le cinéma français dit « de qualité » comme « allzu glatte[s] Nachkriegskino ». Cf. Karlheinrich Biermann/ Brigitta Coenen-Mennemeier ( 4 1999), « Nach dem Zweiten Weltkrieg », dans : Jürgen Grimm (éd.), Französische Literaturgeschichte, Stuttgart : Metzler, p. 372. 14 Jacques Siclier (1990), Le cinéma français. Tome 1 : de La Bataille du Rail à La Chinoise 1945-1968, Paris : Ramsay, p. 181. Margot Brink 116 les réalisateurs traditionnels restent très présents et productifs. Jean Delannoy conserve son style élaboré et académique et réalise encore un grand nombre de films jusque dans les années 1990. 15 La Princesse de Clèves lui vaut le Grand Prix du Cinéma français, qui avait pourtant, selon Jean-Michel Frodon, « une évidente portée polémique ». 16 La Princesse de Clèves est un film en costumes et le résultat d’une coproduction entre Jean Delannoy et Jean Cocteau, lequel était responsable de l’adaptation et des dialogues. Il est du reste assez étonnant de constater que Jean Cocteau, après s’être en somme affirmé comme le « grand frère » de la Nouvelle Vague, n’hésita pas à « replonger dans le cinéma qu’il semblait lui aussi reléguer aux placards du passé ». 17 L’esthétique du film porte l’empreinte de ces deux personnalités et de leurs styles différents. Elle est d’une part marquée par le langage et la grammaire du cinéma plutôt conventionnel de Delannoy. Le film commence par un cadrage panoramique (establishing shot), typique du cinéma américain à succès, une scène de bal à la cour de Henri II dans laquelle sont présentés les protagonistes principaux et le conflit central. D’autre part, on observe l’influence du réalisme magique de Cocteau dès le début du film : l’action semble ralentie et toute la scène est trempée dans une atmosphère onirique qui rappelle le monde des contes de fées. 18 Dans l’ensemble, le film conserve tout de même le caractère assez conventionnel d’un film en costumes et reste fidèle au texte littéraire quant au conflit central, hormis les parties intercalées du roman qui ont été supprimées au profit de l’histoire principale. Cela est d’autant plus étonnant que la fin du film s’éloigne beaucoup de la version romanesque. Dans le roman, une dernière rencontre a lieu entre Nemours et Mme de Clèves, au cours de laquelle celle-ci explique avec détermination à son amant qu’elle l’aimera toujours mais qu’elle ne croit pas à sa fidélité ni à la durée de son amour. Elle justifie en outre sa décision de se retirer par son « devoir » envers son défunt mari et son propre besoin de 15 Une filmographie de Delannoy se trouve dans Prédal (1988), pp. 156-157. 16 Jean-Michel Frodon (1995), L’Âge moderne du cinéma français. De la Nouvelle Vague à nos jours, Paris : Flammarion, p. 155. 17 Siclier (1990), p. 182. 18 La collaboration avec Delannoy est l’ultime intervention cinématographique de Cocteau qui s’est en premier lieu toujours défini comme poète et non comme réalisateur - un poète utilisant la caméra comme un véhicule permettant de créer un réalisme irréel : « […] c’est parce que je veux du vrai irréel qui permette à tous de rêver ensemble le même rêve. Ce n’est pas le rêve du sommeil. C’est le rêve debout du réalisme irréel, le plus vrai que le vrai […]. » (Lettre à François-Régis Bastide, dans : Les Lettres françaises (11 février 1960), citée d’après : www.abc-lefrance.com/ fiches.BelleetlaBete.pdf, consultation : 3 avril 2008). Interprétations cinématographiques de la Princesse de Clèves 117 « repos ». Après cet entretien, les protagonistes ne se revoient jamais. Mme de Clèves se retire de la Cour et passe « une partie de l’année dans cette maison religieuse et l’autre chez elle ». 19 La passion de Nemours s’éteint avec le temps : « Enfin, des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur et éteignirent sa passion ». 20 Le roman se termine sur cette narration extrêmement abrégée des événements, racontés sur le mode distancié d’une instance narrative hétérodiégétique qui souligne également le caractère exemplaire de l’attitude de Mme de Clèves. La fin du film nous livre par contre une toute autre version de l’histoire avec une toute autre focalisation. Le contexte de la séquence finale est le suivant : Mme de Clèves a écrit à Nemours une lettre dans laquelle elle lui fait entendre que leurs souffrances auront bientôt une fin et qu’elle souhaite le voir à l’aube dans le pavillon de sa maison de campagne. Nemours est inquiet mais interprète cette lettre comme un indice plein de promesses quant à l’accomplissement de son amour. On voit le protagoniste s’approcher sur un cheval blanc à travers les brumes matinales du pavillon qui ressemble à une grotte issue d’une nouvelle gothique. Entrant d’un pas lent dans le pavillon, Nemours aperçoit la femme aimée sur une sorte d’autel, entourée d’une grande quantité de chandelles, qui trempent toute la scène dans une lumière sacralisée, douce et lugubre à la fois. Sous ses mains croisées, la morte tient l’écharpe rouge de Nemours. 21 La plus importante transformation que Delannoy réalise vis-à-vis du texte littéraire n’est que trop évidente : sa version de l’histoire se termine par la mort de Mme de Clèves. Le dilemme moral et émotionnel porte sa protagoniste à renoncer non seulement à l’amour, mais aussi à la vie. Tandis que 19 La Fayette (1990), p. 390. 20 Ibid. 21 La Princesse de Clèves, Jean Delannoy, France/ Italie 1961, dernière scène : 01: 44: 49- 01: 47: 15 h, screenshot : 01: 47: 08 h. Fig. 1: Marina Vlady dans le rôle de la Princesse de Clèves Margot Brink 118 dans le texte littéraire, l’instance narratrice évoque un temps et un espace où la protagoniste mène une vie indépendante entre le couvent et « chez elle », le film élimine cet espace-temps en faveur de la stylisation d’un beau cadavre féminin. Ce faisant, la version cinématographique supprime l’un des côtés essentiellement innovants du roman et s’inscrit ainsi dans la tradition du traitement conventionnel du sujet de la femme renonçant au mariage et à l’amour au XVII e siècle. 22 La majorité des nouvelles et romans du siècle classique destinaient l’héroïne soit au mariage, soit au couvent, ou encore à la mort si elle refusait l’un et l’autre. Dans les Histoires tragiques (1614) de François de Rosset par exemple, on trouve une critique du mariage forcé et même des protagonistes féminines qui refusent le mariage en tant que tel. Cependant, cette critique du mariage est chez Rosset toujours liée à une description de la perfidie féminine. Les femmes refusant le mariage paraissent en effet toujours suspectes quant à leur intégrité morale. Leur attitude de refus ne semble acceptable qu’au prix de la mort, qui est le sort de chacune d’entre elles dans ces histoires véritablement tragiques. 23 Le texte de Mme de Lafayette remet en question ces modèles conventionnels de narration et accorde à l’héroïne une vie indépendante même si elle n’est qu’évoquée dans le texte. Le cadavre féminin que Delannoy idéalise peut alors être considéré comme un topique culturellement bien ancré et de plus en plus fort au fil du XIX e siècle, comme l’a montré Elisabeth Bronfen dans son étude intitulée Nur über ihre Leiche, étude sur la mort, la féminité et l’esthétique. Selon Bronfen, la culture patriarcale utilise l’art pour imaginer la mort de la belle femme parce que, dans cette culture, le corps féminin est l’incarnation de l’Autre, de la perturbation et de la division. Il s’agit d’une image extrêmement ambivalente qui sert à refouler et en même temps à articuler le savoir de la mort, et qui rétablit l’ordre tout en s’abandonnant entièrement à la fascination de ce qui inquiète. 24 22 Ces aspects innovants sont soulignés p. ex. par Joan DeJean (1991), p. 149 : « […] La Princesse de Clèves already attests to a new interest in the potential cost to the women married off without regard for her feelings ; it also shows a desire to explore concrete solutions to an officially unrecognized dilemma » et par Stephanie Merrim (1999), Early Modern Women’s Writing and Sor Juana Inés de la Cruz, Nashville : Vanderbilt University Press, pp. 111-137. 23 Anna Rosner (2002), « Un regard comparatif : le refus du mariage dans le roman du Grand Siècle », dans : Richard G. Hodgson (éd.), La femme au XVII e siècle. Actes du colloque de Vancouver, University of Toronto 5-7 october 2000, Tübingen : Narr/ Francke/ Attempto, pp. 380-389 ; p. 381. 24 Cf. Elisabeth Bronfen (1994), Nur über ihre Leiche. Tod, Weiblichkeit und Ästhetik, Munich : Verlag Antje Kunstmann, p. 10 : « Und weil dieser Körper als Inbegriff des Andersseins, als Synonym für Störung und Spaltung gilt, benutzt sie die Kunst, Interprétations cinématographiques de la Princesse de Clèves 119 La dernière séquence du film est effectivement caractérisée par une dramatisation, qui semble très proche de la fonction paradoxale du cadavre féminin décrite par Bronfen. À l’attente et l’impatience de Nemours succèdent des sentiments de terreur et de jouissance à la vue de la belle morte, qui ne porte étonnamment aucune trace de maladie. Ces sentiments forts et éruptifs aboutissent finalement à une vénération calme. Les conflits et sentiments ambivalents provoqués par la femme et l’amour se résolvent dans le repos éternel. L’ordre semble enfin rétabli. Si on met cette dramatisation en relation avec l’espace fictif créé par la fin du film, on peut également interpréter la séquence finale comme un acte sexuel symbolique. Le Pavillon est le lieu de l’intimité par excellence : c’est ici que Mme de Clèves fait l’aveu de sa passion innocente pour Nemours à son mari, et c’est là également qu’elle se sent à l’abri du contrôle social. Ce n’est pas la première fois que Nemours pénètre cette sphère intime, il a en effet épié la scène de l’aveu. Cette fois, il entre de nouveau dans le Pavillon, devenu caveau, terrifiant et fascinant en même temps, humide, lugubre et douillet comme le sexe imaginaire de la femme. En entrant dans ce caveauentrailles, il s’approche le plus possible de l’autre, de la femme et de la mort, motivé par un désir symbiotique. Mais, dans ce rapprochement, il ne se perd pas, mais revient à lui-même, survit à la mort, qu’elle a subi. Si nous considérons la perspective dans laquelle est filmée la plus grande partie de la séquence, il apparaît plus évident encore que la focalisation mentale et visuelle repose ici sur le protagoniste masculin : nous, spectateurs, vivons l’entrée dans le Pavillon à travers la caméra subjective, du point de vue de Nemours - contrairement à la focalisation zéro de la fin du roman. Par une prise de vue en plongée, Nemours regarde Mme de Clèves d’une position élevée. La morte est tout d’abord montrée dans un plan de demi-ensemble, puis la caméra se rapproche, glisse par un travelling le long du corps exposé tout en changeant l’angle de la caméra, qui à travers une prise de vue en légère contre-plongée l’idéalise comme une icône. « The looking relations » et « the male gaze » que Laura Mulvey a analysés dans Visual Pleasure and Narrative Cinema (1975) à partir d’exemples du cinéma hollywoodien, sont, chez Delannoy, répartis de manière comparable suivant les rôles de genre traditionnels. 25 « Elle [Mme de Clèves, M. B.] n’a plus rien à craindre de ce monde » 26 - compte tenu de la prédominance de la perspective masculine, ces mots adressés à Nemours par le cousin de la um den Tod der schönen Frau zu träumen. Sie kann damit, (nur) über ihre Leiche, das Wissen um den Tod verdrängen und zugleich artikulieren, sie kann ‹Ordnung schaffen› und sich dennoch ganz der Faszination des Beunruhigenden hingeben. » 25 J’entends ici par regard féminin et masculin des positions codées culturellement. 26 La Princesse de Clèves, 01: 46: 38 h. Margot Brink 120 Princesse de Clèves, le Vidame de Chartres, qui se trouve aussi dans le pavillon, semblent contenir un message implicite. Un message qui inverse le sens explicite et fait apparaître le potentiel menaçant et inquiétant du refus de la Princesse de Clèves dans sa version littéraire : Le monde n’a plus rien à craindre d’elle. Manoel de Oliveira ou l’éthique de Mme de Clèves Trente-huit ans plus tard, le réalisateur portugais Manoel de Oliveira, connu pour son langage cinématographique très individuel qu’il désigne lui même de théâtre filmé, porte sa version franco-portugaise de la Princesse de Clèves à l’écran, version intitulée A Carta/ La Lettre pour laquelle il reçoit le Prix du Jury au Festival de Cannes. 27 Oliveira est né en 1908, la même année que Delannoy, et est jusqu’à présent aussi productif que ce dernier. Leurs adaptations du texte littéraire sont pourtant extrêmement différentes. Contrairement à Delannoy, Oliveira actualise l’histoire et la situe dans le milieu de la haute bourgeoisie parisienne. Mlle de Chartres, une jeune femme riche et cultivée, déçue par un premier amour pour un jeune homme qui ne voulait pas l’épouser et préférait une relation libre, se marie avec le médecin M. de Clèves, homme sérieux et digne de confiance. Lors d’un concert, Mme de Clèves tombe cependant amoureuse du chanteur Pedro Abrunhosa, qui, de son côté, la désire aussi. Abrunhosa, alias Nemours, est l’un des chanteurs les plus connus du Portugal. Dans le film, il s’incarne lui-même, ce qui mène à une confusion déconcertante entre les dimensions réelles et fictives. Le film montre d’une part l’évolution du triangle érotique. 28 D’autre part, on suit le chemin de la protagoniste principale jusqu’à sa retraite dans la maison de campagne héritée de sa mère près de Paris. Comment Oliveira interprète-t-il le refus de l’amour et la retraite de Mme de Clèves ? Voici le contexte de l’avant-dernière séquence qui sera analysée par la suite : après la mort de son mari, Mme de Clèves est absente pendant un certain temps sans que son lieu de résidence soit connu. Quelques mois 27 A Carta/ La Lettre, Manoel de Oliveira, Portugal/ France/ Espagne 1999, 141 minutes. On trouve une filmographie complète dans allocine : http: / / www.allocine.de/ personne/ filmographie_gen_cpersonne=2158.html (consultation 11 janvier 2008). Le premier film d’Oliveira, Douro Faina Fluvial (1931), était un film muet que l’on considère aujourd’hui comme l’un des films importants de l’avant-garde. Mais ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’Oliveira se consacre continuellement à la création de films. Ses dernières productions sont : Belle toujours, Portugal/ France 2006 ; Chacun son cinéma, France 2007 ; Cristov-o Colombo - O enigma, Portugal/ France 2007. 28 Les narrations intercalées dans le roman ne sont pas reprises dans le film d’Oliveira. Interprétations cinématographiques de la Princesse de Clèves 121 plus tard, elle adresse une lettre à sa vieille amie, une religieuse vivant dans un couvent cistercien. Celle-ci lit la lettre venant « de quelque part en Afrique » 29 à haute voix. Dans sa petite cellule ascétique, la religieuse est assise sur le lit face une grande croix, à droite d’une fenêtre ouverte donnant sur la cour du couvent. La faible lumière d’une lampe placée à côté du lit et l’obscurité du soir entrant par la fenêtre soulignent le caractère intime et intense de toute la séquence. C’est une séquence extrêmement longue, de presque huit minutes, et très calme, presque un plan-séquence pris d’une caméra fixe, car il n’y a qu’un seul changement de plan. 30 Mme de Clèves écrit qu’elle a décidé de quitter Paris pour vivre dans la maison de campagne de sa mère, en un lieu qui, comme dans le roman, possède une connotation féminine aux dimensions symboliques. 31 Elle ex- 29 La Lettre, 01: 30: 23 h. 30 La Lettre, 01: 28: 54-01: 35: 34 h, pour la scène reproduite voir 01: 29: 23 h. 31 La maison de campagne de Coulommiers que la narratrice désigne comme « chez elle » et dans laquelle la protagoniste se retire plusieurs fois au cours de l’histoire était au XVII e siècle un château bien connu près de Paris. Il avait été construit pour Catherine de Conzague, une fille d’Henriette de Clèves. Celle-ci transforma le château en un « veritable monument to the glory of women, filling it with busts and statues of illustrious women from history and mythology » (Faith E. Beasley (1990), Revising Memory. Women’s Fiction and Memoirs in Seventeenth-Century France, New Brunswick/ Londres : Rutgers University Press, p. 226). Plus tard, c’est Marie d’Orléans-Longueville, la duchesse de Nemours qui joua un rôle décisif dans la Fronde, qui vivra à Coulommiers. En choisissant cet espace comme le lieu de retraite de sa protagoniste, Madame de Lafayette évoque toute une généalogie de femmes historiques et mythologiques qui symbolisent un univers de valeurs féminines. Voir à ce sujet Micheline Cuénin/ Chantal Morlet-Chantalat (1978), « Châteaux et romans aux XVII e siècle », dans : XVII e siècle 118-119, pp. 101-123. Fig. 2: La lecture de la lettre Margot Brink 122 plique sa longue absence par « un besoin impérieux » 32 qui l’a menée, avec des missionnaires, dans un pays africain, où elle s’est engagée dans le cadre d’un projet humanitaire. Pleine d’admiration pour le travail des missionnaires et déchirée entre son besoin de s’engager pour un monde plus juste, son incapacité à supporter la misère et un désespoir immense, elle termine sa lettre par la question suivante : « Je me demande alors, d’où leur [les missionnaires, M. B.] vient une telle force ? » 33 À la fin de la séquence, on entend sonner les cloches du couvent, la religieuse éteint la lumière et sort de sa cellule. Par la fenêtre, on la voit traverser la cour du couvent et se diriger vers l’église avec ses consœurs. La lettre nous livre peu d’informations sur les sentiments d’amour et de culpabilité de Mme de Clèves. Ces sentiments existent pourtant. Comme dans le roman de Madame de Lafayette, son mari meurt de désespoir en raison de l’impossibilité de se faire aimer passionnément par sa femme, qui ne ressent que de l’estime pour lui. Mme de Clèves aime passionnément Abrunhosa, mais se méfie de cet amour dont elle craint qu’il ne soit aussi peu durable et peu sérieux que sa première passion qui l’avait profondément déçue. Dans son actualisation du texte classique, Oliveira traite du thème de la passion destructrice et impossible en l’intègrant dans un sujet beaucoup plus large, celui de l’éthique. Il y intègre des scènes qui confrontent la vie très cultivée mais saturée, vide et désengagée de la haute bourgeoisie aux injustices sociales et aux crises mondiales. Dans ces scènes, l’attitude de Mme de Clèves se distingue nettement de celle de son entourage social. On peut citer pour exemple la scène de l’aveu qui, dans le film, est interrompue par la présence d’un sans-abri qui demande un peu d’argent au couple. M. de Clèves lui donne une somme importante, mais le considère avec dédain comme un « drogué », tandis que Mme de Clèves voit en lui un « pauvre garçon » et une « victime » qui a besoin de soutien. 34 Le conflit central du roman tourne autour du mariage de convention, de la passion destructrice et de la confrontation entre l’avènement d’une subjectivité individuelle féminine et les normes sociales. La Lettre esquisse une image du présent où les dimensions de l’amour, de la mort et de la moralité sont indissolublement liées : la société bourgeoise est prisonnière des conventions, l’amour y est soit un stéréotype soit une force destructrice et peu durable lorsqu’il se définit comme passion. Loin d’être une source de bonheur ou de donner un sens à la vie, l’amour nous est présenté comme une concentration exagérée, et donc maladive, sur des intérêts subjectifs. C’est 32 La Lettre, 01: 29: 53 h. 33 La Lettre, 01: 35: 17 h. 34 La Lettre, 01: 02: 58-01: 04: 18 h. Interprétations cinématographiques de la Princesse de Clèves 123 de là que naît la question principale posée par le film aux protagonistes et aux spectateurs : comment l’individu pourra-t-il, dans la confrontation avec les normes sociales et ses désirs subjectifs, trouver une base idéelle, une motivation pour s’engager en faveur d’un monde plus humain et retrouver une attitude éthique propre ? Le film ne nous donne aucune réponse explicite ou sans équivoque. Au contraire, il transmet la question aux spectateurs. Le personnage de la religieuse et la cellule avec le portrait d’Angélique Arnauld, personnage historique étroitement lié à l’histoire de Port-Royal et du jansénisme, suggèrent certes que la recherche éthique de Mme de Clèves ne peut être articulée et écoutée que dans un lieu spirituel et contemplatif, en marge de la société. Mais la protagoniste principale n’entre pas au couvent, pas plus qu’elle ne s’engage à long terme dans un projet humanitaire. Elle se retire chez elle. Le spectateur n’apprend ni ce qu’elle y fera, ni si elle trouvera une réponse à sa question. La façon dont est mise en scène la retraite de Mme de Clèves est remarquable. Le spectateur ressent d’autant plus fort le caractère radical de sa décision qu’il ne la voit pas. La lettre prend la place de l’héroïne dans un mouvement métonymique. Ainsi, Mme de Clèves se transforme entièrement en sujet d’écriture dans un double sens : en écrivant à sa confidente, elle peut pour la première fois exprimer sa vision subjective du monde et ses sentiments. Son moi en tant que personne sociale est éliminé dans la liberté de son écriture. Parallèlement, le sujet de l’action change, de la jeune femme nous passons au texte écrit et à la réflexion. Toute l’esthétique du film s’inscrit dans ce geste de refus et de réflexion intense. Cette esthétique semble travailler, en grande partie du moins, contre « l’effet de réel » 35 en faveur d’un cinéma qu’on pourrait presque qualifier d’épique, au sens de Brecht. On note une multitude de vues frontales prises par une caméra fixe, un minimum de découpages, une façon très élaborée, rigide, presque déclamatoire de parler, ainsi qu’une grande retenue à l’égard de la mimique et de la gestuelle des acteurs. Les entrées et les sorties de scène des personnages font songer au théâtre. Ce langage cinématographique nous rappelle sans cesse qu’il s’agit d’une construction fictive où la langue et parfois la musique romantico-mélancolique de Schubert et d’Abrunhosa jouent les rôles principaux. 36 Cette adaptation théâtrale va à l’encontre des conventions cinématographiques et crée ainsi, chez les spectateurs, une certaine 35 Roland Barthes (1994), « L’Effet de réel » [1968], dans : id., Œuvres complètes. Tome 2 : 1966-1973, Paris : Seuil, pp. 479-484. 36 À la manière des films muets, des titres sont insérés entre les séquences, ce qui provoque une autre forme d’interruption de l’histoire. Margot Brink 124 distance critique par rapport à l’histoire, une attitude plutôt intellectuelle qui ne manque pourtant pas de sensibilité et d’intensité. La Princesse de Clèves et la problématique de l’individualisme moderne et postmoderne chez Delannoy et Oliveira Le film d’Oliveira peut être considéré comme s’inscrivant dans une discussion sur l’éthique, virulente dans le discours public et les sciences humaines depuis les années 1990. 37 Ce turn to ethics s’est manifesté et a été renforcé par le fait que même des théoriciens poststructuralistes comme Michel Foucault, Jacques Derrida et Judith Butler ont commencé à traiter explicitement des questions éthiques, notamment à partir des modèles de l’esthétique de l’existence, 38 de la dimension éthique de la déconstruction 39 ou d’une éthique non-universaliste qui se refuse à toute attitude de souveraineté et qui plaide pour l’acceptation de la contingence. 40 Ces réflexions ont essentiellement marqué la reformulation actuelle de l’éthique traditionnelle. Mais comment Oliveira s’inscrit-il dans ce champ de réflexion éthique ? Créant une vision assez pessimiste du monde actuel, proche des pensées moralistes de La Bruyère et de Pascal au XVIIe siècle, le film vise à problématiser les possibilités d’une attitude éthique individuelle. Ce faisant, l’aspect religieux est beaucoup plus fortement accentué que dans la version romanesque où il ne joue qu’un rôle très subordonné. Ceci est peut-être le signe d’un retour et d’une réhabilitation de la religion qu’on peut observer depuis quelques années. Chez Oliveira, le personnage de Mme de Clèves devient porteur de l’espoir d’un renouveau et d’une évasion aux chemins encore incertains. Dans le roman, le choix d’un sujet féminin allant à l’encontre des normes sociales n’était pas gratuit, il ne l’est pas non plus dans la version filmée. Mais tandis qu’à l’époque de la publication du roman le renoncement de la protagoniste constituait une provocation, il prend chez Oliveira plutôt 37 Cf. Marjorie Garber/ Béatrice Hansen (éds.) (2000), The Turn to Ethics, New York : Routledge ; Margot Brink (2006), « Sociologie de la littérature et ethical criticism : la relation entre philologie, éthique et politique dans les théories de Peter Bürger, Pierre Bourdieu et Martha Nussbaum », dans : Ursula Bähler (éd.), Éthique de la philologie. Ethik der Philologie, Berlin : Berliner Wissenschaftsverlag, pp. 63-81. 38 Cf. Michel Foucault (1984), Histoire de la sexualité. Vol. 3 : Le souci de soi, Paris : Gallimard. 39 Cf. p. ex. Gerhard Hoffmann/ Alfred Hornung (éds.) (1996), Ethics and Aesthetics : the Moral Turn of Postmodernism, Heidelberg : Winter ; Jacques Derrida (1994), Politiques de l’amitié, Paris : Galilée. 40 Judith Butler (2002), Kritik der ethischen Gewalt, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp. Interprétations cinématographiques de la Princesse de Clèves 125 une tournure conservatrice tant l’héroïne est stylisée en « sexe moral » aux traits un peu trop catholiques. 41 Pourtant, comme la plupart des personnages masculins, Mme de Clèves reste ambivalente et « très étrange » pour ses contemporains. Si l’on compare les deux versions cinématographiques de la Princesse de Clèves - l’une mettant l’accent sur l’éthique, l’autre évoquant surtout le dilemme émotionnel - on trouve, en dépit des grandes différences, des points communs, ce qui permet d’expliquer, du moins partiellement, pourquoi des cinéastes ont repris ce texte littéraire au début des années 1960 et au tournant du XX e et du XXI e siècle. Il s’agit de deux périodes où les sociétés européennes connaissent des changements profonds se rapportant notamment à un problème semblable, à savoir l’individualisme, le droit à la liberté individuelle. Tandis qu’il était question dans les années 1960 d’affranchir l’individu de maintes contraintes sociales, de libérer la femme de la dépendance de l’homme, la société postmoderne se caractérise, d’après le philosophe Gilles Lipovetsky, par un « individualisme total » qui tend vers le narcissisme et l’hédonisme et mène à une personnalisation et dissémination de la vie sociale. 42 Le film de Delannoy sort dans la première phase de cette libération de l’individu, phase qui peut alors être lue comme le sous-texte du film. En éliminant toute possibilité pour la protagoniste d’accéder à une vie indépendante, Delannoy conserve, consciemment ou non, des valeurs traditionnelles dans sa version de la fin de l’histoire et repousse les changements en cours qu’il ressent apparemment comme menaçants. Paradoxalement, le texte ‹classique› semble être trop moderne pour l’horizon idéologique du réalisateur. Par contre, le film d’Oliveira esquisse, dans la lignée du pessimisme moraliste du XVII e siècle, le scénario inquiétant d’une société caractérisée par un vide idéel et utopique, par l’indifférence, la violence et la promiscuité, même si, ou justement parce que chacun y poursuit ses propres intérêts. Toutefois, l’idée d’un espace plus ou moins indépendant et situé aux périphéries sociales, idée que l’on trouve déjà dans le texte littéraire, est reprise par le film. Oliveira se laisse donc inspirer par les facettes modernes du texte littéraire, mais le nouvel espace-temps créé par Madame de Lafayette dans son roman, lequel ouvrait et ouvre encore des perspectives véritablement nouvelles pour la narration et la réflexion de l’individu et de la femme, se voit, dans La Lettre, renfermé dans l’étroitesse (d’esprit) d’une cour de couvent. 41 Lieselotte Steinbrügge ( 2 1992), Das moralische Geschlecht, Stuttgart : Metzler. 42 Gilles Lipovetsky (1983, 1993 pour la préface), L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris : Gallimard, p. 19. Biblio 17, 179 (2009) La sémiotique du moi caché dans les transpositions filmiques de La Princesse de Clèves P ATRICIA O STER Sarrebruck « Elle regarda avec estonnement la prodigieuse différence de l’état où elle estoit le soir d’avec celuy où elle se trouvoit alors […] elle ne se reconnaissoit plus elle-même. » 1 Dans la situation conflictuelle d’un amour adultère, la princesse de Clèves perd sa maîtrise de soi qui était garante de sa conformité aux normes de la cour et affronte alors son moi caché. Le monde d’apparences qui l’entoure l’oblige à porter un masque en permanence et - comme l’a si bien formulé l’ami de Mme de La Fayette, La Rochefoucauld : « Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes. » 2 L’espace de la cour exige le déguisement, car il exclut tout ce qui ne correspond pas à sa volonté d’idéalisation. 3 Le roman débute par la représentation de l’image idéale dans laquelle se reflète cette cour parfaite : « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henry second. » 4 Mais à l’exclusion correspond également un processus au cours duquel l’exclue fait son apparition à travers un système de signes secondaires. La cour crée un espace sémiotique où chaque geste, chaque regard peut prendre une 1 Madame de La Fayette (1950), La Princesse de Clèves [1678], Émile Magné (éd.), Paris : Droz, p. 120. 2 La Rochefoucauld (1967), Maximes [1665], Jacques Truchet (éd.), Paris : Garnier, Maxime 119, p. 33. 3 Claude Vigée constate l’apparition du masque à la fin de l’idéologie héroïque : « Cette prise de conscience ne saurait être que bouleversante pour le moi. Il reconnaît enfin l’écart qui existe entre son état véritable et le beau masque de vertu ou de perfection aristocratique avec lequel il avait cru jusque-là se confondre. » Claude Vigée (1960), « La Princesse de Clèves et la tradition de refus », dans : Critique 16, pp. 723-754 ; p. 735. 4 La Fayette (1950), p. 5. Patricia Oster 128 signification secondaire que seuls les yeux attentifs des courtisans qui cherchent en permanence à percer le masque d’autrui sont capables de déceler. L’héroïne du roman veut échapper à cette logique. Elle essaye de combler la lacune entre moi extérieur et moi profond en s’imposant une conduite lucide et irréprochable. Son combat héroïque contre la dissimulation régnante atteint son paroxysme lors de son fameux aveu. Après être tombée amoureuse d’un « chef-d’œuvre de la nature », 5 le séduisant duc de Nemours, elle avoue cet amour à son mari pour prouver sa sincérité sans bornes. 6 Mais elle échoue, car le langage direct et dénotatif n’est pas compréhensible dans un monde de significations secondaires. Le mari, qui a exclusivement appris à lire les codes de la cour, prend l’aveu de son amour pour l’aveu d’un adultère accompli et en meurt. Comment interpréter la motivation de cet aveu qui a des suites aussi funestes ? Faut-il citer encore une fois La Rochefoucauld : « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés » 7 ? Car l’aveu, apparemment honnête, ne semble être qu’un moyen d’échapper à un amour dangereux et perturbant dont elle veut se protéger. Est-ce qu’elle utilise son mari - sans s’en rendre compte elle-même - comme garant de sa propre protection ou est-ce qu’elle s’avère être la seule personne à suivre la voie de la sincérité au milieu d’une cour corrompue ? Comment interpréter son retrait à la fin du roman ? Craint-elle de réagir ‹en situation› après la mort de son mari ? A-telle dévoilé l’égocentrisme de Nemours ? Et est-ce qu’elle « s’attaque ainsi aux fondements mêmes de cette société de cour » et « arrache des mains du patriarcat le contrôle de sa propre vie », comme le remarque Donna Kui- 5 Ibid., p. 10. 6 Roland Galle interprète l’aveu comme une véritable césure : « So wie ‹aveu› der entscheidende Gegenbegriff zu ‹dissimulation› und ‹cacher› ist, so ist in der ‹sincérité› jene neue innerlichkeitsbezogene Norm zu sehen, die das gloire-orientierte Verhalten ablöst. Dieser im aveu sich kristallisierende Ablösungsprozeß zweier Norm- und Verhaltenssysteme geht - freilich immer nur ansatzweise - einher mit der Herausbildung eines neuen Gefühlsbereichs und einer neuartigen Modellierungsform zwischenmenschlichen Verhaltens. » Roland Galle (1986), Geständnis und Subjektivität. Untersuchungen zum französischen Roman zwischen Klassik und Romantik, Munich: Fink, p. 47. Wolfgang Matzat souligne par contre l’affirmation du système discursif de la cour par l’aveu : « Wenn also der aveu einen Gegenentwurf zu den in der höfischen Gesellschaft herrschenden Interaktionsmustern darstellt, so wird damit nur demonstriert, daß es keinen Platz außerhalb der höfischen Gesellschaft und keine Alternative zur höfischen Gesellschaft gibt. » Wolfgang Matzat (1985), « Affektrepräsentation im klassischen Diskurs : La Princesse de Clèves », dans : Fritz Nies/ Karlheinz Stierle (éds.), Französische Klassik. Theorie. Literatur. Malerei, Munich: Fink, pp. 231-266 ; pp. 252-253. 7 La Rochefoucauld (1967), Épigraphe 2 e édition, p. 7. La sémiotique du moi caché dans les transpositions filmiques 129 zenga ? 8 La narratrice nous refuse une explication définitive. Au contraire, le processus de la narration laisse apparaître un réseau complexe de motivations auquel le lecteur se heurte sans jamais arriver au bout du moi caché des protagonistes. Le roman nous emmène dans un labyrinthe de signes secondaires où les protagonistes se voilent et se découvrent dans une dynamique permanente. L’observation de Mme de Chartres qui caractérise la cour peut aussi s’appliquer au roman lui-même : « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-cy […], vous serez souvent trompée : ce qui paroist n’est presque jamais la vérité. » 9 Où commence et où finit la dissimulation ? La nature humaine est indiscernable et l’homme est imprévisible dans la complexité de ses motivations. Le roman semble dynamiser une des réflexions les plus profondes de La Rochefoucauld sur l’amour-propre : Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants, il y fait mille insensibles tours et retours. Là il est souvent invisible à lui-même […]. 10 Le roman de Mme de La Fayette s’inscrit dans le cadre d’une anthropologie qu’on pourrait appeler négative, selon le modèle d’une théologie négative. 11 Au dieu caché de Pascal 12 correspond l’idée de l’homme caché. Tandis que la philosophie morale dispose d’un concept positif de ce qu’est l’homme ou de ce qu’il pourrait et devrait être, l’anthropologie négative débute ses réflexions par une incertitude fondamentale quant à la nature de l’homme. 13 L’homme se conçoit comme une terra incognita. 8 Donna Kuizenga (1992), « The Princess of Clèves : An Inimitable Model », dans : Patrick Henry (éd.), An Inimitable Example : The Case of the Princesse de Clèves, Washington D. C. : Catholic University of America Press, pp. 71-83 ; p. 75. 9 La Fayette (1950), pp. 39-40. 10 La Rochefoucauld (1967), Première édition 1665, Réflexions morales 1, p. 283. 11 Cf. Karlheinz Stierle (1985), «Die negative Anthropologie der französischen Klassik », dans : Fritz Nies/ Karlheinz Stierle (éd.), Französische Klassik. Theorie. Literatur. Malerei, Munich: Fink, pp. 81-133. 12 Cf. Lucien Goldmann (1959), Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris : Gallimard. 13 Cf. Gabriella Violato (1981), La Principessa giansenista. Saggi su Mme de La Fayette, Rome : Bulzoni. Et dernièrement Giovanni Cacciavillani (2006), La Ragione negativa. Indagini su Pascal, Racine e Madame de La Fayette, Rimini : Panozzo. Patricia Oster 130 Comment réagit le XX e siècle 14 face à ce premier roman soi-disant psychologique, je dirais plutôt moraliste ? L’anthropologie négative de Pascal, de La Rochefoucauld, de Racine et de Mme de La Fayette trouve-t-elle une nouvelle réponse après celle de Nietzsche, qui avait une haute considération pour « La Rochefoucauld und jene anderen französischen Meister der Seelenprüfung welche immer ins Schwarze treffen, - aber ins Schwarze der menschlichen Natur » ? 15 Et comment se réalise la transposition filmique de cette sémiotisation du moi caché ? L’analyse qui suit s’appuie sur trois exemples d’une réception moderne de la Princesse de Clèves. Le premier film date des années soixante. Il s’agit d’une coproduction franco-italienne apparue sur les écrans de Paris en mars 1961. La réalisation est de Jean Delannoy et le scénario est adapté par Jean Cocteau d’après le roman de Mme de La Fayette. Le prince de Clèves est joué par Jean Marais, la princesse par Marina Vlady et Nemours par Jean-François Poron. Delannoy déclare dans une interview qui a paru dans Les Lettres Françaises : J’ai donc voulu raconter une très belle histoire d’amour […] où les femmes ne sont pas bafouées, où l’amour n’est pas une simple excitation superficielle, où la fidélité n’est pas ridicule, où le respect ne fait pas sourire… Je crois que c’est le moment de rendre aux jeunes « La Princesse de Clèves » ! Parce que la jeunesse que je vois est très intéressante. Elle contient en puissance, beaucoup plus de « Princesses de Clèves » que de souris couchaillant n’importe où, avec n’importe qui, pour n’importe quoi ! 16 Pour Cocteau, « l’histoire de Mme de La Fayette n’est autre qu’une orgie de pureté ». Et il continue dans la Préface du scénario : Il était difficile de la faire admettre par une jeunesse très libre. Peut-être un excès de liberté, une impossibilité de désobéir et la fatigue qui en résulte lui permettront-ils de comprendre l’étrange attitude d’une femme qui demande à son mari de la défendre contre les élans de son cœur. […] Notre espoir est que la noblesse d’âme et la tenue morale des personnages, correspondant à l’espèce d’armure somptueuse de leurs costumes, transporte- 14 Claude Coste/ Michèle Castells-Faucher (2000) ont poursuivi la réception du roman au XX e siècle sans trop insister sur l’adaptation cinématographique : « La Princesse de Clèves au XX e siècle », dans : Suzanne Guelloz (éd.), Postérités du Grand Siècle, Caen : Presses Universitaires, pp. 319-342. 15 Friedrich Nietzsche (1954), Menschliches, Allzumenschliches [1887], Nr. 36, dans : id., Werke in 3 Bänden, K. Schlechta (éd.), vol. 1, Munich: Hanser, p. 476. 16 Jean Delannoy (1960), « C’est le moment de rendre aux jeunes La Princesse de Clèves », interview recueillie par Martine Monod, dans : Les Lettres Françaises (30 juin 1960), pp. 1 et 8 ; p. 1. Cité aussi par Françoise Denis (1998), « La Princesse de Clèves : Lafayette et Cocteau, deux versions », dans : French Review 72, pp. 285-296 ; p. 286. La sémiotique du moi caché dans les transpositions filmiques 131 ront le public à travers les âges et les séduiront par un spectacle semblable à celui que nous réserve, peut-être, la découverte de mondes lointains et inconnus. 17 Le film n’a donc pas l’intention d’adapter l’histoire à l’âge moderne : il veut, au contraire, séduire par une image idéale de morale et de pureté dans un présent moralement corrompu. Le décalage entre le XVII e siècle et le présent est souligné, bien que le côté historique en soit complètement éliminé. Le film ressemble même souvent à un conte de fées, avec la princesse figurant ‹Blanche-Neige›. En ce qui concerne l’héroïne, le film joue sur une esthétique de somptuosité et de pureté. Les costumes font penser à des camisoles de force, surtout à cause des fraises qui empêchent la tête de tourner [cf. fig. 1]. Mais ces costumes sont aussi supposés représenter une « armure de tenue morale ». L’anthropologie négative se transforme donc en une anthropologie positive : le moi héroïque de la princesse n’est pas caché mais mis en relief au nom d’une morale du XX e siècle. La sémiotisation du moi à travers les gestes, et surtout à travers les regards, prend par contre toute son envergure grâce au médium du film, qui répond au texte par la création d’un système de signes secondaires visibles. La scène du bal met particulièrement bien en scène le langage des signes à travers les images puisqu’on y voit toute la cour dans sa vibrante agitation : la reine dauphine qui doit dissimuler l’impatience avec laquelle elle attend l’arrivée de Nemours, la reine qui guette la maîtresse de son mari, les courtisans qui ne semblent être là que pour s’observer les uns les autres et découvrir des signes de secrets voilés… La caméra se fait acteur et surprend les gestes et les regards secrets. Mais ce jeu avec la sémiotisation de l’espace social répond à un défi esthétique plutôt qu’à un besoin d’adaptation à l’âge moderne. Le film ne suggère pas une rupture avec l’aliénation imposée par ce système : il y consent plutôt par une esthétisation somptueuse. 18 La deuxième transposition filmique du roman de Mme de La Fayette date de 1998. Il s’agit d’une coproduction franco-espagnole-portugaise, apparue sur les écrans au Portugal en 1999. La réalisation est de Manoel de Oliveira 17 Jean Cocteau (1973), « Poésie de cinéma », dans : id., Du Cinématographe, André Bernard/ Claude Gautier (éd.), Paris : Belfond, pp. 160-161. 18 Dans sa critique féministe du film, Françoise Denis (1998), p. 294, résume : « En fait, ce que les deux réalisateurs refusent à la Princesse, et derrière elle, à la voix de ‹l’auteur›, c’est le nouveau territoire créé par sa parole et son exemple, c’est la construction d’une identité possible en dehors du système, c’est la lucidité de la lutte menée pour s’inscrire à travers et au-delà du logos prédominant. Leurs manipulations ramènent l’intrigue dans le cadre des normes du code patriarcal et réifient l’amour, la perfection féminine, dans une sorte de sublimation fétichiste conforme aux fantasmes et désirs masculins. » Patricia Oster 132 qui est le plus vieux cinéaste encore en activité - il est né en 1908. Chiara Mastroianni joue le rôle de la princesse de Clèves, le chanteur portugais Pedro Abrunhosa apparaît dans le rôle du duc de Nemours. Le titre du film reflète l’évolution du sujet. En 1998, l’accent est mis sur l’adaptation du roman, avec le titre : La Princesse de Clèves. Un an plus tard, le titre A Carta, « La Lettre », semble masquer la source du film, bien qu’il reste très fidèle au livre en reprenant même les noms des personnages. Cette nouvelle transposition filmique, quarante ans après celle de Delannoy, surprend parce que l’intention reste la même. Le texte du XVII e siècle sert d’exemple à une époque de dégénération morale. À la différence de Delannoy et Cocteau, Oliveira ne nous raconte pas un conte de fées des temps lointains. Au contraire, il supprime le décalage temporel en situant l’héroïne à notre époque. Mais il ne s’agit pas moins d’une « orgie de pureté » : Une reconstitution historique (avec ce caractère décoratif que n’a jamais aimé Manoel de Oliveira) présentait aussi l’inconvénient d’enfermer le comportement insolite de Mme de Clèves dans les idées toutes faites et souvent largement fausses que nous avons sur le passé. Le spectateur pouvait être tenté d’expliquer les choix de l’héroïne, surtout ceux qu’elle fait après la mort de son mari, par l’époque et la société dans laquelle elle avait vécu alors que, précisément, et Mme de La Fayette insiste beaucoup sur ce point, un tel comportement est une énigme pour les contemporains de la princesse. Il suscite l’incompréhension autour d’elle, comme notre étonnement aujourd’hui. La reconstitution de la cour de Henri II mènerait le spectateur d’aujourd’hui à regarder la démarche de Mme de Clèves comme une curiosité propre à son temps. Il fallait au contraire ôter tout ce qui pouvait faire écran. 19 La princesse de Clèves est une jeune fille noble ayant reçu une éducation aristocratique qui exclut l’insouciante liberté des amours de notre temps. Après une première déception amoureuse, la jeune femme épouse sans amour Jacques de Clèves, célèbre médecin. Bientôt la princesse s’éprend d’un chanteur à la mode, Pedro Abrunhosa, mais elle tient cependant à rester fidèle à son époux. Le film insiste sur le personnage exceptionnel de la jeune fille, qui est préoccupée par la pureté, la sincérité, la fidélité et l’honneur dans une société qui ne s’en soucie guère plus. Le chanteur dont elle tombe amoureuse n’appartient pas à son milieu : il représente le monde superficiel des spectacles, de la légèreté et des amours faciles qu’elle-même cherche à éviter. Le film se veut tellement fidèle au roman, tout en adaptant l’histoire à l’âge moderne, 19 Jacques Parsi, « Genèse d’une adaptation », dans : La Lettre. Un film de Manoel Oliveira, Lycéen au cinéma 2004-2005, pp. 5-7 ; p. 5 ; cité d’après www.rhonealpes. fr/ content_files/ Lalettre.pdf. La sémiotique du moi caché dans les transpositions filmiques 133 qu’il manque souvent de vraisemblance, surtout en ce qui concerne la mort du Prince de Clèves. Sur le plan esthétique, Oliveira semble s’inscrire dans la tradition des films de la Nouvelle Vague comme par exemple L’Année dernière à Marienbad 20 avec des prises très longues, des images souvent sombres et figées dans des cadres somptueux mais sans vie. Oliveira veut ainsi s’opposer au « cinéma commercial américain » : J’ai éliminé tout ce qui concernait la cour et les intrigues annexes, pour me concentrer sur l’histoire principale. De même pour le vocabulaire, en écrivant les dialogues en portugais, ensuite traduits par Jacques Parsi : j’ai employé une langue actuelle mais dépourvue de tout idiotisme contemporain. Le scénario et la mise en scène visent à ne garder que l’essentiel, en éliminant les actions, les mouvements et les mots superflus. C’est le contraire d’un cinéma commercial américain. 21 Comme dans les films de Resnais, les personnages semblent jouer des rôles sans jamais enlever leur masque, ce qui correspond bien au roman de Mme de La Fayette. Mme de Clèves a un visage figé qui laisse parfois percer un sourire, le chanteur porte toujours des lunettes qui empêchent de voir ses yeux et de percer la carapace qu’il s’est construite pour se mettre en scène en permanence. À la différence de Delannoy, Oliveira se sert de l’esthétique pour refléter l’attitude morale de son époque. Dans un univers qui semble actualiser l’anthropologie négative des moralistes du XVII e siècle, il va même jusqu’à proposer une voie de salut conforme à celle du roman. À la fin du livre de Mme de La Fayette, l’héroïne se retire de la société : « Elle passoit une partie de l’année dans cette maison religieuse et l’autre chez elle ; mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables. » 22 Oliveira évoque l’importance de la foi à plusieurs reprises. Mme de Clèves consulte souvent sa vieille amie d’enfance qui est religieuse dans un cloître à Paris. Dans ce cloître se trouve une image de la mère Angélique, fondatrice de l’abbaye de Port-Royal. Au XVII e siècle, Port-Royal offrait un refuge pour tous ceux qui étaient las d’une société superficielle et qui recherchaient le recueillement au sein d’une société guidée uniquement par la foi 20 L’Année dernière à Marienbad, Alain Resnais, France/ Italie/ Allemagne de l’Ouest/ Autriche 1961, d’après le ciné-roman d’Alain Robbe-Grillet, sorti en 1961. 21 Jean-Michel Frodon (1999), « La Lettre de Manoel d’Oliveira. Documents. Entretien avec le réalisateur », dans : Le Monde (23/ 24 mai 1999), pp. 3-4 ; p. 3. 22 La Fayette (1950), p. 201. Sur l’interprétation du « repos » de la Princesse de Clèves, cf. Simone Fraisse (1961), « Le ‹repos› de Mme de Clèves », dans : Esprit 29, pp. 560- 567 ; et Domna C. Stanton (1975), « The Ideal of ‹repos› in Seventeenth-Century French Literature », dans : L’Esprit Créateur 15, pp. 79-104. Patricia Oster 134 hors d’une Église vouée à la représentation. La mère Angélique est pour ainsi dire un témoin permanent des conversations entre la princesse de Clèves et son amie [cf. fig. 2]; des conversations qui se déroulent à trois reprises. C’est par elle que se réalise la transition du siècle classique à l’âge moderne pour lequel Oliveira semble proposer les mêmes remèdes que ceux en vigueur à l’époque de Mme de La Fayette. Dans la fameuse lettre qui a donné le titre au film, Mme de Clèves annonce sa retraite à son amie : elle a accompagné des jeunes sœurs en Afrique pour soigner des enfants dans la détresse. La lettre est lue en entier et témoigne d’une prise de conscience qui confronte la vie superficielle de la société parisienne au besoin vital des enfants qui manquent de tout. L’engagement humanitaire semble être une solution définitive et assure la vertu inégalable d’une princesse de Clèves moderne. La troisième transposition filmique du roman de Mme de La Fayette, La Fidélité, date de 1999. Il s’agit d’une coproduction franco-portugaise, apparue sur les écrans à Paris en 2000. La réalisation est d’Andrzej Zulawski avec comme acteurs principaux Sophie Marceau, Pascal Greggory, Guillaume Canet, Magali Noël et Michel Subor. Zulawski suit les traces de son prédécesseur d’un an, Oliveira, en annulant la différence du temps. En même temps, il est le premier à mettre l’accent sur la différence de médium. À première vue, l’histoire s’éloigne beaucoup du roman de Mme de La Fayette. Jeune photographe de talent, Clélia est engagée par un magnat de la presse à scandales canadien, Lucien Mac Roi, afin de redorer l’image du groupe. En opposition avec ce monde, Clèves, un éditeur de trente-cinq ans, honnête et soucieux d’une certaine qualité littéraire, tombe immédiatement amoureux de Clélia, qui accepte de l’épouser. Mais celle-ci rencontre Nemo, jeune homme marginal. Comme les films d’Oliveira et de Zulawski ont été montés presque en même temps, on ne peut pas concevoir La Fidélité comme une réponse à La Lettre, bien que cela soit tentant. Mais il s’agit sans aucun doute d’une réponse à la transposition filmique du roman par Delannoy et Cocteau. « L’orgie de pureté » a définitivement trouvé son accomplissement dans le film de Zulawski. Clélia n’appartient pas à la noblesse : elle est canadienne, sa mère était chanteuse. Au début du film, on voit la mère et la fille dans un train : elles se rendent à Paris où Clélia a trouvé du travail chez un ancien amant de sa mère, Lucien Mac Roi. Clélia est une jeune fille moderne qui n’hésite pas à faire l’amour avec les hommes qui lui plaisent. Ainsi, elle suit Clèves après leur première rencontre chez un fleuriste et elle fait l’amour avec un jeune joueur de hockey après l’avoir photographié. Elle semble même chercher l’étreinte physique, soigneusement évitée par Delannoy et Oliveira, avec une véritable férocité - surtout dans des moments de crise. La plupart du temps, c’est elle qui prend l’initiative et qui dirige la situation, en manifestant son désir ou en se refusant, selon son choix. Elle n’est donc pas une La sémiotique du moi caché dans les transpositions filmiques 135 exception en ce qui concerne la pureté de sa conduite, à l’instar des héroïnes de Delannoy et d’Oliveira. Mais elle a tout de même une approche du monde qui la différencie de son entourage et qui reflète un des traits caractéristiques de l’héroïne de Mme de La Fayette. 23 Zulawski est le seul à avoir réfléchi et mis en relief la différence des médias qui permet à un réalisateur de cinéma du XX e siècle de répondre à l’écriture de la romancière du XVII e siècle. L’héroïne du roman de Mme de La Fayette exprime son refus de la société qui l’entoure par une attitude franche, guidée par la sincérité. Mais elle est consciente de l’impossibilité de découvrir le moi caché des hommes. L’anthropologie négative sert de cadre à son histoire. Clélia, jeune photographe du XX e siècle, vit la même expérience que la princesse, mais elle possède d’autres moyens d’expression. Elle rend compte de sa perception du monde à l’aide de ses photos qui ont la particularité de rester floues ou de représenter l’homme d’une manière inattendue. Le sujet de son premier album était l’absence [cf. fig. 3]. On ne peut y voir personne de face et les visages restent sans contours. Son second album était consacré à la mode : on n’y voit jamais la tête des mannequins, ce que critique une journaliste, qui juge ces photos impersonnelles. Clélia répond, qu’au contraire, elle perçoit ses photos comme très personnelles. Elle semble être à la recherche du moi caché dont les « souplesses ne se peuvent représenter » 24 et les « transformations passent celles des métamorphoses » comme l’a exprimé La Rochefoucauld. Le premier « assignement » de Clélia dans son nouveau travail est un match de hockey. Sur les photos, il est impossible de distinguer des joueurs en particulier : on ne voit que des corps colorés en mouvement. Quand elle prend des photos de joueurs nus dans les douches, les photos restent floues, comme s’il était impossible de fixer l’image de l’homme qui s’avère être un ‹être de fuite›. Zulawski joue sur la différence du temps et sur la différence de médias. Il actualise l’idée de la cour au XX e siècle en créant un équivalent à travers le personnage de Lucien Mac Roi, Louis XIV de la presse à scandales, qui s’est entouré d’une véritable cour. Celle-ci est chapeautée par Diane - Diane de Poitiers ? -, sa maîtresse, et constituée en majeure partie de personnages aux intentions douteuses. Le monde superficiel de la représentation qui caractérise le règne d’Henri II dans le roman de Mme de La Fayette, qui vise à son tour le règne de Louis XIV, trouve son écho dans le milieu de la presse moderne qui n’est pas moins dominé par les éclats, l’admiration et la galanterie et que l’on 23 Odette Virmaux (1981), Les Héroïnes romanesques de Madame de Lafayette, Paris : Klincksieck, p. 49, remarque que la Princesse de Clèves représentait aux yeux de Mme de La Fayette « un personnage impensable, déplacé, venu d’ailleurs […] ». 24 La Rochefoucauld (1967), Première édition de 1665, Réflexions morales 1, p. 283. Patricia Oster 136 célèbre par l’intermédiaire d’images multipliées et distribuées dans le monde entier. Le regard omniscient des courtisans auxquels n’échappait pas le moindre signe, la moindre rougeur, le moindre geste, 25 se trouve actualisé de nos jours dans les photos des paparazzi qui pénètrent l’intimité des gens avec leurs caméras. Mme de La Fayette met l’accent sur l’impact de l’espace public, comme l’illustre la scène de l’aveu qui se joue dans l’intimité du couple mais dont les détails circuleront le même jour parmi tous les courtisans. De nos jours, la diffusion de la presse à scandales crée un espace public sans bornes et multiplie les regards à travers les médias. La sémiotisation du moi prend toute son envergure au XX e siècle. 26 La cour de « Rupert Mac Roi » - le nom du magnat Rupert Murdock est aisément perceptible - est constituée par des écrans de télévision, des ordinateurs représentant des images et une quantité de photos en tous genres, qui circulent en permanence [cf. fig. 4]. Un seul livre apparaît lorsque Clélia entre dans son nouveau bureau. Un journaliste est en train de lire La Princesse de Clèves et accompagne l’entrée de Clélia par un commentaire, qui est en même temps une citation : « Il apparut alors une beauté à la cour ». Clélia feuillette le livre et s’arrête sur une image du film de Delannoy. Il s’agit donc d’une double intertextualité où texte et transposition filmique antérieure se rencontrent dans le médium du livre [cf. fig. 5]. Clélia est perçue comme une « extraterrestre », son accent canadien renforçant cette impression. Puisque ses photos sont supposées rendre plus de distinction à la maison de presse de Mac Roi, elle a le droit de poursuivre sa voie sans aucune concession. Clèves, qu’elle rencontre par hasard chez un fleuriste, appartient lui aussi à un monde à part. Sa famille est propriétaire d’une vieille maison d’édition sur le point d’être vendue à Mac Roi. Est-ce qu’il s’agit d’une allusion à la vieille noblesse de France qui perd son pouvoir en se transformant en courtisans de Louis XIV ? Le roman de Mme de La 25 Cf. Christine Roulsten (1995), « La Déception du regard dans La Princesse de Clèves », dans : Dalhousie French Studies 32, pp. 19-32 ; p. 19 : « La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette est un roman qui, dans son sens profond, est dominé par la question du regard. Dès la première page, le narrateur omniscient du roman porte le regard sur un monde lui-même déterminé par le spéculaire, un monde courtois où le sujet est créé et réalisé à travers le regard d’autrui, ce regard public qui se croit investi d’une autorité presque absolue. » Cf. aussi Julia Knowlton De Pree (1994), « Analyse du regard dans La Princesse de Clèves », dans : Romance Notes 35, pp. 145-151, qui souligne « l’espace imaginaire du regard » (p. 148). Sur le voyeurisme dans le roman de Mme de La Fayette, cf. Michael G. Paulson (1998), Facets of a Princess, New York : Lang, ainsi que Walburga Hülk (1995), « La Princesse de Clèves und La Prisonnière », dans : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 19, pp. 224-249. 26 Cf. Roland Barthes (1970), L’Empire des signes, Genève : Skira, et Roland Barthes (1980), La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris : Gallimard. La sémiotique du moi caché dans les transpositions filmiques 137 Fayette rend compte des jeux de pouvoirs à la cour. Ainsi, personne n’a le droit d’épouser Mlle de Chartres puisque son oncle le vidame de Chartres, ayant trop de pouvoir, est tombé en disgrâce. Dans le film de Zulawski, Clèves devrait épouser la sœur de Mac Roi, mais il s’y refuse et épouse Clélia après la mort de son père. Le couple semble bien assorti, possédant les mêmes valeurs qui entrent en opposition avec le côté indiscret et superficiel de la cour de Mac Roi. Clèves caractérise l’approche artistique de Clélia comme « belle, juste et vraie ». Mais l’impossibilité de se percevoir comme couple est accentuée dans une photo de Clélia, qu’elle prend dans le reflet d’une fenêtre. Malgré la tendresse de la situation, le couple ne se concrétise pas dans l’image. Le travail de Clélia l’amène à rencontrer Nemo, un jeune photographe spécialisé dans des reportages chocs. Zulawski trouve un nouveau moyen d’actualiser le personnage de Nemours à l’aide du médium moderne de la photographie. Le duc de Nemours est un personnage ambigu dans le texte de Mme de La Fayette. Il est « un chef-d’œuvre de la nature », admiré de toutes les femmes. Mais dès sa première entrée en scène, le texte accentue son côté indiscret et brusque. Il fait son entrée avec « un assez grand bruit » et lorsque Mme de Clèves l’aperçoit, « elle vid un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir estre que M. de Nemours, qui passoit par-dessus quelque siège pour arriver où l’on dansoit. » 27 Cette première impression d’un caractère sans gêne se poursuit lors du vol du portrait de Mme de Clèves. Nemours s’aperçoit qu’elle l’a vu prendre son portrait, mais au lieu de témoigner de la délicatesse à son amante en faisant semblant de ne pas l’avoir remarqué, il profite de l’embarras de la princesse en l’obligeant à lui accorder cette faveur sans lui donner l’occasion de répondre à son discours impertinent : M. de Nemours, qui remarquoit son embarras, et qui en devinoit la cause, s’approcha d’elle et lui dit tout bas : - Si vous avez veu ce que j’ay osé faire, ayez la bonté madame, de me laisser croire que vous l’ignorez ; je n’ose vous en demander davantage. Et il se retira après ces paroles et n’attendit point sa réponse. 28 L’aveu de la princesse, qu’il observe comme un voyeur et dont il distribue la nouvelle sans aucune discrétion, ne fait que confirmer la première impression. Jean Rousset caractérise Nemours comme spectateur indiscret : 27 La Fayette (1950), p. 35. 28 Ibid., p. 87. Patricia Oster 138 C’est tout au long du roman que [Nemours] est en posture de spectateur indiscret. Toujours spectateur de Mme de Clèves puisqu’elle lui refuse toute entrevue, et spectateur caché puisqu’elle se soustrait à ce regard qu’elle redoute, toujours « songeant à la voir sans songer à en être vu ». 29 Nemo est une version moderne de Nemours. Il est un photographe de photos chocs, qui exposent les victimes de la société au regard du public. À la différence de Clélia, il fixe les visages, démontre la misère des prostituées, des enfants déformés. La vie dans la misère a aiguisé le regard cruel qu’il porte sur le monde. Il s’éprend d’une folle passion pour Clélia qu’il poursuit sans délicatesse partout avec sa caméra jusqu’à sa chambre à coucher où il prend des photos d’elle en train de faire l’amour avec Clèves. Clélia, de son côté, est également éprise de Nemo : elle aussi prend des photos de lui, mais à nouveau, ces photos restent floues et manquent de contours. Un très bel exemple du rapport entre Clélia et Nemo à travers le médium de la photographie est l’actualisation de la scène du pavillon. Dans le roman de Mme de La Fayette, Mme de Clèves se retire dans un pavillon où elle admire un tableau sur lequel est représenté le duc de Nemours : « […] elle prit un flambeau et s’en alla, proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où estoit le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner. » 30 Elle se croit dans l’intimité de son amour, mais Nemours observe cette scène comme un voyeur de l’extérieur : « On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit […] une personne qu’il adoroit, la voir sans qu’elle sçeust qu’il la voyoit, et la voir tout occupée de choses qui avoient du rapport à luy et à la passion qu’elle lui cachoit, c’est ce qui n’a jamais esté goûté ny imaginé par nul amant. » 31 Dans la version moderne de la scène du pavillon, on voit Clélia devant l’écran de son ordinateur où elle regarde les photos qu’elle a prises d’un groupe dans lequel se trouve aussi Nemours. Elle fait agrandir son image, l’isole du groupe, le transfère sur un deuxième écran, l’agrandit encore, ce qui rend la photo de plus en plus floue [cf. fig. 6]. Comme si l’image s’échappait sous son regard. Le nom de Nemo, qui signifie « niemand », « aucun » en latin, souligne le côté évasif de sa personne. Clélia est observée par Nemo qui est monté sur le toit pour accéder à sa fenêtre et qui prend des photos d’elle en train d’agrandir sa photo 29 Jean Rousset (1986), Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris : Corti, p. 26. 30 La Fayette (1950), p. 167. 31 Ibid. Michel Butor avait déjà caractérisé cette scène comme équivalent du fameux aveu. Cf. Michel Butor (1960), « Sur la Princesse de Clèves », dans : id., Répertoire. Études et conférences 1948-1959, Paris : Éditions de Minuit, pp. 74-78. La sémiotique du moi caché dans les transpositions filmiques 139 [cf. fig. 7]. Dès qu’elle l’aperçoit, elle fuit d’une manière affolée et semble se protéger en prenant à son tour des photos de Nemo. La scène ressemble à un duel entre deux photographes - ou à un acte d’amour qui ne peut se réaliser qu’à distance, qu’à travers l’objectif de la caméra. La seule fois où le couple se rapproche physiquement - dans un face à face figé - est prise en photo par un paparazzo que Clèves a envoyé - on voit le buste de Nemo avec un tatouage surprenant : un fil de fer barbelé qui fait plusieurs fois le tour de son corps. Une sémiotisation du corps moderne qui exprime à la fois la blessure de Nemo, infligée par la réalité cruelle qu’il affronte, et l’impossibilité pour Clélia de s’approcher de lui. L’approche n’est possible qu’à travers la photo. À la différence du duc de Nemours, Nemo va changer grâce à Clélia. Après la mort de Clèves et le départ de Clélia, qui se retire dans une sorte de couvent, Nemo présente à la presse un album de photos dédié à Clélia et dans lequel il a adopté son esthétique de fluidité. On apprend que Clélia a également dédié un album à Nemo. Une journaliste constate avec surprise que les deux albums se ressemblent « comme si un même cœur battait dedans ». Le couple se retrouve donc dans l’art de la photo : il se touche, il s’unit à travers la perception du monde, en images indistinctes, sans jamais vaincre la distance. Les albums exposent les photos que les protagonistes viennent de prendre au cours du film. Ils mettent donc en scène l’histoire qui vient d’être racontée à travers le médium du cinéma. Mais la mise en abyme va encore plus loin. Dans son couvent, Clélia regarde la télévision. Il y passe un film intitulé The Princess of Clèves, réalisé par Fernand Nemo, qui raconte exactement son histoire, interprétée par d’autres acteurs. Le spectateur entend le même dialogue entre mère et fille qu’il a entendu au début du film. On assiste donc à un jeu des médias qui passe du texte à travers des photos au film, qui renvoie de nouveau aux photos et au texte de La Princesse de Clèves. La sémiotisation du moi caché a pris de l’envergure au XX e siècle : les moindres gestes sont pris en photo et transformés en film, sans pour autant jamais atteindre un moi qui échappe aux regards les plus médiatisés. Fig. 1: Delannoy/ Cocteau, La Princesse de Clèves (1961) : « une orgie de pureté » Patricia Oster 140 Fig. 2: Manoel de Oliveira, A Carta (1999) : Mlle de Clèves devant le portrait de la Mère Angélique, fondatrice de l’abbaye de Port-Royal Fig. 3: Andrzej Zulawski, La Fidélité (2000) : L’importance du regard et la différence des médias Fig. 4: L’art de Clélia : les photos floues La sémiotique du moi caché dans les transpositions filmiques 141 Fig. 5: La mise en abyme. Lecture de La Princesse de Clèves avec les photos du film de Delannoy Fig. 6: Les photos de Nemo restent floues. L’image se soustrait au regard de Clélia Fig. 7: L’actualisation de la scène du pavillon. Nemo photographie Clélia en train de regarder ses photos III Regards genrés Biblio 17, 179 (2009) Les biopics des femmes fortes : réécriture biographiste, idéologique ou générique ? H EIDI D ENZEL DE T IRADO Amsterdam Depuis les années 1990 on peut observer une croissance générale du nombre de biographies cinématographiques sur les écrans. Genre aux limites floues, la biographie cinématographique est caractérisée par une grande hétérogénéité. 1 Elle est de plus en plus appelée « biopic », acronyme de « biographical picture ». 2 Ces biopics, qualifiés souvent de sous-genre du film historique, sont à distinguer des « films de costumes ». Les biopics se concentrent sur un personnage historique précis tandis que les films de costumes mettent en scène la vie d’un personnage fictif dans un contexte historique. 3 Dans le cadre de cet article, nous n’allons pas proposer une nouvelle définition du biopic. Notre contribution se limite à l’analyse de deux biopics spécifiques ayant pour héroïnes des femmes relativement inconnues du grand public : Artemisia Gentileschi dans Artemisia d’Agnès Merlet et Marquise du Parc dans Marquise de Véra Belmont. Ces deux films font partie d’un sous-genre de biopic très à la mode, les vies des femmes de grands 1 François de la Bretèque (1986), « Contours et figures d’un ‹genre› », dans : Les Cahiers de la Cinémathèque 45, pp. 93-97 ; p. 93. 2 Que l’on appelle ce genre « biographie cinématographique », « biographie filmique », « film biographique », « bio », « biog », « film historique » ou « drame épique », les personnages existants ou ayant existé ont inspiré les artisans du cinéma dès le début. Pour une histoire des termes les plus répandus pour définir ce genre, voir : Daniel Lopez (1993), Films by Genre. 775 Categories, Styles, Trends and Movements Defined, with a Filmography for each, Jefferson : McFarland, p. 25. 3 Selon Eileen Karsten il s’agit d’un biopic quand on montre un personnage historique, c’est-à-dire le personnage historique ne doit pas nécessairement être au centre de l’action dramatique du film. Selon Taylor, le film doit se concentrer sur la « vita » du protagoniste. Voir : Eileen Karsten (1993), From Real Life to Reel Life. A Filmography of Biographical Films, Metuchen, New Jersey : Éditions Scarecrow, p. iii. Voir aussi : Henry McKean Taylor (2002), Rolle des Lebens. Die Filmbiographie als narratives System, Marburg : Schüren-Verlag, p. 18. Heidi Denzel de Tirado 146 hommes : ce sont les vies des muses, des mères, des sœurs ou des amantes et elles attirent beaucoup les écrivains et les réalisateurs car elles leur permettent une grande liberté. Ils peuvent inventer de captivants biographèmes sur leurs relations avec de grands hommes. Par ailleurs, ce type de biopic adopte un grand nombre de caractéristiques typiques du film de costume, marqué à son tour par des emprunts à d’autres genres, et essentiellement aux films romantiques. 4 Cette étude vise à révéler un certain nombre de codes propres aux biopics des femmes artistes et essentiellement l’entrelacement de la fiction aux faits, une certaine mise en scène de l’initiation de la jeune fille à l’art et l’intégration dans le médium cinématographique d’éléments provenant de leur art. Les deux biopics sont sortis en 1997 et leur réception critique a été très différente l’une de l’autre. Les films et la réalité Le premier exemple que nous avons choisi d’étudier, le film Artemisia d’Agnès Merlet, a suscité des critiques très contradictoires dans le monde anglophone. 5 Les uns ont loué l’esthétique du film - et il fut même nommé pour le Golden Globe Award for Best Foreign Language Film - les autres l’ont violemment rejeté. C’est par exemple le cas des historiennes de l’art Gloria Steinem et Mary Garrard qui, le jour de la première du film aux États Unis, ont perturbé la projection en distribuant des documents contenant des éclaircissements sur la « vraie vie » d’Artemisia pour exiger que disparaisse le sous-titre annonçant « a true story ». 6 Artemisia Gentileschi est surtout connue pour avoir peint une Judith décapitant Holopherne (1611/ 12) mais aussi pour avoir été victime d’un viol qui donna lieu à un des premiers procès pour viol de l’histoire. Ce procès contre Augustino Tassi, son professeur, a eu une notoriété publique presque plus 4 Pour le XVII e siècle voir par exemple l’adaptation cinématographique du livre de Sylvie Matton Moi, la putain de Rembrandt par son mari Charles Matton (2003) ou le film de costumes The Girl with a Pearl Earring (2004) qui s’intéresse à la vie de la servante de Vermeer, d’après le livre de Tracy Chevalier (2000). 5 Artemisia, Agnès Merlet, France/ Allemagne/ Italie 1997, 98 min. total. En France par contre le film n’a pas provoqué beaucoup de réactions. Voir par exemple Stéphane Bouquet (1997), « La vie n’est pas un roman», dans : Cahiers du cinéma 518, p. 48 et la critique de Françoise Audé (1997), « Artemisia », dans : Positif 440, pp. 46-47. 6 Ces documents de Mary D. Garrard et Gloria Steinem sont accessibles sur internet, sous le titre : « Now that you’ve seen the film, meet the real Artemisia Gentileschi », à cet endroit : http: / / songweaver.com/ art/ artemesia.html (consulté le 25 juin 2007). Les biopics des femmes fortes 147 grande que l’œuvre d’Artemisia. On en connaît le déroulement exact grâce à la parfaite conservation des actes du procès. Augustino Tassi y apparaît comme un violeur, un menteur, un voleur et un cavaleur. Pour se défendre, il accusa même la jeune fille d’être une femme facile, en d’autres mots une coureuse. 7 Malgré ces sources, le biopic donne une version tout à fait différente du personnage et l’intrigue est développée d’une manière constante et réfléchie. L’affiche en anglais, ainsi que les sous-titres en allemand : Artemisia : Schule der Sinnlichkeit, et en italien Artemisia : passione extrema, donnent l’histoire comme une histoire d’amour. Résumons ce film en nous concentrant sur le caractère d’Artemisia et l’histoire de son tableau le plus célèbre, Judith décapitant Holopherne. La jeune Artemisia Gentileschi est une peintre remarquablement douée, qui dépasse rapidement la dextérité de son père, le peintre Ortazio Gentileschi. Elle voudrait étudier à l’Académie de peinture mais comme elle est une femme, elle ne peut pas en être membre. Là-bas, Artemisia aperçoit une peinture du Caravage qui la fascine : Judith décapitant Holopherne. Malgré son rejet de l’Académie, elle décide de trouver le moyen de vivre sa passion et d’améliorer son art. C’est ainsi qu’elle cherche à se rapprocher du peintre Augustino Tassi qu’elle aime observer peindre en plein air. Un jour, elle le voit faire l’amour avec une femme sur la plage. Après leur départ, elle va se coucher dans le creux, une sorte de moule, que le couple a formé dans le sable. Elle se met dans la peau de la femme et s’imagine faire l’amour. Dès le début du film, Artemisia est présentée comme une peintre particulièrement intéressée par les corps humains et elle veut apprendre à peindre des nus. Elle arrive même une fois à persuader un jeune pêcheur de poser nu pour elle. Elle éduque aussi son œil d’artiste en regardant clandestinement les orgies organisées dans la maison du peintre Tassi. Bien décidée à devenir son étudiante, Artemisia lui montre donc ses peintures, y compris ses peintures de nus. Dans un premier temps, Tassi lui réplique qu’il ne veut devenir ni son « professeur », ni son « confesseur », mais l’accepte finalement parmi ses élèves. Artemisia ne montre pour autant pas d’intérêt pour la peinture des paysages, qui est la spécialité de Tassi. Elle veut peindre des corps et lui demande un jour de poser pour elle. 8 Elle donne ici des instructions à Tassi et le cadre de perspective - un instrument typique des peintres du XVII e siècle - encadre la scène. Artemisia et Tassi sont comme nos modèles et fonctionnent comme un tableau vivant. 7 Cité d’après Griselda Pollock (2005), « Feminist dilemmas with the art/ life problem », dans : Mieke Bal (éd.), The Artemisia Files. Artemisia Gentileschi for Feminists and Other Thinking People, Chicago : University of Chicago Press, pp. 169-206 ; p. 176. 8 D’après Griselda Pollock (2005), p. 175, la vraie Artemisia Gentileschi n’a jamais peint de nus masculins. Heidi Denzel de Tirado 148 Nous nous trouvons dans la position de l’artiste pour un instant, quand nous les regardons à travers ce cadre de perspective. Tassi pose selon les instructions d’Artemisia et un moment de suspense survient quand leur position ressemble à celle de Judith et de Holopherne dans la peinture Judith décapitant Holopherne que les spectateurs du film ont découverte dans une scène précédente, dans la version du Caravage. Mais Tassi n’aime pas être dominé et s’en va, avec une expression d’angoisse sur son visage. La relation entre Tassi et Artemisia se fait de plus en plus intime, ils s’embrassent, Tassi la déflore et Artemisia est désespérée. Elle accepte cependant de devenir son amante. Le père d’Artemisia détruit leur bonheur en accusant Tassi de viol. Artemisia veut protéger son professeur, même quand elle apprend qu’il est déjà marié. Au cours du procès, Artemisia peint Judith décapitant Holopherne et la toile est montrée au tribunal, en faveur de la défense de Tassi qui demande alors : qui est la victime ? Qui est violé par qui ? Fig. 1: Tassi pose selon les instructions d’Artemisia Fig. 2: Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne (vers 1611/ 12) Les biopics des femmes fortes 149 En regardant bien la toile, on s’aperçoit que la servante de Judith est beaucoup plus active et plus jeune chez Artemisia Gentileschi que dans la version du Caravage. Avançons pour cela deux explications. La première : Artemisia a compris ce que la réaction de Tassi lors de la séance de pose montrait déjà, à savoir qu’une femme seule ne peut pas décapiter un homme, parce que l’homme est toujours plus fort et peut se libérer. La seconde : Artemisia se sent coupable, mais donne aussi la responsabilité à sa servante, comme le fait son père qui avait reproché à cette dernière de ne pas être intervenue. Les connaisseurs des peintures d’Artemisia Gentileschi sont immédiatement frappés par un autre élément : sur la peinture Judith et sa servante - peinte après le procès - on voit les jeunes femmes plus en détail. Par ailleurs, l’Artemisia du biopic a la même coiffure que Judith sur la toile, et de la même façon les vêtements de la servante sont inspirés des vêtements de la peinture. 9 Retournons au nœud de l’intrigue du film. Bien que ses doigts soient enserrés dans des entrelacs - une torture qui pourrait la priver de la pratique de la peinture - Artemisia refuse de trahir son amant. Ce dernier, qui veut sauver les doigts mais aussi la réputation d’Artemisia, confesse finalement le « viol ». Dans le film, Tassi est mis en prison, et la dernière prise de vue nous montre Artemisia derrière le cadre de perspective. Une allusion à la prison qui sépare les deux amants ? Une nouvelle perspective sur Artemisia ? Ou une nouvelle perspective sur sa peinture la plus connue ? Quoiqu’il en soit, le film transforme l’histoire d’un viol en celle d’une passion contrariée. Dans le deuxième biopic, la « réalité cinématographique » est elle aussi bien différente de la version « historique ». L’héroïne est l’actrice Marquise du Parc, grande tragédienne du XVII e siècle et épouse d’un comédien de la troupe de Molière. Sa grande beauté, qui a séduit successivement Corneille, Molière et Racine, est restée dans les annales. Indifférente aux charmes de Corneille et Molière, elle fut la maîtresse de Racine qui écrit pour elle sa première grande tragédie, Andromaque. 10 9 Pour d’autres informations biographiques et une description plus détaillée de quelques tableaux de Gentileschi, voir Susanna Stolzenwald, « Artemisia Gentileschi (1593-ca.1653) », dans : Irmgard Osols-Wehden (éd.) (1999), Frauen der italienischen Renaissance. Dichterinnen - Malerinnen - Mäzeninnen, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, pp. 179-196, p. 276-277. 10 Voir André Chagny (1961), Marquise du Parc : créatrice du rôle d’Andromaque, Paris : La nef de Paris. Voir aussi l’étude de Béatrice Dussane : Reines de théâtre (1944), Lyon : H. Lardanchet. Les deux études montrent très bien le rôle de Marquise pendant la création de la tragédie Andromaque. On prétend aussi qu’elle eut une fille de Racine qui mourut à huit ans. Heidi Denzel de Tirado 150 Comme Artemisia Gentileschi, la Marquise du Parc « historique » doit sa réputation à un procès. Elle aurait été empoisonnée dans le cadre du « drame des poisons » qui a condamné à mort 37 coupables. 11 Selon les historiens, Marquise du Parc meurt à l’âge de 35 ans de manière relativement mystérieuse, et selon des rumeurs lancées par Madame la Voisin, son meurtrier serait Jean Racine. Il aurait empoisonné sa maîtresse par jalousie. Racine fut convoqué par le lieutenant criminel et menacé d’une lettre de cachet. 12 Toutefois, dans le cas de Racine comme dans celui de Madame de Montespan, le roi ne voulut pas que le soupçon de culpabilité qui pesait sur eux ne soit rendu public. Revenons au film. La fin, qui montre les derniers moments de l’héroïne, est particulièrement intéressante à analyser. Malade, Marquise est soignée par Molière. À cette époque, elle apprend que Racine continue de jouer sa tragédie et qu’il l’a remplacée dans son rôle d’Andromaque par sa servante dans la pièce. Désespérée d’être remplacée si vite, elle mange des chocolats. Mais ces chocolats, qui viennent de Racine et de Mme la Voisin, sont empoisonnés. Plus tôt dans le film, on a appris qu’ils sont destinés à tuer le mari de Marquise. S’en doutant un peu, celle-ci les mange tout de même. Dans le film, la mort de Marquise est donc présentée comme un suicide. Après avoir ingurgité les chocolats, elle entre sur scène, à la fin d’une représentation d’Andromaque - cette fois-ci non dans le rôle d’Andromaque mais plutôt comme une sorte d’Hermione - pour mourir sur scène dans le style de l’Ars moriendi. Elle prononce alors les phrases suivantes : C’est terrible ce qui arrive aux acteurs de tragédies. Ils naissent au vers 1, de la scène 1 de l’acte 1 pour disparaître au dernier vers, au dernier acte […] et en quoi consiste leur travail sinon à souffrir, souffrir, souffrir… alors 11 Voir F. Funck Brentano (1900), Le Drame des poisons : Études sur la société du XVII e siècle et plus particulièrement la cour de Louis XIV d’après les archives de la Bastille, Paris : Hachette et Scie. Voir aussi le film assez romancé sur ce drame par le cinéaste Henri Decoin, L’Affaire des poisons (1955). Ce film ne mentionne pas le cas de Marquise du Parc et se concentre plutôt sur l’histoire de la favorite de Louis XIV, Madame Montespan. 12 Marquise mourut peu après son succès avec Andromaque, soit le 11 décembre 1668. Voir Henri Robert (1926), Les Grands Procès de l’histoire. Racine et la du Parc, Paris : Payot. Voir aussi Virginia Scott (2002) : Molière. A Theatrical Life, Cambridge : University Press, pp. 225-226, qui envisage la possibilité que Marquise voulut avorter de l’enfant de Racine avec l’aide de l’empoisonneuse la Voisin. Dans cette version, c’est elle qui aurait lancé la rumeur accablant Racine : ce dernier l’aurait empoisonnée et aurait volé une bague de diamant des doigts de la mourante. Mais Scott mentionne aussi que Racine n’aurait jusqu’à sa mort pas abandonné la malade et se serait montré dévasté pendant son enterrement. Pourtant, en novembre 1669, Mme la Voisin livra un témoignage dans lequel elle accusait Racine d’être coupable de l’empoisonnement de Marquise du Parc. Les biopics des femmes fortes 151 ils fuient la scène parce qu’ils ont peur de cette souffrance, puis dehors, ils comprennent qu’il n’y a pas d’autre lieu pour eux… que la scène… 13 Puis s’adressant à la servante, elle proclame : « un jour tu sauras que jouer c’est accepter de mourir. » Après cette dernière phrase, Marquise pousse un cri terrible et succombe au poison. Racine arrive et lui demande alors en pleurant pourquoi elle a fait cela, elle lui répond qu’elle ne voulait pas qu’il la remplace. Elle lui dit qu’elle est enceinte et qu’elle ne voulait pas le lui avouer pour la même raison. Ses derniers mots : « je me meurs dans tes bras… embrasse-moi… » 14 donnent l’image d’une passion absolue. Racine sort par le couloir de l’audience, le rideau se lève et il porte Marquise vers la lumière, comme s’il l’amenait vers l’au-delà. On pense naturellement d’abord à la mort sur scène de Molière, souvent montrée dans des films, comme par exemple dans le film de Gérard Corbiau Le Roi danse (2000). Dans Marquise, ce n’est pas Molière qui meurt en jouant Le Malade imaginaire, mais d’abord le mari de Marquise, et finalement Marquise elle-même. La scène finale du film de Véra Belmont n’est pas non plus sans rappeler certaines tragédies de Racine et le genre des Memento Mori : « souviens-toi que tu vas mourir », si proche de l’atmosphère du baroque tournant autour de la vanitas. Le suicide de Marquise dans le film ne vient pas de manière absolument surprenante, il est annoncé dès le début. Marquise est montrée comme très délicate et fragile. Son trac l’empêche de jouer des rôles parlants dans la troupe de Molière, et par conséquent elle reste danseuse, donc sans dialogues, dans la troupe. Mais la danse de Marquise fascine l’audience parisienne et bientôt elle est invitée à danser pour le roi. Cette invitation lui donne le courage de demander à Molière de lui donner un rôle parlant. Molière ne réagissant pas, elle veut se jeter d’un pont de Fontainebleau. Sur le point de se suicider, elle est sauvée par Racine qui ne lui a pas dit son nom, mais qu’elle reconnaît plus tard chez le Roi. Marquise danse pour Louis XIV. Son costume est une robe-fleur. En dansant, elle perd ses pétales. Cette dénudation est érotique mais renvoie aussi à la métaphore populaire du XVII e siècle de la fleur qui perd ses pétales et symbolise ainsi la mortalité. Après cette danse, Racine apprend à Marquise à réciter, lui donnant finalement la possibilité de s’exprimer sur scène. Il lui donne même un rôle parlant, donc une voix. 15 13 Marquise, Véra Belmont, France/ Italie/ Espagne/ Suisse 1997, 120 min. total ; 01: 53: 45- 01: 55: 12 h. 14 Marquise, 01: 58: 42-01: 59: 01 h. 15 Cet acte d’initiation artistique est d’ailleurs une scène qui revient dans les biopics de l’époque. On le voit par exemple dans The Libertine de Laurence Dunmore : the Earl of Rochester initie la fameuse actrice Elizabeth Malet à l’art de la récitation. Heidi Denzel de Tirado 152 Son suicide se comprend mieux. Sans cette voix que Racine lui a donnée, Marquise n’est rien, comme elle le dit dans son grand final sur scène. L’idée d’une voix donnée à Marquise est une trouvaille cinématographique, inventée par la réalisatrice Véra Belmont. En réalité, Marquise jouait déjà plusieurs rôles parlants chez Molière. Elle était même considérée comme la meilleure tragédienne de la troupe. Dans la réalité historique, elle avait déjà une voix et n’avait pas eu pour cela besoin de Racine. Une réécriture biographiste, générique ou idéologique ? Incontestablement, les deux biopics modifient la réalité qui, en dépit de ses zones d’ombre, reste dans les deux cas l’histoire d’une femme victime d’actes de violence commis par des hommes. Dans le cas d’Artemisia le viol se transforme en relation d’amour, et dans le cas de Marquise, son intoxication imputée à Racine est interprétée comme un suicide. Les deux films réalisés par des femmes n’ont pas choisi de faire de ces deux hommes des exploiteurs sexuels mais au contraire des amants affectueux de bout en bout. Donnés par des documents historiques comme des criminels, ils sont, dans ces films, des hommes tendres et sensibles : Tassi va en prison pour sauver les doigts et la réputation d’Artemisia et Racine oublie son rôle social et se décompose sur scène. On se demande ce qui a pu animer les deux réalisatrices à interpréter et même à réécrire l’histoire de cette façon euphémique ? Une première lecture se souviendrait d’une certaine pratique de la biographie et de la critique d’art, répandue au XIX e siècle : le biographisme. L’œuvre de l’artiste s’y trouve ancrée dans sa vie immédiate, naît alors une confusion totale entre sa vie et son œuvre, la vie de l’artiste étant considérée comme la source principale de l’œuvre. Et si la vie est traduite en art - donc en fiction -, l’art - la fiction - peut facilement se traduire en biographie à son tour. En tant que biopic, les deux films ont cette prétention qu’ils le veuillent ou non. Mais l’amalgame est également présent dans le cours de l’intrigue. Dans le cas d’Artemisia, la traduction de l’art en vie est déjà effectuée par la peinture Judith décapitant Holopherne, qui rend Artemisia « coupable » du viol. Dans le cas de Marquise, c’est son suicide tragique sur scène, qui se présente comme l’inverse de la tragédie d’Andromaque, qui la rend coupable parce que dans la tragédie, Andromaque est la seule à survivre. Une deuxième lecture consisterait à considérer que ces réécritures veulent éviter de montrer les femmes comme des victimes. Une certaine recherche historique sur les femmes se donne pour but de dévoiler l’oppression masculine subie par les femmes. Mais en dénonçant cette domination masculine, Les biopics des femmes fortes 153 elle la consolide car elle reprend ce cliché de « la femme faible », de la « femme victime ». Monique Wittig dit qu’en revanche l’œuvre littéraire peut modifier notre vision du monde, qu’elle peut déstabiliser ce « phallogocentrisme » et ces représentations qui sous-tendent notre compréhension du monde. 16 Le biopic a toujours une dimension exemplaire. C’est pourquoi il convient de présenter les femmes comme de vraies héroïnes. Idéalement, ces héroïnes devraient susciter une identification. Or les destins réels, souvent tragiques, de ces femmes du passé, sont rarement en mesure de servir de modèles pour les femmes d’aujourd’hui. Qui, par exemple, veut volontairement s’identifier avec Camille Claudel et avec ses souffrances ? Les réalisatrices sont alors peut-être tentées d’embellir un peu la vie des femmes fortes du passé soit pour interpeller les femmes du présent, soit pour qu’advienne une sorte de « justice poétique » à la manière d’Aristote, où l’on montre ce qui doit ou devrait arriver, et non simplement ce qui se produit effectivement. Revenons à Marquise : Racine tombe amoureux d’elle quand elle danse avec un tambourin, l’attribut d’Érato, la muse de l’art lyrique, de l’élégie et de la poésie passionnée. C’est à ce moment-là qu’elle devient la muse de Racine, le délivre de son blocage d’écriture, et lui inspire Andromaque. De surcroît, elle fait pression sur lui en lui promettant d’être à lui dès qu’il aura terminé sa tragédie. Elle devient sa première lectrice et sa première critique. Elle est déterminée et fière, et souvent nous avons l’impression que Marquise apprend plus à Racine que Racine à Marquise. Impossible en revanche de trouver qu’Artemisia est donnée comme une femme forte dans le film d’Agnès Merlet. C’est au contraire une jeune femme innocente, initiée par son maître Tassi à l’art et au sexe. Marquise, introduite dans les premières scènes du film comme une prostituée, n’exerce pas qu’un pouvoir sexuel sur Racine, elle lui apprend aussi à se mettre au diapason des femmes, don indispensable pour un tragédien. La leçon sur les femmes, qu’elle lui donne au lit, est volontairement ambiguë : Les femmes ont des profondeurs que vous ignorez encore … vous faites l’amour comme Molière joue la tragédie, vous criez sur les mots, vous enflez les phrases, vous récitez là où il faudrait parler, vous courrez là où il faudrait marcher […]… il faut vous maîtriser sinon tout est raté. 17 De la même façon, elle domine Molière. Elle est là pour lui quand il est triste et saoul, elle l’encourage - « tu es notre meilleur auteur », lui dit-elle -, elle utilise ses charmes pour lui procurer une audience chez le roi. Elle gagne aussi le roi à sa cause en se servant de son rôle d’Andromaque : « Andromaque est 16 Monique Wittig (1985) : « Le Cheval de Troie », dans : Vlasta 4, pp. 36-41. 17 Marquise, 01: 26: 13-01: 28: 42 h. Heidi Denzel de Tirado 154 une femme, pas une idée, elle n’est pas courageuse sur la scène et lâche dans la vie […] ». 18 Filmée, Marquise est une héroïne émancipée, délicate mais forte, timide mais déterminée, ambitieuse mais fidèle. Artemisia Gentileschi et Marquise pourraient passer pour deux exemples de ces femmes fortes, répandues surtout dans la première moitié du XVII e siècle. Des ‹galeries de femmes fortes› furent en effet utilisées à cette époque dans toutes sortes de disciplines pour préconiser la vertu et légitimer en même temps la prétention au pouvoir et le règne des femmes. 19 Mais les réalisatrices ont cherché à les rapprocher des femmes d’aujourd’hui. Artemisia surtout est devenue chez Agnès Merlet une sorte de Lolita qui séduit son professeur. Elle n’est plus la victime d’un viol mais séductrice. Cette mise en avant, par les réalisatrices, du pouvoir sexuel féminin correspond d’un côté à la libération sexuelle de la femme du XX e siècle, mais aussi à une identification de la créativité à la sexualité, projection dominante depuis le XIX e siècle. Mais cette sexualité est profondément ambivalente. Les deux jeunes femmes qui jouent les femmes du XVII e siècle sont belles, minces et correspondent en cela à notre idéal de beauté et non à l’idéal de l’époque du baroque. 20 Conformément à l’ancienne formule de succès qu’énonçait Sir Alexander Korda en 1933 pour les biopics : « dans le film historique, pas de profit sans sexe » 21 , les deux intrigues se trouvent centrées sur des biographèmes érotiques. De ce point de vue, les affiches des deux films sont très intéressantes à comparer. L’affiche française d’Artemisia donne à voir le père d’Artemisia, Orazio Gentileschi (Michel Serrault). Il tourne son regard préoccupé vers le spectateur, fait ressentir le trouble qu’a suscité en lui le viol de sa fille. L’affiche plus connue, l’affiche anglaise, montre en revanche Artemisia en jeune fille innocente avec son ami, le jeune fils du pêcheur. Deux 18 Marquise, 01: 02: 07-01: 02: 19 h. 19 Le terme de ‹femme forte› implique un grand nombre de significations en partie contradictoires. Pour une étude du phénomène de la femme forte entre héroïsme et chasteté, voir Ian McLean (1977), Woman Triumphant. Feminism in French Literature 1610-1652, Oxford : Clarendon Press ; Renate Kroll (1992), « ‹Femme forte› : Sozialtypus und imaginierte Existenz in der französischen Kultur des 17. Jahrhunderts », dans : Papers on French Seventeenth Century Literature XIX, pp. 71-94 ; Bettina Baumgärtel/ Silvia Neyster (éd.) (1995), Die Galerie der Starken Frauen. Regentinnen, Amazonen, Salondamen, Munich: Klinkhardt & Biermann. 20 Le contraste saute aux yeux dans la scène où Artemisia, jouée par Valentina Cervi, mince et fragile, effectue son auto-portrait, celui d’une femme aux formes généreuses qui n’est pas sans rappeler une walkyrie ! 21 « [H]istorical films are not favored by the film trade, but are a bold venture […] sexual desire should be abundant in such films so as to maximize profits. » Korda (1933), p. 4. Les biopics des femmes fortes 155 Fig. 3: L’affiche chinoise de Marquise (1997) Fig. 4: L’affiche française de Marquise (1997) Heidi Denzel de Tirado 156 sous-titres procurés par la critique - une très brève citation de Seattle Weekly : « Erotic » et une autre disant : « Two Thumbs up, way up » - véhiculent l’idée qu’il s’agit de l’histoire d’une jeune fille qui va atteindre sa maturité, une histoire de coming of age. 22 Il vaut la peine de comparer deux affiches différentes du film Marquise parce qu’elles livrent toutes deux, mais de manière complètement différente, l’image d’une femme forte qui manipule les hommes. Tandis que l’affiche chinoise montre Marquise dans une pose plutôt soumise, séductrice et érotique, l’affiche française nous dit que c’est bien la femme qui tire les ficelles de l’histoire : les grands hommes ne sont que des marionnettes. L’affiche espagnole est encore plus explicite que la française car le message de l’image est souligné par les mots : « En sus manos los hombres eran juguetes » (« Entre ses mains les hommes étaient des jouets »). Conclusion Les deux films s’inscrivent dans une mode générale du biopic caractérisée par la fusion d’éléments fictifs et historiques. Dans les deux cas, l’histoire d’une femme victime est consciemment transformée en mélodrame romantique, ce qu’annoncent explicitement les sous-titres des films, leurs affiches et d’autres paratextes. Les deux biopics représentent des femmes à la fois fragiles et fortes, qui se donnent entières à l’amour et excellent à développer leur talent artistique en faisant usage de leur talent de séduction. En tant qu’objet sexuel, Artemisia offre le profil traditionnel de la jeune fille innocente qui trouve sa maturité artistique à travers l’amour et l’expérience sexuelle avec son maître de peinture. 23 Marquise, bien qu’elle soit une femme vulnérable, tiraillée par le doute d’elle-même, jouit en revanche déjà d’une certaine renommée d’artiste et peut être considérée comme la muse de son amant Racine. Ils se développent mutuellement et unissent leur génie en échangeant leurs idées et leurs expériences pour créer ensemble l’œuvre d’art. 24 Cette liaison 22 Grâce à l’intervention de Gloria Steinem et de Mary Garrard, le sous-titre « a true story » a été retiré de l’affiche. 23 Deux autres exemples connus de ce type sont Camille Claudel, initiée à l’art par Auguste Rodin dans le film Camille Claudel, réalisé par Bruno Nuytten (1988), et Frida Kahlo initiée à l’art et à l’amour par Diego Rivera dans le film de Julie Taymor Frida (2002). 24 Susan Felleman appelle ce scénario commun à plusieurs biopics d’artistes, dans lesquels l’œuvre d’art devient le fruit de la passion sexuelle, « le mythe d’origine ». Susan Felleman (2006), Art in the Cinematic Imagination, Austin : University of Texas Press, pp. 140-141. Les biopics des femmes fortes 157 tourmentée et créative, qui s’achève de façon destructrice, est conforme à un développement habituel au sein des biopics des femmes des grands hommes. 25 Tandis que la fin de Marquise est tragique - ce qui est souvent le cas des biopics de muses - la fin d’Artemisia est très optimiste et positive pour l’héroïne, puisque le carton de fin nous dit qu’elle est devenue la première femme admise à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1663. Un point essentiel reste à éclaircir : les transformations de la « réalité historique » par les films se justifient-elles toujours par des arguments commerciaux ou pédagogiques ? À savoir attirer un plus grand public, ce qui représente toujours le grand défi des films en costumes très coûteux en production. Ou annoncent-elles une nouvelle phase du féminisme, celle du post-féminisme - comme le détaille Belén Vidal d’une manière très convaincante ? 26 Sur le plan filmique, les deux films excellent à une reconstruction méticuleuse de l’époque représentée et éblouissent par leur perfection extraordinaire des costumes, des décors et leur photographie 27 . On pense au « scénario rétro hyperréel » de Jean Baudrillard : [L]a néo-figuration est une invocation de la ressemblance, mais en même temps la preuve flagrante de la disparition des objets dans leur représentation même : hyperréel. Les objets y brillent en quelque sorte d’une hyperressemblance (comme l’histoire dans le cinéma actuel) qui fait qu’ils ne ressemblent au fond plus à rien, sinon à la figure vide de la ressemblance, à la forme vide de la représentation. 28 Le XVII e siècle ne fait que servir de décor à une histoire rendue actuelle. Cette « actualisation » et le jeu évident avec la « vérité historique » rapprochent les deux films du film en costume, qui - par définition - est plus libre dans sa représentation de la « vérité historique », dans la tradition du film historique 25 Voir par exemple le film Sylvia (GB, 2003), réalisé par Christine Jeffs, dans lequel Sylvia Plath tombe sous le charme du jeune écrivain Ted Hughes. Ce film s’achève également sur le suicide de Sylvia. Comme Racine dans le cas de Marquise, Ted Hughes est accusé d’être indirectement à l’origine de son suicide. 26 Belén Vidal (2007), « Feminist historiographies and the woman artist’s biopic. The case of Artemisia », dans : Screen 48, pp. 69-90 ; p. 87. 27 Marquise a coûté 70 millions de francs. Il demanda 5000 figurants et leurs costumes furent tous dessinés avec beaucoup d’attention par Olga Berlotti (l’exemple qui est souvent donné comme exemple de dépenses occasionnées par le film sont les perruques, conçues en cheveux naturels). Les décors de Gianni Quarenta se distinguent également par leur impression extraordinaire de réalité. On dit que pour une seule scène, on a passé une commande spéciale de verres à pied en cristal de Murano. 28 Jean Baudrillard (1981), Simulacres et simulation, Paris : Éditions Galilée, p. 72. Heidi Denzel de Tirado 158 français à la Sacha Guitry qui revendique « le droit absolu de conter des aventures dont je n’ai pas trouvé la preuve du contraire. » 29 Par conséquent le terme « biopic » est à employer dans ces deux cas au sens large car traditionnellement le biopic se réduit rarement à la vie de la personne historique qui donne son nom au film. 30 En ce qui concerne la réception des films, il faut faire remarquer que le « biopic » Artemisia a provoqué de violentes réactions, ce qui est certainement dû au fait que le cas d’Artemisia était déjà un grand sujet de discussion à l’époque de la production du film. 31 En fait, c’est dès les années 1940 qu’Artemisia Gentileschi est devenue une icône du féminisme et des historiennes d’art. Le cas de Marquise fut beaucoup moins spectaculaire, même si le film transforme la mort mystérieuse de la tragédienne la plus célèbre de son temps en suicide. Les médias ont surtout été intéressés par la dispute entre l’actrice principale du film (Sophie Marceau) et la réalisatrice (Véra Belmont). 32 Tandis que le film de Véra Belmont est la première biographie cinématographique consacrée à l’actrice du XVII e siècle, 33 Artemisia suit un docu- 29 Cité chez Jacques Santamaria (2002), Un cœur oublié. Scénario intégral, Paris : Éditions Florent Massot, p. 11. 30 George F. Custen (2000), « Making History » dans : Marcia Landy (éd.), The Historical Film : History and Memory in Media, New Brunswick/ New Jersey : Rutgers University Press, p. 76. 31 Et le roman de l’écrivaine française Alexandra Lapierre, Artemisia. Un duel pour l’immortalité, qui paraît un an après le film, reprend également l’histoire du viol et prétend se baser sur une étude scrupuleuse de la biographie d’Artemisia Gentileschi. 32 Ainsi, Sophie Marceau confiait aux journalistes : « Ce tournage a été un enfer. J’en ai gardé l’un des pires souvenirs de ma vie. Je ne me suis absolument pas entendue avec Véra Belmont […] Sa mise en scène me paraissait absurde. […] Sincèrement, je ne tiens pas à défendre le film. » Et Véra Belmont savait bien se défendre contre ces attaques en dénigrant son actrice principale : « Sophie Marceau fait cela à la sortie de tous ses films, avec tous ses réalisateurs […]. Je crois qu’elle n’aime pas être dirigée par une femme. Il faudrait presque faire un film, une psychanalyse sur les bébésstars, qui n’ont jamais quitté le giron du cinéma, qui ne se rendent pas compte de la vie réelle qu’il y a autour d’eux. Elle voyait la Marquise beaucoup plus petitebourgeoise que je ne l’imaginais. C’est le genre d’actrice, quand vous la dérangez dans ce qu’elle a décidé de faire sur le plateau, elle vous déteste. » Voir les propos recueillis par Cécile Mury/ Philippe Piazzo (1997), « Marquise », dans: Télérama 2484 (20 août), p. 8 et l’entrevue, effectuée par France Inter, qu’on peut lire sur la page internet suivante : www.dvdcritiques.com/ critiques/ dvd_visu.aspx? dvd=305. 33 Il n’y a pas non plus beaucoup de livres qui se concentrent sur elle. Avant le film voir : André Chagny (1961), Marquise du Parc, créatrice du rôle d’Andromaque, Paris : La Nef de Paris. Après le film, un autre livre qui suit la narration du film a vu le jour : Nadine Audoubert (2001), Mademoiselle du Parc, prénom Marquise : Reine de théâtre, Paris : Publibook. Les biopics des femmes fortes 159 mentaire sur le même sujet 34 et se situe dans le sillage de plusieurs livres. À ce sujet, remarquons que la popularité actuelle des films historiques qui se concentrent sur les personnages des œuvres d’art inspire à son tour des ouvrages aux critiques. Dans la grande galerie des biopics des femmes des grands hommes, nos deux exemples de « réalités cinématographiques » ne se présentent pas d’une manière extraordinairement euphémique ou hyperréelle. Ils correspondent plutôt aux désirs des spectatrices et spectateurs de connaître un morceau d’histoire de manière divertissante, donc avec une cuillérée d’humour et une autre de tragédie. Viol ou homicide, qu’importe ! L’important paraît toujours : « dans le film historique, pas de profit sans sexe. » 35 34 Adrienne Clarkson a surtout basé son documentaire Artemisia (1992) sur les lettres d’Artemisia Gentileschi. 35 Korda (1933), p. 4. Biblio 17, 179 (2009) Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy R OTRAUD VON K ULESSA ET D OMINIQUE P ICCO Fribourg-en-Brisgau et Bordeaux Saint-Cyr, réalisé par Patricia Mazuy, est présenté à Cannes, le 19 mai 2000, dans le cadre de la sélection Un certain regard, et simultanément à Caen, en Normandie, sur les lieux du tournage. Les critiques de la presse grand public insistent sur l’originalité de l’œuvre ; ainsi Télérama salue « l’inspiration audacieusement décalée de Patricia Mazuy, une cinéaste capable de dénicher des éclats de vérité intemporelle dans une histoire qui appartient à l’histoire. Saint-Cyr est bien un film inclassable. » 1 Pour Le Monde : « […] Saint-Cyr porte sur le Grand Siècle un regard très documenté, mais fort éloigné des académismes auxquels l’époque et le cinéma de la reconstitution historique nous ont habitués. » 2 Dans les revues spécialisées, l’analyse, plus fine, débouche sur des critiques fort divergentes. Dans les Cahiers du cinéma, on peut lire par exemple : « Autant le dire d’emblée : aussi curieux soit-il, Saint-Cyr est une déception » et, un peu plus loin, « Saint-Cyr n’est pas le film rêvé attendu, il reste un rêve de film qui n’a pas pu être fait, après lequel on ne cesse de courir tout au long de sa vision. » 3 Selon Claude-Marie Trémois, dans la revue Esprit, il « dépasse de beaucoup l’évocation historique et cela, précisément, parce que, pour une fois, cette évocation semble terriblement juste et étonnamment vivante. Résultat : Saint-Cyr est un film terrible et étonnant. » 4 Il rencontre un succès certain auprès du public français : vingt-sept semaines d’exclusivité, plus de 450 000 entrées, dont presque 170 000 pour Paris. Non récompensé 1 Jean-Claude Loiseau (2000), « Saint-Cyr », dans : Télérama, 6 novembre. 2 Jean-Michel Frodon (2000), « Patricia Mazuy, les acteurs plein cadre », dans : Le Monde, 11 mai. 3 Jérôme Larcher (2000), « Le cou des autruches », dans : Cahiers du cinéma 546 (juin), pp. 81-82. 4 Claude Marie Trémois (2000), « Saint-Cyr de Patricia Mazuy », dans : Esprit (juin). Rotraud von Kulessa et Dominique Picco 162 à Cannes, il obtient le prix Jean Vigo suivi, en 2001, du César des meilleurs costumes. 5 Cette œuvre cinématographique s’inspire d’un roman publié chez Grasset en 1991, La maison d’Esther d’Yves Dangerfield, une fiction littéraire ayant pour cadre les premières années de la Maison royale de Saint Louis, établie par Louis XIV et Madame de Maintenon, à Saint-Cyr. Le choix de la réalisatrice d’abandonner le titre du livre au profit de Saint-Cyr (cf. fig. 1) paraît à première vue ressortir d’une volonté de s’écarter de la source littéraire pour retourner à l’Histoire. Or, ce film n’est ni une fresque historique ni un film à costumes révélateur d’une quelconque nostalgie d’une époque dont il s’agirait de montrer l’éclat. Peu de traces ici de la légende dorée du Grand Siècle, mais un attrait certain pour sa légende noire, la guerre, la misère, la saleté, la violence, la maladie et la mort. Il ne se rattache pas pour autant à cette génération de films qui, s’inscrivant dans le contexte historiographique de la « nouvelle histoire » et de ses « nouveaux objets », rechercha - sous forme d’étroites coopérations ou, tout au moins de conseils - la caution d’éminents historiens. Pensons en particulier à Que la fête commence de Bertrand Tavernier ou à la collaboration entre René Allio et Emmanuel Le Roy Ladurie. 5 Pour la première fois de son histoire, le prix Jean Vigo est partagé entre deux films, Saint-Cyr et une première œuvre, De l’histoire ancienne d’Orso Miret. Fig. 1: L’affiche du film Saint-Cyr (1999) Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy 163 Saint-Cyr est un film hybride, « inclassable » - pour reprendre les termes de Jean-Claude Loiseau - et par là même fort mal aisé à étudier car si on y trouve un souci de véracité, de vraisemblance et même un intérêt certain pour des aspects du XVII e siècle souvent mal connus du grand public - pauvreté de certaines familles nobles, diversité linguistique, mortalité juvénile très forte - Patricia Mazuy utilise histoire et littérature pour les mener vers ses propres objectifs. « Je ne voulais pas présenter des jeunes filles en jupon, je voulais faire un film de guerre » a-t-elle déclaré, au cours d’une interview. 6 Le propos consiste d’abord en une tentative de présentation « chronologique » de l’histoire au film, en passant par le roman. Quelques pistes de lecture seront ensuite proposées dont les rapports entre Saint-Cyr et l’histoire. Histoire, littérature et cinéma Quelques mots d’histoire Saint-Cyr est une maison d’éducation féminine unique en France, fort différente des autres couvents où sont élevées les petites filles de la bonne société des XVII e et XVIII e siècles. Fondée en 1686 par le Roi Soleil, cette institution, réservée aux filles de la vieille noblesse française désargentée, ferme ses portes sur ordre de la Convention en 1793. En un siècle, elle accueille, vers l’âge de dix ans, plus de trois mille demoiselles soigneusement sélectionnées, natives de tout le royaume. Au cours de leur séjour, les élèves reçoivent, aux frais de l’État, une éducation traditionnelle - instruction religieuse et morale, lecture, écriture, calcul, ouvrages de dames - jointe à des disciplines plus originales comme la musique, l’histoire et la géographie. À leur sortie, dotées de 3000 livres, imprégnées des valeurs religieuses, morales, sociales mais aussi politiques qui leur ont été inculquées par les Dames de Saint Louis, 7 leurs maîtresses, elles se marient ou rentrent au couvent. Cette fondation a été inspirée à Louis XIV par son confesseur, le père de La Chaize, et par son épouse secrète, Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon. Ayant souffert d’une éducation négligée, elle se passionne pour l’éducation des enfants. Tout en élevant secrètement, à partir de 1669, les enfants du roi et de Madame de Montespan, elle aide deux amies religieuses tenant une maison d’éducation pour filles à Montmorency. Plus tard, elle 6 Patricia Mazuy (2000), « Regards de femme, Patricia Mazuy », dans : L’Humanité (17 mai). 7 Dominique Picco (2007), « Les Dames de Saint Louis, maîtresses des Demoiselles de Saint-Cyr », dans : Isabelle Brouard-Arends/ Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (éds.), Femmes éducatrices au siècle des Lumières, Rennes : PUR, pp. 273-298. Rotraud von Kulessa et Dominique Picco 164 installe à Rueil quelques pensionnaires, nobles et roturières, et rédige ses premières instructions. Utilisant sa position auprès du monarque, elle obtient le transfert de cette première maison, en février 1684, au château de Noisy. Malgré les inquiétudes de Louvois - secrétaire d’État à la guerre et influent ministre - devant le coût d’une telle entreprise, Louis XIV choisit de donner de l’ampleur à son action éducative grâce à une fondation royale. Le souverain surveille personnellement la mise en œuvre de ce projet et, à cette fin, achète, en avril 1685, la seigneurie de Saint-Cyr, située à moins d’une lieue du château de Versailles. 8 Voulant mettre cette maison à l’abri du besoin, il ajoute aux rentes de la seigneurie, 50 000 livres en fonds de terres et les revenus de la manse abbatiale de Saint-Denis, soit plus de 100 000 livres. Pour cela, il lui a dû supprimer le titre d’abbé et priver la nécropole royale d’une partie de ses biens. En pleine affaire de la régale, quelques années après la déclaration des quatre articles de 1682, ce transfert de revenus de Saint-Denis constitue un point supplémentaire de friction entre le Roi très chrétien et la papauté. Par cette institution, le souverain peut manifester sa reconnaissance à la noblesse, en particulier aux officiers de ses armées, en leur accordant le privilège de faire élever leurs filles aux frais de l’État. Le second ordre est alors durement frappé dans ses rangs - et dans ses finances - par les guerres successives et s’inquiète bientôt de la perspective d’un nouveau conflit lié à la signature de la Ligue d’Augsbourg en juillet 1686. À l’intention de l’armée, Louis XIV a d’ailleurs déjà créé l’hôtel des Invalides (1670) et les compagnies de cadets gentilshommes (1682). Aux historiens actuels, la fondation de Saint-Cyr apparaît à la croisée de multiples préoccupations du Roi Soleil. Outre la satisfaction de la fureur éducative de Madame de Maintenon, elle répond à la volonté du souverain de fidéliser une noblesse parfois rétive. Récompenser les services rendus par des pensions ou des privilèges, tel une place à Saint-Cyr, permet de rendre la noblesse redevable à Louis XIV de toutes ses bontés. La maison a aussi une dimension religieuse : chaque jour, les prières de la communauté et des élèves œuvrent au repos des âmes de Saint Louis, de tous les ancêtres du grand roi, de la reine Marie-Thérèse et, plus tard, du fondateur associé à Madame de Maintenon. 9 D’ici là, cette 8 Les Archives départementales des Yvelines conservent une note de la main de Louis XIV récapitulant tout ce qui est indispensable à cette fondation. Voir Arnaud Ramière de Fortanier (éd.) (2003), Les Yvelines et leurs archives, Paris : Somogy/ Archives départementales des Yvelines, pp. 72-73. 9 Voir Bruno Neveu (1988), « Du culte de Saint Louis à la glorification de Louis XIV : la Maison royale de Saint-Cyr », dans : Journal des savants (juillet-décembre), pp. 277-290 et Dominique Picco (2003), « Liturgie et cérémonies à la Maison royale de Saint Louis à Saint-Cyr de 1686 à 1793 », dans : Marc Agostino/ François Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy 165 dernière, si elle survit à son royal époux, pourra y trouver un refuge et une sépulture. Mais Louis XIV cherche aussi par l’intermédiaire des femmes élevées à Saint-Cyr, à pérenniser son souvenir et à faire passer des messages à l’ensemble du corps social : rallier, par exemple, les générations futures à sa conception de la monarchie. En dix-huit mois, les travaux, confiés à Jules-Hardouin Mansart, sont achevés. Pendant ce temps Madame de Maintenon œuvre aux Constitutions et règlements de la future institution en suivant les consignes du Roi qui ne veut pas : […] établir une communauté religieuse, mais une espèce de congrégation de filles pieuses, capables d’élever dans la crainte de Dieu, et dans les bienséances convenables à notre sexe les demoiselles qui leur seraient mises entre les mains. Elles devaient s’engager au devoir de cet état par des vœux simples de pauvreté, chasteté, obéissance et ajouter le quatrième qui faisait l’objet de la fondation, le vœu d’élever et d’instruire les jeunes demoiselles. Le roi voulait que rien ne sentit le couvent, ni pour les pratiques extérieures, ni par l’habit. 10 Sa volonté fut respectée. Les Lettres Patentes de fondation créent une communauté où trente-six Dames de Saint Louis prononcent des vœux simples et ne portent pas l’habit monastique : la Maison royale ne constitue donc pas à l’origine une communauté régulière. Après l’inauguration, en août 1686, commence l’époque la plus brillante de l’histoire de Saint-Cyr, ponctuée des visites du Roi. Racine écrit Esther pour les demoiselles, tragédie jouée cinq fois en présence de la Cour pendant les années 1689 et 1690. Les travers du succès mondain se font vite sentir. « Il était impossible, quelque précaution que l’on prît, que la dissipation ne suivit pas la cour. La régularité était interrompue parmi les Dames, parmi les Demoiselles ; celles qui étaient actrices perdaient un temps infini à se mettre en état de représenter. » 11 La fondatrice s’émeut de cette situation et s’accuse dans ses écrits d’avoir fait de mauvais choix. Elle envisage alors une transformation radicale pour éviter à Saint-Cyr de devenir une succursale de Versailles, un vivier pour Cadilhon/ Philippe Loupès (éds.), Fastes et cérémonies, l’expression de la vie religieuse du XVI e au XX e siècles, Pessac : PUB, pp. 203-229. 10 Mémoires de ce qui s’est passé de plus remarquable depuis l’établissement de la Maison de Saint-Cyr. Ses commencements, jusqu’à l’année mille sept cent quarante. Ms., XVIII e , 2 vols, Chapitre VII, Bibliothèque municipale de Versailles, F 629-630. 11 « Mémoires sur la Maison royale de Saint Louis : ce qui s’est passé par rapport à son établissement », dans : Recueil de pièces et mémoires pour servir à l’histoire de la Maison royale de Saint-Cyr (1686-1732), Ms., XVIII e , BNF, Ms. Fr 11674. Rotraud von Kulessa et Dominique Picco 166 courtisans séducteurs et pour former des femmes vertueuses. La réforme de Saint-Cyr commence. Des lazaristes, membres de la congrégation fondée en 1625 par Vincent de Paul, connus pour leur humilité et leur simplicité dans le service des pauvres, s’installent en août 1691, en tant que chapelains et confesseurs. Athalie, commandée à Racine, est jouée en 1691, devant un public restreint et en habit ordinaire. L’équilibre du programme éducatif est modifié : Apprenez-leur à être extrêmement sobres sur la lecture, à lui préférer toujours l’ouvrage des mains, les soins du ménage, les devoirs de leur état. Elles ont infiniment plus besoin d’apprendre à se conduire chrétiennement dans le monde et à gouverner les familles avec sagesse que de faire les savantes et les héroïnes. Les femmes ne savent jamais qu’à demi, et le peu qu’elles savent les rend communément fières, dédaigneuses, causeuses et dégoûtées des choses solides. 12 Restait à convaincre Louis XIV de transformer Saint-Cyr en une communauté régulière, ce qui, semble-t-il, ne fut pas aisé. Mais la nécessité de normaliser ses relations avec la papauté l’y poussa. Début 1692, une bulle pontificale entérina l’extinction du titre d’abbé de Saint-Denis et transféra les biens de la manse abbatiale à Saint-Cyr, à charge pour Louis XIV d’en modifier les statuts. Quelques mois plus tard, le rattachement de la communauté des Dames à l’ordre de Saint Augustin devint effectif ; elles accomplirent alors un nouveau noviciat et prononcèrent des vœux solennels et définitifs. 13 Le seul point, symbolique certes, sur lequel Louis XIV ne céda pas fut celui de l’habit monastique, il ne le permit qu’en 1707. 14 La maison d’Esther Yves Dangerfield est mort en janvier 1992, son dernier roman, La maison d’Esther, est paru en 1991. En 1978, à l’âge de dix-huit ans, il publie Les petites sirènes, roman adapté au cinéma en 1980 sous le titre La petite sirène par Roger 12 Cité par Théophile Lavallée (1853), Histoire de la maison royale de Saint-Cyr (1686- 1793), Paris : Furne, p. 101 d’après les Lettres édifiantes de Madame de Maintenon publiées par Languet de Gercy (1677-1753), archevêque de Sens. 13 Elles connaissent donc une transformation similaire à celle des ursulines et des visitandines. 14 En septembre 1692, la réforme est entérinée par un bref pontifical, puis par de nouvelles Lettres patentes en mars 1694. La vie de la communauté s’appuie dorénavant sur des Constitutions et Règlements modifiés qui restent en vigueur jusqu’à la fermeture : le nombre de religieuses, Dames et converses, est porté à quatre-vingt ; les places de Dames sont réservées aux demoiselles. Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy 167 Andrieux et interprété par Philippe Léotard et Marie Dubois. En 1984, paraît La chambre d’ami, adaptée à la télévision en 1985 par Caroline Huppert, à partir d’un scénario dont il est l’auteur. Un autre roman, L’enfance de l’art, porté à l’écran par Francis Girod dans une interprétation d’André Dussolier, est présenté à Cannes en 1988. Là encore, il en a écrit le scénario et les dialogues. Les rapports étroits qu’il entretient avec le monde du cinéma se retrouvent dans la carrière d’acteur qu’il mène sous le pseudonyme de Vincent Vallier. Il joue notamment dans Vincent et Théo de Robert Altman (1989) et dans Un monde sans pitié d’Eric Rochant (1989). Dans La maison d’Esther, le romancier situe le récit dans les premières années de la Maison royale. À travers le journal fictif d’une des demoiselles, Catherine Travers du Pérou, il raconte l’histoire de deux jeunes pensionnaires, Madeleine de Glapion et Anne de La Haye, depuis leur arrivée à Saint-Cyr en 1685 jusqu’à la mort d’Anne en 1706. Le destin des deux filles est ici synonyme du devenir de ce grand projet d’éducation, voué à l’origine à produire une élite féminine, dessein qui se heurte aux réalités socio-culturelles de l’époque. À ce titre, rappelons les souhaits que Patricia Mazuy prête à Madame de Maintenon, lors de l’ouverture de l’école : Je voudrais une éducation solide, éloignée de toutes les petitesses du couvent. Je veux de l’esprit, de l’élévation, une grande liberté dans les conversations. Saint-Cyr est fait uniquement pour former et instruire nos jeunes filles et pour les rendre aptes à affronter le monde et ainsi, quand elles sortiront, elles seront libres et maîtresses du chemin de leur vie. 15 Madame de Maintenon, qui, avec ces deux jeunes filles, forme une sorte de triangle romanesque, tombe sous l’influence des défenseurs fervents d’un catholicisme austère, et est de plus en plus incline à transformer son institut en une communauté traditionnelle. Le roman retrace cette évolution à travers le regard de jeunes élèves, en particulier celui d’Anne de La Haye et de Madeleine de Glapion qui restent, malgré quelques doutes - notamment en ce qui concerne la seconde - fidèles à leur fondatrice. Le récit commence, tel un monologue intérieur, par la voix de Catherine Travers du Pérou devenue supérieure de Saint-Cyr. Catherine est l’instance narrative fictive qui se met à écrire les mémoires de l’école la nuit du décès d’Anne de La Haye. L’auteur met l’accent sur l’évolution spirituelle de Madame de Maintenon, et s’inspire de sources plus au moins historiques, telles les quelques pages que Madame de Caylus a consacrées dans ses Souvenirs à Saint-Cyr, 16 et qui sont parfois citées littéralement. Mais l’auteur a également recours aux souvenirs fictifs 15 Saint-Cyr, Patricia Mazuy, France 1999, 00: 16: 11-00: 16: 28 h. 16 Madame de Caylus (1986), Souvenirs, Paris : Mercure de France. Rotraud von Kulessa et Dominique Picco 168 de Madame de Maintenon, publiés en 1981 sous le titre L’allée du Roi par Françoise Chandernagor. 17 Cette dernière, tout comme Yves Dangerfield, prétend à une certaine fidélité historique en indiquant une liste de sources, accompagnée d’une abondante bibliographie. Le roman qui a inspiré le film de Patricia Mazuy présente donc, déjà, en lui-même, un jeu intertextuel et de mises en abyme. Quelques pistes de lecture Le film : présentation Saint-Cyr, 18 troisième long-métrage de Patricia Mazuy, est un film de commande du producteur belge Denis Freyd, projet qui mit sept ans à aboutir. La réalisatrice commence sa carrière cinématographique comme monteuse, pour Agnès Varda dans Sans toi, ni loi (1985) et pour un court-métrage d’Yves Thomas, Triple sec. Son premier film, Peau de Vache (1989), avec Sandrine Bonnaire et Jean-François Stévenin, présenté à Cannes dans la sélection Un certain regard, est remarqué par le public. 19 Travolta et moi (1993), dans la série Tous les garçons et les filles de leur âge, une coproduction Arte/ La 7, avec le même scénariste Yves Thomas, est salué par nombre de critiques, ceci expliquant l’attente du monde du cinéma face à son nouveau film. À l’époque du tournage de Saint-Cyr, Patricia Mazuy vit en Normandie, non loin de Port-en-Bessin ; elle choisit de tourner le plus de scènes possibles dans les environs pour des raisons financières (budget plafonné à 50 millions de francs). Pendant dix semaines, une équipe européenne réunit des Français, des Allemands et des Anglais, dont, Thomas Mauch - chef opérateur de Werner Herzog dans Aguirre (1972) - et John Cale pour la musique. Hormis quelques rôles principaux, les personnages, notamment ceux des fillettes, sont joués par des acteurs non professionnels. Sur six cents dossiers sélectionnés en Normandie, une quarantaine a été retenue. Ces petites filles ont travaillé pendant six mois, surtout l’usage du patois. Nina Meurisse (Lucie de Fontenelle) et Morgane Moré (Anne de Grandcamp) ont été découvertes lors de castings, un choix que Patricia Mazuy justifie en ces termes : 17 Françoise Chandernagor (1981), L’allée du Roi, Paris : Julliard. Adaptation pour la télévision par Nina Companeez, France 2, 1995, durée 240 minutes. 18 Titre anglais The king’s daughter ; durée 115 minutes. 19 15 300 entrées à Paris en douze semaines d’exclusivité. Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy 169 Pour Lucie de Fontenelle, je ne voulais pas d’une ado fragile, c’est un rôle qui peut être destructeur. Au moment du tournage, de janvier à mars 1999, Nina avait tout juste douze ans et son enfance la protégeait encore […] Morgane est un peu plus âgée. Elle avait presque quinze ans au moment du film. J’ai été frappée, en cours de travail, par sa grosse capacité de jeu. Elle me permettait de rendre le scénario plus violent. 20 Les costumes ont été fabriqués sur place, en Normandie, par des élèves de plusieurs lycées professionnels, preuve supplémentaire de l’ancrage normand voulu par la réalisatrice. Lectures Le film reprend le triangle romanesque construit par Yves Dangerfield dans La Maison d’Esther. S’il est toujours constitué par Madame de Maintenon et deux de ses élèves, les noms de celles-ci ont été modifiés en Anne de Grandcamp et Lucie de Fontenelle. Autre transformation voulue par la réalisatrice, celle de l’évolution des rapports entre les trois héroïnes. Ici, Madame de Maintenon développe une nette prédilection pour Lucie qui se montre d’ailleurs docile et soumise aux transformations des conceptions de son idole. La marquise sème le trouble dans la relation fusionnelle entre les deux jeunes filles, ce qui n’empêche pas Grandcamp, dans les dernières scènes, de supplier Fontenelle de survivre alors que Madame de Maintenon sacrifie littéralement sa pupille à Dieu, et ceci avec la plus grande froideur. Contrairement au roman, Anne n’abandonne jamais les idéaux des premières années de la Maison royale et, tout à la fois déçue et mortifiée du décès de son amie, elle préfère s’enfuir de Saint-Cyr, à cheval. Si dans une interview, la réalisatrice avoue que la dimension féministe du sujet lui a d’abord échappé : « Je ne me suis rendue compte de cet aspect uniquement au moment du montage. J’étais davantage intéressée par le côté militaire de l’apprentissage des jeunes filles. » 21 Et il est vrai que le film souligne cette impression par des scènes de foule renforcées par une musique aux accents militaires qui fait ainsi apparaître toutes ces filles comme une armée d’amazones. 22 Le changement le plus signifiant par rapport au roman concerne sans doute le personnage de Madame de Maintenon dont l’ambiguïté est inter- 20 Normandie Magazine, n° 162. 21 L’Humanité (2000). 22 Voir en particulier pendant le générique de début du film : Saint-Cyr, 00: 02: 47- 00: 03: 49 h. Rotraud von Kulessa et Dominique Picco 170 prétée à merveille par Isabelle Huppert. Si, dans le roman, son inspiration est avant tout religieuse, le film la montre comme une femme prise dans un dilemme, entre séduction et assujettissement à une sorte de fanatisme religieux. La marquise est également ambiguë par ses côtés maternels emprunts d’érotisme tournant au malsain dans la séquence qui suit la flagellation de Lucie. 23 Le deuxième aspect fondamental est celui de l’intermédialité. 24 Si le film comporte beaucoup de références littéraires, autant d’allusions au contexte culturel de l’époque, il est impossible de les reprendre ici en détail hormis le drame qui joue ici un rôle essentiel. Si le rythme du film est, dans l’ensemble, très rapide, la réalisatrice s’attarde à trois reprises sur des représentations théâtrales qui forment une sorte de mise en abyme ou un jeu de miroirs. La structure même du film rappelle celle du drame. Ainsi, l’exposition est constituée par le générique avec le couple Madame de Maintenon/ Louis XIV suivi de l’arrivée des petites filles à Saint-Cyr (en alternance) et des trois premiers chapitres posant les principes éducatifs de la fondatrice. Cette exposition trouve son apogée dans l’arrivée du roi, entouré des autruches qu’il offre à l’institution. Le deuxième acte continue de montrer l’ascension de Saint-Cyr, mais introduit également le conflit à l’intérieur du triangle romanesque (Madame de Maintenon et les deux héroïnes) ainsi que la dimension dramatique avec la représentation d’Iphigénie. Le troisième acte débute par la représentation d’Esther et ses suites néfastes, notamment le meurtre du jardinier par un jeune courtisan épris d’Anne de Fontenelle. Ces chapitres constituent à la fois le point culminant du film mais aussi son revirement qui se poursuit dans un quatrième acte décrivant la lente transformation de Saint-Cyr en un couvent traditionnel. Le cinquième, et dernier acte, s’achève en trois temps : la prise de voile des dames de Saint Louis - scène miroir de la représentation d’Esther -, la mort de Lucie et la fuite d’Anne. La structure dramatique du film ainsi que les trois moments de la représentation théâtrale font appel au procédé du « théâtre dans le théâtre », à une mise en abyme d’une pratique culturelle qui, de nos jours, est remplacée par le cinéma. 23 Saint-Cyr, 01: 32: 33-00: 33: 44 h. 24 Voir Jochen Mecke/ Volker Roloff (éds.) (1999), Kino-/ (Ro)Mania. Intermedialität zwischen Film und Literatur, Tübingen : Stauffenburg Verlag, p. 11 : « Intermedialität bezieht sich darüber hinaus auf all das, was man in Analogie zum Konzept der Intertextualität als Präsenz von Prätexten und Intertexten im künstlerischen Werk erkennen kann. » Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy 171 La première représentation est celle d’Iphigénie 25 que Madame de Brinon, première supérieure de la Maison fait répéter à Lucie et Anne. En optant pour Iphigénie, Patricia Mazuy opère un changement très signifiant par rapport aux sources qui elles, mentionnent des répétitions de scènes d’Andromaque - épisode relaté notamment dans les souvenirs de Madame de Caylus 26 et repris par Yves Dangerfield. 27 Iphigénie est, selon le romaniste Erich Köhler, la tragédie de la jalousie ; 28 Hans Robert Jauss souligne également son aspect tragique. 29 L’enfant innocent doit assumer les fautes de son père et se trouve ainsi sacrifié pour racheter le salut de ce dernier. Les parallèles semblent évidents avec la suite du film ; le comportement ultérieur de Madame de Maintenon sème la jalousie entre les jeunes filles et la marquise finit par sacrifier ces deux demoiselles pour assurer son propre salut. Le passage reproduit correspond à la scène IV de l’acte II d’Iphigénie, c’est-à-dire au dialogue central entre les deux femmes antagonistes. L’une d’entre elles, Ériphile, est originaire de Lesbos, lieu nommément cité dans le film, ce qui souligne l’ambiguïté de la relation entre Madame de Maintenon et Anne de Fontenelle. D’un point de vue proprement cinématographique, la séquence est structurée par un changement rapide de plans, ce qui contribue, d’une part, à augmenter la tension et concentre, d’autre part, l’attention sur les spectateurs de la représentation théâtrale. Avec l’augmentation de la tension dramatique du jeu des deux héroïnes, la caméra se focalise successivement sur des plans de plus en plus rapprochés des visages des spectateurs pour s’arrêter finalement sur celui de Madame de Maintenon. Son expression change petit à petit jusqu’à ce qu’elle décide non seulement de mettre un terme à la représentation mais aussi de quitter la salle. Si, dans un premier temps, les réactions du public relèvent du « plaire et toucher », on en vient rapidement à la catharsis, du moins en ce qui concerne la marquise. Il semble qu’ici Patricia Mazuy ait voulu mettre en scène les principes du théâtre classique en les transposant au cinéma, ce qui aboutit finalement à une double mise en abyme : le drame transpose les moyens filmiques et le film transpose les moyens dramatiques. Le spectateur est ainsi en même temps spectateur du drame et du film, ce dernier soulignant la mise en scène tout comme les effets dramatiques, ce qui débouche sur une déconstruction de l’illusion filmique. 25 Saint-Cyr, 00: 33: 30 h. 26 Caylus (1986), p. 94. 27 Yves Dangerfield (1991), La maison d’Esther, Paris : Grasset, p. 127 sqq. 28 Erich Köhler (1983), Vorlesungen zur Geschichte der französischen Literatur. Klassik I, Stuttgart : Kohlhammer, p. 70 sqq. 29 Hans Robert Jauss (1984), Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, p. 715. Rotraud von Kulessa et Dominique Picco 172 Les deux autres représentations théâtrales - celle d’Esther et la prise de voile - contiennent des réflexions implicites sur le statut de l’actrice mêlées de références au contexte littéraire (cf. la commande auprès de Racine 30 ). La commande du drame Esther auprès de Racine relève ainsi de sources historiques, à savoir des Mémoires de Madame de Caylus. Ainsi, le théâtre apparaît comme l’expression même de la médiatisation au XVII e siècle. Les deux séquences qui constituent un jeu de miroirs reprennent la thématique du sacrifice introduit par la représentation d’Iphigénie. Par la représentation d’Esther, les demoiselles sont sacrifiées à la Cour et, par la prise de voile, elles sont sacrifiées à l’Église et au salut du couple royal. De cette façon, l’intrigue du film est représentée à deux niveaux : le niveau cinématographique replonge le spectateur à la fois dans le Grand Siècle et dans l’illusion filmique tandis que le niveau de réflexion dramatique lui fait prendre conscience que le cinéma - tout comme le théâtre - n’est qu’un jeu qui ne doit pas être confondu avec la réalité. En optant pour une telle lecture du film, le problème de la véracité historique se révèle être d’une importance secondaire. Cependant, bien d’autres lectures du film sont possibles. Vérité ou véracité historique de Saint-Cyr ? Saint-Cyr est un film « en costumes ». Saint-Cyr se situe à la fin du XVII e siècle. Saint-Cyr met en scène des personnages historiques : Louis XIV, Mme de Maintenon, Racine… et pourtant Saint-Cyr n’est pas un film historique. Sans doute les historiens auront-ils beaucoup de choses à en dire […] 31 Un film en costumes se situant à la fin du XVII e siècle Mis à part un ou deux plans d’ensemble des bâtiments extérieurs, le film n’a pas été tourné dans les bâtiments construits par Mansart, situés sur l’actuelle commune de Saint-Cyr l’École. Ceci ne résulte sans doute pas d’une 30 Dangerfield (1991), p. 134 ; Caylus (1986), p. 94sqq. : « […] elle [Madame de Maintenon ; R. v. K.] écrivit à M. Racine, après la représentation d’Andromaque : ‹Nos petites filles viennent de jouer Andromaque, et l’ont si bien jouée qu’elles ne la joueront plus, ni aucune de vos pièces.› Elle le pria, dans cette même lettre, de lui faire dans ses momens de loisir quelque pièce de poëme moral ou historique dont l’amour fût entièrement banni, et dans lequel il ne crût pas que sa réputation fût intéressée, puisqu’il demeureroit enseveli dans Saint-Cyr; ajoutant qu’il ne lui importoit que cet ouvrage fût contre les règles, pourvu qu’il contribuât aux vues qu’elle avoit de divertir les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant. » 31 Trémois (2000). Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy 173 volonté délibérée de la réalisatrice mais du statut actuel des bâtiments et de leur état de conservation. L’ancienne Maison royale est aujourd’hui un lycée militaire, 32 l’accès en est donc réservé aux élèves et à leurs enseignants et il est assez difficile d’obtenir ne serait-ce qu’un simple droit de visite. Les bâtiments ont beaucoup souffert des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, car ils étaient occupés par l’École de guerre (formation des officiers de l’armée de terre). Dans l’après-guerre, le général De Gaulle a souhaité que cette école - dont il avait été l’élève - soit reconstruite et André Malraux alors ministre de la culture, s’y est employé. Si les extérieurs ont retrouvé leur aspect d’antan, l’intérieur, aménagé selon les normes fonctionnelles d’un établissement scolaire du XX e siècle, est méconnaissable. Néanmoins, il y a eu de la part de Patricia Mazuy, un réel souci de retrouver l’authenticité du décor en tournant dans des bâtiments des XVII e et XVIII e siècles dont la conservation permettait d’éviter des reconstitutions en studio. La majeure partie des scènes a été filmée à l’Abbaye-aux-hommes de Caen, d’autres à l’Abbaye-aux-dames de Caen, à l’abbaye Saint-Martin de Sées (Orne) et au château de la Villette (Yvelines). Pourtant les intérieurs dépouillés du film correspondent plutôt à l’interprétation actuelle des décors de la fin du XVII e et du XVIII e siècle : murs blancs, céruse, couleurs pastels, etc. 33 Si les documents d’époque attestent bien de la clarté baignant de vastes pièces ouvertes sur les cours et les jardins - bien rendue dans le film 34 - ils évoquent aussi la présence de boiseries sur tous les murs, de nombreuses tentures et tapisseries, de tableaux, etc. Plusieurs scènes ont pour cadre un escalier monumental : il y avait effectivement à Saint-Cyr deux escaliers de ce type et c’est bien le vestibule de l’un d’eux qui fut utilisé lors des représentations d’Esther devant la Cour en 1689/ 90. 35 Les objets, très peu nombreux pour un film d’époque, sont judicieusement choisis. On notera en particulier la présence de braseros dans toutes les pièces, 36 mais peu de cheminées ; malgré l’importance des ressources en bois provenant des biens fonciers de la communauté, toutes les pièces n’étaient pas chauffées, une soixantaine seulement possédaient des cheminées ou des poêles, en particulier les dortoirs des élèves et les infirmeries. Les vastes 32 C’est-à-dire un établissement scolaire réservé en priorité aux enfants et petitsenfants de militaires. 33 Voir en particulier les scènes situées dans le « bureau » de Mme de Maintenon : Saint- Cyr, 00: 41: 32-00: 43: 25 h ; 01: 02: 04-01: 00: 44 h et 01: 05: 12-01: 06: 19 h. 34 Saint-Cyr, 00: 46: 51-00: 47: 10 h ; 01: 26: 29-01: 26: 50 h et 01: 43: 17-01: 44: 01 h. 35 La représentation d’Esther est située par Patricia Mazuy au pied d’un escalier monumental : Saint-Cyr, 00: 51: 31-00: 51: 40 h. 36 Voir en particulier Saint-Cyr, 00: 47: 11-00: 47: 18 h et 01: 30: 47-01: 32: 16 h. Rotraud von Kulessa et Dominique Picco 174 dortoirs sont bien rendus ; 37 des dortoirs collectifs certes, mais où des rideaux de la couleur de la classe délimitent un espace propre à chaque fillette, sorte de boxe qui renferme un lit individuel et un coffre contenant le trousseau propre à chaque élève et, pourquoi pas, des effets personnels ou des livres 38 - bien qu’aucun document n’en fasse mention, cela semble plausible. Les baignoires jouent un rôle essentiel à deux moments du film. Au début, une scène se déroule dans une pièce occupée par de nombreuses baignoires métalliques où se lavent, en chemise, les fillettes. 39 Ce passage au bain dès l’arrivée à Saint-Cyr n’est pas attesté par les sources, mais semble tout à fait en accord avec les conceptions de Madame de Maintenon en matière d’hygiène 40 et avec la visite « médicale » signalée dans un document. À son arrivée, la nouvelle devait être « présentée pour être examinée par ordre de Madame la supérieure, pour connaître si elle est saine, et s’il n’y a point en sa personne de défaut, infirmité, ou difformité ou maladie habituelle qui puisse l’empêcher d’être reçue. » 41 Il faut cependant attendre 1772 pour qu’une pièce soit transformée pour des raisons thérapeutiques, en salle de bain. Jusque-là, les cuisines en tenaient lieu ce qui suppose une installation momentanée des baignoires et donc l’impossibilité, sans doute, de se baigner en pleine nuit, comme le suggère la scène entre Madame de Maintenon et Anne. 42 Les extérieurs sont, eux aussi, normands : parcs de plusieurs châteaux, Sassy (Orne) et Mezidon Canon (Calvados), mais aussi marais de Colombières et de Troarn (Calvados). Une remarque s’impose par rapport à la vision imposée par Patricia Mazuy de corps de logis cernés par une vaste zone marécageuse car si Saint-Cyr souffrit de l’humidité, la maison était située dans un bas-fond humide et non dans un marécage. Presque toutes les scènes tournées en extérieur sont hivernales. 43 À Saint-Cyr, semble nous dire la cinéaste, 37 Plusieurs scènes sont situées dans les dortoirs, Saint-Cyr, 00: 37: 12-00: 37: 51 h ; 00: 44: 04-00: 44: 54 h ; 00: 47: 38-00: 48: 35 h et 01: 11: 26-00: 11: 54 h. 38 Saint-Cyr, 01: 26: 50-01: 29: 00 h. 39 Saint-Cyr, 00: 11: 46-00: 14: 07 h. 40 Après les prières du matin, les demoiselles doivent faire leur toilette et se coiffer, chacune disposant d’un peigne personnel ou d’une brosse. Avant de quitter le dortoir, les maîtresses inspectent les dents et les vêtements. Avant chaque repas, elles doivent se laver les mains et après se rincer la bouche. 41 Mémoire pour servir aux personnes qui désireront obtenir des places pour des demoiselles … (1713), Paris : J. Collombat, BNF 4-Lk7-8630. 42 Saint-Cyr, 00: 33: 43-00: 36: 41 h. 43 Pendant le générique, la caméra insiste sur les marques de l’hiver : Saint-Cyr, 00: 04: 30-00: 04: 53 h et 00: 05: 30-00: 05: 38 h. C’est aussi en cette saison que la réalisatrice situe l’arrivée des prêtres chargés de la réforme de la maison : Saint-Cyr, 01: 22: 37-01: 23: 00 h. Voir aussi 01: 36: 41-0: 36: 57 h et 01: 42: 05-01: 42: 11 h. Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy 175 il fait toujours froid, gris, pluvieux (boues, flaques) ; le vent omniprésent fait voler les longues robes ; 44 la terre des jardins est presque toujours nue. Certes, le tournage eut lieu en hiver, mais il y a là aussi une volonté de l’auteur de souligner froideur et stérilité. Très symboliquement, seules la mort de Lucie et la fuite d’Anne, deux formes de délivrance pour ces jeunes filles, se déroulent en été. 45 Si Edith Vespérini, la costumière, n’est pas une spécialiste des films d’époque, sa recherche de la véracité historique est patente. La forme des robes et le tombé des tissus s’approchent de la mode de l’époque. Les demoiselles sont bien distinguées par des nœuds de couleur rouge pour les petites, verte entre onze à quatorze ans, jaune pour les quinze/ seize ans et bleue pour les plus âgées. 46 Les deux héroïnes ont au début du film (1686) des nœuds rouges, puis jaunes, au moment des représentations d’Esther (1689). Pourtant, ces costumes crédibles sont très éloignés des gravures d’époque (cf. fig. 2 et 3). Les incohérences les plus flagrantes concernent les décolletés pigeonnants et les cheveux détachés. Non seulement, les demoiselles de Saint-Cyr n’ont jamais les cheveux libres sur les épaules, mais c’est une aberration car à l’époque, les petites filles de bonnes familles ont toujours la tête 44 Saint-Cyr, 00: 23: 38-00: 23: 58 h. 45 Saint-Cyr, 01: 44: 04-01: 50: 20 h. 46 Saint-Cyr, 00: 19: 24-00: 19: 38 h. Fig. 2: « Demoiselle de la Royale Maison de St. Louis à Saint-Cyr, des deux premières classes » Rotraud von Kulessa et Dominique Picco 176 couverte. L’autre discordance par rapport aux gravures du temps concerne les Dames, dont les décolletés sont vertigineux. 47 Enfin, s’il y a bien eu adoption du vêtement monacal par les dames, ce fut bien longtemps après la période concernée par le film. Personnages réels et imaginaires Le film juxtapose personnages réels et imaginaires, en particulier parmi les demoiselles. Les noms des deux héroïnes, Anne de Grandcamp et Lucie de Fontenelle, sortent de l’imagination de Patricia Mazuy. Elle les a préférés à ceux des personnages historiquement attestés de La maison d’Esther, Anne de La Haye et Madeleine de Glapion. Nées toutes deux en Normandie en 1674, elles deviennent religieuses en 1695. La première meurt, comme l’indique le roman, en 1706 ; la seconde, proche de Madame de Maintenon, a été maîtresse des classes avant d’être élue supérieure de la maison, à trois reprises, entre 1716 et son décès en 1729. Certains noms de demoiselles et anecdotes attestées par les sources ont par contre été conservés. Ainsi, Marie Claire des 47 Saint-Cyr, 00: 34: 58-00: 35: 00 h. Fig. 3: Dames et Demoiselles de Saint-Cyr Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy 177 Champs Marcilly 48 a bien épousé le marquis de Villette, de quarante ans son aîné aux dépens de son propre fils. 49 Parmi les adultes, la figure centrale de Catherine du Pérou (1666-1748), narratrice du roman, disparaît pratiquement du film. Supérieure de la maison à partir de 1697, elle est l’auteur de Mémoires qui constituent l’une des sources d’Yves Dangerfield. 50 Au début du film, Madame de Brinon, 51 première supérieure évincée en 1688, est facilement identifiable, tout comme une des maîtresses, Mlle de Maisonfort qui quittera, elle aussi, la maison, en 1698, sur lettre de cachet. Deux prêtres occupent une place fort inégale dans le scénario. L’abbé Gobelin, confesseur de Madame de Maintenon depuis 1668, fut très impliqué dans l’organisation primitive de la maison ; puis, très âgé - et au grand regret de la fondatrice -, il est plus en retrait, 52 ce que montre bien la réalisatrice. Le second, l’abbé Paul Godet des Marais (1648-1709) un lazariste, arrive à Saint-Cyr dès 1687 comme confesseur et devient rapidement celui de Madame, avant d’être sacré évêque de Chartres. 53 Adversaire du jansénisme et du quiétisme, soit d’excès rigoristes ou mystiques, il n’a jamais joué ce rôle terrible que Patricia Mazuy lui attribue. 54 Quant au couple royal, il est inégalement traité. Louis XIV paraît ici un personnage secondaire, peu motivé par Saint-Cyr, alors que les sources attestent de son implication. Le film rend compte néanmoins de ses visites parfois inattendues et de ses cadeaux, tels des costumes et parures de scène. 55 La présentation de sa relation avec Madame de Maintenon est dans la lignée de l’Allée du roi de Françoise Chandernagor : attachement profond, complicité et place de la sexualité. Il y aurait beaucoup à dire sur la vision de Madame de Maintenon imposée par Patricia Mazuy et deux réflexions s’imposent 48 Preuves de Noblesse des filles demoiselles reçues dans la Maison de Saint-Louis, fondée à Saint-Cyr par le Roi au mois de juin de l’an 1686, et formée par les soins et par la conduite de Madame de Maintenon ; dressées par Mr Charles [et Louis Pierre] d’Hozier, 1685-1766 ; BNF Ms-Fr 32118-32136, volume I, 1686, dossier 96. Morte le 18 mars 1750. 49 Saint-Cyr, 01: 10: 02-01: 10: 17 h. 50 Mémoires de ce qui s’est passé de plus remarquable … ouvr. cité. 51 Elle assure, avec l’abbé Gobelin, la direction spirituelle de la maison, ce que suggère la scène où elle est montrée en chaire. 52 Il meurt en 1692. Voir André Blanc (1999), « Madame de Maintenon et les hommes d’Église, à travers sa correspondance », dans : Autour de Françoise d’Aubigné marquise de Maintenon, Cahiers d’Aubigné Albineana 10-11, tome II, pp. 339-356. 53 Il est sacré à Saint-Cyr le 31 août 1692. Voir Jean Dubu (1999), « Les consécrations épiscopales de Saint-Cyr », dans : Autour de Françoise d’Aubigné …, pp. 357-370. 54 Voir en particulier les scènes suivantes : Saint-Cyr, 01: 12: 34-01: 16: 35 h ; 01: 23: 08- 01: 25: 14 h ; 01: 26: 50-01: 29: 00 h. 55 Saint-Cyr, 00: 48: 45-00: 49: 22 h. L’épisode des autruches semble de pure fiction. Rotraud von Kulessa et Dominique Picco 178 d’emblée. Dès les premières scènes, elle donne une lecture iconoclaste du personnage correspondant aux renouvellements récents de l’historiographie. 56 La marquise est encore jeune, 57 à de forts pouvoirs de séduction alors qu’elle est systématiquement présentée par la tradition française en vieille femme bigote. La réalisatrice a également choisi de multiplier les lectures de la marquise en mettant dans la bouche d’Isabelle Huppert trois types de textes. Premier cas, dans ses propos elle reprend de manière distanciée d’authentiques écrits de Madame de Maintenon. Deuxième possibilité, les textes - les dialogues, en particulier - plagient la marquise en réemployant des formules ou expressions tirées de sa correspondance. Ultime cas de figure, des phrases sont inventées de toutes pièces et donc aisément repérables car très éloignées du style de la fin du XVII e siècle. Cette juxtaposition de différents registres d’expression donne au spectateur l’impression qu’il y a plusieurs Madame de Maintenon et met en valeur sa profondeur et/ ou sa duplicité. Détournement de l’Histoire Trois exemples de détournement de l’Histoire opérés par Patricia Mazuy afin de servir son propos ont été retenus : l’humidité et la mort, l’éducation et enfin la réforme de la maison. L’humidité des lieux est attestée par de multiples documents d’époque. Ainsi, dans son Histoire de la Maison Royale de Saint- Cyr, Madame d’Éperville signale, par exemple, « trop basses d’une toise, les caves de cette maison qui sont si belles et en grand nombre sont devenues des cloaques. » 58 Son témoignage concorde avec les écrits de Madame de Maintenon : « J’aurais voulu donner à mes filles une complexion forte et une santé vigoureuse, et le mauvais choix de Mansart m’est un obstacle insurmontable. Je ne puis voir la méchante mine de ces pauvres enfants sans maudire cet homme. » 59 Cette situation entraîne des infiltrations, de fréquentes inondations des caves et donc d’incessants travaux d’entretien, 60 suggérés dans le film par quelques dialogues entre Madame de Maintenon et Manseau, son intendant. 61 Elle provoque également de multiples affections respiratoires qui, à côté d’épidémies fréquentes dans une collectivité juvénile, emportent nombre de demoiselles. On compte ainsi 414 décès entre 1686 et 1792, soit 56 Voir Olivier Chaline (2006), Le règne de Louis XIV, Paris : Flammarion. 57 Au moment où commence le film, en 1686, elle a 51 ans et le roi trois ans de moins. 58 Madame d’Éperville, Histoire de la Maison Royale de Saint-Cyr, Ms, XVII e , BNF, Nelle acq Fr 10677. 59 Lavallée (1853), pp. 244-245. 60 Saint-Cyr, 01: 48: 58-01: 49: 16. 61 Saint-Cyr, 01: 42: 38-01: 43: 15. Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy 179 en moyenne quatre par an. 62 La réalisatrice multiplie les plans de marais, 63 de caves pleines d’eau 64 et de murs suintants l’humidité. 65 Plusieurs scènes ont pour cadre l’infirmerie des demoiselles 66 ou le cimetière : 67 la mise en scène utilise les réalités historiques telle une métaphore de l’échec annoncé, de la mort programmée de l’utopie éducative de la marquise. Le programme éducatif de la Maison royale n’est pas uniquement révélé au spectateur par l’énonciation de principes mais aussi par plusieurs scènes, dont certaines situées dans les classes. Le décor en est particulièrement bien rendu : murs tendus du tissu de la couleur de la classe, présence d’une bibliothèque et de gravures, etc. Maquette de bateau et mannequin sont sortis de l’imagination des décorateurs mais pourquoi pas puisqu’il y avait bien des cartes de géographie et qu’il s’agit ici de montrer de manière didactique le caractère complet et original de l’éducation proposée. 68 Le jeu théâtralisé des métiers 69 - auxquels les femmes de cette époque n’avaient pas accès - entre dans la même optique, mais souligne aussi la place de l’oralité dans ce premier programme éducatif. L’objectif des fondateurs est multiple : politique d’abord, en cherchant à uniformiser la France du point de vue linguistique à travers de futures mères de famille ; social ensuite, en les dotant de l’outil indispensable pour participer aux formes de la sociabilité féminine aristocratique, les salons. Plusieurs scènes montrent, à l’arrière-plan, des jeux, 70 sans doute s’agit-il là encore de souligner le caractère moderne de cette éducation, or récréations et jeux existent dans tous les couvents éduquant des petites filles. Si une réplique mentionne à juste titre, l’enseignement de l’histoire, le film néglige bien des aspects de cette éducation, qu’ils soient originaux - regroupement par « table », c’est-à-dire en groupe de niveau, pédagogie différenciée, place du chant et de la musique - ou traditionnels comme le « travail » - c’est-à-dire les ouvrages de dame -, la messe et le catéchisme quotidiens. Il est évident que l’éducation reçue par les demoiselles, entre 1686 et 1690, n’intéresse pas en 62 Âge moyen au décès : 13 ans et demi. Voir Dominique Picco (2003), « Vivre et mourir à Saint-Cyr entre 1686 et 1793 », dans : Jean-Pierre Bardet/ Jean-Noël Luc/ Isabelle Robin-Romero/ Catherine Rollet (éds.), Lorsque l’enfant grandit. Entre dépendance et autonomie, Paris : PUPS, pp. 135-156. 63 Saint-Cyr, 00: 06: 08-00: 07: 21 ; 00: 08: 46-00: 09: 32 et 01: 00: 15-01: 02: 04. 64 Saint-Cyr, 00: 17: 58-00: 18: 20. 65 Saint-Cyr, 00: 47: 19-00: 47: 25. 66 Saint-Cyr, 00: 39: 58-00: 40: 30 ; 00: 50: 08-00: 51: 30 ; 01: 42: 11-01: 42: 36 et 01: 44: 17- 00: 01: 48: 07. 67 Saint-Cyr, 01: 11: 53-01: 12: 33 et 01: 30: 08-01: 30: 47. 68 Saint-Cyr, 00: 20: 30-00: 22: 32 et 01: 06: 27-01: 08: 24. 69 Saint-Cyr, 00: 30: 18-00: 31: 29. 70 Saint-Cyr, 00: 24: 12-00: 24: 19 ; 00: 31: 29-00: 31: 38 et 01: 25: 15-01: 25.05. Rotraud von Kulessa et Dominique Picco 180 elle-même la réalisatrice ; elle n’est là que pour servir de contrepoint avec la période suivante. Les scènes de classes servent le « beau Saint-Cyr », celui de la littérature, du théâtre et de la liberté future de ces petites filles, qui contraste avec le « mauvais Saint-Cyr » celui du fanatisme, de la répression, où l’on n’apprend plus rien - les livres ont été brûlés - et où les demoiselles ne sont que des bigotes qui passent leur temps à la messe et à confesse. L’éclairage que Patricia Mazuy donne à la réforme de Saint-Cyr constitue un bon exemple de la manière dont les cinéastes opèrent des choix, souvent indispensables vu les contraintes d’un long-métrage, mais grandement réducteurs de la complexité d’une réalité historique. Ainsi, le film fait-il se télescoper des événements qui s’étalent sur plusieurs années, entre 1689/ 90 - pour les représentations d’Esther - et fin 1693 - pour la nouvelle prise de voile des Dames. 71 De ce fait, il transforme une lente évolution, mise en œuvre en plusieurs étapes, en une décision soudaine opérée avec brutalité et violence. 72 Les préoccupations spirituelles de Madame de Maintenon naissent subitement, alors qu’elle veille depuis longtemps à son salut et à celui du roi. Sa pratique religieuse est régulière depuis la mort de Scarron : elle prie beaucoup, fait ses dévotions, communie régulièrement, respecte Carême et Avent, a de nombreuses lectures spirituelles et entretient une correspondance régulière avec ses confesseurs successifs. Elle ne devient pas brutalement folle ou hystérique en matière de foi, elle qui fut toujours si mesurée, si raisonnable et favorable pour elle et pour ses chères demoiselles à une piété du juste milieu. Dans Saint-Cyr, Patricia Mazuy ne cherche ni à adapter fidèlement le roman d’Yves Dangerfield, ni à montrer les réalités de la Maison royale à la fin du XVII e siècle telles que les entrevoient les historiens. Certes, elle se soumet aux règles de la reconstitution historique et maintient en permanence la véracité. Mais elle utilise surtout l’arrière-plan historique, des éléments de l’Histoire et de la fiction littéraire pour raconter une autre histoire qui n’est ni l’Histoire, ni le roman mais une tragédie « anhistorique », dénuée de toute historicité, un drame personnel à trois où la psychologie des personnages s’appuie sur des dialogues mélangeant fiction, plagiat et citations. Dans cette création cinématographique, elle cherche à faire passer avec violence et didactisme, non pas un message mais plusieurs : dénonciation de l’intégrisme religieux, de l’ambition féminine, de la soumission de la femme aux caprices sexuels de l’homme. Mais aussi et selon ses propres termes : 71 Saint-Cyr, 01: 38: 53-01: 42: 04. 72 Voir en particulier les scènes entre Mme de Maintenon et Mlle de la Maisonfort (Saint-Cyr, 01: 16: 50-01: 17: 47), l’arrivée des lazaristes (Saint-Cyr, 01: 22: 37-01: 23: 00) et la « fouille » des dortoirs (Saint-Cyr, 01: 26: 50-01: 29: 00). Entre fiction et histoire : Saint-Cyr (1999) de Patricia Mazuy 181 […] c’est un film sur l’utilisation des autres. Je l’ai fait pour montrer et dénoncer comment une femme qui a du pouvoir peut utiliser la religion pour servir ses propres fins quitte à faire du mal à des enfants et à aller à l’encontre de son projet de départ. 73 Ce film véhicule non seulement des messages mais constitue aussi une réflexion sur les modes de la représentation dans la mesure où le drame, « média » par excellence du XVII e siècle, reflète le cinéma, « média » du XX e et du XXI e siècles. En somme, Saint-Cyr est un mélange des genres qui, s’il heurte bien plus l’historien que la démarche de Sacha Guitry affirmant à propos de Si Versailles m’était conté : « je revendique le droit absolu de conter des aventures dont je n’ai pas trouvé la preuve du contraire », 74 n’en est pas moins une œuvre personnelle et originale. 73 L’Humanité (2000). 74 Voir Antoine de Baecque (2004), « Versailles à l’écran, Sacha Guitry, historien de la France », dans : L’histoire au musée, Arles : Actes Sud/ Établissement public du château de Versailles, pp. 145-162. Biblio 17, 179 (2009) Table des illustrations Andrea Grewe, La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rosselini. Une leçon d’histoire ; - fig. 1 (p. 40) : Le roi - un physique peu héroïque ; - fig. 2 (p. 42) : Le repas du roi ; dans : La prise de pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini, France 1966. Gesa Stedman et Margarete Zimmermann, « Un paradigme parfait du monde actuel »? Le film Vatel (2000) de Roland Joffé ; - fig. 1 (p. 57) : Claude Lefèvre, Mme de Sévigné (vers 1665), Huile sur toile, 81x65 cm, Paris, Musée Carnavalet, P. 1978, dans : http: / / upload.wikimedia.org/ wikipedia/ commons/ 9/ 9f/ Marquise_de_S%C3%A9vign%C3%A9.jpg ; - fig. 2 (p. 61) : Gérard Dépardieu dans le rôle de Vatel, dans : Vatel, Roland Joffé, France/ Grande-Bretagne/ Belgique 2000. Patrick Rambourg, Du Vatel de Roland Joffé à la gastronomie du Grand Siècle ; - fig. 1 (p. 78) : Nicolas de Bonnefons, Les Délices de la campagne, Amsteldan [i. e. Amsterdam] : Raphael Smith 1655, 384 p., in-12, page de titre, Paris, BNF Cote : S-15364. Roswitha Böhm, Entre théâtre et film : Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine ; - fig. 1 (p. 87) : Ariane Mnouchkine, photo : Michèle Laurent, dans : http: / / www.iti.worldwide.org/ pages/ wtd/ 05wtdmes.htm ; - fig. 2 (p. 93) : Le retour à Paris ; - fig. 3 (p. 95) : La scène d’escrime ; - fig. 4 (p. 96) : Réunion de la Compagnie du Très Saint-Sacrément à Orléans ; - fig. 5 (p. 97) : Le père Guillaume ; - fig. 6 (p. 98) : La réunion des étudiants ; - fig. 7 (p. 98) : Molière et le joueur de tambour ; - fig. 8 (p. 99) : La fermeture des fenêtres ; dans : Molière ou la vie d’un honnête homme et son siècle, Ariane Mnouchkine, France 1978. Ludger Scherer, Dom Juan au cinéma : L’adaptation de Jaques Weber (1998) ; - fig. 1 (p. 109) : L’affiche du film Don Juan (1998). Margot Brink, Interprétations cinématographiques de la Princesse de Clèves : du ‹cadavre exquis› à l’héroïsme d’une nouvelle éthique ; - fig. 1 (p. 117) : Marina Vlady dans le rôle de la Princesse de Clèves, dans : La Princesse de Table des illustrations 184 Clèves, Jean Delannoy, France/ Italie 1961 ; - fig. 2 (p. 121) : La lecture de la lettre, dans : A Carta/ La Lettre, Manoel de Oliveira, Portugal/ France/ Espagne 1999. Patricia Oster, La sémiotique du moi caché dans les transpositions filmiques de La Princesse de Clèves ; - fig. 1 (p. 139) : « Une orgie de pureté », dans : La Princesse de Clèves, Jean Delannoy, France/ Italie 1961 ; - fig. 2 (p. 140) : Mlle de Clèves devant le portrait de la Mère Angélique, fondatrice de l’abbaye de Port-Royal ; dans : A Carta, Manoel de Oliveira, Portugal/ France/ Espagne 1999 ; - fig. 3 (p. 140) : L’importance du regard et la différence des médias ; - fig. 4 (p. 140) : L’art de Clélia : Les photos floues ; - fig. 5 (p. 141) : La mise en abyme. Lecture de La Princesse de Clèves avec les photos du film de Delannoy ; - fig. 6 (p. 141) : Les photos de Nemo restent floues. L’image se soustrait au regard de Clélia ; - fig. 7 (p. 141) : L’actualisation de la scène du pavillon. Nemo photographie Clélia en train de regarder ses photos ; dans : La Fidelité, Andrzej Zulawski, France 2000. Heidi Denzel de Tirado, Les biopics des femmes fortes : réécriture biographiste, idéologique ou générique ? - fig. 1 (p. 148) : Tassi pose selon les instructions d’Artemisia, dans : Artemisia, Agnès Merlet, France/ Allemagne/ Italie 1997 ; - fig. 2 (p. 148) : Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne (vers 1611/ 12), Huile sur toile, 199x162 cm, Naples, Musée Capodimonte, dans : http: / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Image.GENTILESCHI_Judith.jpg ; - fig. 3 (p. 155) : L’affiche chinoise de Marquise (1997) ; fig. 4 (p. 155) : L’affiche française de Marquise (1997). Rotraud von Kulessa et Dominique Picco, Entre fiction et histoire : Saint- Cyr (1999) de Patricia Mazuy ; - fig. 1 (p. 162) : L’affiche du film Saint-Cyr (1999) ; - fig. 2 (p. 175) : « Demoiselle de la Royale Maison de St. Louis à Saint-Cyr, des deux premières classes », Gravure, dans : Pierre Hélyot, Histoire des ordres monastiques religieux et militaires et des congrégations séculières de l’un et l’autre sexe, Paris : J. B. Coignard 1715, tome IV, p. 438 ; - fig. 3 (p. 176) : Dames et Demoiselles de Saint-Cyr, Gravure, dans : Théophile Lavallée, Histoire de la maison royale de Saint-Cyr (1686-1793), Paris : Furne 1856, p. 40. Biblio 17, 179 (2009) Collaborateurs de l’ouvrage R OSWITHA B ÖHM Roswitha Böhm est enseignante-chercheuse au Centre de recherches sur la France (Frankreich-Zentrum) de l’Université libre de Berlin et travaille actuellement à une thèse d’habilitation sur les relations entre l’histoire et la littérature dans le roman européen contemporain (Allemagne, Espagne, France). Principaux domaines de recherche : littérature et culture du siècle classique, littératures contemporaines espagnole et française, transfert culturel, mémoire et médias. Publications (choix) : Französische Frauen der Frühen Neuzeit. Dichterinnen, Malerinnen, Mäzeninnen, éd. avec Margarete Zimmermann, Darmstadt : WBG 1999 ; éd. actualisée Munich : Piper 2008 ; Wunderbares Erzählen. Die Feenmärchen der Marie-Catherine d’Aulnoy, Göttingen : Wallstein 2003 ; Du silence à la voix. Studien zum Werk der Cécile Wajsbrot, éd. avec Margarete Zimmermann, Göttingen : V&R press 2009 (sous presse). M ARGOT B RINK Margot Brink, post-doctorante, enseigne à l’Université d’Osnabrück. Spécialisée en lettres romanes et cultural studies, elle travaille actuellement à une thèse d’habilitation portant sur « Les Discours du renoncement : le refus de l’amour et du mariage dans la littérature française, espagnole et italienne au XVII e siècle ». Autres domaines de recherche : subjectivité et modernité, gender studies, théories littéraires et culturelles, théorie et littératures des avantgardes du XX e siècle, littérature et philosophie. Publications (choix) : Ich schreibe, also werde ich. Nichtigkeitserfahrung und Selbstschöpfung in den Tagebüchern von Marie Bashkirtseff, Marie Lenéru und Catherine Pozzi, Königstein/ Ts. : Ulrike Helmer 1999 ; Écritures. Denk- und Schreibweisen jenseits der Grenzen von Literatur und Philosophie, éd. avec Christiane Solte-Gresser, Tübingen : Gunter Narr 2004. E MMANUEL B URY Ancien élève de l’École Normale Supérieure et Agrégé des Lettres, Emmanuel Bury est actuellement professeur de littérature française classique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin et membre de l’Institut Universitaire de Collaborateurs de l’ouvrage 186 France. Il dirige la revue XVII e siècle. Ses travaux portent sur la présence des modèles antiques dans la culture de l’âge classique, notamment dans le domaine de la rhétorique, de la prose d’art et des doctrines littéraires. Il a édité les Caractères de La Bruyère (Paris : Livre de Poche classique 1995) et les Lettres portugaises (Paris : Libretti 2003) et dirigé un ouvrage collectif sur les usages du latin à l’époque moderne en Europe (« Tous vos gens à latin ». Le latin, langue savante, langue mondaine, XIV e -XVII e siècles, Genève : Droz 2005). Son principal ouvrage, publié en 1996, portait sur Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750) (Paris : PUF). H EIDI D ENZEL DE T IRADO Heidi Denzel de Tirado est enseignante-chercheuse à l’Université d’Amsterdam. Elle prépare actuellement une thèse d’habilitation sur la gestion des conflits dans différentes disciplines. Principaux domaines de recherche : communication interculturelle, théorie et histoire de la représentation biographique fictionnalisée et métafictions historiographiques. Publications (choix) : « Le biopic et l’érotique : Le Libertin et la biographie cinématographique d’écrivains », dans : Vies en récit : Formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie, Québec : Nota bene 2007, pp. 519-540 ; « Abenteuer in Künstlerfilmen der Romania : Carlos Sauras Buñuel y la mesa del rey Salomón und seine Einflüsse », dans : Europäischer Film im Kontext der Romania : Geschichte und Innovation, Hambourg : LIT-Verlag 2007, pp. 167-182 ; Biographische Fiktionen im interkulturellen Vergleich : Das Paradigma Denis Diderot (1765-2005), Würzburg: Königshausen und Neumann 2008. A NDREA G REWE Andrea Grewe est professeur de littérature française et italienne à l’Université d’Osnabrück où elle est membre de l’Interdisziplinäres Institut für Kulturgeschichte der Frühen Neuzeit. Ses recherches portent sur la littérature et la culture françaises du XVII e siècle (Die französische Klassik, Stuttgart : Klett 1998 ; Saint-Amant, Théophile de Viau) et la littérature et la culture italiennes du XX e siècle (Savinio europäisch, Berlin : Erich Schmidt 2005). Ses travaux concernent en particulier les études de genre (Marguerite de Navarre, Hélisenne de Crenne, Moderata Fonte, Veronica Franco) et le théâtre classique (Molière, le drame pastoral) et moderne (Bernard-Marie Koltès, Yasmina Reza). R OTRAUD VON K ULESSA Rotraud von Kulessa enseigne la littérature française et italienne à l’Université de Fribourg-en-Brisgau. En 1997 a paru sa thèse de doctorat sur les Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny chez Metzler. Elle vient de terminer Collaborateurs de l’ouvrage 187 sa thèse d’habilitation sur la position de la femme auteur dans le champ littéraire en France et en Italie autour de 1900. Rotraud von Kulessa collabore au projet de la SIEFAR, à savoir le dictionnaire des Femmes de l’Ancienne France. Publications (choix) : Études Féminines/ gender studies en littérature en France et en Allemagne (éd.), Fribourg-en-Brisgau : Frankreich-Zentrum 2004 ; De la traduction et des transferts culturels, éd. avec Christine Lombez, Paris : L’Harmattan 2007 ; Italienische Literaturwissenschaft. Eine Einführung (avec Maximilian Gröne et Frank Reiser), Tübingen : Gunter Narr 2007 ; Nobilitierung vs. Divulgierung ? Strategien der Aufbereitung von Wissen in Dialogen, Lehrgedichten und narrativer Prosa des 16.-18. Jahrhunderts, éd. avec Tobias Leuker, Tübingen : Max Niemeyer (à paraître). P ATRICIA O STER Patricia Oster est titulaire d’une chaire de littérature française à l’Université de la Sarre. Principaux domaines de recherche : littérature française (XVIII e et XX e siècles), littérature italienne (Dante, Pétrarque, Tasse), littérature comparée, texte, film et images. Publications (choix) : Marivaux und das Ende der Tragödie, Munich : Fink 1992 ; Yves Bonnefoy, Das Unwahrscheinliche oder die Kunst, traduit par Patricia Oster, Munich : Fink 1994 ; « Le voile et l’imaginaire : La Nouvelle Héloïse dans Les Affinités électives », dans : Starobinski en mouvement, éd. par Murielle Gagnebin et Christine Savinel, Seyssel : Champ Vallon 2001 ; Der Schleier im Text. Funktionsgeschichte eines Bildes für die neuzeitliche Erfahrung des Imaginären, Munich : Fink 2002 ; « Notre Dame de Paris dans le village global », dans : Revue des deux mondes (janvier 2002) ; « Focalisation et herméneutique », dans : Versants 44/ 45 (2003) : « ‘La petite phrase et la longue phrase’. Traduire Yves Bonnefoy », dans : Yves Bonnefoy et l’Europe du XX e siècle, éd. par Michèle Finck, Daniel Lançon et Maryse Staiber, Strasbourg : Presses universitaires 2003 ; « Ce qu’on ne peut pas oublier - ce qu’il ne faut pas oublier : Anselm Kiefer et Celan », dans : La poésie, la mémoire, l’oubli. Colloque réuni par Yves Bonnefoy, Paris : Fondation Hugot du Collège de France 2005 ; « ‘Visibile parlare’ entre poésie et peinture », dans : La Conscience de soi de la poésie, éd. par Yves Bonnefoy, Paris : Seuil 2008. D OMINIQUE P ICCO Normalienne (ENS Fontenay) et agrégée d’histoire, Dominique Picco est docteur en histoire moderne de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Sa thèse, effectuée sous la direction de Daniel Roche et intitulée Les demoiselles de Saint-Cyr (1686-1793), porte sur les modalités et les réalités du recrutement des élèves de la Maison royale. Maître de conférences en histoire à l’Université de Bordeaux, elle enseigne l’époque moderne (XVII e -XVIII e siècles) et en par- Collaborateurs de l’ouvrage 188 ticulier l’histoire culturelle. Membre du CEMMC-Bordeaux (Centre d’études des mondes moderne et contemporain) et de Mnémosyne (Association pour le développement de l’histoire des femmes et du genre), elle collabore à la SIEFAR (Société internationale d’étude des femmes de l’Ancien régime) et assure le secrétariat des Rencontres d’archéologie et d’histoire en Périgord. Au-delà du cas particulier de Saint-Cyr, ses recherches portent sur l’histoire de l’éducation et des femmes à l’époque moderne mais aussi sur l’histoire de la noblesse, l’histoire religieuse et culturelle. P ATRICK R AMBOURG Historien, Patrick Rambourg enseigne à l’Université Denis Diderot Paris VII. Travaillant sur la longue durée, ses domaines de recherche concernent l’alimentation, la cuisine et la table du Moyen Age au monde contemporain. Parmi ses publications : De la cuisine à la gastronomie. Histoire de la table française, Paris : Louis Audibert 2005 ; La cuisine à remonter le temps, Paris : Garde-Temps 2007 ; « Entre le cuit et le cru : la cuisine de l’huître, en France, de la fin du Moyen Age au XX e siècle », dans : Les nourritures de la mer, de la criée à l’assiette, Caen : CRHQ 2007, pp. 211-220 ; « Service à la française et service à la russe dans les menus du XIX e siècle, dans : La noblesse à table. Des ducs de Bourgogne aux rois des Belges, Bruxelles : Brussels University Press 2008, pp. 45-51. L UDGER S CHERER Ludger Scherer est enseignant-chercheur à l’Institut de philologie italienne de l’Université de Munich. Publications : Faust in der Tradition der Moderne. Studien zur Variation eines Themas bei Paul Valéry, Michel der Ghelderode, Michel Butor und Edoardo Sanguineti, mit einem Prolog zur Thematologie, Francfort-surle-Main : Lang 2001 ; Avantgarde und Komik, éd. avec Rolf Lohse, Amsterdam/ New York : Rodopi 2004 ; Mythos Helena, éd. avec Burkhard Scherer, Stuttgart : Reclam 2008 ; Peripher oder polyzentrisch? Alternative Romanwelten im 18. Jahrhundert, éd. avec Barbara Kuhn, Berlin : Weidler 2008 (Internationale Forschungen zur Allgemeinen und Vergleichenden Literaturwissenschaft, 119). Articles et comptes-rendus sur les littératures française, espagnole et italienne du XIV e au XXI e siècles. G ESA S TEDMAN Gesa Stedman est titulaire d’une chaire de culture et littérature anglaise au Centre for British Studies de l’Université Humboldt de Berlin. Elle est coéditrice de la revue Journal for the Study of British Cultures et du journal Hard Times - Deutsch-englische Zeitschrift. Principaux domaines de recherche : Collaborateurs de l’ouvrage 189 transferts culturels entre la France et l’Angleterre, discours et histoire des émotions dans la littérature anglaise, champ littéraire en Grande-Bretagne, gender history, film et historiographie du film anglais. Dernières publications : Höfe - Salons - Akademien. Kulturtransfer und Geschlecht im Europa der Frühen Neuzeit, éd. avec Margarete Zimmermann, Hildesheim : Georg Olms 2007 ; The Literary Mind, éd. avec Jürgen Schlaeger, Tübingen : Gunter Narr 2008 (REAL). M ARGARETE Z IMMERMANN Margarete Zimmermann est titulaire d’une chaire de littérature française et comparée au Centre de recherches sur la France (Frankreich-Zentrum) de l’Université libre de Berlin. Elle est co-éditrice de la revue Querelles. Principaux domaines de recherche : littérature française et italienne du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, querelle des femmes, rôle des femmes en tant que médiatrices culturelles, études de genre en littérature, histoire littéraire des femmes et formation du canon, littérature contemporaine en France. Dernières publications : Salon der Autorinnen. Französische ‘dames de lettres’ vom Mittelalter bis zum 17. Jahrhundert, Berlin : Erich Schmidt 2005 ; Garçonnes à la mode im Berlin und Paris der zwanziger Jahre, éd. avec Stephanie Bung, Göttingen : Wallstein 2006 (Querelles, vol. 11) ; Höfe - Salons - Akademien. Kulturtransfer und Geschlecht im Europa der Frühen Neuzeit, éd. avec Gesa Stedman, Hildesheim : Georg Olms 2007 ; Du silence à la voix. Studien zum Werk der Cécile Wajsbrot, éd. avec Roswitha Böhm, Göttingen : V&R press 2009 (sous presse). Depuis le Molière de Léonce Perret réalisé en 1909, l’histoire du cinéma européen a vu naître un grand nombre de films sur le XVII e siècle français. Mais c’est surtout à la fin du XX e siècle que l’on note une étonnante prolifération d’œuvres cinématographiques consacrées à cette époque et que voient le jour des films tels que Tous les matins du monde (Alain Corneau, 1991), Le Roi danse (Gérard Corbiau, 2000), Vatel (Roland Joffé, 2000), Saint-Cyr (Patricia Mazuy, 2000) et des adaptations modernes de la Princesse de Clèves, notamment La Lettre (1999) de Manoel de Oliveira et La Fidélité (2000) d’Andrzej Zulawski. Ce volume traite donc d’un domaine central de l’histoire du cinéma français et européen. En tenant compte de l’histoire des événements et des mentalités, de l’histoire sociale, de l’art et de la littérature et en abordant des aspects de genre et d’intermédialité, les articles de ce volume analysent la manière dont notre époque perçoit la culture du XVII e siècle. Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser BIBLIO 17 ISBN 978-3-8233-6458-0