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Tragédie historique ou Histoire en Tragédie?

2010
978-3-8233-7553-1
Gunter Narr Verlag 
Kirsten Postert

Dès son apparition en 1550, la tragédie francaise trouve la plupart de ses sujets dans l´histoire. Siles auteurs dramatiques, suivant le gout du temps, semblent favoriser l´histoire antique ou mythologique, les sujets d´histoire moderne ou contemporaine n´en sont pas moins très présents dans la production thátrale des années 1550 - 1715. Le présent ouvrage explicite les liens entre histoire et tragédie: il ne confronte pas seulement oeuvres dramatiques et histoire véritable, il met aussi en lumière les rapports entre historigraphie et écriture dramatiques aux XVIe et XVII siècles.

BIBLIO 17 Kirsten Postert Tragédie historique ou Histoire en Tragédie ? Les sujets d’histoire moderne dans la tragédie française (1550-1715) Tragédie historique ou Histoire en Tragédie ? BIBLIO 17 Volume 185 · 2010 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Kirsten Postert Tragédie historique ou Histoire en Tragédie ? Les sujets d’histoire moderne dans la tragédie française (1550-1715) Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.d-nb.de. Ouvrage publié avec le concours de l’Ecole doctorale « littératures françaises et comparée » et du Centre d’Etude de la Langue et de la Littérature françaises des XVIIe et XVIIIe siècles de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV). © 2010 Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Satzpunkt Ursula Ewert GmbH, Bayreuth Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6553-2 À mes parents Biblio_17_005_437_Postert.indd 5 09.02.2010 8: 32: 35 Uhr Je tiens à exprimer ma plus vive reconnaissance à mes deux directeurs de thèse, M. le Professeur Arnold Rothe et M. le Professeur Georges Forestier, pour avoir accepté de diriger ce travail, pour l’avoir nourri par leur enseignement, et pour l’avoir toujours guidé avec rigueur et bienveillance. Je suis profondément reconnaissante à Dr. Joachim Gehrke (Akademisches Auslandsamt Heidelberg) qui m’a aidé à surmonter les obstacles administratifs du projet de la Cotutelle. J’adresse également mes remerciements aux fondations Landesstiftung Baden- Württemberg et Robert E. Schmidt-Stiftung Heidelberg, dont le soutien financier a facilité les recherches à Paris. Je tiens également à remercier l’École doctorale III de Paris IV pour son soutien financier. Je suis particulièrement reconnaissante à Catherine Letouzey, qui a accepté de relire ce travail. Son regard éclairé, ses commentaires et suggestions furent d’une grande aide. Je tiens également à remercier tous mes amis qui ont participé à la dernière relecture de la thèse : Diane Monnet, Vanessa Mercier, Tatiana Taous et Chrystelle Barbillon. Merci à Luke Arnason pour la traduction anglaise du résumé. J’adresse un remerciement particulier à ma mère, pour son aide matérielle et plus encore pour la confiance qu’elle m’a témoignée tout au long de ce projet. Je tiens à remercier également ma sœur pour son soutien. Biblio_17_005_437_Postert.indd 6 09.02.2010 8: 32: 35 Uhr Table des matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 I. HISTOIRE ET TRAGÉDIE 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine . . . . . . . . 19 1.1 Histoire et historiographie au XVI e siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 1.1.1 L’évolution de l’historiographie française au XVI e siècle - un tour d’horizon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 1.1.2 Lancelot du Voisin de La Popelinière - à la recherche de la vérité historique. . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 1.2 La conception de l’histoire au XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 1.2.1 Vers une historiographie rhétorique et morale : François Eudes de Mézeray . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 1.2.2 L’Abbé de Saint-Réal : « Sçavoir l’Histoire, c’est connoître les hommes » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 1.3 Du rapport de l’histoire avec la tragédie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 1.3.1 L’histoire - un genre littéraire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 1.3.2 Histoire et tragédie - « miroirs » de la vie. . . . . . . . . . . . . . . 46 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction . . . . . . . . . . . 50 2.1 L’intégration de l’histoire à la construction dramatique . . . . . . . . 50 2.1.1 L’histoire dans la tragédie - entre vérité et vraisemblance . 50 2.1.2 L’histoire moderne dans la tragédie - les témoignages de l’époque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 2.2 Entre Moyen Âge et siècle des Lumières - à la recherche d’un « sous-genre » tragique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 2.2.1 La moralité dramatique - un précurseur de la tragédie à sujet moderne ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 2.2.2 La tragédie à sujet moderne au XVIII e siècle . . . . . . . . . . . . 81 Biblio_17_005_437_Postert.indd 7 09.02.2010 8: 32: 35 Uhr 8 Table des matières II. ENTRE TRAGÉDIE-PAMPHLET ET TRAGÉDIE ROMANESQUE - LA THÉÂTRALISATION DE L’HISTOIRE NATIONALE 1. L’histoire nationale sur la scène française - une historiographie des guerres civiles ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 1.1 Moments tragiques de l’histoire de France . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 1.1.1 Une chronique théâtralisée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 1.1.2 À la recherche d’une classification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 1.2 Entre particulier et général - la tragédie nationale entre actualité et universalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112 1.2.1 Une actualité médiatisée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112 1.2.2 Une esthétique humaniste actualisée . . . . . . . . . . . . . . . . . 122 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny (1575) - une réécriture de l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Autour de la Saint-Barthélemy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Argument. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 2.1 De l’actualité politique à la tragédie - la dramatisation d’un événement contemporain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 2.1.1 Une justification catholique de la Saint-Barthélemy . . . . . 138 2.1.2 La tragédie et sa source principale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 2.2 Une dramaturgie humaniste pour un document historiographique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152 2.2.1 La trame historique - un mensonge propagandiste . . . . . . 152 2.2.2 La dramaturgie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France (1678) - un sujet national pour une tragédie romanesque . . . . . . . 164 Anne et l’union de la Bretagne à la France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164 3.1 Le choix d’un sujet national . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 3.1.1 L’année 1678 - une année fertile en tragédies modernes . . 165 3.1.2 Anne de Bretagne et ses sources historiques . . . . . . . . . . . . . 172 3.2 L’histoire nationale dans la pièce. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180 3.2.1 La dramaturgie de l’histoire bretonne . . . . . . . . . . . . . . . . . 180 Argument . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180 3.2.2 Anne - héroïne bretonne ou héroïne française ? . . . . . . . . . 188 Biblio_17_005_437_Postert.indd 8 09.02.2010 8: 32: 35 Uhr Table des matières 9 III. L’ANGLETERRE MODERNE DANS LA TRAGÉDIE FRANÇAISE : DE L’HISTOIRE À LA PASSION 1. Les Tudors sur la scène française - une dynastie éminemment tragique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197 1.1 À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » . . . . . . . . . 197 1.1.1 L’Angleterre - un lieu privilégié du tragique ? . . . . . . . . . . . 197 1.1.2 Constantes et variantes d’une même idée tragique . . . . . . 208 1.2 L’Exécution du comte d’Essex ou trois façons d’expliquer l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222 1.2.1 Le choix du sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222 1.2.2 La dramaturgie d’une histoire romancée. . . . . . . . . . . . . . . 234 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien ou le triomphe de l’universalité poétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 L’histoire de Marie Stuart . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 2.1 L’exécution de Marie Stuart - « une si tragique et malheureuse histoire » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244 2.1.1 Un sujet anglais pour une tragédie française . . . . . . . . . . . 244 2.1.2 La dramaturgie d’une histoire connue . . . . . . . . . . . . . . . . 250 Argument . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250 2.2 Entre ciel et terre - une méditation sur la philosophie de l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259 2.2.1 Élisabeth ou l’échec du pouvoir terrestre . . . . . . . . . . . . . . 260 2.2.2 Marie ou la « vanité des grandeurs du monde ». . . . . . . . . . 264 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre : tragédie politique ou tragédie de martyr ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270 Thomas More et le divorce d’Henri VIII d’Angleterre . . . . . . . . . . . . . 270 3.1 L’histoire de Thomas More - un sujet anglais, hagiographique et jésuite à la fois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271 3.1.1 Le choix du sujet et ses sources . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271 3.1.2 Une dramaturgie défectueuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 280 Argument . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 280 3.2 Victoire du martyre ou victoire de la tyrannie ? . . . . . . . . . . . . . . 290 3.2.1 Henry VIII - l’incarnation du despotisme politique, religieux et matrimonial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290 3.2.2 Thomas Morus ou l’histoire « des Martyrs ». . . . . . . . . . . . . 297 Biblio_17_005_437_Postert.indd 9 09.02.2010 8: 32: 36 Uhr 10 Table des matières IV. L’ORIENT MODERNE DANS LA TRAGÉDIE FRANÇAISE - LA VIOLENCE AU CŒUR DES ALLIANCES 1. L’Orient historique - l’Orient poétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305 1.1 Regards sur un monde lointain - L’Orient imaginaire . . . . . . . . . 305 1.1.1 Les connaissances du Levant aux XVI e et XVII e siècles . . . . 305 1.1.2 Orient et théâtralité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 315 1.2 La mise en scène de l’altérité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 332 1.2.1 « Dépayser sans choquer » - à la recherche d’un exotisme modéré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 332 1.2.2 « Effrayer et instruire » - du dérèglement d’autrui à la connaissance de soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 342 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray : entre histoire et fiction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 356 2.1 L’histoire de Soliman et de Perside ou la chute d’Ibrahim pacha . 356 2.1.1 Une tragédie « historique » bâtie sur une fiction . . . . . . . . . 356 2.1.2 Dramaturgie et mise en scène d’une tragédie « baroque » . . 362 Argument . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 362 2.2 Regards sur autrui. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 368 2.2.1 Soliman et Perside - entre Orient et Occident . . . . . . . . . . 368 2.2.2 L’histoire de Soliman et de Perside - une transposition orientale de l’histoire nationale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 373 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite : « songe trompeur » ou histoire inévitable ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 376 L’histoire véritable de la mort du sultan Osman II (1618-1622) . . . . . 376 3.1 Sujet moderne et dramaturgie « rétrograde » ? . . . . . . . . . . . . . . . . 377 Argument . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377 3.1.1 Osman et ses sources . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379 3.1.2 Dramaturgie du songe - entre rêve et réalité. . . . . . . . . . . . 385 3.2 À la recherche du « tragique oriental » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 392 3.2.1 L’Orient dramatique dans Osman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 392 3.2.2 Osman - un héros oriental « digne » de tragédie ? . . . . . . . . 398 Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 409 Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 433 Biblio_17_005_437_Postert.indd 10 09.02.2010 8: 32: 36 Uhr Introduction «[…] C’est une pensée bien ridicule d’aller au théâtre pour apprendre l’Histoire » constate l’Abbé d’Aubignac dans La Pratique du Théâtre et le Noir (1657) et plus précisément dans le chapitre intitulé « Du sujet » ; cette réflexion soulève l’un des problèmes les plus fondamentaux du genre tragique : son rapport avec l’histoire. La question trouve son origine chez le plus grand théoricien de l’Antiquité, Aristote, qui, dans le chapitre 9 de sa Poétique, trace une nette distinction entre la tâche de l’historien et celle du poète, et ainsi entre l’œuvre historique et l’œuvre littéraire. En effet, dans la mesure où la tragédie française, dès son apparition en 1550, emprunte ses sujets soit à l’histoire (de préférence à l’histoire antique ou à la mythologie), soit à la Bible - considérée à l’époque comme une forme d’écriture historique -, les auteurs dramatiques étaient tous confrontés à la même difficulté : comment mettre l’histoire dans un « moule dramatique » afin de produire une œuvre d’art qui procure du plaisir et des émotions ? Le problème du rapport entre histoire et tragédie restait donc un problème capital, quelle que soit l’époque à laquelle l’œuvre a été créée. Ce qui changea d’une époque à l’autre, ce fut la forme de ce « moule dramatique », c’est-à-dire la dramaturgie et les enjeux esthétiques du genre tragique, qui se modifiaient au fur et à mesure que le goût du public et les exigences des doctes évoluaient. Le problème de la théâtralisation de l’histoire se posa de la manière la plus aiguë pour les auteurs qui puisèrent leur sujet dans l’histoire moderne, voire contemporaine, car comment dramatiser un événement historique qui vient de se produire ou qui a eu lieu dans le passé récent, quand les membres de la dynastie régnante sont parfois encore en vie ? Un tel sujet possède-t-il la même dignité qu’un sujet antique ou mythologique ? Voici ce qu’a écrit Jean Rohou à propos du choix d’un sujet de tragédie : Pour être exemplaire, applicable à tous, le sujet doit être vraisemblable et pour mieux impressionner, pour revêtir une pleine dignité, il doit avoir la garantie de l’histoire ou de la légende antiques […] Le recours à l’histoire moderne est exceptionnel, sauf au XVIIIe siècle. 1 1 Rohou, J., La Tragédie classique (1550-1793), Paris, SEDES, 1996, p. 127. Biblio_17_005_437_Postert.indd 11 09.02.2010 8: 32: 36 Uhr 12 Introduction En effet, la critique littéraire a pendant longtemps considéré les sujets modernes comme un phénomène marginal, « exceptionnel », voire inexistant : la tragédie à sujet moderne n’a pas encore trouvé sa place dans les ouvrages de référence traitant du genre tragique 2 . Est-ce par ignorance ou par négligence que l’on n’avait jusqu’à présent pas éprouvé le besoin d’étudier ce type de pièces en particulier ? Nous souhaiterions ici combler cette lacune en consacrant la présente étude à ce phénomène jugé « exceptionnel » par la critique dramatique. Pour autant le présent ouvrage ne doit pas être considéré uniquement comme une étude spécialisée, car il a l’ambition de contribuer à l’étude du genre tragique en général. La production théâtrale des années 1550-1715 3 nous a permis d’établir un corpus de trente-deux tragédies puisant leur sujet dans l’histoire moderne, un chiffre qui montre que le phénomène en soi n’était pas si « exceptionnel » que l’on avait cru jusqu’à présent 4 . Pour définir le champ de l’histoire moderne, nous nous appuyons sur la définition de « modernité » proposée par l’Encyclopædia Universalis - une définition communément admise - qui fixe le début des Temps modernes en l’année 1492, date de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb 5 . L’établissement de notre corpus se fonde en général sur cette périodisation. Mais dans le cas où le sujet historique d’une pièce s’éloigne légèrement de cette date fixée, tout en conservant une certaine modernité du sujet, nous l’avons également intégrée dans le corpus en explicitant les raisons de notre choix 6 . Comme on l’a signalé, la critique littéraire n’a guère porté d’attention à l’histoire moderne dans la tragédie. Parmi les ouvrages généraux sur le théâtre classique, l’ouvrage de Ch. Mazouer intitulé Le Théâtre français de l’âge classi- 2 Voir Truchet, J. La Tragédie classique, Paris, PUF, 1975. Voir aussi Morel, J., La Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964. Voir également l’étude de Delmas, Ch., La Tragédie de l’Âge classique (1553-1770), Paris, Seuil, 1994, dans laquelle les sujets d’histoires modernes auraient pu être mentionnés dans le chapitre intitulé « la tragédie entre histoire et fiction ». 3 L’année 1550, date de la première représentation d’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze, marque le début de la tragédie française et l’année 1715, année de la mort de Louis XIV, marque la fin de la période dite « classique ». 4 L’étude de Forsyth, E., La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1640). Le thème de la vengeance, Paris, Nizet, 1962 et celle de Lancaster, H.C., A History of French dramatic Literature in the 17th century, Baltimore, John Hopkins Press, 1929- 42 (5 parties en 9 vol.) ont contribué à l’établissement de notre corpus. 5 Les manuels scolaires, eux aussi, font succéder les Temps modernes au Moyen Âge à la date de la découverte de l’Amérique. Voir l’article « modernité » dans L’Encyclopædia Universalis, 1994, corpus 15, p. 552. 6 Voir Anne de Bretagne de Louis Ferrier (le mariage d’Anne date de 1491). Biblio_17_005_437_Postert.indd 12 09.02.2010 8: 32: 36 Uhr Introduction 13 que est le seul, d’après nos connaissances, à y consacrer quelques pages 7 . On y trouve aussi la tripartition des sujets historiques en « histoire turque, française et anglaise » 8 . Mais à part ces pages succinctes, aucune étude d’ensemble n’a été réalisée. Il n’existe que des études partielles se rapportant soit à l’une de ces trois Nations mentionnées, soit à un groupe précis de pièces au sein d’un même groupe national. Pour ce qui est des sujets français modernes, il convient de citer d’abord l’étude de C.D. Brenner (1929/ 30), qui fut la première d’une certaine ampleur à se consacrer entièrement à la tragédie nationale 9 . Il est cependant important de noter que son analyse est essentiellement fondée sur le XVIII e siècle. Le chapitre traitant de la période antérieure (XVI e et XVII e siècles) reste très sommaire et manque de précision dans l’analyse des sources. L’ouvrage de L. Breitholtz (1952) intitulé Le Théâtre historique en France jusqu’à la Révolution soulève mieux la problématique des sujets modernes en se mettant à la recherche des fondements théoriques de ce type de pièces 10 . Mais étant donné que les documents théoriques s’avèrent trop rares, ses analyses ne dépassent guère le stade de l’hypothèse. En revanche, l’ouvrage de G.B. Daniel (1964) intitulé The Development of the « tragédie nationale » in France (1552-1800) constitue la première approche systématique du sujet 11 . L’étude se veut essentiellement diachronique, comme l’indique le titre. C’est la raison pour laquelle elle possède plutôt la forme d’un inventaire de pièces : les tragédies sont présentées par ordre chronologique, mais ne sont pas mises en relation, ni sur le plan thématique, ni sur le plan dramaturgique. Pourtant, cet ouvrage mérite d’être cité, car il donne un aperçu non seulement de la quantité des pièces, mais aussi des différents sujets nationaux traités. Parmi eux, les guerres de religion françaises occupent une place particulière : la majorité des auteurs saisissent l’événement politique au moment où il s’est produit pour le transformer en tragédie. Le résultat est une pièce écrite « à chaud », c’est-à-dire une pièce non seulement moderne, mais actuelle, qui possède un caractère tendancieux. En se concentrant dans son article « La tragédie politique d’actualité sous les règnes de Henri III et de Henri IV » sur les tragédies les plus significatives, J. Chocheyras (1993) 7 Voir Mazouer, Ch., Le Théâtre français de l’âge classique, I, Le premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2006, pp. 342-346. 8 Voir ibid., Table des matières, p. 610. 9 Voir Brenner, C.D., « L’histoire nationale dans la tragédie française du XVIII e siècle », Modern Philology, XIV, 1929/ 30, p. 195-329. 10 Voir Breitholtz, L., Le Théâtre historique en France jusqu’à la Révolution, Uppsala, A.B. Lundequistska, 1952. 11 Voir Daniel, G.B., The Development of the «tragédie nationale» in France (1552-1800), University of California Press, 1964. Biblio_17_005_437_Postert.indd 13 09.02.2010 8: 32: 36 Uhr 14 Introduction tire ce groupe de pièces de l’oubli et ouvre le chemin à une recherche plus approfondie 12 ; la thèse de L.-G. Tin (2003) s’inscrit dans cette voie 13 . Dans un cadre plus large, celui des rapports entre tragédie et politique, Tin examine entre autres les « tragédies-libelles », les pièces nationales d’actualité. Cette lignée est poursuivie par A. Frisch (2006) dont l’article récent intitulé « French Tragedy and the civil wars » soulève la question de la distance temporelle entre le sujet traité et l’époque dans laquelle l’œuvre dramatique fut représentée 14 . En ce qui concerne les tragédies puisant leur sujet dans l’histoire moderne de l’Angleterre, l’étude de J. Conroy (1999) est la seule à fournir des informations sur toutes les pièces existantes 15 . Cet ouvrage de rédaction compartimentée reste fortement marqué par la problématique historiciste de l’œuvre dramatique, présentée comme écho des événements politiques contemporains. Riche en détails historiques, l’étude fournit des informations précieuses sur le contexte politique des pièces en question. Or l’aspect politique prend parfois le pas sur l’œuvre dramatique elle-même, ce qui provoque un certain déséquilibre au niveau des analyses des pièces. Focalisées sur les questions de thématique théâtrale, elles ne tiennent pas suffisamment compte des enjeux esthétiques des œuvres dramatiques. Le problème de la modernité du sujet reste au second plan. Les tragédies à sujet anglais, quant à elles, se distinguent nettement des tragédies nationales, puisqu’elles soulèvent une tout autre problématique, celle des rapports franco-anglais : quelles sont les raisons pour lesquelles les dramaturges français choisissaient l’histoire anglaise moderne comme source de leurs tragédies ? Et question connexe : quelle est l’idée que les Français se faisaient en général de leurs voisins d’Outre-Manche ? Bien que l’ouvrage de G. Ascoli intitulé La Grande-Bretagne devant l’opinion française au XVII e siècle date de 1930, il reste l’ouvrage de référence sur ce sujet 16 . Historiquement bien fondée, l’étude constitue une véritable contribution à l’histoire des mentalités. 12 Voir Chocheyras, J., « La tragédie politique d’actualité sous les règnes de Henri III et de Henri IV », [in] Études sur Étienne Dolet. Le Théâtre au XVI e siècle. Le Forez, Le Lyonnais et L’Histoire du livre, publiées à la mémoire de Claude Longeon, éd. par G.-A. Pérouse, Genève, Droz, 1993, pp. 161-173. 13 Tin, L.-G., Tragédie et politique en France au XVI e siècle, thèse, Paris X-Nanterre, 2003. 14 Voir Frisch, A., « French Tragedy and the civil wars», Modern Language Quarterly, 67, n°3, 2006, pp. 287-312. 15 Voir Conroy, J., Terres tragiques. L’Angleterre et l’Écosse dans la tragédie française du XVII e siècle, Tübingen, Narr, 1999. 16 Voir Ascoli, G., La Grande-Bretagne devant l’opinion française au XVII e siècle, 2 vol., Paris, J. Gambers, 1930. Biblio_17_005_437_Postert.indd 14 09.02.2010 8: 32: 36 Uhr Introduction 15 Pour ce qui est de la troisième catégorie des pièces, les tragédies dites « orientales », aucune étude exhaustive n’a été publiée jusqu’à présent. L’ouvrage de P. Martino (1906) reste toujours l’ouvrage de référence quant aux questions de l’Orient dans la littérature française en général 17 . Il faut cependant admettre que l’étude ne se concentre pas sur un genre particulier. Il n’est donc pas étonnant que le chapitre consacré à la tragédie « orientale » reste très sommaire. On pourrait croire que l’étude de M. Longino (2002) intitulée Orientalism in French classical drama comble cette lacune 18 , mais il n’en est pas ainsi : l’étude ne se veut pas exhaustive. C’est à travers un nombre très restreint de pièces connues, dont Bajazet de Racine, que l’auteur traite surtout la question de la théâtralité de l’Orient. Comme ce fut déjà le cas dans l’ouvrage de Conroy à propos des tragédies « anglaises », les enjeux esthétiques des pièces ne sont pas mis en lumière. Le contexte historique et sociologique est éclairé par l’étude de C.D. Rouillard (1941), qui, à la manière de celle d’Ascoli pour l’Angleterre, fait le point sur les connaissances de l’Orient en France au XVI e et XVII e siècle 19 . Quoique la modernité du sujet ait été généralement considérée par la critique littéraire comme une particularité du genre tragique, elle n’a jamais engagé des réflexions plus approfondies. Il est assez étonnant de voir qu’on a examiné ce type de pièces sous l’angle de la géographie jusqu’à présent - pensons aux tragédies « anglaises » et « orientales » 20 - et non sous l’angle de l’histoire, sur laquelle se fonde la tragédie en général, et plus particulièrement la tragédie à sujet moderne. Dans la mesure où la particularité de ces pièces réside dans leur manque de distance temporelle par rapport à l’histoire représentée, elles se rapprochent beaucoup plus de l’histoire qu’aucune autre tragédie dite « historique ». La tragédie à sujet moderne soulève donc davantage le problème du rapport entre histoire et tragédie, comme on l’a déjà signalé, et bouleverse la distinction établie par Aristote entre l’œuvre historique et l’œuvre littéraire : une tragédie qui cherche à écrire l’histoire récente, voire contemporaine, ne peutelle pas être considérée comme une forme d’historiographie ? Quel est le rapport précis entre l’historiographie et l’écriture dramatique à une époque où 17 Voir Martino, P. , L’Orient dans la littérature française au XVII e et au XVIII e siècle, Genève, Slatkine, 1970 (rééd. de 1906). 18 Voir Longino, M., Orientalism in French classical drama, Cambridge University Press, 2002. 19 Voir Rouillard, C.D., The Turk in French History, Thought and Literature (1520-1600), Paris, Boivin, 1941. 20 Notons dans ce contexte le colloque tenu à Tunis en 2002 sur L’Afrique au XVII e siècle. Mythes et réalités. Actes du VII e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle, édités par A. B. Bournaz, Tübingen, Narr, 2003. Là aussi, un espace géographique déterminé a attiré l’attention de la recherche. Biblio_17_005_437_Postert.indd 15 09.02.2010 8: 32: 37 Uhr 16 Introduction les genres historiques et littéraires se rapprochent comme à aucun autre moment de l’histoire de la tragédie française? Sur le plan conceptuel, la présente étude cherche donc à expliciter les liens entre histoire moderne et tragédie. Elle ne se limite cependant pas à une confrontation de l’œuvre dramatique avec l’histoire véritable pour pouvoir définir le degré de la fidélité historique et celui de l’invention poétique du dramaturge. Elle s’interroge plus particulièrement sur la conception de l’histoire au XVI e et XVII e siècle et sur la façon dont elle a été écrite pour ensuite la mettre en relation avec l’écriture dramatique. C’est ainsi que notre travail se met également à la recherche de la théâtralité de l’histoire moderne : l’histoire elle-même n’est-elle pas parfois tragédie ? Existe-t-il des périodes privilégiées pour la production de ce type de pièces, comme c’était le cas de la tragédie à sujet antique ou mythologique ? Sur le plan de l’esthétique dramatique, notre étude cherche à mettre en lumière les différents procédés dramaturgiques auxquels les auteurs avaient recours quand ils optaient pour un sujet de l’histoire récente. La question est donc de savoir si la tragédie à sujet moderne se distingue de la tragédie à sujet antique ou mythologique : les dramaturges se sont-il contentés d’imposer aux pièces modernes les schémas des pièces à l’antique, ou ont-ils créé une nouvelle esthétique dramatique propre à ce type de pièces ? Et, corrélativement, la proximité dans le temps constitue-t-elle un véritable obstacle pour le travail créateur de l’écrivain, ou a-t-il trouvé des moyens de surmonter cette difficulté ? Telles sont les considérations qui ont guidé la conception et la mise en œuvre de ce travail qui se veut à la fois historique et littéraire. Le présent ouvrage est construit en quatre parties. La première partie en constitue le fondement théorique. Elle cherche à expliciter les rapports entre histoire et tragédie, entre historiographie et écriture dramatique, en présentant le point de vue des théoriciens à propos de l’intégration de l’histoire à l’œuvre dramatique. De plus, elle réunit les témoignages théoriques de l’époque relatifs à l’emploi de l’histoire moderne dans la tragédie, et se met à la recherche des origines de ce phénomène théâtral. Les trois parties suivantes sont toutes construites de la même façon. Consacrées aux sujets français, anglais et turcs, elles se composent d’un chapitre synoptique réunissant toutes les pièces d’une même catégorie et de deux chapitres consacrés à l’étude de deux tragédies particulièrement significatives. Une telle démarche évite une présentation compartimentée qui se bornerait à un inventaire de pièces et met l’accent sur les relations intertextuelles. Mais elle permet en même temps d’attirer l’attention sur des pièces de quelques auteurs « mineurs » ou sur des pièces tout simplement tombées dans l’oubli. L’ordre de ces trois dernières parties n’est toutefois pas gratuit : il reproduit l’éloignement géographique des sujets historiques traités. Biblio_17_005_437_Postert.indd 16 09.02.2010 8: 32: 37 Uhr I. HISTOIRE ET TRAGÉDIE Biblio_17_005_437_Postert.indd 17 09.02.2010 8: 32: 37 Uhr Biblio_17_005_437_Postert.indd 18 09.02.2010 8: 32: 37 Uhr 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine 1.1 Histoire et historiographie au XVI e siècle En 1553, la première tragédie française voit le jour 1 : c’est la Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle qui marque le début de la tragédie dite « humaniste ». Il n’est plus nécessaire d’insister sur l’importance générale de cette date capitale pour l’histoire du théâtre français du XVI e et aussi du XVII e siècle - beaucoup d’ouvrages sur l’histoire du théâtre l’ont fait abondamment. En revanche, il est d’autant plus important dans le cadre de cette étude, d’attirer l’attention sur un élément qui, à première vue, peut paraître banal, mais qui finit par tracer le chemin futur de la tragédie française du XVI e au XVII e siècle : le sujet historique. Dans une perspective diachronique, la Cléopâtre captive n’est que le début d’une vaste production dramatique utilisant de préférence les sujets historiques de l’Antiquité romaine, mais aussi des sujets mythologiques. Dans le domaine mythique, le nouveau théâtre français traite cinq histoires ou cycles légendaires, à savoir l’histoire de Médée et de Phèdre, celle des Atrides et des Labdacides et l’histoire autour de la guerre de Troie. En ce qui concerne l’Antiquité romaine, les dramaturges optent souvent pour l’époque des guerres civiles, comme par exemple le César de Jaques Grévin (1561), la Cléopâtre captive, Porcie, Cornélie, Marc Antoine de Robert Garnier 2 . Pour les sujets grecs on ne trouve que deux exemples : Daïre et Alexandre de Jacques de La Taille, deux tragédies écrites avant 1562 et publiées par son frère Jean en 1573 3 . À partir des années 1560 jusqu’à la fin du siècle, il arrive cependant que la tragédie « historique » prenne un autre chemin. En empruntant ses sujets à l’actualité politique, elle devient une tragédie « engagée », voire de « propagande » 1 La tragédie de Théodore de Bèze intitulée Abraham sacrifiant date de 1550, mais elle a été représentée à Lausanne. 2 Il est cependant important de noter que la question des guerres civiles est marginale dans ces pièces. 3 L’étude de Mazouer, Ch., Le Théâtre français de la Renaissance, Paris, Champion, 2002, p. 225-229 donne un bon aperçu sur les sujets historiques de l’époque en question. Biblio_17_005_437_Postert.indd 19 09.02.2010 8: 32: 37 Uhr 20 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine défendant ses propres convictions politiques et présentant son propre point de vue du monde 4 . Parallèlement à cette lignée de tragédies dites « historiques » se développe la tragédie biblique. À la différence des mystères puisant dans les textes apocryphes ou dans les commentaires, la tragédie transmet le souci d’un retour au texte, à la seule Bible 5 . Du point de vue actuel, l’Écriture sainte ne possède plus le statut d’un livre d’histoire, mais à l’époque de la Renaissance, elle passe pour l’histoire par excellence, et toute mise en doute est considérée comme un sacrilège. C’est la raison pour laquelle la tragédie biblique, dans un sens plus large, n’est pas si loin de la tragédie « historique », stricto sensu. À partir de là, on peut se demander d’où vient cet intérêt grandissant pour l’histoire. Il est incontestable que les Français doivent beaucoup à l’Italie, cette « glorieuse Italie, cette mère des arts et le flambeau qui nous a tous éclairés et débarbarisés 6 », comme l’expliquait Chapelain. Cet hommage ne vise pas seulement les commentateurs italiens d’Aristote (Castelvetro, Scaliger, Vida), mais aussi les grands dramaturges de la Renaissance tels que L’Arioste ou Le Tasse. À la fois créateurs de grandes nouveautés et continuateurs du monde classique, les Italiens se voient promus au rang de « modernes anciens 7 ». Il n’est donc pas étonnant de voir que le genre tragique a connu quelque éclat à partir de la Sofonisba de Trissino, première tragédie moderne en Europe qui puise son sujet dans l’histoire. C’est ainsi que les Français, influencés par la Renaissance italienne, commencent, eux aussi, à redécouvrir l’Antiquité avec ses philosophes, ses poètes, ses juristes et surtout avec ses historiens. Une tâche importante pour les érudits de ce siècle est la traduction ainsi que la publication des textes antiques qui vont fournir la base pour toute activité poétique ou historiographique. Les dramaturges français se servent surtout de Tite-Live et de Plutarque pour trouver des héros à leurs tragédies et étudient Sénèque pour la dramaturgie de leurs pièces. De plus, le XVI e siècle a connu une véritable floraison d’ouvrages historiques. Pour avoir un certain aperçu de la quantité des ouvrages publiés à cette époque, citons Corrado Vivanti, selon lequel 657 études historiques ont été 4 Voir par exemple la Tragédie du sac de Cabrières (anonyme, 1566/ 68), la Tragedie de feu Gaspard de Coligny (1575) de François de Chantelouve, La Guisiade (1589) de Pierre Matthieu. 5 On se contente de citer quelques exemples : Jean de La Taille, Saül le furieux (1563- 1572) et La Famine ou les Gabéonites (1573) ; Louis Des Masures, Tragédie saintes (1563), André de Rivaudeau, Aman (1566) ; Robert Garnier, Les Juives (1583), Pierre Matthieu, Esther (1585), Vasthi, Aman (1589). 6 Citation d’après Bertrand, D., Lire le théâtre classique, Paris, Armand Colin, 2005, p. 23. 7 Terme emprunté à G. Dotoli. Cité d’après Bertrand, 2005, p. 24. Biblio_17_005_437_Postert.indd 20 09.02.2010 8: 32: 37 Uhr 21 publiées entre 1550 et 1610 8 . Quoique les ouvrages de cette époque n’aient pas tous la même originalité - nombreux sont ceux qui reprennent les idées principales sur l’histoire qu’ils ont héritées de l’Antiquité - ils reflètent néanmoins l’importance de l’investigation historique au siècle de la Renaissance. 1.1.1 L’évolution de l’historiographie française au XVI e siècle - un tour d’horizon La floraison des ouvrages historiques dont témoigne le nombre repéré par Vivanti nous a montré nettement à quel point le siècle de la Renaissance est dominé par l’histoire et ses différentes tentatives de la transcrire. Pour notre objet d’étude, il convient de jeter un regard - très schématique cependant - sur l’évolution de l’historiographie. Vu que les tragédies de l’époque trouvent leurs sujets essentiellement dans l’histoire, il est indispensable d’avoir un aperçu de ce qu’on entend par histoire et surtout par historiographie à cette époque. N’est-ce qu’au XVI e siècle que le désir de fixer les événements contemporains pour les siècles à venir a pris son essor en France? Certainement pas. Déjà au Moyen Âge apparaissent de vastes recueils, d’abord écrits en latin, puis en langue vulgaire, essayant de chercher les origines de la France. Les Grandes Chroniques de France, les Chroniques de Saint-Denis, marquent le début de l’historiographie française. Elles datent de la fin du XIII e siècle et persistent jusqu’à la fin du XV e siècle. Pendant cette longue période, les Grandes Chroniques sont quasiment les seuls témoignages d’une historiographie française. À première vue, le chroniqueur et l’historien semblent avoir le même objectif : la documentation d’événements politiques pour la postérité. Mais si l’on examine leurs œuvres de plus près, on se rend compte que le chroniqueur tente de garder le souvenir d’événements contemporains pour la postérité. Il écrit en tant que témoin direct de son siècle et ne se soucie guère d’un succès littéraire ou personnel. C’est pourquoi il ne tient pas à écrire sous son nom, il reste plutôt anonyme. L’historien au contraire est loin de vouloir rester anonyme. Il cherche à examiner le passé et tente de faire un ouvrage personnel. Son intérêt ne porte pas seulement sur les événements en soi, mais aussi sur la façon dont il veut les exposer. Cette œuvre historique porte les marques de son auteur : ses idées, sa méthode, sa composition. Cependant, les deux façons d’écrire l’histoire ressortent d’une même inspiration, à savoir l’inspiration morale. La préface des Grandes Chroniques de 8 Voir l’article « histoire/ historiens » dans Dictionnaire des Lettres Françaises. Le XVI e siècle, Paris, Fayard et Librairie Générale Française, 2001, p. 604. Histoire et historiographie au XVI e siècle Biblio_17_005_437_Postert.indd 21 09.02.2010 8: 32: 37 Uhr 22 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine France peut servir comme exemple, étant donné qu’il s’agit d’un témoignage essentiel pour l’évolution de l’historiographie française : Et peut bien chascun savoir que ceste œuvre est pourfitable pour faire cognoistre aus vaillans gens la geste des roys, et pour monstrer à tous dont vient la hautesce du monde. Ce est exemple de bonne vie mener, et mesmement aus roys et aus princes qui ont terres à gouverner : car un vaillant maistre dit que ceste histoire est mirouer de vie. Ici pourra chascun trouver bien et mal, bel et laid, sens et folie, et faire son preu de tout par les exemples de l’histoire ; et de toutes les choses que on lira en ce livre, si elles ne pourfitent toutes, toutefois la plus grant partie en peut aidier. 9 Cette préface nous livre des renseignements sur le profit qu’on peut tirer de l’histoire. Les destinataires de cet ouvrage sont nommés : « chascun », « tous », même les « roys » et les « princes », c’est-à-dire tout le monde sans exception. L’auteur souligne à deux reprises le caractère exemplaire de l’histoire et insiste ainsi sur sa valeur éducative. Bref, la tâche de l’histoire et ainsi la préoccupation de cet ouvrage est d’instruire les hommes sans exception. On se demande sûrement, par quels moyens un ouvrage, exposant les faits sans ornements stylistiques, peut donner des leçons morales. Le texte cité livre également la réponse à cette question : l’histoire exposée reflète la vie, elle est « mirouer » de vie, c’est-à-dire le miroir de la condition humaine. Les faits sont exposés en tant que tels et le lecteur y est confronté face à face. Bien qu’il s’agisse d’un témoignage médiéval de l’historiographie française, les Grandes Chroniques de France annoncent déjà ce qui réapparaîtra dans les ouvrages historiques qui suivent : le désir de moraliser et la nécessité d’instruire les lecteurs. Le Compendium supra Francorum gestis (1497) de Robert Gaguin ainsi que les Annales et Chroniques de France de Nicole Gilles s’inscrivent dans la même lignée, mais ne constituent d’après Dulong qu’ une « plate copie 10 » des Grandes Chroniques. En ce qui concerne la rédaction d’un récit continu sur l’histoire de France, c’est une fois de plus l’Italie qui joue le rôle de précurseur et qui livrera le modèle pour l’historiographie française. Le Véronais Paul-Émile avec son ouvrage De rebus gestis Francorum est le premier à donner à l’histoire de France toute sa dignité. Charles VIII l’a choisi en 1497 pour la rédaction de « ses histoires ». Les récits et surtout les harangues de Tite-Live lui servent de modèle. En imitant également Paolo Giovio (Paul Jove) et Pierre Bembo, il est le premier à créer l’histoire de France en récit continu. Les premiers tomes sont publiés par Josse Bade vers 1516. Mais si l’on pense que Paul-Émile dresse un 9 Citation d’après Dulong, G., L’Abbé de Saint-Réal. Étude sur les rapports de l’histoire et du roman au XVII e siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1980, p. 4. 10 Dulong, 1980, p. 5. Biblio_17_005_437_Postert.indd 22 09.02.2010 8: 32: 38 Uhr 23 portrait authentique de la France avec une couleur historique éloquente, on est peut-être déçu. L’Historien italien semble même y renoncer volontairement. L’Antiquité gréco-latine est omniprésente et subjugue de manière choquante la réalité de l’époque. À peine est-il possible de reconnaître les grands personnages de l’histoire nationale sous leur « travestissement romain 11 ». Quant au récit des événements modernes, Paul-Émile ne tient pas beaucoup à la vérité historique, au contraire, il arrange les faits à son gré et cherche l’effet au lieu de l’exactitude. 12 Même si Paul-Émile trouve ses modèles parmi les historiens italiens, l’apport essentiel des Italiens manque : la recherche de la vérité historique. Il tente de persuader ses lecteurs par l’art du « bien dire », et il a du succès : la majorité du public lettré et la plupart des lecteurs optent pour cet ouvrage de qualité littéraire, au détriment d’autres ouvrages dont les auteurs (Papyre Masson, Claude Fauchet, Nicolas Vignier) apprécient les recherches scientifiques et comprennent que seule l’exégèse des documents d’archive et leur édition aboutissent à des résultats représentatifs. Cette lignée des érudits se poursuit en 1560 avec Les Recherches de la France d’Etienne Pasquier. Dans son œuvre, Pasquier prend le contre-pied de Paul- Émile dans la mesure où il essaie de rédiger une histoire critique de la France à l’aide d’une inventorisation des sources. Sa méthode est la méthode historique des juristes et des philologues. Son ouvrage s’adresse au peuple de France. C’est aussi la raison pour laquelle le texte latin est accompagné de la traduction française. Une telle démarche se distingue énormément de celle de Paul- Émile. Néanmoins, on pourrait déceler un point en commun entre les deux auteurs : tous les deux écrivent dans l’esprit du nationalisme naissant. Ils sont à la recherche des origines de la France afin de lui attribuer sa pleine dignité. Notons encore Bernard de Girard, seigneur du Haillon, historiographe de France à partir de 1571, qui, avec son Histoire de France, peut être considéré comme continuateur de Paul-Émile. Il emprunte au Véronais son style et sa méthode et fait de son ouvrage historique une œuvre littéraire. Il est le premier à écrire l’histoire de France en langue vernaculaire. Dans les Grandes annales et Histoire générale de France (1579) de François de Belleforest et dans le Véritable Inventaire de l’histoire de France (1598) de Jean de Serres se manifeste la même tendance. Tout en constatant que ces ouvrages historiographiques portent les traces de leur maître Paul-Émile, on doit admettre qu’ils ont ouvert le chemin à un Mézeray ou à un Saint-Réal au XVII e siècle. L’esprit nationaliste pénètre dans presque tous les ouvrages historiques de cette époque. Surtout avant les guerres civiles, l’idée d’un passé commun à partir duquel on s’imagine l’harmonie politique du pays, semble prépondé- 11 Ibid., p. 10. 12 Voir ibid., p. 11. Histoire et historiographie au XVI e siècle Biblio_17_005_437_Postert.indd 23 09.02.2010 8: 32: 38 Uhr 24 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine rante. Les origines troyennes de la France, la loi salique ainsi que l’Hercule gaulois servent de mythes fondateurs unitaires. Les œuvres historiques de ce genre sont de véritables louanges à la Gaule, comme par exemple les Illustrations de Gaule et singularitez de Troye de Lemaire de Belges (1509) ou le Recueil des antiquitez gauloises et françoises de Claude Fauchet (1579). Elles témoignent d’une prise de conscience d’un sentiment patriotique. La vision unificatrice de l’histoire fondée sur un passé commun se brise brusquement au moment des guerres de religion. L’harmonie politique, jusque-là défendue dans les œuvres historiographiques, est mise en question. La politique s’empare de la pratique historiographique. Ainsi, le fait d’écrire l’histoire devient parfois un instrument de « propagande 13 ». C’est la raison pour laquelle, dès les premiers troubles civils, histoire et religion se confondent. Protestants et catholiques se servent de l’histoire pour défendre leurs thèses - les uns pour trouver une base stable à leurs théories novatrices, les autres pour rappeler la force du catholicisme. Les Annales ecclésiastiques du Cardinal Cesare Baronio (Baronius) sont l’expression directe de cette contreréforme catholique tandis que les Centuries de Magdebourg visent à montrer la dégénération progressive de l’Église. Comme les Réformés tentent d’imposer leur nouvelle idéologie au peuple français, les catholiques, eux aussi, se voient contraints de réagir. L’histoire devient un instrument à l’aide duquel l’Église cherche à conserver l’ancienne valeur du catholicisme. À cet égard, le regard vers le passé s’avère extrêmement efficace pour démontrer la légitimité de l’Église catholique. Ainsi, l’œuvre de Baronius constitue la véritable référence du catholicisme 14 . L’évolution de l’historiographie française ne se déroule pas selon un ordre chronologique déterminé. La multiplicité et la diversité des ouvrages historiographiques nous empêchent de voir une évolution continue. Le développement historiographique procède essentiellement par le schéma « action-réaction » dont les résultats sont parfois contradictoires. En dépit de ces contradictions, il est possible de distinguer quatre courants principaux dans lesquels s’inscrivent la plupart des ouvrages historiographiques : Paul-Émile et ses continuateurs en tant que représentants d’une historiographie « littéraire », la lignée des érudits, les ouvrages essentiellement nationalistes contenant des louanges de la Gaule et les mythes fondateurs unificateurs et finalement les œuvres politico-religieuses des guerres de religion. 13 Desan, Ph., Penser L’Histoire à la Renaissance, Caen, Paradigme, 1993, p. 204. 14 Voir Dubois, C.-G., « Les lignes générales de l’historiographie au XVI e siècle » [in] L’Histoire et les historiens au XVI e siècle, Actes du VIIIe colloque du Puy-en-Velay, Études réunies et présentées par M. Viallon-Schoneveld, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p. 13-25. Biblio_17_005_437_Postert.indd 24 09.02.2010 8: 32: 38 Uhr 25 Ce tour d’horizon montre qu’on commence à s’intéresser au passé de son propre pays. On jette un regard particulier sur la France, on laisse de côté l’histoire universelle. L’histoire nationale au XVI e siècle remplace l’histoire universelle du Moyen Âge. La diversité des ouvrages mentionnés témoigne de la nécessité d’écrire l’histoire. Les études qui suivent sont surtout consacrées à l’acte d’écrire et posent ainsi la problématique de l’écriture historique en général. On commence à se rendre compte que seule une véritable technique peut aboutir à des résultats efficaces. Il s’agit de trouver la bonne méthode et ainsi, on assiste à l’apparition d’un grand nombre de traités théoriques sur la façon d’écrire l’histoire 15 . Les traités apparaissent même parfois dans des recueils, comme c’est le cas en 1579 lors de l’apparition de Artis historicae Penus à Bâle, ouvrage réalisé par Jean Wolf. Dans une grande partie des traités, on s’aperçoit qu’il existe une interférence avec d’autres disciplines, comme par exemple avec le droit, mais aussi avec la géographie ou la cosmologie 16 . Les explications les plus recherchées des théoriciens de cette époque sont des explications naturelles, témoignage d’une nouvelle rationalité fondée sur les lois de la nature et non plus sur des réflexions théologiques. Ainsi, la théorie développée par les théologiens sur une passation de pouvoir entre États (translatio imperii) - successivement les Empires Chaldéen, Perse, Macédonien, Romain - est progressivement subjuguée par une rationalité naturelle que représente par exemple la théorie du déterminisme climatique de Bodin soutenant la thèse de la supériorité physique des peuples nordiques sur les peuples méridionaux 17 . La discussion sur les façons d’écrire l’histoire a contribué à une mise en cause des réflexions essentiellement théologiques. L’histoire en tant que telle gagne en autonomie, même si l’on est encore loin de parler d’une science autonome, comme c’est le cas aujourd’hui. 1.1.2 Lancelot du Voisin de La Popelinière - à la recherche de la vérité historique Après avoir rappelé le développement de l’historiographie au XVI e siècle, il est particulièrement intéressant d’étudier les idées que La Popelinière se fait de l’histoire, car ses pensées ne résument pas seulement tout un siècle d’études historiographiques, mais apportent de plus quelques aspects originaux qui, jusqu’à ce moment-là, n’ont pas encore été exploités. 15 Voir surtout Bodin, J., Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566). 16 Voir ibid., traduction française de Pierre Mesnard, La Méthode de lire l’histoire, Paris, Les Belles Lettres, 1941. 17 Bodin consacre tout un chapitre à la réfutation de la thèse des quatre empires. Voir ibid., p. 287-299. Histoire et historiographie au XVI e siècle Biblio_17_005_437_Postert.indd 25 09.02.2010 8: 32: 38 Uhr 26 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine Les écrits théoriques de La Popelinière en 1599 18 contiennent des réflexions originales sur la conception de l’histoire en son temps. Si l’on veut le situer par rapport à l’évolution historiographique du siècle, il s’inscrit plutôt dans la lignée des érudits qui se distancient du caractère rhétorique de l’histoire et s’engagent à réaliser une recherche scientifique sérieuse. Réunis dans un seul ouvrage, les traités de La Popelinière forment un triptyque éloquent. La première partie, intitulée Histoire des histoires, est consacrée aux écrits théoriques antérieurs et constitue une sorte de revue critique des ouvrages principaux sur l’histoire. Après la critique, La Popelinière présente ses propres idées sur l’histoire dans sa deuxième partie l’Idée de l’Histoire Accomplie, dans laquelle il évoque l’image d’une histoire parfaite. Dans sa troisième partie il tente d’appliquer ses réflexions théoriques et présente au lecteur le cas particulier de la France (Dessein de l’histoire nouvelle des François) 19 . Dans le cadre de notre étude, c’est surtout la deuxième partie qui nous intéresse le plus, étant donné que c’est elle qui contient les éléments indispensables à la compréhension d’une époque, où l’histoire a joué un rôle essentiel dans le domaine politique, religieux et littéraire. Par rapport aux autres ouvrages théoriques, l’œuvre de La Popelinière occupe une place à part. On remarque dès le début que les idées qu’il développe sont essentielles à toute réflexion scientifique sur l’histoire. Il se distingue nettement de la conception historiographique d’un Paul-Émile ou d’un Du Haillan en déclarant son objectif principal dès le début de sa deuxième partie : « Ains le seul et simple desir, de faire cognoistre la verité et conditions de l’Histoire, tout autrement que je les ay creu jusques icy avoir esté descourvertes par nos devanciers. » 20 Selon La Popelinière, la constante préoccupation de l’historien devrait être l’écriture du vrai. Mais quels mots choisir pour atteindre ce but ambitieux qu’est la recherche de la vérité ? Le problème évoqué par La Popelinière est un problème omniprésent à cette époque. On se pose la question de savoir jusqu’à quel point l’historien a le droit de changer ou d’arranger les faits historiques 18 Son Histoire de France, publiée en 1581, raconte l’origine des guerres de religion depuis 1550. Son ouvrage a été dénoncé avant d’être officiellement condamné lors du synode protestant de La Rochelle en 1581. Tout en appartenant à la partie huguenote, La Popelinière cherche à rédiger une Histoire « objective » et critique violemment la politique de cette partie, ce qui lui vaut des accusations sévères. Ses protestations ne sont pas efficaces et en 1585, il finit par signer une confession humiliante. Ayant ainsi renoncé à ses thèses, il se retire jusqu’en 1599. Voir Desan, 1993, p. 205. 19 La Popelinière, L. de, L’Histoire des histoires avec l’idée de l’histoire accomplie, plus le dessein de l’histoire nouvelle des François […], édition de Philippe Desan, 2 vol. (tome 1 : L’Histoire des histoires ; tome 2 : L’idée de l’Histoire accomplie/ Le dessein de l’histoire nouvelle), Paris, Fayard, 1989. (éd. originale : Paris, M.Orry, 1599). 20 La Popelinière, Hist.acc., I, p. 8. Biblio_17_005_437_Postert.indd 26 09.02.2010 8: 32: 38 Uhr 27 afin de les présenter à son public 21 . La distinction entre le vrai et le vraisemblable s’impose et laisse pressentir la théorie de la tragédie du XVII e siècle. La Popelinière indique que pour la plupart des historiens ou théoriciens de son époque, le vrai et le vraisemblable ne représentent plus deux catégories essentiellement antinomiques. Ainsi, dans l’historiographie du XVI e siècle, poésie et histoire se rapprochent progressivement et ne constituent plus deux pôles inconciliables, comme dans la Poétique d’Aristote, sur laquelle il faudra revenir plus loin 22 . Dans son traité, La Popelinière prend nettement position. Il récuse les ouvrages historiques dont le seul objectif est la création d’un beau discours et qui impliquent ainsi une surestimation de la forme par rapport au fond. Dans ce genre de traités, le langage n’est pas considéré comme moyen d’expression, il devient l’objet même de l’étude. L’histoire est secondaire. L’attitude de La Popelinière est autre. Il souligne la relation étroite entre les mots et les choses. Tout discours historique, c’est-à-dire tous les mots qui visent à décrire ce qui est vrai, doit être en relation avec le réel - leur préoccupation est même d’être au service du réel 23 . Dans l’historiographie du XVI e siècle se forment deux conceptions d’écriture : « parler selon le beau », ce qui indique la primauté de la rhétorique, et « parler selon le vrai », marquant un premier pas vers une conception scientifique de l’histoire. Cette problématique est le reflet d’un processus du XVI e siècle mettant en question la fonction du langage. Contrairement à la rhétorique qui vise à jouer avec les mots, le discours historique de La Popelinière conçoit le langage comme intermédiaire entre les idées et les choses. C’est exactement ce qui fait du récit un discours historique scientifique. Si les mots correspondent aux choses, ils contribuent à la transmission de la vérité. C’est pourquoi tout ce qui est « faux » ou « fable 24 » ne correspond nullement à l’idée que le théoricien s’est fait du discours historique : Qu’y a-il de plus meschant et indigne d’homme de bien, que d’ensalir la verité et corrompre les sainctes loix de l’Histoire par puants mensonges ? Et qu’ont faict tous nos devanciers, que font mesmes aujourd’hui les plus habiles des nostres ? 25 Du point de vue actuel, une telle revendication paraît évidente, mais elle s’avère délicate et audacieuse à l’époque de La Popelinière où l’écriture de l’histoire est encore déterminée par des préoccupations essentiellement litté- 21 Voir ibid., p. 49. 22 Voir Desan, 1993, p. 207. 23 Voir La Popelinière, Hist.acc., I, p. 64, 104-105. 24 La Popelinière, Hist.acc., I, p. 43 : « Rien n’est si mal seant à l’Histoire, que le faux et la fable. » 25 La Popelinière, Hist.acc., I, p. 44. Histoire et historiographie au XVI e siècle Biblio_17_005_437_Postert.indd 27 09.02.2010 8: 32: 38 Uhr 28 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine raires. Il s’agit là du point capital par lequel La Popelinière fait preuve d’une certaine originalité. Il est vrai qu’il insiste également sur la valeur éducative de l’histoire, comme l’ont déjà fait les historiens et chroniqueurs qui l’ont précédé - il s’agit déjà d’un lieu commun -, mais il pense que seule la vérité qu’enseigne l’historien mène à la vertu et non pas un récit historique se voulant littéraire 26 . Ainsi, on peut dire que selon la Popelinière, la notion de vérité est étroitement liée à sa conception du discours historique. En comparant ses objectifs avec l’œuvre de Paul-Émile où l’esprit humaniste devient manifeste à travers de multiples allusions antiques, La Popelinière apparaît comme le défenseur d’un certain modernisme. Au lieu d’une histoire nationale « déguisée » à l’antique, il favorise une histoire considérée comme vraie, sans mythification surabondante de l’Antiquité. Comme René de Lucinge, dont l’œuvre La Maniere de lire l’histoire possède des traits « modernes », La Popelinière est original dans la mesure où il met en valeur les auteurs et les événements les plus récents 27 . L’idée qu’il se fait de l’histoire se caractérise par son caractère progressif. Le regard vers le passé n’est pas une impasse, il peut au contraire fournir des leçons utiles pour l’avenir 28 . Il ne faut pas que l’histoire fasse abstraction de l’actualité. Au contraire, l’actualité doit être présente dans tout discours historique - ne serait-ce qu’en arrière-plan - car c’est elle qui favorise un rapprochement entre présent et passé. Dubois parle même d’une « résurrection du passé dans le présent 29 », ce qui fait penser à une image particulière de l’histoire telle quelle a été transmise par les Grecs. Il s’agit d’une conception cyclique, comparable à une roue, où le présent répète le passé - l’archétype de l’éternel retour. Le cercle est l’incarnation par excellence de la conception de l’histoire au XVI e siècle 30 . La recherche d’une 26 Dubois, C.-G., La Conception de l’histoire au XVI e siècle (1560-1610), Paris, Nizet, 1977, p. 127. 27 Lucinge dans son ouvrage La Maniere de lire l’histoire (1614) tient beaucoup aux exemples contemporains et se distancie ainsi des éloges de l’Antiquité. Voir à cet égard l’introduction de l’édition critique de Michael J. Heath , Genève, Droz, 1993, p. 34. 28 Jean Bodin dans l’Avant-Propos de son Methodus exprime les mêmes idées sur le problème du temps : « C’est grâce à l’histoire que le présent s’explique aisément, que le futur se pénètre et que l’on acquiert des indications très certaines sur ce qu’il convient de chercher ou de fuir », p. XXXVIII de la traduction française de Mesnard, voir également p. XL : « Tout ce que les anciens ont su découvrir et connaître au terme d’une longue expérience, tout cela est conservé dans le trésor de l’histoire : la postérité n’a plus qu’à relier à l’observation du passé la prévision du futur […] ». Les citations montrent une fois de plus les liens étroits entre passé et présent. 29 Dubois, 2001, p. 24. 30 Cependant, une autre figure-clé, d’origine judaïque, est également assez fréquente au XVI e siècle : il s’agit d’une ligne montante ou descendante illustrant progrès ou décadence. Voir ibid. Biblio_17_005_437_Postert.indd 28 09.02.2010 8: 32: 39 Uhr 29 méthode adéquate pour l’historiographie ainsi que le désir d’attribuer à l’histoire un sens propre montre une fois de plus l’importance de l’investigation historique au siècle de la Renaissance. La Popelinière a contribué à donner à l’histoire une base scientifique sérieuse, même si son désir d’objectivité (objectivité du récit et objectivité de l’écrivain) n’est que partiellement réalisable. Comme l’historiographe se met au service de l’État, il ne peut pas garder son autonomie intellectuelle. Les rapports entre l’historiographe et le prince régnant, qui le charge d’habitude de cette tâche, sont trop étroits pour pouvoir garantir un discours historique objectif. Cependant, il est important de se rendre compte que c’est au XVI e siècle que naît l’histoire comme science, même si cette conception disparaît au XVII e siècle et ne connaîtra sa résurgence qu’à la fin du XVIII e et au début du XIX e siècle. En effet, l’évolution n’est pas continue, le siècle classique, dont il sera question au chapitre suivant, constitue une sorte d’intermède. 1.2 La conception de l’histoire au XVII e siècle Peu de personnes ont l’idée de la bonne histoire ou les conditions nécessaires pour l’accomplir. Il y en a qui ne mettent point de différence entre sçavoir l’histoire et la composer, et qui n’estant que mémoire et caquet, s’estiment capables de la plus hardie peut estre production de toutes les facultés de l’esprit. D’autres s’imaginent qu’il leur suffit d’estre exacts et diligens pour estre bons historiens, et de recueillir quantité de mémoires, et faire de grandes informations sur les choses qu’ils veulent escrire pour les escrire dignement. Et néantmoins pour eslever un bastiment juste et superbe, ce n’est pas assez d’avoir à sa disposition des forêts et des carrières, et d’assembler une infinité de matériaux. Il faut, outre cela, la science de l’architecte et sa direction : il faut l’industrie des ouvriers et leur peine. Il faut sçavoir où mettre les pierres et où appliquer les marbres et les porphires. Il faut songer à la commodité et au plaisir, à la nécessité et à la pompe. Il en est de mesme de l’histoire. 31 Voilà les idées que Jean de Silhon se fait sur l’histoire et sur sa composition. Comme René de Lucinge, Marin Le Roy de Gomberville et La Mothe le Vayer, Silhon - philosophe - ne peut pas être considéré comme un véritable savant de profession. Il s’agit d’amateurs d’histoire, qui, dans la première moitié du siècle classique, exposent dans de courts traités leur attitude personnelle par rapport à l’histoire et l’historiographie. Les idées de Silhon reflètent le caractère bipolaire de la conception de l’histoire au XVII e siècle. Il souligne dès le 31 Silhon, J. de, Histoires remarquables tirées de la seconde partie du ministre d’Estat, avec un discours des conditions de l’histoire, Epître liminaire, Paris, 1632, cité d’après Dulong, 1980, p. 24. La conception de l’histoire au XVII e siècle Biblio_17_005_437_Postert.indd 29 09.02.2010 8: 32: 39 Uhr 30 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine début du texte la différence entre « sçavoir » et « composer » l’histoire. Selon Silhon, il ne suffit pas de « sçavoir l’histoire » en rassemblant tous les documents essentiels à une analyse détaillée des faits. Selon lui, un bon historien est comme un architecte chargé de construire un bâtiment : c’est seule par la composition du matériau que peut se former « l’édifice » qu’est le récit historique. Ainsi, Silhon favorise composition et style au détriment de la recherche scientifique des faits. L’exactitude et l’authenticité historique cèdent à la beauté d’un récit « pompeux » d’où naît finalement le plaisir pour les lecteurs. La position de Silhon est évidente : il défend la position d’un historien-rhéteur ayant pour objectif la composition d’un beau discours qui finit par susciter le plaisir du lecteur. Il en est de même pour son collègue La Mothe le Vayer. Celui-ci s’inscrit dans la tradition cicéronienne en reprenant sa définition de l’histoire à savoir l’opus oratorium maxime. Dans son Discours de l’histoire, il cite également Quintilien qui insiste sur la parenté de l’histoire avec la poésie en déclarant que l’histoire est « comme un poème libre et sans contrainte 32 ». Mais en quoi consiste cette « liberté » dans l’écriture de l’histoire, où, autrement dit, qu’est qui pourrait constituer un obstacle à cette « liberté » ? Du point de vue actuel, il est difficile à comprendre que c’est cette exactitude même, c’est-à-dire cette recherche soigneuse de la vérité historique, qui constitue l’obstacle. En comparant le travail des historiens de nos jours avec celui des historiens du XVII e siècle, on s’aperçoit tout de suite de la différence essentielle : les historiens d’aujourd’hui sont des savants. Ils font des recherches scientifiques pour s’approcher le plus objectivement possible de la vérité historique : « La tâche de l’historien est de reconstituer, par son récit, d’une façon intelligible et impartiale, le passé humain, à partir d’une étude aussi scientifique que possible des sources susceptibles de nous éclairer sur ce passé 33 ». Les historiens du XVII e siècle, par contre, sont surtout des littérateurs. Ils sacrifient la vérité historique au beau texte et mettent l’accent sur la rhétorique. 32 La Mothe le Vayer, F. de, Discours de l’histoire où est examinée celle de Prudence de Sandoval, Chroniqueur du feu roy d’Espagne Philippe III et Evesque de Pampelune, qui as escrit la vie de l’empereur Charles-Quint, 2 e édition revue par l’auteur, Paris, 1647 (première édition, 1638), p. 39-42 : « […] Or tous le maistres ont convenu que l’histoire estoit une des principales parties de l’art oratoire, opus oratorium maxime dit Cicéron […] Mais l’historien ne doit pas seulement orner son stile de l’éloquence oratoire, il faut qu’il se serve encore de l’éloquence poétique. Quintilien dit pour cela que l’histoire est si voisine de la poésie qu’elle est comme un poème libre et sans contrainte […] », cité d’après Dulong, 1980, p. 23. 33 Perelman, Ch., « Objectivité et intelligibilité dans la connaissance historique », [in] Raisonnement et démarches de l’historien, Etudes publiées par Ch. Perelman (Travaux du centre national de Recherches de logique), Bruxelles, 1963, p. 142. Biblio_17_005_437_Postert.indd 30 09.02.2010 8: 32: 39 Uhr 31 Au siècle classique, l’historiographie se dissocie selon deux polarités, à savoir l’historiographie rhétorique et morale et l’historiographie érudite et critique. C’est surtout la seconde tendance qui est fortement critiquée et rejetée. Il s’agit d’une lutte perpétuelle entre les représentants d’un gallicanisme - l’érudition est liée au gallicanisme - et ceux d’un ultramontanisme cherchant à soutenir leurs thèses 34 . Par conséquent, l’histoire érudite devient l’instrument d’une lutte politico-religieuse. Le rejet de la lignée érudite va également de pair avec la récusation constante du pédantisme 35 . Le pédant est considéré comme un personnage ridicule, il suffit de lire les pièces de Molière pour comprendre jusqu’à quel point la société du XVII e siècle défend un idéal qui est tout autre : l’idéal de l’honnêteté. Cette conception, qui commence à s’imposer à partir de la fin des années 1620, devient programme au siècle classique et influence toute l’évolution de la société mondaine au XVII e siècle. C’est un mode de vie envisageable pour tout le monde qui favorise une sorte de culture générale et récuse deux traits particuliers : l’excès et la spécialisation 36 . L’honnête homme est exactement le contraire du pédant. Cela signifierait dans le domaine de l’historiographie une distanciation par rapport à l’érudition. Le savoir de l’érudit ne correspond pas à l’idée que la société mondaine se fait de la culture générale. À cet égard, l’histoire défendue par la lignée érudite ne peut pas jouer un rôle central dans une telle société. Les nouveaux lieux de jugement sont les salons où se crée le nouveau goût de la société mondaine. Il paraît évident que ce modèle se réalise essentiellement par le langage 37 . Comme on l’a déjà mentionné au chapitre précédent, l’histoire à la recherche de la vérité nécessite un discours historique particulier, le plus objectif possible, où les mots correspondent aux choses. Étant donné qu’une telle attitude est contraire à l’idéal de l’honnête homme, il est d’autant plus compréhensible pourquoi la lignée érudite de l’historiographie est vouée à l’échec. Elle est subjuguée par la lignée rhétorique et morale qui constitue le courant principal de l’historiographie française au XVII e siècle. 34 Le rejet de l’érudition se manifeste dans la lutte du père Garasse, Jésuite, contre Étienne Pasquier et son ouvrage Les Recherches de la France (1561-1615). L’ouvrage du père Garasse, Les Recherches des Recherches (1621), témoigne ainsi de son attitude critique vis-à-vis Pasquier. 35 Voir Dulong, 1980, p. 23. 36 L’honnêteté en France s’est développée sous l’influence du Courtisan de Castiglione. Le premier écrit théorique français sur ce sujet est celui de Nicolas Faret L’honnête homme ou l’art de plaire à la cour (1630). 37 Sur les traits caractéristiques de l’honnête homme voir le résumé précis de Moncond’huy, D., Histoire de la littérature française du XVII e siècle, Paris, Champion, 2005, p. 39. La conception de l’histoire au XVII e siècle Biblio_17_005_437_Postert.indd 31 09.02.2010 8: 32: 39 Uhr 32 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine 1.2.1 Vers une historiographie rhétorique et morale : François Eudes de Mézeray Pendant la première moitié du XVII e siècle, deux historiens français méritent d’être nommés dans le contexte d’une historiographie rhétorique et morale, car leurs œuvres s’inscrivent parfaitement dans ce courant : Scipion Dupleix avec son Histoire générale de France ainsi que François Eudes de Mézeray avec son Histoire de France depuis Faramond jusqu’à maintenant sont les seuls à rédiger l’histoire des Français depuis ses origines. Tous les deux se distinguent de la lignée des érudits et renoncent à la peinture des mœurs contemporaines. Ils ne sont pas des savants qui tiennent à un maximum de vérité historique. Leur préoccupation est différente : ils veulent surtout plaire mais en même temps instruire leurs lecteurs. Dupleix ne jouit pas de la même réputation que Mézeray, même si tous les deux favorisent le même modèle d’écriture historique, à savoir l’historiographie à la mode antique comme l’a pratiquée Paul-Émile. Pourtant, Dupleix ne parvient pas à maîtriser ces procédés aussi dignement qu’un Paul-Émile. Son œuvre sera vite éclipsée par l’Histoire de Mézeray dont les lecteurs aiment le goût pour la peinture des portraits et pour l’analyse des sentiments humains 38 . C’est sûrement la raison pour laquelle le savant André Duchesne, qui insiste sur le caractère scientifique de l’historiographie, n’a pas autant de succès en essayant de publier à la même époque les textes des anciens chroniqueurs. L’œuvre de Mézeray, au contraire, reflète constamment le désir d’écrire une histoire qui plaît à ses lecteurs. Le plaisir et la leçon morale que l’on peut tirer de son texte sont ses deux objectifs principaux. Craignant de passer pour un pédant, il omet toutes les références aux documents anciens et ne s’engage nullement à rester conforme à la vérité historique, notamment quand il parle des époques éloignées. De plus, il juge les hommes et les événements politiques au gré de sa fantaisie et ne fait aucun effort pour prouver ses thèses. Ses observations morales sont omniprésentes dans son œuvre et, de pair avec ses réflexions politiques et ses récits colorés, elles attirent l’attention de ses lecteurs passionnés par l’analyse politique 39 et surtout par l’analyse des sentiments humains. Ces observations montrent que l’histoire de Mézeray est écrite pour un public déterminé. Il ne s’agit pas d’exposer avec un maximum d’authenticité et d’objectivité les événements du passé, mais de les décrire et même de les juger, peu importe que le récit porte les traces de son auteur ou 38 L’Histoire de France de Mézeray connaît un succès énorme. La renommé de son ouvrage persiste même au-delà de son époque. La dernière édition date de 1830. 39 Mézeray appartient à la génération de Corneille qui est fascinée par la politique. On peut voir une parallèle entre l’historiographie et le théâtre politique à cette époque. Biblio_17_005_437_Postert.indd 32 09.02.2010 8: 32: 39 Uhr 33 contienne des anachronismes 40 . Les objectifs de Mézeray, à savoir l’analyse morale, les portraits, l’intérêt politique, le but de plaire et d’instruire, renvoient à une conception littéraire de l’histoire. On a affaire à un historien littérateur par excellence. L’histoire de Mézeray est tellement éloignée de la science qu’elle fait penser aux romans historiques de la même époque. Son œuvre rompt avec la conception scientifique de l’histoire telle qu’elle est pratiquée par les historiens érudits 41 . Les aspects évoqués ci-dessus font également penser à la tragédie politique qui peut être considérée dans ce contexte comme « l’histoire sur scène ». Les dialogues introduits dans le récit, la peinture des personnages, la description des princes et les discours moralisateurs dans son œuvre soutiennent cette thèse. Dans les romans historiques ainsi que dans les tragédies politiques du XVII e siècle, la vérité historique passe au second plan - sauf chez Corneille. Que dirait-on de l’œuvre de Mézeray ? A-ton véritablement affaire à un ouvrage historique ou s’agit-il plutôt d’un récit littéraire ? Une telle distinction paraît vaine si l’on regarde la définition de Furetière dans son Dictionnaire universel de plus près. Il donne comme sens principal de l’ « histoire » la définition suivante : « Description, narration des choses comme elles sont, ou des actions comme elles se sont passées, ou comme elles se pouvoient passer 42 ». Le point essentiel de cette définition consiste dans l’emploi des substantifs « description » et surtout « narration ». Ainsi, Furetière attribue à l’histoire un statut littéraire et rhétorique et fait abstraction de son caractère scientifique. En comparant cette définition avec celle de La Popelinière à la fin du siècle précédent, on remarque un décalage entre les deux conceptions de l’histoire des deux siècles. On se rend compte que le XVII e siècle marque un temps d’arrêt dans la pensée historique. On pourrait même parler d’un certain recul en ce qui concerne l’aspect scientifique. Pour La Popelinière, « l’histoire en somme n’est qu’une vraye narration. Car si elle estoit seule narration, elle ne seroit autre que 40 Voir le chapitre sur l’Histoire et sur Mézeray d’Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, tome V (1680-1715), Paris, Editions Mondiales, 1968, p. 328-331. 41 Voir Caire-Jabinet, M.-P., L’Histoire en France du Moyen Âge à nos jours. Introduction à l’historiographie, Paris, Flammarion, 2002, p. 84, qui conçoit l’histoire de France comme un « genre littéraire propre ». En se rendant compte que l’histoire au XVII e siècle est plutôt un genre littéraire, on comprend qu’elle a les mêmes objectifs que par exemple la tragédie ou le roman à cette époque. Il n’est plus étonnant de retrouver les mots clefs « plaire » et « instruire » dans le contexte historiographique. Les deux termes caractérisent la littérature française du Grand Siècle. Marie-Paule Claire-Jabinet les utilise même comme titre d’un chapitre (« Plaire et édifier », p. 84) de son ouvrage sur l’historiographie. 42 Furetière, A., Dictionnaire universel, 1690 (réed. Paris, Le Robert 1978). La conception de l’histoire au XVII e siècle Biblio_17_005_437_Postert.indd 33 09.02.2010 8: 32: 39 Uhr 34 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine la narration du Poëte Epique 43 ». La différence substantielle consiste dans l’emploi de l’adjectif « vraye ». La Popelinière distingue nettement la simple « narration » et la « vraye narration » qui renvoient aux deux conceptions de l’histoire d’une part littéraire (« narration ») et d’autre part scientifique (« vraye narration »), tandis que selon Furetière, l’histoire peut être une « narration des actions comme elles se sont [véritablement] passées » mais également - ce qui est l’aspect principal - « comme elles pouvaient (dans le sens « auraient pu ») se passer », ce qui renvoie à une conception essentiellement littéraire de l’histoire dans la mesure où l’historien, un peu comme le poète dramatique, cherche à combler les lacunes de l’histoire selon le vraisemblable. Le savoir historique perçu comme une fin en soi est étranger à la conception de l’histoire au XVII e siècle. Le caractère rhétorique se manifeste surtout à travers trois aspects fondamentaux : la rhétorique favorise le probable au détriment du vrai, elle cherche les lieux communs pour transmettre une leçon morale - c’est ce qui explique l’abondance des topoï dans les ouvrages historiographiques de l’époque -, et elle vise à plaire au public. Tout en ayant été écrite sur le seuil de la période classique, l’œuvre historique de Mézeray incarne le goût classique par excellence et correspond en grande mesure à la base d’attente d’un public mondain. Mais comment s’identifier aux personnages présentés dans les œuvres historiques ? L’expérience des anciens ou d’un peuple éloigné est-elle convaincante pour les Français du XVII e siècle ? En se posant de telles questions, l’on revient sur une problématique essentielle à notre sujet : le problème du temps. Comment l’histoire peut-elle refléter la condition humaine ? Au chapitre I.1.1 (Histoire et historiographie au XVI e siècle), il était question d’une image cyclique de l’histoire, où le présent répète le passé. Au début du XVII e siècle, l’idée qu’on se fait de la relation du passé et du présent porte encore les traces de l’époque précédente mais finit par prendre un autre chemin. La nature de l’homme est jugée immuable quelle que soit l’époque où il a vécu. Cela veut dire plus précisément que nous ne nous distinguons nullement des hommes qui ont existé dans l’époque la plus éloignée de la nôtre 44 . Une telle image 43 La Popelinière, Hist. Acc., I, p. 45. 44 Voir Lucinge, R. de, sieur des Alymes, La Maniere de lire l’histoire (1614), éd. critique de M. J. Heath, Genève, Droz, 1993, p. 51 : « Nous nous remuons par les mesmes ressorts : c’est ce qui donne suject en lisant, ou de nous faire rougir du mal, ou resjouyr du bien que nous avons faict […] C’est presque la mesme fable representee sur le mesme theatre en spectacle à ceux qui voudront escrire de nous sur le subject de nostre intemperance ou de nostre moderation. Que seroit-ce durant ceste vie passagere et mortelle que de nous, sans l’HISTOIRE ? Un aveuglement, une confusion, si la cognoissance de nous descilloit les yeux, et n’ouvroit nos paupieres pour desadvouer le vice et caresser la vertu. » Biblio_17_005_437_Postert.indd 34 09.02.2010 8: 32: 40 Uhr 35 La conception de l’histoire au XVII e siècle élimine la distance éprouvée entre passé et présent et met tout sur le même niveau 45 . On pourrait dire que les deux niveaux se superposent. Il ne fallait cependant pas parler d’une « atemporalité », car ce serait nier complètement la conscience de l’histoire. Il convient mieux d’utiliser le terme de « permanence » ou d’ « éternel 46 » qui indiquent plutôt que les exempla choisis dans l’histoire ne perdent pas leur actualité. À cette époque, l’histoire s’avère efficace pour connaître les constantes de la nature humaine et non pas les transformations, ce qui serait plutôt la conception historique actuelle. Un des procédés fréquemment utilisés est la mise en parallèle de deux personnages, dont l’un appartient au passé et l’autre à l’époque contemporaine. La méthode est l’expression directe de cette superposition des temps dans l’historiographie rhétorique et morale du XVII e siècle. En ce qui concerne l’avenir, c’est précisément par la connaissance du passé et du présent que l’historien se permet de prédire les faits à venir. Lucinge exprime cette idée dans son traité La Maniere de lire l’histoire et met ainsi en valeur le rôle de l’historien qui se veut prédicateur de l’avenir. L’historien remplace la Fortune et la Providence dont la valeur est rabaissée. 47 1.2.2 L’Abbé de Saint-Réal : « Sçavoir l’Histoire, c’est connoître les hommes » La préoccupation de Mézeray d’écrire pour un public, comme l’ont fait également les dramaturges de cette époque, est également celle de l’Abbé de Saint- Réal 48 . Celui-ci va encore plus loin en rapprochant davantage l’histoire et le roman, ce qui entraîne une fusion qu’on pourrait appeler «histoire romancée ». Cette fois-ci, cependant, on n’a pas affaire à un ouvrage historiographique mais à un traité théorique sur l’histoire. Même si son discours De l’Usage 45 Le fait qu’il y ait des rapports étroits entre présent et passé n’a jamais été nié dans le domaine de l’histoire. Pourtant, la distance éprouvée reste toujours présente. Voir dans ce contexte Ariès, Ph., Le temps de l’histoire, Monaco, 1954, pp. 310-311 : « L’Histoire se conçoit comme un dialogue où le présent n’est jamais absent. » et Perelman, Objectivité et intelligibilité dans la connaissance historique, p. 172 : « Le présent et le passé s’éclairent réciproquement et constamment ». 46 Voir Vuillemin, J.-C., « Histoire et dramaturgie tragique au XVII e siècle », [in] Actes de Columbus, Racine, Fontenelle : Entretiens sur la pluralité des mondes, Histoire et Littérature, Actes du XXIe colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Ohio State University, Columbus (6-8 avril 1989), édités par Charles G.S. Williams (= Biblio 17-59, Papers on French Seventeenth Century Literature), Paris/ Seattle/ Tübingen, 1990, p. 231. 47 Voir Lucinge, La Maniere de lire l’histoire, p. 53. 48 Voir l’article d’Andrée Mansau « Saint-Réal », [in] Bluche, F. (éd.), Dictionnaire du Grand Siècle, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Fayard, 2005, p. 1397. Biblio_17_005_437_Postert.indd 35 09.02.2010 8: 32: 40 Uhr 36 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine de l’Histoire (1671) tombe souvent dans l’oubli, il contient des idées intéressantes non seulement sur sa propre conception historique mais également sur la conception historique de toute une époque. Étant donné qu’il apparaît en plein milieu du classicisme, il doit être lu comme témoignage de cette époque. On ne peut pas dire exactement jusqu’à quel point ce traité peut être représentatif, car l’on ne sait pas précisément s’il a été beaucoup lu. Sa nouvelle historique Dom Carlos (1672) et La Conjuration des Espagnols contre la République de Venise (1674) en revanche, ont contribué dans une plus grande mesure à la renommé de l’auteur. Néanmoins, De l’Usage de l’Histoire est d’une grande originalité par rapport aux autres œuvres historiques voyant le jour à cette époque et constitue une sorte de contrepoint par rapport à l’œuvre de La Popelinière 49 . Dans le cadre de notre étude, le contenu du traité s’avère d’autant plus riche dans la mesure où il contribue à mettre en lumière les rapports entre histoire et tragédie. Il est à noter que le texte de Saint-Réal s’inscrit dans une série de traités (Sorel, La Mothe le Vayer, Rapin) exprimant tous une certaine inquiétude par rapport à l’historiographie française entre 1644 et 1677 environ. 50 Les discours transmettent la difficulté d’écrire un récit à la fois vrai et noble en mettant en relief le caractère littéraire du genre et son rapprochement par rapport à la fiction romanesque. Le point de départ de Saint-Réal est différent, ne visant ni à présenter une méthode d’écrire l’histoire, comme l’ont déjà fait un bon nombre d’ouvrages historiques antérieurs, ni à reproduire les lieux communs de la conception cicéronienne de l’histoire soulignant l’instruction morale ainsi que l’embellissement littéraire. Saint-Réal focalise toute son attention sur l’homme en soi. C’est ce qui le distingue le plus des autres théoriciens de l’époque. Les événements politiques en tant que tels l’intéressent moins, car selon lui, ce ne sont pas les événements historiques qui déterminent le cours de l’histoire, mais les hommes. L’objectif de pénétrer dans le cœur de l’homme n’est pas exclusivement celui de Saint-Réal. Le XVII e siècle a connu une véritable floraison d’historiographies individuelles poursuivant le même but. Les mémoires, dont les plus connues sont celles du Cardinal de Retz, composées entre 1673 et 1676 sont 49 Voir par exemple l’œuvre de Rocoles, Sir J.B. de, Introduction générale à l’histoire, 2 vol., (1664) ou l’œuvre anonyme La Science de l’histoire avec le jugement des principaux historiens tant anciens que modernes (1665). Pensons également à l’ouvrage célèbre du Père Lemoyne, de la Compagnie de Jésus, De l’Histoire (1670). 50 Voir Démoris, R., « Saint-Réal et l’Histoire ou l’envers de la médaille », dans l’édition moderne de Saint-Réal, De l’Usage de l’Histoire (1671), présenté par R. Démoris et Ch. Meurillon avec la collaboration de Ch. Descamps (Groupe d’Etudes et de Recherches sur la Littérature des XVII e et XVIII e siècles), Université de Lille III, Villeneuve d’Ascq, 1980, p. 44-45. Biblio_17_005_437_Postert.indd 36 09.02.2010 8: 32: 40 Uhr 37 un témoignage éloquent de cette tendance 51 . Retz unit dans son œuvre histoire, passions et maximes morales, ce qui fait de son ouvrage un livre de philosophie politique. Le genre des mémoires correspond exactement à la conception de l’histoire d’un Saint-Réal mettant l’accent sur l’histoire secrète au lieu de l’histoire publique 52 . Cet aspect devient encore plus compréhensible dans la mesure où le gouvernement pratique une politique de cabinet dont il est quasiment impossible de prendre connaissance. Les mémoires ou bien les romans historiques de cette époque comblent en quelque sorte cette lacune. Leur succès résulte d’un désir général de « prendre part » à la grande politique ou d’en être au moins instruit, peu importe que les récits ne respectent pas forcément la vérité. Ainsi, les réflexions de Saint-Réal sont partagées par toute sa génération, elles ne sont pas strictement personnelles. Dans l’introduction de son traité se trouvent les idées essentielles de sa pensée. Celles-ci correspondent au goût du public classique et aussi à la conception littéraire de l’histoire à cette époque : « […] sçavoir l’Histoire, c’est connoître les hommes, qui en fournissent la matiere, c’est juger de ces hommes sainement ; étudier l’Histoire, c’est étudier les motifs, les opinions, & les passions des hommes, pour en connoître tous les ressorts, les tours, & les détours, enfin toutes les illusions qu’elles sçavent faire aux esprits, et les surprises qu’elles font aux cœurs 53 ». Selon lui, l’histoire reflète la vie des hommes, c’est-à-dire leurs passions aussi bien que leurs vices. Son observation donne lieu à une analyse détaillée des quatre vices principaux des hommes, à savoir la folie, la malignité, l’ignorance et la vanité. C’est particulièrement grâce à l’explication des défauts et non pas forcément grâce à la peinture des qualités que l’homme parvient à la vertu. Dans cette perspective, l’histoire peut nous fournir une variété de portraits psychologiques qui permettent de pénétrer dans le cœur de l’homme. À la recherche de l’âme humaine, les faits historiques perdent leur importance. Seules comptent les histoires secrètes des hommes du passé dont l’exposition attire l’attention d’un public plus vaste : 51 Sur les mémorialistes en général voir Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, tome IV, Paris, Editions mondiales, 1968, p. 121-136. 52 Les mémoires sont considérées comme le meilleur garant de l’authenticité, parce qu’elles sont le témoignage direct de l’époque dans laquelle la personne vit. Elles ressortent de sa propre expérience. Une telle historiographie individuelle permet d’unir histoire générale et vécu personnel. Voir Hourcade, Ph., « Problématique de l’anecdote dans l’historiographie à l’âge classique », Littératures classiques, 30, 1997, p. 78. 53 Saint-Réal, De l’Usage de l’Histoire, édition citée, p. 2. Comme cette édition reproduit le texte de l’édition originale, la numérotation des pages est identique à celle de l’édition originale. La conception de l’histoire au XVII e siècle Biblio_17_005_437_Postert.indd 37 09.02.2010 8: 32: 40 Uhr 38 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine […] Les Grands ne doivent être considerez, par le commun du monde dans L’Histoire que comme dans la Tragedie ; c’est-à-dire, que par les choses qui leur sont communes avec le vulgaire, leurs passions, leur foiblesses, & leurs erreurs, & non par les choses qui leur sont propres & particuliéres, en qualité de Grands, qui sont celles que la Politique considere. Un Roi de Theàtre fera peu de pitié au peuple par les malheurs, s’ils sont de telle nature que les Rois seuls en soient capables, comme pour avoir perdu un Bataille, ou un Royaume par la mauvaise Politique : mais si ce Prince a perdu cette Bataille, comme Antoine, pour n’avoir pû se resoudre à perdre des yeux sa Maistresse […] alors, comme l’amour, qui est la cause de ces malheurs, est une chose dont tout le monde est capable[…] la representation de leur malheur [le malheur des Princes] touche necessairement tout le monde […] 54 Le point de vue de Saint-Réal est également intéressant parce qu’il est révélateur des rapports entre histoire et tragédie. L’auteur attribue à l’histoire les mêmes objectifs qu’à la tragédie en disant que toutes les deux s’intéressent beaucoup plus au cœur d’un grand qu’à ses qualités en tant que « prince » qui relèvent plutôt de sa fonction politique. Cette remarque de Saint-Réal est essentielle dans la mesure où l’on n’a pas affaire à un traité de poétique : il s’agit bien d’un discours sur l’histoire. Dans les traités de poétique, au contraire, c’est la tragédie qui donne lieu à des réflexions sur l’histoire, puisqu’elle lui emprunte ses sujets. Quant à Saint-Réal, il ne se borne pas à une simple comparaison, il illustre sa théorie lorsqu’il parle d’un « Roi de Théâtre ». Ce dernier attire beaucoup plus l’attention du public quand il agit en tant qu’homme, c’est-à-dire lorsqu’il est animé par ses passions et non pas par une obligation purement politique - même si dans la tragédie il existe bien sûr souvent une combinaison des deux éléments. Le lien que Saint-Réal établit entre histoire et tragédie réside dans ce qu’il appelle « le commun du monde ». On aurait pu dire également que l’histoire et la tragédie traitent toutes les deux du général, bien que selon la Poétique d’Aristote, le général ait toujours été le domaine de la tragédie, tandis que l’histoire traite du particulier 55 . Comme Saint-Réal établit un parallélisme entre histoire et tragédie, il touche consciemment ou non au problème de la réception. À travers son discours se révèle un lecteur auquel il semble s’adresser. Il crée un dialogue entre l’écrivain et le lecteur et joue ainsi avec les différents moyens du langage en insistant surtout sur la fonction appellative. Ce rapport étroit entre écrivain et lecteur, cette insistance sur le rôle du destinataire-lecteur rappelle le lien que représente, au niveau du théâtre, la relation dramaturge-public. 54 Ibid., p. 85-86. 55 Voir Aristote, La Poétique, 51 b 5 -51 b 11, édition de R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Editions du Seuil, 1980. Biblio_17_005_437_Postert.indd 38 09.02.2010 8: 32: 40 Uhr 39 En exposant les différents courants de l’historiographie à cette époque, on s’est aperçu que les historiens-littérateurs - à l’exception des érudits bien sûr - visent tous à écrire pour un public. L’histoire en tant que telle n’a aucune autonomie, elle n’existe pas en tant que telle pour des raisons scientifiques comme aujourd’hui. Cette caractéristique, on la retrouve chez Saint-Réal. Chez lui, le langage ne joue pas seulement un rôle important dans le dialogue entre l’écrivain et le lecteur, mais aussi dans les anecdotes historiques rapportées dans le traité, qui ont toutes un rapport avec le langage et démontrent comment les Grands en font usage. Le langage, particulièrement pour les Grands, est fréquemment un moyen efficace du pouvoir 56 . En parlant du dialogue entre l’écrivain et le lecteur, il faut se poser la question de savoir pour quel public on écrit à cette époque. Comme le lien de parenté entre histoire et tragédie semble assez remarquable selon Saint-Réal, ne peut-on pas s’attendre à l’existence d’un même public pour les ouvrages historiques et pour les œuvres dramatiques? Il est à noter que les femmes jouent un rôle essentiel dans ce public mondain qui s’est essentiellement développé dans les salons de Paris. Celui-ci détourne les yeux de la politique afin de se concentrer sur l’analyse des sentiments humains. N’est-ce pas également la préoccupation majeure des tragédies raciniennes par exemple ? En réfléchissant sur le statut que l’auteur attribue à l’histoire, on se rend compte que ses idées sont très éloignées de notre conscience historique moderne, puisque le genre qu’il pratique s’intitule « histoire romancée ». Le terme révèle tout de suite la caractéristique du genre qu’est la fusion de l’histoire et du roman. Dans son traité, Saint-Réal conçoit l’histoire « comme un miroir 57 » de la vie, formule fréquente chez les théoriciens de l’histoire mais également présente chez des romanciers ou dramaturges 58 . Chez Saint-Réal, non seulement l’histoire est considérée comme le miroir de la vie, mais le roman, lui aussi, peut remplir cette fonction. 59 Ses exemples montrent à quel point histoire et fiction se rapprochent visant toutes les deux un même but : établir une distance pour que l’homme jette sur soi un regard (image du miroir) qui le mène à la vertu. Dans cette perspective, le personnage historique évoqué dans l’œuvre doit être un modèle de vertu, car c’est par l’imitation de cet exemple qu’on parvient à atteindre cette vertu : 56 Voir l’article de Démoris, 1980, p. 52. 57 Ibid., p. 58. 58 Sur l’image du miroir chez Saint-Réal, voir l’article de Mansau, A., « Saint-Réal ou les miroirs brisés », Littératures classiques, 15, 1991, pp. 227-228. 59 Dans le Rouge et le Noir, Stendhal attribue à Saint-Réal la formule : « Un roman, c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin […] (chap. XIII) […] Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route […] (chap. XIX) » La conception de l’histoire au XVII e siècle Biblio_17_005_437_Postert.indd 39 09.02.2010 8: 32: 40 Uhr 40 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine Est-ce que l’ame ne se sentant pas assez forte pour considerer la vertu en ellemême, & pour en juger sûrement, cherche les exemples, qui sont conformes à l’idée qu’elle en a […] comme des miroirs, qui representent cette vertu sous une forme sensible, & dans lesquels il est plus aisé de la connoître, & plus difficile de s’y tromper ? 60 En revanche, Saint-Réal ne souligne pas seulement l’imitation des exemples vertueux, il insiste également sur la démonstration des défauts qui entraînent une volonté d’autocorrection 61 . Le théoricien s’adresse au lecteur d’une manière assez provocante : « Mais, dites-vous, est-il besoin de l’étude de l’Histoire […] pour sçavoir que les hommes sont fous, malins, ignorans, & vains ? » 62 Il s’agit ici d’une question de base qu’on aurait peut-être attendu plutôt au début du traité, mais Saint-Réal la place en plein milieu, comme s’il voulait encore rappeler le but essentiel de l’histoire : son « utilité morale » : […] il est bien inutile & desagreable de sçavoir en general, que les hommes sont sujets à de grands défauts, si cette connoissance ne nous donne pas un moyen de nous en préserver, ou de nous en corriger[…] Or, il n’y a que l’Histoire seule, qui puisse fournir la matiere de cette étude. 63 Pour conclure, on peut dire que l’histoire, selon Saint-Réal, est un recueil de documents qui nous fait connaître la nature humaine. L’idée qu’il se fait de l’histoire s’éloigne beaucoup de notre conception de l’histoire comme science. L’histoire en tant que telle n’existe pas chez lui, elle est tributaire de la morale ainsi que de la poésie ce qui rend vaine la distinction nette entre histoire et poésie défendue par Aristote. 64 Il est vrai que Saint-Réal n’a pas pratiqué le genre dramatique et c’est sûrement la raison pour laquelle la critique l’a toujours et essentiellement mis en relation avec le roman historique de cette époque et surtout avec ses propres nouvelles historiques. Il faut cependant avouer que le texte du traité en tant que tel ne mentionne nulle part la relation entre l’histoire et le roman ou la nouvelle, mais entre l’histoire et la tragédie, ce qu’on vient d’étudier 65 . Ce n’est certainement pas une simple coïncidence si l’on croit reconnaître tout au long de ce traité les principes 60 Saint-Réal, De l’Usage de l’Histoire, p. 38. 61 Ibid., p. 53. 62 Ibid. 63 Ibid. 64 Voir Aristote, La Poétique, 51 a 36, édition citée. 65 Dulong, dans son ouvrage sur Saint-Réal, tente de démontrer le rapprochement entre l’histoire et le roman. Mais même s’il insiste sur cette relation, il ne peut pas tout à fait nier les parallèles avec le théâtre classique : « Scruter dans ses replis les plus intimes le cœur de l’homme, tel est le principal souci de nos classiques, des Molières, des Racines […] », p. 105. Biblio_17_005_437_Postert.indd 40 09.02.2010 8: 32: 41 Uhr 41 fondamentaux de la tragédie racinienne, à savoir la concentration sur le conflit intérieur, la peinture de la psychologie des personnages, l’importance des passions (Notons Britannicus [1669] et surtout Bérénice [1670]). De plus, à cette époque, Saint-Réal est en contact avec Racine et connaît sûrement bien ses pièces 66 . Au lieu de tirer des conclusions sur la tragédie « historique », en étudiant les traités de poétique de l’époque en question, un principe incontesté, n’estil pas également légitime d’aborder ce sujet sous un angle nouveau et de chercher à la base même de toute tragédie « historique », c’est-à-dire dans le matériau historique dans lequel elles puisent. Comment comprendre une tragédie et le sens profond de son sujet historique, si l’on n’a aucune idée de la conception de l’histoire et de l’historiographie dans un siècle où l’histoire joue un rôle prépondérant dans tous les domaines ? En tenant compte de ces questions fondamentales et des connaissances acquises sur l’histoire et l’historiographie de cette époque, le chapitre suivant cherche à démontrer les rapports entre histoire et tragédie et non entre tragédie et histoire, ce qui serait une autre perspective, car on ne cherche pas forcément Saint-Réal en étudiant la tragédie, mais on découvre la tragédie en étudiant Saint-Réal. 1.3 Du rapport de l’histoire avec la tragédie 1.3.1 L’histoire - un genre littéraire « […] C’est une pensée bien ridicule d’aller au théâtre pour apprendre l’Histoire 67 », écrit l’Abbé d’Aubignac dans le second livre de sa Pratique du Théâtre. Cette observation soulève la question fondamentale qui s’impose toujours lors de la création d’une tragédie empruntant son sujet à l’histoire, à savoir jusqu’à quel point le poète a le droit de changer l’histoire quand il veut la mettre sur la scène 68 . La réponse que donne d’Aubignac s’inscrit dans la tradition aristotélicienne. Mais il permet même au poète de changer l’action principale à condition que ses modifications contribuent à faire « un beau poème ». Selon l’auteur, le poète ainsi que le poète épique peuvent prendre toutes les libertés vu qu’ils ne sont pas obligés de respecter la vérité (car « tous deux ne sont pas Historiens »). 66 Voir la biographie donnée au début de l’édition moderne de Saint-Réal, De l’Usage de l’Histoire, édition citée. 67 Abbé d’Aubignac, La Pratique du Théâtre et le Noir (1657), II, édition d’H. Baby, Paris, Champion, 2001, p. 113. 68 Voir ibid. Du rapport de l’histoire avec la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 41 09.02.2010 8: 32: 41 Uhr 42 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine Du point de vue actuel, ces explications semblent tout à fait logiques, car notre conscience historique est fondée sur une analyse scientifique des documents et des sources. Or, la conception historique et l’historiographie du XVII e siècle ne s’attachent guère à la vérité, comme on l’a vu dans le chapitre précédent. L’historien de son côté cherche à combler les lacunes afin de créer un beau récit, rappelons surtout l’Histoire de Mézeray. Celle-ci correspond exactement à l’image que l’on se fait de l’histoire à cette époque. Les ouvrages, cependant, qui osent critiquer les entorses à la vérité historique, comme celui de La Popelinière au siècle précédent, sont rares. 69 Examinons maintenant la position de la tragédie en tant que genre dominant au Grand Siècle. Aristote, dans le chapitre 9 de sa Poétique discute le choix des sujets. Il donne la priorité aux sujets historiques, car c’est l’histoire qui rend la fiction crédible pour le spectateur : « […] le possible est persuasif ; or, ce qui n’a pas eu lieu, nous ne croyons pas encore que ce soit possible, tandis que ce qui a eu lieu, il est évident que c’est possible (si c’était impossible, cela n’aurait pas eu lieu) 70 ». La position d’Aristote est devenu un lieu commun, une règle incontestée, qui a été reprise par tous les théoriciens de la poésie héroïque et qui a fait de la tragédie une tragédie essentiellement « historique », si l’on fait abstraction des pièces puisant dans la pure fiction. Il faut cependant noter qu’Aristote ne condamne pas les sujets inventés. Au contraire, il préfère un sujet inventé vraisemblable à un sujet historique peu connu et invraisemblable. Mais dans la mesure où l’histoire contribue à la crédibilité du sujet, elle constitue l’élément essentiel de la tragédie. La position d’Aristote s’avère purement rhétorique puisque l’histoire possède un caractère fortement persuasif 71 . L’argument du savant grec n’a pas seulement convaincu les théoriciens de l’époque, mais a été également mis en pratique par les dramaturges. Afin de se justifier devant leur public et afin de prouver le caractère « historique » de leurs pièces, ces derniers prennent l’habitude d’énumérer leurs sources dans les préfaces, un procédé qui devient récurrent à partir de 1640 environ 72 . Les 69 Charles Sorel, historiographe et romancier à la fois, est quasiment le seul à se permettre de prendre position contre l’opinion courante de son temps. Dans son ouvrage De La Connaissance des bons livres (1671), il compare les ouvrages de fiction aux ouvrages d’histoire et finit par défendre la valeur des derniers, car les Romans ou les Poëmes « adjoûtent toûjours beaucoup de choses à la vérité, ou […] la déguisent en plusieurs manières. » Voir Sorel, Ch., De La Connaissance des bons livres, éd. L. Moretti Cenerini, Roma, Bulzoni, 1974, p. 165, 168. 70 Aristote, La Poétique, 51 b 15 - 51 b 18, édition citée. 71 Voir Forestier, G., Corneille. Le sens d’une dramaturgie, Paris, SEDES, 1998, p. 18. 72 Voir May, G., « L’histoire a-t-elle engendré le roman ? Aspects français de la question au seuil du siècle des lumières », R.H.L.F., 2, 1955, p. 157. Cette même tendance se Biblio_17_005_437_Postert.indd 42 09.02.2010 8: 32: 41 Uhr 43 dramaturges, particulièrement Corneille, cherchent à prouver que leurs entorses à la vérité historique ne sont que des petits « embellissements » de l’histoire et ne la contredisent nullement. Ainsi, l’histoire remplit la fonction de garant rendant le sujet crédible aux yeux du spectateur. Quand on se pose la question des rapports entre histoire et tragédie, il est indispensable de souligner que non seulement la tragédie « historique » mais aussi l’historiographie au XVII e siècle peuvent être considérées comme des genres littéraires. Les liens de parenté sont frappants. On peut parler d’une véritable crise de l’histoire au XVII e siècle qui résulte surtout d’une volonté d’imiter les historiens de l’Antiquité : les historiens français de l’époque veulent tous « écrire comme des Tite-Live », comme le constate Paul Hazard 73 . Tite-Live est sans doute un grand écrivain, mais comme le dit Georges May « un piètre historien » au sens moderne 74 . Comme les historiens s’efforcent tous de plaire à leur clientèle, ils se voient contraints d’altérer l’histoire pour l’adapter au goût des lecteurs. La tragédie - on le sait - a recours aux mêmes procédés. Ainsi, ces deux genres, soucieux de susciter le plaisir du lecteurspectateur, réécrivent l’histoire. C’est surtout par cet objectif de plaire que se produit la confusion des genres entre histoire et roman et que se renforcent les liens entre histoire et tragédie « historique ». En cherchant à souligner leurs prétentions historiques, le roman ainsi que la tragédie se rapprochent tellement de l’histoire que les différences s’effacent et qu’on peut parler même d’une « tentative d’usurpation 75 ». Cette préoccupation ne se manifeste pas uniquement dans les écrits théoriques du XVII e siècle. On la retrouve même dans les traités historiques de la Renaissance. Jean Bodin par exemple écrit dans son Methodus : « Mais à la facilité s’ajoute le plaisir que l’on éprouve au récit des plus beaux exploits […] 76 ». En 1632, Jean de Silhon établit la parallèle entre l’architecte et l’historien et souligne l’importance du plaisir lors de la création de leur œuvre 77 , et manifeste dans l’évolution du roman au XVII e siècle. A partir de l’Astrée, et, plus particulièrement après 1660, le roman se prétend de plus en plus conforme à l’histoire. 73 Cité par May, voir ibid. 74 Ibid., p. 166. 75 Forestier, G., « Littérature de fiction et histoire au XVII e siècle : une suite de raisonnements circulaires », [in] G. Ferreyrolles (éd.), La Représentation de l’histoire au XVII e siècle, Éditions Universitaires de Dijon, 1999, p. 123. 76 Bodin, Methodus, traduction citée, p. XLI. 77 Silhon, Histoires remarquables, citation d’après Dulong, 1980, p. 24 : « Il faut sçavoir où mettre les pierres et où appliquer les marbres et les porphires. Il faut songer à la commodité et au plaisir, à la nécessité et à la pompe. Il en est de mesme de l’histoire ». Du rapport de l’histoire avec la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 43 09.02.2010 8: 32: 41 Uhr 44 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine pour le grand historiographe du XVII e siècle, Mézeray, le plaisir va de pair avec l’instruction morale 78 . Seul La Popelinière, à la fin du XVI e siècle occupe une place à part et se distancie une fois de plus de l’opinion courante. Ses réflexions, surtout par rapport à l’idée du plaisir, vont beaucoup plus loin que celles de ses contemporains, même s’il simplifie un peu trop en citant Aristote, qui, dans le chapitre 9 de sa Poétique, fait la différence entre chronologue et poète, sur laquelle il faudra encore revenir. Contrairement à Mézeray, le plaisir, selon La Popelinière, n’appartient qu’au domaine de la poésie et ne doit pas être attribué à l’histoire: Et ne faut que l’Historien s’y permette telle liberté que le Poëte[…] La Poësie ne considere que la gloire et le plaisir d’autruy : et ce qu’Aristote appelle vray-semblable. […]Bref, pource que l’Histoire ne tend qu’au profit non au plaisir des hommes : elle doit fuir ces fables comme inutiles et ridicules. 79 De façon provocante, il rejette l’opinion de ses devanciers : « Et se trompent tous ceux qui donnent deux fins à l’Historien, le plaisant et le profitable […] 80 ». D’après la conception de ses devanciers, l’histoire est considérée comme un art dont le but principal est de plaire aux lecteurs (« le plaisant ») et de les instruire, ce que La Popelinière appelle « le profitable ». Ces deux aspects sont indubitablement les caractéristiques par excellence de l’œuvre poétique classique et constituent le programme même du classicisme français. Quand M.-P. Caire-Jabinet écrit dans son Introduction à l’historiographie que «genre littéraire, l’histoire joue un rôle essentiel dans l’éducation 81 », on constate immédiatement le parallélisme avec la tragédie se voulant également édifiante. Comme l’a déjà mentionné Bodin au siècle de la Renaissance ou Saint-Réal dans son traité De l’Usage de l’Histoire, l’utilité de l’histoire réside dans sa valeur morale dont tout le monde peut profiter. Alors pourquoi ne pas mettre l’histoire sur scène pour que tout le monde puisse profiter de sa leçon morale ? On comprend bien que la valeur morale est l’aspect le moins contesté et qu’elle met les deux genres en relation. La prise de conscience de ce rapprochement des genres - non seulement histoire et roman mais aussi histoire et tragédie - est essentielle à la compréhension de la tragédie dite « historique ». George May illustre bien cette relation entre histoire et tragédie quand il constate que « Mézeray est historien comme Corneille est historien 82 ». 78 Voir Dulong, 1980, p. 36. 79 La Popelinière, Hist.acc., édition citée, p. 49. 80 Ibid., p. 57. 81 Caire-Jabinet, M.-P. , Introduction à l’historiographie, Paris, Armand Colin, 2004, p. 52. 82 May, 1955, p. 166. Biblio_17_005_437_Postert.indd 44 09.02.2010 8: 32: 41 Uhr 45 Notre démarche qui consiste à aborder la question de la tragédie d’un point de vue historique et historiographique afin de définir la conception historique de l’époque, nous a conduit à la problématique substantielle de la tragédie « historique ». Un tel procédé change la perspective et concentre le champ de recherche sur la question suivante : comment l’histoire a-t-elle été représentée sur scène ? Par conséquent, si nous choisissons dans un premier temps une approche historique à notre étude, c’est pour souligner que la plus grande partie des tragédies ont toujours opté pour les sujets historiques. Suite à nos observations sur le rapprochement des genres, la tragédie se montre sous un nouveau jour. Prétendument historique, elle peut être regardée comme une sorte d’historiographie, ce qui correspond largement à l’opinion du public de cette époque. Les critiques s’appuient trop souvent exclusivement sur les traités poétiques pour chercher l’origine de la tragédie, ce qui est tout à fait légitime d’un certain point de vue. Pourtant, ils perdent parfois de vue ce qui constitue la substance même de la plus grande partie des tragédies, à savoir l’histoire, qu’ils ne mettent pas suffisamment en valeur dans leurs études des pièces. On se contente trop souvent d’une comparaison minutieuse des événements historiques présentés dans la pièce avec les sources utilisées par le dramaturge afin de montrer son degré de fidélité à la vérité historique. Or, ce n’est pas là l’essentiel de la problématique. Une telle comparaison n’est utile que si l’on se met ensuite à la recherche des causes et des effets de cette réécriture de l’histoire. Dans cette démarche, il est indispensable de se rendre compte à chaque instant que la conception de l’histoire inhérente à toutes les tragédies de ce genre reste toujours tributaire de l’époque. Mais en réalité, il existe très peu d’auteurs éprouvant le besoin d’insister dans leur démarche sur le rapport de l’histoire avec la tragédie et non à l’inverse. G. Ferreyrolles constate un manque de recherche sur la conception de l’histoire, surtout au XVII e siècle, et justifie ainsi la publication de son ouvrage unissant différents articles sur la représentation de l’histoire au siècle classique 83 . En effet, les œuvres de référence sur cette thématique restent surtout celles de C.-G. Dubois pour le siècle de la Renaissance, de J. Dagen (de Fontenelle à Condorcet) 84 et de Grosperrin pour le XVIII e siècle 85 . Quant aux rapports entre histoire et tragédie plus précisément, il faut citer l’excellent article de J.-C. Vuillemin (1990) 86 qui met en relief les rapports étroits entre les deux genres et celui, beaucoup plus récent, 83 Ferreyrolles (éd.), 1999, p. 5. 84 Dagen, J., L’Histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet, Paris, Klincksieck, 1977. 85 Grosperrin, B., La Représentation de l’histoire de France dans l’historiographie des Lumières, 1978. 86 Vuillemin, J.-C., 1990, p. 229-244. Du rapport de l’histoire avec la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 45 09.02.2010 8: 32: 41 Uhr 46 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine de L. Frappier (2001) 87 qui cherche à montrer que la conception historique d’une époque déterminée correspond à l’idée du spectacle tragique représentant un certain chapitre de l’histoire. En soulignant les liens respectifs entre histoire et tragédie, ces deux articles se contentent cependant de se référer aux textes poétiques. Le côté purement historique de la question est négligé. Vuillemin fait une courte allusion à Saint-Réal et au genre des Mémoires, mais ces deux exemples, purement historiques, restent un peu isolés par rapport à son argumentation. Les deux articles cités témoignent néanmoins d’un désir de voir la tragédie en tant que matière historique. C’est la raison pour laquelle on s’est efforcé de choisir pour notre étude une approche différente en commençant par l’historiographie et les traités sur l’histoire au lieu d’aborder le sujet immédiatement par l’analyse des traités de poétique, notamment celui d’Aristote, ce qui constitue sans doute le côté le plus connu de la problématique. Comme on l’a déjà noté, on ne retrouve pas forcément un Saint- Réal ou un Bodin en lisant une tragédie, mais on pourrait bien pénétrer dans la substance de la tragédie en étudiant les traités historiques ou les œuvres historiographiques de l’époque. 1.3.2 Histoire et tragédie - « miroirs » de la vie Après avoir esquissé dans un premier temps les liens principaux entre histoire et tragédie qui résultent du caractère essentiellement littéraire de l’histoire dans une époque où l’instruction morale et le plaisir du public jouent un rôle prépondérant, il convient d’analyser dans un second temps une idée devenue courante dans le domaine de l’histoire comme dans celui de la tragédie : celle du miroir. Les Grandes Chroniques de France constitue un bon exemple dans ce contexte, puisqu’elles se servent de l’image du miroir pour contribuer à l’instruction morale du public. Ainsi, l’histoire en tant que « mirouer de vie » a pour objectif principal de mener les hommes à la vertu 88 . Un autre exemple éloquent est celui d’un ouvrage sur l’histoire rédigé en 1579 par un avocat parisien, Pierre Droit de Gaillard. Le titre de l’œuvre est particulièrement intéressant puisqu’il associe immédiatement l’histoire à l’image du miroir : Methode qu’on doit tenir en la lecture de l’histoire, vray miroir et exemplaire de 87 Frappier, L., « Spectacle tragique et conception de l’histoire dans la seconde moitié du XVI e siècle en France », [in] Wagner, M.-F. / Le Brun-Gouanvic, C., Les Arts du spectacle au théâtre (1550-1700), Paris, Champion, 2001, p. 35-55. 88 « Ce est exemple de bonne vie mener, et mesmement aus roys et aus princes qui ont terres à gouverner : car un vaillant maistre dit que ceste histoire est mirouer de vie. », Grandes Chroniques de France, cité d’après Dulong, p. 4. Biblio_17_005_437_Postert.indd 46 09.02.2010 8: 32: 42 Uhr 47 nostre vie 89 . On se contente de citer encore un dernier exemple, cette fois-ci datant du XVII e siècle, pour montrer l’importance de cette image dans le contexte historique. Quand Saint-Réal emploie cette idée dans son discours De l’Usage de l’Histoire, c’est également dans le but d’instruire les lecteurs « […] en leur faisant voir dans l’Histoire, comme dans un miroir, les images de leurs fautes 90 ». En comparant ces récurrences avec les traités poétiques du XVI e siècle, on ne constate pas la même richesse. Au contraire, on se trouve face à une conception uniforme de la tragédie, héritée du Commentaire de Térence de Donat et de l’Ars grammatica de Diomède. Afin d’avoir un aperçu de l’idée que les théoriciens se font de la tragédie à cette époque, lisons la définition de Peletier du Mans en 1550 : « […] en la Tragédie s’introduisent Rois, Princes et grands seigneurs […] en la Tragédie, la fin est toujours luctueuse et lamentable, ou horrible à voir. Car la matière d’icelle, sont occisions, exils, malheureux définements de fortune, d’enfans et de parents […] 91 . La définition n’a rien d’original, elle reste en soi dépendante de celle de l’Antiquité. Il s’agit là d’un phénomène général, car les définitions des théoriciens de la Renaissance ne parviennent presque jamais à se libérer de l’héritage antique. Même L’Art poëtique françois de Laudun d’Aigaliers à la fin du siècle résume seulement les théories des années 1550 et n’apporte rien d’original. Le traité de Jean de La Taille, intitulé De l’Art de la Tragédie, composé entre 1570 et 1572, servant de préface à ses deux tragédies Saül le furieux et La Famine, ou les Gabéonites, est le seul à ne pas répéter exclusivement les réflexions des devanciers. Selon lui, ses deux tragédies sont fondées sur des histoires « que la Verité mesme a dictées » 92 . Cette expression, même si le mot « miroir » n’est pas utilisé, contient l’idée du reflet et produit ainsi un rapprochement entre fiction et réel. Ce sont plutôt les dramaturges mêmes qui se servent fréquemment de l’image du miroir. Parfois, il suffit de lire le titre et le sous-titre de leurs tragédies pour comprendre leur intention. Robert Garnier dans sa première tragédie Porcie (1568) invite même le lecteur-spectateur à établir une parallèle entre les guerres civiles de Rome et la situation politique de la France contemporaine. C’est dans le sous-titre suivant que se révèle l’objectif principal de Garnier : Tragédie françoise, representant la cruelle et sanglante saison des guerres civi- 89 Cité d’après l’introduction à La Maniere de lire l’histoire de Lucinge, édition citée, p. 26. 90 Saint-Réal, De l’Usage de l’Histoire, p. 58. 91 Peletier du Mans, J., L’Art poétique, [in] Leblanc, P. , Les Écrits théoriques et critiques des années 1540-1561 sur la tragédie, Paris, Nizet, 1977, p. 65-66. 92 La Taille, J. de, De l’Art de la tragédie, Saül le furieux, La Famine, ou les Gabéonites, édition d’Elliott Forsyth, Paris, Marcel Didier, STFM, 1968, p. XXXI. Du rapport de l’histoire avec la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 47 09.02.2010 8: 32: 42 Uhr 48 1. Histoire et tragédie - un reflet de la condition humaine les de Rome : propre et convenable pour y voir depeincte la calamité de ce temps 93 . Il est évident, que Garnier parle des guerres de religion qui troublent la France à cette époque. De 1562 à 1567, elle a déjà connu deux conflits, mais en 1568, l’année de la première publication de la pièce, le troisième conflit éclate. C’est dans le passé, c’est-à-dire à travers le prisme de la distance temporelle que le public est invité à découvrir le présent. Il faut souligner qu’il ne s’agit pas simplement d’une mise en parallèle sous-entendue, mais d’une mise en relation affirmée de la part de l’auteur 94 . La même idée se manifeste dans le soustitre d’une tragédie intitulée Adonias, créé par un auteur qui écrit sous le pseudonyme « Philone » : Vray Miroir, ou Tableau, & Patron de l’Estat des choses presentes, & que nous pourrons voir bien tost cy-apres : Qui servira comme de Memoire pour nostre Temps, ou plustost la leçon & exhortation à bien esperer. Car le bras du Seigneur n’est point accourci. 95 Les formulations sont encore plus précises que celles de Garnier. Le terme « miroir » qui est déjà très imagé en soi est encore renforcé par l’adjectif « vray » et par le substantif « tableau » qui a également un caractère fortement visuel. Le dramaturge insiste ainsi sur l’idée de la tragédie en tant que spectacle visuel. C’est à travers cette visualisation de l’histoire que se produit en même temps son actualisation. Une fois convaincu, le spectateur découvre la valeur didactique de la tragédie dans toute son étendue : elle est à la fois « leçon » et « exhortation ». En ce qui concerne notre problématique principale, le substantif « Memoire » est également révélateur, car c’est lui qui produit ici le rapprochement entre histoire et tragédie. Le dramaturge nous transmet sa propre vision du genre, qui, comme il le dit explicitement, « servira comme de Memoire pour nostre Temps ». Le fait de vouloir conserver pour la postérité les événements exposés dans la pièce renvoie à une conception historiographique de celle-ci. Dans cette perspective, la tragédie elle-même est conçue comme matériau historique. L’explication de ces deux exemples nous a permis d’illustrer le décalage entre les théories poétiques et la pratique dramatique 96 . Ces exemples attestent que les dramaturges de l’époque poursuivent des buts précis en écrivant leurs œuvres. Ainsi, la 93 Garnier, R., Porcie, édition critique de J.-C. Ternaux, Paris, Champion, 1999, p. 8. 94 Le même procédé est utilisé dans le domaine de l’art, dont témoignent deux tableaux d’Antoine Caron, à savoir Le Massacre des Triumvirs (1562) et Les Massacres du Triumvirat (1566) ainsi que vingt tableaux et une gravure anonyme portant le dernier titre. Mais dans ce cas-là, on a des difficultés à reconnaître la ville de Rome antique. Il peut également s’agir d’une autre ville qui ressemble à la Rome antique. Sur ce point voir l’introduction à l’édition critique de Porcie citée, p. 8, soulignant l’existence des scènes similaires dans Porcie. 95 Philone, Adonias (1586), sous-titre cité d’après Frappier, 2001, p. 41. 96 Stone, D., Jr., French Humanist Tragedy. A Reassessment, Manchester University Press, 1974, p. 9-18, donne encore plusieurs exemples et illustre l’ampleur de ce phéno- Biblio_17_005_437_Postert.indd 48 09.02.2010 8: 32: 42 Uhr 49 pratique théâtrale dépasse le cadre uniforme de la tragédie dépeinte dans les écrits théoriques de l’époque. L’emploi de la même image dans le domaine de l’histoire ainsi que dans le contexte de la tragédie renforce encore les liens entre les deux genres. La métaphore du miroir en général possède une valeur fortement visuelle, car le miroir donne un certain reflet, il donne à « voir ». Mais que voient les spectateurs sur scène ? Ils voient des situations empruntées à l’histoire qui ressemblent fortement à celles de l’actualité contemporaine - un miroir « atemporel » si l’on veut. Comme on l’a vu, ils sont même invités par le dramaturge à franchir la distance temporelle pour établir des liens avec leur propre situation. Mais pourquoi construire une distance dans le temps, si l’on invite le spectateur dès le début à l’ignorer ? Cela semble constituer un procédé paradoxal. Pour un certain nombre de dramaturges de cette époque, il en est effectivement ainsi. Pour eux, il n’y a qu’un pas de l’idée de la mise en parallèle proposée par Garnier à la disparition totale de la distance temporelle. Dans la deuxième moitié du XVI e siècle, ils écrivent des tragédies essentiellement propagandistes en utilisant des sujets de l’actualité politique. C’est là, où l’idée du miroir se manifeste dans toute son étendue. Le miroir fait disparaître le décalage entre passé et présent, parce qu’il reflète immédiatement les constantes de la nature humaine. On peut donc affirmer qu’il efface la perspective diachronique au profit de la perspective synchronique. Les dramaturges s’approprient cette métaphore et la mettent au service de leurs propres fins. Il est évident que fiction et réalité s’approchent encore plus et se superposent même dans les tragédies qui s’abstiennent volontairement du principe de l’éloignement dans le temps. mène. Dans le cadre de notre étude, on s’est contenté de citer les exemples les plus éloquents. Du rapport de l’histoire avec la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 49 09.02.2010 8: 32: 42 Uhr 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction 2.1 L’intégration de l’histoire à la construction dramatique 2.1.1 L’histoire dans la tragédie - entre vérité et vraisemblance Après avoir analysé dans un premier temps le rôle et l’acception de l’histoire et de l’historiographie au XVI e et XVII e siècle et dégagé les rapports avec le théâtre en général et la tragédie en particulier qui en résultent, il convient dans un second temps d’étudier le point de vue des théoriciens du XVII e siècle à l’égard de la représentation de l’histoire au théâtre. C’est avec l’établissement des règles classiques à partir des années 1630 et surtout lors de la fameuse Querelle du Cid que l’on commence à s’interroger davantage sur les rapports entre historien et poète et plus précisément sur le rôle de l’histoire dans la tragédie. La théorie dramatique du XVI e siècle n’abordait pas encore la complexité de telles questions. Les quelques témoignages qui soulèvent cette problématique sont alors plutôt accidentels et de plus ne vont absolument pas dans la même direction qu’à l’âge classique. Dans l’ensemble, la théorie dramatique du XVI e siècle reste très rudimentaire. Les genres ne sont pas encore clairement définis ; genres médiévaux et genres nouveaux coexistent presque tout au long du siècle. Nous débutons donc notre étude in medias res, c’est-à-dire au XVII e siècle, au moment où la problématique se manifeste le plus nettement, et nous concentrerons notre analyse sur les principaux théoriciens du temps, à savoir d’Aubignac et La Mesnardière, mais aussi le théoricien-dramaturge Pierre Corneille et bien évidemment Aristote, leur modèle antique. Afin de comprendre tous les enjeux de la problématique, commençons par la Poétique d’Aristote. Citons le passage clé du chapitre 9 où Aristote distingue nettement entre poète et historien : […] le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable et du nécessaire. Car la différence entre l’historien et le poète ne vient pas de ce que l’un s’exprime en vers et l’autre en prose […] ; mais la différence est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui pourrait avoir lieu ; c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie traite plutôt du général, l’histoire du particulier. Le « général », c’est le type de chose qu’un certain type d’homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement. C’est le but que poursuit la Biblio_17_005_437_Postert.indd 50 09.02.2010 8: 32: 43 Uhr 51 poésie tout en attribuant des noms aux personnages. Le « particulier », c’est ce qu’a fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé. 97 Selon Aristote, l’historien relate donc ce qui s’est effectivement produit dans le passé ou dans la mythologie, tandis que le poète expose ce qui pourrait vraisemblablement se passer. En définissant ainsi les préoccupations de l’un et de l’autre, Aristote établit une hiérarchie des genres. Selon cette hiérarchie, la poésie est, comme il dit, « plus philosophique et plus noble que l’histoire », donc supérieure, parce qu’elle tend au « général » et non pas au « particulier ». Mais qu’est-ce qu’il entend par la notion de « généralité » ou de « particularité » ? Le 23 e chapitre de la Poétique, où le théoricien oppose de nouveau les deux genres, nous donne la réponse : dans la mesure où la poésie cherche à agencer les faits selon un enchaînement causal et à structurer l’action qui aboutit à une fin plausible, elle accède au général. L’histoire, à l’inverse, sans vouloir établir une relation logique entre les faits exposés, reste dans le particulier et dans l’individuel. La poésie conçue comme un « imaginaire possible » s’oppose alors à l’histoire en tant qu’un « réel passé » 98 . Ainsi, la poésie n’a pas à expliquer au spectateur ce que tel individu a effectivement fait dans telle situation, mais ce que tel type d’individu ferait probablement dans une situation semblable (IX, 51 b 5). On voit bien que c’est sur cet antagonisme aristotélicien entre historien et poète que se fonde la problématique capitale de la tragédie lors de l’établissement des règles classiques, à savoir la dichotomie entre le vrai et le vraisemblable - problème fondamental de la mimèsis. En lisant ce passage du chapitre 9, on se demande quel rôle Aristote attribue au vrai. On pourrait même supposer que le vrai est complètement exclu de son raisonnement. Mais il n’en est pas ainsi. Le rôle de l’histoire, c’est-àdire le vrai, apparaît ultérieurement, lorsqu’il est question du sujet de la tragédie. Comme cette dernière doit persuader, le recours aux sujets historiques se justifie: Les tragiques […] s’en tiennent aux noms d’hommes réellement attestés. En voici la raison : c’est que le possible est persuasif ; or ce qui n’a pas eu lieu, nous ne croyons pas encore que ce soit possible, tandis que ce qui a eu lieu, il est évident que c’est possible (si c’était impossible, cela n’aurait pas eu lieu). 99 Aristote réintègre ici le vrai dans son raisonnement, car c’est le vrai qui finit par rendre la fiction crédible en satisfaisant entièrement l’impératif de persuasion (« ce qui n’a pas lieu, nous ne croyons pas que ce soit possible […] »). Quand le poète crée une fable à partir des événements historiques, donc réels, 97 Aristote, La Poétique, 51 a 36-51 b 11, édition citée. 98 Voir Forestier, 1998, p. 17. 99 Ibid., 51 b 15-51 b 18. L’intégration de l’histoire à la construction dramatique Biblio_17_005_437_Postert.indd 51 09.02.2010 8: 32: 43 Uhr 52 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction il ne sera poète que s’il compose selon le vraisemblable et le nécessaire. Étant donné qu’un sujet historique, par sa qualité fortement persuasive, est supérieur à un sujet inventé, le poète devait s’en servir fréquemment. Cela n’exclut cependant pas les sujets purement inventés. Ils peuvent également fournir matière à tragédie à condition qu’ils soient vraisemblables. Pour conclure, on peut dire que la Poétique transmet strictu sensu une indifférence dans le choix des sujets. L’attitude des théoriciens français du Grand Siècle s’accorde dans une grande mesure avec celle d’Aristote, particulièrement quand il est question de la supériorité de la poésie sur l’histoire. De même, on est persuadé que le fondement historique de la tragédie rend la fiction crédible aux yeux du public. Cependant, les théoriciens français interprètent la Poétique selon leur propre vision des choses, notamment en ce qui concerne la notion de vraisemblance. Les théoriciens inversent tout simplement l’ordre des termes utilisés par Aristote et retiennent ainsi qu’il est « nécessaire » qu’une histoire soit « vraisemblable » quand on la met sur scène. Leur système théorique est fondé sur la vraisemblance en tant que principe absolu de toute création poétique, ou - autrement dit - en tant que principe absolu du processus d’imitation qu’Aristote appelle mimèsis 100 . Comment parvenir à une imitation « qui doit être si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite » 101 ? Afin de pouvoir répondre à cette question il faut se rendre compte que l’idée de l’imitation selon Chapelain repose sur une conception idéaliste de la réalité. La vraisemblance fait partie intégrante du système mimétique et détermine ainsi la perfection de celui-ci 102 . 100 Sur le problème de l’imitation, voir Pasquier, P. , La mimèsis dans l’esthétique théâtrale du XVII e siècle. Histoire d’une réflexion, Paris, Klincksieck, 1995. 101 « Je pose donc pour fondement que l’imitation en tous Poèmes doit être si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite, car le principal effet de celle-ci consiste à proposer à l’esprit, pour le purger de ses passions déréglées, les objets comme vrais et comme présents ; chose qui, régnant par tous les genres de la poésie, semble particulièrement encore regarder la scénique en laquelle on ne cache la personne du poète que pour mieux surprendre l’imagination du spectateur et pour le mieux conduire sans obstacle à la créance que l’on veut qu’il prenne en ce qui lui est représenté. » Chapelain, J., Lettre sur la règle des vingt-quatre heures [in] Dotoli, G., Temps de préfaces : le débat théâtral en France de Hardy jusqu’à la Querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996, p. 227. 102 « J’ai répondu encore au sixième article qui dit que l’imitation fait seule toute la poésie et qu’elle n’a point besoin d’autre règle pour sa perfection, lorsque j’ai maintenu que la vraisemblance était sa propriété inséparable, qu’elle en doit accompagner toutes les circonstances et que l’imitation d’elle-même est impuissante si la vraisemblance ne lui prête pas la main. » Ibid., p. 232. Biblio_17_005_437_Postert.indd 52 09.02.2010 8: 32: 43 Uhr 53 Afin d’arriver à ce « perfectionnisme » de l’œuvre d’art, il est donc permis d’arranger et de modifier la réalité selon les règles de la vraisemblance et de la bienséance. Le résultat de ce processus de création serait alors une « imitation parfaite » ou - disons plutôt - l’illusion d’une imitation parfaite, car on est loin d’une imitation dite « totale » fondée sur un système réaliste tel qu’il est défendu à la même époque par le parti des irréguliers, dont Ogier et Mareschal 103 . C’est alors dans l’idée de faire croire au spectateur qu’il assiste à un véritable événement que réside la conception de l’imitation parfaite, et c’est par le biais de la vraisemblance et de la bienséance que le poète crée cette illusion de vérité. Dans le système théorique de Chapelain et des partisans des règles, le spectateur occupe une place capitale. Tout le procédé de l’inventio et de la dispositio est déterminé par le respect total de la vraisemblance, pour que le spectateur croie parfaitement à la véracité de ce qui lui est présenté sur scène. Il s’agit là d’une conception particulière du processus d’imitation, qui ne met pas l’accent sur la relation entre la chose imitée et celle qui imite, mais sur la relation entre le représentant, c’est-à-dire l’action, et la représentation ou - autrement dit - sur la réception de l’action par le spectateur. Dans cette perspective, l’action composée par le poète est un artefact (l’imitation a été « corrigée » par la vraisemblance), qui suscite chez le spectateur le sentiment d’une imitation parfaite et qui lui procure ainsi l’illusion du vrai 104 . Ainsi, la vraisemblance prend le pas sur la vérité. Mais comment le poète doit-il traiter un sujet historique, donc vrai, quand il veut le mettre sur la scène ? Quel est donc le rapport entre vérité et vraisemblance dans ce cas précis ? Les Sentiments de l’Académie française sur le Cid donnent précisément la réponse à cette question. Chapelain, porte-parole des Sentiments, condamne Corneille pour avoir constamment respecté la vérité historique dans son œuvre : C’est principalement en ces rencontres [les événements de la pièce] que le Poète a droit de préférer la vraisemblance à la vérité, et de travailler plutôt sur un sujet feint et raisonnable que sur un véritable qui ne fût pas conforme à la raison ; que s’il est obligé de traiter une matière historique de cette nature, c’est alors qu’il la doit réduire aux termes de la bienséance, sans avoir égard à la vérité, et qu’il la doit plutôt changer tout entière que de lui laisser rien qui soit incompatible avec les règles de son art […] 105 103 Voir sur ce point Forestier, G., Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003, p. 78. 104 Voir ibid., p. 93-94. 105 Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, [in] Corneille, Œuvres complètes, édition de G. Couton, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, I, p. 809. L’intégration de l’histoire à la construction dramatique Biblio_17_005_437_Postert.indd 53 09.02.2010 8: 32: 43 Uhr 54 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction La position de l’Académie française est clairement définie : le poète a le droit de modifier la matière historique à sa guise. Si un sujet historique paraît incompatible avec les règles de l’art, le poète est même obligé de le soumettre aux règles de la bienséance et de la vraisemblance sans respecter la vérité. Le respect de la réalité historique ne joue littéralement aucun rôle dans le processus de la dispositio. La tragédie idéale serait alors une « tragédie historique anhistorique » 106 - terme qui paraît paradoxal à première vue notamment quand on se rend compte que c’est justement par son caractère historique que la tragédie peut se permettre de s’écarter de l’histoire véritable. En faisant passer le sujet historique au crible de la vraisemblance, la tragédie historique devient anhistorique et ne donne que l’illusion du vrai. En constatant que « c’est une pensée bien ridicule d’aller au théâtre pour apprendre l’Histoire », d’Aubignac avec sa Pratique du Théâtre s’inscrit dans la lignée de Chapelain et des partisans des règles classiques. Sa conclusion est évidente : le poète n’est pas un historien, ce qui implique qu’il n’est pas obligé de respecter la vérité : […] comme il [le Poète] ne s’arrête pas au Temps, parce qu’il n’est pas Chronologue, il ne s’attachera point à la Vérité, non plus que le Poète Epique, parce que tous deux ne sont pas Historiens. 107 Il va de soi que d’Aubignac, en tant que défenseur de la vraisemblance absolue 108 , rejette la vérité lorsqu’elle n’est pas vraisemblable. Tout en acceptant le caractère historique de la tragédie d’après la tradition aristotélicienne, l’histoire ne constitue pour d’Aubignac que le « lieu » de l’action. Comme l’histoire n’est pas le véritable sujet de la tragédie, il n’y a aucune raison de s’attacher complètement à la vérité historique. C’est ainsi que sa pensée s’accorde avec le système mimétique défendu par Chapelain : ce n’est pas dans le but de créer un degré maximal de vérité que réside l’idée de l’imitation parfaite, mais dans la « perfection de la véridiction considérée comme vérité » 109 . D’Aubignac focalise ainsi toute son attention sur la représentation de l’action et sur la réception de celle-ci par le spectateur. Afin de créer une œuvre « raisonnable », le poète, selon d’Aubignac, doit tout soumettre au jugement de la rai- 106 Forestier, 1998, p. 18. 107 D’Aubignac, Pratique du Théâtre, édition citée, p. 13. 108 Voir ibid., livre II, chap. II: « […] la vraisemblance est, s’il le faut ainsi dire, l’essence du poème dramatique, et sans laquelle il ne se peut rien faire ni dire de raisonnable sur la scène […] C’est une maxime générale que le vrai n’est pas le sujet du théâtre, parce qu’il y a bien des choses véritables qui n’y doivent pas être vues, et beaucoup qui n’y peuvent pas être représentées […] Il n’y a donc que le vraisemblable qui puisse raisonnablement fonder, soutenir et terminer un poème dramatique. » 109 Forestier, 2003, p. 98. Biblio_17_005_437_Postert.indd 54 09.02.2010 8: 32: 44 Uhr 55 son. Le spectateur, complètement pris par l’illusion théâtrale, n’éprouve aucun besoin de faire appel à sa propre raison. Il oublie son statut de spectateur pour devenir le témoin d’une « action véritable ». Comme dans le cas de Chapelain, le poète crée un univers de fiction, complètement autonome, qui procure au spectateur l’illusion de voir les choses comme elles devraient se passer, vraisemblablement, dans la réalité. Au moins pendant la durée de la représentation, l’action sur scène se transforme en réalité, et le spectateur - en proie de la véridiction parfaite de cette réalité - oublie complètement qu’il se trouve au théâtre. On sait bien que les affirmations de Chapelain et celles de l’Abbé d’Aubignac mettent en cause directement ou indirectement Corneille qui est généralement considéré comme le dramaturge-« historien » par excellence. Pourtant, Corneille juge Héraclius comme étant « une hardie entreprise sur l’histoire » 110 ou « une pièce d’invention sous des noms véritables » 111 . Il apparaît que l’on se trouve face à un nouveau paradoxe : Pourquoi alors parler d’un dramaturge-« historien » quand il se permet de prendre des libertés avec l’histoire ? De nombreux traités reflètent la position du dramaturge à l’égard de la vérité historique et nous font connaître les arguments par lesquels il tente de convaincre les doctes. Étant donné que notre enquête porte sur la représentation de l’histoire au théâtre, les discussions sur la dichotomie vérité/ vraisemblance et sur le jeu dialectique entre fidélité historique et invention poétique sont d’un intérêt considérable. Même si les tragédies de notre corpus empruntent toutes leur sujet à l’histoire moderne ou contemporaine, la problématique principale reste fondamentalement la même : Quelle valeur est-ce que les dramaturges attribuent à l’histoire dans leurs tragédies ? Quelle est la fonction de l’histoire dans le processus de création ? L’esthétique théâtrale de Corneille repose sur un raisonnement circulaire, un paradoxe au premier abord, mais tout à fait logique quand on comprend ses principaux éléments. Prenons le Cid comme exemple : N’est-il pas complètement invraisemblable que la pièce se termine sur un futur mariage entre Chimène et le meurtrier de son père ? Personne n’en peut douter. On voit bien qu’il s’agit d’un sujet historique, mais d’un sujet historique invraisemblable. C’est l’histoire qui fournit à Corneille des sujets si forts et si singuliers 110 Préface à Héraclius, [in] Corneille, Œuvres complètes, éd. citée, II, p. 354-355 : « Voici une hardie entreprise sur l’Histoire, dont vous ne reconnaîtrez aucune chose dans cette tragédie, que l’ordre de la succession des empereurs Tibère, Maurice, Phocas, et Héraclius. » 111 Examen d’Héraclius, [in] ibid., p. 360 : « Je ne sais si on voudra me pardonner d’avoir fait une pièce d’invention sous des noms véritables, mais je ne crois pas qu’Aristote le défende, et j’en trouve assez d’exemples chez les Anciens. » L’intégration de l’histoire à la construction dramatique Biblio_17_005_437_Postert.indd 55 09.02.2010 8: 32: 44 Uhr 56 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction qu’ils paraissent complètement invraisemblables, comme par exemple une mère qui tue ses enfants ou un frère qui tue sa sœur, et ils sembleraient inacceptables si justement ils n’étaient pas historiques 112 . Contrairement à ses adversaires, l’histoire occupe une place considérable dans sa théorie dramatique et n’est pas simplement réduite au principe de la vraisemblance : […] les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent l’impétuosité aux lois du devoir, ou aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable, et ne trouveraient aucune croyance parmi les auditeurs, s’ils n’étaient soutenus, ou par l’autorité de l’histoire qui persuade avec empire, ou par la préoccupation de l’opinion commune qui nous donne ces mêmes auditeurs déjà tous persuadés 113 . Dans la mesure où l’histoire devient le garant des éléments principaux de l’action, la tragédie telle que Corneille la conçoit, est une tragédie véritablement historique. Le fondement historique de la tragédie rend la fiction crédible et « persuade avec empire », comme l’a déjà constaté Aristote dans sa Poétique. Corneille récuse ainsi le principe absolu de la vraisemblance auquel il substitue le principe du « croyable » soutenu par l’histoire 114 . À cet égard, on comprend tout à fait pourquoi l’Abbé d’Aubignac peut être considéré comme le principal adversaire du dramaturge-« historien ». La fonction et l’emploi de l’histoire dans la tragédie, c’est-à-dire les rapports fondamentaux entre histoire et tragédie, sont remis en question. Dans son Discours de la tragédie, Corneille se demande « s’il est permis de changer quelque chose aux sujets qu’on emprunte de l’histoire ou de la fable » 115 , question posée également par La Mesnardière au chapitre V de sa Poétique ainsi que par d’Aubignac dans sa Pratique du Théâtre. La Mesnardière aborde cette question sous le titre « Dépravation défenduë au Poète » et constate « qu’il ne lui est pas permis, sur tout dans la Tragédie, de changer & de corrompre les principaux Evénémens des Histoires qui sont connuës » 116 . Il faut pourtant noter que ses remarques ne concernent pas les sujets tirés de la Bible. « L’Histoire sainte », comme il dit, « doit paroître en son entier, ou ne paroître point du tout » 117 . D’Aubignac, de son côté, explique que l’histoire connue aussi bien que l’histoire récente constituent des sujets délicats, puis- 112 Corneille, Discours du poème dramatique, [in] ibid., III, p. 118. 113 Ibid. 114 Sur le concept de «croyable» chez Corneille, voir Forestier, G., Corneille. Le sens d’une dramaturgie, Paris, SEDES, 1998, p. 7. 115 Corneille, Discours de la tragédie, [in] ibid., III, p. 159. 116 La Mesnardière, La Poétique (1640), Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 28. 117 Ibid., p. 34. Biblio_17_005_437_Postert.indd 56 09.02.2010 8: 32: 44 Uhr 57 que le poète ne peut pas changer l’action à sa guise sans choquer les sentiments du public. Pour cette raison, il conseille au poète « d’abandonner un tel Sujet, que de faire un mauvais Poème en voulant conserver la vérité à laquelle il n’est pas obligé » 118 . D’Aubignac défend ici de nouveau sa position face à la question de la vérité dans le poème dramatique. Dans cette perspective, un sujet connu ou un sujet récent est inapproprié car il ne laisse pas assez de liberté au poète. Comme on l’a déjà indiqué, la position de Corneille est différente. En s’appuyant sur la Poétique d’Aristote, il déclare que l’action principale doit être conservée, mais qu’il est permis au poète d’en inventer les « circonstances », car « l’histoire souvent ne les marque pas, ou en rapporte si peu, qu’il est besoin d’y suppléer pour remplir le poème ». Le poète possède le pouvoir de choisir « les moyens » parvenant à l’action et contribue ainsi à la plausibilité de ce qui est représenté. Le spectateur, attaché aux faits principaux d’une histoire, ignore en général les circonstances précises qui aboutissent à l’événement présenté. En reconnaissant le fait principal dont « l’histoire lui a laissé une plus forte impression », il accepte le reste de l’action comme véritable, même si elle sort de l’imagination du poète. C’est parce que les circonstances sont nouées à l’action principale selon le principe de cause à effet que le spectateur croit parfaitement à ce qu’il voit sur la scène. Corneille préfère donc « le croyable » au vraisemblable et parvient ainsi parfaitement à justifier l’intrusion des circonstances inventées. En rendant les « moyens » compatibles avec l’histoire, il crée un jeu dialectique entre le vrai et le faux. Le résultat d’un tel amalgame est une histoire qui correspond exactement au sens de la véritable histoire, mais qui - par ses nombreux « embellissements » - paraît encore plus parfaite que cette dernière. Guez de Balzac résume bien cette qualité cornélienne dans une lettre adressée au dramaturge- « historien » à propos de Cinna : Vous nous faites voir Rome tout ce qu’elle peut être à Paris, et ne l’avez point brisée en la remuant. […] Aux endroits où Rome est de brique, vous la rebâtissez de marbre. Quand vous trouvez du vide, vous le remplissez d’un chef-d’œuvre, et je prends garde que ce que vous prêtez à l’histoire est toujours meilleur que ce que vous empruntez d’elle 119 . « Imiter » l’histoire, selon Corneille, signifie donc réécrire l’histoire en l’embellissant. Le public, de son côté peut bel et bien accepter cette réécriture comme vraie, puisqu’il se trouve face à un univers fictif encore plus historique que l’histoire elle-même. Comme, selon le dramaturge, c’est le fonde- 118 D’Aubignac, Pratique du Théâtre, édition citée, p. 115. 119 Lettre du 17 janvier 1643, citée dans Corneille, Œuvres complètes, édition citée, I, p. 1056-1057. L’intégration de l’histoire à la construction dramatique Biblio_17_005_437_Postert.indd 57 09.02.2010 8: 32: 44 Uhr 58 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction ment historique qui fait la tragédie et non pas le caractère vraisemblable du sujet historique, Corneille renonce volontairement au principe de la vraisemblance dans le choix du sujet (inventio). La tragédie cornélienne est donc véritablement historique, car l’histoire constitue le sujet et non pas seulement le lieu de l’action, ce qui serait le cas dans la « tragédie historique anhistorique ». Dans son Discours de la tragédie, Corneille cite Aristote 120 afin de pouvoir conclure qu’il est permis au poète de « s’écarter du vraisemblable dans le besoin ». Quoique cette idée du vraisemblable soit loin de celle des doctes, particulièrement de celle de d’Aubignac, le dramaturge reconnaît l’utilité du principe dans le domaine de la dispositio, à savoir la vraisemblance des comportements humains, la bienséance des caractères et la cohérence de l’enchaînement des événements. Son principe du « croyable » comporte donc trois aspects différents : il se fonde sur le caractère essentiellement historique de la tragédie, implique le respect de la vraisemblance dans le domaine de la dispositio et vise le public qui prend l’action représentée pour vraie. Revenons, pour conclure, à la distinction d’Aristote entre le « général » et le « particulier ». En faisant une « ingénieuse tissure des fictions avec la vérité », comme le dit Corneille dans sa préface à Polyeucte, il accède au général, mais réussit en même temps dans le particulier. Ses successeurs, au contraire, qui, aux environs de 1660 prétendent tous écrire des œuvres « historiques », finissent par créer des « tragédies historiques anhistoriques ». Dans la volonté d’accéder au général au travers de l’histoire, ils ne réussissent pas à créer une œuvre historique, donc échouent - si l’on veut - dans le particulier. La théorie dramatique de l’époque classique, telle qu’elle a été créée par les doctes, semble en effet favoriser le général au détriment du « particulier », lui réellement historique. Dans son ouvrage La lecture des vieux romans, Chapelain expose sa position sur ce qu’on appelle la « couleur locale » : […] tout écrivain qui invente une fable dont les actions humaines font le sujet, ne doit représenter ses personnages ni les faire agir que conformément aux mœurs et à la créance de son siècle […] 121 Les écrivains du siècle classique se trouvaient donc face à un véritable interdit théorique du « particulier » historique. Les personnages sur scène devaient 120 « le poète n’est pas obligé de traiter les choses comme elles se sont passées, mais comme elles ont pu, ou dû se passer, selon le vraisemblable, ou le nécessaire. », citée dans Corneille, Œuvres complètes, édition citée, III, p. 161. 121 Chapelain, J., La lecture des vieux romans, [in] Gégou, F., Lettre-traité de Pierre-Daniel Huet sur l’origine des romans. Edition du Tricentenaire 1669-1969 suivie de La lecture des vieux romans par Jean Chapelain, Paris, Nizet, 1971, p. 176. Biblio_17_005_437_Postert.indd 58 09.02.2010 8: 32: 44 Uhr 59 parler et agir comme les Français du XVII e siècle - rejet total de la couleur locale et vrai triomphe de la bienséance externe. Après une telle constatation, on pourrait croire que le particulier reste strictement réservé au domaine de l’histoire, et le général à celui de la poésie, comme l’a observé Aristote dans sa Poétique. Or, il n’en est pas ainsi au XVII e siècle. Comme, dans la pratique, les deux genres histoire et tragédie commencent à se rapprocher, le particulier et le général, eux aussi, commencent à s’entremêler. On l’a vu - l’influence cornélienne n’est pas à négliger dans ce contexte. Mais encore faut-il se rappeler la conception de l’histoire et surtout de l’historiographie à cette époque : il ne s’agit pas seulement d’exposer simplement les événements historiques comme dans une chronique, mais de les relater d’une façon éloquente et avec des jugements généraux. Le résultat est un genre qui accède au général tout en restant dans le particulier. On voit bien que c’est le rapprochement des genres au XVII e siècle qui fait de facto disparaître l’antagonisme entre historien et poète établi par Aristote. Peut-on conclure à partir de là que tous les auteurs de tragédies au siècle classique sont en même temps des historiens ? Selon la théorie classique, ils ne le sont certainement pas. Ils sont essentiellement poètes. Ils puisent dans l’histoire tout en respectant la vraisemblance afin d’accéder au général et au philosophique et ainsi à l’universel, ce qui est l’objectif principal de l’art classique. 2.1.2 L’histoire moderne dans la tragédie - les témoignages de l’époque On vient d’observer que les théoriciens du Grand Siècle abordent le problème de la représentation de l’histoire au théâtre d’une façon très générale et que l’antagonisme entre historien et poète établi par Aristote se transforme en un autre antagonisme, encore plus abstrait, à savoir celui du vrai et du vraisemblable. Dans le cadre de notre enquête, il est bien évidemment indispensable de se rappeler ces problèmes fondamentaux, mais il est également temps de s’interroger sur le rôle que l’histoire moderne ou même contemporaine a joué dans les écrits théoriques de l’époque. Le nombre considérable des tragédies à sujet moderne réunies dans notre corpus montre bien que ce type de tragédies ne constitue pas un phénomène accidentel, même si l’on a tendance à le penser quand on regarde seulement une période précise de la production dramatique, dans laquelle les sujets modernes restent toujours inférieurs en nombre aux sujets antiques ou mythologiques. Il serait donc intéressant de savoir si les théoriciens mentionnent ce type de tragédies dans leurs traités et s’ils donnent leur avis sur le choix d’un sujet moderne. La question essen- L’intégration de l’histoire à la construction dramatique Biblio_17_005_437_Postert.indd 59 09.02.2010 8: 32: 45 Uhr 60 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction tielle est donc la suivante : à quelle époque de l’histoire faut-il emprunter des sujets ? - et question connexe : A-t-on le droit de puiser dans l’histoire moderne ou même contemporaine ? Restons tout d’abord au XVII e siècle, où la discussion générale sur la dramatisation de l’histoire est à son comble, comme on vient de l’apercevoir. Or, il est décevant de devoir admettre que nous n’avons pas de témoignage précis d’aucun théoricien classique expliquant son point de vue sur l’emploi des sujets modernes dans la tragédie. On trouve seulement des observations sur la difficulté de mettre un sujet connu sur scène. Tous les théoriciens sont d’accord sur ce point : il vaut mieux utiliser des sujets qui ne sont pas bien connus du spectateur afin de pouvoir traiter l’histoire avec une très grande liberté. Dans ce contexte, d’Aubignac est le seul à mentionner les sujets récents dans sa Pratique du théâtre : Ce n’est pas qu’une Histoire connuë, ou pour être récente, ou de tout temps dans la bouche du vulgaire, puisse souffrir de grands changements sans de grandes précautions ; mais dans ces rencontres je conseillerois plûtôt au Poëte d’abandonner un tel Sujet, que de faire un mauvais Poëme en voulant conserver la vérité à laquelle il n’est pas obligé, ou en tout cas d’en user si adroitement qu’il ne choquât point les sentiments du peuple 122 . Il donne ici un conseil catégorique : comme un sujet récent, pour être trop connu du spectateur, ne peut pas être modifié selon la volonté du poète, et comme un tel sujet oblige souvent le poète de respecter la vérité « à laquelle il n’est pas obligé », il est préférable d’y renoncer. Cela ne veut cependant pas dire qu’il est absolument interdit au poète de traiter des sujets modernes. S’il parvient tout de même à créer un beau poème sans s’appuyer trop sur la vérité - c’est ce que dit le théoricien implicitement -, il a le droit de puiser dans l’histoire récente. Il est intéressant de noter que d’Aubignac lui-même semble vouloir prouver avec sa tragédie en prose La Pucelle d’Orléans, publiée en 1642, qu’il est tout à fait possible d’écrire une tragédie non antique et d’y réussir - il en parle dans sa préface. Bien que d’Aubignac fasse mention des sujets récents, on doit tout de même admettre que cela ne joue pour lui qu’un rôle accessoire. Le fait de choisir un sujet moderne n’a apparemment pas donné lieu à grande discussion. Les autres écrits théoriques le reflètent bien. Ni Chapelain, ni La Mesnardière, ni leur modèle antique, Aristote, ne prennent nettement position. Toutes leurs observations tournent autour de la difficulté d’un sujet connu mais personne n’éprouve la nécessité de problématiser les tragédies à sujet moderne ou contemporain en particulier - fait singulier, quand on se rend 122 D’Aubignac, Pratique du Théâtre, édition citée, p. 115. Biblio_17_005_437_Postert.indd 60 09.02.2010 8: 32: 45 Uhr 61 compte qu’on discutait amplement la manière dont l’histoire en général peut être intégrée au poème dramatique 123 . Parmi les critiques littéraires, le silence des théoriciens classiques à l’égard de cette question donne lieu à des interprétations diverses. René Bray dans sa Formation de la doctrine classique en France exprime franchement son opinion quand il conclut que « la tragédie n’admet pas les sujets modernes ». Selon lui, « les critiques par leur silence, confirment la pratique ». Quant au nombre des pièces à sujet moderne, il constate en général qu’on « s’en est très peu servi ». Par la suite, il se réfère à Lanson qui relève « quelques sujets anglais et turcs ». L’argumentation de Jacques Truchet dans son œuvre La tragédie classique en France est moins rigoureuse mais va finalement dans la même direction, notamment en ce qui concerne les sujets nationaux et contemporains à la fois : […] que le sujet fût ou non bien connu du public, une règle incontestée excluait qu’il appartînt à la France contemporaine. L’éloignement apparaissait comme la condition de la majesté du théâtre tragique. En parlant de « l’éloignement », il vise particulièrement Racine, qui dans sa seconde Préface de Bajazet explique cette idée d’une façon imagée : Les Personnages Tragiques doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les Personnes que nous avons vues de si près. On peut dire que le respect que l’on a pour les Héros augmente à mesure qu’ils éloignent de nous. Major e longinquo reverentia 124 . En choisissant essentiellement des sujets de l’Antiquité gréco-latine, les dramaturges de l’époque classique optent pour un éloignement temporel. Racine au contraire montre bien avec son Bajazet qu’un éloignement dans l’espace peut avoir les mêmes effets qu’un éloignement dans le temps : L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le Peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi 123 Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de lire dans la seconde Préface de Bajazet : « Quelques Lecteurs pourront s’étonner qu’on ait osé mettre sur la Scène une Histoire si récente. Mais je n’ai rien vu dans les Règles du Poème Dramatique, qui dût me détourner de mon entreprise. » Racine est donc d’avis que la théorie dramatique n’a pas condamné les sujets modernes en général, même s’il défend la même thèse que d’Aubignac : « A la vérité, je ne conseillerais pas à un Auteur de prendre pour sujet d’une Tragédie une Action aussi moderne que celle-ci, si elle s’était passée dans le pays où il veut faire représenter sa Tragédie, ni de mettre des Héros sur le Théâtre, qui auraient été connus de la plupart des Spectateurs. » Racine, Bajazet, [in] Œuvres complètes, I, éd. de Georges Forestier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 625. 124 Ibid. L’intégration de l’histoire à la construction dramatique Biblio_17_005_437_Postert.indd 61 09.02.2010 8: 32: 45 Uhr 62 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C’est ce qui fait par exemple que les Personnages Turcs quelque modernes qu’ils soient ont de la dignité sur notre Théâtre. On les regarde de bonne heure comme Anciens 125 . Si donc, selon Bray, la tragédie « n’admet pas les sujets modernes », et si selon Truchet « une règle incontestée » excluait les sujets traitant de la France contemporaine, on aimerait bien connaître le fondement de leur raisonnement. Les deux exemples donnés par Bray (Chapelain, Melle de Scudéry) ne sont pas convaincants, et Truchet, même si ses explications sur Racine sont tout à fait logiques, semble ignorer l’existence d’un certain nombre de tragédies nationales, comme par exemple Le Triomphe de la Ligue de Richard-Jean de Nérée (1607), Gaston de Foix (1610) ou Henry le Grand (1612) de Claude Billard de Courgenay ou encore Anne de Bretagne (1678) de Louis Ferrier 126 . Lennart Breitholtz dans son étude Le théâtre historique en France jusqu’à la Révolution, prend exactement le contre-pied de la position de Bray. Il interprète le silence des théoriciens comme un consentement. En s’appuyant sur d’Aubignac - on vient de le citer -, Breitholtz présente sa thèse de la façon suivante : […] on considérait les sujets historiques et même les sujets patriotiques comme absolument permis, mais le plus souvent difficiles à adapter aux exigences de la scène. Si le dramaturge pouvait trouver un sujet utilisable dans l’histoire moderne, rien, théoriquement, ne s’y opposait 127 . Dans la mesure où un grand théoricien comme d’Aubignac constitue le point d’appui de sa thèse, son raisonnement paraît plus convaincant que celui de Bray. Sinon comment expliquer l’apparition de plusieurs tragédies modernes anglaises pendant une période précise, si la tragédie « n’admet pas les sujets modernes »? Et comment justifier l’existence d’une véritable pièce nationale (Anne de Bretagne) dans la période classique, si, comme le dit Truchet une « règle incontestée » excluait les sujets nationaux modernes ? Étant donné que les théoriciens du Grand Siècle ne peuvent pas nous renseigner suffisamment sur la problématique des sujets modernes dans la tragédie classique, nous nous sommes efforcée de trouver des témoignages plus concrets et plus éloquents. Un document particulier s’est avéré extrêmement précieux : il s’agit de la dédicace de Louis Ferrier à Monsieur xxx en tête 125 Ibid. 126 Voir Bray, R., La formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1957 (rééd.), p. 310 et Truchet, J., La tragédie classique en France, Paris, PUF, 1997 (réed.), p. 22. 127 Breitholtz, 1952, p. 22. Biblio_17_005_437_Postert.indd 62 09.02.2010 8: 32: 45 Uhr 63 de sa tragédie Anne de Bretagne, représentée à l’Hôtel de Bourgogne en 1678 et publiée l’année suivante 128 . Comme elle est d’une portée générale pour notre étude et comme elle contient des informations diverses, non pas seulement sur les intentions du dramaturge et sur ses objections à l’égard de la pièce, mais aussi sur la réception de celle-ci par le public et sur la difficulté générale liée au choix d’un sujet moderne au Grand Siècle, nous la reproduisons dans son intégralité : A MONSIEUR DE xxx MONSIEUR, Ie prens la liberté de vous demander votre protection, pour une piece qui a trouvé de grands obstacles dans sa representation, & qui peut-estre n’en trouvera pas de moindres sur le papier. La nouveauté de son sujet luy a attiré bien des censeurs, & j’ay esté surpris de voir qu’elle n’ait point plû à de certaines gens, par l’endroit même où je croyois qu’elle devoit plaire le plus. Ils ont dit que nostre Histoire estoit mal propre à nous fournir des sujets de Tragedie, qu’il faloit mener le spectateur dans un Païs éloigné, remplir son oreille par des noms plus pompeux, luy imposer & l’ébloüir en quelque façon. D’autres personnes au contraire m’ont applaudy sur le choix de mon sujet. Ils ont crû avec Horace qu’on pouvoit s’écarter avec honneur des traces des anciens. Non minimum mervere decus Vestigia graeca Ausi deserere. Ils ont dit que les Grecs eux-mêmes n’ont point emprunté des Histoires étrangeres les sujets de leur Tragedie, que les Romains ont quelquefois mis sur leur Scene des Heros de leur nation ; que nous pouvons imiter les uns & les autres, & attacher nos spectateurs par une agreable nouveauté. Gratâ novitate morandus Spectator. Ie laisse votre jugement libre là-dessus, MONSIEUR. Ce n’est pas à moy à décider une question où je suis trop interessé. Ie vous diray seulement que je ne me repens point d’avoir fait paroistre Anne de Bretagne sur nostre Theatre. Il est vray que si j’estois à le faire, je pourrois réflechir plus meurement avant que de l’entreprendre. Ie voy trop combien il est dangereux d’entrer le premier en lice, & qu’on y trouve des difficultez que l’on n’a souvent point preveuës. Car enfin, je vous l’avoüeray, Monsieur, peut-estre, Apollon aidant, je feray à l’avenir de meilleures pieces, qui me donneront sans doute moins de peine que celle-cy. Ie n’ay pas osé m’élever trop haut, de peur d’entrer dans le grand cothurne, & j’ay craint de descendre trop bas, en évitant cette élevation que la simplicité de mon 128 Ferrier de La Martinière, Louis, Anne de Bretagne, Reine de France, Paris, J. Ribou, 1679. Cet exemplaire se trouve à la Bibliothèque nationale sous la cote YF-6218. L’intégration de l’histoire à la construction dramatique Biblio_17_005_437_Postert.indd 63 09.02.2010 8: 32: 45 Uhr 64 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction sujet ne me permettoit pas. Il m’a falu garder un temperament & une mediocrité de stile qui m’a couté bien des soins, & m’assujettir aux veritables incidens de l’histoire, qui pour estre trop connuë, n’a pas laissé un cours libre à mon imagination, & lui a prescrit des bornes étroites. Ie l’ay pourtant alterée en quelques endroits, je ne le cele pas. Vous vous en estes aperceu, MONSIEUR, & vous avez eu la bonté de me le dire. Ie me suis fait le premier toutes les objections que vous m’avez faites. Ie ne veux pas icy en instruire le lecteur. Il le verra bien sans que je l’en avertisse. Ie le prie seulement de me rendre un peu de justice sur ce point, & de croire que je n’ay pas ignoré ce qu’il pourra me reprocher. Ie sçay bien par exemple que le Seigneur d’Albret, car c’est ainsi que le nomme l’histoire, ne fut jamais Maréchal. Ie luy ay donné ce nom pour la commodité de l’Hemistiche, & pour le plaisir de l’oreille. Ie n’ay pas crû que ce nom fut au dessous d’un homme de sa qualité, puis qu’un des plus illustres Capitaines de nostre siecle, & qui contoit tant de Princes dans sa race, ne dédaigna pas de recevoir le baston de Maréchal de France de la main de nostre invincible Monarque. On pourra encore m’objecter que c’est à tort que je donne à cette piece le nom de Tragedie, puis qu’il n’y a point de sang répandu. Ie n’ay rien à répondre à cette objection. Un fameux Auteur y a déjà répondu dans la Preface d’une de ses Pieces. Ie n’ay pas crû faillir en marchant sur les traces d’un si grand homme ; mais c’est assez me justifier sur la conduite de mon ouvrage, Un auteur à genoux dans une humble preface Au lecteur qu’il ennuye a beau demander grace Il ne gagnera rien sur ce juge Irrité, Qui luy a fait son procez de pleine autorité. Pour éviter une pareille raillerie, je ne vous dis plus rien, MONSIEUR, sinon que je suis avec respect, MONSIEUR, Votre tres-humble & tres-obeïssant serviteur, FERRIER. D’après ce que Ferrier écrit dans sa préface, les sujets modernes ne semblent pas avoir été complètement bannis de la scène française, ce qui confirme le nombre considérable de pièces qu’on a pu repérer au cours de notre étude. L’auteur fut même « surpris de voir que [sa pièce] n’ait point plû à de certaines gens, par l’endroit même où [il] croyoi[t] qu’elle devoit plaire le plus », c’està-dire par le choix du sujet. Les observations faites par le dramaturge soutiennent donc plutôt la thèse de Breitholtz que celle de Bray : les sujets modernes semblent avoir été généralement admis, si le dramaturge parvenait à les adapter aux exigences de la scène française. Biblio_17_005_437_Postert.indd 64 09.02.2010 8: 32: 46 Uhr 65 Mais ce dernier aspect a manifestement posé problème à Ferrier : il s’agit d’une pièce qui a « trouvé de grands obstacles dans sa représentation », qui lui a coûté beaucoup de « peine » et dont la création a soulevé des « difficultez ». Il était particulièrement difficile pour l’auteur de composer une pièce qui emprunte son sujet à l’histoire nationale moderne, bien connue du public, sans s’appuyer trop sur la vérité historique. Comme il le dit dans sa dédicace, son sujet « luy a prescrit des bornes étroites » et, « pour estre trop connue », n’a pas laissé « un cours libre » à son imagination. Dans sa tragédie, Ferrier a donc osé ce que d’Aubignac avait problématisé dans sa Pratique du Théâtre : le choix d’un sujet récent, trop connu des spectateurs. Il a rencontré dans la pratique exactement les mêmes difficultés que celles que d’Aubignac avait signalées dans son ouvrage, à savoir le joug de la vérité qui pèse sur le poète et ainsi le manque de la liberté de création. En dépit de ces contraintes, Ferrier a cherché un certain équilibre entre la fidélité historique et sa propre imagination. Tout en gardant les événements principaux de l’action, il a altéré l’histoire « en quelques endroits » - expression assez imprécise. Il donne pourtant un exemple et tente ainsi d’anticiper la critique du futur lecteur : pour des raisons de style et de versification, il a éprouvé la nécessité de transformer le Seigneur d’Albret en Maréchal. Le dramaturge évite cependant de préciser d’autres entorses à la vérité historique. Il ne parle par exemple pas des autres personnages historiques de la tragédie et il ne dit rien non plus sur la façon dont il a construit l’intrigue. En dépit des difficultés que Ferrier a rencontrées lors de la création de sa pièce, il n’a jamais regretté de l’« avoir fait paroistre » sur la scène française, comme il le souligne dans la dédicace. On a même l’impression de pouvoir déceler à travers le texte une certaine fierté de la part du dramaturge d’avoir osé s’éloigner du courant général des tragédies à sujet antique. Dès le début de sa préface, le dramaturge a pris soin d’insister sur la « nouveauté » du sujet, c’est-à-dire sur son originalité, et prétend - fier de lui - être entré « le premier en lice ». Or, c’est exactement cette nouveauté qui a posé des problèmes aux spectateurs. Traitons donc la question de la réception - question fondamentale dans ce contexte, quand on se rend compte que c’est particulièrement le public qui décide du succès ou de l’échec d’une pièce de théâtre. Selon les remarques de Ferrier, le public d’Anne de Bretagne se divise en deux camps: les critiques de la pièce, d’un côté, et les approbateurs, de l’autre. D’après l’auteur, les premiers ont principalement attaqué le caractère national de la tragédie : au lieu de situer l’action en France, il fallait plutôt « mener le spectateur dans un Païs éloigné » et « remplir son oreille par des noms plus pompeux ». Ce point de vue rappelle immédiatement les paroles de Racine dans sa seconde Préface à Bajazet - on vient de les citer - et il n’est pas éton- L’intégration de l’histoire à la construction dramatique Biblio_17_005_437_Postert.indd 65 09.02.2010 8: 32: 46 Uhr 66 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction nant de les retrouver ici, notamment quand on jette un regard sur la fin de la dédicace, où Ferrier fait implicitement allusion à Racine. Il tente de justifier la fin non sanglante de sa tragédie en se référant à un « fameux Auteur », à savoir Racine, qui, de son côté, avait déjà abordé ce problème dans sa Préface à Bérénice 129 . Ce choix s’explique ainsi comme la volonté de la part de Ferrier de marcher « sur les traces d’un si grand homme », et au-delà, de s’éloigner, comme l’avait fait Racine, de la pratique dramatique gréco-latine. L’autre camp de spectateurs, les approbateurs, ont été très positifs sur le choix du sujet moderne, comme le confirme le dramaturge. Il est particulièrement intéressant pour nous de connaître les raisons pour lesquelles le public a décidé d’ « applaudir » à ce sujet. Sur ce point Ferrier nous donne quelques indications importantes : les spectateurs étaient tout à fait d’accord avec le choix du sujet. Selon eux, il était légitime de « s’ecarter avec honneur des traces des anciens ». Ils ont estimé que les Anciens eux-mêmes, c’est-à-dire les Grecs et les Romains, avaient mis sur le théâtre les héros de leur nation et non pas des héros étrangers, et ils en ont conclu que les Français, eux aussi, pouvaient les imiter en choisissant des protagonistes de leur propre nation. Dans la mesure où l’on ne transgresse pas le dogme de l’imitation des Anciens - car on imite l’idée des Anciens de mettre sur la scène des héros nationaux - la tragédie de Ferrier apparaît sous un nouveau jour. Qu’est-ce qui empêche donc les dramaturges de l’époque d’emprunter le sujet de leur tragédie à l’histoire nationale et d’interpréter le dogme de l’imitation des Anciens à leur façon? Ne peut-on même pas parler d’une imitation « plus parfaite » des Anciens quand on met sur scène des héros nationaux ? Une partie du public de 1678 semble donc avoir apprécié cette « agréable nouveauté » comme le dit Ferrier ; mais le reste de ce public ne s’est pas montré très favorable au choix d’un sujet national. Pourtant, il est important de constater qu’ils n’ont pas condamné les sujets modernes en général. Le fait de situer l’action dans un pays éloigné semble suffire au public pour compenser la trop grande proximité du temps. Dans ce cas précis, c’est donc plutôt le manque de distance spatiale qui a posé problèmes, et non le sujet moderne en soi. Quant aux théoriciens, ils ne disent mot sur ce sujet. Une chose reste pourtant certaine : ils n’ont pas explicitement condamné les sujets modernes dans la tragédie. 129 « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une Tragédie ; il suffit que l’Action en soit grande, que les Acteurs en soient héroïques, que les Passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie. » Racine, Préface à Bérénice, [in] Œuvres complètes, I, édition citée, p. 450. Biblio_17_005_437_Postert.indd 66 09.02.2010 8: 32: 46 Uhr 67 Jetons maintenant un regard sur le XVI e siècle, et essayons de trouver des indications sur le genre tragique en général et plus précisément sur notre problématique des sujets modernes. Les témoignages du côté des théoriciens ne sont pas nombreux, mais en comparaison avec le XVII e siècle, ils sont plus éloquents - on aurait certainement attendu le contraire. Cette situation est cependant difficile à expliquer. On ne peut pas dire avec exactitude pourquoi les théoriciens du XVI e siècle semblent s’intéresser davantage à ce genre de questions que ceux du Siècle classique. Est-ce un simple hasard, ou peut-on parler d’un véritable besoin de la part des dramaturges de s’exprimer à ce sujet ? On ne le sait pas, on ne peut qu’émettre des hypothèses. Écoutons d’abord ce que Jean Vauquelin de la Fresnaye constate dans le livre II de son Art poétique à propos du choix des sujets modernes dans la tragédie : Au Tragique argument pour te servir de guide, Il faut prendre Sophocle et le chaste Euripide, Et Seneque Romain : Et si nostre Echafaut Tu veux remplir des tiens, chercher loin ne te faut Un monde d’argumens : car tous ces derniers ages Tragiques ont produit mile cruelles rages. Mais prendre il ne faut pas les nouueaux argumens : Les vieux seruent tousiours de seurs enseignements. Puis La Muse ne veut soubs le vray se contraindre : Elle peut du vieil temps, tout ce qu’elle veut, feindre. Pauvre France qui dors, quand tu t’éueilleras, De tes enfants mutins tu t’emerueilleras, […] Tes massacres cruels aux beaux ans qui suivront Aux Poëtes Tragics de suiet seruiront […] 130 Le message de Vauquelin de la Fresnaye est ainsi beaucoup plus concret et direct que celui de d’Aubignac dans sa Pratique tu théâtre : le poète tragique doit puiser dans l’Antiquité quand il veut composer une tragédie. Sophocle, Euripide et Sénèque lui servent de modèle. Mais pourquoi chercher dans l’Antiquité si l’actualité contemporaine livre un grand nombre d’événements cruels et tragiques qui pourraient facilement donner lieu à tragédie ? Vauquelin de la Fresnaye explicite les raisons pour lesquelles un poète ne devait pas prendre « les nouueaux argumens » pour en faire une tragédie. Tout d’abord, il est d’avis que les vieux « seruent tousiours de seurs enseignements », ce qui veut dire que les sujets antiques ont une valeur plus édifiante que les 130 Vauquelin de la Fresnaye, J., L’Art poétique, publié par Ach. Genty, Paris, Poulet-Malassis, 1862, p. 97. L’Art poétique n’a été publié qu’en 1605, mais Vauquelin de la Fresnaye l’a déjà commencée en 1574 et il ne l’avait pas encore terminée en 1589, année de l’assassinat de Henri III. L’intégration de l’histoire à la construction dramatique Biblio_17_005_437_Postert.indd 67 09.02.2010 8: 32: 46 Uhr 68 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction modernes. Si le but est donc que le public soit instruit, le poète est obligé de créer une certaine distance entre l’action sur scène et le spectateur. Or, c’est exactement cette distance qui fait défaut dans une tragédie moderne, particulièrement dans une tragédie nationale où le manque de distance temporelle ne peut pas être compensé par une distance spatiale, comme c’était le cas dans le Bajazet de Racine. Le degré de l’instruction du public est donc plus important avec un sujet antique qu’avec un sujet moderne. La deuxième raison invoquée par Vauquelin de la Fresnaye concerne le problème de la fidélité historique - problème capital au siècle classique, nous venons de l’expliquer. En choisissant un sujet antique, le poète peut largement éviter ce problème. Tout en gardant les événements principaux de l’action, il a la possibilité d’inventer à son gré sans que le public s’en aperçoive (« Elle [la Muse] peut du vieil temps, tout ce qu’elle veut, feindre »). Il est vrai que les spectateurs connaissent en général les histoires antiques, mais les événements décrits sont trop loin pour pouvoir être reconnus dans tous leurs détails. Si, au contraire, le poète prend un sujet récent, « le vray » constitue une véritable contrainte dont il ne peut se libérer. La vérité prend alors le pas sur l’invention poétique (« La Muse »). Vauquelin de la Fresnaye signale ici les difficultés auxquelles les dramaturges doivent faire face. Un siècle plus tard, d’Aubignac évoque la même problématique - on l’a déjà vu - et Ferrier, dans la pratique, fait les mêmes expériences avec sa tragédie Anne de Bretagne. Reste à comprendre ce que Vauquelin de la Fresnaye explique à propos des sujets nationaux - explicitons le sens : il pense que les « massacres cruels », c’est-à-dire les horreurs des guerres civiles que la France a connues au XVI e siècle, pourront un jour, dans l’avenir, fournir des sujets tragiques aux poètes (« Pauvre France […] Tes massacres cruels aux beaux ans qui suiuront / Aux Poetes Tragics de suiet seruiront »). Il est cependant indispensable que les sujets actuels deviennent tout d’abord historiques, avant que les poètes n’aient le droit de s’en servir. Nous possédons encore deux autres témoignages de la même époque qui peuvent nous renseigner sur la position des théoriciens à l’égard des sujets modernes dans la tragédie. Tous les deux sortent de la plume de Ronsard. Dans son Elégie à Grevin, il distingue la comédie de la tragédie de la façon suivante : […] La plainte des Seigneurs fut dicte Tragedie, L’action du commun fut dicte Comedie. L’argument de Comicque est de toutes saisons, Mais celuy du Tragicque est de peu de maisons. Biblio_17_005_437_Postert.indd 68 09.02.2010 8: 32: 46 Uhr 69 D’Athenes, Troye, Argos, de Thebes et Mycenes Sont pris les argumens qui conviennent aux scenes. Rome t’en a donné, que nous voyons icy, Et crains que les François ne t’en donnent aussi 131 . On voit bien que la position de Ronsard ressemble à celle de Vauquelin de la Fresnaye, particulièrement en ce qui concerne les sujets nationaux. Selon Ronsard, seuls les sujets antiques « conviennent au scenes », et il rappelle les principales Maisons de l’Antiquité qui ont donné matière à tragédie. Il exprime cependant sa crainte que les Français puissent fournir un jour des sujets tragiques. Jean de La Taille exprime la même idée dans la dédicace de son œuvre De l’Art de la Tragédie quand il s’adresse à la « Treshaulte Princesse Henriette De Cleves, Duchesse de Nevers ». À son avis, les guerres civiles de France pourraient bien prêter aux tragédies, mais comme les spectateurs sont directement concernés, il vaut mieux prendre ses distances avec un tel sujet 132 . Dans son Abrégé de l’Art poétique François (1565), dans le chapitre intitulé De la Poesie en general, Ronsard expose son point de vue sur les sujets modernes. Comme Vauquelin de la Fresnaye, il soulève lui aussi le problème de la vérité historique par rapport à l’invention poétique. Il opte pour un éloignement dans le temps afin que le public ne puisse se souvenir de tout ce qui est raconté dans le poème et afin que « la Muse » ait la possibilité d’agir plus librement. Il donne au poète le conseil suivant : Tu ne commenceras jamais le discours d’un grand poësme, s’il n’est esloigné de la memoire des hommes, et pource tu invoqueras la Muse, qui se souvient de tout, comme Déesse, pour te chanter les choses dont les hommes ne se peuvent nullement souvenir 133 . Quant aux autres théoriciens de la Renaissance, comme par exemple Thomas Sébillet, Joachim Du Bellay, Jacques Peletier du Mans et Laudun d’Aigaliers, ils 131 Ronsard, Elégie à Grevin, [in] Œuvres complètes, II, édition de G. Cohen, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 923. 132 « Madame, combien que les piteux desastres advenus nagueres en la France par nos Guerres civilles, fussent si grands, et que la mort du Roy Henry, du Roy son Fils, et du Roy de Navarre, vostre Oncle, avec celle de tant d’autres Princes, Seigneurs, Chevaliers et Gentilshommes, fust si pitoiable qu’il ne faudrait ja d’autre chose pour faire des Tragedies : ce neantmoins pour n’en estre du tout le propre subject, et pour ne remuer nos vieilles et nouvelles douleurs, volontiers je m’en deporte, aimant trop mieux descrire le malheur d’autruy que le nostre […] », La Taille, J. de, De l’Art de la tragédie, [in] Saül le furieux. La Famine, ou les Gabeonites, édition d’E. Forsyth, Paris, Marcel Didier, STFM, 1968, p. 2-3. 133 Ronsard, Abrégé de l’Art poétique François (1565), [in] Œuvres complètes, II, édition citée, p. 1000. L’intégration de l’histoire à la construction dramatique Biblio_17_005_437_Postert.indd 69 09.02.2010 8: 32: 47 Uhr 70 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction ne discutent pas des sujets modernes. Les documents que nous venons d’interpréter peuvent être considérés comme les plus exhaustifs dans ce contexte. Tentons maintenant de dresser le bilan de notre analyse et revenons aux questions posées ci-dessus : a-t-on le droit de puiser dans l’histoire moderne ? On a vu que la théorie dramatique du XVII e siècle d’une façon générale ne proscrit pas les sujets modernes quoique les théoriciens n’abordent pas cette question dans leurs traités. Quant à d’Aubignac, il ne condamne pas strictement les sujets modernes, mais il soulève le problème de la fidélité historique qui empêche souvent l’écrivain de créer un beau poème. En puisant avec Anne de Bretagne dans l’histoire nationale récente, Ferrier reconnaît de fait avoir lutté contre le « dogme » de la vérité historique et confirme ainsi, dans la pratique, les objections que d’Aubignac avait formulées en théorie. Étant donné que le respect de la vérité historique s’impose avec le choix d’un sujet récent, c’est-à-dire connu, le poète n’est pas libre dans son imagination. On peut donc conclure, que la vérité historique constitue l’obstacle principal dans le traitement d’un sujet moderne. Les théoriciens de la Renaissance nous livrent des réponses plus précises aux deux questions posées antérieurement. Vauquelin de la Fresnaye explique clairement qu’il faut emprunter des sujets à l’Antiquité et qu’il ne faut pas prendre les « nouveaux argumens ». Ronsard, réclame, lui aussi, que les sujets soient éloignés « de la mémoire des hommes » et il exprime également sa crainte que l’histoire actuelle de la France ne fournisse malheureusement des sujets tragiques par excellence pour l’avenir. D’après ces témoignages, le XVI e siècle condamne plus sévèrement encore les sujets modernes que ne le fera le siècle classique. Il est cependant important de signaler que les documents cités ne peuvent prétendre à l’exhaustivité : ils ne marquent qu’une tendance de la problématique et c’est exactement cette tendance que nous nous sommes efforcée de démontrer, en évitant les généralisations excessives. 2.2 Entre Moyen Âge et siècle des Lumières - à la recherche d’un « sous-genre » tragique 2.2.1 La moralité dramatique - un précurseur de la tragédie à sujet moderne ? Après avoir étudié les points de vue des théoriciens sur la dramatisation de l’histoire ainsi que les témoignages de l’époque abordant le problème du choix d’un sujet moderne ou contemporain dans la tragédie, il convient de se mettre à la recherche d’une histoire de ce type de pièces. Le nombre considé- Biblio_17_005_437_Postert.indd 70 09.02.2010 8: 32: 47 Uhr 71 rable de tragédies réunies dans notre corpus présage déjà du fait que la tragédie à sujet moderne ne constitue pas un cas singulier, qu’elle n’apparaît pas accidentellement. Avant d’entrer dans l’analyse détaillée de certaines œuvres dramatiques - selon une démarche synchronique -, il est indispensable d’aborder la problématique sous une perspective diachronique. Notre objectif est de fixer le cadre qui circonscrit la période précise de notre enquête. Étant donné que les premières formes de ce type de tragédies remontent à la fin du Moyen Âge et que les sujets d’histoire moderne - et particulièrement les sujets nationaux - prennent un nouvel essor au XVIII e siècle, au moment où la tragédie élargit systématiquement le champ de ses sujets, nous consacrerons ce chapitre à ces deux périodes précises. Une telle démarche nous permet de trouver un angle d’approche au problème du « genre tragique » et de ses « sous-genres ». La question reste de savoir si la tragédie à sujet moderne peut être considérée comme un sous-genre de la tragédie, comme c’est le cas de la « tragédie biblique » par exemple 134 . Or, les définitions génériques sont parfois trop statiques et équivoques ou négligent la perspective diachronique. C’est pourquoi il faut se rendre compte que chaque genre ou sous-genre évolue dans un contexte historique et littéraire précis et qu’il peut être influencé par d’autres textes que la culture d’une époque déterminée a produits, comme par exemple un discours/ traité politique, un texte religieux ou juridique 135 . La fin du Moyen Âge et le siècle des Lumières constituent donc les bornes dans lesquelles la tragédie à sujet moderne évolue. Les premières tragédies françaises de ce type datent de la seconde moitié du XVI e siècle. Retraçons donc brièvement l’évolution du « genre sérieux » de la fin du Moyen Âge jusqu’à la Renaissance afin de pouvoir comprendre le contexte précis dans lequel les premières pièces à sujet moderne voient le jour. À la fin du Moyen Âge, c’est particulièrement les mystères qui occupent le devant de la scène théâtrale et c’est également ce genre médiéval qui va jusqu’à franchir le seuil du XVI e siècle. Leurs sujets sont essentiellement bibliques et évangéliques : on trouve au premier chef le thème de la fin de la vie du Christ et de sa Passion, mais il existe également des mystères hagiographiques, c’est-à-dire des mystères qui traitent de la vie d’un saint et de son mar- 134 Dans le cas de la comédie, le phénomène des sous-genres est plus pertinent, pensons à la « comédie larmoyante », à la « comédie d’intrigue », à la « comédie de mœurs » etc. 135 Sur la notion de « genre », voir van Gorp, H./ Delabastita, D. et alii, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Champion, 2005, p. 219-221 et Dictionnaire des Genres et notions littéraires, Paris, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 1997, p. 339-344. Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 71 09.02.2010 8: 32: 47 Uhr 72 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction tyre, ou encore d’autres qui représentent des scènes de l’Ancien Testament. Les représentations jouissent d’une grande popularité ; il s’agit d’un spectacle animé, jusqu’à 100 voire parfois 500 acteurs, dont l’objectif principal est l’édification théologique et morale. Même si la plus grande partie des mystères traitent de sujets religieux, il existe également un certain nombre d’auteurs qui introduisent dans leurs œuvres des réflexions philosophiques ou politiques. Certains auteurs composent même leurs œuvres à partir d’une personnalité ou d’un événement de l’histoire contemporaine (mystères « historiques ») 136 . Mentionnons dans ce contexte le Mystère du siège d’Orléans, qui relate le siège de la ville par les Anglais et l’intervention de Jeanne d’Arc ; ou encore le Jeu de saint Louis, qui traite de la vie du Roi de France Louis IX, devenu saint Louis en 1297 - on pourrait donc également parler d’un mystère hagiographique dans ce cas précis 137 . Il est ainsi intéressant de voir que ce genre essentiellement religieux traite également des sujets politiques voire des sujets contemporains, et qu’il commence à dépasser le cadre purement théologique et moral pour s’intéresser davantage aux problèmes du temps. Dans le cas des mystères, on peut parler d’un théâtre populaire et provincial à la fois, car même le public provincial apprécie ces représentations spectaculaires. Au cours du XVI e siècle, cependant, ce genre médiéval connaît un certain déclin. Le lien étroit entre la société et le théâtre religieux commence à se dissoudre à cause de la crise religieuse que la France vit à cette époque-là. Les luttes entre catholiques et protestants intransigeants rendent les représentations de ces grands spectacles religieux à l’ambiance flamboyante de plus en plus difficiles. De plus, les humanistes n’acceptent pas cette « religion populaire » ; ils la trouvent grossière et jugent même quelques pièces médiévales blasphématoires. En dépit de ces difficultés, même après leur interdiction lancée par le Parlement de Paris en 1548, les mystères persistent et survivent ne serait-ce que sous un autre nom, comme par exemple sous le nom d’ « histoires » ou même de « moralités » 138 . C’est la raison pour laquelle ils continuent à exercer une certaine influence sur les formes dramatiques du genre sérieux, c’est-à-dire sur la tragédie qui est sur le point de se développer à partir de la seconde moitié du XVI e siècle et plus précisément sur la tragédie biblique de la même époque. 136 Voir Ribémont, B., Le Théâtre français du Moyen Âge au XVI e siècle, Paris, Ellipses, 2003, p. 70. 137 Voir ibid. 138 Voir Mazouer, Ch., Le Théâtre français de la Renaissance, Paris, Champion, 2002, p. 59. Biblio_17_005_437_Postert.indd 72 09.02.2010 8: 32: 47 Uhr 73 À côté des mystères, la moralité dramatique gagne la faveur du public contemporain et on pourrait également dire que c’est ce genre médiéval qui se rapproche le plus de la tragédie de la Renaissance 139 . Écoutons Thomas Sébillet qui donne son point de vue dans son Art poétique en 1548 : La Moralité. Tragedie Grecque ou Latine. - La Moralité Françoise represente en quelque chose la Tragédie Grécque et Latine, singuliérement en ce qu’elle traitte fais graves et Principaus. Et si le François s’estoit rengé à ce que la fin de la Moralité fut toujours triste et doloreuse, la Moralité seroit Tragédie. Le passage cité est assez représentatif d’un problème général qui se pose à cette époque de transition entre Moyen Âge et Renaissance, à savoir celui de la fluctuation des genres. Ce que Sébillet signale ici dans le cas de la moralité vaut également pour les autres genres médiévaux qui persistent jusqu’à la deuxième moitié du XVI e siècle, et parfois même au-delà, avant d’être progressivement supplantés par les nouveaux genres, tels que tragédie et comédie. Ch. Mazouer, dans son ouvrage intitulé Le Théâtre français de la Renaissance, signale ce problème tout en donnant la définition généralement admise de la moralité, à savoir « pièce de théâtre composée pour l’édification et mettant en scène des allégories » 140 . Il s’agit donc d’un théâtre destiné particulièrement à l’instruction religieuse et morale de son public, c’est-à-dire d’un théâtre qui se veut exemplaire et qui développe une leçon morale à partir des valeurs chrétiennes. De telles valeurs morales sont illustrées d’une façon très nette, pour que le public puisse comprendre le message sans difficulté. Dans ce souci de clarté, la moralité développe un système allégorique complexe qui se fonde sur la personnification dramatique de termes abstraits. C’est ainsi que des valeurs morales comme par exemple les vertus et les vices (Envie, jalousie), des qualités ou d’autres attributs moraux apparaissent sur scène. Même des entités abstraites, des catégories ou des groupes ou tout simplement l’être humain en général se transforment en personnages dramatiques (l’Eglise, la mort, des maladies, l’Humanité, l’homme, Pécheur, Marchandise et Métier). Dans toutes ces moralités règne une structure modèle, à savoir l’antagonisme entre le Bien et le Mal. L’enseignement didactique transmis par la grande majorité des moralités est donc univoque : afin de parvenir au Salut, il faut suivre la voie du Bien et fuir la voie du Mal. Selon Mazouer, les moralités peuvent être réparties en deux grandes catégories : la première catégorie comporte les pièces essentiellement religieuses et moralisatrices, c’est-à-dire celles qui se veulent purement édifiantes ; et la se- 139 Dès 1537, Lazare de Baïf définit la tragédie de la façon suivante : « tragédie est une moralité composée des grandes calamités, meurtres et adversités survenus aux nobles et excellents personnages ». 140 Ibid., p. 242. Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 73 09.02.2010 8: 32: 48 Uhr 74 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction conde les pièces qui basculent dans la satire, la polémique, voire la propagande politique - ce qui est particulièrement intéressant dans le cadre de notre enquête 141 . À partir du XIV e et surtout au XV e siècle, les textes littéraires - indépendamment de leur genre - commencent à s’inspirer de plus en plus des problèmes politiques du temps ou de la vie sociale 142 . Le genre de la moralité, avec son système allégorique, se prête particulièrement bien à cette nouvelle tendance. Dans ce contexte, nous voulons attirer l’attention sur quatre pièces qui ont été créées au XV e siècle, et qui traitent toutes d’un événement politique contemporain. L’œuvre la plus importante de ce type est certainement la moralité du Concil de Basle, composée entre février 1434 et janvier 1435 143 , qui met en scène des personnages abstraits comme Réformation, Hérésie ou Paix. Il est singulier de voir dans cette moralité qu’une institution de circonstance ou - si l’on veut - un événement contemporain, ce qu’est en effet le Concile de Bâle, se transforme en personnage allégorique (« Concil »). On ne peut pas dire avec certitude si la pièce a été vraiment représentée. Aucun document ne nous est parvenu qui pourrait l’attester. Il est cependant probable qu’elle ait été représentée pendant les négociations à Bâle, ou même après une session déterminée du concile, pour faire avancer davantage le principe conciliariste 144 . En ce qui concerne l’auteur de cette pièce, on ne peut pas l’identifier. La moralité a été longtemps attribuée à Georges Chastellain, mais Beck a pu prouver dans son édition critique qu’une telle hypothèse n’est pas justifiable 145 . Il constate pourtant qu’elle doit être l’œuvre d’un ecclésiastique français qui a assisté au Concile 146 . 141 Voir ibid., p. 62. 142 Sur l’aspect politique du théâtre médiéval, voir Quéruel, D., « Le théâtre médiéval : de la moralisation à la propagande politique », Revue française d’Histoire des idées politiques, 8, 1998, p. 232. 143 La datation de la pièce a donné lieu à discussion parmi les critiques. Nous nous appuyons sur les dates proposées par Beck. Voir Beck, J., Le Concil de Basle (1434). Les origines du théâtre réformiste et partisan en France, Leiden, E.J. Brill, 1979, p. 16-27. 144 Voir ibid., p. 3-4. Le texte même de la moralité n’est connu que par un seul manuscrit. Il s’agit du codex 205 de la Bürgerbibliothek de Berne (codices Bongarsiani). Ce recueil contient 165 pièces différentes, à savoir des documents officiels, des textes pratiques et personnels ainsi que des textes littéraires, comme par exemple un Roman de Fleuret, des ballades et des rondeaux, des pièces comiques. La moralité se trouve à la fin du recueil. Voir ibid., p. 10. 145 Voir ibid., p. 13-14. 146 Sur ce point voir Quéruel, 1998, p. 235. Biblio_17_005_437_Postert.indd 74 09.02.2010 8: 32: 48 Uhr 75 À la suite de la variété des moralités qui apparaissent tout au long du XV e et encore au cours du XVI e siècle, il s’avère difficile de trouver un classement adéquat pour ce genre sérieux. Les critiques ont tous tenté de créer de nouvelles catégories, c’est-à-dire des sous-genres de la moralité, afin de pouvoir mieux interpréter objectifs et intentions des différentes pièces. Or ces classifications sont loin d’être délimitées précisément, ce qui fait que la même pièce figure parfois dans trois catégories différentes. Les pièces à sujet politique actuel sont souvent qualifiées de « satiriques », de « polémiques », d’ «historiques » ou tout simplement de « politiques ». La classification la plus fréquente, et à mon avis la plus neutre, est celle de la moralité « politique », car celle-ci peut couvrir tous ces autres qualificatifs. Celle de la moralité « historique » convient à mon avis le moins à notre type de pièces, car les pièces en question ne traitaient pas un sujet historique, mais actuel. Le terme « historique » peut prêter à confusion, parce qu’il existe également des pièces proprement « historiques » à cette époque, qui puisent par exemple dans l’histoire antique. Mais, si l’on traite d’une moralité « historique » dans la critique, on ne désigne parfois pas une pièce qui emprunte son sujet au passé, mais une pièce qui emprunte son sujet à l’actualité politique, qui, certes, de nos jours, peut être qualifiée d’ « historique ». Dans le cas particulier du Concil de Basle, le qualificatif « politique » implique encore une autre signification, à savoir celle de la propagande politique, ou - autrement dit - de la propagande partisane. Mais qu’est-ce qu’on entend plus précisément par le terme de « propagande partisane » ? Pour ce qui est de la définition, nous nous appuyons sur les explications données par Beck 147 . Deux conditions doivent être remplies quand on parle d’une œuvre de propagande : en premier lieu, le texte doit exprimer thèses et doctrines des partisans militants ; et dans un second lieu - et c’est l’aspect capital - il s’adresse à un public donné et cherche à le persuader. Le Concil de Basle comporte ces deux aspects : en tant que dramatisation d’un traité conciliaire, elle s’engage pour la réforme de l’Église et défend vigoureusement le principe conciliariste - et cela avant la fin des négociations. La moralité cherche donc à influencer l’évolution de la situation. Le Concil de Basle est créée au moment où la France traverse une crise sérieuse. Bouleversée par les guerres civiles et anglaises (Guerre de Cent ans), la France lutte contre les tensions politico-religieuses. Les grands conciles, comme par exemple les Conciles de Pise et de Constance tentent de résoudre les problèmes de la réforme ecclésiastique et du Schisme. Les intentions de l’auteur doivent être comprises dans ce contexte précis : l’ecclésiastique français ne donne pas simplement une solution morale aux problèmes du temps, 147 Voir Beck, 1979, p. 29-30. Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 75 09.02.2010 8: 32: 48 Uhr 76 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction comme le font les autres « moralistes » de l’époque, mais il s’efforce d’en donner une solution politique. La moralité peut être considérée comme un miroir du temps, en représentant les troubles qui affligent la France et l’Église. Après avoir écouté les malheurs dont souffre le personnage d’Église, le Concile s’efforce de résoudre ses problèmes en se présentant comme la seule et unique institution qui soit capable de la réformer. Ainsi, la solution politique donnée par l’auteur réside dans le principe conciliariste, dont la moralité se fait le porte-parole. Tout en restant dans les conventions du genre (système allégorique, édification), la moralité du Concil de Basle occupe une place à part, ou, si l’on veut, ouvre le chemin à une nouvelle catégorie, à un sous-genre de la moralité, qu’est la moralité « propagandiste ». Le Concil de Basle est - semble-t-il - la première pièce de langue française à se servir de la forme dramatique pour transmettre sa propagande partisane. Nous ne possédons aucune pièce antérieure qui poursuive un objectif semblable. En dépit de cette originalité, la moralité doit être située dans le contexte des écrits narratifs de caractère polémique, satirique et propagandiste qui abondent à cette époque et qui ont certainement influencé les idées politiques de l’auteur quand il a décidé de les mettre dans un « moule dramatique » 148 . Un an après le Concil de Basle, un auteur bourguignon, Michault Taillevent, opte également pour un événement actuel de première importance en créant une pièce autour du traité d’Arras, intitulée La Moralité d’Arras (1435). Comme dans le cas du Concil de Basle, on ne sait pas avec certitude si la pièce a été représentée. L’action dramatique de la pièce est minime : Povre commun, le personnage principal (il symbolise l’homme du peuple), se plaint des misères que la France subit pendant cette période de guerre. Ces plaintes aboutissent à des suppliques passionnées en faveur de la paix, que tout le monde désire ardemment. Monologues et dialogues se succèdent dans la pièce ; les autres personnages, comme par exemple Pouvoir papal, Envoy du consile ou Guerre expriment leur point de vue sur la situation. À la fin de la pièce, Povre commun invite tout le monde à prier pour le succès des pourparlers, donc pour la paix 149 . 148 Il est intéressant de noter que la moralité décrit les troubles de l’époque dans le même style que les textes narratifs contemporains et qu’elle se sert parfois des mêmes termes que ceux utilisés dans leurs œuvres en prose par les auteurs polémiques contemporains, tels que Christine de Pisan, Jean de Montreuil et Alain Chartier. Voir ibid., p. 3. 149 « Toutes devotes creatures/ De tout le monde a l’environ, / Mettés cœurs, corps, ententes, cures, / En priere et en oroison ; / Junés faictes procession/ De cœur contrict et de pensee/ Affin que par bonne ordonnance/ Puist estre faicte et confermee/ La Biblio_17_005_437_Postert.indd 76 09.02.2010 8: 32: 48 Uhr 77 Bien qu’il s’agisse d’une pièce de théâtre, cette moralité reflète le climat des négociations autour de la paix d’Arras, à savoir la bonne volonté des deux partis, dans le même but de rétablir la paix. Cet écrit s’empare de l’événement exactement au moment où il se produit, afin de le dramatiser - c’est par excellence un discours sur le présent. On voit bien que les deux événements politico-religieux, c’est-à-dire le Concile de Bâle et le traité d’Arras, ainsi que les deux moralités éponymes, sont étroitement liés. De fait, du point de vue historique, les négociations du Concile de Bâle aboutissent à la Paix d’Arras (réconciliation entre le duc de Bourgogne et Charles VII), conclue le 21 septembre 1435, et qui constitue une césure importante dans cette période de guerre : d’une part, elle termine la guerre civile entre les Armagnacs et les Bourguignons (1407-1435) et d’autre part, elle marque le début de la phase finale de la Guerre de Cent, phase particulièrement importante dans la naissance du sentiment national français, la « Nation-France », par opposition à la présence anglaise. De plus, du point de vue littéraire, la moralité du Concil de Basle se rapproche également de la Moralité d’Arras non seulement parce qu’elle traite d’un sujet semblable, mais aussi parce qu’elle a été composée au cours de l’événement en question. Aucune distance temporelle ne sépare ainsi l’événement et l’écrit. On peut même parler d’une interaction entre les deux : l’événement actuel a donné la matière à la moralité, et la moralité, de son côté, cherche à exercer une certaine influence sur le déroulement de l’événement. L’intérêt de ce théâtre actuel est double : d’un côté, il peut être considéré comme un discours historiographique, dans le sens d’une « historiographie immédiate », et de l’autre, il tente d’influencer le déroulement d’une action politique selon une démarche propagandiste. De même que les textes non-dramatiques de l’époque, qui s’occupent également de problèmes du temps en fixant ce qui ne doit pas tomber dans l’oubli, ces deux moralités, elles aussi, écrivent l’histoire. Le terme d’ « historiographie immédiate » convient le mieux à notre problématique, car les auteurs saisissent l’événement au moment-même où il se produit, sans attendre qu’il soit passé pour composer leur œuvre rétrospectivement. Nous insistons volontairement sur la notion d’ « historiographie » au lieu d’ « histoire » - bien que les deux termes puissent avoir la même signification -, car la notion d’ « historiographie » souligne mieux qu’il s’agit d’un processus d’écriture sur l’événement, à un moment donné. paix du royaume de France. » (v.631 ff.) Voir Deschaux, R., Un poète bourguignon du XV e siècle. Michault Taillevent. Edition et Etude, Genève, DROZ, 1975, p. 107-108. Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 77 09.02.2010 8: 32: 49 Uhr 78 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction J. Lacouture parle quant à lui non d’une historiographie, mais d’une « histoire immédiate » 150 . Ces réflexions correspondent cependant à notre définition d’historiographie telle que nous l’avons précisée au début de notre étude. Quoique ses observations visent essentiellement l’historien et non pas le critique littéraire, elles sont applicables aux œuvres littéraires qui traitent de sujets politiques. C’est essentiellement « la proximité temporelle de la rédaction de l’œuvre par rapport au sujet traité » qui caractérise ce type d’histoire. Mais une deuxième condition doit être remplie pour qu’on puisse parler de l’ « histoire immédiate », à savoir « la proximité matérielle de l’auteur à la crise étudiée » 151 . Les deux moralités s’inscrivent ainsi parfaitement dans notre conception d’historiographie. Mentionnons dans ce contexte l’article de Claude Thiry intitulé « Historiographie et actualité (XIV e et XV e siècles) » 152 . L’auteur tente de trouver un accord entre la critique historique et la critique littéraire, en proposant une typologie dans laquelle figurent les documents historiques ou politiques proprement dits, tels que chroniques, mémoires et journaux, mais aussi les œuvres littéraires traitant un sujet politique actuel, comme c’est le cas pour les deux moralités citées ci-dessus. Cet article est l’une des rares tentatives dans la critique à s’efforcer de regarder ces œuvres hybrides d’un autre œil, c’est-àdire pas seulement d’un point de vue littéraire mais aussi historiographique. Pourquoi une œuvre qualifiée de « littéraire » ne peut-elle pas être en même temps un document historique ? En analysant sur le même plan les deux catégories de textes, Thiry choisit pour cette problématique une approche interdisciplinaire et ouvre ainsi de nouveaux axes de recherche. La typologie des textes fournie par l’auteur s’avère particulièrement féconde parce qu’elle fait apparaître que le théâtre n’est pas seul à avoir recours aux sujets contemporains : d’autres genres littéraires en font également usage. Citons dans ce contexte la poésie dite « d’actualité » - un genre en pleine floraison à cette époque-là, qui prend pour sujet l’histoire en train de se produire. D’après les recherches de Thiry, on possède beaucoup plus de poèmes - il y en a des centaines - que de pièces de théâtre qui traitent d’événements contemporains 153 . 150 Lacouture, J., « L’histoire immédiate », [in] Le Goff, J./ Chartier, R./ Revel, J. (éd.), La Nouvelle Histoire, Paris, C.E.P. L., 1978, p. 270-293. 151 Ibid., p. 271. 152 Thiry, C., « Historiographie et actualité (XIV e et XV e siècles) », [in] Jauss, H.R. (éd.) et alii, Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, vol. XI/ 1, t.3, Heidelberg, Carl Winter, 1987, p. 1025-1063. Thiry utilise également le terme d’ « historiographie immédiate », p. 1026. 153 Voir ibid., p. 1031. Biblio_17_005_437_Postert.indd 78 09.02.2010 8: 32: 49 Uhr 79 En faisant abstraction de ce fait, le théâtre d’actualité aurait facilement pu apparaître comme un phénomène isolé dans le domaine littéraire. Mais si l’on en tient compte, on s’aperçoit qu’il fait partie d’un mouvement plus vaste, qui saisit tout type de textes ayant un rapport avec l’actualité de l’époque, qu’ils soient historiques ou littéraires. À la lumière de cette analyse, jetons encore un regard sur les deux autres pièces qui traitent d’un sujet contemporain. Toutes les deux sortent de la plume d’un auteur bourguignon, Georges Chastellain, qui est certainement plus connu pour son œuvre de chroniqueur que pour celle de poète : il s’agit de La Mort du duc Philippe et de La Paix de Péronne, œuvres datant de 1468. Quoique ces deux pièces aient été composées dans la seconde moitié du XV e siècle et non pas, comme les deux moralités citées, dans la première moitié du siècle, ces quatre œuvres ont deux choses en commun : d’une part, elles empruntent leur sujet à l’actualité politique, et, d’autre part, elles optent toutes pour un événement précis ; leur sujet est donc assez restreint. La première pièce porte le sous-titre « Mystère par manière de lamentation », mais met sur scène des personnages allégoriques tels que Le Ciel, La Terre, Les Anges, Les Hommes, comme dans une moralité dramatique. Comme les genres théâtraux du Moyen Âge ne sont pas clairement définis, les termes de « moralité » ou de « mystère » s’emploient souvent indifféremment. À cet égard, cette œuvre dramatique ressemble plus à une moralité qu’à un mystère. Dans cette pièce, l’événement principal (la mort du duc) joue un rôle secondaire ; le poète prône le règne du duc Philippe en mettant l’accent sur le langage et la versification. Il n’en est pas de même avec la Paix de Péronne, où toute l’attention se focalise sur l’événement politique lui-même. Comme dans la Moralité d’Arras, l’objet de l’œuvre est un traité de paix : la pièce dramatise la réconciliation entre le roi de France, Louis XI, et le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire. Or, cette fois-ci, le texte ne vise pas à influencer l’issue des négociations. L’auteur poursuit un autre but : il cherche à conforter cette « paix », qui n’était en réalité qu’un acte humiliant pour Louis XI 154 . En mettant l’accent sur 154 Résumons brièvement le contexte historique de la Paix de Péronne, appelée aussi Entrevue de Péronne (oct.1468) entre Louis XI et Charles le Téméraire. Dans le but de revenir sur les concessions que la ligue du Bien public lui avait arrachées au traité de Conflans (1465), et après avoir incité les Liégeois à se révolter contre Charles, Louis XI se rend à Péronne pour négocier avec ce dernier. Cependant, le duc découvre le double jeu du roi et le retient prisonnier. Au lieu de le faire périr, il décide de le lier par de nouvelles conditions. Le roi, de son côté, finit par signer le traité de Péronne: il doit accepter le renouvellement et l’interprétation au sens bourguigon des traités d’Arras et de Conflans et il est obligé de donner la Champagne au duc de Berry. Ce traité est particulièrement Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 79 09.02.2010 8: 32: 49 Uhr 80 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction l’union entre le Roi et le duc, Chastellain met en valeur la dimension patriotique de la Paix de Péronne : Par seule la division De leur haute possession, France a pris sa ruyne ; Mais ore à leur occasion Elle aura sa rédemption De passée bruyne ; Elle aura restitution De toute sa privation, Glorieuse roïne, Et verra toute nation Sa gloire et jubilation Par ceste œuvre divine. 155 La pièce peut être considérée comme une véritable pièce « nationale » ; elle est l’expression directe d’un sentiment patriotique qui naît au cours de la Guerre de Cent ans. 156 L’auteur ne dit mot sur le côté négatif de cette paix, mais il en tire en revanche une conclusion optimiste : Chastellain voit dans l’événement une « sainte advenue » voulue par Dieu. En attribuant à l’événement politique une dimension religieuse, le fait politique de la Paix de Péronne échappe à la réalité du temps. Ainsi, la glorification de l’union fait oublier le véritable caractère de cette paix, et la dimension religieuse efface toute responsabilité humaine et gomme habilement l’humiliation. Les quatre pièces qu’on vient d’évoquer cherchent donc toutes à fixer un événement national précis et à exprimer un certain point de vue sur la situation en question : soit, elles s’efforcent d’influencer le déroulement d’un évéhumiliant pour Louis XI, puisque le duc de Bourgogne l’oblige à prendre part à la répression de la révolte des Liégeois. Ce n’est qu’après le pillage de cette ville que le roi retrouve sa liberté. Voir Mourre, M., Dictionnaire encyclopédique d’Histoire, Paris, Bordas, 1986, p. 3608. 155 Chastellain, G., La Paix de Péronne, [in] Œuvres, édition de Kervyn de Lettenhove, tome VII, vol.4, Genève, Slatkine Reprints, 1971, p. 429. Voir également p. 430- 431 : « Le monde estoit perdu, fini, / Tout deffroyé, tout parhonni, / Sinon par ce remide ; / Ne oncques monde tant pugni / N’eust esté par mal infini / Comme à ce coup, je cuide. / Tout eus testé d’espoir banni, / Tout désolé, tout desgarni / A clameur et à hide. / Or nous a Dieu sauvé, muni, / Et a Bourgongne à France uni / Par sa main qui tout guide […] France et Bourgongne, vous joingniez ; / En pleurs de joye vous baigniez / De la sainte advenue. » 156 Sur ce point, voir Beaune, C., Naissance de la Nation France, Paris, Gallimard, 1985. Biblio_17_005_437_Postert.indd 80 09.02.2010 8: 32: 49 Uhr 81 nement politique, soit elles visent à le commenter. Ce théâtre d’actualité est un discours sur le présent, il est une forme d’historiographie « immédiate » qui a pour objectif principal de faire connaître l’essentiel d’un événement actuel et de prendre position. Une telle forme historiographique est loin d’être gratuite, elle est très intentionnelle et possède même des traits propagandistes. Pour conclure, on peut dire qu’un nouveau genre est né au XV e siècle, à savoir celui de la moralité politique à sujet contemporain, qui continue à se développer au XVI e siècle - des moralités comme Le Nouveau Monde (1508), Lyon marchant de Barthélemy Aneau ou La Prise de Calais (anonyme, 1558), qui se plaignent du temps présent, en témoignent. Le système allégorique de la moralité a de fait contribué à faire de cette forme dramatique un instrument privilégié de propagande. Celui-ci s’avère particulièrement précieux au moment où la France est bouleversée par les guerres de religion. À cette époque, auteurs protestants aussi bien que catholiques se servent tout d’abord de la moralité et, après la redécouverte des genres antiques, de la tragédie, pour plaider leur cause. Dans la seconde moitié du siècle, le théâtre français vit une période de transition, pendant laquelle les anciens genres médiévaux sont successivement remplacés par les « nouveaux » genres dramatiques, vigoureusement défendus par La Pléiade 157 . Il est important de noter que c’est exactement à cette époque-là que se produit le glissement décisif de la moralité à la tragédie 158 . Il est donc probable que les auteurs des premières tragédies à sujet moderne de caractère fortement propagandiste - tels que Chantelouve avec La Tragédie de feu Gaspard de Coligny, 1575 - se soient inspirés de cette forme dramatique d’origine médiévale. 2.2.2 La tragédie à sujet moderne au XVIII e siècle « Ce n’est point dans la Grèce, à Thèbes ou à Argos que s’est passée cette sanglante catastrophe ; c’est à Paris […] », écrit Baculard d’Arnaud dans le Dis- 157 Dans le livre II, chap. 4 de La Deffence et Illustration de la Langue Françoyse (1549) intitulé « Quelz genres de Poëmes, doit elire le Poëte Francoys », Joachim Du Bellay condamne les genres médiévaux : « Quand aux Comedies, & Tragedies, si les Roys, & les Republiques les vouloint restituer en leur ancienne dignité, qu’ont usurpée les Farces, & Moralitez, ie seroy’ bien d’opinion, que tu t’y employasses, & si tu le veux faire pour l’ornement de ta langue, tu scais ou tu en doibs trouuer les Archetypes. » 158 Voir la définition de Sébillet et de Baïf. Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 81 09.02.2010 8: 32: 49 Uhr 82 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction cours Préliminaire de son Coligny, ou la Saint-Barthélemy, tragédie en trois actes et en vers de 1739 159 . Même si la pièce elle-même n’a pas exercé une grande influence sur l’évolution de la tragédie au XVIII e siècle - elle n’a pas été représentée en public - la constatation du dramaturge reflète bien le besoin qu’ont éprouvé un grand nombre de ses collègues de renouveler le théâtre en général, et plus particulièrement la tragédie, qui semblait avoir épuisé ses sujets. Ainsi, en faisant involontairement écho aux vers de Ronsard dans son Élégie à Grévin cités antérieurement, cette remarque se présente comme un petit manifeste contre l’acception classique de la tragédie, telle qu’elle s’est développée au siècle de la Renaissance, et telle qu’elle a été cultivée au XVII e siècle. Dans ce contexte, on comprend bien pourquoi Beaumarchais a pu se demander une vingtaine d’années plus tard, lors de la création de son Eugénie en 1767 : Que me font à moi, sujet paisible d’un Etat Monarchique du dix-huitième siècle, les révolutions d’Athènes et de Rome ? Quel véritable intérêt puis-je prendre à la mort d’un tyran du Péloponèse ? au sacrifice d’une jeune Princesse en Aulide ? 160 Il souligne ici qu’on ne vit plus à l’époque de Racine où les thèmes antiques possédaient une valeur moderne aux yeux des contemporains. Le contexte historique a changé depuis : la royauté et la Cour ne jouent plus le même rôle qu’elles ont joué auparavant, les personnages tragiques n’ont plus assez de lien avec l’actualité, ils s’éloignent de l’esprit du public, désireux de voir sur scène une action représentant les mœurs de l’époque. Il ne faut pourtant pas attendre l’avènement du drame pour voir le théâtre français du XVIII e siècle se renouveler. En effet, il suffit de jeter un regard sur la première moitié du siècle, dans laquelle la tragédie tente de se libérer du joug du modèle racinien, et s’efforce de plus en plus d’élargir le champ de ses sujets. Presque deux décennies après la Tragédie de feu Gaspard de Coligny de François de Chantelouve, Baculard d’Arnaud reprend le même thème pour composer sa tragédie nationale. Cette fois-ci, cependant, il ne s’agit plus d’un sujet contemporain, mais d’un sujet d’histoire moderne, puisque le dramaturge crée sa pièce avec beaucoup plus de distance temporelle que ne l’a fait Chantelouve. Comme cette pièce est l’une des premières tragédies du XVIII e siècle à traiter un sujet moderne - les pièces des trente premières années du siècle suivaient plutôt les traces de la tragédie classique - et comme elle contient 159 Baculard d’Arnaud, F. de, Discours Préliminaire à son Coligny, ou la Saint-Barthélemy, [in] Œuvres, tome XI, Théâtre (1), Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 14. 160 Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique sérieux, [in] Théâtre complet. Lettres relatives à son théâtre, éd. de M. Allem et P. Courant., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 10. Biblio_17_005_437_Postert.indd 82 09.02.2010 8: 32: 50 Uhr 83 une importante préface, dans laquelle l’auteur justifie le choix de son sujet, elle est particulièrement intéressante pour notre étude. On se souvient bien que Ferrier a déjà éprouvé le besoin de préfacer en 1678 sa tragédie nationale d’Anne de Bretagne, étant donné la « nouveauté » de son sujet. Même si presque un siècle sépare la préface d’Arnaud de celle de Ferrier, on peut déceler des points communs, notamment en ce qui concerne la justification du choix de leur sujet national. Comme Ferrier, Baculard d’Arnaud signale que l’opinion du public n’est pas unanime en ce qui concerne le choix du sujet. Il parle de lui-même à la troisième personne du singulier : On ne comptera point ici les suffrages ni les critiques qui se sont élevés à son sujet [.] L’Auteur est persuadé, malgré les éloges qu’il a reçus, que ses Censeurs sont plus sincères que ces panégyristes. Les louanges ne serviront qu’à l’encourager, et il prendra les critiques sur le pied des leçons utiles, qu’il aimera toujours à recevoir. 161 De plus, d’Arnaud évoque la question du fait de s’éloigner des Anciens et de marcher « tout seul » sur des nouvelles voies, ou, comme l’a dit Ferrier au XVII e siècle, « d’entrer le premier en lice » - même si ces prétentions sont un peu excessives, puisqu’il existait déjà des tragédies nationales au XVI e et au début du XVII e siècle. Baculard d’Arnaud se pose même la question de savoir si on ne peut pas ouvrir « des routes nouvelles en respectant les anciennes ». Il s’adresse aux « esclaves des règles » qui, comme il le dit, « opposent à ces innovations Corneille et Racine », et qui refusent donc tout renouvellement quand cela ne correspond pas aux règles établies 162 . Quant au sujet national, il remarque que les sujets antiques ne sont pas forcément plus tragiques que les sujets empruntés à l’histoire nationale et qu’il est donc légitime de s’en servir, idée qui figurait déjà dans la préface de Ferrier 163 . Comme l’a déjà constaté une partie du public d’Anne de Bretagne, il est tout à fait possible de « s’écarter avec honneur des traces des anciens » en mettant sur scène un sujet de sa nation. Mais quels sont finalement les arguments décisifs par lesquels les deux dramaturges justifient leur entreprise ? La réponse à cette question n’est pas ambiguë. Les deux auteurs, bien qu’ils n’écrivent pas à la même époque, se servent du même argument : on ne fait que marcher sur les traces des Grecs, qui, de leur côté, ont déjà employé des sujets de leur propre pays. L’auteur d’Anne de Bretagne est peut-être le premier à justifier un sujet national par l’exemple des Grecs, tandis que Baculard d’Arnaud ne semble que 161 Baculard d’Arnaud, Discours Préliminaire à son Coligny, édition citée, p. 23. 162 Voir ibid., p. 15. 163 Voir ibid., p. 14. Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 83 09.02.2010 8: 32: 50 Uhr 84 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction suivre l’opinion commune de son siècle qui s’était établie à partir de 1730 environ, date de la création du Discours sur le parallèle des théâtres du Père Brumoy. Celui-ci plaide pour l’emploi des sujets nationaux dans la tragédie française, en invoquant les poètes tragiques grecs qui ont également puisé dans l’histoire de leur nation 164 . D’Arnaud, de son côté, élargit cet argument en ajoutant encore l’exemple des Anglais. Selon lui, les Français sont censés montrer « qu’ils peuvent avoir le droit d’imaginer et de sentir aussi fortement que les Grecs et les Anglais » 165 . Ainsi, le dramaturge invite les Français à créer leur propre théâtre, avec leurs propres héros. Un article, paru dans Le Journal des savants en 1781, reprend exactement les mêmes idées, et résume la situation du théâtre français de la façon suivante : Pour nous, un vieux préjugé nous avait longtemps empêchés de traiter au théâtre sinon l’histoire en général, au moins celle de notre pays. Nous avions fort mal raisonné sur ce qui concerne l’imitation des Anciens. Les Grecs avaient traité des sujets nationaux, et nous en avions conclu que nous devions traiter des sujets grecs ; Horace avait loué les auteurs romains qui avaient traité des sujets nationaux, et nous en avions conclu seulement que nous pouvions aussi 164 Le Père Brumoy compare la manière qu’ont les Grecs de traiter un sujet historique avec celle des Français : « Outre que le sujet tragique n’est pas feint chez les Grecs, non plus que chez nous, il est tiré de l’histoire, ou autorisé par les traditions populaires, qui sont des annales vivantes ; mais en ceci nous commençons à apercevoir une différence notable entre nous et les Grecs. Nous puisons à la vérité dans la source de l’histoire, comme ils y puisèrent. Cela même fait la différence dont je parle ; car les Grecs ne tiraient point leurs sujets hors de l’enceinte de la Grèce ; l’histoire ou les fables de leur pays étaient pour eux des fonds inépuisable, et leur unique fond. Le reste du monde était presqu’aussi étranger à leur théâtre qu’à eux-mêmes. Nous faisons tout le contraire : notre théâtre tragique emprunte d’ailleurs sa matière, et très-rarement la prend-t-il dans l’histoire du pays ; l’Italie et la Grèce, voilà nos mines les plus fécondes ; l’univers entier nous en fournit. Quant à nos rois et à nos événemens, ils ne nous plaisent guère sur le théâtre […] Pour l’antiquité de notre monarchie, la grandeur de nos événemens, et les exploits de nos héros ; ces sujets nous font plaisir dans l’histoire ; ils nous intéressent nécessairement par l’amour naturel de la patrie ; mais nous ne les souffrons pas aisément sur le théâtre ; soit que notre vanité se choque de voir des vérités prendre l’air de la fable dans un pur spectacle, soit que notre curiosité veuille une sorte de merveilleux que nous ne trouvons pas dans la simplicité de nos annales ; soit enfin qu’une longue habitude, née d’une tradition presqu’immémoriale, ait comme consacré au théâtre des faits étrangers, dont l’antiquité ou l’éloignement impose beaucoup plus que des objets nouveaux ou présens. » Brumoy, Le Père, Discours sur le parallèle des théâtres, [in] Brumoy, Le Père, Le Théâtre des Grecs (4 vol.), seconde édition complète de M. Raoul-Rochette, vol.1, Paris, Cussac, 1820, p. 187-189. 165 Voir Baculard d’Arnaud, Discours Préliminaire à son Coligny, édition citée, p. 19. Biblio_17_005_437_Postert.indd 84 09.02.2010 8: 32: 50 Uhr 85 traiter des sujets romains. En jetant les yeux autour de nous, nous vîmes que nos voisins traitaient des sujets nationaux, que les Espagnols, par exemple, avec lesquels la politique nous donnait alors le plus de liaison, traitaient des sujets espagnols ; et au lieu de conclure que nous pouvions donc aussi traiter des sujets français, conséquence qu’il semble que nous ayons toujours rejetée avec soin, nous conclûmes seulement que nous pouvions, d’après eux, traiter aussi des sujets espagnols, méprise heureuse qui nous a valu le Cid ! 166 L’attitude de l’auteur à l’égard du théâtre de son siècle est assez critique. Il condamne la façon dont les auteurs ont interprété le « dogme » de l’imitation des Anciens et il condamne le fait que les œuvres françaises restent toujours tributaires de modèles. L’auteur dénonce ici le « défaut » principal du théâtre français du XVIII e siècle, à savoir son incapacité à transgresser les bornes que le théâtre classique lui avait imposées. En dépit des tentatives du siècle précédent pour diversifier les sujets de la tragédie, les auteurs du XVIII e siècle ne tiennent pas beaucoup à continuer dans cette voie. La majorité des dramaturges présentent, comme au Grand Siècle, une histoire noble et tragique, fondée sur une intrigue essentiellement amoureuse. On se croit face à un paradoxe : tout en sentant le besoin de renouveler le théâtre, les dramaturges n’osent que timidement élargir le champ des sujets tragiques. Toute innovation, toute originalité paraît à leurs yeux comme un sacrilège, un sacrilège contre la doctrine classique, et, dans leur esprit, pourquoi faudrait-il prendre le risque de s’écarter d’une forme qui a si brillamment réussi au siècle précédent ? Les dramaturges du Siècle des Lumières ne semblent pas tous comprendre pourquoi les chefs-d’œuvre classiques ne possédaient plus le même charme qu’à l’époque de leur création - on en a déjà parlé. La nécessité d’élargir le champ des sujets de tragédie a été essentiellement mise en valeur par Voltaire qui domine pendant soixante ans - d’Œdipe (1718) à Irène (1778) - la scène française. C’est certainement grâce à ce grand auteur tragique que d’autres dramaturges, eux aussi, commencent à innover en puisant leurs sujets dans l’histoire nationale récente. Voltaire, quant à lui, doit beaucoup au théâtre de Shakespeare, duquel il s’est largement inspiré en introduisant dans son théâtre un certain nombre de personnages qui portent des noms français. Dans sa préface à Zaïre (Epître dédicatoire à M. Fakener), il écrit (1733) : C’est au théâtre anglais que je dois la hardiesse que j’aie eue de mettre sur la scène les noms de nos rois et des anciennes familles du royaume. Il me paraît, 166 Citation d’après Brenner, C. D., L’Histoire nationale dans la tragédie française du XVIII e siècle, Berkeley, University of California Press, 1929, p. 197. L’auteur de l’analyse n’est pas connu. Mais d’après ces réflexions, il possède des connaissances profondes sur l’évolution du théâtre historique en France jusqu’à son temps. Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 85 09.02.2010 8: 32: 50 Uhr 86 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction que cette nouveauté pourrait être la source d’un genre de tragédie qui nous est inconnu jusqu’ici, et dont nous avons besoin. Il se trouvera sans doute des génies heureux, qui perfectionneront cette idée, dont Zayre n’est qu’une faible ébauche. 167 Dans Adélaïde du Guesclin (1734), Voltaire va encore plus loin dans ses projets, en proposant une intrigue où tous les personnages sont des Français. Il s’agit donc d’un sujet « tout français » comme il écrit dans une lettre à Thieriot, le 24 février 1733 168 . De plus, Voltaire choisit comme titre de sa pièce un personnage de la célèbre famille des Du Guesclin. Cependant, on est encore loin de pouvoir parler d’une véritable couleur locale, et Voltaire ne s’efforce guère de peindre une époque historique précise, avec tous ses détails. Ses pièces tendent plutôt vers le romanesque, un élément que certains dramaturges développeront encore davantage dans les années qui suivent. L’influence de Voltaire sur le développement du genre dit « troubadour » n’est tout de même pas à négliger, et c’est également le mérite du grand dramaturge que d’avoir élargi les sujets de tragédies dans deux directions : d’un côté, il les diversifie dans le temps, c’est-à-dire qu’il emprunte ses sujets de plus en plus souvent au Moyen Âge, et, de l’autre côté, il les élargit dans l’espace (l’action d’Alzire par exemple se déroule au Pérou et celle d’Irène à Constantinople). Jetons encore un regard furtif sur l’ensemble des tragédies modernes composées entre Adélaïde du Guesclin et Tancrède (1760). L’intérêt croissant pour les civilisations contemporaines existant hors de la France qui commence à se développer à cette époque-là (pensons notamment aux voyageurs qui éveillent la curiosité du peuple) se manifeste également dans le choix des sujets. Comme au siècle précédent, les sujets anglais sont très recherchés par les dramaturges : on trouve par exemple deux Marie Stuart (1743), un Edouard III de Gresset (1740), un Comte de Warwick de Cahusac (1742). Pourquoi se risquer dans l’entreprise d’un sujet national si l’Angleterre fournit d’excellents sujets de tragédies ? Les dramaturges préfèrent donc les sujets anglais et suivent ainsi les traces des auteurs dramatiques du XVII e siècle, siècle pendant lequel ce genre de sujets jouissait d’une assez grande popularité - pensons notamment au Comte d’Essex de Thomas Corneille. Il en est de même avec les sujets orientaux. Le Bajazet de Racine, par exemple, a trouvé deux successeurs au Siècle des Lumières, à savoir Bajazet premier 167 Voltaire, Préface de Zaïre, [in] Les Œuvres complètes de Voltaire, 8, Oxford, Alden Press, 1988, p. 399. 168 Voltaire, Lettre à Nicolas-Claude Thieriot (24 février 1733), [in] Voltaire, Correspondance, I, éd. de Théodore Besterman, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1977, p. 403. Biblio_17_005_437_Postert.indd 86 09.02.2010 8: 32: 51 Uhr 87 de Pacarony (1739) et Bajazet I de Sommerive (1747). Mais certains dramaturges au XVIII e siècle se hasardent à traiter un thème tout à fait original en puisant par exemple dans l’histoire de la Pologne, comme l’a fait Linant avec Vanda, reine de Pologne (1747) 169 , ou dans l’histoire russe, comme l’a fait Vatan avec Le Czarowitz, ou le fils de Pierre le Grand (1753). En dépit de cette tendance perceptible à l’élargissement des sujets de tragédies, les dramaturges ne parviennent pas à secouer le joug du cadre classique. Toutes les pièces s’efforcent de plier la matière historique à la forme traditionnelle de la tragédie classique. À cet égard, le François II (1747) du Président Hénault constitue une véritable exception. La tragédie paraît sous le titre Nouveau Théatre François - titre qu’Hénault a emprunté à Shakespeare et son Nouveau Théatre Anglois. Mais ce n’est pas seulement le titre qui fait allusion à ce grand auteur anglais ; Hénault déclare au début de sa préface : « Le Théatre Anglois de Shakespehar m’a donné l’idée de cet Ouvrage […] » 170 . Il précise ensuite que c’est surtout le caractère historique de son théâtre qui l’a fortement inspiré. En lisant Shakespeare, il n’avait pas l’impression de lire une pièce de théâtre, explique-t-il, mais de lire l’histoire, et c’est exactement le but qu’il voulait, lui aussi, atteindre en créant son François II : Ce n’est point une Tragédie que j’ai prétendu faire, cette prétention seroit absurde, c’est une nouvelle maniére de peindre les faits […] 171 En reprenant le conflit fondamental entre historien et poète évoqué par Aristote, Hénault opte pour une nouvelle « union » de l’histoire avec la tragédie. Il est loin de vouloir créer une tragédie « historique anhistorique », comme l’avait fait la majorité de ses devanciers au siècle précédent. Au contraire, il s’engage à écrire l’histoire d’une « nouvelle manière », c’est-à-dire sous forme 169 Ce sujet polonais rappelle le Venceslas (1647) de Rotrou. Il faut cependant admettre qu’il ne s’agit pas d’un sujet moderne. Même si le personnage principal de la pièce se rapproche de Venceslas IV le Vieux (1270-1305), roi de Bohême, de Pologne et de Hongrie, le sujet en tant que tel n’est pas historique. Rotrou s’est essentiellement inspiré de deux pièces espagnoles (No ay ser Padre siendo Rey de Francisco de Rojas Zorilla; La Piedad en la Justicia de Guillén de Castro). De plus, il est important de noter que, d’après l’édition originale, Venceslas est une tragi-comédie. Sur les sources de Venceslas voir l’introduction à l’édition critique de M. Béthery, B. Louvat, P. Pasquier. Rotrou, Jean de, Théâtre choisi. Venceslas, Antigone, Le Véritable Saint Genest, Paris, STFM, 2007, p. 6-12. 170 Hénault, Charles-Jean-François, Le Président, Préface à François II, [in] Nouveau Théatre François. François II. Roi de France. En cinq actes, s.l., 1747. Il existe encore une deuxième édition de la même année dont la préface a été supprimée. 171 Ibid. Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 87 09.02.2010 8: 32: 51 Uhr 88 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction d’une « action ». Ce nouveau genre historiographique possède pour lui une valeur fort didactique : Je dis donc, qu’abandonnant toute prétention d’Auteur Tragique, un Historien qui, au lieu de raconter des faits, les mettroit en action, trouveroit en même tems le secret d’instruire mieux que ne le fait ordinairement l’Histoire, & d’exciter dans l’ame des spectateurs la terreur & la pitié, ces deux grands mobiles de la Tragédie. 172 Hénault ne se demande pas comment l’histoire peut être intégrée au poème dramatique - cela impliquerait la volonté de créer une tragédie - il se demande plutôt comment elle peut remplir le mieux sa fonction didactique. Selon lui, la forme idéale serait une histoire « en action » puisque celle-ci produirait les mêmes effets que la tragédie, à savoir terreur et pitié. Tout en empruntant ces effets cathartiques au genre tragique, il reste historien, ce qu’il tente de prouver tout au long de sa pièce. Au lieu de citer ses sources dans sa préface, comme l’ont fait un grand nombre de dramaturges au Grand Siècle, il crée une sorte de paratexte. Ainsi, les principaux historiens auxquels il a recours figurent à côté des répliques des personnages - un procédé assez singulier pour une tragédie. De plus, l’auteur décrit minutieusement les événements historiques, sans se soucier trop de « l’intérêt général » de son œuvre, ce qui serait plutôt l’objectif d’une tragédie historique telle qu’elle a été pratiquée au siècle précédent et encore au début du XVIII e siècle. Chez Hénault, la fidélité historique prend le pas sur l’invention poétique - il l’explique nettement dans sa préface : Je dois dire un mot du soin que j’ai apporté à ne rien omettre d’essentiel de tout ce qui s’est passé tant qu’a vécu François II. en même tems que je ne me suis pas permis la plus légère altération dans les faits, ni le moindre anachronisme, quand même j’aurois pu en tirer quelque avantage pour la composition de ma Piéce : j’ai lû tous les Historiens qui en ont écrit, & tous les Mémoires du tems, j’en ai fait une espèce de concordance ; & tout cela a produit un tout auquel on peut ajouter foi autant que l’Histoire le peut mériter. Cela entraîne quelquefois des détails nécessaires, mais alors je prie de songer qu’on ne lit pas une Tragédie ; & d’ailleurs, quand j’ai vû que ces détails pourroient me mener trop loin, je les ai placés dans des notes. 173 172 Ibid. 173 Ibid. Dans la seconde édition de cette pièce « enrichie de notes nouvelles », Paris, 1768, figure une liste avec les « noms des auteurs qui servent à l’autorité des faits contenus dans cet Ouvrage » (par exemple Brantosme, De Thou, La Place, La Planche, etc.). Elle suit la préface de l’auteur et elle se présente de la même manière que la liste des personnages dramatiques. Biblio_17_005_437_Postert.indd 88 09.02.2010 8: 32: 51 Uhr 89 Avec François II, Hénault insiste sur la nécessité de renouveler le théâtre et surtout sur le besoin d’exploiter le champ vaste de sujets nationaux. Ainsi, la question provocante soulevée par l’auteur, à savoir « Pourquoi ne trouvera-ton pas dans notre Histoire d’aussi grands intérêts à traiter, & d’aussi grandes passions à peindre ? » devient le leitmotiv fréquemment repris par d’autres auteurs de la même époque qui, eux aussi, éprouvent le besoin de puiser de plus en plus dans l’histoire de leur propre pays. Dans ce contexte, attirons encore l’attention sur la tragédie nationale de Pierre-Laurent Buirette, nommé Dormont de Belloy, intitulée Le Siège de Calais, qui peut être considérée comme la pièce historique la plus populaire du Siècle des Lumières : elle a eu, parmi toutes les tragédies du même type qui ont été représentées sur scène, le plus grand succès 174 . En comparaison de Zaïre ou d’Adélaïde du Guesclin de Voltaire, cette pièce présente deux nouveautés : d’une part, elle tient plus à l’exactitude des faits historiques et, d’autre part, elle a des intentions fort patriotiques. L’influence de la Guerre de Sept Ans (1756-1763) sur l’ensemble de la production dramatique des années 1760 n’a jamais été aussi perceptible que dans cette tragédie. Elle tire profit des analogies entre la guerre de Cent Ans et les récentes hostilités franco-anglaises pour exalter auprès du peuple un sentiment patriotique. La tragédie a été représentée à la Comédie-Française deux ans après la signature de la paix (13 février 1765), puis elle a été jouée à la Cour le 21 février, et il y a même eu une représentation gratuite pour le peuple à la Comédie- Française, pendant laquelle des pièces d’or et des rafraîchissements ont été offerts aux spectateurs. À cet égard, on peut comprendre pourquoi la pièce a eu un tel succès ; l’ambiance générale pendant les spectacles y ayant certainement contribué. De plus, vers le milieu du siècle, un grand nombre d’écrits théoriques qui abordent le thème du patriotisme voient le jour, comme par exemple les Lettres sur l’esprit de patriotisme, sur l’idée d’un roi patriote, et sur l’état des partis qui divisaient l’Angleterre lors de l’avènement de Georges I (traduites de l’anglais) de 1750 ou la Différence du patriotisme national chez les Français et les Anglais (1762) de Basset de la Marelle. La période de la guerre de Sept ans était alors, comme l’a été celle de la guerre de Cent ans, un moment privilégié pour un théâtre dit « national ». Ce développement va de pair avec un intérêt croissant pour l’histoire de France de façon plus générale, ce que le succès de l’Abrégé 174 Il faut préciser qu’un grand nombre de tragédies historiques, surtout nationales n’ont pas été représentées sur scène, voir sur ce point Daniel, G.B., The development of the Tragédie Nationale in France from 1552-1800 (Studies in the Romance languages and literatures, 45), Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1964, p. 121. Selon ses recherches 25 tragédies de plus de 200 tragédies représentées à la Comédie-Française entre 1700 et 1789 se sont inspirées de l’histoire nationale. Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 89 09.02.2010 8: 32: 51 Uhr 90 2. La dramaturgie de l’histoire - entre réalité et fiction chronologique de l’histoire de France (1744) du Président Hénault illustre. Son œuvre connaît plusieurs rééditions jusqu’à la fin du siècle et a également trouvé des imitateurs. L’intérêt national du Siège de Calais n’est donc pas à nier ; de Belloy le souligne déjà dans la première phrase de sa préface : Voici peut-être la première tragédie française où l’on ait procuré à la nation le plaisir de s’intéresser pour elle-même. 175 Selon lui, les tragédies de Voltaire n’ont pas le même intérêt, bien qu’elles mettent parfois des personnages français sur la scène. Les pièces de ce grand auteur ne sont cependant pas forcément historiques, comme l’a avoué Voltaire lui-même à propos d’Adélaïde du Guesclin dans une lettre datée du 24 février 1733 à Nicolas-Claude Thieriot - on l’a déjà citée antérieurement 176 . De Belloy se plaît donc à souligner l’originalité de son œuvre par rapport à celle du « Sophocle français », en insistant sur le caractère « purement historique » de l’événement dramatisé 177 . Il se vante même d’avoir créé un « nouveau genre », en constatant qu’aucun des grands dramaturges n’a exploité avant lui « ce champ si vaste et si fertile » des sujets nationaux. Il est intéressant de voir comment les devanciers du dramaturge, à savoir Louis Ferrier dans sa préface d’Anne de Bretagne et Baculard d’Arnaud dans son discours préliminaire à Coligny, eux aussi, ont prétendu être les premiers dans un tel projet. Même si ces remarques sont trop excessives, on peut tout de même en tirer une conclusion : le traitement des sujets à la fois modernes et nationaux n’est jamais devenu une « habitude » ou un « chemin à suivre », comme c’était le cas des sujets antiques par exemple. Même au XVIII e siècle, malgré les efforts faits pour renouveler le théâtre, la dramatisation de l’histoire de France restait toujours une entreprise hasardeuse. Et si par conséquent un auteur osait se servir d’un tel sujet, il éprouvait le besoin de le mettre en valeur à tout moment. Encore faut-il noter que de Belloy, comme ses prédécesseurs, interprète le dogme de l’imitation des Anciens à sa propre façon : 175 Belloy, Dormont de, Le Siège de Calais, [in] Théâtre du XVIII e siècle, II, édition de Jacques Truchet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974, p. 448. 176 Voltaire, Lettre à Nicolas-Claude Thieriot (24 février 1733) : « C’est un sujet tout français, et tout de mon invention, où j’ai fourré tout le plus que j’ai pu d’amour, de jalousie, de fureur, de bienséance, de probité et de grandeur d’âme. », voir édition citée, p. 403. 177 Il écrit dans sa préface : « Le grand homme, qui depuis quarante années soutient la gloire de la scène française avec tant d’éclat est le seul, qui ait fait entendre quelquefois des noms chers à la patrie. Mais un intérêt national, fondé sur un événement purement historique, était encore un sujet que le Sophocle français n’avait pas traité. » (éd. citée, p. 448). Biblio_17_005_437_Postert.indd 90 09.02.2010 8: 32: 52 Uhr 91 Imitons les Anciens en nous occupant de nous-mêmes […] et, sans vanité, nous en valons bien la peine […] Accoutumons-nous à dresser des monuments aux vertus de nos compatriotes. C’est en excitant la vénération de la France pour les grands hommes qu’elle a produits qu’on parviendra à inspirer à la nation une estime et un respect pour elle-même, qui seuls peuvent la rendre ce qu’elle a été autrefois. […] Qu’on ne dise plus sans cesse, en sortant de notre théâtre : les grands hommes que je viens de voir représenter étaient romains, je ne suis pas né dans un pays où je puisse leur ressembler. Mais que l’on dise au moins quelquefois : je viens de voir un héros français, je puis être héros comme lui. 178 Une fois de plus dans ce siècle, on se voit confronté à cette interprétation particulière de l’imitation des Anciens : au lieu de puiser dans l’histoire antique, on crée un théâtre national avec des héros nationaux, comme l’ont fait jadis les auteurs antiques. Pourquoi situer l’intrigue à l’étranger, si l’histoire de France fournit assez de sujets prêtant matière à tragédie, se demandent les auteurs dramatiques du XVIII e siècle ? - une évolution que les théoriciens du XVI e siècle ont toujours essayé d’éviter. 178 Ibid. Entre Moyen Âge et siècle des Lumières Biblio_17_005_437_Postert.indd 91 09.02.2010 8: 32: 52 Uhr Biblio_17_005_437_Postert.indd 92 09.02.2010 8: 32: 52 Uhr II. ENTRE TRAGÉDIE-PAMPHLET ET TRAGÉDIE ROMANESQUE - LA THÉÂTRALISATION DE L’HISTOIRE NATIONALE Biblio_17_005_437_Postert.indd 93 09.02.2010 8: 32: 52 Uhr Biblio_17_005_437_Postert.indd 94 09.02.2010 8: 32: 52 Uhr 1. L’histoire nationale sur la scène française - une historiographie des guerres civiles? 1.1 Moments tragiques de l’histoire de France 1.1.1 Une chronique théâtralisée […] Combien que les piteux desastres advenus nagueres en la France par nos Guerres civiles, fussent si grands […] qu’il ne faudrait ja d’autre chose pour faire des Tragedies : ce neantmoins pour n’en estre du tout le propre subject, et pour ne remuer nos vieilles et nouvelles douleurs, volontiers je m’en deporte, aimant trop mieux descrire le malheur d’autruy que le nostre […] 1 Tel est le point de vue de Jean de La Taille sur les troubles des guerres civiles, qui, par leur caractère tragique pourraient très bien prêter matière à tragédie. Cependant, il préfère prendre ses distances avec les malheurs de son époque, dont le souvenir ressuscite de « vieilles et nouvelles douleurs ». En se rappelant les autres témoignages d’ordre théorique du XVI e siècle, on a l’impression d’avoir affaire à une règle incontestée : les sujets modernes, particulièrement ceux qui traitent le malheur de la nation, sont à éviter 2 . Pourtant, la pratique théâtrale ne confirme pas la position de Jean de La Taille, car il existe un nombre considérable de tragédies nationales à sujet moderne 3 ; et la plupart ont été écrites pendant les guerres de religion. À la 1 La Taille, Jean de, De l’Art de la tragédie, [in] Saül le furieux. La Famine, ou les Gabeonites, édition d’Elliott Forsyth, Paris, Marcel Didier, STFM, 1968, p. 2-3. 2 Jean de La Taille n’est pas le seul à exprimer cette opinion. Le désir de ne pas rouvrir les plaies mal cicatrisées se trouve chez de nombreux auteurs, tels que Roland Brisset, Étienne Jodelle, Jacques Yver ou Henri Estienne. Voir sur ce point Tin, L.-G., Tragédie et politique en France au XVI e siècle, Thèse Paris X-Nanterre, 2003, p. 210. 3 Nous avons pu repérer 15 tragédies nationales à sujet moderne, dont 12 traitent les malheurs des guerres civiles. Nous n’avons pas pu localiser la tragédie de Gerland, intitulée Montgommery (composée probablement vers 1573) que Brenner mentionne dans son ouvrage sur la tragédie nationale. Elle ne nous est certainement pas parvenue. Il en est de même avec une tragédie anonyme, intitulée La Tragédie de la mort du duc de Guise, dont on ne connaît que son titre. Sur ce point voir Brenner, 1929/ 30, p. 202. Biblio_17_005_437_Postert.indd 95 09.02.2010 8: 32: 52 Uhr 96 1. L’histoire nationale sur la scène française différence des autres tragédies de la même époque empruntant leurs sujets à l’Antiquité ou à la Bible, les tragédies en question traitent presqu’exclusivement de l’actualité brûlante de la France. Comme le souligne Pierre Matthieu dans la préface à sa Guisiade, il s’agit d’une tragédie « si nouvelle, qu’à peine a elle ressuyé les yeux de ceux qui se ressentent des malheurs d’une si estrange vengeance 4 ». En tant que « version moderne de la légende des Atrides 5 », les guerres de religion ponctuées d’événements et d’épisodes sanglants et cruels constituent donc le sujet de ces tragédies. La chronique des événements de l’histoire nationale moderne dressée par les textes dramatiques débute en 1545, année du massacre des Vaudois du Lubéron, dont les circonstances ont été présentées dans une tragédie anonyme, intitulée La Tragédie du sac de Cabrières 6 , composée probablement entre 1566 et 1568. Cette tragédie est centrée sur l’exécution de l’arrêt du 12 avril 1545, dans lequel le Parlement de la Provence ordonnait « la totale extirpation desdits vaudois et luthériens ». Cet épisode sanglant des guerres de religion, bien que d’intérêt régional à première vue, ne restera cependant pas unique, car l’année 1572 - où environ 3000 huguenots ont été tués à Paris pendant la nuit de la Saint-Barthélemy - fournit le sujet de la Tragédie de feu Gaspard de Coligny 7 de François de Chantelouve (composée avant 1574 et publiée en 1575), qui traite plus particulièrement l’assassinat de Coligny, le 23 août 1572. Plus d’une décennie plus tard, c’est de nouveau un assassinat politique qui devient sujet de tragédie, et cela même à trois reprises : il s’agit de l’assassinat du duc de Guise le 23 décembre 1588, qui a été dramatisé par Pierre Matthieu dans sa tragédie intitulée La Guisiade 8 (composée et publiée 4 Matthieu, Pierre, Discours sur le sujet de ceste Tragedie, qui sert de Préface à sa Guisiade. Voir l’édition critique de Louis Lobbes, Genève, Droz, 1990, p. 65. 5 Terme emprunté à Louis Lobbes, voir ibid. p. 8. 6 La Tragédie du sac de Cabrières [in] La tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX. Première série, vol.3 (1566-1567), textes édités et présentés par Régine Reynolds Cornell/ Rosanna Gorris et alii, Paris, PUF, 1989. Sur le contexte historique en général voir Audisio, G., Procès-verbal d’un massacre. Les Vaudois du Lubéron (avril 1545), Aix-en-Provence, Édisud, 1992. 7 Chantelouve, François de, La Tragédie de feu Gaspard de Coligny, [in] La tragédie à l’époque d’Henri III (= Théâtre français de la Renaissance, fondé par Enea Balmas et Michel Dassonville), deuxième Série, vol. 1 (1574-1579), textes édités et présentés par Christiane Lauvergnat-Gagnière, Lisa Wollfe, Marian Meijer et alii, Paris, PUF,1999. 8 Matthieu, Pierre, La Guisiade, édition critique de Louis Lobbes, Genève, Droz, 1990. Biblio_17_005_437_Postert.indd 96 09.02.2010 8: 32: 52 Uhr 97 en 1589), par Simon Belyard dans Le Guysien ou Perfidie tyrannique 9 (publiée à Troyes en 1592) et, dans un cadre plus large dans Le Triomphe de la Ligue 10 , tragédie de Richard-Jean de Nérée, composée probablement vers 1589 et publiée à Leyde en 1607 11 . Environ huit mois après le meurtre du duc de Guise, le 1 er août 1589, la scène politique reste sanglante : Henri III est tué par Jacques Clément. Comme les autres événements dramatiques cités, la mort d’Henri III, elle aussi, a été représentée sur la scène française : c’est en 1600 que Jacques de Fonteny publie Cléophon 12 , tragédie qui traite ce sujet actuel sous un déguisement onomastique, comme on le verra ultérieurement. Une décennie après la publication de cette tragédie, un nouveau régicide occupe les esprits et livre à Claude Billard de Courgenay nouvelle matière à tragédie : il s’agit de l’assassinat d’Henri IV que Billard met en œuvre dans sa pièce intitulée Tragédie sur la Mort du Roi Henri le Grand 13 , composée l’année même de l’événement et publié en 1612. Après la mort d’Henri IV, la France vit une période difficile sous Marie de Médicis qui assume la régence pour le roi mineur Louis XIII. En marge du Conseil, elle s’appuie sur le couple Concini, particulièrement sur Concino Concini, maréchal d’Ancre, qui se réjouit de toute la confiance de la régente, et la sert avec dévouement. Le jeune Louis XIII se sent cependant mis à l’écart par la toute puissance de ce favori et revendique la plénitude de son pouvoir. Un complot contre le maréchal d’Ancre est tramé dans l’entourage de Louis et avec l’appui du favori de ce dernier, Charles d’Albert de Luynes, maître de la fauconnerie royale : le 24 avril 1617, Concini est assassiné lors de son arrivée au Louvre. Ce meurtre suscite partout l’enthousiasme, et fait augmenter la production pamphlétaire. La propagande royale se trouve à son paroxysme : l’acte meurtrier assoit la légitimité de Louis. Dans les semaines qui suivent l’assassinat, soixante-seize pamphlets et trente 9 Belyard, Simon, Le Guysien ou Perfidie tyrannique commise par Henry de Valois es personnes des illustriss. reverendiss. & tresgenereux Princes Loys de Loraine Cardinal & Archevesque de Rheins, & Henry de Loraine Duc de Guyse, grand Maistre de France, A Troyes, De l’imprimerie de Jean Moreau, 1592. Cette tragédie se trouve à la Bibliothèque municipale de Châlons-en-Champagne (cote : PL 222-1, Fonds ancien A). 10 Nérée, Richard-Jean de, Le Triomphe de la Ligue, Tragoedie nouvelle, A Leyde, De l’imprimerie Thomas Basson, 1607. Cette tragédie se trouve à la Bibliothèque nationale (cote : YF - 6527). 11 En ce qui concerne la date de la composition de cette pièce, voir La Borderie, Arthur de, « Le drame politique en France au XVI e siècle. Le Triomphe de la Ligue », Revue de Bretagne et de Vendée, XXXVII, juin 1875, p. 413. 12 Fonteny, Jacques de, Cléophon, Tragedie conforme et semblable à celles que la France a veues durant les Guerres Civilles, [in] Biet, Ch., Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVI e -XVII e siècle), Paris, Robert Laffont, 2006, p. 891-937. 13 Billard de Courgenay, Claude, Tragédie sur la Mort du Roi Henri le Grand, [in] Biet, 2006, p. 952-1012. Moments tragiques de l’histoire de France Biblio_17_005_437_Postert.indd 97 09.02.2010 8: 32: 53 Uhr 98 1. L’histoire nationale sur la scène française cinq pièces en vers voient le jour 14 . On trouve, entre autres, deux tragédies anonymes, à savoir La Victoire du Phébus François contre le Python de ce temps 15 , qui traite la machination du complot et le meurtre de Concini (composée et publiée en 1617), et La Magicienne estrangère 16 (composée et publiée en 1617), qui est d’une certaine manière complémentaire de la pièce précédente puisqu’elle dramatise la période postérieure à la mort de Concini. L’intrigue porte sur le procès qu’on avait fait à sa femme, Leonora Galigaï, le 9 mai 1617, et sur son exécution le 8 juillet 1617. Cinq ans après la théâtralisation de cet événement, plus précisément entre le 21 mars et le 18 octobre 1622, une nouvelle tragédie voit le jour, qui vise à faire l’éloge du roi Louis XIII, en ridiculisant les chefs protestants : il est question de la Tragédie des Rebelles 17 , dont l’auteur signe la dédicace adressée à la reine par ses initiales P. D.B. Parisien. À la différence des tragédies mentionnées ci-dessus, cette œuvre ne traite pas d’un événement particulier. Comme le dit l’auteur, il s’engage à « descrire sous noms feints, tout ce qui s’est passé de plus memorable en toute ceste guerre ». L’auteur consacre pourtant une grande partie de la tragédie à la description de La Rochelle, le centre de la « rébellion » protestante, représentée par le personnage allégorique de Mégère, incarnant ici La Rébellion. Ainsi, la tragédie fait allusion au siège de la Rochelle entrepris par Louis XIII en 1622. Cinq ans après ce vain effort, Richelieu s’occupe lui-même des travaux de fortifications pour mettre de nouveau le siège à la Rochelle. Celui-ci commence le 10 août 1627. Le 29 octobre 1628, après 14 mois de résistance, les Rochelais finissent par capituler - La Rochelle est prise. Comme dans le cas des autres événements décrits, il s’agit 14 Bercé, Y.-M., « Les coups de majesté des rois de France, 1588, 1617, 1661 », [in] Bercé Y.-M., Fasano Guarini, E., Complots et conjurations dans l’Europe moderne. Actes du colloque international organisé par l’École française de Rome (30 septembre-2 octobre 1993), École française de Rome, 1996, p. 501. Pour le contexte historique en général voir Duccini, H., Concini, Paris, Albin Michel, 1991. 15 La Victoire du Phebus françois contre le Python de ce temps, Tragédie. Où l’on voit les desseings, pratiques, Tyrannies, Meurtres, Larcins, Mort & Ignominie dudit Python, A Paris, Iouxte la copie imprimee à Roüen chez Thomas Mallart, Libraire, dans la Cour du Palais, 1617. La tragédie se trouve à la Bibliothèque nationale (cote : YF-12348) 16 La Magicienne estrangère se trouve à la Bibliothèque nationale ; elle a été numérisée (cote : NUMM-72439). 17 La Tragédie des Rebelles. Ou sont les noms feints, on void leurs conspirations, machines, monopoles, assemblees, prattiques & rebellions descouvertes, A Paris, Chez la veufue Duccaroy, rue des Carmes, à l’enseigne de la Trinité, 1622. La tragédie se trouve à la Bibliothèque nationale (cote : YF-12023). Biblio_17_005_437_Postert.indd 98 09.02.2010 8: 32: 53 Uhr 99 d’un fait majeur dans l’histoire nationale de l’époque, qui a trouvé son expression directe dans une tragédie publiée en 1629, intitulée La Rocheloise 18 . Jusqu’à cette date, on l’a vu, les sujets de tragédie suivent exactement la chronologie des événements. Il n’y a que la tragédie de Claude Billard de Courgenay, intitulée Gaston de Foix 19 (publiée en 1610), qui n’emprunte pas son sujet à l’actualité politique ; mais elle opte également pour un sujet d’histoire moderne, à savoir la mort de Gaston de Foix, appelé aussi « Le Foudre d’Italie », pendant la bataille de Ravenne, le 11 avril 1512. La tragédie se déroule donc pendant les guerres d’Italie, reprises par Louis XII après la mort de Charles VIII (1498). À cet égard, l’année 1629, date de la publication de la Rocheloise, marque une véritable césure. Il faut attendre l’année 1644 pour qu’un auteur français opte pour un sujet original, à peine « moderne », en bâtissant l’intrigue de la pièce autour d’un personnage de l’histoire médiévale : il s’agit d’André Mareschal, avec sa tragédie intitulée Le Jugement équitable de Charles le Hardy dernier duc de Bourgogne 20 . Quoique cette pièce possède une dimension nationale (Guerre de Cent ans), il ne s’agit pas d’un sujet « moderne » proprement dit 21 . C’est la raison pour laquelle elle ne fait pas l’objet de notre étude. Mais comment expliquer ce grand laps de temps pendant lequel les sujets nationaux semblent complètement bannis de la scène française ? Comme on ne possède aucun témoignage précis à ce sujet, on ne peut émettre que des hypothèses. Au premier chef, du point de vue politique, l’époque des guerres civiles que l’on considérait communément comme une période éminemment tragique s’est terminée ; et l’on se trouve dans un processus de restauration de l’autorité royale, dont Richelieu se fit le principal défenseur. Les sujets nationaux modernes, n’auraient-ils pas constitué un véritable obstacle à ce processus de 18 La Rocheloise, Tragédie, où se voit les heureux succès et glorieuses victoires du roi très chrétien Louis XIII, depuis l’avènement de Sa Majesté à la Couronne de France […]. La page du titre manque (Bibliothèque nationale, cote : YF-11465). 19 Billard de Courgenay, Claude, Gaston de Foix, édition d’Elliot H. Pollinger, New York, Publications of the Institute of French Studies, 1931. 20 Mareschal, André, Le Jugement équitable de Charles le Hardy, dernier duc de Bourgogne, édition de Christine Griselhouber, Paris, STFM, 1995. 21 Les manuels scolaires font succéder les Temps modernes au Moyen Âge à la date de la découverte de l’Amérique par Christoph Colomb (1492). De 1492 à 1789, on parle donc d’histoire moderne. Voir l’article « modernité », [in] Encyclopædia Universalis, 1994, corpus 15, p. 552. Nous adoptons cette périodisation pour notre étude. L’époque de Charles le Téméraire (duc de Bourgogne de 1467 à 1477) ne peut donc pas être qualifiée de « moderne ». Nous avons tout de même éprouvé la nécessité de mentionner la tragédie dont le sujet possède néanmoins un caractère « moderne », particulièrement quand on le compare avec celui des tragédies contemporaines (la plupart de ces pièces puisent leur sujet dans l’Antiquité). Moments tragiques de l’histoire de France Biblio_17_005_437_Postert.indd 99 09.02.2010 8: 32: 53 Uhr 100 1. L’histoire nationale sur la scène française restauration, surtout quand ils revêtent une signification politique ? D’autre part, du point de vue littéraire, les sujets nationaux modernes auraient-ils été appréciés par un public qui, dans les années 1630, avait un goût particulier pour les actions mouvementées et romanesques des tragi-comédies des années 1630 ? Ou bien suivait-on aveuglement la tendance de la tragédie à l’antique qui connut un renouveau avec la Sophonisbe de Mairet en 1634 ? Quoiqu’il en soit, ce n’est qu’en 1678 qu’une véritable pièce nationale voit le jour à l’Hôtel de Bourgogne : Anne de Bretagne, Reine de France. Louis Ferrier de la Martinière dramatise l’affaire du mariage de la duchesse bretonne et de l’union de la Bretagne à la France (mariage d’Anne avec Charles VIII en 1491) 22 . La dernière pièce nationale à sujet moderne que nous avons pu repérer, et qui date de la même année qu’Anne de Bretagne, est La Princesse de Clèves d’Edme Boursault. Cette pièce, composée d’après la nouvelle historique éponyme de Mme de Lafayette, ne nous est cependant pas parvenue. Mais son existence est certaine, puisqu’on sait qu’elle a été représentée au Théâtre Guénégaud le 20 et le 23 décembre 1678. Les deux dernières tragédies mentionnées ne suivent cependant pas la chronologie des événements, comme le faisaient celles ayant un rapport avec les guerres de religion. L’objectif de ces dramaturges est différent - le cas d’Anne de Bretagne de Ferrier nous en fournit un bon exemple. Étant donné la place à part qu’occupe cette tragédie, nous avons décidé d’y consacrer un chapitre entier, à la fois pour mettre l’accent sur une pièce originale tombé dans l’oubli, et pour pouvoir illustrer le problème des tragédies nationales dans toute son étendue. En dépit de la grande variété des sujets traités dans ces pièces, on peut déceler des points communs : l’originalité de toutes ces tragédies, excepté les deux dernières, réside dans le peu de distance temporelle qui sépare l’événement de la composition de l’œuvre. Quand les tragédies n’ont pas été écrites directement à chaud, c’est-à-dire l’année même de l’événement - comme c’est le cas pour La Guisiade de Matthieu, pour la Tragédie sur la Mort du Roi Henri le Grand de Billard, pour La Victoire du Phébus François ou encore pour La Magicienne estrangère - elles n’ont été composées qu’avec un léger écart temporel. Même si une pièce emprunte son sujet au siècle antérieur, on peut encore parler d’un sujet très récent, d’autant plus en comparaison de la plupart des œuvres contemporaines qui puisent leur sujet dans l’histoire antique. En dressant la liste de toutes ces pièces, comme on l’a fait ci-dessus, on a l’impression d’avoir affaire à une chronique, car l’histoire de France se présente à 22 D’après la périodisation de l’histoire moderne, telle que nous l’adoptons dans notre étude (1492 : début de l’histoire moderne), la tragédie de Ferrier se situe sur le seuil de la modernité. Mais dans la mesure où il parle lui-même de la « nouveauté » de son sujet (Préface), la pièce fait partie de notre corpus. Biblio_17_005_437_Postert.indd 100 09.02.2010 8: 32: 53 Uhr 101 travers les tragédies elles-mêmes : c’est le cours de l’histoire qui les a dictées. En tant que « pièces de circonstances », elles livrent une réflexion immédiate sur l’actualité politique de la France et constituent ainsi un discours sur le présent. Ce discours se circonscrit autour d’un moment très précis de l’actualité politique ou de l’histoire récente : soit il s’agit d’un événement ponctuel qui a été dramatisé - à l’exception de la Tragédie des Rebelles -, soit un personnage particulier se trouve au centre de la réflexion. Ainsi, toutes ces œuvres sont l’expression directe d’un désir ostensible de fixer par écrit un moment précis de leur temps, c’est-à-dire d’en écrire l’histoire. Mais quels étaient les véritables mobiles des dramaturges pour les amener à choisir un événement actuel de leur propre pays ? Qu’est ce qui a amené ces auteurs à mettre l’actualité politique sous une forme dramatique ? Une première réponse à cette question doit être cherchée dans le rapport étroit entre histoire et tragédie, tel qu’on l’avait défini au début de notre étude, et tel que Pierre Matthieu le souligne lorsqu’il annonce dans son Discours sur le sujet de ceste Tragedie - mis en tête de sa Guisiade - que « le Poete [Matthieu] dresse le theatre de cette histoire ». Comme le théâtre est considéré comme le reflet de la réalité, Matthieu exige que sa tragédie soit écrite « sous le bouclier de la vérité ». Il veut que le chapitre de l’histoire de France dont parle sa tragédie soit « preservee par la deffence de la vérité contre les algarades des Sophistes, contreroleurs des actions les plus belles, et mieux assaisonnees ». Il tient donc à ce que sa version des événements passe à la postérité. De plus, chaque scène est précédée d’un argument en prose qui a pour fonction de souligner le caractère historique de la pièce et de familiariser le lecteur avec les événements dramatisés en vers (Voir particulièrement l’argument de III,2 qui décrit minutieusement l’assemblée des États Généraux à Blois). En ce sens, La Guisiade de Matthieu est œuvre d’historien, elle est matière historique sous une forme dramatique 23 . Cet aspect n’est pas seulement perceptible dans l’agencement de l’action qui suit parfaitement la chronologie des événements - jusqu’à l’acte IV on a l’impression d’avoir affaire à une chronique théâtralisée -, il se manifeste également dans les autres pièces de Matthieu, qui, bien que sous un « déguisement » biblique, traitent toutes de l’actualité politique de la France. En plus, le cadre formel de la tragédie humaniste et son caractère linéaire se prêtait parfaitement à la préoccupation du dramaturge, consistant à mettre l’actualité politique dans un moule dramatique : dans le cas de La Guisiade, l’histoire est l’action, c’est-à-dire que Matthieu n’avait 23 Il est important de noter que Pierre Matthieu n’est pas seulement poète. Il devient historien en publiant en 1594 son premier ouvrage historique, la célèbre Histoire des derniers troubles […]. En 1610, il prend officiellement le titre d’Historiographe du roi (d’Henri IV). Sur ce point voir le rappel chronologique de la vie de Pierre Matthieu en tête de l’édition moderne de sa Clytemnestre, texte établi et présenté par Gilles Ernst, Genève, Droz, 1984, p. 11-20. Moments tragiques de l’histoire de France Biblio_17_005_437_Postert.indd 101 09.02.2010 8: 32: 53 Uhr 102 1. L’histoire nationale sur la scène française qu’à répartir les principales étapes de l’actualité politique dans les cinq actes. Dans la mesure où la tragédie cherche une réponse à la question de savoir comment le roi a pu en venir à l’idée de tuer le duc, elle concentre l’action à l’extrême mais nécessite en même temps que celle-ci s’étende sur plusieurs mois (juillet - fin décembre 1588). Le caractère essentiellement historique de la pièce s’explique donc formellement par l’absence de l’unité de temps. Certes, c’est La Guisiade de Pierre Matthieu qui reflète le plus nettement cette conscience historique, qui réside tout d’abord dans la volonté de fixer un événement pour les siècles à venir, on l’a vu. Mais elle est également présente dans les autres tragédies nationales jusqu’en 1629. L’auteur du Triomphe de la Ligue, Richard-Jean de Nérée, nous fait connaître ses intentions dans une postface en vers qu’il intitule « Fin de l’Autheur » : Mon dessein n’a pas esté En ce mien petit ouvrage, D’habiller la verité D’un magnifique langage : Mais bien de dire à nos fils, Ce que nos Peres en France Ont dit, fait, souffert iadis Pour en eviter l’offense. On retrouve ici les mêmes idées que chez Matthieu : la volonté d’écrire la « vérité », et le désir de créer une œuvre transmise à la postérité afin de faire connaître aux générations ultérieures ce qui s’est « véritablement » passé « iadis ». C’est certainement la raison pour laquelle il a choisi pour sa tragédie la période sanglante des guerres civiles, alors que la France a retrouvé la paix depuis. C’est ce que Nérée explique au début de sa pièce en se servant d’un style indirect, puis d’un style indirect libre : Que si on lui dit [à l’auteur] que la France est au dessus du vent, au couvert de l’orage, et de la tormente, à l’abri des vagues et tempestes civiles, relevée de l’accouchement de ses ruines, toute drue, toute belle, en ses habits nuptiaux en son bon point : qu’elle a changé sa croix en gloire : ses aigreurs en douceur : sa tristesse en liesse : ses cris en ris : ses afflictions en festons et guirlandes. Que l’amnistie Roiale a mis au ban et au tombeau toutes animositez, toutes partialitez. Pourquoi donc il la voisle ici d’un crespe noir ? il la peind toute eschevelée, toute ridée, toute froncée ? d’une contenance pitoiable, d’un visage morne, criant à l’aide et au meurtre ? les mains rouges des sang, armées de fer et de feu, pour tout esgorger, pour tout embraser ? fourmillante d’ennemis ? boursée de vents violents ? submergée d’un courant de torrents ? deffaite a platte cousture ? sans espoir de ressource ? de r’alliement ? si ce n’est pas regratter ses plaies ? rafraichir ses douleurs ? 24 24 Nérée, R.J. de, Le Triomphe de la Ligue, édition citée. Biblio_17_005_437_Postert.indd 102 09.02.2010 8: 32: 53 Uhr 103 On voit bien que les deux paratextes cités sont complémentaires, la postface étant la réponse aux questions soulevées ci-dessus. Si l’auteur a volontairement recours à un sujet sanglant qui « regratte » les « plaies » de la nation et rafraîchit « ses douleurs » ce n’est que pour éviter qu’il s’efface du mémoire à jamais. Nérée prend ainsi le contre-pied de la position de Jean de La Taille, qui, quant à lui, préfère renoncer à ce genre de sujets. Cependant, la majorité des tragédies en question ne contiennent pas de préfaces ou de postfaces. Dans ce cas-là, on est obligé de s’appuyer sur les titres ou sur le texte même, qui, eux aussi, peuvent fournir des indices précieux à ce sujet. Ainsi Jacques de Fonteny écrit une tragédie « conforme et semblable à celles que la France a vues durant les Guerres civiles », titre où histoire et tragédie se rejoignent ; et l’auteur de La Rocheloise annonce une tragédie « où se voit les heureux succès et glorieuses victoires du roi très chrétien Louis XIII, depuis l’avènement de Sa Majesté à la Couronne de France », titre qui rappelle les ouvrages historiques contemporains. Dans le cas de La Magicienne estrangère, l’idée de fixer un événement pour la postérité se trouve à l’intérieur du texte lui-même. Cette œuvre, souvent attribuée à Pierre Matthieu 25 , loue le roi et surtout son capitaine des gardes, Vitry, pour avoir tramé et exécuté l’assassinat de Concini : Victry pour ce beau coup mérite de la gloire ; Aussi son nom, sa race et sa dextérité 25 Dans sa biographie sur Concini, H. Duccini attribue la pièce à Pierre Matthieu ce qui n’est pas inimaginable au premier regard, étant donné que l’auteur de La Guisiade a écrit trois œuvres ayant directement ou indirectement pour sujet l’histoire de Concini et de sa femme Leonora, à savoir Aelius Sejanus, histoire romaine recueillie de divers autheurs (1617), Histoire des prosperitez malheureuses d’une femme cathenoise (1617) et une biographie du maréchal d’Ancre, intitulée La Conjuration de Conchine (composée en latin et en français et publiée avec un privilège du 9 novembre 1617). Sur ce point, voir Duccini, H., Concini, Paris, Albin Michel, 1991, p. 390-391. Or, G. Ernst dans son article intitulé « Pierre Matthieu, La Magicienne Estrangere et la mort de Concini », [in] Le Génie de la forme. Mélanges de langue et littérature offerts à Jean Mourot, Presses Universitaires de Nancy, 1982, p. 133-142 a déjà réfuté cette thèse. D’après lui, Matthieu ne peut pas être l’auteur de la pièce, puisque sa vie et son œuvre avait pris une autre orientation : depuis l’année 1589, année où quatre tragédies de Matthieu ont été éditées, il tourne le dos au théâtre pour se consacrer à la chronique, à l’histoire et à la philosophie générale. De plus, la pièce elle-même se distingue nettement des autres tragédies de Matthieu : son style négligé, sa composition en quatre actes, et le ton général de cette pièce ne sont pas de la manière de Matthieu. En outre, en comparant le contenu de la pièce avec La Conjuration de Conchine, on s’aperçoit qu’il met l’accent sur Concini lui-même et non sur sa femme, comme c’est le cas dans La Magicienne estrangère. Quant aux passages qui caractérisent Leonora, ils sont beaucoup plus mesurés que les observations faites à son sujet dans la tragédie. Moments tragiques de l’histoire de France Biblio_17_005_437_Postert.indd 103 09.02.2010 8: 32: 54 Uhr 104 1. L’histoire nationale sur la scène française Ne dureront pas moins que la postérité […] Mais par-dessus Victry, Sire, les rois étranges Vous donnent pour ce coup mille belles louanges, Exaltant votre nom, lequel d’un burin d’or Ils gravent dans le marbre et dans le bronze encor Pendant que d’autre part la fameuse Victoire La grave de sa main au temple de mémoire. 26 Même les « rois étranges » louent cet acte meurtrier qui finit par se transformer en action glorieuse, semblable à un succès guerrier. En « gravant » cette victoire « dans le marbre et dans le bronze », on dresse un monument à la mémoire du héros et de son acte héroïque. Le texte dramatique de la Magicienne estrangère peut être également considéré comme tel : c’est un monument commémoratif destiné à glorifier la mort de Concini et de sa femme Leonora Galigaï. La tragédie ne vise pas seulement à reproduire les événements de cette fameuse année 1617, elle tend à transmettre une vision particulière des faits, semblable à une médaille frappée à l’occasion d’une victoire de guerre. En comparaison de La Victoire du Phébus françois contre le Python de ce temps, La Magicienne estrangère possède une plus grande valeur dramatique : le lecteur/ spectateur devient le témoin oculaire du procès contre Leonora - son interrogatoire occupe une place considérable dans la pièce - et il assiste à son exécution, scène spectaculaire par excellence. Les tragédies citées s’engagent donc à montrer la « vérité » en obligeant le lecteur/ spectateur à prendre part à l’action, si cruelle soit-elle, et de revivre les moments les moments-clés du temps 27 . 26 La Magicienne estrangère, acte I, édition citée. Cette même idée se trouve dans deux textes de Pierre Boitel (La Défaite du faux amour et L’Histoire tragique de Circé ou Suite de la Défaite du faux amour) publiés, comme La Magicienne estrangère, en 1617 et dédiés, le premier « Au Cavalier Victorieux » (Vitry) et le second à la Maréchale de Vitry, épouse du Maréchal. Dans sa première œuvre Boitel écrit : « Au Cavalier victorieux / Monseigneur, / C’est vous qui estes ce brave Cavalier Victorieux, à qui tout le monde doit dresser un temple & des autels, pour les dedier à l’honneur & gloire de vos divins mérites, le consacrer à vostre reputation, d’où depend toute la felicité des mortels. » Boitel, P. , La défaicte du faux amour. Par l’unique des braves de ce temps. Député à l’exécution d’un acte tant héroïque durant l’absence de Mars, Hercules, Mercure, Apollon, & Nestor, Dieux fugitifs du Ciel, Paris, Pierre Chevalier, 1617. Sur ce point voir les observations de Leiner, W., « Reflets politiques dans les lettres dédicatoires », [in] Dotoli, G. (éd.), Politique et Littérature en France aux XVI e et XVII e siècles. Actes du colloque international (Monopoli 28 sept.-1 oct. 1995), Paris, Didier, 1997, p. 226. 27 Attirons encore l’attention sur la « chronicle play », également appelé « history play » qui fut un genre dramatique populaire en Angleterre dans les années 1590 (pensons aux grands drames historiques de Shakespeare). Comme c’est le cas dans nos tragé- Biblio_17_005_437_Postert.indd 104 09.02.2010 8: 32: 54 Uhr 105 1.1.2 À la recherche d’une classification Avant d’aborder le problème de la classification de ces pièces, problème difficile à résoudre face à une si grande variété de sujets et d’auteurs, nous aimerions bien savoir si ces œuvres furent vraiment jouées, ou si elles n’étaient destinées qu’à la lecture. Pour la plupart des pièces, on ne possède aucune preuve qu’elles furent mises en scène. Pour ce qui est de la pièce de Belyard, intitulée Le Guysien ou Perfidie tyrannique, on peut fortement supposer qu’elle fut représentée, puisque les pièces liminaires de la tragédie nous donnent des indications à ce sujet. 28 Quant à la Tragédie sur la mort du roi Henri Le Grand de Billard, il est également fort probable qu’elle fut jouée, bien que nous ne possédions aucun véritable témoignage de l’époque. Dans la dédicace de sa tragédie à Marie de Médicis, Billard écrit : « Il y a deux ans que cette tragédie et moi eûmes l’honneur d’être éclairés des rayons de vos beaux yeux lorsque Votre Majesté me commanda la mettre en lumière. » En lisant la formule « éclairés des rayons de vos beaux yeux » on a tendance à penser que la pièce fut jouée, mais il faut avouer qu’il ne s’agit pas là d’une preuve certaine 29 . Il en est de même avec La Guisiade de Matthieu. L. Lobbes suggère « un fulgurant mais éphémère succès de scandale » et E. Du Méril, sans citer sa source, écrit que la pièce fut jouée en 1589, par les Basochiens sur le théâtre de la Table de marbre 30 . En se rappelant les moralités dramatiques à sujet contemporain, qui - comme les mystères - ont été fréquemment représentées en public, on pourrait supposer que nos tragédies, elles aussi, aient été destinées à la représentation et non uniquement à la lecture. Aussi faut-il noter que, jusqu’à présent, les tragédies citées n’ont pas fait l’objet d’une analyse approfondie. L’étude de F. Holl (1903) sur les tragédies politiques et religieuses du XVI e siècle situe les œuvres dans leur contexte dies, le cadre de référence est essentiellement politique. On dramatise le meurtre d’un tyran, la guerre civile, les problèmes de la royauté etc.. On peut donc voir des liens de parenté entre les pièces françaises et anglaises de la même époque. Sur ce point voir la définition donnée dans le Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2001, p. 238. 28 Voir particulièrement l’article de Chocheyras, J., « La tragédie politique d’actualité sous les règnes de Henri III et de Henri IV », [in] Études sur Étienne Dolet. Le théâtre au XVI e siècle, publiées à la mémoire de Claude Longeon, éditées par G.-A. Pérouse, Genève, Droz, 1993, p. 168. 29 Sur ce point, voir les explications de Biet, 2006, p. 943. 30 Voir l’introduction de Lobbes à son édition de la Guisiade, édition citée, p. 8 et Du Méril, E., Études sur quelques point d’archéologie et d’histoire littéraire, Paris/ Leipzig, Librairie A.Franck, 1862, p. 170. Moments tragiques de l’histoire de France Biblio_17_005_437_Postert.indd 105 09.02.2010 8: 32: 54 Uhr 106 1. L’histoire nationale sur la scène française historique mais ne cherche pas à les interpréter 31 . Il en est de même avec l’ouvrage d’O. Dierks (1911), qui prétend donner une approche d’ensemble, mais qui finit par dresser un inventaire de pièces en résumant brièvement leur sujet 32 . Son corpus est loin d’être exhaustif et les critères de son choix restent dans l’ombre. En 1929, C. D. Brenner aborde de nouveau le sujet des tragédies nationales en mettant l’accent sur la production dramatique du XVIII e siècle 33 . Il essaie de montrer davantage l’évolution de ce genre tragique en mentionnant également les tragédies du XVI e et XVII e siècle. Or, ses réflexions ne se fondent pas sur des documents précis, ce qui fait que ses conclusions restent vagues et souvent hypothétiques. G.B. Daniel (1964) comble ces lacunes en s’appuyant davantage sur les tragédies elles-mêmes et en élargissant la période de recherche (1552-1800) 34 . Quoique son ouvrage ressemble encore à un inventaire, il s’efforce de donner quelques conclusions générales sur la forme de ce type de pièces. La seule étude à aborder ce sujet sous un angle nouveau est l’article d’O. Millet (1998), qui focalise son attention sur le thème de l’assassinat politique en se limitant à trois pièces d’actualité, à savoir Coligny, La Guisiade et Le Guysien 35 . D’après nos recherches, tout ce qui a été écrit sur les tragédies nationales reste très sommaire et dépasse à peine le cadre d’une énumération ou d’un simple inventaire avec, parfois, des résumés superficiels. Le problème de la classification de ces pièces et les questions de dramaturgie de ce théâtre national ont été presqu’entièrement négligés jusqu’à présent 36 . J. Chocheyras dans son article intitulé « La tragédie politique 31 Voir Holl, F., Das politische und religiöse Tendenzdrama des 16. Jahrhunderts in Frankreich (Münchener Beiträge zur Romanischen und Englischen Philologie, hg. von H. Breymann und J. Schick, XXVI), Erlangen/ Leipzig, A. Deichert’sche Verlagsbuchh. Nachf. (Georg Böhme), 1903. 32 Dierks, O., Die dramatische Bearbeitung nationaler Stoffe in Frankreich, Hannover, H. Hartmann, 1911. 33 Brenner, C. D., « L’histoire nationale dans la tragédie française du XVIII e siècle », University of California Publications in Modern Philologie, XIV, 1929/ 30, p. 195-329. 34 Daniel, G.B., The development of the “tragédie nationale” in France (1552-1800), University of California Press, 1964. Sur les tragédies nationales, voir également l’article de Hilgar, M.-F., « L’Histoire de France au théâtre », [in] Actes du Columbus, Racine, Fontenelle : Entretiens sur la pluralité des mondes, Histoire et Littérature, Actes du XXIe colloque de la North American Society for Seventeenth Century French Literature, Ohio State University, Columbus (6-8 avril 1989), édités par Charles G.S. Williams (Biblio 17-59, Papers on French Seventeenth Century Literature), Paris/ Seattle/ Tübingen, 1990, p. 217-277. 35 Millet, O., « L’assassinat politique sur la scène au temps des guerres de religion : trois pièces d’actualité », Vives Lettres, 4, 1998, p. 7-44. 36 Tin, 2003, parle des « tragédies-libelles » du XVI e siècle sans donner une véritable définition. Le dernier chapitre de sa thèse est consacré à ce type de textes. Or, le Biblio_17_005_437_Postert.indd 106 09.02.2010 8: 32: 54 Uhr 107 d’actualité sous les règnes de Henri III et de Henri IV » est le seul à donner un nom à ce groupe de pièces 37 . Son choix s’avère tout de même problématique, car il ne donne pas de définition exacte de ce terme, et son analyse se fonde seulement sur quatre tragédies, à savoir Coligny, La Guisiade, Le Guysien et Le Triomphe de la Ligue: ce qui vaut pour les quatre œuvres exemplaires n’est pas forcément applicable aux autres pièces nationales du même type puisqu’il y en a une quinzaine, comme on l’a vu. Le terme nous semble plutôt applicable à l’ensemble des tragédies à sujet contemporain, étant donné qu’il existe également des « tragédies politiques» puisant leur sujet dans l’actualité de l’Angleterre ou dans celle de l’Orient. Avant d’aborder une analyse plus complexe de la dramaturgie de ces pièces, ce que nous tenterons de faire dans le chapitre suivant, nous proposons une première classification de ces tragédies. Celle-ci n’est pas gratuite. Elle ne vise pas seulement à mettre en place une terminologie limpide, mais aussi à visualiser les périodes privilégiées pour tel ou tel type de tragédie. La classification se fonde sur une lecture horizontale des œuvres et vise à circonscrire des catégories dans lesquelles les tragédies peuvent être réparties. Comme toute schématisation est le produit d’une abstraction, ces catégories ne veulent et ne peuvent fixer qu’une tendance générale. Paradoxalement, la qualité de ces catégories réside également dans leur perméabilité, ce qui signifie que certaines caractéristiques peuvent très bien être en superposition, remarque qui rappelle qu’on a tout de même affaire à un ensemble. Néanmoins, il est bien évidemment indispensable de définir l’élément distinctif sans lequel la clarté de telles catégories peut être facilement remise en question. Nous proposons donc la classification suivante : La première catégorie d’œuvres que nous appelons désormais « tragédies nationales d’actualité » ne représentent pas seulement un intérêt politique, mais possèdent également une valeur littéraire, ce qui a souvent été contesté par les critiques. Les dramaturges s’engagent à écrire une œuvre littéraire, ce qui se manifeste le plus nettement dans la manière dont ils l’ont construite : au lieu de composer un pamphlet politique - qui peut d’ailleurs avoir des liens étroits avec le théâtre notamment quand il représente un dialogue - nos auteurs optent volontairement pour une forme dramatique codifiée qui s’imterme de « tragédies-libelles » me semble inapproprié car Tin l’attribue aux pièces qui possèdent une véritable valeur littéraire. Il néglige cependant toutes les tragédies qui sont plutôt pamphlet qu’œuvre littéraire et auxquelles un tel terme correspondrait mieux. 37 Voir Chocheyras, 1993, p. 161 : « Le dernier quart du XVI e siècle et la première décennie du XVII e ont vu fleurir une sorte particulière d’œuvres dramatiques intitulées « tragédies », étroitement liées à l’actualité politique de l’époque, que nous appelons « tragédies politiques d’actualité ». Moments tragiques de l’histoire de France Biblio_17_005_437_Postert.indd 107 09.02.2010 8: 32: 54 Uhr 108 1. L’histoire nationale sur la scène française posait dans la seconde moitié du XVI e siècle lors de la naissance de la tragédie française, à savoir celle de la tragédie humaniste en cinq actes, inspirée du modèle sénéquien. En jetant un regard furtif sur ce type de tragédies, on est tenté de dire qu’elles ne se distinguent en rien des autres tragédies de l’époque, puisqu’elles ont toutes plus ou moins adapté la forme imitée des Anciens. Mais en les regardant de plus près, on se rend compte que c’est justement dans la combinaison d’un sujet neuf avec la forme dramatique traditionnelle que réside leur originalité : là où personnages historiques et personnages allégoriques entrent en dialogue, là où la mythologie antique rencontre l’actualité politique, là où un songe prémonitoire - d’ordinaire un premier signe de la fin funeste - donne encore lieu à espérer et fait croire que le malheur de l’histoire est encore à détourner, c’est là que s’établit un nouveau système esthétique, c’est là que se produit un nouveau sens. Dans cette optique, les tragédies de cette première catégorie, sont beaucoup plus qu’une réécriture du passé récent en cinq actes. Elles s’engagent à trouver des explications, voire des justifications, à un événement déterminé ou une évolution, c’est-à-dire elles sont à la recherche d’une causalité. Parfois, elles bâtissent même une théorie irréelle en se posant la question de savoir ce qui aurait pu être si tel ou tel événement n’avait pas eu lieu (cas de la Tragédie sur la Mort du roi Henri le Grand de Billard). Les pièces de la deuxième catégorie que nous appelons désormais « tragédies nationales commémoratives » n’ont pas le même système esthétique. Leur préoccupation est autre, comme l’indique l’épithète « commémoratif » : il s’agit de tragédies qui « rappellent le souvenir d’une personne, d’un événement » 38 . À la différence des tragédies nationales d’actualité, les tragédies commémoratives ne cherchent pas à expliquer pourquoi un événement politique a eu lieu, leur objectif est moins complexe : elles tendent à éviter qu’un événement particulier tombe dans l’oubli, tout en se souciant de fixer leur propre vision des choses pour la postérité. Dans cette perspective, les tragédies cherchent à écrire l’histoire sans trop tenir à la forme dramatique de la tragédie humaniste : elles ne respectent pas les cinq actes, la répartition des scènes ne suit aucune logique et on n’y retrouve pas les scènes-types, telles que les scènes d’exposition, les songes prémonitoires, les scènes de déplora- 38 Définition de « commémoratif » donnée par le Petit Robert. Pour Biet, 2006, p. 887, Cléophon est à la fois « tragédie commémorative d’un événement passé et « tragédie politique d’actualité à des fins propagandistes ». Or, les termes ne sont pas suffisamment définis ici (celui de « tragédie politique d’actualité » par exemple est seulement emprunté à J. Chocheyras). Comme ils ne sont pas le résultat d’une étude approfondie de toutes les tragédies nationales, ils ne peuvent pas être d’une portée générale. Le mélange des termes différents désignant le même phénomène dans la critique prête à confusion. Biblio_17_005_437_Postert.indd 108 09.02.2010 8: 32: 54 Uhr 109 tion etc. C’est la raison pour laquelle il est difficile d’attribuer à ces œuvres une valeur littéraire ou dramatique. Par leur forme irrégulière, par leur système des personnages, par leur ton particulièrement polémique, et, finalement, par l’anonymat de leurs auteurs, ces textes se rapprochent certainement plus des pamphlets politiques contemporains, comme c’est par exemple le cas de La Victoire du Phebus françois contre le Python de ce temps et de La Magicienne estrangère. Ces pièces doivent également être situées dans la production pamphlétaire des années 1617/ 18 : un grand nombre de libelles voyant le jour en ce temps-là traitent du meurtre de Concini et de sa femme Leonora Galigaï 39 . Reste à définir la troisième catégorie qui se distingue le plus des deux autres décrits, dans la mesure où elle comporte les pièces traitant d’un sujet plus éloigné dans le temps que celles de l’époque des guerres de religion. Les tragédies de ce type, bien que prétendument historique, sont d’un caractère romanesque : elles mettent l’accent sur le thème de l’amour et non, comme les tragédies décrites, sur la politique. C’est la raison pour laquelle nous les appelons « tragédie nationales romanesques ». Comme, dans de telles tragédies, histoire et fiction se superposent ou interagissent, et puisque l’authenticité historique doit souvent céder à un climat historique - qui se veut surtout vraisemblable - on a tendance à parler de « tragédies pseudo-historiques ». En guise d’illustration, nous proposons un tableau récapitulatif dans lequel les tragédies en question sont réparties avec la date de leur publication. Les œuvres « hybrides », c’est-à-dire les œuvres qui ont un statut particulier au sein de leur groupe, ou les œuvres dont le classement s’avère problématique, sont mises entre crochets. Le schéma ne visualise pas seulement les trois catégories des pièces, il tient également compte de la chronologie des œuvres. Cela nous permet de distinguer trois périodes distincts: la période des guerres civiles (tragédies nationales d’actualité), la période marquée par l’assassinat d’Henri IV et par l’avènement de Louis XIII (tragédies commémoratives) et celle de la seconde moitié du XVII e siècle privilégiant les tragédies romanesques. 39 Sur la production pamphlétaire au sujet du maréchal d’Ancre et de sa femme voir surtout Davranches, M. Chanoine, « Le Maréchal et la Marquise d’Ancre. L’histoire et les pamphlets », Précis Analytique des Travaux de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen pendant l’année 1910-1911, Rouen, Gagniard, 1912, p. 213- 392. Il est intéressant de noter que Davranches classe La Magicienne estrangère parmi les pamphlets (p. 361-381). Moments tragiques de l’histoire de France Biblio_17_005_437_Postert.indd 109 09.02.2010 8: 32: 55 Uhr 110 1. L’histoire nationale sur la scène française Tragédies d’actualité Tragédies commémoratives Tragédies romanesques Anon. : La Tragédie du sac de Cabrières (1560) [Billard : Gaston de Foix (1610)] [Mareschal : Le Jugement équitable de Charles le Hardy (1646)] Chantelouve : La Tragédie du feu Gaspard de Coligny (1575) Anon. : La Victoire du Phebus françois contre le Python de ce temps (1617) Ferrier : Anne de Bretagne (1679) Matthieu : La Guisiade (1589) [Anon. : La Magicienne estrangère (1617)] Boursault : La Princesse de Clèves (perdue) Belyard : Le Guysien (1592) Anon. (P. D.B. Parisien) : La Tragédie des Rebelles (1622) Nérée : Le Triomphe de la Ligue (1607) Anon. (P. M.) : La Rocheloise (1629) De Fonteny : Cléophon (1600) Billard : Tragédie sur la mort du Roi Henri le Grand (1612) Après cette brève schématisation, attirons encore l’attention sur les deux pièces mises entre crochets que nous avons classées dans la catégorie des tragédies commémoratives : Gaston de Foix de Claude Billard et La Magicienne estrangère. On pourrait s’étonner de voir les deux tragédies de Billard dans deux groupes différents, mais ce classement nous semblait adéquat dans la mesure où les deux tragédies se distinguent à plusieurs égards. Même si Gaston de Foix respecte la forme traditionnelle de la tragédie humaniste en cinq actes avec des chœurs, elle n’a pas le même intérêt dramatique qu’Henri le Grand. L’objectif principal de la tragédie est de « rappeler le souvenir d’une personne », ce qui se manifeste dans le texte et plus particulièrement dans les répliques du personnage central lui-même : au premier acte, Gaston souligne ses origines glorieuses et expose ses succès guerriers pendant les guerres d’Italie. Ainsi il se place parmi les grands héros de l’histoire et de la légende tel qu’Alexandre, Achille, Hercule et César, et finit par poser la question rhétorique : « Qu’avoient-ils plus que moy pour se rendre immortels ? ». La glorification du personnage de Gaston devient ainsi le leitmotiv de toute la pièce. Même le camp ennemi à l’acte II et plus particulièrement le chef des troupes romaines, Fabrice Colone, poursuit l’éloge de Gaston (« On n’a rien veu de tel, et l’antiquité mesme/ N’eust onc rien de pareil : sa valeur est extreme […] »). Biblio_17_005_437_Postert.indd 110 09.02.2010 8: 32: 55 Uhr 111 Le désir de Gaston d’entrer dans l’immortalité finit par devenir réalité à la fin de la pièce. À la manière des grands personnages de l’Antiquité qui sont glorifiés après leur mort comme des demi-dieux (pensons par exemple à César), Gaston, lui aussi, est présenté comme tel, ce que le chœur souligne dans une de ses répliques finales : La valeur ne meurt jamais : La valeur grave ses faits Dans le temple de memoire […] Une fois de plus, on trouve le désir de fixer un événement ou, en l’occurrence, les actions d’une personne pour la postérité. Il n’est pas nécessaire de souligner que ce passage ressemble fortement aux vers cités de La Magicienne estrangère à propos de l’acte meurtrier commis par Vitry. La tragédie de Gaston de Foix est donc plutôt une tragédie commémorative. Par son sujet, qui est plus éloigné dans le temps que celui de La Guisiade par exemple, cette pièce ne peut pas être considérée comme une tragédie d’actualité. De plus, Gaston de Foix ne vise nullement à établir une causalité entre les événements, comme le font généralement les tragédies nationales de ce type. Ainsi, la répartition de l’action en cinq actes ne détermine pas le déroulement de l’action dramatique : elle ne constitue qu’un choix formel. Contrairement à Gaston de Foix, La Magicienne estrangère ne se distingue pas formellement des autres tragédies commémoratives, car elle est comme les autres une pièce « irrégulière », composée en quatre actes, et qu’elle cherche à écrire l’histoire d’un événement politique. Néanmoins, elle occupe une place particulière à l’intérieur de cette catégorie, étant donné qu’elle est la seule pièce à jouer sur les effets théâtraux. Ainsi, le fait que Leonora soit condamnée à mort pour sorcellerie est illustré à la première scène du deuxième acte, qui reproduit l’interrogatoire de la femme de Concini, véritable scène dramatique. La scène suivante crée des effets de suspense, parce que l’on ne sait pas si les complices infernaux de Leonora parviendront à empêcher son exécution. La première scène du troisième acte ne laisse plus de doutes : en s’adressant à Dieu, Leonora se prépare à la mort. Le pathétique de sa prière est cependant vite contrecarré par l’effet spectaculaire de la situation suivante : le bourreau finit par accomplir sa tâche. Ensuite, l’ombre de Leonora et celui de son mari Concini se rencontrent aux enfers et discutent sur la façon dont ils ont été tués, une scène assez curieuse avec une touche de comique. Contrairement aux autres tragédies commémoratives, La Magicienne estrangère possède donc un véritable intérêt dramatique, et c’est là où réside son originalité. Moments tragiques de l’histoire de France Biblio_17_005_437_Postert.indd 111 09.02.2010 8: 32: 55 Uhr 112 1. L’histoire nationale sur la scène française 1.2 Entre particulier et général - la tragédie nationale entre actualité et universalité 1.2.1 Une actualité médiatisée […] Le théâtre est historique quand il y a volonté de ressusciter, de faire revivre ce qui a été vécu, de provoquer le dépaysement par changement d’époque, avec ce plaisir très particulier que l’on éprouve à retrouver le temps perdu et à sentir le passé comme ce qui fut du présent. 40 H. Gouhier évoque ici la caractéristique principale de ce qu’il appelle le « théâtre historique » : le « dépaysement par changement d’époque ». Ce théâtre ne fait pas seulement « revivre ce qui a été vécu », il provoque même une interaction entre le passé et le présent. Le lecteur/ spectateur se plaît à établir immédiatement les liens entre le passé représenté et les situations analogues de son temps, et transgresse ainsi la distance temporelle créée par le dramaturge. Le « dépaysement par changement d’époque » est donc loin d’être un obstacle au plaisir qu’éprouve le public quand il voit/ lit une pièce historique. Au contraire, Gouhier souligne qu’il s’agit même d’un « plaisir très particulier ». Or, dans le cas de nos tragédies nationales, il n’y a ni changement d’époque, ni changement de lieu : on évoque, comme on l’a vu, l’actualité ou le passé récent de la France. Faut-il en conclure que le « plaisir particulier » dont parle Gouhier fait entièrement défaut dans nos pièces ou existe-t-il d’autres procédés de médiation qui puissent provoquer le même effet ? Et s’il en est ainsi, déterminent-ils largement la dramaturgie de ce type de pièces ? En jetant d’abord un regard sur les personnages de nos tragédies nationales, on se trouve face à un phénomène intéressant : au lieu de mettre les grandes personnalités politiques avec leurs véritables noms sur la scène - l’exemple le plus éloquent est la Tragédie de feu Gaspard de Coligny de Chantelouve - les dramaturges optent parfois pour une médiation onomastique. Quatre de nos tragédies présentées cherchent donc à éviter la confrontation directe entre les personnages politiques et le public contemporain en « déguisant » leurs véritables noms ou en les déformant à tel point que le lecteur/ spectateur est invité à les déchiffrer et à établir lui-même le lien avec l’actualité. Le fait de lever le voile, de franchir la distance établie par le dramaturge, ne provoquet-il pas le même « plaisir » que celui éprouvé par le public en franchissant la distance temporelle d’une tragédie historique proprement dite ? Dans le cas de Cléophon de Jacques de Fonteny, on pourrait bien s’imaginer que le public lettré de l’époque, pour lequel le dramaturge a certainement 40 Gouhier, H., « Remarques sur le théâtre historique », Revue d’Esthétique, 13, 1969, p. 20. Biblio_17_005_437_Postert.indd 112 09.02.2010 8: 32: 55 Uhr 113 écrit sa pièce, a éprouvé un plaisir extrême à découvrir derrière les noms hellénisés les acteurs du drame politique autour de l’assassinat d’Henri III : Henri III est Cléophon ( en grec Kléos phonou = « le bruit du meurtre » ou « le meurtre célèbre »), la reine Louise de Lorraine est Diadotime (« celle dont l’honneur est partagé »), Catherine de Montpensier devient Apliste (« l’insatiable » ou « la terrible »). Taraptan ou Téraptan (téras = « le monstre ») dans la didascalie initiale est celui qui va recruter le parricide, et ce dernier devient Palamnaise (palamnaios = « le meurtrier »). Reste encore Thrasie (« le hardi », « le courageux »), un gentilhomme du roi (peut-être le duc d’Épernon) et, Henri de Navarre, alias Ergasie, (« le fort », ergasia = « la force, le travail, l’action ») 41 . Dans ce cas précis, l’hellénisation des noms est beaucoup plus qu’un simple « déguisement » onomastique, Ch. Biet parle même d’une « prédestination onomastique » 42 : le dramaturge n’établit pas seulement une distance entre le personnage historique et celui de la tragédie, il lui attribue aussi un rôle déterminé dans la pièce qui se définit d’emblée à partir des noms grecs. De cette façon le personnage historique perd son individualité et est élevé au rang d’un « type immuable ». La médiation est donc essentiellement onomastique, mais accidentellement ou - disons plutôt - prétendument temporelle : en hellénisant les noms des personnages, Jacques de Fonteny donne à son œuvre une touche d’antique. Le lecteur/ spectateur est tenté de croire qu’il s’agit d’une tragédie à l’antique, c’est-à-dire d’une tragédie qui traite de l’actualité politique en évoquant un épisode de l’Antiquité gréco-romaine, comme c’était le cas de la majorité des tragédies composées à cette époque. Il va cependant vite reconnaître que la tragédie représentée est contemporaine, même si les noms des personnages prétendent le contraire. C’est ainsi que le déguisement onomastique déclenche chez le lecteur/ spectateur un procédé de reconnaissance : en s’appuyant sur les indications onomastiques grecques, il parvient progressivement à identifier les véritables personnages, soit par leurs actions, soit par leur discours. L’auteur du Triomphe de la Ligue, Richard-Jean de Nérée, a recours au même procédé, en présentant les personnages historiques ayant un rapport avec l’assassinat des Guise sous des anagrammes facilement déchiffrables : Giesu, « roi imaginaire », est Henri le Balafré, duc de Guise, Numiade « vice-roi » est le duc de Mayenne, son frère, Jeusoie « aime-fer » est le duc de Joyeuse. Valardin, « capitaine », et Monserpiné, « catholique », sont Lavardin et Monpensier. Quant à Constance « garde-loix », il s’agit d’un nom de fantaisie rappelant les personnages allégoriques des moralités. Ce nom représente ici le calviniste puritain, 41 Voir les explications de Biet, 2006, p. 884-885. 42 Ibid., p. 885. Entre particulier et général Biblio_17_005_437_Postert.indd 113 09.02.2010 8: 32: 55 Uhr 114 1. L’histoire nationale sur la scène française qui s’oppose au protestant honteux incarné par Nicodème 43 . Une certaine volonté de médiation se manifeste également dans La Victoire du Phebus françois contre le Python de ce temps qui présente les personnages sous des abréviations. Ainsi, on trouve par exemple dans la liste des acteurs « Phebus. R. de F. » [Roi de France, Louis XIII] ou « Python. M.D. » [Maréchal d’Ancre] 44 . En outre, contrairement au sous-titre de Coligny indiquant « avec les noms des personnages », l’auteur de la Tragédie des Rebelles choisit pour son ouvrage le soustitre suivant : « Ou sont les noms feints, on void leurs conspirations, machines, monopoles, assemblees, prattiques & rebellions descouvertes ». Il ne se contente cependant pas des noms feints, il déclare dans l’Argument que toute la tragédie « est une pure invention ». Les liens avec l’actualité politique ne sont tout de même pas à nier et l’auteur n’a nullement l’intention de les cacher quand il écrit dans sa dédicace à la reine : […] la sincere affection que i’ay pour le service de mon Roy & le desir qui me paßionne de le voir triomphant & victorieux retourner en sa ville de Paris, m’a mis la plume en main pour entonner ses louanges parmy tant de grands esprits qui se sont genereusement porté & descrire sous noms feints, tout ce qui s’est passé de plus memorable en toute ceste guerre ou le Ciel a fait paroistre par ses influences, combien il seconde les heureuses entreprises de nostre invincible Louys […] 45 Cette tragédie a certainement un caractère pamphlétaire, avec comme but principal de ridiculiser les chefs protestants, et de faire l’apologie du roi Louis XIII. Mais il faut également y reconnaître une volonté documentaire qui se manifeste le plus nettement dans la formule « descrire sous noms feints, tout ce qui s’est passé de plus memorable en toute ceste guerre ». Il faut cependant admettre qu’il s’agit là d’une documentation médiatisée, puisque l’auteur 43 Voir de la Borderie, A., « Le drame politique en France au XVI e siècle. Le Triomphe de la Ligue », Revue de Bretagne et de Vendée, XXXVII, juin 1875, p. 413. Sur Le Triomphe de la Ligue et sur Nérée voir également l’article d’Annandale, E. T., « Richard-Jean de Nérée (1579-1628). Un auteur protestant français aux Pays-Bas », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 134 e année, n°3, juillet/ août/ septembre 1988, p. 481-497. 44 Les autres personnages présentés sont Lydor de G. [de Luynes ? ] ; Alcé D.D. [Deageant de St. Martin ? ] ; Antimars de V. [de Vitry, meurtrier de Concini] ; Galligay ; Ruburo demon ; L’homme de Chambre ; 1. Archer ; 2. Archer ; Grand Prevost ; 1. Bande & 2. Bande des Bourgeois ; 1. Trouppe & 2. Trouppe des Crocheteurs ; Cleridam de L. [de Longueville] ; Theocrat de V. [ de Vendôme] ; Arlin du M. [ du Maine] ; Toleon de N. [de Nevers]. Sur ce point voir les explications de Lancaster, 1929, part I, vol.1, p. 151-152. 45 Dédicace à la reine de La Tragédie des Rebelles […], Paris, Chez la veufue Ducarroy, 1622. Biblio_17_005_437_Postert.indd 114 09.02.2010 8: 32: 55 Uhr 115 place l’action de sa tragédie dans un cadre de pastorale - les noms des personnages en témoignent. La France et La Ville de Paris, personnages allégoriques qui rappellent les moralités, sont par exemple présentés sous le nom de deux Nymphes, à savoir Doris et Cloris. À la différence des trois autres tragédies mentionnées ci-dessus, la liste des acteurs contient le nom feint aussi bien que le véritable nom du personnage. On peut y lire par exemple « Doris - La France » ou « Cloris - La Ville de Paris ». Ainsi, dans ces quatre cas, les auteurs ont évité de confronter le public directement avec les principaux acteurs politiques de leur temps en créant volontairement une distance onomastique. Même si le voile est facile à lever - particulièrement pour le lecteur/ spectateur qui est plus ou moins familier avec les personnages et les événements de son temps - le fait de devoir le lever produit le même effet que la distance temporelle des tragédies historiques dont parle Gouhier. Jetons maintenant un regard sur la dramaturgie de nos pièces. Il s’avère particulièrement fécond de regarder les tragédies nationales d’actualité de plus près, par la qualité littéraire qu’elles traduisent 46 . Comme on l’a constaté lors de la classification de ces pièces, les auteurs des tragédies d’actualité choisissent un sujet politique actuel et le mettent dans le moule de la tragédie humaniste. Le procédé en tant que tel n’a rien d’extraordinaire, semble-t-il, puisque les sujets bibliques, eux aussi, se présentent sous cette forme dramatique - héritée des tragédies de Sénèque - et suivent l’exemple des sujets antiques et mythologiques. Pourquoi abandonner alors une forme déjà bien établie, surtout quand elle se prête particulièrement bien à des sujets contemporains, comme on le verra encore ? Il est capital de noter ici que c’est paradoxalement par le choix d’un système esthétique traditionnel qu’un nouveau système esthétique s’instaure, c’est-à-dire un système propre à la tragédie d’actualité. Dans le cas de ce type de tragédies, un tel choix entraîne d’autres procédés de médiation, qui s’ajoutent ou se substituent à celui de la médiation onomastique déjà décrite, et qui contribuent ainsi à donner un nouveau sens à ce genre de pièces. La mise en parallèle avec l’Antiquité gréco-romaine est certainement le procédé le plus fréquemment appliqué dans nos tragédies, y compris dans les pièces commémoratives, qui ne conservent pas forcément la structure dramatique de la tragédie humaniste. La mise en parallèle des héros nationaux contemporains ou modernes avec ceux de l’histoire antique est omniprésen- 46 On néglige volontairement les tragédies commémoratives, car elles visent un autre objectif, comme on l’a expliqué. Du point de vue dramaturgique, les tragédies nationales d’actualité sont les œuvres les plus intéressantes. Entre particulier et général Biblio_17_005_437_Postert.indd 115 09.02.2010 8: 32: 56 Uhr 116 1. L’histoire nationale sur la scène française te 47 . On l’a déjà souligné dans le cas de Gaston qui est constamment comparé à Achille, César, Hercule ou Alexandre. Il en est de même avec le roi dans la Tragédie sur la mort du roi Henri le Grand de Billard qui, à la manière de Gaston, loue ses succès guerriers de la façon suivante : Je suis ce grand César, conquérant de la France, Dix années de guerre, un siècle de vaillance, Cet État tout ligué, l’Espagnol mis au bas, Sont coups de ma valeur, le prix de mes combats. 48 Face à ce grand nombre d’occurrences, on pourrait être facilement tenté de croire qu’on a affaire à des lieux communs de la rhétorique humaniste. Il faut cependant reconnaître qu’il y a de nombreuses variantes de ce phénomène, qui dépassent alors le cadre d’une rhétorique codifiée 49 . Ainsi, Gaston n’est pas seulement comparable aux héros de l’Antiquité, il est un héros français : « Je dis Prince François, car la France a l’honneur/ D’estre à tout l’Univers mirouer de la valeur. 50 » En tant que héros national, il a donc la même valeur que les autres héros de l’histoire, voire même les dépasse. Cette réplique est l’expression d’un sentiment patriotique conforme à l’esprit ronsardien tel qu’il se présente à travers La Franciade. Le fait de vouloir écrire une « Énéide française » 51 , une tragédie nationale, ou bien le fait de vouloir glorifier son pays par sa langue, comme l’a fait du Bellay avec La Deffence et Illustration de la langue françoyse, témoigne de la volonté de créer une culture nationale 47 « […] O combien je voudrais / Que ce cheval ne fît de Cabrière une Troie ! » dit par exemple le Maire dans La Tragedie du Sac de Cabrières, édition citée, v. 587-588. Voir également I,2 de La Rocheloise, où Richelieu s’adresse au roi Louis XIII de la façon suivante : « Cét Hannibal François, cét invaincu Pompée / Dont vous estes extraict […] », édition citée. 48 Billard, C., Tragédie sur la mort du roi Henri le Grand, édition citée, v. 383-386. Voir également les vers 246 ; 250 ; 268 ; 325 ; 461 ; 588, 1677 (« ce César français ») pour ne nommer que quelques exemples. 49 Au dernier acte de la Tragedie des Rebelles par exemple, Cloris (= La France) fait allusion à la paix tant souhaitée en évoquant l’image de la Pax Romana : « […] Ce sera lorsqu’estans tous revenus/ Nous fermeront les portes de Ianus. » (Acte V) 50 Billard, C., Gaston de Foix, édition citée, p. 25. Voir également p. 30, 31, 39, 42, 43, 44, 52, 53, 57, 63. Les mises en parallèle avec Hercule, Alcide, Alexandre et Mars sont les plus fréquentes. 51 Le rôle tenu par le troyen Énée est tenu par le troyen Francus, supposé avoir été le fils d’Hector et s’être échappé de Troie pour fonder la Race légendaire des mythiques premiers rois de France. À cette époque toutes les grandes monarchies d’Europe étaient à la recherche de quelques origines troyennes afin de pouvoir lier leurs destins à la Rome impériale. L’œuvre de Ronsard doit être vue dans le contexte de la théorie médiévale du transfert de l’Empire à Charlemagne. Voir sur ce point Yates, F.A., Astrée. Le symbolisme impérial au XVI e siècle, Belin, 1989, p. 223. Biblio_17_005_437_Postert.indd 116 09.02.2010 8: 32: 56 Uhr 117 censée avoir la même dignité que celle de l’Antiquité, voire même encore supérieure à celle-ci. Cette tendance se manifeste également dans la préface de Matthieu à sa Guisiade intitulée Discours sur le sujet de ceste Tragedie, où l’auteur cherche des exemples dans l’histoire pour illustrer le thème de la « foy » tel qu’il est décrit dans sa pièce. Il est assez significatif de voir qu’il ne se contente pas de mentionner les grandes personnalités de l’histoire antique ayant un rapport avec ce thème, comme par exemple Scipion, Jugurtha, Nerva ou César, mais qu’il a également recours à un exemple français, à savoir Louis XII. De plus, le duc de Guise, en tant que victime d’un assassinat politique, figure dans cette même préface dans la lignée des héros antiques partageant le même destin tels que Pompée et Jules César 52 . Pour Matthieu, l’assassinat du duc de Guise résulte d’une perfidie qui a déjà causé la ruine de plusieurs monarchies, et qui n’est donc pas propre à la France actuelle. De cette façon, la situation politique de la France est analogue à celle que les grandes cités grecques ont connue jadis : De telle perfidie sont venues les plus apparentes ruines des Monarchies, et n’y a rien en icelles plus dangereux ny pernicieux. C’est elle qui ruina Carthage, ornement de l’Affrique, Corinthe, Thebes, Colchos, trois riches Citez de la Grece, et desja elle a commencé à bouleverser la France sans dessus-dessous, massacrant traistrement, poltronnement, et desloyalement l’un de ses piliers le magnagnime Duc de Guise en l’assemblee des Estats. 53 En établissant des liens entre les personnages de l’actualité et ceux de l’Antiquité, les dramaturges créent une distance qui invite le lecteur/ spectateur à réfléchir sur la valeur des héros nationaux de son temps. Ainsi, le sort qui a frappé les grands personnages de l’actualité politique est relativisé, puisqu’il s’inscrit dans une lignée de destins historiques qui semblent se répéter sans cesse. Le public, bien que directement concerné, peut donc prendre ses distances avec les événements décrits, l’actualité faisant partie d’un « cercle historique » qui fait que le présent n’est que la répétition du passé. Cette idée 52 Voir Matthieu, P. , Discours sur le sujet de ceste Tragedie qui sert de préface à sa Guisiade, édition citée, p. 69. 53 Ibid., p. 70. Comme dans les autres tragédies mentionnées, la mise en parallèle avec l’Antiquité se trouve également dans le texte même. Prenons pour exemple une réplique de la reine mère à propos des deux Guise : « Deux freres genereux, un Pollux, un Castor, / Un bon Prelat, un Duc, un Nestor, un Hector : / François avec le droict, la valeur, et les armes : / Charles par le conseil, sa priere, et ses larmes, / Tous deux pleins de l’amour de la Religion, / Furent deux forts rampars de vostre region. » (v. 317-322) Voir également v. 2089-2093 où le messager annonce la mort du duc de Guise : « Ainsi mourut Monsieur, ainsi mourut l’Atride,/ Ainsi mourut Cesar, ainsi mourut Alcide, / Ainsi meurt par la main d’un perjure, d’un traistre, / Un grand Prince, un grand Duc, un grand Pair, un grand Maistre. » Entre particulier et général Biblio_17_005_437_Postert.indd 117 09.02.2010 8: 32: 56 Uhr 118 1. L’histoire nationale sur la scène française cyclique liée à la mise en relation de l’actualité et de l’histoire antique se retrouve dans de nombreux ouvrages historiques du XVI e siècle et détermine donc d’une manière décisive la conception historique de la Renaissance (pensons notamment à L’idée de l’Histoire accomplie de La Popelinière, déjà mentionnée). La mise en parallèle avec l’Antiquité gréco-romaine n’est cependant pas le seul procédé qui provoque un effet de médiation. L’intervention du surnaturel, élément constitutif de la tragédie humaniste - notamment les forces de l’enfer, les furies etc. représentées dans la majorité des pièces de l’époque -, joue un rôle capital dans nos tragédies nationales. Lieu commun de la dramaturgie humaniste, cet élément gagne de l’autonomie étant combinée avec un sujet de l’actualité politique : la force surnaturelle ou - disons plutôt -l’être surnaturel prend activement part à l’action, ou en est même l’élément moteur. C’est ainsi que la personnification du Mal, c’est-à-dire Satan, réapparaît au théâtre et détermine dans deux de nos tragédies non seulement le cours de l’action, mais aussi celui de l’histoire même. Le diable sur la scène n’a en soi rien d’extraordinaire. Au moins jusqu’au milieu du XVI e siècle, il fait partie intégrante des mystères médiévaux qui s’en servaient pour des raisons d’édification. Même à la fin du siècle suivant, certaines villes jouent encore des Diableries, étant donné que le goût du public pour ce genre de spectacles se maintenait 54 . En mettant le diable sur la scène, Théodore de Bèze avec son Abraham sacrifiant (1550), reste fidèle à la tradition médiévale des mystères. À la différence de nos tragédies nationales d’actualité, cependant, la personnification du Mal dans la pièce de Bèze ne prend pas activement part à l’action. À l’inverse, Pierre Matthieu lui attribue un rôle non négligeable dans sa Guisiade : la personnification du Mal intervient à l’acte IV, sur la demande d’Épernon, pour inciter le roi à tuer les Guise. Même si Matthieu évite de l’appeler « Satan » ou « diable » - il apparaît dans la pièce sous les initiales N.N -, il remplit exactement la fonction que celle des autres êtres surnaturels dans nos tragédies et intervient au même moment (à l’acte IV) 55 . Chez Matthieu, N.N. tient un véritable discours politique afin de convaincre le roi de commettre le crime. Ainsi, l’assassinat du duc de Guise est présenté comme une décision diabolique arrachée au monarque. Dans La Tragédie de la Mort du roi Henri le Grand de Billard, Satan est un personnage de première importance. Il peut même être considéré comme le 54 Voir Mandrou, R., Introduction à la France moderne. Essai de psychologie historique 1550-1640, Paris, Albin Michel, 1998, p. 311. 55 Millet, 1998, p. 21, voit dans N.N la personnification des mauvais conseillers du roi (les mignons). Dans le contexte des autres tragédies nationales qui mettent également sur scène des êtres surnaturels, cette hypothèse n’est pas convaincante. Biblio_17_005_437_Postert.indd 118 09.02.2010 8: 32: 56 Uhr 119 moteur de l’action. Conformément au schéma usuel de la tragédie humaniste, Billard fait commencer son action au plus près possible du dénouement : Satan apparaît sur la scène et annonce son projet de tuer le roi (« Sous l’habit d’un maraud, d’un renégat de France, / (Puisqu’homme, ni démon, n’en a pas l’assurance), / je le veux poignarder et de ce royal flanc / Tirer en trahison un océan de sang, […] », v.213-216). Comme chez Matthieu, Satan intervient à l’acte IV en poussant le Parricide à commettre l’acte meurtrier. Ce dernier finit par déclarer: Baste pour le rebute, comme bête farouche, Je l’irai massacrer. Si mon tranchant le touche, C’en est fait, il le faut, je ne suis plus à moi, Le coup vient du démon qui me ravit à soi. 56 Satan continue à le rassurer : Pousse, on n’en verra rien, tu seras invisible, Moi, qui guide ta main, te rendrai tout possible, Et le coup, et la perte, et les ailes au dos, Comme Énée jadis dedans son ombre enclos, Je te ferai passer sans péril, sans encombre. Quoi ! Tu trembles, poltron ! La force ni le nombre Ne doit t’épouvanter : c’est moi, c’est ma fureur, Qui t’anime, qui te pousse et t’enflamme d’horreur. 57 Satan n’est pas seulement le moteur de l’action, il est aussi le moteur de l’histoire. Il tient ici le rôle d’un « mauvais Dieu » qui guide les actions des hommes 58 . C’est ainsi que le Parricide est élevé au rang d’un personnage abstrait qui n’est que la main réalisatrice d’un être surnaturel. Le fait que son véritable nom ne soit pas mentionné n’est pas anodin: il demeure « le Parricide », guidé par Satan, et en tant que tel, il échappe à la responsabilité humaine. Il n’agit donc pas selon sa propre volonté. Le cours de l’histoire est déterminé par le Mal, ce qui souligne encore plus la fatalité tragique de l’événement représenté 59 . 56 Billard, C., Tragédie sur la mort du roi Henri le Grand, édition citée, v.929-932. 57 Ibid., v.933-940. 58 Du point de vue propagandiste, Satan représente le côté protestant, puisqu’il avoue à la scène 1 de l’acte I d’avoir protégé Henri lorsqu’il fut encore dans le camp huguenot. Comme dans le cas de Jupiter, qui représente le côté catholique dans La Tragédie de feu Gaspard de Coligny de Chantelouve, le dramaturge se sert de l’être surnaturel pour transmettre son message propagandiste. 59 La représentation du Bien et du Mal est caractéristique pour les moralités dramatiques. Parfois la présentation des deux forces opposées est plus nuancée, comme dans le Coligny de Chantelouve (II.2). Entre particulier et général Biblio_17_005_437_Postert.indd 119 09.02.2010 8: 32: 56 Uhr 120 1. L’histoire nationale sur la scène française Dans le cas de Cléophon de Jacques de Fonteny, ce n’est pas le diable qui incite Palamnaise à tuer Cléophon, c’est Taraptan. Par son nom (« monstre »), il remplit cependant la même fonction que Satan dans les deux autres pièces. Taraptan passe par une ruse pour recruter le parricide : il fait croire à Palamnaise que le meurtre est voulu par Dieu. Après avoir exposé les détails de son projet, le parricide finit par déclarer : « […] j’ai la main trop sûre, / Dieu me la conduira, de Dieu je suis poussé (v.749-50) ». Comme dans les deux autres cas décrits, la responsabilité humaine est entièrement gommée. L’introduction de l’élément surnaturel (ici : Dieu), en combinaison avec le déguisement onomastique, produit un double effet de médiation qui fait que le lecteur/ spectateur prend suffisamment de distance avec les événements réels de son temps quand il assiste à l’assassinat de Cléophon (acte V). Seuls deux objets rappellent l’acte meurtrier de Jacques Clément, tel qu’il fut commis dans la réalité : la lettre falsifiée et le couteau avec lequel Henri III fut tué. Dans Cléophon, ils ne sont que les vestiges d’une réalité historique devenue spectacle théâtral. La réplique de Palamnaise citée ci-dessus ressemble à celle de Jupiter rapportée par Mercure (III,1) dans la Tragédie de feu Gaspard de Coligny de Chantelouve : Dans un logis voir je t’en charge, Pour y mettre nouvelle charge, Un soldat, lequel tirera D’arquebuse quand il pass’ra. A l’heure ta main punissante Conduira la balle passante Jusques à la main et au bras De ce félon n’y pensant pas. 60 Dans cette tragédie qui est antérieure à celle de Jacques de Fonteny, Jupiter, en tant que force divine, commandite le crime et envoie Mercure pour qu’il guide la flèche contre Coligny. Contrairement à l’auteur de Cléophon qui opte pour un déguisement onomastique, Chantelouve, on l’a vu, conserve les véritables noms des personnages. Il est cependant assez significatif que l’auteur de l’attentat manqué contre l’amiral soit sans nom (« un soldat ») et l’initiateur du crime un être surnaturel. Une fois de plus, on est confronté à cette force supérieure derrière laquelle les actions humaines disparaissent presqu’entièrement. Celle-ci se manifeste également dans les songes prémonitoires, qui déterminent le cours de l’action dans la plupart de nos tragédies d’actualité et - comme l’histoire est action - sont porteurs d’une finalité tragique de l’histoire. La Tragédie du sac de Cabrière s’ouvre par exemple sur un dialo- 60 Chantelouve, F., La Tragédie de feu Gaspard de Coligny, édition citée, v.673-680. Biblio_17_005_437_Postert.indd 120 09.02.2010 8: 32: 57 Uhr 121 gue entre les chefs des assaillants, qui se demandent si l’on doit ou non donner l’assaut à Cabrières. Maynier d’Oppède (le premier président au parlement de Provence), personnage principal de la tragédie, hésite, car un songe lui a indiqué que cette ville serait à vaincre par la force de la langue et non par celle des armes. En effet, la pièce vit littéralement du pouvoir de la parole ; un vaste champ sémantique en témoigne. Les discours des personnages oscillent entre vérité et mensonge, entre l’être et le paraître, ce qui se manifeste le plus nettement dans le personnage de Polin qui change de camp pour devenir l’allié des Vaudois. Ainsi, le songe ne détermine pas seulement le cours de l’action et de l’histoire, il est aussi prédicateur de la dramaturgie de la pièce, une « dramaturgie de la parole en action » 61 . C’est donc par l’élément surnaturel que ce « moment tragique » de l’histoire de France, qui est le sac de Cabrières, se transforme en un discours métalinguistique. Donnons encore un autre exemple illustrant l’importance des signes surnaturels dans nos pièces. La Tragédie sur la mort du Roi Henri Le Grand est largement déterminée par le surnaturel. À la scène 2 de l’acte I, la reine raconte à la princesse de Conti qu’elle est troublée par des songes, et qu’elle craint pour le roi. En faisant allusion à Achille, qui, lui aussi, « fut assassiné par la main d’un poltron », elle évoque déjà la mort d’Henri IV. Dès le début de la pièce, les « présages de mort » pèsent comme une épée de Damoclès sur toute la tragédie. Ils trouvent leur paroxysme à l’acte III où les prédications des astrologues semblent confirmer les songes prémonitoires de la reine. Même si la tragédie fait croire au lecteur/ spectateur qu’il y a encore une possibilité de détourner le cours fatal de l’histoire, la fin tragique ne se fait pas attendre. En dépit de ces signes funestes, le roi, comme aveugle, se rapproche constamment de sa mort qui peut être considérée comme un vrai martyr, comparable à la passion du Christ (voir sa prière III,4 : « Mes péchés sont lavés […] »). Ainsi, deux visions de l’histoire se superposent : d’un côté, la vision païenne, représentée par les songes prémonitoires et les prédications des astrologues qui renvoient à une fatalité tragique, et, de l’autre côté, la vision chrétienne, qui conçoit les événements historiques comme réalisation de la volonté de Dieu en tant que « seul détenteur du fatal savoir » 62 . 61 Millet, O., « Vérité et mensonge dans la Tragédie du sac de Cabrières : une dramaturgie de la parole en action », Australian Journal of French Studies, XXXI, n°3, 1994, p. 259- 273. Sur le contexte historique et littéraire voir Tragédie du Sac de Cabrière. Ein kalvinistisches Drama der Reformationszeit, édition de Karl Christ, Halle (Saale), Max Niemeyer Verlag, 1928. 62 Zonza, Ch., « La Tragédie à sujet actuel. La Mort d’Henri IV de Claude Billard », Revue d’Histoire littéraire de la France, 6, 2000, p. 1476. Entre particulier et général Biblio_17_005_437_Postert.indd 121 09.02.2010 8: 32: 57 Uhr 122 1. L’histoire nationale sur la scène française Dans toutes nos tragédies d’actualité, le moment « tragique » de l’actualité politique de la France que la tragédie représente est rendu immatériel, car il est présenté comme le résultat d’une volonté supérieure. On peut aller encore plus loin et dire que les dramaturges ont recours au surnaturel pour justifier la réalité tragique de leur temps. Le lecteur/ spectateur est placé dans une ambiance d’ubiquité : il est à la fois dans le contemporain - mais « dépaysé » par les déguisements onomastiques -, dans l’Antiquité gréco-romaine et dans le surnaturel. Reste encore à savoir en quoi consiste « le tragique » dans nos tragédies. Quand nous parlons de « moments tragiques » de l’histoire nous insistons particulièrement sur le fait que les événements eux-mêmes doivent être considérés comme tragiques, puisqu’ils sont l’expression d’une fatalité qui pèse sur le cours de l’histoire. Les personnages, quant à eux, ne peuvent pas être regardés comme de véritables héros tragiques selon la conception aristotélicienne du héros médiocre (ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant) : ils ne sont que les réalisateurs ou les victimes d’une force supérieure, qui est pour la majorité des cas celle du Mal. 1.2.2 Une esthétique humaniste actualisée Après avoir analysé dans un premier temps les procédés dramaturgiques auxquels les auteurs de nos tragédies ont recours pour mettre en scène un sujet actuel, il convient dans un second temps de regarder la présentation de cette actualité politique de plus près. Peut-on encore parler d’une actualité brûlante alors que celle-ci se présente sous une forme médiatisée, comme on l’a vu ? Et - question connexe - est-il légitime de parler d’une forme d’historiographie mettant l’accent sur le particulier aristotélicien ou a-t-on tout simplement affaire à une tragédie qui accède au général par le biais d’un sujet emprunté à l’actualité politique de la France ? Afin de trouver une réponse à cette question, jetons d’abord un regard sur la pièce la plus politique de nos tragédies d’actualité, à savoir La Guisiade de Pierre Matthieu. Dans le cadre de notre problématique, cette œuvre s’avère particulièrement intéressante, puisque les événements politiques présentés correspondent exactement à la réalité de l’époque. Il s’agit alors de montrer dans quelle manière le dramaturge transmet son message politique sur l’actualité de la France, tout en restant fidèle à la structure traditionnelle de la tragédie humaniste. Le dialogue entre la reine mère et le roi à la première scène de l’acte II se prête bien à une telle analyse, car il évoque non seulement le problème général de ce temps, qui est celui du pouvoir royal, mais aussi le conflit particulier qui règne entre le duc de Guise et Henri III. Du point de vue structurel, ce dialogue rappelle la scène traditionnelle entre le roi et son Conseil dans une tragédie humaniste. Mat- Biblio_17_005_437_Postert.indd 122 09.02.2010 8: 32: 57 Uhr 123 thieu a seulement remplacé le Conseil par le personnage de la reine mère, ce qui est explicité d’avance par l’argument 63 . Le premier vers prononcé par le roi (« Que me sert d’estre Roy debonnaire et humain ? ») déclenche un discours politique à valeur universelle qui se poursuit tout au long du dialogue. Comme dans la plupart des tragédies humanistes, on traite du problème général de la royauté ce qui est encore renforcé par l’évocation de certains thèmes politiques tels que la clémence, la vengeance, la tyrannie (v.202; 197 ; 259 ; 361 ; 363 ; 369 ; 370). Jusqu’ici rien ne distingue notre tragédie d’actualité des autres pièces contemporaines, puisque le cadre dans lequel s’inscrit le sujet actuel reste le même. Mais, c’est à l’intérieur de ce cadre que l’actualisation s’effectue : d’un côté, il y a actualisation à l’aide de segments isolés, de l’autre côté l’actualité politique de la France s’impose en un bloc de plusieurs vers. Bien que dispersés dans tout le discours, les éléments évoquant l’actualité de la France ne surgissent qu’à des endroits précis pour briser les passages du discours universel et ceux de la rhétorique humaniste. En faisant appel à son droit de vengeance, le roi déclenche un dialogue stichomythique de caractère sentencieux : L A R OINE M ERE Parlez de pardonner s’il y a quelque offence. L E R OY Inexpiable offence, acte digne de mort. L A R OINE M ERE « Celuy-la qui se plaint ne se donne le tort. L E R OY « Un grand crime tousjours un grand torment demande. L A R OINE M ERE « Il faut à un grand mal une clemence grande. L E R OY Voir un Roy à Paris des siens barricadé ? L A R OINE M ERE Que vous estes marry si l’on vous a gardé. 64 L’évocation de la journée des barricades, en tant qu’élément de l’actualité politique, saute aux yeux et constitue un contre-poids puissant aux sentences 63 « A l’imitation des anciens Tragediographes, au lieu du conseil la Royne mere se presente, qui pour estre non seulement Italienne de nation, et qui plus est, Florentine, accorte au maniment de ses affaires: mais aussi mere de trois Roys, et par consequent plus proche au secret de ses desseins, parle avec une liberté convenable à son authorité […] », voir l’argument qui précède la scène 1 de l’acte II de La Guisiade, édition citée, p. 81. 64 Matthieu, P. , La Guisiade, édition citée, v.198-204. Entre particulier et général Biblio_17_005_437_Postert.indd 123 09.02.2010 8: 32: 57 Uhr 124 1. L’histoire nationale sur la scène française générales prononcées par le roi et la reine mère. Si ce vers manquait, le passage cité aurait bien pu se trouver dans une tragédie à sujet antique ou mythologique 65 . Il en est de même avec les allusions à la France ou aux « François » qui, elles aussi, figurent ça et là dans le texte dramatique et rappellent ainsi au lecteur qu’il a affaire à une véritable tragédie nationale 66 . Prenons encore deux exemples, où l’allusion à l’actualité se présente cette fois comme un ensemble de plusieurs vers : L A R OINE M ERE Vous n’avyez plus de nom, de sceptre, ny d’Eglise, Ny de religion, sans la maison de Guise, Sans ces nobles Heros, qui vous ont conservé, Qui vous ont defendu, et qui ont relevé Vostre Estat chancellant, qui aux coups plus sanglants Ont tousjours apparu et constans et vaillants. Le schisme à cent gousiers, et l’estrange manie, Qui print les cueurs François sortant de Germanie, Ceinte de ces menteurs, et de ces arrogans, Voleurs de nostre Foy, de nos ames brigans, Alloit desja sappant les fondemens de France, Si ces bons Guisiens n’eussent fait resistance. 67 L’univers antique ou mythologique, propre à la tragédie humaniste, ne joue ici aucun rôle. Toute l’attention est focalisée sur les acteurs politiques de la France contemporaine, à savoir les Guise qui - conformément à l’histoire - n’étaient pas vraiment hostiles à Catherine de Médicis. Celle-ci se montre plutôt lasse du duc d’Épernon, le soi-disant « archimignon » du roi, qu’elle appelle dans la tragédie un « diable incarné » (v.346). Le message politique que le dramaturge nous transmet à travers ce dialogue est clair : au « brave duc » s’oppose un roi à la fois « tyrannique » et « athée », qui ne vit « que pour soy » et pour ses « mignons » et qui ne reste pas fidèle à Dieu puisqu’il a protégé les Huguenots 68 . Le portrait que Matthieu brosse ici d’Henri III (à travers les ré- 65 La juxtaposition des énoncés universels avec celles de l’actualité politique est un phénomène omniprésent. Voir par exemple v.241-244 (mise en relation des qualités générales d’un monarque avec le contexte de la Ligue), et v.359-372 (le nom du duc d’Épernon et le terme de « mignons » apparaissent brusquement dans un passage où il est question du problème de la tyrannie). Voir également l’allusion du dauphin à Clèves et Juliers (v. 549) dans la Tragédie de la mort du Roi Henri Le Grand. 66 On se contente de citer les exemples de II,1: v.170; 189; 234; 265; 266; 279; 300; 315; 319; 335; 390; 402; 405. 67 Matthieu, P. , La Guisiade, édition citée, v.305-316. 68 Voir les répliques de la reine mère v.363-372 et v. 373-392. Biblio_17_005_437_Postert.indd 124 09.02.2010 8: 32: 57 Uhr 125 pliques de la reine mère) est celui d’un ligueur 69 . Il correspond exactement à l’image que les libelles des ligueurs acharnés donnèrent du roi : l’image d’un roi perfide, duplice, amoral et dissimulateur, à laquelle s’ajoute celle d’un tyran, surtout après le « coup de majesté » le 23 décembre 1588 70 . Jetons encore un dernier regard sur le passage suivant, dans lequel le roi s’adresse à la ville de Paris : […] Ton hyver est venu, qui par l’aspre froidure Te privera de fleurs, de fruicts, et de verdure. Paris trois fois chetif, qui estoit l’ornement De tout ce qui se voit sous ce bas element : La perle des citez, du monde la Princesse, Par moy mise en honneur, par moy mise en detresse. Tes tours qui vont cachant leur front dedans les cieux, Tes palais eslevez pour les Roys mes ayeux, Tes superbes maisons, tes sacrez edifices, Ma Cour ton Ilion, mon Louvre tes délices, Ma Seine qui pour toy leve ses flots profonts, Tes ponts riches, qui sont plustost villes que ponts, Ton trafiq excellent, tes boutiques fecondes, De ce qui est de cher sur la terre et aux ondes. Bref tout ce que tu as de saint, d’exquis, de beau, Se perd puis que tu perds de ton Roy le flambeau. 71 Il est assez remarquable de voir la manière dont le dramaturge dresse ici le tableau de la capitale. Dans ce cas précis, on ne mentionne pas simplement les lieux les plus représentatifs de la ville de Paris tels que le Louvre et la Seine, tout un passage (28 vers au total) est consacré à la description du « centre de la France » 72 . On pourrait même déceler des traces d’une couleur locale, notamment quand il est question des ponts, du commerce et des boutiques, éléments qu’on jugerait d’habitude trop concrets ou trop réels pour figurer dans une tragédie, d’autant plus dans une tragédie « humaniste » du XVI e siècle. 69 Sur le caractère éminemment politique et propagandiste de ces œuvres, voir Tin, 2003. En ce qui concerne la dramaturgie d’une tragédie essentiellement propagandiste, voir notre analyse exemplaire de Coligny de Chantelouve (chapitre II.2) où l’on aborde cette question d’une façon plus détaillée. 70 Voir Cassan, M., La France au 16 e siècle, Paris, Arman Colin, 2005, p. 139. 71 La Guisiade, édition citée, v.217-232. 72 Dans la Tragédie du feu Gaspard de Coligny de Chantelouve, on retrouve également des traces d’une toponymie actuelle. Il s’agit cependant de petites allusions. On n’y trouvera pas de longs passages comme c’est le cas ici. Le Louvre, la Seine et les rives de la Seine figurent par exemple dans le texte. Entre particulier et général Biblio_17_005_437_Postert.indd 125 09.02.2010 8: 32: 57 Uhr 126 1. L’histoire nationale sur la scène française La réalité historique est également présente dans la Tragédie sur la mort du Roi Henri Le Grand de Billard. La construction de l’action dramatique suit d’assez près les détails tels qu’ils se présentent dans Le Journal d’un bourgeois de Paris sous Henri IV de Pierre de l’Estoile 73 : on y retrouve par exemple la préméditation de la mort, les songes d’Henri et de Marie de Médicis, la crainte de M. de Vendôme pour la vie du roi, la prière pathétique du roi, la mise en scène de l’assassinat (conformément à la réalité historique, le décor change à l’acte IV et c’est dans les rues de Paris que le parricide apparaît pour la première fois), la reine qui entend des « cris » et des « pleurs » (IV,3), les sentiments de Sully (monologue V,6). Les allusions précises à l’actualité au sein du texte dramatique - si fréquentes soit-elles encore au premier acte - doivent cependant céder la place à un univers antique et légendaire, commun à toutes les tragédies humanistes de la même époque. Dans le flux de lieux communs et de sentences saturant le récit du roi à la première scène de l’acte II, le passage suivant apparaît comme un « îlot d’actualité » qui, seul, fait référence à l’identité réelle d’Henri IV, présenté dans la pièce trop souvent comme un roitype d’une tragédie humaniste : Coutras, Arques, Ivry, ni Fontaine-Française N’étaient qu’un avant-jeu de la palme hollandaise ; L’Empire m’est trop dû, tous les Croissants lunés Du superbe Ottoman me sont jà destinés. 74 Les exemples montrent que l’esthétique humaniste se prête extrêmement bien à la théâtralisation de sujets actuels. Dans la mesure où la trame historique correspond dans ses grands traits à la structure de la tragédie humaniste - pensons à Henri Le Grand de Billard et particulièrement à la préméditation de la mort et aux songes prémonitoires qui ne sont pas seulement historiquement attestés, mais qui font partie intégrante de l’esthétique humaniste - il suffit au dramaturge de dramatiser la chronique des événements de son temps en attribuant aux personnages actuels le même rôle que celui qu’un personnage historique ou biblique jouerait dans une tragédie humaniste. Un tel procédé produit des transpositions intéressantes et peut avoir pour effet qu’un personnage, comme la reine mère dans La Guisiade, tienne la place d’un personnage-type (par exemple celle d’un conseiller), ou même celle de toute une institution (Conseil). Il est également possible qu’un personnage contemporain remplisse la fonction des furies, des ombres ou d’un 73 L’Estoile, P. de, Journal d’un bourgeois de Paris sous Henri IV, Paris, Union général d’éditions, 1964. 74 Billard, C., Tragédie de la mort du Roi Henri Le Grand, édition citée, v.367-370. Biblio_17_005_437_Postert.indd 126 09.02.2010 8: 32: 57 Uhr 127 démon 75 . Matthieu attribue un tel rôle au duc d’Épernon, qui, à la première scène de l’acte III semble directement sortir des enfers : […] Je sens mille dragons, je sens mille daemons. Ravager mes esprits, et souffler mes poulmons. […] Venez mes compagnons, Monstres abominables, Jettez sur Blois l’horreur des vos traits effroyables : Prenez pour mains des crocs, pour yeux des dards de feux, Pour voix un gros canon, des serpens pour cheveux : Changez Blois en Enfer, apportez-y vos geines, Vos rouës, vos gibets, vos feux, vos fouëts, vos peines. 76 L’actualité politique, à savoir l’assassinat d’Henri de Guise à Blois, est ici habilement liée à l’esthétique humaniste. Sous l’influence de « l’archimignon » d’Henri III, le lieu de l’assassinat (Blois) se transforme « en Enfer ». Une telle mise en relation ne constitue pas seulement un choix esthétique ; elle a aussi des conséquences directes sur le message transmis par l’auteur. Ici, il est de nature purement propagandiste : en attribuant au duc d’Épernon le rôle d’un démon, Billard noircit le roi et ses conseillers, appelés « mignons », et souligne le caractère tyrannique du gouvernement d’Henri III. En ce qui concerne les personnages, attirons encore l’attention sur un autre élément emprunté à la dramaturgie humaniste, à savoir le chœur. Nos dramaturges s’en servent non seulement pour créer une instance commentatrice qui apparaît à la fin de chaque acte -conformément au chœur de la tragédie traditionnelle du XVI e siècle -, mais aussi pour véhiculer des messages politiques, voire propagandistes, comme par exemple dans Coligny de Chantelouve dans lequel le chœur devient le porte-parole des intentions ultra-catholiques de l’auteur. Dans La Tragédie du sac de Cabrières, le chœur se transforme même en un véritable « personnage » de tragédie, en prenant activement part au discours. Il n’apparaît donc pas seulement à la fin d’un acte pour le 75 Voir également la Tragédie de feu Gaspard de Coligny de Chantelouve où d’Andelot, le frère de l’amiral, en tant qu’être infernal, remplit la même fonction. Dans Le Guysien, Belyard garde le personnage infernal, à savoir Alecton. 76 Matthieu, P. , La Guisiade, édition citée, v.779-780 et 801-806. Lisons dans ce contexte l’argument donné par cette édition (p. 112) qui fait allusion au rôle du duc d’Espernon : « Le Poëte à contre-cueur fut contraint de mettre entre la Majesté et la grandeur de ceux qui joüent ceste Tragedie, un homme de si petite valeur qu’est d’Espernon : mais l’opinion que tout le peuple de France a tresasseuree de ses deportemens, et qu’il alluma sur tous le Roy à ceste sanglante deliberation contre la maison de Lorraine, l’a fait entrer en ce troisiesme acte, comme un desesperé, un sorcier, avec toute sa dæmonomanie […] » Entre particulier et général Biblio_17_005_437_Postert.indd 127 09.02.2010 8: 32: 58 Uhr 128 1. L’histoire nationale sur la scène française commenter ou pour lancer des avertissements en se contentant de sentences ou d’autres énoncés de valeur universelle ou moralisatrice, il tient également un discours sur l’actualité 77 . Il en est de même avec le chœur dans La Guisiade de Pierre Matthieu, qui, à la fin du premier acte, brosse le portrait de la France pendant les guerres civiles. En faisant allusion aux horreurs de la guerre, à la situation des rois de France et aux conflits religieux, il évoque les principaux problèmes d’actualité: Quelle estrange nation A receu plus de souffrance, Plus de tribulation Que la miserable France ? Le sac, le fer, les horreurs, Les cruautez les plus fieres, De la guerre les fureurs, Nous sont toutes familieres. Depuis le triste tournoy, Depuis les joustes cruelles, Qui meurtrirent nostre Roy Henry second aux Tornelles, Nos Roys jeunes, orphelins, Plus prompts aux larmes qu’aux armes, Des Heretiques malins Entendirent les allarmes. […] 78 On voit donc que l’actualisation du texte dramatique se traduit non seulement à des degrés différents, mais aussi sur des plans différents. On voit également combien un tel procédé peut avoir de conséquences sur la nature du message politique transmis par l’auteur. Plus le dramaturge s’écarte de son modèle humaniste, plus son message politique s’actualise et devient même engagé. Mais il y a aussi des endroits où nos dramaturges restent volontairement fidèles à l’esthétique humaniste, sans la briser, comme on l’a vu, par un discours actualisé. Détachés de leur contexte national, de tels passages sont quasiment interchangeables et pourraient se retrouver dans n’importe quelle 77 Au début de l’acte II, le chœur (prisonniers du village de Mérindol) discute avec le Maire des Vaudois de la situation de Cabrières, voir La Tragédie du sac de Cabrières, édition citée, v.383-386 et au dernier acte il apparaît pour demander à Polin de faire le récit de l’assaut. Dans les cas où le chœur apparaît à la fin d’un acte, il est à noter qu’il tient un discours éminemment poétique (voir particulièrement l’acte I). 78 Matthieu, P. , La Guisiade, édition citée, v.129-144. Biblio_17_005_437_Postert.indd 128 09.02.2010 8: 32: 58 Uhr 129 autre tragédie de la même époque 79 . Il s’agit de passages qui proposent un discours politique universel en abordant un des principaux thèmes de la tragédie humaniste, à savoir celui de la royauté, ou - en d’autres termes - celui de la tyrannie, comme on l’a déjà signalé antérieurement. Ce thème est étroitement lié au problème de l’assassinat politique, problème abordé par presque toutes nos tragédies d’actualité : rappelons qu’on a affaire à l’assassinat de Coligny, à celui du duc de Guise, à l’assassinat d’Henri III et à celui d’Henri IV. Les rois ne sont cependant pas toujours victimes mais peuvent être aussi comploteurs, comme on l’a vu dans Coligny de Chantelouve, dans La Guisiade de Matthieu ou dans Le Guysien de Belyard. Le thème du complot ou de la conjuration gagne ainsi également du terrain, même dans les tragédies qui ne traitent pas directement d’un assassinat (dans la Tragédie du sac de Cabrières, le capitaine Polin, catholique, change de camp pour comploter contre d’Oppède). Dans Le Guysien, il devient le sujet même de la pièce. Dans la mesure, où le meurtre est fomenté dans un espace clos (celui du palais), l’ambiance étouffante créée par Belyard est celle d’un piège qui se referme, ce qui souligne le caractère tragique de la pièce 80 . Le thème de la tyrannie et du complot donne à nos tragédies un caractère universel et souligne leur atemporalité, ce qui est encore souligné dans le discours des personnages. La tragédie classique du XVII e siècle abordera encore davantage ces thèmes universels devenant parfois le sujet même de la pièce, en l’occurrence avec Cinna de Corneille que l’on appelle « une tragédie de conjuration ». Cette vue synoptique sur la production théâtrale de ce pays en pleine crise nous montre que les dramaturges des tragédies nationales n’ont pas préféré représenter le « malheur d’autruy », comme Jean de La Taille l’explique dans la dédicace citée, mais qu’ils ont opté volontairement pour des sujets d’actualité, ne serait-ce que pour éviter que les moments les plus tragiques de la France ne tombent un jour dans l’oubli. La valeur documentaire, voire historiographique de ses œuvres est donc indéniable. Pourtant, on a affaire à 79 Les discours politiques de caractère universel se trouvent par exemple dans Cléophon de Jacques de Fonteny (v. 358-371, 763-806 et particulièrement v.825-842, vers sentencieux prononcé par le roi Cléophon) et dans La Guisiade, v.369-372, v.845- 852. Le caractère tyrannique d’Henri III se manifeste clairement dans les vers suivants que le roi adresse au N.N. (v.1683-1693) : « Je regneray tout seul ainsi que mes ayeux. / On ne peut diviser la Monarchie à deux. C’est unique pouvoir en mesme temps n’assemble / Deux Princes compagnons pour commander ensemble. / Mon cueur enjalouzé ne le permettra pas. / Un Roy est tousjours Roy, mesme apres son trespas : / On ne peut effacer le Royal caractere, / Que Dieu grave du doigt en une ame hommagere. / Je veux seul estre Roy, je ne veux desormais / Avoir pour compagnon un Prince trouble-paix (v.1683-1693). » 80 Voir Millet, 1998, p. 36. Entre particulier et général Biblio_17_005_437_Postert.indd 129 09.02.2010 8: 32: 58 Uhr 130 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny des tragédies dont certaines - les tragédies d’actualité - possèdent une nouvelle valeur littéraire, qui ressort de la combinaison habile d’un sujet actuel avec l’esthétique humaniste. Le résultat, on l’a vu, est une tragédie nouvelle qui oscille entre médiation et actualisation, entre particulier et général. Elle crée des personæ tout en les situant dans un contexte historique précis. Elle place le lecteur/ spectateur dans une ambiance d’ubiquité tout en transmettant un sentiment patriotique. Elle évoque les événements actuels comme s’ils n’étaient que la répétition du passé et propose un discours politique à la fois universel et propagandiste. Une esthétique du paradoxe, semble-t-il, mais qui devient de plus en plus cohérente quand on attribue à ces œuvres un caractère historiographique et non uniquement littéraire. Les auteurs de nos tragédies d’actualité parviennent à surmonter la distinction entre «histoire » et « poésie », entre « particulier » et « général » établie par Aristote en créant des œuvres originales : dans le cas de ces pièces l’« histoire » est la « poésie » - pensons notamment à La Guisiade de Matthieu - et c’est exactement ce caractère hybride qui détermine la dramaturgie de ces pièces. Biblio_17_005_437_Postert.indd 130 09.02.2010 8: 32: 58 Uhr 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny (1575) - une réécriture de l’histoire Autour de la Saint-Barthélemy La tragédie de feu Gaspard de Coligny de François de Chantelouve s’inscrit dans la période des guerres de religion (1562-1598) qui oppose catholiques et protestants dans huit guerres acharnées. Les principaux événements des trois premières guerres sont la victoire catholique de Dreux (19 décembre 1562), le siège d’Orléans avec l’assassinat de François de Guise (18 février 1563), la défaite des protestants à Saint-Denis (10 nov. 1567), à Jarnac (13 mars 1569) et à Moncontour (3 oct. 1569), défaite particulièrement lourde. Après la mort du prince de Condé lors de la bataille de Jarnac, Gaspard de Châtillon, amiral de Coligny, devient le chef du parti huguenot. De la contre-offensive menée par Coligny après l’échec de Moncontour résulte la paix de Saint-Germain (8 août 1570), très favorable aux protestants, qui leur accorde l’amnistie, l’exercice du culte dans deux villes par province et quatre places de sûreté pour deux ans (La Rochelle, Cognac, Montauban, La Charité). Entre 1562 et 1572, Charles IX et la reine-mère Catherine de Médicis privilégient une politique de tolérance civile. Particulièrement après le traité de Saint-Germain, la couronne s’engage dans une politique de réconciliation. Coligny, condamné à mort par contumace le 13 septembre 1569, est réhabilité et reçu à la cour le 12 septembre 1571 sur ordre du roi Charles IX qui tente d’obtenir son ralliement. Dès le début des premières guerres de religion, Coligny lutte contre l’influence croissante de la très catholique maison des Guise-Lorraine à la cour. Les Guise finissent par reculer après la paix de 1570 s’effaçant devant les catholiques modérés, soucieux de paix et de tolérance. Le premier signe de cette politique de réconciliation devait être le mariage de la sœur du roi, Marguerite de Valois, avec son cousin protestant, Henri de Navarre, le 18 août 1572. Cependant, le pays n’arrive pas à retrouver le calme à cause d’un climat de tension, à l’état latent, qui s’est déjà manifesté le 20 décembre 1571, lors du transfert de la croix de Gastine - incident qui témoigne de l’hostilité des catholiques à l’égard de la politique royale. Dans toute la France et surtout à Paris s’annonce une forte réaction catholique, dirigée par les Guise qui sont soupçonnés de vouloir faire assassiner Coligny dès le 22 août 1572. Biblio_17_005_437_Postert.indd 131 09.02.2010 8: 32: 58 Uhr 132 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny En sortant d’une séance du Conseil tenue au Louvre, l’amiral est la victime d’un coup d’arquebuse qui le blesse à la main et au bras. Dans la nuit du 23 au 24 août 1572, le Conseil prend la décision d’éliminer Coligny et les principaux chefs huguenots. L’amiral est assassiné, son cadavre défenestré ; il est mutilé, émasculé, jeté dans la Seine et finalement pendu par un pied au gibet de Montfaucon. Seuls les princes du sang, Henri de Condé et Henri de Navarre, sont épargnés. L’élimination des chefs huguenots déclenche une véritable tuerie de masse qui a fait entre 2000 et 3000 morts à Paris. Le massacre de la Saint-Barthélemy cesse le 30 août dans la capitale, mais il se poursuit dans les provinces jusque dans les premiers jours d’octobre. Dans tout le royaume, on dénombre environ 10 000 morts. Argument Acte I. Coligny, dont les ambitions ont été déçues, complote contre le roi Charles IX. Après avoir énuméré toutes ses défaites depuis l’entreprise d’Amboise (1560), il obtient la complicité de son ami Montgomery (meurtrier involontaire de Henri II) qui le soutient dans son projet d’usurpation. Coligny se présente comme un athée convaincu, comme une créature infernale à qui il ne reste plus d’autre alternative que de mourir ou de tuer le roi (v.101). Le chœur réclame les deux traîtres assoiffés de sang. Acte II. Charles IX consulte son conseil sur la conduite à tenir à l’égard des rebelles : sévérité ou clémence ? Dans un esprit de réconciliation, le conseil opte pour la paix et prend la décision de marier Marguerite de Valois avec Henri de Navarre. En proposant une trahison à Coligny, Briquemaut et Cavagne rappellent la réalité du complot des protestants, venus dans la capitale pour assister aux noces. Le peuple salue la paix. Acte III. Mercure, envoyé par Jupiter, expose sous la forme d’un récit sa mission de faire tirer par un soldat inconnu un coup d’arquebuse qui devra blesser Coligny afin de précipiter l’accomplissement de la conjuration. Furieux, Montgomery et Piles croient le roi responsable de l’attentat et décident, par vengeance, de le tuer. Celui-ci déclenche une enquête pour éclaircir cette affaire. Le peuple français se lamente sur l’inconstance des choses humaines. Acte IV. D’Andelot, le frère de Coligny, sort des Enfers pour inciter l’amiral au régicide. Les Furies viennent pour les soutenir dans leur projet infernal. Coligny décide d’agir. Le peuple résume rapidement l’action. Acte V. Le roi et son conseil reçoivent un délateur qui vient dénoncer la conspiration huguenote. Dans un dialogue entre le roi et son Conseil se révèlent les positions antagonistes : le roi défend la clémence, le Conseil la fermeté. Charles IX finit par céder. Il donne l’ordre d’exterminer Coligny et les Biblio_17_005_437_Postert.indd 132 09.02.2010 8: 32: 58 Uhr 133 principaux chefs huguenots. Par cette action, il déclenche le massacre de la Saint-Barthélemy, dont un messager fait le récit au peuple. Ce dernier tire la morale de l’ambition déchue. 2.1 De l’actualité politique à la tragédie - la dramatisation d’un événement contemporain Après avoir esquissé le débat théorique de la représentation de l’histoire au théâtre et défini la problématique qui résulte du choix d’un sujet moderne, il convient dans un second temps d’analyser le rôle que joue l’histoire, plus ou moins récente, dans la pièce même. De quels procédés se sert la tragédie pour mettre l’histoire en valeur ? Quels sont les motifs et les objectifs des dramaturges de l’époque en question quand ils choisissent un sujet d’histoire moderne ou même contemporain ? Avant de jeter un regard sur les sujets traitant de l’histoire de l’Angleterre et de la Turquie, nous débutons notre étude par les sujets nationaux et plus précisément par un exemple éloquent d’une tragédie à sujet contemporain de François de Chantelouve, intitulé La Tragédie de feu Gaspard de Coligny (publiée en 1575). Étant donné que la théorie poétique du XVI e siècle n’a pas beaucoup discuté du choix des sujets contemporains dans la tragédie, on est obligé de chercher des indices supplémentaires chez les dramaturges eux-mêmes. Malheureusement on ne possède guère de préfaces au XVI e siècle dans lesquelles les dramaturges pourraient exposer leurs intentions. Cette pratique ne se généralise qu’au XVII e siècle, surtout avec l’établissement des règles classiques. Afin de trouver des indices sur les tragédies de la Renaissance, il s’avère parfois fécond de lire attentivement le sous-titre de la pièce, comme on l’a déjà signalé dans la première partie de notre étude. L’édition originale de Coligny, publiée à Paris en 1575, chez Nicolas Bonfons porte le titre suivant : La Tragedie de feu Gaspard de Coligny iadis Admiral de France, contenant ce qui advint a Paris le 24 d’Aoust 1572, auec le nom des personnages. Par F. François de Chantelouue Gentil-homme Bourdelois, & Cheualier de l’ordre de Sainct Iean de Hierusalem. 1575 s.l. 81 81 Voir la page du titre de l’édition utilisée dans notre étude. Chantelouve, François de, La Tragédie de feu Gaspard de Coligny, [in] La tragédie à l’époque d’Henri III (= Théâtre français de la Renaissance, fondé par Enea Balmas et Michel Dassonville), deuxième Série, vol. I (1574-1579), textes édités et présentés par Christiane Lauvergnat-Gagnière, Lisa Wollfe, Marian Meijer et alii, Paris, PUF,1999. De l’actualité politique à la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 133 09.02.2010 8: 32: 59 Uhr 134 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny Ce titre peut être lu comme un avertissement. D’une façon très nette et prétendument objective, Chantelouve annonce le contenu de la pièce : « ce qui advint a Paris le 24 d’Aoust 1572 ». Ainsi, le dramaturge nous fait connaître son projet de tragédie sans détour : écrire une pièce qui traite du massacre des huguenots le jour de la Saint-Barthélemy. Le fait de nommer la date précise du massacre fait immédiatement penser à un document historique - témoignage d’une époque en crise. En exprimant son objectif de cette manière, il prétend décrire les événements comme ils se sont véritablement passés. La tragédie qui suit cet avant-propos se présente alors comme un miroir de la réalité contemporaine. De plus, l’auteur éprouve la nécessité de préciser dès le début qu’il présente les personnages dans la pièce sous leurs véritables noms. Le fait d’insister sur l’authenticité onomastique et temporelle montre bien que Chantelouve ne s’efforce guère de déguiser événements et acteurs de la Saint-Barthélemy. Cependant, on se demande à juste titre si le fait d’utiliser les véritables noms des personnages n’a pas pu choquer le spectateur contemporain 82 . En effet, un certain nombre de dramaturges à cette époque prennent des précautions : en utilisant des termes génériques (la reine, le roi, etc.), en hellénisant les véritables noms des personnages ou en créant des anagrammes 83 , ils cherchent à déguiser formellement les rapports avec la réalité contemporaine. Bien entendu, le spectateur cultivé de cette époque n’a aucune difficulté à établir les liens avec son temps. Chantelouve ne cherche pas ce procédé de médiation dans sa tragédie ; cela résulte certainement de sa volonté affichée d’écrire l’histoire, ne serait-ce qu’à des fins propagandistes. Afin de mieux situer l’œuvre de Chantelouve par rapport à la production dramatique de son époque, il est indispensable de jeter un regard sur les grands dramaturges du XVI e siècle. Il faut se poser la question de savoir dans quelle mesure Chantelouve occupe une place à part en choisissant un sujet contemporain, et à quel point il suit en fait la tendance générale du théâtre humaniste. En se rappelant le sous-titre de Porcie de Garnier, on s’est rendu compte que l’auteur humaniste établit volontairement des liens étroits avec la situation politique de son temps. Ce n’est pas une simple coïncidence s’il opte tout d’abord pour les sujets romains traitant de l’époque des guerres ci- 82 Leblanc, 1977, p. 118 constate : « […] il valait mieux pour la tranquillité des spectateurs et des auteurs que les analogies entre la fiction tragique et la réalité contemporaine ne s’imposent pas avec trop d’évidence. » 83 Montchrestien dans sa Reine d’Escosse (1601) s’abstient volontairement de préciser les noms des personnages en optant pour le terme générique. Jacques de Fonteny dans Cléophon (1600) hellénise les noms des personnages et Richard-Jean de Nérée dans Le Triomphe de la Ligue (publ.en 1607) utilise des anagrammes faciles à déchiffrer. Biblio_17_005_437_Postert.indd 134 09.02.2010 8: 32: 59 Uhr 135 viles à Rome, comme le montre la trilogie Porcie (1568), Cornélie (1574), Marc- Antoine (1578). La préoccupation du théâtre de Garnier est de rappeler le présent à travers le prisme d’un sujet antique ou biblique 84 . L’exemple de Porcie est le plus éloquent à cet égard et peut être considéré comme représentatif pour les deux autres tragédies de sa trilogie. On retrouve cette même intention dans la dédicace de La Troade (1579) adressée à Renaud de Beaune, évêque de Mende en 1579 et archevêque de Bourges en 1585, dans laquelle il souligne les rapports du sujet avec la situation quotidienne des Français de son époque 85 . Pour conclure, on peut dire que Garnier, même s’il choisit le détour par les sujets antiques, tient beaucoup à illustrer l’interférence entre le passé et l’actualité politique. Garnier n’est cependant pas le seul dont le théâtre soit fortement influencé par les luttes politico-religieuses de l’époque. La période des guerres de religion fait naître un grand nombre de tragédies bibliques, dont la majorité sont des pièces militantes, écrites par les protestants afin d’attaquer leur adversaire catholique. La tragédie biblique émerge avec Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze et prend fin avec Jean de La Taille. Les auteurs les plus militants sont Bèze, Delacroix et Des Masures qui ne s’abstiennent pas d’attaquer les catholiques avec hardiesse. Ainsi, la tragédie biblique sert d’excellent instrument de lutte contre le catholicisme 86 . Or, pendant la période de floraison des tragédies protestantes, on ne peut citer que deux exemples du côté catholique, à savoir Holopherne d’Adrien d’Amboise, représenté probablement 84 Dans la dédicace des Juifves adressée au duc de Joyeuse, Garnier trace le parallèle entre l’antique Juda et la misère de son temps: «Or vous ay-je icy representé les soupirables calamitez d’un peuple, qui a comme nous abandonné son Dieu.» Voir Robert Garnier, Les Juifves, édition critique de Sabine Lardon, deuxième édition revue et corrigée, Paris, Champion, 2004. 85 Robert Garnier, La Troade, édition critique de Jean-Dominique Beaudin, Paris, Champion, 1999 : « Je sçai qu’il n’est genre de Poëmes moins agreable que cestuy-cy, qui ne represente que les malheurs lamentables des Princes, avec les saccagemens des peuples. Mais aussi les passions de tels sujets nous sont ja si ordinaires, que les exemples anciens nous devront doresnavant servir de consolation en nos particuliers et domestiques encombres […] » 86 Voir Seidmann, D., La Bible dans les Tragédies Religieuses de Garnier et de Montchrestien, Paris, Nizet, 1971, p. 9-12. Sur la tragédie biblique, voir l’incontournable ouvrage de Lebègue, R., La Tragédie Religieuse en France. Les débuts (1514-1573), Paris, Champion, 1929 et Loukovitch, K., L’Évolution de la Tragédie Religieuse classique en France, Genève, Slatkine Reprints, 1977 (réimpression de l’édition de Paris 1933). Voir aussi Street, J.S., French sacred drama from Bèze to Corneille. Dramatic forms and their purposes in the early modern theatre, London/ New York/ Melbourne, Cambridge University Press, 1983. De l’actualité politique à la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 135 09.02.2010 8: 32: 59 Uhr 136 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny au collège de Navarre en 1573, et Pharaon de notre dramaturge, publié un an après son Coligny 87 . Quoique Chantelouve prenne un autre chemin en empruntant son sujet à l’actualité politique, il n’est pas loin des intentions de ses collègues qui, eux aussi, s’efforcent d’évoquer la réalité contemporaine, ne serait-ce qu’indirectement, par le détour d’un sujet antique ou biblique. D’un point de vue purement dramatique, on pourrait dire qu’ils poursuivent tous un même but : ils défendent leurs thèses et convictions par le biais d’un genre littéraire, la tragédie. Dans le souci d’exposer ce qui « advint a Paris le 24 d’Aoust 1572 », la tragédie de Chantelouve dépasse le cadre purement dramatique de la problématique. L’absence de la distance temporelle fait de l’œuvre littéraire un document historiographique 88 contemporain, si l’on veut. La majorité des tragédies de l’époque, au contraire, restent a priori des œuvres littéraires à sujet historique, car le sujet politique contemporain ne se révèle que par l’intermédiaire du passé. Dans ce cas-là, le rapprochement entre passé et présent dépend largement de l’imagination du public, ce que confirme Garnier en invitant le public dans Porcie à voir dans sa tragédie la réalité de l’époque. La différence capitale entre la tragédie de Chantelouve et celle de Garnier réside dans le fait que Coligny prétend être un document historiographique, tandis que Porcie reste avant tout une tragédie avec des allusions à l’actualité politique. En suivant ces observations, on peut découvrir l’originalité de la pièce de 87 La tragédie biblique catholique ne prend son véritable essor qu’en 1583 avec Les Juifves de Garnier, à une époque où la tragédie biblique protestante est en déclin. Pierre Mathieu avec sa trilogie Esther, Vasthi, Aman, succède à Garnier. Il est intéressant de noter que l’auteur de La Guisiade, tragédie à sujet contemporain, s’est d’abord consacré aux tragédies bibliques avant d’aborder la tragédie politique d’actualité. Chantelouve, lui aussi, a pratiqué les deux genres, mais sa tragédie Pharaon est postérieure à Coligny. 88 Dans notre analyse nous faisons la différence entre l’épithète « historique » et « historiographique ». Quand nous parlons d’un document « historiographique », nous insistons sur le fait que l’auteur s’engage à écrire ou à réécrire l’histoire. Nous utilisons donc le terme « Historiographie » ou « historiographique » tel qu’il est défini dans l’article « histoire. B. Histoire de l’histoire » de l’Encyclopaedia universalis, corpus 11, Paris, 1994, p. 471 : « L’historiographie est le nom, un peu lourd mais assez communément adopté, qui désigne en français une sorte d’histoire au second degré : l’histoire de la façon d’élaborer et d’écrire l’histoire, que l’on nomme ailleurs Geschichtswissenschaft, Geschichtsschreibung, Historical writing. Le mot et la chose peuvent souffrir des mêmes ambiguïtés que recouvrent le terme et la notion d’histoire, même si l’on admet, pour dissiper la plus grosse équivoque, qu’ils renvoient l’un et l’autre à l’étude ou à la connaissance du passé des sociétés humaines, et non au passé lui-même, objet de cette connaissance. » Biblio_17_005_437_Postert.indd 136 09.02.2010 8: 32: 59 Uhr 137 Chantelouve, à savoir son caractère double : elle est à la fois œuvre littéraire et œuvre historiographique. Il est donc essentiel à l’analyse de la pièce de respecter ces deux aspects. Or les critiques ne voient parfois que le côté historique de Coligny en parlant d’une tragédie-pamphlet et s’abstiennent ainsi fermement d’attribuer à la tragédie une valeur littéraire, comme par exemple Elliot Forsyth dans son ouvrage La Tragédie française de Jodelle à Corneille. Celui-ci voit dans la tragédie de Chantelouve « un ouvrage de pure propagande » et affirme que « le lecteur se sera déjà douté […] du peu de valeur littéraire de cette pièce 89 ». Un siècle plus tôt, Du Méril avait déjà constaté que le Coligny « n’était, malgré sa forme, qu’un pamphlet 90 » et Fritz Holl, lui aussi, émit des doutes à l’égard de la qualité dramatique de la pièce 91 . En revanche, l’introduction à l’édition moderne de la pièce présentée par Keith Cameron souligne l’importance de ne pas seulement parler d’une œuvre de propagande 92 . L’article plus récent d’Oliver Millet s’inscrit dans la même lignée. Dans son analyse, il parle des « pièces de propagande, préligueuse ou ligueuse », tout en se posant la question de la qualité littéraire 93 . Chocheyras est le premier à soulever dans son article la problématique de la 89 Forsyth, E., La tragédie française de Jodelle à Corneille. Le thème de la vengeance, Paris, Nizet, 1962, p. 182, 186. Sur ce point, voir également l’ouvrage de Faguet, E., La tragédie française au XVI e siècle (1550-1600), Paris, Fontemoing et C ie , 1912, p. 334 qui critique Chantelouve, « l’auteur d’une tragédie qui est un pamphlet », d’une façon rigoureuse en jugeant Gaspard de Coligny « une sorte de factum bizarre ». A la fin de sa courte présentation, il conclut : « Je m’en voudrais de m’arrêter plus longtemps sur cet étrange auteur ». Mazouer, Ch., « Chantelouve et la Saint-Barthélemy : La Tragedie de feu Gaspard de Coligny (1575) », [in] Les écrivains et la politique dans le sud-ouest de la France autour des années 1580, Actes du colloque de Bordeaux (6-7 novembre 1981), Presses universitaires de Bordeaux, 1982, p. 139 se pose la question de savoir s’il est nécessaire de « tirer de l’oubli des œuvres mineures… ». Tout en affirmant que la tragédie de Chantelouve « présente peu de beauté » et que l’auteur « n’a rien à nous dire », il avoue que « l’œuvre méritait d’être lue de plus près, non seulement comme témoignage historique, mais comme bon modèle d’une dramaturgie de propagande ». Néanmoins, lui aussi souligne le caractère pamphlétaire de la pièce et met surtout en relief sa dramaturgie propagandiste. 90 Du Méril, E., Etudes sur quelques points d’archéologie et d’histoire littéraire, Paris, Librairie A. Franck, 1862, p. 170. 91 Holl, F., Das politische und religiöse Tendenzdrama des 16. Jahrhunderts in Frankreich, Erlangen/ Leipzig, A. Deichert’sche Verlagsbuchhandlung, 1903, p. 50: „Das Stück ist jedes dramatischen Lebens bar.“ 92 Voir l’introduction de l’édition moderne de Coligny, présentée par Keith Cameron, Exeter University Printing, 1974, p. X. 93 Millet, O., « L’assassinat politique sur la scène au temps des guerres de religion : Trois pièces d’actualité », Vives Lettres, 4, 1998, p. 8. De l’actualité politique à la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 137 09.02.2010 8: 32: 59 Uhr 138 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny terminologie de ce genre de tragédies, en précisant qu’il utilisera le terme « tragédie politique d’actualité 94 », un terme assez neutre qui évite de tirer cette tragédie uniquement vers la dimension purement propagandiste. Il est vrai que la pièce s’inscrit dans un courant propagandiste et peut être considérée dans le contexte des écrits pamphlétaires qui voient le jour surtout aux lendemains de la Saint-Barthélemy - on le verra bien -, mais encore fautil se rendre compte qu’on a tout de même affaire à une tragédie. Si l’auteur avait simplement voulu faire de la propagande, il aurait bien pu choisir une autre forme de propagande comme par exemple le pamphlet, la satire ou le libelle. Ces observations montrent bien à quel point il est difficile de trouver un classement adéquat pour cette œuvre qui semble tragédie et pamphlet à la fois. C’est la raison pour laquelle on cherchera tout d’abord à situer l’œuvre dans son contexte historique et à étudier ses sources, ce qui mettra davantage en valeur son aspect historiographique, pour ensuite aborder l’analyse dramaturgique de la pièce et souligner ainsi nettement sa dimension dramatique. 2.1.1 Une justification catholique de la Saint-Barthélemy Il sera très difficile d’obtenir une relation complète de la tragédie française qui vient à peine de commencer. Nous n’avons pas de témoignage plus complet et plus certain de ce qui s’est passé à Paris en ce jour, fatal entre tous, et les jours suivants. Voilà ce que Théodore de Bèze, réformé ambitieux, écrit le 24 septembre 1572, exactement un mois après le grand massacre de la Saint-Barthélemy 95 . Il fait 94 Chocheyras, J., « La tragédie politique d’actualité sous les règnes de Henri III et de Henri IV », [in] Études sur Étienne Dolet. Le Théâtre au XVIe siècle. Le Forez, Le Lyonnais et L’Histoire du livre, publiées à la mémoire de Claude Longeon, éditées par Gabriel-André Pérouse, Genève, Droz, 1993, p. 161. 95 Citation française d’après Crouzet, D., La Nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994, p. 51. La lettre originale de Bèze à Bullinger, datée du 24 septembre 1572, est écrite en latin. Le passage cité en français diffère légèrement de la version latine. Bèze y mentionne le comte Ulysse Martinengo, qui apporte la relation des événements de la Saint-Barthélemy: „Gallicae tragediae vixdum inchoatae narrationem plenam difficillimum fuerit nancisci. Eorum quidem quae Lutetiae patrata sunt funestissimo illo die et aliis aliquot insequentibus, nullum plenius aut certius testimonium habemus quam hoc ipsum quod cum hoc nostro Martinengo communicavi. Quae a singulis adventantibus referuntur, annotantur sedulo, quae postea inter se conferre et comparare oportebit, si modo quietis aliquid nobis concedatur.“ Correspondance de Théodore de Bèze, recueillie par Hippolyte Aubert, publiée par Alain Dufour et Béatrice Nicollier, tome XIII (1572), Genève, Droz, 1988, p. 193-194. Biblio_17_005_437_Postert.indd 138 09.02.2010 8: 32: 59 Uhr 139 allusion à un problème général que les témoins de l’époque ont connu après le 24 août: la difficulté de reconstruire l’événement. Il s’agit là d’une difficulté que même les historiens de nos jours n’ont pas pu résoudre faute d’une documentation objective aux lendemains de la Saint-Barthélemy. En étudiant cette période de l’histoire de France, il faut toujours se rendre compte qu’aucun ouvrage critique n’est capable de nous transmettre la « vraie » histoire du massacre. Les sources relatives à la Saint-Barthélemy peuvent être classées en trois catégories : les mémoires présentés par des témoins très proches de l’événement, les récits des rescapés et les documents officiels. Les documents des témoins et des rescapés, par exemple ceux de Charlotte Arbaleste ou ceux de Philippe Duplessis-Mornay, donnent un aperçu sur le déroulement du massacre, mais ils sont tendancieux dans la mesure où ils cherchent à donner une explication des événements. Il en est de même avec les dépêches officielles du nonce Salviati en poste à Paris, qui ne permettent pas de privilégier une interprétation de l’événement 96 . Surtout quant à la question des responsables de cet acte de violence, les interprétations divergent d’un ouvrage à l’autre. Elles tournent d’abord autour du personnage Charles IX, qui, d’une part, est considéré comme une victime des intrigues des catholiques intransigeants, et d’autre part comme le véritable instigateur de la Saint-Barthélemy, mais également autour de Catherine de Médicis présentée comme reine machiavélique, avide de pouvoir 97 . Ces observations montrent bien qu’il y a, en effet, plusieurs lectures possibles de la Saint-Barthélemy. Quand Chantelouve vise à écrire « ce qui advint a Paris » le jour du massacre, il annonce qu’il livre avec sa tragédie la seule et unique interprétation des événements, celle dont personne ne peut douter. Cette prétention de « vérité » devient problématique quand on se rappelle le flou qui existe dans la documentation relative à la Saint-Barthélemy. À une époque où dominent les affrontements, où deux partis tentent de défendre leurs propres convictions non pas seulement religieuses mais aussi politiques, la notion de « vérité » perd son sens objectif. Elle devient une vérité partiale ayant pour objectif de plaider une cause. Il n’y a aucune différence si un polémiste ou un historien s’efforce de reconstituer le déroulement de la Saint-Barthélemy : tous les deux ne peuvent prendre assez de liberté par rapport à leur sujet. Ils sont tellement absorbés par la violence des événements et des luttes perpétuelles qu’il leur est impossible de reconstituer la « vraie » histoire du 24 août 1572. Il est vrai que la problématique de la subjectivité du récit historique se pose dans une large mesure quand on a affaire à une véritable crise politique, comme c’est le 96 Voir Cassan, M., La France au 16 e siècle, Paris, Armand Colin, 2005, p. 110. 97 Voir ibid., p. 110-111. De l’actualité politique à la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 139 09.02.2010 8: 33: 00 Uhr 140 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny cas ici. Il faut pourtant avouer que toute reconstruction du passé, c’est-à-dire toute histoire - et pas seulement le mythe -, risque d’être un « miroir déformant » de la réalité 98 . La tragédie de Chantelouve, pensée d’abord comme « matériau historique » de l’époque, s’inscrit dans un courant d’écrits propagandistes. On pourrait parler d’une véritable guerre de propagande en regardant la multitude de pamphlets écrits à chaud, soit du côté protestant, soit du côté catholique 99 . En dépit de la grande diversité des libelles protestants écrits en France ou à l’étranger après le 24 août 1572, on peut constater qu’ils ont tous une chose en commun : tous les auteurs protestants sont convaincus de la préméditation de la Saint-Barthélemy. Tous les pamphlets font preuve d’un même sentiment, à savoir la déception d’avoir été trompés par la couronne après l’Édit de Saint-Germain en 1570, attribuant quatre places de sûreté aux protestants (La Rochelle, Cognac, Montauban, La Charité-sur-Loire), et après la politique de la tolérance civile menée par Charles IX entre 1562 et 1570. Il n’est donc pas étonnant que les écrits de propagande accusent au premier chef le roi Charles IX, mais aussi sa mère Catherine de Médicis, son frère le duc d’Anjou ainsi que le duc de Guise 100 . La propagande catholique crée sa propre histoire du massacre. Les écrits expliquent que c’est à cause d’un complot protestant fomenté contre le roi et sa famille que le gouvernement s’est vu contraint d’éliminer les huguenots. La propagande catholique conçoit les protestants comme des sujets rebelles - rebelles à la fois contre le roi, puisqu’ils s’élèvent contre lui, et contre Dieu, parce qu’ils ne l’honorent pas selon les convictions de l’Église catholique qui incarne, selon eux, la véritable foi chrétienne 101 . Le complot protestant peut être considéré comme un véritable leitmotiv dans l’argumentation des catho- 98 Voir surtout Crouzet, D., La Nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994, p. 142. 99 Sur ce point voir Joutard, Ph./ Estèbe, J. et alii, La Saint Barthélemy ou les résonances d’un massacre, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1976, p. 69-71. Cet ouvrage fournit une liste des principaux écrits propagandistes des auteurs protestants et catholiques. On se contente de citer quelques exemples. Du côté protestant : De fuoribus gallicis (1573), Le Réveille-matin des François (1573), Le tocsin contre les massacreurs et auteurs des confusions en France et du côté des catholiques : Capilupi, C., Les stratagèmes où la ruse de Charles IX, roi de France, rebelles à Dieu et à luy , Vellay, J. Copp. de, Cantique général des catholiques sur la mort de Gaspard de Coligny, jadis Admiral de France, advenue à Paris, le XXIIII jour d’Aoust 1572 ou du même auteur : Discours sur les causes de l’exécution faictes es personnes de ceulx qui avoient conjuré contre le Roy et son Estat (1572). 100 Voir ibid., p. 169, p. 32. 101 Voir ibid., p. 22-23. Biblio_17_005_437_Postert.indd 140 09.02.2010 8: 33: 00 Uhr 141 liques et devient le point capital dans la version officielle du massacre, comme on le verra encore ultérieurement. Chantelouve, en tant que chevalier de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, s’est toujours efforcé de défendre les convictions de l’Eglise. Ainsi, son Coligny peut être vu comme l’expression militante de cet engagement pour la cause catholique. 102 Si l’on enlevait le terme de « tragédie » du titre, la pièce pourrait être facilement prise pour un pamphlet politique. Le lien de parenté avec un libelle propagandiste du camp catholique qui traite également de l’assassinat de Coligny est frappant. Le titre de ce texte, dont l’auteur est J. Copp. de Vellay, est presque identique à celui de la pièce de Chantelouve : Cantique général des catholiques sur la mort de Gaspard de Coligny, jadis Admiral de France, advenue à Paris, le XXIIII jour d’Aoust 1572. 103 Faute d’indication, il est difficile de dater la composition exacte du texte. Mais, étant donné que les autres pamphlets propagandistes de cet auteur datent tous de la même année, à savoir de l’année de la Saint-Barthélemy, il est fort probable que le texte en question ait été également composé en 1572 104 . Quant à la datation de la pièce de Chantelouve, on peut dire avec certitude qu’elle a été publiée en 1575, avec un délai de trois ans après l’événement. Malheureusement on ne sait pas exactement si elle a été vraiment représentée. Mazouer dit simplement qu’elle a été écrite à chaud 105 et Cameron suggère l’année 1574 pour sa création, date où de nouveaux affrontements entre protestants - du midi et du sud-ouest de la France - et catholiques ont eu lieu 106 . On peut cependant constater avec certitude que la pièce a dû être composée avant le 25 octobre 1574, jour où deux docteurs de la Sorbonne ont donné leur approbation 107 . Selon Capefigue, qui décrit dans son ouvrage l’ambiance et la réaction du peuple après la Saint-Barthélemy, la tragédie de 102 Il est à noter qu’on ne sait que très peu de la biographie de Chantelouve. Il est cependant certain que les Chantelouve habitaient le fief noble de Grossombre à Dardenac dans la sénéchaussée de Libourne. Dans une épître liminaire de Pharaon , tragédie qui ressort également de la plume de Chantelouve, G. Vignerius, frère mineur au couvent de Libourne, remercie les « nobles maisons des Pomiers & Chantelouve » d’avoir reçu des biens. Cette épître est datée le 30 septembre 1576. Voir à ce sujet les explications de Keith Cameron dans son édition de la Tragédie de feu Gaspard de Colligny, University of Exeter, 1971, p. V. 103 Voir la liste des écrits propagandiste dans Joutard/ Estèbe, 1976, p. 70. 104 Voir ibid. 105 Voir Mazouer, 1982, p. 132. 106 Voir Cameron, 1971, p. VIII. 107 L’indication se trouve à la fin de la pièce. De l’actualité politique à la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 141 09.02.2010 8: 33: 00 Uhr 142 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny Coligny « fut jouée en toutes les villes de France pendant plusieurs années 108 ». L’auteur ne donne aucune indication qui nous permettrait de vérifier cette affirmation. L’ouvrage de Fritz Holl est le seul à confirmer la représentation de cette tragédie. Il se réfère au Journal du Théâtre français, selon lequel la pièce a été jouée avec succès en 1574 et 1575 109 . Après avoir situé la pièce dans l’ensemble des écrits engagés en général, ce qui tient compte de la dimension propagandiste de la tragédie de feu Gaspard de Coligny, il est essentiel à la compréhension de la pièce, en tant que témoignage historique de l’époque, de déterminer plus précisément sa position dans le camp catholique. Afin de trouver une approche à cette question, il est indispensable d’analyser la source principale, sur laquelle Chantelouve s’appuie. Il s’agit d’une épître non signée, datée du 1 er novembre 1572 et publiée par Frédéric Morel en 1573, dont l’auteur est Guy Du Faur de Pibrac, avocat général au Parlement de Paris : Ornatissimi cujusdam viri de rebus Gallicis ad Stanislaum Elvidium epistola. À part cette version originale du texte, publiée en latin, il existe une deuxième version écrite en français, intitulé Traduction d’une epistre latine d’un excellent personnage de ce royaume faicte par forme de discours sur aucunes choses depuis peu de temps advenues en France qui date de la même année, mais qui n’est pas seulement la simple traduction du texte latin, comme René Radouant a pu le prouver dans son article 110 . Pibrac fait partie des soi-disant « gens du roi ». Pendant sa carrière de juriste et de magistrat, il a entretenu de bonnes relations avec Catherine de Médicis, à qui il doit beaucoup pour son ascension professionnelle. De plus, 108 Capefigue, M., Histoire de la Réforme, de la Ligue et du Règne de Henri IV ( 3 vol.), vol.2, Bruxelles, Wouters et C., 1844, p. 272. 109 Voir Holl, 1903, p. 49. Le Journal du Théâtre français est un manuscrit qui a été écrit au XVIII e siècle et qui se trouve actuellement à la Bibliothèque nationale. On l’attribue au chevalier de Mouhy. Celui-ci a élaboré un Abrégé de l’Histoire du Théâtre français qui, selon Faguet, semble être la version abrégée du Journal du Théâtre français. Dans la mesure où le Journal précise presque toujours le lieu de la représentation - l’Abrégé ne le fait presque jamais - il est un manuscrit précieux. Cependant, il est d’une autorité douteuse, car il n’indique pas les sources sur lesquelles ses résultats s’appuient. Sur ce point voir Faguet, 1912, p. 90. 110 Voir Radouant, R., « Pibrac et la Saint-Barthélemy », Revue d’histoire littéraire, 26, 1919, pp. 11-35. Selon lui, il y a des divergences dans le contenu des deux textes. La version latine a été destinée à la diffusion à l’étranger, notamment en Pologne, et le texte français visait la propagande à l’intérieur de la France. Nous nous servons de la version originale latine, en traduction française de Cabos, Abbé Alban, Un essai de propagande française à l’étranger au XVI e siècle. L’Apologie de la Saint-Barthélemy par Guy du Faur de Pibrac, Paris, Champion, Auch, F. Cocharaux, 1922, p. 23-58, car la tragédie de Chantelouve se calent sur ce document. Biblio_17_005_437_Postert.indd 142 09.02.2010 8: 33: 00 Uhr 143 il est protégé par le duc d’Anjou et deviendra plus tard son chancelier en Pologne. En résumé, on peut dire que la Cour a toujours soutenu ses engagements. Pibrac peut être même considéré comme le porte-parole du souverain, non seulement par obligation, mais aussi par conviction personnelle. Il faut tout de même noter qu’il a toujours évité de prendre position pour un parti extrémiste lors des luttes acharnées entre catholiques et protestants, étant donné que son frère s’est engagé pour le parti huguenot et que Pibrac tenait beaucoup à conserver son amitié avec Michel de l’Hospital par exemple, mais aussi avec d’autres réformés 111 . Pour la compréhension de la tragédie de Chantelouve, certainement plus que pour toute autre tragédie dite « historique », il est essentiel de connaître les circonstances qui ont mené à la création de la Lettre à Elvide, puisqu’elle a été écrite à la même époque que la Tragédie de Coligny. Cette épître vise un but très concret : elle a été écrite sur la commande de Jean de Monluc, évêque de Valence, pour favoriser l’élection du duc d’Anjou au trône de Pologne. Après les événements de la Saint-Barthélemy qui ont non seulement nui à la réputation du duc mais aussi à celle de toute la nation, on a eu de fortes raisons de douter de son succès électoral. Une justification du massacre, de caractère plus ou moins officiel, a été jugée nécessaire pour calmer les ressentiments envers la personne du duc, mais aussi pour rétablir le prestige de la France. C’est dans cette intention que Pibrac est chargé d’écrire la Lettre à Elvide, une sorte d’apologie de la Saint-Barthélemy, où il doit présenter d’une façon convaincante la version officielle du massacre. Comme il s’appuie uniquement sur les informations qui lui ont été données à la Cour, son texte présente une vision unilatérale des événements, comme c’est le cas de tous les textes propagandistes relatifs aux événements du 24 août. Ainsi, la tragédie de feu Gaspard de Coligny, allant dans le sens d’un pamphlet politique, repose sur un texte qui est lui-même éminemment propagandiste. Tous les deux présentent la version officielle du massacre et focalisent leur attention sur le « thème » du complot protestant fomenté contre le roi et son entourage. Les deux œuvres d’ambition catholique cherchent donc à justifier le massacre de la Saint-Barthélemy. Afin de mieux illustrer le contexte propagandiste dans lequel la pièce et sa source s’inscrivent, il est intéressant de jeter un regard sur la propagande catholique menée par le gouvernement royal lui-même, car elle témoigne de la véritable position du roi et de sa famille à l’égard du massacre. Les médailles et jetons que Charles IX a fait frapper exclusivement pour commémorer la Saint-Barthélemy, constituent des exemples éloquents de la 111 Voir Giraud, Y., «Pibrac, Elvide, Machiavel», R.H.L.F., 2, 1973, p. 806. De l’actualité politique à la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 143 09.02.2010 8: 33: 00 Uhr 144 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny propagande royale 112 . Les médailles royales, comme la tragédie de Chantelouve, s’engagent non seulement à fixer les événements du 24 août 1572 pour la postérité, mais aussi à transmettre une vision particulière du massacre, à savoir celle du gouvernement. Le 3 septembre 1572, Nicolas Fauyer, « Conseiller du Roy Charles IX et general de ses Monnoyes », présente le projet de ces médailles. Un texte explicatif de la plume de Fauyer doit éclaircir leur signification. Le document écrit, qui nous est parvenu, date du 14 octobre 1572 et porte le titre suivant : Figure et exposition des pourtraicts et dictons contenuz es medailles de la conspiration des Rebelles en France, opprimee et estaincte par le Roy Tres-Chrestien Charles IX, le 24 iour d’Aoust 1572 113 . L’intention de ce texte est évidente : il s’agit de justifier, voire de prôner l’acte de violence, qui est jugé nécessaire à cause d’une « conspiration des Rebelles » envers le roi. Le texte accuse Coligny d’avoir fomenté un complot contre le roi et toute la famille royale et tente ainsi de justifier l’ordre du massacre donné par le roi. La médaille transmet bien évidemment le même message. Le roi est représenté sur son trône, tenant son sceptre et son épée nue dans les mains, tandis que les victimes du massacre, dont Coligny, Antoine de Clermont (marquis de Renel) et Téligny (le gendre de l’amiral de Coligny) se trouvent à ses pieds. Une branche de palme autour de l’épée du roi ainsi que l’inscription « VIRTUS IN REBELLES » illustrent le triomphe du roi d’avoir réussi à éliminer ses sujets « rebelles » et d’avoir reconstitué la paix dans le pays. L’inscription du revers « PIETAS EXCITAVIT IUSTITIAM » fournit les deux raisons capitales par lesquelles le massacre est justifié : la piété et la justice. Ainsi, l’extermination des huguenots est considérée comme légitime, puisque l’acte de violence a été commis par piété envers Dieu et par piété envers la vraie religion, c’est-à-dire envers le catholicisme 114 . On voit bien que les auteurs des trois témoignages mentionnés n’ont pas choisi la même forme pour plaider leur cause : dans le cas de la Lettre à Elvide, 112 Sur ce point voir surtout Jacquiot, J., « Médailles et jetons commémorant la Saint- Barthélemy », R .H.L.F., 2, 1973, p. 784-793. On y trouve aussi l’image des médailles principales. En faisant frapper ces médailles, Charles IX s’inscrit dans la tradition numismatique de l’Antiquité romaine. Les empereurs romains, surtout Auguste, se servaient tous de médailles pour propager les objectifs principaux de leur politique. Les images et les inscriptions sur les médailles possèdent une valeur fortement symbolique. Ces pièces de monnaie montrent la façon dont l’empereur veut être vu par ses sujets. Suite à leur diffusion dans tout l’Empire romain, elles constituaient un instrument efficace de propagande. 113 Citation d’après l’article de Jacquiot, 1973, p. 786. Il s’agit de 11 feuillets non paginés, imprimés à Paris, chez Jehan Dhallier. 114 Voir la description des médailles données par Fauyer, ibid., p. 787ff. Biblio_17_005_437_Postert.indd 144 09.02.2010 8: 33: 00 Uhr 145 on a affaire à une épître, dans le cas des médailles à un objet et dans le cas de la pièce de Chantelouve à une tragédie. Pourtant, il est évident que Coligny s’inscrit dans un courant propagandiste cherchant à donner l’explication officielle des événements du 24 août. La tragédie de Chantelouve et les médailles poursuivent encore un autre but, comme on l’a déjà constaté : elles tendent à fixer les événements pour la postérité. À cet égard elles possèdent incontestablement une valeur commémorative. Mais peut-on parler dans le cas de Coligny d’une « tragédie commémorative » ? Ce serait certainement aller trop loin, quand on lit la définition que donne le Petit Robert : « qui rappelle le souvenir d’une personne, d’un événement » 115 - une acception assez neutre. Il est vrai que la tragédie rappelle la Saint-Barthélemy, mais la façon dont elle le fait dépasse le cadre purement commémoratif. Dans notre cas précis, le public n’est pas libre dans ses réflexions, il est guidé dans sa pensée. Le document destiné à rappeler les événements du passé récent s’avère faussé puisqu’il déforme ce passé à sa guise. Il en est de même avec les médailles royales. De tels documents reflètent la position de leurs auteurs, ou - autrement dit - les auteurs présentent les événements tels qu’ils doivent être vus par le public. Ainsi, l’acte commémoratif reste tributaire des intentions propagandistes de l’auteur et les documents restent un témoignage engagé de l’époque. Encore faut-il noter qu’un tel classement restreindrait le sens profond de la tragédie. Déjà après la première lecture de l’œuvre, on se rend compte qu’elle est bien plus qu’une tragédie « commémorative ». Elle est une pièce à multiples facettes. Tentons de découvrir son originalité à l’aide de différentes pistes de recherche. 2.1.2 La tragédie et sa source principale Quand on analyse une tragédie qui emprunte son sujet à l’histoire, on commence en général par l’étude des sources historiques de la pièce afin de déterminer d’un côté le degré de fidélité historique, et de l’autre côté le degré d’invention poétique de l’auteur, ce qui permet de mieux comprendre le travail créateur de l’écrivain et la manière dont il a construit l’intrigue. Dans la mesure où la source principale de Coligny est contemporaine et ainsi fortement tendancieuse, la notion de « vérité historique » ou de « fidélité historique » de la pièce s’avère problématique. Dans ce cas précis, il est intéressant de voir à quel point Chantelouve suit le courant propagandiste « officiel » dans lequel il s’inscrit et à quel point il 115 Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, Dictionnaires Le Robert - SEJER, 2004. De l’actualité politique à la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 145 09.02.2010 8: 33: 01 Uhr 146 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny reste fidèle à sa source. Une telle démarche nous permet de déceler les éléments principaux sur lesquels la propagande du dramaturge se fonde. Tout d’abord, il est intéressant de noter que les deux textes, le Coligny de Chantelouve et la Lettre à Elvide de Pibrac, prétendent écrire l’histoire. Chez Chantelouve, la volonté « d’écrire vrai » se manifeste dans le titre de la pièce, tandis que les prétentions de vérité dans la Lettre à Elvide se répètent constamment tout au long du récit. Dans les deux cas, le souci de « vérité » est affiché ostensiblement. Il s’agit de convaincre le destinataire de l’authenticité des événements décrits. Pibrac, avant d’entrer dans les détails de son récit, proclame qu’il raconte les événements « avec la plus grande exactitude possible ». Il affirme avec une certaine audace en s’adressant à son destinataire fictif, Elvide: « Les choses se sont passées comme je viens de le dire […] 116 ». Il se distancie des propagateurs de nouvelles qui, selon lui, troublent « les esprits par leurs discours faux et menteurs » et ne se soucient guère de la vérité. En choisissant ce mauvais exemple, il cherche à rendre son récit crédible. De nos jours, ses proclamations surabondantes de vérité paraissent presque paradoxales puisqu’on connaît bien le contexte propagandiste dans lequel le récit a été écrit. Lorsque Pibrac avertit le lecteur de ne pas croire immédiatement ce qu’on raconte à une époque « de défiances » et de « médisances », il signale d’une façon sous-entendue que son récit ne fait pas partie de ce genre de textes ou de propos faits d’apparences. Au contraire, il affirme avec conviction : « Et aucune raison ne saurait être à mes yeux assez forte pour me faire altérer sciemment la vérité 117 ».En tant que témoin oculaire de l’époque, il atteste de la véracité de son récit, et c’est à travers celui-ci que le lecteur doit prendre connaissance des événements, comme ils se sont « véritablement » passés, afin que « le soleil de vérité » ne tarde pas « à briller sur l’honnêteté et l’innocence de la France ». Les deux textes, si différents qu’ils soient, poursuivent le même but : ils cherchent à convaincre leur destinataire de la véracité de leurs œuvres. En comparant la tragédie de Chantelouve avec sa source, on peut constater que le dramaturge la suit assez fidèlement. Les personnages principaux qui apparaissent dans la Lettre à Elvide figurent également dans le Coligny de Chantelouve, à savoir Coligny, le roi Charles IX, le conseil du roi, le dénonciateur (appelé délateur dans la pièce), le peuple. En ce qui concerne les personnages qui entourent l’amiral, le texte de Pibrac ne les mentionne pas, il reste assez neutre en utilisant le pronom personnel « on ». Chantelouve, au contraire, précise les noms des personnages (Montgomery, Briquemaut, Cavagne, Piles) et crée ainsi un véritable camp huguenot dont l’amiral est le chef. 116 Lettre à Elvide, édition citée, p. 42. 117 Ibid., p. 43. Biblio_17_005_437_Postert.indd 146 09.02.2010 8: 33: 01 Uhr 147 Même le frère mort de Coligny, d’Andelot, personnage qui ne figure pas dans le récit de Pibrac, joue un rôle dans la pièce. Les représentants du camp catholique sont moins nombreux dans la pièce de Chantelouve : seul le roi et son conseil en font partie, tandis que Pibrac mentionne tous les membres de la famille royale. Il est assez frappant dans ce contexte que Catherine de Médicis ne figure pas dans Coligny, étant donné qu’elle a joué un rôle non négligeable dans le contexte politique des guerres de religion - un fait sur lequel il faudra encore revenir. En revanche, Chantelouve introduit un nouveau personnage dans sa pièce, à savoir Mercure, qui joue un rôle décisif dans l’action comme on le verra encore. Afin d’obtenir une sorte de canevas du message propagandiste transmis tant par la source que par la tragédie, il convient de rassembler tous les éléments qui possèdent une telle signification. C’est d’abord dans la peinture des personnages principaux que se manifeste le message propagandiste. En brossant un portrait particulièrement noir de Coligny, Pibrac crée un personnage réunissant tout le mal en sa personne. Selon l’auteur, les qualités de Coligny - si elles ne sont que des « apparences de qualité » - ne valent rien, parce qu’elles sont entièrement subjuguées par de grands vices : il est « farouche », « barbare » et « cruel » de nature, il poursuit exclusivement ses propres buts sans respecter la volonté des autres et il ne néglige « aucun moyen de se venger ». Selon Pibrac, Coligny est un homme de guerre, fortement attaché à la gloire et obsédé par l’idée du pouvoir. C’est pourquoi, selon Pibrac, il est extrêmement difficile pour l’amiral de supporter la « domination du roi », c’est-à-dire le pouvoir suprême. Ses convictions religieuses en tant que chef du parti huguenot n’ont pas d’importance dans le récit, seules comptent ses aspirations au pouvoir. L’intention propagandiste d’un tel portrait est évidente : il s’agit de noircir ce personnage le plus possible et de ruiner sa réputation pour que les personnages favorisés par l’auteur puissent briller avec le plus d’éclat. C’est exactement avec cette intention que Pibrac dresse le portrait de Charles IX. Il lui attribue toutes les qualités d’un bon roi, à savoir « la clémence », la « douceur », la « générosité » et la « bienveillance ». Contrairement à Coligny, Charles est présenté comme un personnage naturellement « franc, simple et sincère » avec un « esprit généreux ». Ces qualités ne sont pas tout simplement énumérées, elles reviennent constamment tout au long du récit quand il est question du roi. On peut également observer que toute la famille royale porte les mêmes traits. La reine-mère est décrite comme une « princesse sage et clémente » ; le frère du roi, le duc d’Anjou, comme « le modèle parfait d’un prince excellent, généreux, courageux » et le second frère du roi, le duc d’Alençon comme un prince « généreux », « clément » et « bon », pour ne citer que quelques exemples. Le roi et sa famille avec toutes leurs qualités forment De l’actualité politique à la tragédie Biblio_17_005_437_Postert.indd 147 09.02.2010 8: 33: 01 Uhr 148 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny un camp de « bons » et s’opposent ainsi à l’image noircie du personnage de l’amiral - incarnation du mal. La tragédie de Chantelouve se fonde sur ces deux portraits antagonistes. On retrouve les mêmes mots clés comme par exemple les substantifs « clémence » et « douceur » qui caractérisent le roi à travers presque toutes les répliques. Dès qu’il est question du monarque dans le texte, ces deux mots clés apparaissent, soit en tant que substantif, soit en tant qu’adjectif. Comme dans la Lettre à Elvide, le personnage de Coligny est également noirci. Son désir ardent d’être au pouvoir se manifeste déjà au début de l’acte I (v.44). Toutes ses paroles reflètent son caractère méchant, voire diabolique, comme c’est le cas dans l’épître de Pibrac. Cependant, Chantelouve va encore plus loin et transforme cet antagonisme en une opposition plus abstraite entre le Bien et le Mal. Ainsi, tous les personnages de la pièce se regroupent autour de ces deux pôles. Montgomery, Briquemaut, Cavagne, Piles et d’Andelot appartiennent au camp de Coligny, le camp du « Mal », tandis que le roi et son conseil ainsi que le peuple forment le camp du « Bien ». Cette opposition entre le Bien et le Mal prend une nouvelle dimension : le personnage de Coligny est fortement rattaché aux ténèbres de l’enfer, ce qui est illustré par les furies et surtout par son frère d’Andelot qui se trouve déjà dans ce lieu obscur et en sort seulement pour prendre contact avec son frère (voir la didascalie « Sortant des Enfers »), tandis que le roi - par sa fonction de monarque - est mis en relation avec le divin. Le message propagandiste est plus qu’évident : toute l’attention du lecteur-spectateur se focalise sur le camp des « Méchants » et surtout sur le personnage de Coligny. Le roi est complètement innocenté, sa « douceur », sa « clémence » et toutes ses qualités sont présentées comme des qualités naturelles, incontestées, dont personne ne peut douter. Après avoir retracé dans un premier temps la structure principale sur laquelle l’intention propagandiste se fonde, il convient dans un second temps de savoir si les termes-clés utilisés par la propagande politique, particulièrement par la propagande officielle, sont également repris dans la tragédie de Chantelouve, ou peut-être même antérieurement dans la Lettre à Elvide de Pibrac. Comme on l’a déjà observé, les écrits protestants d’un côté et les écrits catholiques de l’autre cherchent à expliquer les événements de la Saint-Barthélemy selon leur propre point de vue et avec leur propre langage polémique. Ainsi, le terme de « rébellion protestante » ou de « rebelle » devient un lieu commun de la propagande catholique dès qu’il est question des protestants. Rappelons la médaille frappée en commémoration de la Saint-Barthélemy, témoignage de la propagande royale, qui a recours au même thème (« Virtus in Rebelles ») pour justifier l’acte de violence du 24 août. Pibrac, dans sa Lettre à Elvide ne se sert pas de ce terme compromettant quand il désigne les protestants, il utilise plutôt des termes neutres comme Biblio_17_005_437_Postert.indd 148 09.02.2010 8: 33: 01 Uhr 149 par exemple «les réformés » ou « les adeptes de la nouvelle religion ». Coligny est le seul représentant du camp huguenot présenté dans le texte. Tout le mal se concentre en sa personne. Il remplit la fonction d’un bouc émissaire en prenant en charge toutes les violences des huguenots. C’est ce qui explique pourquoi Pibrac brosse un portrait si noir de l’amiral et pourquoi il ne précise pas les noms des autres huguenots. L’auteur tend surtout à innocenter le roi et toute la famille royale en réfutant toutes les mauvaises rumeurs qui courent à leur sujet. Placé au milieu d’une ambiance de violence, le roi, selon Pibrac, ne peut assumer aucune responsabilité pour le massacre. La partie catholique du peuple aurait plutôt éprouvé le besoin de défendre leur roi menacé en continuant l’acte massacreur. Son argumentation vise donc particulièrement la famille royale, ce qui s’explique par l’intention propagandiste précise dans laquelle La Lettre à Elvide a été écrite. Dans Coligny, cependant, le terme de « rebelle » ne fait pas défaut. Chantelouve, au début de l’acte II, le met soigneusement dans la bouche du parti catholique, précisément dans la bouche du roi (v.344 : « audace rebelle », v.1041 : « dextre rebelle ») et de son conseil (v.417 : « rebelle mutin », v.435 : « audace rebelle », v.459 : « les rebelles »). Aux yeux des catholiques, les protestants sont des sujets rebelles qui ne cessent de menacer la paix tant désirée. Loin de vouloir déclencher une vague de violence, le roi souligne dans ses propos à chaque instant l’importance de la paix pour son royaume, tandis que le conseil, de son côté, incite le roi à « tuer », à « meurtrir » et à « fracasser » (v.469) au nom de la paix. De plus, l’importance du « repos » pour la France est soulignée à la fin de l’acte II, quand le peuple français fait l’éloge de la paix. Ainsi, tout l’acte II, à l’exception du dialogue entre Briquemaut et Cavagne, est dominé par cette idée. Ces deux aspects font partie de l’imaginaire proprement catholique des événements de la Saint-Barthélemy et aboutissent finalement à l’idée du complot protestant fomenté contre la personne du roi et sa famille, idée évoquée dans la réalité historique pour la première fois par le roi lui-même lors de sa déclaration devant le Parlement de Paris le 26 août 1572. Comme dans tous les écrits pamphlétaires du côté catholique, le complot protestant joue un rôle capital chez Pibrac et Chantelouve, puisqu’il fournit dans les deux textes la justification du massacre. Pibrac consacre toute une partie de la Lettre à Elvide à la question de savoir si la conjuration a vraiment eu lieu, si elle est vraisemblable. Ses réflexions montrent bien que les contemporains de l’auteur ne prêtent pas forcément foi à cette explication officielle. Soucieux de dissiper les doutes qui existent à ce sujet, il cherche des arguments qui rendent une telle conjuration plausible. Or, ses observations ne parviennent pas à prouver la véracité d’une telle théorie. Au contraire, plus il s’engage à soutenir sa thèse, plus il la met en doute, ne serait-ce que d’une Une dramaturgie humaniste pour un document historiographique ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 149 09.02.2010 8: 33: 01 Uhr 150 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny façon inconsciente. Ses raisonnements aboutissent à une conclusion très vague qui ne contribue nullement à éclaircir le phénomène du complot : […] même si nous n’avions sur le complot qu’ils ont machiné aucune dénonciation, aucun aveu, aucune enquête, aucune preuve, aucun jugement, contrairement à ce qui doit se produire quand on s’occupe des autres hommes, nous serions surpris qu’ils n’aient pas conspiré, loin de nous étonner qu’ils l’aient fait. 118 Ainsi, l’histoire rapportée dans la Lettre à Elvide traitant des trois dénonciateurs qui trahissent le complot de leurs chefs huguenots auprès du roi apparaît comme une légende, bien qu’elle fasse partie de l’historique des événements rappelé par Pibrac. La propagande catholique a beau présenter la conspiration huguenote comme un « fait accompli », elle reste largement une fabrication appropriée aux fins propagandistes. La tragédie de Chantelouve repose entièrement sur ce prétendu fait accompli. L’idée de la conjuration huguenote constitue à la fois la toile de fond propagandiste et l’élément moteur de l’ « action » 119 . À cet égard, le fait que les compagnons de Coligny jouent un rôle plus important dans la tragédie que dans la source, dans laquelle ils ne sont même pas mentionnés, est tout à fait compréhensible. Ce groupe de conspirateurs s’oppose à un autre groupe d’alliés, à savoir le camp catholique, qui, à l’initiative du Conseil surtout, prépare une sorte de contre-complot contre les huguenots. Ainsi, le complot protestant de tuer le roi fait pendant au projet catholique de tuer les principaux chefs huguenots afin de rétablir la paix dans le pays. Cette symétrie se manifeste également dans les répliques qui annoncent ce projet funeste. Les propos de Briquemaut au vers 477-478 « […] il nous faut peine prendre / De ce prince idiot avec le temps surprendre » font écho aux propos du Conseil : « Mais bien faut-il choisir le temps et l’heure/ Commode, afin de chasser l’imposture » (v.439). Les deux énoncés illustrent bien que les deux partis attendent le bon moment pour exécuter leur projet. Cependant, c’est le camp catholique, qui, averti du complot protestant par le récit du dénonciateur, se voit contraint d’agir (v.1111-1112). Le thème du complot et du contre-complot est illustré par un champ lexical très vaste, à savoir celui de la tromperie et de la traîtrise qui détermine toute la tragédie 120 . À l’exception de d’Andelot, tous les personnages en font 118 Lettre à Elvide, édition citée, p. 46. 119 Il est difficile de parler d’une véritable « action », car on a plutôt affaire à une juxtaposition de deux tableaux. 120 On peut trouver plus de quarante occurrences de ce thème dans la Coligny. Biblio_17_005_437_Postert.indd 150 09.02.2010 8: 33: 01 Uhr 151 usage 121 . Les répliques de Coligny et celles du peuple français en témoignent le plus abondamment. Ainsi, Coligny se considère lui-même comme traître (« Ainsi hypocrisant je suis traître à toute heure », v.47) et est également accusé de traîtrise par le peuple, qui prend nettement position pour le camp catholique (v.170, 233, 235, 242, 281, 1186). Le roi et son conseil tiennent le même discours. Quand il est question de Coligny ou de ses coreligionnaires, ils parlent de « trahison » (v.1050), de « trahison si vilaine » (v.1037), d’une « âme félonne » (v.387) ou des « ministres menteurs » (v.466). Aux yeux des catholiques, tous les huguenots portent les mêmes traits, ce qui est bien illustré par le messager à la fin de la pièce qui constate que la « Fausseté toujours vivaient à l’huguenote » (v.1128), observation qui marque la stéréotypie, par laquelle Coligny et le camp huguenot sont caractérisés dans toute la pièce. Or, ce n’est pas seulement le camp catholique qui accuse son adversaire de tromperie et de traîtrise. Le camp huguenot, particulièrement Montgomery et Piles, ont recours au même thème pour exprimer leurs soupçons envers le roi. Ils le croient responsable de l’attentat de Coligny et ne comprennent pas pourquoi il rend visite à l’amiral 122 . En effet, les deux partis s’accusent respectivement de traîtrise et de feinte. À travers le discours des personnages, Chantelouve crée une ambiance mensongère qui règne dans toute la pièce et qui finit par provoquer son issue funeste. C’est après l’entrée du délateur, qui, avec son récit, dissipe les doutes à propos du complot protestant, que le roi donne l’ordre de tuer « les méchants ». Cet acte préventif du roi est l’expression de sa peur perpétuelle d’être trahi le premier par le camp protestant. Pour conclure, on peut constater que l’idée de la conspiration constitue la base de toute la tragédie. À ce thème majeur s’ajoutent les autres aspects qu’on vient d’évoquer qui ressortissent tous à l’imaginaire de la propagande catholique. Même si la pièce s’efforce de retracer quelques événements historiques afin de tisser une trame historique - ce qu’on analysera dans le chapitre suivant -, la toile de fond de la tragédie reste prioritairement propagandiste, fondée sur la feinte et le mensonge. 121 Le délateur est le personnage traître par excellence et se sert, bien évidemment, d’expressions qui font partie de ce champ lexical. 122 Voir particulièrement la réplique de Montgomery au vers 746 : « Bien qu’il fasse semblant d’ignorer cette affaire » et celle de Piles : «Car le Roi pour masquer sa trahison maline/ L’est allé visitant, hypocrisant sa mine. » (v.765/ 766). Une dramaturgie humaniste pour un document historiographique ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 151 09.02.2010 8: 33: 02 Uhr 152 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny 2.2 Une dramaturgie humaniste pour un document historiographique ? 2.2.1 La trame historique - un mensonge propagandiste C’est paradoxalement dans l’idée propagandiste de la conspiration huguenote que réside « la vérité psychologique » 123 de la pièce. Du point de vue historique, Coligny reflète bien l’ambiance générale qui règne dans cette période pleine de tensions entre huguenots et protestants. L’idée du complot et du contre-complot décrite ci-dessus exprime la crainte respective des deux partis d’être trahi par l’adversaire. Même si, en réalité, on ne peut pas parler d’un véritable projet de la part des huguenots de s’emparer du roi et de sa famille, la crainte de Charles IX d’être attaqué par le parti protestant semble tout à fait probable, notamment quand on pense aux rumeurs qui courent sur ce sujet à cette époque 124 . Faute d’un véritable héros tragique dans la pièce, le tragique consiste essentiellement dans cette situation sans issue dans laquelle les personnages se sont enfermés. En s’attendant à tout moment à une réaction d’agressivité du parti opposé, les acteurs de la tragédie entrent dans une sorte de cercle vicieux, auquel ils n’échappent que par un acte de violence contre l’ennemi, ici commis par le camp catholique. À cette vérité psychologique s’ajoute une vérité historique, présente dans l’évocation des lieux ou des événements les plus connus du lecteur-spectateur - qui rappellent les moments significatifs des guerres de religion -, et dans l’emploi des noms historiques des personnages dans la tragédie, comme Chantelouve l’a déjà annoncé dans le sous-titre de sa pièce. C’est ainsi que le dramaturge parvient à créer un amalgame entre son message propagandiste et la vérité historique, ce qui a pour effet de faire croire au lecteur-spectateur qu’il se trouve au cœur du drame historique, tel qu’il s’est produit à cette époque-là. Par manque d’une historiographie objective et du fait de la variété des écrits et des rumeurs cherchant à commenter et à expliquer les événements de la Saint-Barthélemy, les lecteurs-spectateurs ignorent les détails des événements politiques, ce qui permet à l’auteur de réécrire l’histoire selon ses propres convictions. Si le public finit donc par ajouter foi à la version présen- 123 Voir l’article de Millet, O., « L’assassinat politique sur la scène au temps des guerres de religion : Trois pièces d’actualité », Vives Lettres, 4, 1998, p. 11-12. 124 Voir sur ce point l’étude historique de Diefendorf, B. B., Beneath the cross. Catholics and Huguenots in Sixteenth-Century Paris, New York, Oxford, Oxford University Press, 1991, p. 95: “We should not however dismiss the fear of a Huguenot coup so lightly. There may in fact be an important element of truth to this claim - not that the Protestants really intended to seize the king, but that Charles sincerely believed rumors to this effect.” Biblio_17_005_437_Postert.indd 152 09.02.2010 8: 33: 02 Uhr 153 tée par Chantelouve, c’est parce qu’il est victime d’une manipulation habilement menée par le dramaturge. Si l’on suit les scènes suggérées par l’édition critique, la scène 1 de l’acte I, en tant que véritable scène d’exposition, place le lecteur-spectateur dans la France des guerres civiles. Il est question de « l’entreprise d’Amboise » (v.71), de «Saint-Denis» (v.84), de « Bassac » (v.85), du « Siège de Poitiers » (v.94), de « Montcontour / Ervaux » (v.94 ; 95 ; 116), du Languedoc et de la Provence (v.115-116), de La Charité-sur-Loire, l’une des villes de sûreté protestante évoquée par Montgomery (« pays charitable », v.121) et finalement de la capitale (v.144). La présence ostensible de cette toponymie historique au début de la pièce exprime la volonté de Chantelouve de créer une couleur locale qui correspond à la réalité de l’époque. Les personnages de la tragédie avec leurs noms propres sont également historiques : Montgomery 125 , Briquemaut 126 , Cavagne 127 , Piles 128 , D’Andelot 129 , Coligny et le roi Charles IX ont réellement existé. Mais après une lecture attentive de l’œuvre et après un examen de l’historiographie récente, on se rend compte que l’emploi des noms historiques est parfois trompeur. La noirceur du Coligny de la tragédie ne correspond pas au caractère historique du personnage. Calviniste sincère, calme et imposant, l’amiral historique s’efforce d’être toujours loyal envers son roi et cherche la réconciliation entre catholiques et protestants. L’amiral de la tragédie, cependant, est présenté comme un athée, voire une créature infernale qui ne vise qu’à tuer le roi pour réaliser ses projets d’usurpation. Il en est de même avec Charles IX, le second protagoniste de la pièce. Avec sa clémence et sa douceur, il relève entièrement de l’imagination du poète, mais en réalité, on a affaire à un jeune homme violent, déséquilibré, qui dépend entièrement de sa mère Catherine de Médicis. À côté des acteurs même de la pièce, les deux 125 Gabriel de Lorges, comte de Montgomery. À la fin du règne de François 1 er , il participe à une mission en Ecosse et est capitaine de la garde écossaise sous Henri II. Par un hasard malheureux, il blesse Henri II mortellement. Montgomery réussit d’abord à échapper au massacre de la Saint-Barthélemy en se réfugiant en Basse-Normandie. Pris dans Domfront par le maréchal de Matignon, il est décapité, malgré la promesse qu’on lui a fait de la vie sauve. 126 Briquemaut ressort de la famille de Beauvais, seigneurs de Briquemaut. Pendant les guerres de religion il s’engage aux côtés de Condé, dont il est un fidèle. À la Saint- Barthélemy, il est arrêté avec son ami Cavagne. Il est accusé d’avoir fomenté le complot contre Charles IX. Ainsi accusés de lèse-majesté, Briquemaut et Cavagne sont pendus le 27 octobre 1572. 127 Homme de confiance de Coligny 128 Gentilhomme périgourdin des environs de Bergerac. Il s’est distingué dans les rangs huguenots dès 1562. Il n’échappe pas au massacre de la Saint-Barthélemy. 129 Frère cadet de Coligny, mort à Saintes d’une fièvre maligne le 27 mai 1569. Une dramaturgie humaniste pour un document historiographique ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 153 09.02.2010 8: 33: 02 Uhr 154 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny grands représentants de la Réforme sont mentionnés, à savoir Bèze (v.32) et Calvin (v.42), ainsi que le haut lieu de la nouvelle religion : Genève (v.36). Grâce à l’onomastique et à la toponymie historique, le lecteur-spectateur est guidé dans ses réflexions, de telle sorte qu’il n’émet pas de doutes sur l’authenticité des acteurs de la tragédie. En rappelant les étapes principales des opérations militaires, le Coligny de la pièce apparaît au premier regard comme le Coligny « historique », parce qu’il se situe par rapport à l’époque et par rapport aux événements historiques. Par la suite, cependant, les occurrences relatives à une couleur locale sont moins denses bien que présentes. « Dreux » (v.360), « Saint-Denis » (v.361), « Bassac » (v.363) et « Erveux » (v.364), mentionnés par le roi à la scène 1 de l’acte II, font écho au récit de Coligny (I,1) et créent un effet de symétrie entre les deux antagonistes de la pièce. Simple répétition des paroles de Coligny, ces lieux apparaissent dans ce cas-là comme des lieux abstraits, voire stéréotypés, qui - quoique historiques -, n’apportent rien de nouveau à la couleur locale. Ce n’est qu’à la scène 1 de l’acte III, qu’un nouveau lieu entre en jeu, à savoir le Louvre (v.661 ; 671). C’est le seul lieu dans la tragédie qui est vraiment décrit. Le texte parle d’un « château / Lequel n’est moins riche que beau » (v.647-648). Mercure précise même le matériau avec lequel le château a été construit, à savoir une « riche pierre » et « Le métal précieux qui dore / Les soliveaux élaborés » (v.650-651). Il mentionne également « la tapisserie exquise / D’argent, de perles et or » (v.654-655) qu’il désigne comme « une seconde toison d’or » (v.656). La description occupe une place considérable (26 vers traitent du château) et montre ainsi l’importance que le dramaturge attache à cet endroit. Celui-ci est étroitement lié au personnage de Coligny dont témoignent les vers 662-663 et les vers 665-666 (« En ce château va et vient ore / L’Amiral et sa troupe encore »). Étant donné que le coup d’arquebuse contre Coligny s’est produit dans l’enceinte du château, on comprend pourquoi on porte un si grand intérêt à la description de ce lieu central. Les trois occurrences du mot « Paris » (v.611 ; 639 ; 646) et l’allusion à la « rive de Seine » (v. 645) ne sont que des indications géographiques globales qui visent finalement à la description plus détaillée du Louvre. Mais même si ces endroits semblent superflus quant à l’évocation du palais, ils constituent néanmoins des éléments non négligeables de la couleur locale qui mettent en relief le caractère national de la tragédie. L’omniprésence de la France et de la capitale tout au long de la tragédie illustre encore cet aspect 130 . 130 On peut constater de nombreuses occurrences du mot „France“: v.40; 79; 126; 232; 245; 357; 384; 386; 455; 527; 607; 816; 828; 934; 945; 977; 986; 989 ; 420 (« La gauloise terre ») et du mot « Paris » : v.128 ; 144 ; 486 ; 611 ; 639 ; 646 ; 1136. Biblio_17_005_437_Postert.indd 154 09.02.2010 8: 33: 02 Uhr 155 Après avoir étudié les lieux qui font de Coligny une véritable pièce nationale, il convient maintenant de jeter un regard sur les événements historiques qui figurent dans le texte. Comme on l’a déjà signalé, il est question des événements clefs de l’histoire des guerres civiles, comme par exemple les grandes batailles rappelées par Coligny à la scène 1 de l’acte I. Il en est de même avec le mariage de Marguerite de Valois (princesse catholique et sœur du roi) avec son cousin Henri de Navarre (protestant) le 18 août 1572, évoqué même deux fois dans la pièce (v.457-460 et 511-514). Il s’agit là d’un événement capital dans le contexte historique de la Saint-Barthélemy : le mariage vise l’alliance des deux grandes lignages et a pour but le rapprochement des catholiques et des protestants. Dans la tragédie, cependant, les noces ne jouent aucun rôle majeur. Elles peuvent être perçues comme des indications de temps qui contribuent à définir le cadre temporel dans lequel se déroule « l’action » de la tragédie. Si l’on suit la chronologie des principaux événements historiques, le 22 août 1572 marque une nouvelle césure : il s’agit de l’attentat manqué contre Coligny. Par rapport au mariage entre Marguerite de Valois et Henri de Navarre, le coup d’arquebuse contre l’amiral occupe une place centrale dans la pièce. Historiquement, vers onze heures du matin, rue des Poulies, l’amiral est blessé au bras et à la main en sortant d’une séance du Conseil tenue au Louvre. L’assassin a visé sa victime à partir d’une maison qui appartient au chanoine Villemur, un ancien précepteur du duc de Guise. Même si la tradition historiographique accuse généralement Charles de Louviers, sieur de Maurevert, d’avoir commis cet attentat, on ne peut pas affirmer avec certitude s’il est le vrai coupable. Quant à la question de savoir qui a commandité le coup d’arquebuse, on peut seulement émettre des hypothèses. La tradition historiographique accuse Catherine de Médicis, mais il existe également l’hypothèse d’une vendetta exercée par les Guise contre l’amiral. Une intervention de la part de Philippe II et du duc d’Anjou est également imaginable puisque la mort de l’amiral mettrait fin à ses projets de soutenir les huguenots révoltés aux Pays- Bas 131 . De façon habile, Chantelouve profite de ces incertitudes pour réécrire l’histoire. Dans la pièce, ni Catherine de Médicis, ni les Guise, ni Philippe II n’ont commandité le crime, mais Jupiter, qui incarne la volonté divine. Guidé par ce dernier, Mercure conduit le coup d’arquebuse finalement exécuté par un soldat, dont le nom n’est pas précisé. Cette intervention surnaturelle proposée par Chantelouve innocente tous les acteurs du drame historique et 131 Voir sur ce point Jouanna, A., Boucher, J. et alii, Histoire et Dictionnaire des guerres de Religion, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 196-197. Une dramaturgie humaniste pour un document historiographique ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 155 09.02.2010 8: 33: 02 Uhr 156 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny fait apparaître l’attentat contre Coligny comme un châtiment divin. Seule la force céleste semble déterminer le cours de l’histoire. L’événement historique est immatérialisé et les responsabilités humaines sont entièrement gommées. Il ne s’agit pas d’une mise à distance spatio-temporelle, mais psychologique, voulue par le dramaturge. À l’aide de l’élément surnaturel, l’événement contemporain est présenté d’une façon abstraite, ce qui fait que le public ne se sent pas directement concerné. De plus, l’attentat n’a pas lieu sur scène, ce qui renforce encore cet effet de distanciation. Mais qui est ce Dieu que Chantelouve appelle Jupiter ? Même s’il porte le nom du Dieu mythologique, ce qui ne choque pas le lecteur-spectateur habitué aux allusions mythologiques dans les tragédies humanistes, il n’agit pas en tant que tel. En intervenant en faveur du parti catholique, il agit en tant que Dieu catholique. Chantelouve se sert de ce personnage pour transmettre son message propagandiste. En nouant habilement faits historiques (le coup d’arquebuse tiré sur l’amiral lors de sa sortie du Louvre ainsi que la blessure de Coligny à la main et au bras : v.671 ; 675 ; 679) et éléments inventés (Jupiter, Mercure), le dramaturge rend sa tragédie, c’est-à-dire sa version des événements, crédible. Par la suite, après un épisode inventé (d’Andelot qui sort des enfers, acte IV), Chantelouve choisit une séance du Conseil pour montrer comment la décision d’éliminer les principaux chefs huguenots a été prise (V, 1). Historiquement, c’est le conseil étroit qui prend cette décision funeste. La position de Charles IX en revanche n’est pas clairement définie dans l’historiographie. La tradition historiographique qui transmet l’image d’un roi faible, terrorisé par sa mère Catherine, rapporte fréquemment les paroles fatales « Tuez-les tous » et les attribue au roi même. Dans ce cas-là, la décision finale aurait été prise par Charles sous la pression de sa mère. Les historiens Jean-Louis Bourgeon et Denis Crouzet défendent une autre thèse : pour Bourgeon le consentement du roi est une capitulation « subie comme une fatalité » 132 . Pour Crouzet au contraire, l’élimination des chefs huguenots est le résultat d’une décision activement prise par Charles afin de sauver la concorde - position qui se manifeste également dans les médailles royales, comme on l’a vu antérieurement 133 . Examinons maintenant le point de vue de la tragédie. Le fait que la décision finale soit prise juste après le récit du délateur est capital. Le Conseil cherche à convaincre le roi de se venger et de punir les responsables de cette « entreprise ». Charles, de son côté, hésite tout d’abord à intervenir, en s’ap- 132 Voir Bourgeon, Jean-Louis, Charles IX devant la Saint-Barthélemy, Genève, Droz, 1995, p. 34-35. 133 Voir Crouzet, 1994, p. 459. Biblio_17_005_437_Postert.indd 156 09.02.2010 8: 33: 02 Uhr 157 puyant sur la notion de clémence. Un véritable débat s’ouvre entre le roi et son Conseil, ce qui est illustré par la stichomythie. Le roi finit par se rallier à l’avis de son Conseil, mais la décision d’éliminer les principaux chefs huguenots paraît comme arrachée au roi. La position de Charles n’est pas attestée historiquement, elle relève de l’imagination de l’auteur. Celui-ci profite des incertitudes historiques pour combler les lacunes historiographiques d’une façon propagandiste. En ajustant de telle manière la vérité historique, l’acte criminel trouve sa justification. Il devient quasiment légitime dans la mesure où il est considéré comme la juste punition du complot protestant. Ces exemples montrent comment Chantelouve dénature la vérité historique. Or, la déformation, ou l’ajustement de la vérité à ses fins propagandistes, n’est pas le seul procédé utilisé par le dramaturge. Parfois, le non-dit, c’est-àdire les silences du poète, sont encore plus éloquents que les manipulations volontaires. On a déjà fait allusion à l’absence de Catherine de Médicis. Du point de vue historique, il est absolument inimaginable qu’elle ne figure pas dans la tragédie. Ses rapports avec son fils et son influence politique sont trop importants pour être entièrement « oubliés » par l’auteur. Même si les opinions de l’historiographie sur le rôle de la reine-mère dans les événements de la Saint-Barthélemy divergent, l’Italienne ne peut pas tout simplement être passée sous silence 134 . Même si le texte fait une seule allusion à Catherine (« Ce Prince et sa mère prudente », v.658), son nom n’est pas mentionné. Chantelouve « oublie » également de charger le peuple français de la responsabilité du massacre. Contrairement à Catherine de Médicis absente pendant toute la pièce, le peuple français remplit la fonction du chœur et, conformément aux chœurs de la tragédie à l’antique, commente l’action. Tantôt ses observations possèdent une valeur générale - quand il est par exemple question de l’inconstance des choses humaines (acte III) - tantôt ses remarques sont fort tendancieuses et ne s’embarrassent pas de cacher ses intentions royalistes et catholiques. C’est finalement à travers les paroles du chœur que la position de Chantelouve se manifeste le plus nettement 135 . 134 Il est vrai que la tradition historiographique attribue un rôle majeur à Catherine de Médicis dans le massacre du 24 août, cependant, il convient de ne pas trop simplifier. Dans ses observations sur la pièce, Mazouer reste dans la lignée traditionnelle quand il constate que c’était elle qui « d’accord avec les Guise fit agir Maurevert contre Coligny » ou c’était elle « qui poussa son fils à ordonner le massacre » (Mazouer, 1982, p. 139). L’historiographie plus récente focalise son attention plutôt sur le personnage de Charles IX (voir l’ouvrage de Bourgeon par exemple). Faute d’une documentation exacte, plusieurs interprétations existent, mais aucune d’elles ne peut faire autorité. 135 Voir Mazouer, 1982, p. 135. Une dramaturgie humaniste pour un document historiographique ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 157 09.02.2010 8: 33: 03 Uhr 158 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny L’analyse a montré que Coligny se fonde sur les grands faits historiques : l’onomastique et la toponymie historique, ainsi que les événements-clés de l’histoire des guerres civiles, à savoir le mariage de Marguerite de Valois avec son cousin, l’attentat manqué contre Coligny, et la décision d’éliminer les principaux chefs huguenots, constituent la trame historique. Il s’agit de faire croire aux spectateurs qu’ils assistent au véritable drame historique. Cependant, la tragédie nationale présentée ici n’est qu’une déformation de la réalité : le véritable message est transmis à travers les lacunes ou incertitudes historiographiques. Le lecteur-spectateur devient progressivement la victime de sa propre ignorance : dès le début de la tragédie - pensons au sous-titre et ses prétentions de vérité - il est manipulé. Dans l’attente d’assister en tant que témoin oculaire au spectacle tragique de son temps et dans l’attente d’apprendre les « véritables » causes du massacre de la Saint-Barthélemy, il tombe dans le piège de la propagande catholique. Les rumeurs qui courent à cette époque font autorité dans la tragédie et comblent parfois les lacunes de l’historiographie. Aux rumeurs s’ajoutent les éléments inventés, voire surnaturels, qui ressortent entièrement de l’imagination de l’auteur. Comme dans les tragédies historiques de la période dite classique, histoire et fiction s’entremêlent. Il faut cependant noter que le rapport entre histoire et fiction n’est pas le même dans les deux cas. Dans la tragédie « historique » d’un Corneille par exemple, la fiction sert l’histoire. Ce sont les éléments inventés qui rendent l’histoire crédible. Dans le cas de Coligny la fiction ne sert pas directement l’histoire mais la propagande politique. Par conséquent, ce sont les éléments inventés à des fins propagandistes qui rencontrent les faits historiques incontestés. En mettant l’histoire au service de la propagande, Chantelouve manipule, omet, invente. Mais en dépit de ses infractions à la vérité historique, l’œuvre possède une valeur documentaire : elle reflète l’ambiance générale qui règne dans ce pays en pleine crise. 2.2.2 La dramaturgie Comme on l’a déjà noté lors de la contextualisation de la tragédie et comme on vient de le montrer lors de notre étude approfondie, le Coligny de Chantelouve est incontestablement une œuvre de propagande. Du point de vue du contenu, la tragédie reprend les idées principales de la propagande catholique, qui se manifeste dans les pamphlets politiques de l’époque, et défend plus particulièrement la version officielle du massacre de la Saint-Barthélemy. Pourtant, on a affaire à une tragédie, c’est-à-dire à une œuvre littéraire. Dans ce développement, il s’agit dès lors de souligner les différents aspects qui font de l’œuvre propagandiste une véritable tragédie du XVI e siècle. Biblio_17_005_437_Postert.indd 158 09.02.2010 8: 33: 03 Uhr 159 Jetons tout d’abord un regard sur les théories dramatiques de l’époque. En 1537, Lazare de Baïf propose la définition suivante : La Tragedie est une moralite composee des grandes calamitez, meurtres et adversitez survenues aux nobles et excellentz personnaiges. 136 La définition de Jacques Peletier du Mans (1555) ressemble à celle de son prédécesseur mais donne des renseignements supplémentaires sur la fin de la tragédie dans le livre II de son Art Poëtique : […] en la Tragédie s’introduisent Rois, Princes et grands seigneurs […] en la Tragédie, la fin est toujours luctueuse et lamentable, ou horrible à voir. Car la matière d’icelle, sont occisions, exils, malheureux définement de fortune, d’enfans et de parents. 137 Dans son essai, De l’Art de la tragédie, publié en 1572, Jean de La Taille définit la matière de la tragédie : Son vray subject ne traicte que de piteuses ruines des grands Seigneurs, que des inconstances de Fortune, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivitez, execrables cruautez des Tyrans, et bref, que larmes et miseres extremes, et non point de choses qui arrivent tous les jours naturellement et par raison commune […]. 138 Il est vrai que ces trois définitions ne reflètent guère la variété de la pratique dramatique pendant la période de la Renaissance, mais elles transmettent quand même l’idée générale qu’on se fait de la tragédie à cette époque. Conformément à cette idée, la tragédie de Chantelouve nous présente la chute d’un « grand Seigneur » (Coligny). Elle est la représentation d’une grande infortune (voir le premier monologue de Coligny) et elle se termine mal (mort de l’amiral, début du massacre). Cependant, on pourrait constater à juste titre que la noirceur de Coligny dans la pièce ne correspond pas aux exigences d’un sujet tragique, selon de La Taille. Celui-ci explique que les seigneurs entièrement méchants ne se prêtent pas au sujet de tragédie, puisque la punition de leurs crimes semble juste et méritée (ses remarques rappellent Aristote qui souligne le caractère double du héros tragique - ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant) 139 . Bien que Chantelouve ne respecte pas cette règle, ce qui résulte de l’orientation propagan- 136 Voir Leblanc (1972), p. 94 137 Voir ibid., p. 65-66. 138 La Taille, De l’Art de la Tragedie, Saül le furieux, La Famine ou les Gabéonites, ed. critique d’Elliott Forsyth, Paris, STFM, Didier, 1968, p. 3-4, v.30-36. 139 Voir ibid.: « Que le subject aussi ne soit de Seigneurs extremement meschants, et que pour leurs crimes horribles ils meritassent punition […] », p. 4, v.51-53. Une dramaturgie humaniste pour un document historiographique ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 159 09.02.2010 8: 33: 03 Uhr 160 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny diste de sa tragédie, il adopte les principes du genre sérieux et se conforme ainsi aux habitudes de son temps. Quant à l’unité de temps et de lieu, réclamée par de La Taille dans son De l’Art de la tragédie 140 , le dramaturge ne les respecte que partiellement. L’acte I et II se situent dans les semaines ou même dans les mois qui précèdent le 22 août 1572, le jour de l’attentat de Coligny (11 heures du matin). Celui-ci fait l’objet de l’acte III, même s’il est seulement rapporté en forme de récit. Il faut situer l’acte IV (D’Andelot sort des enfers et rend visite à son frère) et la plus grande partie de l’acte V (dialogue entre le roi et son Conseil) le lendemain. La décision de tuer les principaux chefs huguenots et d’éliminer tous les protestants est prise juste après la réunion du Conseil. La dernière partie de l’acte V (un messager rapporte le massacre de la Saint-Barthélemy) se situe donc le 24 août 1572. En dépit de ce grand laps de temps, Chantelouve réussit à concentrer l’action puisqu’il la construit autour du projet de la conspiration. On peut dire qu’il observe l’unité de lieu dans son sens large, car toute l’action se situe à Paris. Quoique notre dramaturge suive la chronologie des événements, on a du mal à parler d’une véritable action. Il s’agit plutôt de tableaux juxtaposés présentant séparément projets, motifs et sentiments des personnages. Chantelouve préfère la construction parallèle et évite la confrontation directe, à l’aide de laquelle il aurait pu développer un véritable conflit entre les antagonistes - situation dramatique par excellence. Les longs monologues, les récits ainsi que les commentaires moralisateurs du peuple français (chœur) contribuent au caractère essentiellement statique de la pièce. C’est exactement ce statisme qui caractérise les tragédies de la Renaissance et qui témoigne ici du rapport de notre dramaturge avec la production littéraire de son temps. Revenons une dernière fois au traité théorique de Jean de La Taille. Ses réflexions sur la tragédie dépassent celles de ses devanciers et on peut même dire qu’elles ouvrent le chemin au théâtre classique. La tragédie qu’il réclame est une tragédie vivante, dont l’action est bien construite et dont la véritable intention est « d’esmouvoir et de poindre merveilleusement les affections d’un chascun » 141 . Que peut-on dire de la tragédie de Chantelouve ? Possèdet-elle malgré son caractère statique des traits d’une véritable action dramatique ? Tout d’abord, on pourrait déceler les traces d’une péripétie : à la fin du premier acte, par exemple, le lecteur-spectateur est persuadé des projets d’usurpation et de meurtre de Coligny et il est également persuadé qu’il réus- 140 Voir ibid.: « Il faut tousjours representer l’histoire ou le jeu en un mesme jour, en un mesme temps, et en un mesme lieu […] », p. 5, v.66-68. 141 Ibid., p. XXIX. Biblio_17_005_437_Postert.indd 160 09.02.2010 8: 33: 03 Uhr 161 sira. Cependant, la situation initiale change au début de l’acte II, où le lecteur-spectateur peut croire pendant un court moment à une réconciliation entre l’amiral et le roi, étant donné que ce dernier l’invite à venir à la Cour (v.479-80). La scène suivante détruit cet espoir : Briquemaut et Cavagne se rallient au projet de Coligny et soulignent qu’ils se trouvent déjà « dedans Paris » (v.486). De ce dialogue naît une certaine crainte pour le roi, puisque le lecteurspectateur apprend que les réformés fomentent un complot contre le roi et les Guisards (v.511-514). La crainte est apaisée à l’acte III, où Mercure, envoyé par Jupiter, guide le coup d’arquebuse contre Coligny. Quelqu’un qui ne connaît pas bien les événements historiques pourrait entrevoir la mort de l’amiral. Le public n’apprend qu’à la fin du dialogue entre Montgomery et Piles que l’amiral n’a pas été mortellement blessé. Cette révélation fait renaître la crainte pour la vie du roi. L’incertitude persiste encore tout au long de l’acte IV. L’apparition de d’Andelot crée un certain effet de suspens, puisque le public ignore si d’Andelot finit par convaincre son frère d’assassiner le roi. L’arrivée soudaine du délateur, comparable à une sorte de deus ex machina, précipite le dénouement de la pièce. Son récit déclenche un véritable affrontement entre le roi et son Conseil - le seul dans la pièce -, pendant lequel le public craint une dernière fois pour la vie du roi. À la fin du dialogue stichomythique, cependant, le roi prend la décision finale : la mort de Coligny et des responsables du « complot protestant », et finalement le massacre de tous les huguenots. Dans cette perspective, la Saint-Barthélemy n’est pas le point central de la pièce. L’élimination de Coligny, vue comme conséquence inévitable du complot protestant, en est le véritable sujet. Ce personnage entièrement méchant avec le cœur rempli d’un insatiable désir de vengeance doit être réprimé par l’État. Ce thème de la vengeance rapproche Coligny du théâtre sénéquien 142 . Comme ses collègues, Chantelouve, lui aussi, s’efforce de concevoir sa pièce à la manière des Anciens. Sénèque est indéniablement leur modèle préféré. Étant donné que ses œuvres sont écrites en latin - le latin est la langue de l’enseignement à cette époque - elles sont plus accessibles aux dramaturges français que celles des poètes grecs. De plus, de nombreuses traductions et éditions de ses œuvres voient le jour et permettent ainsi aux dramaturges d’analyser ses techniques dramatiques. Chantelouve adopte pour son Coligny la forme extérieure de la tragédie sénéquienne avec les cinq actes et le chœur. Comme chez le dramaturge antique, les quatre premiers actes commencent par un monologue. La deuxième et la troisième scène sont composées de dia- 142 Sur la thème de la vengeance et sur l’influence sénéquienne sur la tragédie de la Renaissance voir Forsyth, 1962, notamment p. 100-106. Une dramaturgie humaniste pour un document historiographique ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 161 09.02.2010 8: 33: 03 Uhr 162 2. François de Chantelouve : La tragédie de feu Gaspard de Coligny logues. Bien que l’acte V se distingue légèrement des quatre premiers - il commence directement par un dialogue - il n’est pas sans rappeler l’influence de l’auteur antique. Ainsi, la stichomythie qu’on retrouve chez Chantelouve dans le dialogue entre le roi et son Conseil (acte V), est une des caractéristiques principales de la tragédie latine. Le tragique chez Sénèque réside dans les changements de la fortune que l’homme doit subir pendant sa vie. Dans ce contexte, la roue de Fortune symbolise la fatalité constante qui pèse sur son existence. Dans notre tragédie, Coligny devient la victime de cette roue de Fortune qui ne cesse pas de tourner. À cet égard, il n’atteint le sommet de ses ambitions que pour être plongé ensuite dans le malheur 143 . Or, la misère de l’homme ne se manifeste pas dans les luttes intérieures ou les dilemmes, comme c’était le cas dans la tragédie grecque et comme ce sera le cas dans la tragédie classique. À la manière de Sénèque, Chantelouve ne dépeint que les traits saillants des personnages et renonce à une peinture nuancée des caractères. Comme on l’a déjà remarqué, l’amiral de Coligny tel qu’il nous est présenté dès la première scène est un personnage entièrement méchant, obsédé par une passion profondément criminelle qui est prête à éclater. Une fois de plus, le dramaturge fait des emprunts à Sénèque pour illustrer cette passion : l’apparition des furies et de l’ombre, représenté par d’Andelot, sont des moyens propres à la tragédie antique 144 . Conformément à cette tradition, Chantelouve crée donc une œuvre d’art. Les emprunts à Sénèque et les éléments dramatiques utilisés par le dramaturge en témoignent. Mais quelle conclusion tirer d’une telle analyse ? N’avionsnous pas prouvé antérieurement que l’œuvre s’inscrit dans un courant propagandiste, qu’elle est donc plus proche d’un pamphlet que d’une tragédie ? S’agit-il donc d’une œuvre ambiguë, à mi-chemin entre les deux ? L’analyse a montré qu’en effet, l’œuvre de Chantelouve n’est ni l’un ni l’autre, et qu’elle n’est pas non plus « à mi-chemin » entre les deux tendances décrites. Au contraire, le dramaturge parvient à créer un amalgame subtil en 143 « Ja déjà je cuidais être au haut de ta roue, / Alors que ta rigueur qui du monde se joue / Me renversa plus bas au plus désastré rang / Où je me vis baigner dedans mon propre sang […] », voir le premier monologue de Coligny (v.75-78). 144 Voir Forsyth, 1962, p. 105 et Millet, O., « L’ombre dans la tragédie française (1550- 1640) ou l’enfer sur la terre », [in] Tourments, doutes et ruptures dans l’Europe des XVI e et XVII e siècles. Actes du colloque organisé par l’Université de Nancy II (25-27 novembre 1993), réunis par Jean-Claude Arnould, Pierre Demarolle et Marie Roig Miranda, Paris, Champion, 1995, p. 163 : « L’ombre tragique nous semble […] le symptôme d’une crise de la Renaissance qu’illustrent ou accompagnent en France, dans la seconde moitié du siècle, les guerres de religion comme les traités des spécialistes du surnaturel. » Biblio_17_005_437_Postert.indd 162 09.02.2010 8: 33: 03 Uhr 163 se servant des avantages de l’un et de l’autre genre pour transmettre son message. Son résultat est complexe et novateur : il fait renaître dans sa tragédie l’actualité politique de la France. Dans ce procédé de création, le public joue un rôle capital, car il doit être convaincu par le message qu’on lui adresse. Dans Coligny, il devient le témoin oculaire d’une action qui se présente dès le début comme véritable (« ce qui advint a Paris le 24 d’Aoust 1572 »), mais qui n’est en réalité qu’une transformation mensongère de l’histoire nationale. L’œuvre est plus qu’un document historiographique dramatisé selon le modèle antique. Événements historiques, intentions propagandistes et situations dramatiques se rencontrent et s’unissent en une seule œuvre et cela produit du sens - un nouveau sens. La tragédie de Chantelouve reflète d’une façon originale le tragique de l’époque, dans laquelle le mensonge prend le pas sur la vérité. Quoique cette tragédie ait été généralement considérée comme mineure, elle possède des qualités incontestables et mérite donc d’être tirée de l’oubli. Le recul du temps fait du sujet contemporain de la pièce un événement historique qui, de son côté, finit même par devenir un véritable mythe dans les siècles suivants. En choisissant la Saint-Barthélemy comme sujet de leurs œuvres, de nombreux écrivains cherchent à mettre en évidence la valeur symbolique du massacre - mentalité ou couleur historique du XVI e siècle sont secondaires 145 . Notons particulièrement la pièce de Baculard d’Arnaud, Coligny ou la Saint-Barthélemy (1751), et celle de Marie-Joseph Chénier, Charles IX ou la Saint-Barthélemy, qui a été composée en 1788 et représentée le 4 novembre 1789 à la Comédie-Française 146 . Le Charles IX de Chénier a largement contribué à la diffusion du « mythe » dans l’imaginaire romantique. 145 Pour ce qui est de la Saint-Barthélemy dans la littérature française, voir l’article de Bailbé, J., « La Saint-Barthélemy dans la littérature française », R.H.L.F., 5, 1973, p. 771-777. 146 La tragédie a été d’abord refusée par la censure. Dans le traité De la liberté du théâtre en France, Chénier se demande s’il est possible de représenter sur le théâtre un roi de France tout à la fois homicide et parjure. Le choix d’un sujet national Biblio_17_005_437_Postert.indd 163 09.02.2010 8: 33: 04 Uhr 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France (1678) - un sujet national pour une tragédie romanesque Anne et l’union de la Bretagne à la France Pendant 133 ans, la Bretagne a constamment tenté de devenir un État indépendant. Le mariage d’Anne de Bretagne avec Charles VIII, roi de France, le 6 décembre 1491 met fin à cette lutte acharnée pour l’indépendance en unissant définitivement le duché à la France. Fille de François II, duc de Bretagne, et de Marguerite de Foix, Anne devient officiellement l’héritière du duché à la mort de son père (9 septembre 1488), conformément à la décision prise par les États convoqués le 9 février 1486, selon laquelle Anne et sa sœur Isabeau ont été désignées à la succession de François II. Pendant le règne de Louis XI (1461-1483), l’indépendance de la Bretagne est fortement menacée. Le fait que le roi soutienne systématiquement les adversaires de François II provoque la guerre entre la France et la Bretagne. Dès 1480, la tension monte, car Louis XI cherche à racheter à Nicole de Penthièvre ses droits sur le duché et conteste ainsi la légitimité de la jeune duchesse. Les manifestations d’indépendance du côté de la Bretagne augmentent : François II se déclare « duc par la grâce de Dieu » et crée en 1485 le Parlement de Bretagne pour contrecarrer l’autorité du Parlement de Paris. Après la victoire de La Trémoille (commandant de l’armée royale) sur le duc d’Orléans et les Bretons à Saint-Aubin-du-Cormier, Charles VIII (sous la régence de sa sœur Anne de Beaujeu) reconnaît dans le traité du Verger (19 août 1488) la fille de François II comme héritière du duché. François II, de son côté, promet de soumettre au consentement royal le futur mariage de la jeune duchesse. La mort du duc en septembre de la même année plonge la Bretagne dans une situation difficile : Anne n’a que 12 ans, pas d’alliés et les combats avec la France reprennent. Dans l’entourage de la duchesse, on échafaude alors des projets de mariage afin de préserver l’indépendance de la Bretagne. Le 19 décembre 1490, Anne épouse par procuration Maximilien d’Autriche, intitulé Roi des Romains. En rappelant les clauses du traité du Verger, Charles reprend la guerre et envahit la Bretagne. Engagée en Flandre et en Hongrie, l’Autriche ne peut soutenir la Bretagne, comme on l’avait attendu. Un nouveau projet de mariage semble la seule issue pour mettre fin à la guerre. Biblio_17_005_437_Postert.indd 164 09.02.2010 8: 33: 04 Uhr 165 Charles VIII finit par obtenir la main d’Anne après avoir négocié avec le pape Alexandre VI l’annulation de son propre mariage avec une sœur de Maximilien d’Autriche et celle d’Anne avec ce dernier. Le 6 décembre 1491, les noces de Charles et de la duchesse sont célébrées au Château de Langeais. Au cas où Anne survivrait à son mari, le roi de France, le contrat prévoit qu’elle doit épouser son successeur. C’est ainsi qu’elle épouse Louis XII en janvier 1499 : ce mariage n’est pas sans poser de problèmes, car ce dernier est obligé de faire annuler son lien conjugal avec Jeanne de France, fille de Louis XI 147 . 3.1 Le choix d’un sujet national 3.1.1 L’année 1678 - une année fertile en tragédies modernes Dans une lettre adressée à Madame La Marquise de B… (Sur l’Indigence du Théâtre), non datée, Edme Boursault résume la situation du théâtre français vers la fin du XVII e siècle de la façon suivante : […] Pour revenir au Théatre, je conviens avec vous qu’il a un peu dégéneré de ce qu’il étoit, & que dans toutes les Piéces nouvelles qui ont été faites depuis dix ans, il y a eu peu de nouveauté. Soit que les Sujets soient épuisez, ou que ceux que l’on traite fournissent dequoy tomber naturellement dans des Scénes qu’on a déjà vûës […] 148 En effet, le théâtre français à cette époque est en déclin. La mort de Molière en 1673, qui entraîne la fusion de sa troupe avec celle du Marais - c’est la naissance du Théâtre Guénégaud - en marque déjà une première étape. L’année suivante, Corneille se retire de la scène avec Suréna, et le 31 octobre 1677, Le Mercure galant rapporte : Le théâtre est menacé d’une grande perte. On tient (et c’est un bruit qui se confirme de toutes parts) qu’un de nos plus illustres auteurs y renonce pour s’appliquer entièrement à travailler à l’Histoire. 147 Sur le contexte historique voir Monnier, J.-J./ Cassard, J.-C. (éd.), Toute l’Histoire de Bretagne. Des origines à la fin du XX e siècle, Morlaix, Skol Vreizh, 2003. Sur Anne de Bretagne voir Tourault, Ph., Anne de Bretagne, Paris, Perrin, 1990. 148 Boursault, E., Lettres nouvelles de Monsieur Boursault. Accompagnées de Fables, de Remarques, de bons Mots, & d’autres Particularitez aussi agréables qu’uitiles. Avec sept Lettres Amoureuses, d’une Dame à un Cavalier, A Paris, Chez la Veuve de Théodore Girard, 1697, p. 304-305. D’après Lancaster, il aurait dû écrire cette lettre aux environs de 1693, voir Lancaster, 1940, part IV, I, p. 140. Le choix d’un sujet national Biblio_17_005_437_Postert.indd 165 09.02.2010 8: 33: 04 Uhr 166 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France Il est bien évidemment question de Racine qui tourne le dos au théâtre pour devenir historiographe de Louis XIV. Que devient le théâtre français après ces graves coups ; que devient la tragédie après la retraite de son plus grand génie ? Un grand nombre de critiques traitant de l’histoire du théâtre français ne donnent qu’un résumé sommaire de ce qui suit la fameuse année 1677. On a souvent l’impression que les successeurs de Racine ne valent pas la peine d’être examinés de plus près, étant donné que le classicisme se définit trop souvent à travers les grands auteurs tels que Corneille et Racine. Or, il est important de souligner ici que si les grands génies du théâtre français ont formé le classicisme, y ont aussi participé les soi-disant « auteurs mineurs » et leurs œuvres, qui ne s’inscrivaient pas toujours dans le grand courant littéraire tel qu’il a été tracé par les grands génies, mais qui contribuent tout de même à compléter l’image d’une époque. Dans la première moitié du XVIII e siècle, on l’a vu, les tentatives de renouvellement restent très modestes. Au dernier quart du XVII e siècle, les sujets semblent « épuisez », « il y a eu peu de nouveauté » et on se trouve face à des « Scénes qu’on a déjà vûës ». Dans ce contexte, Anne de Bretagne de Louis Ferrier 149 , qui paraît en 1678 sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne aurait pu être une « petite révolution » : un sujet d’histoire moderne, tiré en plus de l’histoire nationale, avec des héros français - et tout cela en pleine époque classique. Un tel sujet aurait bien pu tirer le théâtre français, et particulièrement la tragédie, de sa léthargie « néo-classique ». Lisons sur ce point la critique du Mercure galant (Novembre 1678) : Anne de Bretagne, dont l’Hôtel de Bourgogne nous a déjà donné quelques Représentations, est la premiere Piece nouvelle qui ait paru au Théatre cet Hyver. Elle est de M. Ferrier. Les vers en sont fort aisés, & les pensées naturellement exprimées. Il y a des endroits dans la peinture qu’on y fait de Charles VIII. tresfinement tournez à l’avantage du Roy. Leurs Altesses Royales l’ont esté voir, & en sont sorties fort satisfaites. Pourtant, cette critique s’avère trompeuse. La pièce n’a pas eu le succès escompté par l’auteur - la préface en témoigne. Comme on l’a noté dans la première partie de notre étude, l’opinion du public était loin d’être unanime. Malheureusement, aucun document ne nous est parvenu qui pourrait nous livrer le nombre exact des représentations à l’Hôtel de Bourgogne. D’après le 149 Louis Ferrier, sieur de la Martinière (1650-1721), gentilhomme provençal, originaire d’Avignon, vient à Paris en 1677 et devient le précepteur du chevalier de Longueville. Condé le loge dans sa maison. Ferrier est l’auteur d’un recueil de poésie intitulé Préceptes galants (1678) et de trois tragédies, à savoir Anne de Bretagne, Adraste (publ.en 1680) et Montézume (tragédie perdue, jouée en 1702, non imprimée). Biblio_17_005_437_Postert.indd 166 09.02.2010 8: 33: 04 Uhr 167 Mercure galant, on sait au moins que la pièce a été jouée plusieurs fois, et qu’elle n’a pas été retirée après la première. Pour remettre en contexte cette tragédie, il est essentiel d’attirer l’attention sur l’année de sa représentation : 1678. Certes, dans l’histoire du théâtre français, cette date n’est pas d’un intérêt particulier. On pourrait même parler d’une « non date », parce qu’elle n’a pas fondamentalement influencé la production dramatique de l’époque, à l’inverse de l’année 1677 par exemple, date étroitement liée à la retraite de Racine. Pourtant, dans ce contexte précis, et face à notre problématique principale, l’année 1678 est d’une importance capitale : au cours de cette année surgissent quatre tragédies à sujet moderne sur la scène française, à savoir Le Comte d’Essex de Thomas Corneille, Le Comte d’Essex de Claude Boyer, Anne de Bretagne de Louis Ferrier et La Princesse de Clèves d’Edme Boursault - un phénomène assez singulier dans l’histoire du théâtre français du XVI e et du XVII e siècle. Les deux premières pièces citées puisent dans l’histoire récente de l’Angleterre (Essex a été exécuté en 1601), une entreprise assez originale, semble-t-il, au moment où triomphe la tragédie à sujet antique. Il faut toutefois admettre que Le Comte d’Essex de Thomas Corneille n’est pas le premier à apparaître sur la scène française. C’était particulièrement le mérite de La Calprenède d’avoir ouvert le champ de sujets anglais pour le théâtre français et d’avoir porté l’histoire du Comte d’Essex sur la scène : en 1636/ 37, il fit représenter la tragédie Jeanne, Reine d’Angleterre, en 1637/ 38 son Comte d’Essex et en 1639 la tragi-comédie Edouard. L’Essex de la Calprenède est donc l’œuvre sur laquelle les deux autres dramaturges se sont plus ou moins appuyés. Dans le cas des deux Comte d’Essex de l’année 1678, on a affaire à un phénomène intéressant dans l’histoire de la production dramatique, à savoir celui de « doublets » ou - autrement dit - de pièces rivales. Sept ans auparavant, Racine, s’est trouvé face à la même situation, lorsque sa Phèdre a été doublée par celle de Nicolas Pradon, pour ne donner qu’un exemple. De la même façon, la tragédie de Thomas Corneille, représentée le 7 janvier 1678 à l’Hôtel de Bourgogne, devait concurrencer dès le 25 février de la même année celle de Claude Boyer (représentée au théâtre Guénégaud), même si ce dernier explique dans sa préface qu’il était en retard sur Thomas Corneille et que sa pièce a été créée plus tard 150 . Les deux pièces rivales n’ont bien évidemment pas obtenu le même succès. D’après les remarques de Thomas Corneille dans sa Préface au Comte d’Essex et d’après la critique du Mercure galant, le succès fut considérable. Or, il n’en fut pas ainsi avec la tragédie de Boyer : après 8 représentations consécutives pendant la saison 1677/ 78 et 3 représentations pendant la saison 1678/ 79, elle n’a pas été rejouée ultérieurement, l’audience 150 Sur les trois Comte d’Essex, voir le chapitre III.1.2 de notre étude. Le choix d’un sujet national Biblio_17_005_437_Postert.indd 167 09.02.2010 8: 33: 04 Uhr 168 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France ayant été modeste 151 . À la différence de Thomas Corneille dont la pièce a obtenu du succès, Ferrier, pour sa part, était surpris que sa pièce « n’ait point plû à de certaines gens », comme il le constate dans sa préface. Cette remarque suppose qu’il s’était attendu à un certain succès, pensant combler avec son sujet, bien que nouveau, le goût du public de l’Hôtel de Bourgogne - le même public qui avait tant apprécié Le Comte d’Essex de Thomas Corneille. Il est vrai que la pièce de Corneille traite un sujet récent de l’histoire de l’Angleterre, tandis que celle de Ferrier porte sur un sujet moderne de l’histoire nationale, mais les deux tragédies sont de caractère très sentimental, ce qui correspondait exactement au goût du public de l’époque. Ferrier n’était cependant pas le premier à puiser dans l’histoire du XV e siècle. Trente-quatre années auparavant, André Mareschal avait déjà situé l’action de sa tragédie intitulée Le Jugement équitable de Charles le Hardy, dernier duc de Bourgogne (créée en 1644 par l’Illustre Théâtre de Molière) au XV e siècle, mais elle se déroulait sous le règne de Louis XI et non sous celui de Charles VIII. La pièce de Mareschal précède donc celle de Ferrier ; aucune autre tragédie nationale n’a été composée pendant cette longue période. Cependant, il n’y a aucun lien direct entre ces deux pièces, hormis le choix d’un sujet national datant de la même époque. Poursuivons alors notre étude et attirons l’attention sur la dernière tragédie moderne de cette fameuse année 1678 : La Princesse de Clèves d’Edme Boursault. Quoique cette pièce soit perdue, elle est d’une importance capitale pour notre analyse. Elle a été représentée le 20 et le 23 décembre 1678 au Théâtre Guénégaud, environ un mois après la première représentation de la tragédie de Ferrier. Aucun document ne nous est parvenu qui pourrait attester une influence directe, ou du moins un certain lien entre cette pièce et la tragédie de Boursault. Une chose reste pourtant certaine : Boursault s’est essentiellement inspiré du roman éponyme de Mme de Lafayette qui a été également publié en 1678 : Je ne voy rien dans nôtre Langue de plus agréable que le petit Roman de la Princesse de Cléves : les Noms des Personnages qui le composent sont doux à l’oreille & faciles à mettre en Vers : l’intrigue intéresse le Lecteur depuis le commencement jusqu’à la fin ; & le cœur prend part à tous les événemens qui succédent l’un à l’autre. J’en fis une Piéce de Théatre […] 152 Cette nouvelle historique, avec ses nombreux dialogues, ses monologues et ses intrigues amoureuses, possède en effet un caractère très théâtral, et l’on 151 Voir l’étude de Clarke, J., The Guénégaud Theatre in Paris (1673-1680), vol. I (Founding, Design and Production) et vol. II (The Accounts Season by Season), Lewiston/ Queenston/ Lampeter, The Edwin Mellen Press, 1998/ 2001. 152 Boursault, E., Lettre à Madame de la Marquise de B…, édition citée, p. 306. Biblio_17_005_437_Postert.indd 168 09.02.2010 8: 33: 04 Uhr 169 comprend bien pourquoi Boursault l’a choisie pour en faire une œuvre dramatique. Il s’attendait même à un « grand succez » et escomptait une grosse somme d’argent avec laquelle il espérait pouvoir payer ses créanciers. Or, rien de tout cela n’est arrivé. Au contraire : la pièce fut un échec. Elle ne fut représentée que deux fois avant d’être complètement retirée. De plus, la somme d’argent que Boursault reçut pour sa tragédie fut très faible : d’après les recherches de Lancaster, il s’agissait de 74 francs et 10 sous 153 . Boursault ne voulait pas accepter la chute de sa pièce et se mit à la modifier, voire à la « déguiser » : il suffisait de changer les noms français des personnages et de transformer l’intrigue à quelques endroits pour la monter de nouveau, mais sous le titre de Germanicus 154 . Cette fois-ci, la tragédie remporta du succès - et cela seulement grâce à son déguisement antique. Le destin de cette œuvre dramatique illustre bien l’essentiel de notre problématique : bien que les sujets modernes n’aient pas été formellement interdits par les doctes, ils n’ont pas toujours pu gagner la faveur du public, habitué aux sujets historiques de l’Antiquité gréco-romaine. Comment, sinon, aurait-on pu s’expliquer le succès soudain de la Princesse de Clèves « déguisée » ? Boursault était tout à fait conscient de ce problème, quand il a décidé de dramatiser le sujet du « petit roman » de Mme de Lafayette. Ses remarques dans la lettre à la marquise de B. font écho aux observations faites par Ferrier dans sa Préface à Anne de Bretagne. Comme son prédécesseur, Boursault, lui aussi, constate qu’il est « dangereux d’exposer de trop grandes nouveautez » 155 . C’est justement pour cette raison qu’il a éprouvé la nécessité de prendre « toutes les précautions possibles pour faire réüssir la Princesse de Clèves », comme il le dit dans la lettre citée. Par la suite, il précise la nature de ses précautions : […] je croyois qu’un Prologue que je fis pour préparer les Auditeurs à ce qu’ils alloient voir me les rendroit favorables ; mais leurs oreilles ne pûrent s’accomoder de ce qu’elles n’avoient pas coûtume d’entendre ; & le Prologue attira plus d’Applaudissemens que la Piéce. 156 153 Voir Lancaster, 1940, IV,1, p. 140. 154 Boursault écrit dans sa Lettre à la marquise de B. : « […] comme la Princesse de Clèves n’avoit paru que deux ou trois fois on s’en souvint si peu un an après que sous le nom de Germanicus elle eut un succez considérable. », Voir, Boursault, édition citée, p. 307. 155 Ibid., p. 307. Rappelons ici la remarque de Ferrier dans sa préface : « La nouveauté de son sujet luy a attiré bien des censeurs. », Ferrier, Préface à Anne de Bretagne, édition citée. 156 Ibid. Le choix d’un sujet national Biblio_17_005_437_Postert.indd 169 09.02.2010 8: 33: 05 Uhr 170 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France Le prologue devait donc préparer le public au spectacle auquel il assisterait et le familiariser avec le « nouveau » sujet. Ce document est particulièrement précieux, car il montre une fois de plus que le choix d’un sujet moderne, voire national était pour les dramaturges de l’époque une entreprise audacieuse. De peur qu’une telle pièce puisse échouer, la majorité des dramaturges n’osait pas quitter le chemin traditionnel des sujets antiques. Boursault, en revanche, a très bien compris que le théâtre avait besoin d’un renouvellement, et a pris le risque de s’écarter de ses devanciers, même si, finalement, son entreprise ne fut pas couronnée de succès. Malheureusement on ne possède pas la pièce elle-même. Une partie de son prologue, cependant, nous est parvenue : elle figure dans la lettre de Boursault à la marquise de B. On aurait attendu que le prologue discute essentiellement le cas particulier de la Princesse de Clèves, mais il n’en fut pas ainsi. En traitant le problème des sujets modernes et celui des sujets nationaux, le fragment est d’une portée générale pour notre étude : Melpomène, la Muse de la tragédie, lasse de sujets antiques et mythologiques « si souvent dépoüillés en faveur de la Scéne » tels qu’Andromaque, Œdipe, Iphigénie ou Horace, demande à la Renommée de lui indiquer de quel côté trouver de nouveaux sujets pour ses actions tragiques. En déplorant également sur la situation actuelle de la tragédie, la Renommée encourage Melpomène à tirer ses sujets de l’histoire de France. D’après elle, les sujets nationaux sont autant dignes d’être portés à la scène que ceux tirés de l’histoire d’Athènes ou de Rome. Les questions rhétoriques posées par ce personnage illustrent ce point de vue : […] Pour t’occuper n’est-il point de Grand homme Si tu ne le choisis dans Athéne ou dans Rome ? Et depuis si long-tems que la France a des Rois Ne s’en trouve-t-il point qui mérite ton choix ? […] 157 Elle va encore plus loin avec son argumentation et ose même critiquer l’un des plus célèbres sujets de tragédies, à savoir celui de Médée 158 . De son point de vue, La France, qu’elle considère comme « une Terre si pure » n’a jamais connu de telles passions criminelles. Il fallait plutôt choisir des exemples de « vertu » dont la Nation dispose suffisamment, et les mettre sur la scène afin 157 Fragment du Prologue à la Princesse de Clèves cité par Boursault dans sa lettre à la Marquise de B., édition citée, p. 311. 158 « A-t-on vû dans la France, au fort de sa misére, / Par un excez de Rage une barbare Mére/ Après mille baisers & donnez & rendus, / Egorger son enfant pour vivre un jour de plus ? », ibid. Biblio_17_005_437_Postert.indd 170 09.02.2010 8: 33: 05 Uhr 171 de montrer des passions plus nobles telles que « Gloire » et « Amour ». Les sujets nationaux se distinguent donc par la « vertu » et par la « valeur » de ses héros, dont l’histoire sert à l’instruction du public, ce qui est le but principal de l’esthétique classique. Est-il alors tout à fait légitime de mettre les grands noms de l’histoire nationale sur la scène ? En répliquant à la Renommée, Melpomène soulève cette question de la façon suivante : […] Je n’ay pas attendu le secours de ta voix Pour tourner tous mes Vœux du côté des François : Mais me répondras-tu qu’on permette à ma Veine D’étaler en public leurs grands Noms sur la Scéne ? Le Respect qu’on leur doit… […] 159 Il s’agit-là d’une question fondamentale que tout dramaturge du XVI e siècle, mais plus particulièrement encore du XVII e siècle, se pose tôt ou tard quand il décide de mettre un sujet récent de l’histoire nationale sur la scène. Du fait que les descendants de la dynastie décrite peuvent être encore vivants, le dramaturge se voit contraint de respecter les grands traits de la vérité historique, et il peut même être tenté d’idéaliser le personnage principal de la pièce de peur de nuire à sa réputation. Les noms français sur la scène font souvent obstacle à la libre imagination du poète. C’est pourquoi la Renommée invite la Muse de la tragédie à se libérer de ce joug (« D’un scrupule si vain lève le faible obstacle […] »). Mais d’après la Renommée, il est légitime de mettre des héros français sur la scène puisque le poète est censé montrer leur vertu et non leurs passions criminelles. En faisant allusion à Cinna de Corneille - une tragédie à fin heureuse, qui, elle aussi, souligne la grandeur et la vertu du personnage historique (Auguste) - la Renommée tente de prouver qu’il existe également des tragédies à sujet antique faisant de la vertu le thème principal de l’action. Le message transmis par Boursault à travers ces deux personnages allégoriques en dit long : à la recherche d’une « plus éclatante et plus haute vertu », la France en tant que « terre si pure » ne peut donner matière à tragédie que si les héros représentés incarnent un maximum de vertu. De peur que la France puisse être considérée comme une « terre tragique », où règnent des passions criminelles et violentes, la tragédie nationale met un héros essentiellement vertueux sur la scène. Une telle conception du héros tragique s’éloignerait de celle d’Aristote (héros ni tout à fait bon ni tout à fait méchant), et demande une nouvelle esthétique, à savoir une « esthétique de la vertu », bannissant tout événement trop sanglant ou trop cruel de la scène - ce qui pourrait nuire 159 Ibid., p. 312-313. Le choix d’un sujet national Biblio_17_005_437_Postert.indd 171 09.02.2010 8: 33: 05 Uhr 172 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France à l’image de la France en tant que « terre pure ». Le but serait alors de présenter une action « vertueuse » dominée par la « gloire » et par « l’amour ». Il est intéressant de noter que Boursault semble avoir théorisé ce que Ferrier avait pratiqué auparavant dans sa tragédie Anne de Bretagne, en mettant une héroïne essentiellement vertueuse sur la scène - on le verra encore dans l’analyse détaillée de la pièce. Même si les dramaturges ont emprunté leurs sujets à des époques différentes de l’histoire de France, ils ont rencontré les mêmes difficultés : tous deux avouent que les noms français n’ont pas, comme le dit Boursault, « tant de grâce dans la Poësie » ; tous deux font allusion aux tragédies dont l’action se déroule dans un « païs éloigné » (Ferrier) - comme Bajazet de Racine - ; et tous deux donnent l’exemple des Grecs pour justifier leur choix. 3.1.2 Anne de Bretagne et ses sources historiques « Ferrier’s source seems to have been Mézeray » 160 , écrit Lancaster à propos des sources dont le dramaturge s’est probablement servi pour la composition d’Anne de Bretagne : une observation assez vague, et un signe du fait que la question des sources de cette tragédie n’avait pas encore été traitée à cette époque. L’état de la recherche sur ce problème n’a pas changé depuis. Même si A.-P. Segalen donne quelques indications supplémentaires dans son article Anne de Bretagne dans les Lettres françaises au XVII e siècle 161 , il faut noter que, d’après nos connaissances, aucune analyse détaillée sur ce sujet n’a été faite jusqu’à présent. Il est cependant évident que seule une étude plus concrète des sources utilisées par le dramaturge permet de comprendre la façon dont il a construit sa pièce. D’après nos recherches, L’Histoire de Mézeray ne constitue pas la principale source de Ferrier. L’idée d’adapter l’histoire de la duchesse pour la scène française lui est certainement venue lors de la parution d’une historiette chez Claude Barbin, intitulée Anne de Bretagne ou l’Amour sans foiblesse (1671) de l’Abbé Montfaucon de Villars. Sans aucun doute, Ferrier s’en est inspiré pour composer son intrigue amoureuse autour de la duchesse et de Louis, car ce n’est que dans cette œuvre que la relation entre Anne et le duc est vraiment élaborée. De plus, on y trouve le projet de trahison ; celui-ci est cependant dû à Isabelle, et non, comme dans la tragédie, à Mme de Laval (alias Château- Briant). 160 Lancaster, 1940, IV,1, p. 180. 161 Voir Segalen, A.-P. , « Anne de Bretagne dans les Lettres françaises au XVII e siècle », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 84, n°3, 1977, p. 377 qui suggère outre l’Histoire de France de Mézeray l’Histoire de Bretagne de Bertrand d’Argentré comme sources possibles. Biblio_17_005_437_Postert.indd 172 09.02.2010 8: 33: 05 Uhr 173 Même si la tentative de Ferrier d’adapter l’histoire d’Anne pour le théâtre reste sans précédent, il faut reconnaître que le sujet historique en soi existait dans la littérature narrative de l’époque : l’ouvrage de Bernard Le Bovier de Fontenelle intitulée Anne de Bretagne, Marie d’Angleterre, Dialogue des Morts, date de 1683 et la nouvelle historique d’Hervé Pezron de Lesconvel, intitulée Anne de Bretagne date de 1697 162 . Rappelons également que La Princesse de Clèves de Boursault, qui a été créée la même année que la pièce de Ferrier, et qui tire son sujet d’une nouvelle historique de Mme de Lafayette. Dans les deux cas, c’était alors un texte narratif, « pseudo-historique », qui a plus ou moins influencé la composition d’une œuvre dramatique. Il faut cependant reconnaître que les influences de l’historiette sur la tragédie Anne de Bretagne sont minimes et ne deviennent perceptibles que sur le plan de l’intrigue amoureuse. Jetons maintenant un regard sur les sources historiques. L’Histoire de France de Mézeray - même si elle n’est pas la seule comme l’a suggéré Lancaster - et plus précisément le tome II de son ouvrage, intitulé « Ou sont contenus les regnes de Charles VII. Louys XI. Charles VIII. Louys XII. Francois I. Henry II. Francois II » 163 peut être tout de même considérée comme l’une des sources de Ferrier. On y trouve les personnages principaux de la pièce, les guerres entre la Bretagne et la France, la guerre en Flandre, la mort du duc de Bretagne, François II, le problème de sa succession, la difficulté de choisir un époux pour Anne et finalement le mariage de la duchesse avec le roi Charles VIII. Mézeray met l’accent sur les événements politiques de cette époque qui se caractérise par les guerres acharnées entre la Bretagne et la France : la première luttant pour son indépendance et la dernière pour l’union du duché à sa Couronne. En outre, il s’efforce de montrer les différents partis de la noblesse engagée dans cette guerre qui change fréquemment de côté, défendant tantôt la cause de la Bretagne, tantôt celle de la France. Le problème du mariage de la duchesse est également développé dans l’œuvre, mais sous un angle purement politique : comme la Bretagne était quasiment sans alliés après la mort de François II, le choix d’un époux adéquat pour la duchesse, c’est-àdire un allié puissant pour la Bretagne, occupait tous les esprits. Le mariage de la duchesse faisait donc partie de la politique d’indépendance menée par la Bretagne depuis 133 ans. Mézeray focalise donc son propos sur les rapports entre la Bretagne et la France, dont Anne constitue le symbole. Or, cette dernière n’est pas le personnage principal du récit, bien que le destin du duché finisse par dépendre 162 Voir Segalen, 1977. 163 François de Mézeray, Histoire de France […], tome second, Paris, Chez Mathieu & Pierre Guillemot, 1646. Le choix d’un sujet national Biblio_17_005_437_Postert.indd 173 09.02.2010 8: 33: 05 Uhr 174 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France d’elle et de son mariage : la personnalité d’Anne, ses traits de caractère et ses préférences à l’égard de son futur époux n’y jouent aucun rôle. L’histoire autour de ces différents projets de mariage est dépourvue de tout intérêt sentimental. Et lorsque l’historien décrit le mariage de la duchesse avec le roi de France, Charles VIII, ce n’est que pour souligner l’union de la Bretagne à la France, et ainsi le fait qu’Anne devienne Reine de France. Il n’en est pas de même avec les Annales de Bretagne de Bertrand d’Argentré dont Ferrier s’est certainement inspiré en composant sa tragédie, on le verra encore. Publié pour la première fois en 1582 à Rennes, puis en 1588 à Paris, cet ouvrage a connu quatre rééditions au XVII e siècle dans une forme expurgée (en 1605, 1611, 1618, 1668), ce qui présuppose un certain intérêt pour ce chapitre de l’histoire de France. Tout bien considéré, il est fort probable que l’œuvre, dès lors intitulée Histoire de Bretaigne, soit la deuxième source historique dont Ferrier s’est servi pour construire son action dramatique 164 . Le personnage d’Anne joue un rôle plus important dans l’Histoire de d’Argentré que dans celle de Mézeray. On pourrait même dire qu’elle est au centre de ses réflexions. Le titre de cet ouvrage nous en donne déjà un certain aperçu : Histoire de Bretaigne, des Rois, Ducs, Comtes et Princes d’Icelle : L’Etablissement du Royaume, mutation de ce titre en Duché, continué iusques au temps de Madame Anne derniere Duchesse, & depuis Royne de France, par le mariage de laquelle passa le Duché en la maison de France. On voit bien que seul le nom de la duchesse figure dans ce titre et que les autres personnages historiques ne sont évoqués que par leurs fonctions. L’historien fait également allusion au mariage d’Anne avec le roi de France, et souligne l’importance de ce lien matrimonial pour l’histoire nationale. Il est significatif que les titres des différents chapitres, eux aussi, aient presque tous le mariage d’Anne pour sujet. Ainsi, on peut lire : « Debat sur le mariage de la Duchesse Anne, & les partis, poursuitte du Sieur d’Albret […](Chapitre CCC- CXLVI) », « Menees & debat entre le Mareschal de Rieux, & le Chancelier de Montaulban pour le mariage de la Duchesse Anne […] (Chapitre CCCCL- VII) », « Le Roy et la Duchesse sur leurs differents conviennent pour arbitre de l’Empereur Maximilian, qui par Procureur espouse ladite Duchesse […] (Chapitre CCCCLVIII) » ou bien « Difficulté de la Duchesse Anne, sur le mariage d’elle & du Roy Charles huictiesme, lequel en fin par deliberation des etats du pays est conclud à Langeays[…] (Chapitre CCCCLX) 165 . À la différence de l’histoire de France de Mézeray, l’Histoire de Bretaigne d’Argentré met l’accent sur le personnage de la duchesse et de ses prétendants au 164 Bertrand d’Argentré, Histoire de Bretaigne […], Paris, Chez Claude de la Tour, 1611 est l’édition de référence pour notre étude. 165 Ibid., p. 1115-1126. Biblio_17_005_437_Postert.indd 174 09.02.2010 8: 33: 05 Uhr 175 mariage. Les événements politiques, la guerre entre la Bretagne et la France et les conflits au sein de la noblesse sont beaucoup moins détaillés, voire parfois entièrement négligés. Dans la mesure où d’Argentré cherche à dépeindre Anne avec ses principaux traits de caractère, ses préférences et désirs, elle n’apparaît plus seulement comme un personnage politique, mais aussi, et bien davantage comme un être humain. Ainsi, l’histoire d’Anne et de la Bretagne se présente comme celle de plusieurs projets de mariage avortés, qui aboutissent finalement au mariage de la duchesse avec Charles VIII. Afin de repérer les passages concrets des deux sources qui ont pu donner matière à la tragédie de Ferrier, il est indispensable de retracer brièvement les faits historiques évoqués dans la pièce, tels qu’ils se présentent suivant la progression de l’action. Commençons par le système des personnages : ceuxci sont tous historiques et portent leurs véritables noms ; seul le Sieur d’Albret a été transformé en Maréchal d’Albret, comme Ferrier l’avait déjà annoncé dans sa préface, tandis que la gouvernante d’Anne et de sa sœur Isabelle, Françoise de Dinan, comtesse de Laval, dame de Châteaubriant, figure dans la tragédie sous le nom de Chateaubriant tout court. Les noms du duc d’Orléans, Louis, et celui des deux régents de la duchesse, du Maréschal de Rieux et du Comte de Cominge, n’ont pas été modifiés. La toile de fond de la tragédie est également historique. Les personnages prennent place dans une ambiance de guerre : le Béarn, la Flandre et la Bretagne sont menacés par les armées françaises. La situation est précaire, car les alliés pour la Bretagne font défaut et un mariage paraît inévitable. Ensuite se présentent les différents prétendants. On apprend qu’Anne a été tout d’abord promise au Maréschal d’Albret, mais qu’elle est alors censée épouser Maximilian d’Autriche par procuration (Comte de Nassau), malgré sa préférence qui va vers Louis, le Duc d’Orléans. De plus, le texte parle de l’arrestation de Maximilian à Bruges - ce qui est historiquement attesté - et il évoque également le fait que Louis a été fait prisonnier, mais qu’il a été libéré par le roi, dans le but de convaincre la duchesse de l’épouser. À la fin de la tragédie, Ferrier suggère le dénouement : le mariage entre Anne et Charles VIII. Voilà le canevas historique sur lequel le dramaturge s’appuie. Il est important de noter dans ce contexte que, même si Ferrier emprunte des éléments aux deux sources, il ne retrace ni la structure de l’histoire de Mézeray, ni celle de d’Argentré en entier. Mais dans l’ensemble, on peut dire que l’Histoire de Bretaigne se rapproche un peu plus de l’action dramatique, puisqu’elle se focalise sur la duchesse et met l’accent sur les différents projets de mariage. Tentons maintenant de repérer dans les récits historiques le système des personnages créé par Ferrier. Celui-ci se dégage de deux passages clés, dont l’un dessine les contours du premier groupe de personnages, à savoir Anne et son entourage, et l’autre des différents prétendants au mariage. Dans le pre- Le choix d’un sujet national Biblio_17_005_437_Postert.indd 175 09.02.2010 8: 33: 06 Uhr 176 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France mier passage, il est question de la mort du duc de Bretagne, François II, et de son testament : Par son testament il institua le Mareschal de Rieux garde de ses deux filles Anne & Isabeau ; luy baillant le Comte de Cominges pour coadiuteur, & pour gouvernante des Princesses Françoise de Dinan Dame de Chateaubriand. 166 Les principaux personnages autour d’Anne sont esquissés, leurs relations sont définies et leurs « rôles » dans la suite de l’histoire sont « distribués ». Il n’est pas difficile à reconnaître que les personnages cités et leurs fonctions correspondent exactement aux personnages de la tragédie. Il est fort probable que Ferrier s’en soit inspiré, étant donné que la même composition figure déjà dans le récit de d’Argentré, antérieur à celui de Mézeray : Par son testament il institua le Mareschal de Rieux garde des dames ses filles, luy adioignant pour coadiuteur le Comte de Comminges son compere & grand amy, & pour gouvernante Françoise de Dinan, dame de Chateaubriand, & voulut que s’il se trouvait quelques differents sur l’execution d’accords passez avec les Roys & luy, qu’on en passast par l’avis & conseil dudit Mareschal, & des Comtes de Dunois & de Comminges. 167 À la différence de l’Histoire de d’Argentré, Mézeray résume la situation de la duchesse vis-à-vis des différents prétendants au mariage, et livre ainsi sommairement la problématique principale de la pièce de Ferrier : Le Breton [François II] avoit deux filles, Anne & Isabeau. L’aisnée, comme heritiere de la Duché estoit la plus recherchée ; & il faisoit, comme n’aguere le Duc de Bourgongne, d’une fille, non deux, mais cinq ou six gendres. Ce fut le leurre avec lequel il attira ce Seigneur [le Seigneur d’Albret] qui pour lors estoit veuf […] D’un autre costé il en amusoit aussi Maximilian d’Autriche ; & le Duc d’Orleans se la promettoit in failliblement […] 168 Il est question du Seigneur d’Albret, de Maximilian d’Autriche et finalement du duc d’Orléans, personnages, qui, à l’exception de Maximilian (absent), jouent tous un rôle dans la tragédie. De plus, on nous fait découvrir l’affection du duc d’Orléans pour Anne : détail dans le récit historique, mais point capital pour la construction de l’action dramatique. Entrons encore un peu plus dans les détails et examinons d’abord le personnage du Sieur d’Albret dans les sources, car c’est le premier prétendant à apparaître dans la tragédie de Ferrier (Acte I,1). Dans l’histoire et dans la pièce, d’Albret est présenté comme un prétendant malheureux, qui n’a pas réus- 166 Mézeray, 1646, p. 218. 167 D’Argentré, 1611, p. 1114. 168 Mézeray, 1646, p. 212. Biblio_17_005_437_Postert.indd 176 09.02.2010 8: 33: 06 Uhr 177 si à obtenir la main de sa bien-aimée. Selon Mézeray, il est « asseuré ce luy sembloit du mariage d’Anne par les seellez de tous les Seigneurs du pays, & memsme des François, hormis du Duc d’Orleans qui y pretendoit » et, après avoir pris conscience du mariage d’Anne avec Maximilian, il est « grièvement offensé de l’affront qu’il en recevoit » 169 . Même si, dans la tragédie, le mariage entre Anne et le Roi des Romains n’a pas lieu, on peut constater que le portrait que Ferrier brosse du Sieur d’Albret correspond, dans ses grandes lignes, au personnage historique esquissé par Mézeray. De plus, les deux sources dépeignent la réaction d’Anne à l’idée d’un mariage avec d’Albret. Lisons tout d’abord la version de Mézeray: La Duchesse par le conseil de son Chancelier protesta par devant un Notaire Apostolique, que la promesse qu’elle avoit donné au Seigneur d’Albret n’avoit esté que pour ne pas contrister son pere, mais qu’elle ne condescendroit iamais à ce mariage. 170 Anne explique donc clairement qu’elle ne peut pas consentir à ce mariage. Dans la version de Bertrand d’Argentré, elle va encore plus loin et instruit le Sieur d’Albret lui-même de sa décision : La Duchesse declaroit appertement ne se vouloir condescendre audit d’Albret : & venue en puberté fist une protestation solemnelle, devant notaires Apostoliques, qu’elle ne vouloit , ny ne s’accorderoit iamais à ce mariage, & que ce qu’elle en avoit fait durant le vivant du feu Duc son pere, estoit de crainte, & reverence de luy, pour ne le vouloir contrister ny desobeyr, & fist signifier ladite protestation au Sieur d’Albret […] 171 On peut très bien s’imaginer que Ferrier s’est servi de ces deux passages pour composer les scènes 1 et 3 de l’Acte I, où la relation entre Anne et d’Albret se manifeste le plus nettement. Le premier entretien de la duchesse avec le Sieur d’Albret met tout en lumière : bien que celui-ci soit amoureux d’Anne, elle ne peut pas répondre à son affection, puisqu’elle aime Louis, le duc d’Orléans. Il semble que Ferrier se soit particulièrement inspiré de deux détails historiques : l’un sert à expliquer l’arrivée d’Albret à la cour de la duchesse (« […]grièvement offensé de l’affront qu’il en recevoit [il est question du mariage d’Anne avec Maximilian]) et l’autre à créer le dialogue entre celui-ci et Anne, dans lequel la duchesse déclare ouvertement qu’elle ne l’aime pas ( « […] & [Anne] fist signifier ladite protestation au Sieur d’Albret […] »). Ce sont souvent ces détails, mentionnés presqu’accidentellement dans le récit historique, qui fournissent l’idée principale à l’action dramatique. L’exemple le plus célèbre 169 Ibid., p. 214. 170 Ibid., p. 218. 171 D’Argentré, 1611, p. 1115. Le choix d’un sujet national Biblio_17_005_437_Postert.indd 177 09.02.2010 8: 33: 06 Uhr 178 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France dans ce contexte est certainement celui de Racine, qui, dans Bérénice, crée son intrigue amoureuse de quelques éléments de Suétone reconstitués en une seule phrase. Dans cette scène 3 de l’acte I tout a été donc préparé pour le mariage d’Anne avec Maximilian d’Autriche, sauf l’absence de ce dernier. Le texte précise que le Comte de Nassau viendra à la place de Maximilian pour célébrer le mariage avec Anne - mariage par procuration -, un fait qui est également décrit dans l’Histoire de Bertrand d’Argentré. Une fois de plus, c’est la source historique qui livre un détail non négligeable pour l’action de la pièce : Et pource que Maximilian ne pouvoit venir en personne, il donna commission au Comte de Nassau […] 172 Par la suite, la tragédie donne la raison pour laquelle le mariage ne peut finalement pas avoir lieu : Maximilian, engagé dans la guerre en Flandre, a été arrêté à Bruges, événement qui fait douter de sa qualité d’époux. Si l’on ne connaît pas bien les faits historiques, on ajouterait facilement foi à la version proposée par le dramaturge, mais en vérifiant dans l’Histoire de Mézeray, on constate que la rébellion des Gandois en Flandre, à la suite de laquelle Maximilian a été arrêté à Bruges, date de 1486 et non de 1490, année, où le mariage d’Anne avec le Roi des Romains a été conclu. Sans se soucier des anachronismes, Ferrier utilise un fait historiquement attesté, le détourne et le met enfin à son service. Attirons encore l’attention sur le dernier prétendant, à savoir Louis, qui joue un rôle capital dans la pièce, mais que les deux sources historiques mentionnent à peine dans le contexte d’Anne et de ses fiançailles. Un fait, relaté par Mézeray, mérite pourtant d’être regardé de plus près, car il est essentiel pour la progression de l’action dramatique : l’arrestation de Louis pendant la guerre et sa libération par le roi, Charles VIII. L’historien parle tout d’abord du Maréschal de Rieux, qui propose, en tant que « dernier remede », pour secourir la paix, de marier la duchesse avec le roi. Par la suite, on apprend que Charles VIII « la souhaittoit ardemment, afin d’unir cette Duché à sa Couronne ». Lisons ce qu’il a entrepris pour atteindre son but : […] contre le sentiment du Duc & de la Duchesse de Bourbon, il mit hors de prison le Duc d’Orleans & le Prince d’Orange, leur departant toutes les faveurs qu’ils eussent pû desirer, afin qu’ils luy aidassent en son dessein. 173 D’après le recit de Mézeray, ces derniers ont obéi au Roi: 172 Ibid., p. 1122. 173 Mézeray, 1646, p. 219. Biblio_17_005_437_Postert.indd 178 09.02.2010 8: 33: 06 Uhr 179 Aussi le servirent-ils sans feinte, & ioignirent utilement leurs soins à ceux du Mareschal. La plus grande difficulté qu’il y eust, c’estoit d’y faire condescendre la Princesse. 174 Il est intéressant de voir comment Ferrier a dramatisé ce passage dans sa pièce. Conformément aux données historiques, Louis, libéré de la prison, apparaît à la Cour de la duchesse pour la convaincre d’épouser Charles VIII. Dans son entrevue avec Anne, il fait tout pour que la duchesse consente au mariage. Comme dans l’histoire de France, Louis s’efforce d’agir selon son devoir, et plaide entièrement la cause du roi. On peut donc constater que la scène 4 de l’acte III est entièrement calquée sur le passage cité de l’Histoire de Mézeray. Pour conclure, on peut dire que la tragédie de Ferrier reflète le « climat » historique, tel qu’il se présente dans les deux sources citées. La tragédie apparaît ainsi comme un montage des deux récits, l’histoire de Mézeray fournissant notamment les événements politiques, et celle de Bertrand d’Argentré la problématique du mariage de la duchesse. Ferrier est cependant loin de respecter minutieusement ordre et logique des événements historiques. Au contraire, son action dramatique est un enchaînement de cause à effet qui ressort presque entièrement de sa propre imagination. En détachant les principaux éléments historiques de leur contexte et en les arrangeant selon une logique nouvelle, Ferrier crée une pièce « historique anhistorique », qui ne donne que l’illusion du vrai. Contrairement à ce qu’il dit dans sa préface, le sujet ne lui semble pas avoir prescrit de « bornes étroites », car les entorses à la vérité historique sont trop nombreuses pour ne pas être consciemment voulues. Comment s’expliquer par exemple la présence d’Isabelle dans la pièce, qui meurt en réalité avant que Charles ne puisse demander la main d’Anne ? Comment justifier que le mariage par procuration entre Anne et Maximilian n’ait jamais eu lieu ? Comment expliquer le rôle de Louis en tant que « prétendant » au mariage, alors qu’il est marié depuis 20 ans à Jeanne de Berry, sœur du roi. Et n’est-il pas complètement invraisemblable qu’Anne puisse épouser à la fin de la pièce le roi, marié en réalité avec Marguerite d’Autriche, sœur de Maximilian ? On voit bien qu’il ne s’agit pas seulement de petits « embellissements » de l’histoire, comme Corneille a jadis appelé ses entorses à la vérité historique. Les infidélités de Ferrier à l’histoire sont capitales : il ne se contente pas de combler les lacunes que l’histoire a laissées, il modifie les données historiques à tel point qu’on a l’impression que rien de cette tragédie n’est vraiment historique. Quand on croit avoir trouvé la moindre trace d’un fait historique, on est vite détrompé : soit l’événement - s’il est vrai - est complètement détaché 174 Ibid. L’histoire nationale dans la pièce Biblio_17_005_437_Postert.indd 179 09.02.2010 8: 33: 06 Uhr 180 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France de son contexte historique (l’arrestation de Maximilian à Bruges par exemple), soit il est tout simplement faux (le mariage d’Anne avec Maximilian n’a jamais eu lieu dans la pièce). Or la trame historique ou, en l’occurrence, l’intrigue politique, bien qu’omniprésente, ne joue pas un rôle prépondérant dans la tragédie. L’arrivée du duc d’Orléans à la scène 3 de l’acte II, jusqu’à ce moment-là prisonnier, marque une césure et donne à l’action dramatique une nouvelle tournure, que l’on pourrait intituler « les amours contrariés d’Anne et de Louis ». L’intrigue amoureuse, dès lors déclenchée, est étroitement liée à la confidente, Chateau-Briant, qui, dans son rôle de traîtresse, prend activement part à l’action, un phénomène assez rare dans l’histoire de la tragédie, mais qui relève ici de la source romanesque de Ferrier, comme on l’a vu. En combinant ainsi la source romanesque avec les sources historiques, le dramaturge semble avoir voulu servir le public du temps, qui avait un goût particulier pour les intrigues sentimentales « pseudo-historiques ». 3.2 L’histoire nationale dans la pièce 3.2.1 La dramaturgie de l’histoire bretonne Argument Acte I. Le Maréchal d’Albret, auquel la duchesse de Bretagne a été d’abord fiancée, vient annoncer le mariage par procuration entre Anne et Maximilien d’Autriche. Dans un entretien avec la duchesse, d’Albret, amoureux d’Anne, apprend que celle-ci a toujours préféré Louis, duc d’Orléans (ce dernier était prisonnier pendant la guerre entre la Bretagne et la France). Mais à la suite de l’arrestation de Maximilien à Bruges, le mariage est différé. Acte II. Isabelle, la sœur d’Anne, avoue à sa gouvernante (Chateau-Briant) son amour pour Louis. Après avoir consulté ses régents, De Rieux et Cominge, Anne décide de rompre ses fiançailles et plaide pour la libération du duc. Ce dernier arrive à l’improviste. Acte III. Louis demande la main d’Anne pour Charles VIII, roi de France et non pour lui-même, afin de rétablir la paix entre la Bretagne et la France. Dans un entretien avec Isabelle, le duc lui demande de faire connaître à sa sœur ses véritables sentiments. Isabelle refuse, car elle pense pouvoir provoquer la perte de la Bretagne dans le cas d’un mariage entre Anne et le duc. Chateau-Briant, craignant également pour la Bretagne, persuade Isabelle de trahir Anne et le duc : en invitant Louis dans son appartement, Isabelle doit faire croire à sa sœur, qu’il ne l’aime plus. Biblio_17_005_437_Postert.indd 180 09.02.2010 8: 33: 06 Uhr 181 Acte IV. La jalousie d’Anne éclate. Elle pense que sa sœur et le duc l’ont trahie et réclame vengeance. Folle de rage, Anne interrompt le récit du Maréchal d’Albret et celui d’Isabelle, qui tentent d’éclaircir cette affaire. Sa colère l’amène finalement à accepter le mariage avec le roi. Dans un entretien avec Isabelle, Louis plaint la duchesse d’en avoir décidé ainsi. Isabelle accuse la gouvernante d’avoir inventé ce plan perfide. Elle a des remords et ne désire que mourir. Acte V. Le lendemain matin, le malentendu est dissipé. Dans son entrevue avec le duc, Anne apprend qu’il n’a jamais cessé de l’aimer. Celle-ci maintient cependant sa décision, ayant pris entièrement conscience de son rang. Elle veut que Louis ne pense plus à elle. En tant que reine de France, elle pardonne à Isabelle, mais ne peut pas consentir au mariage de sa sœur avec le duc, demandé par Chateau-Briant. Le fait que l’Abbé Montfaucon de Villars se soit servi de l’histoire d’Anne pour créer une œuvre romanesque montre que le sujet historique en tant que tel se prête bien à une action dramatique de caractère fort sentimental. La question essentielle posée par l’historiographie devient ainsi la problématique principale de la tragédie, à savoir : qui deviendra l’époux d’Anne ? C’est donc à travers le thème du mariage qu’histoire et tragédie se rapprochent, même si la dernière se plaît à prendre de grandes libertés avec l’histoire, comme on l’a déjà indiqué. L’image qu’on s’est fait de la duchesse dans l’historiographie ancienne et moderne est celle d’une jeune fille, qui, dès son enfance, devient la victime de plusieurs projets de fiançailles fomentés d’abord par son père, puis, après la mort de celui-ci, par ses conseillers. G. Minois souligne cet aspect dans son introduction à sa biographie sur Anne de Bretagne : Orpheline et duchesse souveraine de Bretagne à onze ans, en pleine guerre, entourée de grands fauves qui convoitent sa main et son duché, elle se débat comme elle peut et doit accepter le mariage et la couronne à l’approche de ses quinze ans. 175 C’est donc grâce à ce thème commun que Ferrier parvient à créer le « climat historique », dont on vient de parler, cette « vérité psychologique », qui accompagne les actions des personnages, si fausses soient-elles dans la réalité. Le projet de mariage, résultat d’un calcul purement politique, constitue le fait historiquement attesté, autour duquel Ferrier construit son action éminemment sentimentale. En cherchant à révéler l’histoire secrète de cette grande affaire d’État, le dramaturge compose une action politique et amoureuse à la fois. Quels sont les véritables sentiments de la duchesse quant à son futur 175 Minois, G., Anne de Bretagne, Paris, Fayard, 1999, p. 13. La bibliographie de cet ouvrage reflète bien l’état de la recherche sur ce chapitre de l’histoire. L’histoire nationale dans la pièce Biblio_17_005_437_Postert.indd 181 09.02.2010 8: 33: 06 Uhr 182 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France mariage ? Quel prétendant préfère-t-elle en secret ? C’est là les véritables thèmes que le public de l’époque - particulièrement le public féminin - apprécie au théâtre 176 . En regardant les deux perspectives de l’action de plus près, on a tendance à parler d’une intrigue politique et d’une intrigue amoureuse. Or, cela serait un peu trop vite dit, puisque l’intrigue sentimentale prend incontestablement la plus grande partie de l’action. C’est la raison pour laquelle il vaut mieux parler d’un « élément » politique dans une intrigue sentimentale. La question qui s’impose ensuite est la suivante : comment Ferrier parvient-il à nouer élément politique et intrigue amoureuse ? Et - question connexe - quelle est l’importance de l’histoire bretonne dans une tragédie fortement romanesque ? Examinons tout d’abord l’élément politique, car il constitue la base de l’action dramatique. La scène 3 de l’acte I, la première rencontre entre d’Albret et Anne, sert de scène d’exposition. D’Albret résume chronologiquement la situation politique de l’époque, particulièrement celle de la Bretagne « impuissante & timide », en pleine guerre avec la France. On cherchera cependant en vain les noms de quelques grandes batailles ou traités, qui auraient pu donner à son récit une certaine « couleur locale ». D’Albret se contente de citer les principaux acteurs politiques du « drame historique » tels que Louis XI, le duc de Bretagne, Charles VIII et Maximilian d’Autriche, pour passer rapidement à l’essentiel : au mariage d’Anne. Le spectateur de la tragédie comprend vite que seul un tel projet peut tirer la Bretagne, craignant « un torrent si rapide », de sa misère. L’importance politique du mariage est donc suffisamment mise en relief et le rôle de la duchesse Anne, en tant que victime des 176 Lisons sur ce point Les Réflexions sur la Poétique de ce temps de Rapin (1674). En comparant la tragédie moderne avec la tragédie antique, Rapin constate que terreur et pitié ne jouent plus un rôle prépondérant dans la tragédie moderne. À ces deux principes aristotéliciens s’ajoute la galanterie, élément nouveau de l’esthétique tragique de ce temps : « Peut-estre que notre nation, qui est naturellement galante, a esté obligée par la nécessité de son caractère à se faire un système nouveau de tragédie, pour s’accommoder à son humeur. […] nous [par rapport aux Grecs et aux Anglais] sommes plus humains, la galanterie est davantage selon nos mœurs, et nos poètes ont cru ne pouvoir plaire sur le théâtre, que par des sentimens doux et tendres : en quoy ils ont peut-estre eu quelque raison. Car en effet les passions qu’on représente deviennent fades et de nul goust, si elles ne sont fondées sur des sentimens conformes à ceux du spectateur. C’est ce qui oblige nos poètes à privilégier si fort la galanterie sur le théâtre, et à tourner tous leurs sujets sur des tendresses outrées, pour plaire davantage aux femmes, qui se sont érigées en arbitres de ces divertissemens, et qui ont usurpé le droit d’en décider. » René Rapin, Les Réflexions sur la Poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, édition critique d’E.T. Dubois, Genève, Droz, 1970, p. 103. Biblio_17_005_437_Postert.indd 182 09.02.2010 8: 33: 07 Uhr 183 calculs politiques, est mis en place. Elle n’est cependant pas la seule victime des enjeux politiques. D’Albret, amoureux d’Anne, est lui aussi la victime d’une politique de mariage menée d’abord par le père de la duchesse, François II, et, après la mort de celui-ci, par ses ministres : la main d’Anne aurait dû être la récompense de ses succès guerriers, mais comme la situation était devenue encore plus précaire pour la Bretagne sous Charles VIII, on l’avait rejeté au profit de Maximilian d’Autriche, « l’intérêt & la crainte publique » étant plus importante dans cette affaire que la volonté d’un particulier. La situation politique est donc limpide : le destin de la Bretagne dépend entièrement du mariage de la duchesse ; celui-ci est considéré comme le seul et unique remède pour secourir la paix 177 ; et il est, selon l’opinion des ministres, « si nécessaire à tous ». Il est cependant important de signaler ici que d’Albret ne tient pas seulement un langage politique, mais aussi amoureux. La métaphore du feu utilisée dans le contexte de la guerre (« flambeau de la guerre civile »), mais également dans celui de l’amour (« beau feu ») constitue le lien entre les deux éléments et souligne l’interdépendance entre vie politique et vie sentimentale. Par amour pour la duchesse, d’Albret se voit contraint de quitter la Cour, où le mariage d’Anne avec Maximilian est sur le point d’être conclu. L’intrigue amoureuse commence donc à se dessiner, car le spectateur apprend que la duchesse n’aime ni d’Albret, ni Maximilian, mais Louis, le duc d’Orléans. C’est ainsi que, dès le premier acte, l’histoire secrète autour de ce grand événement politique qu’est le « mariage de prestige » avec le Roi des Romains, entre au premier plan. Par la suite, l’élément politique intervient à la scène 5 de l’acte I sous la forme d’une première péripétie : le maréchal de Rieux annonce l’arrestation de Maximilian à Bruges, suite à quoi le mariage est différé. Avant de prendre définitivement sa décision, la duchesse veut demander l’avis de son Conseil, dont la réunion a lieu à la scène 2 de l’acte II. L’importance politique de cette scène est indéniable : les principaux représentants du gouvernement sont présents, à savoir le maréchal de Rieux et le comte de Cominge, et débattent la question de savoir s’il faut exécuter ou rompre le projet de mariage avec Maximilian. Cette scène occupe une place à part dans l’ensemble de l’action dramatique : d’une part, c’est le seul moment de la tragédie où les deux régents de la duchesse entrent véritablement en jeu et, d’autre part, c’est la seule scène de la pièce où l’on tient un discours purement politique. 177 Le maréchal de Rieux exprime clairement cette idée à la scène 5 de l’acte I quand il s’adresse à la duchesse : « Songez en quel état la Bretagne est réduite,/ De votre hymen pour elle examinez la suite,/ Voyez-en tous les maux, mais pour les prévenir : / Et plus que le present regardez l’avenir. » L’histoire nationale dans la pièce Biblio_17_005_437_Postert.indd 183 09.02.2010 8: 33: 07 Uhr 184 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France Comme l’armée de Maximilian ne constituait pas un véritable appui pour la Bretagne, Rieux ne tient pas au mariage avec Maximilian. À son avis, un fils d’Alphonse de Naples, qui poursuit la même politique anti-française que la Bretagne, conviendrait mieux à la duchesse : Prononcez pour ce Prince, & sans plus differer A Maximilien osez le preferer. […] L’intérêt de l’Etat vous fit promettre à lui, Et ce même intérêt vous dégage aujourd’hui, Votre gloire par-là ne peut être ternie, La Bretagne le veut, elle vous justifie. 178 Cominge, en revanche, ne peut partager l’opinion de Rieux et continue à défendre la cause de Maximilian. Il a peur que l’annulation du traité ne nuise à la réputation de la Bretagne, étant donné que le projet de mariage avec d’Albret, lui non plus, n’a pas été concrétisé. De plus, il souligne dans son discours que la simple perspective du mariage entre Anne et Maximilian a eu un effet positif sur la France, à savoir l’armistice. En outre, il ne se montre pas favorable à l’idée de « soumettre la Bretagne au joug d’un Etranger » et plaide plutôt pour un mariage avec le roi de France. Même si la duchesse elle-même voit dans cette union un moyen de secourir la paix et - ce qui a plus d’importance pour elle - un moyen de libérer le duc d’Orléans de sa prison, Rieux reste hostile à une telle union. Pour une fois, c’est l’élément politique qui prend le pas sur l’intrigue amoureuse ; on pourrait même dire que cette dernière ne joue aucun rôle dans cette scène. Seule la remarque d’Anne à propos du duc d’Orléans rappelle qu’on a affaire à une pièce essentiellement romanesque. Du point de vue politique, la remarque est anodine ; du point de vue dramaturgique cependant, elle n’est pas à négliger : elle prépare l’arrivée du duc à la scène suivante, où l’action commence à se nouer et à se transformer en une intrigue entièrement romanesque dans laquelle l’élément politique ne joue qu’un rôle accessoire. La réunion du Conseil reste donc sans résultat ; il se dissout sans avoir trouvé la solution du problème. Celle-ci ne se présente qu’au dénouement de la pièce : la duchesse consent définitivement au mariage, par lequel le destin de la Bretagne est définitivement arrêté. Pour conclure, on peut dire que l’élément politique intervient à quatre reprises : à la scène d’exposition (I,3), à la scène 5 de l’acte I (arrestation de Maximilian), à la scène du Conseil ducal (II,2), et finalement au dénouement. Dans les autres scènes il reste présent, mais est systématiquement subjugué par la thématique amoureuse. 178 Édition citée, scène 2 de l’acte II. Biblio_17_005_437_Postert.indd 184 09.02.2010 8: 33: 07 Uhr 185 Encore faut-il se demander par quel élément Ferrier parvient à lier politique et amour dans la tragédie. Afin de trouver la réponse à cette question, il suffit de se demander quel personnage, par son rang et par sa tâche, joue un rôle important sur le plan politique, tout en étant indispensable dans l’intrigue sentimentale. Il est évident qu’il s’agit de Louis, duc d’Orléans. Sa mission à la Cour ducale est a priori d’ordre politique, même si l’on sait qu’il aime la duchesse : sorti de prison, il s’est engagé à demander la main d’Anne pour le roi de France, Charles VIII, et non - ce qu’on aurait attendu - pour lui-même. Victime des enjeux politiques, il devient également la victime des enjeux amoureux. Son arrivée au palais à la scène 3 de l’acte II déclenche toute la machinerie romanesque. Dans la mesure où son apparition fait naître le conflit entre Isabelle et sa sœur, il devient l’élément moteur de l’intrigue amoureuse. Entièrement aveuglé par son devoir de fidélité envers le roi, il se laisse manipuler et devient ainsi le fantoche d’un jeu perfide, ourdi par la gouvernante, afin de troubler les amours de la duchesse et du duc. Chateau-Briant joue ici le rôle de la confidente traîtresse, un phénomène assez rare pour une tragédie du XVII e siècle que Ferrier emprunte d’un épisode relaté dans l’Amour sans foiblesse. Mais il est également important de noter dans ce contexte que Racine s’était déjà servi de ce procédé en créant le rôle de Narcisse dans Britannicus (1669). Du point de vue dramaturgique, le rôle de la « double gouvernante » se prête bien à une telle intrigue puisque Chateau-Briant ne connaît pas seulement les sentiments secrets de la duchesse, mais aussi ceux de sa sœur Isabelle. Bien que cette dernière fasse partie intégrante de la machination tramée par la gouvernante contre Anne et Louis, elle n’a pas suffisamment de relief pour jouer le rôle d’une véritable rivale amoureuse : elle se sent coupable envers sa sœur et finit par regretter de s’être complètement livrée à sa gouvernante. Le système des personnages autour de cette intrigue ressemble à un triangle dont les trois sommets correspondraient aux trois personnages féminins de la pièce, à savoir Anne, Isabelle et Chateau-Briant. Il est cependant essentiel de noter qu’il n’y a aucun lien direct entre Anne et sa sœur. On ne trouve aucune scène d’affrontement entre les deux, car tout se passe en secret ou par l’intermédiaire d’un tiers. De fait, la communication est indirecte : le non-dit règne (III,2). Il est évident qu’une telle ambiance ne peut qu’être utile à ce jeu perfide, car là où la communication directe fait défaut, les malentendus gagnent du terrain. Le duc, lui aussi, devient victime de cette communication défectueuse, car son devoir l’oblige à tenir un langage qui n’est pas le sien : en cherchant à convaincre la duchesse d’épouser Charles VIII, il parle et agit au nom d’un autre (III, 4). C’est la raison pour laquelle Anne et Louis tombent si facilement dans le piège : l’entrevue secrète entre Isabelle et le duc, arrangée L’histoire nationale dans la pièce Biblio_17_005_437_Postert.indd 185 09.02.2010 8: 33: 07 Uhr 186 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France par la gouvernante, fait éclater la jalousie et la colère d’Anne, puisqu’elle pense que le duc ne l’aime plus. Du point de vue dramaturgique, il est indispensable de retracer brièvement la progression de cette intrigue. L’idée du projet de trahison naît déjà à la scène 1 de l’acte III, mais, en l’absence du consentement d’Isabelle, elle ne peut pas être mise en pratique. Ce n’est qu’à la scène 6 de l’acte III que Chateau-Briant parvient à la convaincre. Tout l’acte IV est alors consacré à la réalisation du projet et à ses conséquences immédiates : le grand malentendu éclate. Interrompus par la duchesse, d’Albret et Isabelle ne parviennent pas à éclaircir cette affaire, ce qui provoque des effets de suspension. Il faut donc attendre le dernier acte pour que le malentendu se dissipe. Pourtant, l’éclaircissement vient trop tard pour Anne, puisqu’elle a déjà consenti au mariage avec le roi. Après cette brève schématisation de l’architecture dramatique, on pourrait se demander à juste titre si l’on a vraiment affaire à une tragédie « classique ». L’histoire autour de la gouvernante n’a certainement pas la même dignité que celle de Narcisse dans Britannicus. L’intrigue fait plutôt penser à un épisode de tragi-comédie des années 1630, ou bien aux actions mouvementées d’une tragédie galante à la Thomas Corneille. Plus on entre dans la machinerie du jeu perfide, plus on a l’impression de s’éloigner du sujet historique de la tragédie. Est-ce à dire que cette intrigue nourrit seulement le côté sentimental de l’action au détriment de toute dimension politique ? Dans cette perspective, il faut s’interroger sur les mobiles qui ont poussé Isabelle et particulièrement la gouvernante à réaliser le projet de trahison. Sont-ils de nature purement affective ou possèdent-ils également un aspect politique ? La scène 5 de l’acte III nous en donne un premier indice. Isabelle refuse le service que le duc lui avait demandé : elle est incapable d’informer sa sœur des véritables sentiments de Louis. Mais au lieu de lui avouer son amour, elle cherche des justifications purement politiques : Prince, j’aime ma sœur ; si vous l’aimez encore, Son repos & le mien veulent qu’elle l’ignore, J’irois lui découvrir vos sentiments secrets, Pour l’enhardir peut-être à refuser la paix ? […] Et la Bretagne un jour pourroit me reprocher D’avoir causé sa perte au lieu de l’empêcher ? 179 À ses yeux, une liaison entre le duc et Anne mettrait la paix tant souhaitée entre la Bretagne et la France sérieusement en danger. Une telle argumentation de la part d’Isabelle paraît aussi inattendue que paradoxale, particulière- 179 Ibid., (III,5). Biblio_17_005_437_Postert.indd 186 09.02.2010 8: 33: 08 Uhr 187 ment quand on se rend compte que son rôle dans la pièce est essentiellement lié à l’intrigue amoureuse, et qu’il ne remplit - a priori - aucune fonction politique. C’est pourquoi il est assez surprenant de voir ce lien étroit entre ce personnage et l’avenir politique de la Bretagne : une décision dans une affaire purement sentimentale semble seule déterminer le cours de l’histoire politique. Il est extrêmement difficile de déterminer si Isabelle tient ici un faux discours ou si son argumentation reflète son véritable point de vue. Si l’on regarde cependant les propos de Chateau-Briant de plus près (III,6), on a tendance à ajouter foi à son discours, car elle aussi se sert d’un argument politique pour justifier son jeu perfide. Par son intrigue, elle espère pouvoir détourner « les malheurs où la Bretagne touche ». Comme Isabelle, Chateau-Briant, elle aussi, pense pouvoir exercer une influence sur le destin de la Bretagne. En faisant preuve de sentiments patriotiques, elle se fait même le porte-parole du duché quand elle tente de convaincre Isabelle d’adhérer à son plan (« Détournons les malheurs où la Bretagne touche./ Tout l’Etat désolé vous parle par ma bouche ») 180 . C’est ainsi que le jeu perfide, de caractère sentimental, se transforme en une noble mission d’inspiration politique, puisque c’est le bien de la Bretagne qui guide les actions des personnages, si romanesques soient-elles. Le dramaturge parvient donc à concilier les deux perspectives (intrigue romanesque et élément politique) et à en construire une œuvre cohérente. La suprématie de l’intrigue amoureuse sur l’élément politique n’est cependant pas à nier, et l’on comprend bien pourquoi M.-F. Hilgar constate « qu’il ne reste presque rien d’historique dans la tragédie 181 », un fait que même un certain « climat historique » ne semble pas compenser - et pourtant : l’histoire joue un rôle capital dans la pièce. La tragédie de Ferrier reflète une conception historique de toute une époque. Elle fait penser aux romans et nouvelles historiques de Madame de Villedieu ou de Madame de Lafayette, elle évoque les 180 À la scène 1 de l’acte III, Chateau-Briant tient le même discours. À ses yeux, la trahison d’Anne ne sert qu’à préserver la Bretagne d’un grand malheur et à conserver la gloire de la duchesse : « Par elle nous verrions la Bretagne affligée, / En de nouveaux malheurs pour jamais engagée ? / Ah ! prevenons un coup funeste à ses Etats./ C’est la trahir ici que ne la trahir pas./ Empêchons un hymen honteux à sa memoire, / Et malgré qu’elle en ait conservons-lui sa gloire. » Ce patriotisme s’annonce déjà à la scène 1 de l’acte II, où elle promet à Isabelle de tout faire pour avancer le mariage entre Anne et le duc : « L’intérêt de l’Etat m’armeroit seul contr’elle. » 181 Hilgar, M.-F., « L’Histoire de France au théâtre », [in] Actes du Columbus, Racine, Fontenelle : Entretiens sur la pluralité des mondes, Histoire et Littérature. Actes du XXIe colloque de la North American Society for Seventeenth Century French Literature, Ohio State University, Columbus (6-8 avril 1989), éd. par Charles G.S. Williams, Paris/ Seattle/ Tübingen, Narr, 1990, p. 219. L’histoire nationale dans la pièce Biblio_17_005_437_Postert.indd 187 09.02.2010 8: 33: 08 Uhr 188 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France Mémoires du Cardinal de Retz et fait particulièrement écho au traité historique de Saint-Réal (1671). Toutes ces œuvres ont une chose en commun : elles tournent le dos à la grande politique, aux grandes affaires d’État, pour pénétrer dans le cœur humain. Elles cherchent donc à faire connaître les mobiles psychologiques et sentimentaux des actions humaines. Ainsi, l’histoire politique de la Bretagne, ne constitue qu’un point de départ pour Ferrier, à partir duquel il construit son action éminemment sentimentale. Il cherche donc à montrer l’envers de la médaille, en mettant l’accent sur l’histoire secrète autour de la duchesse, un procédé qui, d’après Saint-Réal, « touche nécessairement tout le monde ». Comme le dit le théoricien, il fallait dépeindre les Grands, « dans l’Histoire que comme dans la Tragedie » par « les choses qui leur sont communes avec le vulgaire, leurs passions, leurs foiblesses, & leurs erreurs » 182 . Dans cette perspective, la dramaturgie de Ferrier dans Anne de Bretagne, est une dramaturgie de « l’histoire secrète », car « sçavoir l’Histoire, c’est connoître les hommes qui en fournissent la matiere […] » 183 . 3.2.2 Anne - héroïne bretonne ou héroïne française ? Quel est donc ce personnage d’Anne dont Ferrier brosse le portrait dans sa tragédie ? Correspond-il à la duchesse Anne telle qu’elle est décrite dans l’histoire ? Est-elle cette « femme ambitieuse & imperieuse sur toutes autres », comme la caractérise Bertrand d’Argentré dans son Histoire de Bretaigne, une description assez peu nuancée ? Avant d’aborder cette question du point de vue dramatique, il est indispensable de noter ici que le nom d’Anne est attaché à plusieurs images différentes, ce qui suggère que le personnage historique est en lui-même difficile à caractériser. Comme c’est souvent le cas des grands personnages de l’histoire, leur image varie selon l’historiographie de l’époque: tantôt, elle est déformée par la légende, tantôt elle devient même un mythe. Dans le cas particulier d’Anne, il en est ainsi. G. Minois, dans sa biographie sur Anne de Bretagne constate par exemple une idéalisation du personnage dès sa mort et souligne l’évolution de l’histoire vers le mythe. D. Le Fur, lui aussi, s’est mis à la recherche des différentes images du personnage en poursuivant son chemin à travers l’historiographie. Selon ses recherches, l’historiographie royale du XVI e siècle et de la première moitié du XVII e siècle se contente de souligner sa qualité de femme de roi, tandis que l’historiographie de la seconde moitié du XVII e siècle transmet plutôt une image bretonne du personnage, à savoir celle 182 Saint-Réal, De l’Usage de l’Histoire, édition citée, p. 85-86. 183 Ibid., p. 2. Biblio_17_005_437_Postert.indd 188 09.02.2010 8: 33: 08 Uhr 189 d’une duchesse farouchement opposée à l’annexion de la Bretagne au royaume de France 184 . Louis Ferrier semble unir dans sa tragédie les deux perspectives présentées dans l’historiographie, en mettant l’accent sur l’évolution psychologique du personnage : de la duchesse bretonne à la reine de France. La duchesse Anne, telle qu’elle se présente au début de la tragédie ne correspond nullement à l’image dépeinte par l’Histoire de Bertrand d’Argentré : Anne est exactement le contraire de ce qu’on pourrait entendre par une femme « ambitieuse » et « impérieuse ». En tant que « victime infortunée » et « esclave couronnée » de ses sujets, elle est encore loin de posséder l’autorité et la souveraineté d’une reine (I,6). Au lieu de lutter contre les contraintes politiques qu’on lui impose, elle accepte son sort, qui consiste à être l’enjeu des tractations matrimoniales les plus différentes. Son propos « il suffit de m’aimer pour être mal-heureux » reflète bien son état d’âme, qu’est la résignation : résignation sur le plan politique, puisqu’elle est censée se soumettre à la volonté de son peuple (« En leur donnant des loix, j’en recois aussi d’eux ») et résignation dans le domaine de l’amour, puisque son rang ne lui permet pas d’agir selon ses propres désirs. En dévoilant ce qui se déroule derrière la façade du palais ducal, c’est-à-dire en mettant en lumière les véritables sentiments d’Anne, Ferrier nous présente la duchesse en tant que personnage privé. Dans son personnage - au moins au début de la pièce - s’unissent politique et passion. Pour elle, le devoir est tout à fait conciliable avec l’amour (s’il « doit sa naissance à la seule vertu »), puisqu’une princesse, elle aussi, devrait avoir le droit d’aimer (« Quelqu’austere devoir qui lie une Princesse,/ Il ne lui défend pas d’avoir de la tendresse » ; I,3). Son affection pour le duc d’Orléans ne l’empêche donc pas d’accomplir son devoir, qu’elle connaît parfaitement ; et lorsqu’il est question de Louis dans son entretien avec la gouvernante, elle n’a aucune difficulté à déclarer: « Tu sçais qu’il me demande un époux plus puissant ». Elle fait même preuve d’un certain patriotisme, tout d’abord quand elle est prête à se « sacrifier » pour le bien de la Bretagne en épousant Maximilian d’Autriche et ensuite, dans la scène du Conseil (II,2), quand il est question des intérêts du roi (« Et quel joug, quelles lois nous veut-il imposer ? »). Sur le plan politique, avant son mariage avec le roi, elle est bien évidemment plus bretonne que française, et, lorsqu’elle partage l’opinion de Cominge qui évoque l’annexion de la Bretagne à la France, ce n’est que dans la volonté de secourir la paix et de « briser les fers » du duc d’Orléans. Même quand ce dernier apparaît au palais ducal, Anne parvient d’abord à garder l’équilibre entre devoir et amour, tel qu’elle l’a défini dans son entre- 184 Le Fur, D., Anne de Bretagne. Miroir d’une reine, historiographie d’un mythe, Paris, Guénégaud, 2000, p. 156. L’histoire nationale dans la pièce Biblio_17_005_437_Postert.indd 189 09.02.2010 8: 33: 08 Uhr 190 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France tien avec d’Albret à la scène 3 de l’acte I. La situation ne change pas, même après son entrevue avec Louis (III,4), où ce dernier demande la main d’Anne pour le roi. Bien que surprise par le comportement du duc, la duchesse reste fidèle à ses principes et continue à accomplir son devoir (« Puisqu’il fait son devoir je veux faire le mien. » ; « Si l’amour jusques-là me ravaloit pour lui, / Mon rang contre l’amour me serviroit d’appui. » ; IV,1). Ce n’est qu’à la scène 2 de l’acte IV, où le projet de trahison est en cours de réalisation, que son équilibre entre devoir et amour se transforme en un véritable dilemme, tel qu’il se présente dans la tragédie classique par excellence. Anne ne supporte pas l’idée que le duc pourrait la tromper avec sa propre sœur et devient jalouse quand elle apprend de sa gouvernante que Louis se trouve dans l’appartement d’Isabelle pour lui rendre visite. La première fois dans la tragédie, l’amour de la duchesse prend le pas sur le devoir : […] Tout coupable qu’il est, pour lui je m’intéresse, Ma gloire, mon dépit ne font qu’un vain effort, Malgré moi mon amour est toujours le plus fort. 185 Sa jalousie se transforme désormais en un fort désir de vengeance, puisqu’elle croit le duc et Isabelle entièrement responsables de cette trahison (« J’ai de leur trahison des signes trop certains ») ; et c’est également par jalousie qu’elle évoque la possibilité d’un mariage avec le roi. Dans cette perspective, elle se sent doublement trahie ; d’une part, en tant que femme et Amante, et d’autre part, en tant que future reine de France : Je vengerai sur eux l’affront que je reçoi, Cette ardeur leur sera plus funeste qu’à moi. Je suis Amante & femme, & je vais être Reine, Ils verront à quel point l’amour porte la haine, Et qu’on n’a rien à craindre, & rien à ménager, Quand on a sa tendresse & sa gloire à venger. 186 Entièrement aveuglée par la jalousie, Anne interrompt le récit d’Albret et ensuite celui d’Isabelle, qui étaient tous les deux sur le point de dissiper le malentendu (IV,3 ; IV,4). Sans connaître les véritables raisons de l’entretien secret entre Isabelle et Louis, elle prend une décision hâtive (IV,5) : elle consent au mariage avec le roi 187 . On voit bien que cette décision n’est aucunement l’œuvre de la raison, mais qu’elle a été prise par vengeance et par jalousie, même 185 Édition citée (IV,2). 186 Ibid. 187 « Que rien ne vous arrête, allez en diligence/ L’assurer d’une aveugle & prompte obéissance […] » (IV,5) Biblio_17_005_437_Postert.indd 190 09.02.2010 8: 33: 08 Uhr 191 si Louis, à la scène 6 de l’acte IV, croit qu’elle résulte de son ambition et de son devoir 188 . En comparant le comportement d’Anne avec celui du premier acte, on s’aperçoit déjà une certaine évolution : Anne a quitté le stade de la jeune princesse - « esclave », victime de la volonté des autres, pour passer au stade d’une femme passionnée, capable d’agir selon ses propres désirs. Ces deux étapes ne sont cependant que des étapes transitoires, car le véritable changement du personnage, dû à sa prochaine accession au trône, ne se produit qu’à la scène 1 du dernier acte, et cela, en plus, en une seule nuit : La nuit & la raison m’ont renduë à moi-même. Je haïssois, j’aimois. Je ne hai, ni je n’aime. D’un autre œil j’envisage & le Prince & ma sœur. Le changement de rang a fait changer mon cœur. Il n’est plus le joüet d’une vaine tendresse, Je regne, & suis enfin de moi-même maitresse […] 189 On se trouve ici face au dernier stade de son évolution - de la duchesse bretonne à la reine de France - et ainsi à la fin de son dilemme entre amour et devoir, puisque c’est le devoir qui finit par remporter la victoire sur l’amour. Un nouveau chapitre de sa vie semble s’annoncer ; la « nouvelle splendeur » de son rang la transforme en un personnage clairvoyant, capable de maîtriser ses émotions ; elle possède donc toutes les qualités d’une reine. Le changement du personnage n’anticipe pas seulement la mutation du roi Don Carlos en Charles-Quint, empereur, dans Hernani de Victor Hugo, il rappelle « la métamorphose d’un homme en monarque 190 » dans Bérénice de Racine et celle de Ladislas dans Venceslas de Rotrou 191 . Le jeune prince, Ladislas, est même obligé de passer par un crime afin de se trouver lui-même et de devenir finalement un bon roi. À la différence de Ladislas, cependant, Anne est loin d’être criminelle dans la tragédie de Ferrier. Au contraire, en tant que Bretonne aussi bien qu’en tant que Française, elle est présentée comme une héroïne entièrement vertueuse 192 . Si sa vertu n’est pas mentionnée directe- 188 À la scène 1 de l’acte V, Anne avoue elle-même que son consentement au mariage royal était le résultat de ses désirs de vengeance : « Je pressois mon hymen pour hâter ma vengeance […] » 189 Ibid. 190 Forestier, G., Jean Racine, Paris, Gallimard, 2006, p. 392. Le texte de Ferrier fait écho à la réplique de Titus : « Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner » (v.1102). 191 À la dernière scène de l’acte V, Ladislas possède la dignité d’un roi : « Roy, je n’herite point des differends du Prince » (v.1820) 192 Voir la réplique d’Anne à la scène 3 de l’acte I: « […] Et l’amour le plus fort n’en est point combattu, / Quand il doit sa naissance à la seule vertu. » et celle d’Albret : « Le L’histoire nationale dans la pièce Biblio_17_005_437_Postert.indd 191 09.02.2010 8: 33: 09 Uhr 192 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France ment, elle se manifeste implicitement par contraste avec les autres personnages de la pièce, qui, de leur côté, sont tous plus ou moins criminels (à l’exception des conseillers) 193 . La notion de « crime » est ici étroitement liée à l’amour, ce qui fait que les prétendants d’Anne sont d’une certaine manière tous coupables envers elle, ce qu’elle souligne elle-même à la scène 3 de l’acte I (« Leur tendresse est un crime pour eux »). À cet égard, D’Albret et Louis sont les personnages les moins criminels de la tragédie, car leur crime est un « crime du destin », un « crime involontaire », qui résulte de leur amour sincère, mais déçu, pour Anne. De plus, Louis est encore plus à plaindre, puisqu’Anne l’accuse d’un « faux crime » en le croyant responsable de la trahison (« Pour couvrir un vrai crime on m’en impose un faux » ; V,2). Isabelle, cependant, est présentée comme la véritable criminelle de la pièce, particulièrement par la gouvernante Chateau-Briant qui implore son pardon à la fin de la pièce (« Pardonnez-lui, son crime est moindre que sa peine » ; V,4). Isabelle, quant à elle, exprime plutôt sa peur de devenir criminelle en aimant Louis (II,1) et veut éviter qu’on l’accuse en plus d’un véritable crime si elle consent au projet de trahison fomenté par Chateau-Briant (III,1) 194 . Face à ce grand nombre de criminels dans la tragédie, la vertu de l’héroïne peut apparaître avec le plus d’éclat. À la différence de quelques autres héros de tragédie, elle ne commet pas une faute qui la plonge inéluctablement dans le malheur. Au sens aristotélicien, on n’éprouve alors ni véritable crainte ni véritable pitié pour l’héroïne. Dans le cas d’Anne, on a plutôt affaire à ce que Ch. Delmas appelle « le dynamisme du héros » 195 . À cet égard, l’évolution Ciel à vos vertus rendra plus de justice. » Voir également les propos d’Anne à la fin de la pièce (V,4), lorsqu’elle s’adresse au duc : « Ma vertu vous défend de former des désirs. » 193 Il est étonnant de voir un si grand nombre d’occurrences du mot « crime » dans la tragédie ; on peut en repérer une vingtaine environ. Ce fait rappelle les personnages du théâtre rotrouesque qui sont fréquemment des « criminels ». Ils se définissent par leur « soumission horrifié » à un destin devenu intérieur à eux-mêmes, contre lequel ils sont incapables de lutter. Victimes des caprices du sort, les criminels dans Anne de Bretagne ressemblent aux criminels de Rotrou. Dans la pièce de Ferrier, ils entourent le personnage central et lui donne une dimension tragique. Sur ce point, voir «Les criminels de Rotrou », [in] Morel, J., Agréables mensonges. Essais sur le théâtre français du XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1991, p. 165-178. 194 Voir la réplique d’Isabelle à la scène 1 de l’acte III : « A mes cruels malheurs n’ajoûtons point le crime. » Chateau-Briant, bien qu’auteur du jeu perfide, ne se sent nullement coupable. À ses yeux « Les crimes amoureux sont des crimes permis. » (III,1). Il est également intéressant de noter que seul le spectateur connaît son véritable rôle de traîtresse dans la tragédie. 195 Voir Delmas, Ch., La tragédie de l’âge classique 1553-1770, Paris, Seuil, 1994, p. 150- 154. Biblio_17_005_437_Postert.indd 192 09.02.2010 8: 33: 09 Uhr 193 d’Anne de la duchesse bretonne à la reine de France résulte d’une métamorphose intérieure du personnage de la jeune princesse, « esclave » de ses sujets, à la reine, digne de son rang par sa maîtrise d’elle-même. Une telle « sublimation héroïque » dépasse la conception du tragique aristotélicien (crainte et pitié) en créant un nouveau ressort tragique, à savoir celui de l’ « admiration » qui rapproche Anne davantage aux héros cornéliens. Dans cette perspective, la fin non sanglante, presque heureuse de la tragédie se justifie beaucoup plus facilement : sur le plan amoureux, le malentendu se résout et Anne, désormais reine de France, est capable de pardonner à Louis et surtout à Isabelle ; et sur le plan politique, l’action trouve un dénouement avec l’union de la Bretagne à la France - évoquée à travers le mariage d’Anne avec le roi - et par conséquent avec le rétablissement de la paix tant souhaitée 196 . Ainsi, le désir de vengeance fait place au pardon et les ambitions patriotiques bretonnes cèdent devant un nouvel ordre. Seul le personnage de Louis semble assombrir l’ambiance plutôt optimiste de ce dénouement, et lui donner une touche de tragique. Victime du sort, il est vraiment à plaindre : dès sa première entrée sur scène, son amour pour Anne est voué à l’échec, puisqu’il est condamné à demander la main de la duchesse pour un autre. Son amour pour elle ne s’éteint pourtant pas, et même après avoir été accusé de trahison, il continue à l’aimer, ne serait-ce qu’au plus profond de son cœur 197 . À la der- 196 La fin non sanglante de la tragédie rappelle Bérénice de Racine, dont Ferrier s’est inspiré comme il l’a expliqué à la fin de sa préface. Il n’est donc pas étonnant de voir de nombreuses réminiscences à Racine dans cette tragédie. Ferrier semble avoir calqué le début d’Anne de Bretagne sur Bérénice : comme Antiochus, d’Albret lui aussi demande un entretien secret avec sa bien-aimée ; comme l’amour d’Antiochus, celui de d’Albret est également déçu ; et comme Bérénice, Anne aime un autre. Le trio Antiochus-Bérénice-Titus correspond donc au triangle d’Albret -Anne - Louis. De plus, pensons à la préface de Ferrier où il souligne la simplicité de son sujet - la tragédie de Racine ne brillait-elle pas également par sa simplicité ? Sur l’influence racinienne voir l’article de Segalen, 1977, p. 380. De plus, Ferrier et Racine se connaissaient bien. Dans une lettre adressée au Grand Condé (28 mai 1680), Ferrier appelle Racine « mon obligeant ami » parce que celui-ci avait recommandé la tragédie Adraste auprès du Grand Condé. Voir Picard, R., Nouveau Corpus Racinianum, recueil-inventaire des textes et documents du XVII e siècle concernant Jean Racine, Paris, CNRS, 1976. 197 Comme la reine de France le condamne à un « éternel silence », Louis, en tant qu’un de ses sujets, est obligé d’obéir « à ces cruelles loix » et de cacher son amour pour elle : « J’obéïrai, Madame, à ces cruelles loix. / Vous voyez mon amour pour la derniere fois. / Si je ne puis le vaincre, en étouffer la flâme, / Je sçaurai le cacher dans le fonds de mon ame. Jamais son triste éclat n’offensera vos veux, / Il n’aura pour témoins que mon cœur et les Cieux. / Et pour mieux vous prouver à quel point je vous aime, / Je voudrois le cacher au Cieux, à mon cœur même. » (V,4) L’histoire nationale dans la pièce Biblio_17_005_437_Postert.indd 193 09.02.2010 8: 33: 09 Uhr 194 3. Louis Ferrier de la Martinière : Anne de Bretagne, Reine de France nière scène de la tragédie, il ne reste alors aucune autre alternative pour Louis que de se soumettre entièrement à l’autorité de la reine. Celle-ci ne supporte plus les plaintes du duc et lui fait clairement comprendre qu’elle n’est plus la duchesse bretonne qu’il connaissait : Prince, n’en parlons plus, vous êtes innocent : Je le sçais, il suffit. Je suis Reine de France. Ce nom seul vous prescrit un éternel silence. Ne perdez plus pour moi d’injurieux soûpirs. Ma vertu vous défend de former des désirs. […] 198 C’est donc au dernier acte qu’Anne ressemble le plus à cette « femme ambitieuse & impérieuse sur toutes autres » dont parle Bertrand d’Argentré dans son Histoire de Bretaigne. Mais ce n’est pas seulement par le portrait que Ferrier brosse d’Anne à la fin de la pièce qu’il semble chercher un dernier retour à l’histoire, c’est également par l’évocation du mariage d’Anne avec le roi qu’il s’engage à terminer sa pièce par un fait historiquement attesté. En créant ainsi une tragédie « historique anhistorique », Ferrier propose une réponse poétique à la question de savoir comment le duché de Bretagne est devenu une partie du royaume de France. Selon lui, l’union n’est pas le résultat d’une décision politique, mais d’une décision individuelle et purement affective, à savoir celle d’une jeune princesse jalouse, qui épouse le roi de France afin de venger la prétendue trahison de son Amant. La fin de cette « histoire secrète » est cependant plus noble, comme on l’a vu, puisque la jeune princesse devient une reine digne de son rang. Et c’est exactement dans ce sens-là qu’Anne de Bretagne peut être considérée comme une tragédie nationale, et son héroïne comme une héroïne pleinement française. 198 Édition citée (V,4). Biblio_17_005_437_Postert.indd 194 09.02.2010 8: 33: 09 Uhr III. L’ANGLETERRE MODERNE DANS LA TRAGÉDIE FRANÇAISE - DE L’HISTOIRE À LA PASSION Biblio_17_005_437_Postert.indd 195 09.02.2010 8: 33: 10 Uhr Biblio_17_005_437_Postert.indd 196 09.02.2010 8: 33: 10 Uhr 1. Les Tudors sur la scène française - une dynastie éminemment tragique ? 1.1 À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » 1.1.1 L’Angleterre - un lieu privilégié du tragique ? Dans le cas des tragédies nationales, les dramaturges ont renoncé à toute médiation spatio-temporelle. La plupart des auteurs - on l’a vu - ont même opté pour ce qu’on a appelé antérieurement une « historiographie immédiate ». C’est dans l’actualité ou dans l’histoire récente de leur propre pays qu’ils ont trouvé des sujets dignes de tragédie. Le « tragique national » était donc intimement lié aux événements de la Nation française. Or l’histoire de l’Angleterre moderne prêtait également matière à tragédie. Peut-on en conclure que l’Angleterre, comme la France, possédait le statut d’un lieu privilégié du tragique ? En quoi consiste ce « tragique anglais » que l’on peut repérer dans nos tragédies ? Ne se distingue-t-il pas complètement du « tragique » de la Nation française ? Tout d’abord, il est essentiel de noter que le « tragique anglais » naît de l’affrontement de deux systèmes de références opposés, à savoir celui de l’État français et celui de l’État anglais. Le résultat est un « tragique anglais » vu par les Français. À la lecture de ce type de tragédies, il faut donc avoir constamment à l’esprit que les œuvres sont construites à partir d’un horizon d’attente nettement défini, qui est celui des Français du XVII e siècle. Le tragique que l’on peut repérer dans nos tragédies ne peut alors pas être considéré en soi comme anglais, puisqu’il est le résultat d’une réflexion proprement française. On jette un regard sur le pays voisin pour mieux comprendre la situation actuelle de la Nation ; on jette un regard sur autrui pour mieux se connaître. Il faut donc noter que le désir particulier de comparer est au fondement du processus de création. Est-ce le degré d’étrangeté qui a particulièrement fasciné les dramaturges français, et les a incité à sortir des problèmes de leur propre Nation ? On peut le croire facilement en observant la répartition restreinte des tragédies « étrangères » modernes en deux groupes distincts, à savoir les tragédies à sujet anglais et les tragédies à sujet turc. Mais, l’Angleterre possède-t-elle le même degré d’étrangeté que l’Orient lointain, lieu des « barbares », où règne - selon l’opinion française - la cruauté humaine ? L’Angle- Biblio_17_005_437_Postert.indd 197 09.02.2010 8: 33: 10 Uhr 198 1. Les Tudors sur la scène française terre en tant que lieu tragique ne doit certainement pas être traité sur le même plan que les tragédies orientales, puisque la différence entre les deux cultures est trop éclatante et la médiation spatiale beaucoup plus significative dans le cas des tragédies orientales que dans celui des tragédies anglaises. Mais dans la mesure où ces dernières remplissent également la condition d’un éloignement dans l’espace - fait exigé par Racine dans sa seconde Préface de Bajazet -, elles se rapprochent certainement plus des tragédies turques que de celles de la Nation France. Pourquoi s’est-on alors particulièrement intéressé aux voisins d’Outre-Manche et non à un autre pays de l’Europe occidentale ? Peuton parler d’une anglomanie, ou vaut-il mieux parler d’une « anglophobie », terme utilisé par A. Stegmann 1 ? Voilà les pistes de recherches que l’on abordera dans le présent chapitre qui se veut une vue synoptique sur les tragédies à sujet anglais. Les pièces que nous analyserons par la suite traitent presque toutes d’une période particulière de l’histoire d’Angleterre, à savoir celle des Tudors et plus particulièrement celle d’Élisabeth (1558-1603) 2 . C’est surtout le destin de Marie Stuart, sa longue captivité et sa décapitation en 1587, qui bouleversa les esprits en Angleterre aussi bien qu’en France. Parmi les huit tragédies à sujet anglais publiées au XVII e siècle, trois traitent de l’histoire de la reine d’Écosse. Anthoine de Montchrestien avec L’Escossoise ou le Désastre (1601/ 1604) 3 fut non seulement le premier dramaturge à utiliser ce sujet pour la scène française mais aussi le premier à ouvrir la voie aux tragédies à sujet anglais en général. Ce fut probablement en 1637 que Charles Regnault reprit le même sujet en composant sa Marie Stuard, Reyne d’Ecosse 4 , tragédie probablement 1 Selon Stegmann, A., L’Héroïsme cornélien. Genèse et signification, t.I, Paris, Armand Colin, 1968. 2 Parmi les tragédies qui nous sont parvenues, seule la pièce d’Aigrot, E., Charles Stüardt, ou la Mort du Roy d’Angleterre (1660) ne traite pas de cette époque. Elle n’existe qu’en forme manuscrite. Pour plus de détails, voir l’étude de Conroy, 1999, p. 399-423. 3 Montchrestien, Anthoine de, L’Escossoise ou le Désastre, [in] Les Tragédies de Anth. De Montchrestien, sieur de Vasteville, plus une Bergerie et un poème de Susane, Rouen, J. Petit, 1601. Il existe une seconde édition, corrigée par l’auteur qui date de 1604. Nous utilisons Montchrestien, A. de, La Reine d’Escosse, édition critique d’A. Maynor Hardee, Milano, Cisalpino-Goliardica, 1975, qui présente le texte de 1601 avec les variantes de 1604. 4 Regnault, Ch., Marie Stuard, Reyne d’Ecosse, Paris, Toussaint Quinet, 1639. On ne connaît ni la date exacte de la composition, ni celle de la représentation de cette pièce. Selon Grew, J.H., Elisabeth d’Angleterre dans la littérature française, Paris, J. Gamber, 1932, p. 70, Marie Stuard fut représentée en 1639. Il adopte ici la date proposée par Léris, A., Dictionnaire portatif des théâtres de 1763. La date proposée par Conroy, 1999, p. 110 est assez probable parce qu’elle situe la composition de cette Biblio_17_005_437_Postert.indd 198 09.02.2010 8: 33: 10 Uhr 199 jouée pendant la saison 1637/ 38. Il fut alors suivi par Edme Boursault, qui, après l’échec de sa tragédie La Princesse de Clèves en 1678 - on en a déjà parlé antérieurement - écrivit également une Marie Stuard, Reyne d’Ecosse, tragédie représentée le 17 décembre 1683 au Théâtre Guénégaud 5 . Pour être exhaustif, mentionnons encore deux autres tragédies sur le même sujet qui ne font pas partie de notre corpus, mais qui furent composées vers la fin du XVII e siècle. Dans le premier cas, on ne possède qu’un résumé de la tragédie qui a été représentée en 1689 « en vers latin et français pour la distribution des prix ; le mercredi troisiéme d’Aoust à midy. » au Collège d’Harcourt à Paris 6 . Le fait que le fils aîné de Racine, Jean-Baptiste Racine, figure sur la liste des acteurs - on sait qu’il jouait le rôle de Murray (personnage introduit par Regnault dans sa version de Marie Stuart) - est certainement l’aspect de plus intéressant dans ce contexte. Dans le second cas, il s’agit d’une pièce anonyme en trois actes, intitulée Marie Stuart, Tragedie avec des intermèdes en musique (1690), qui n’existe qu’en forme manuscrite 7 . La disgrâce et l’exécution du favori d’Élisabeth, Robert Devereux, deuxième comte d’Essex, fut également un sujet propice aux dramaturges français, mais non pour la même raison que celui de Marie Stuart. Le personnage d’Essex et sa relation avec la reine d’Angleterre amenèrent les dramaturges à construire une intrigue essentiellement romanesque. La première pièce composée sur ce sujet fut le Comte d’Essex de Gautier de Costes de La Calprenède. La tragédie, probablement représentée dans la saison 1637/ 38 8 servit plus ou moins de modèle à deux autres tragédies, jouées toutes les deux en 1678 dans les deux théâtres concurrents de Paris, à l’Hôtel de Bourgogne et au Théâtre tragédie en 1637, date qui pourrait marquer le cinquantième anniversaire de l’exécution de Marie. De plus, cette pièce ressemble en plusieurs points au Comte d’Essex de La Calprenède, qui date probablement de la même saison théâtrale. Comme il s’agit d’un auteur peu connu, mentionnons encore deux autres ouvrages qui sont sortis de sa plume : il s’agit des Métamorphoses Françoises (1641) et de Blanche de Bourbon, Reyne d’Espagne, tragi-comédie, qui fut imprimée par Toussaint Quinet en 1642 et 1643 (cette pièce fut même traduite en hollandais et connut deux éditions (1663, 1669). 5 Boursault, E., Marie Stuard, Reyne d’Ecosse, Paris, Jean Guignard, 1691. 6 Le résumé de la pièce est accessible à la Bibliothèque Nationale (cote : MFICHE RES- YF-2735). 7 Une partie de la tragédie a été publiée dans l’étude de Kipka, K., Maria Stuart im Drama der Weltliteratur vornehmlich des 17. und 18. Jahrhunderts, Leipzig, Max Hesses Verlag, 1907, p. 387-390. 8 Voir Snaith, G., «The portrayal of power in La Calprenède’s Le Comte d’Essex», Modern Language Review, 81, 1986, p. 854. Cette date me semble fort probable puisque d’après un contrat mentionné par Snaith (Archives Nationales, Paris, Minutier central, XVIII, 252) la pièce fut vendue pour 200 livres à Courbé le 26 avril 1638. À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 199 09.02.2010 8: 33: 10 Uhr 200 1. Les Tudors sur la scène française Guénégaud : il s’agit du Comte d’Essex de Thomas Corneille (représentée le 7 janvier à L’Hôtel de Bourgogne) 9 et de la pièce homonyme de Claude Boyer (jouée le 25 février au Théâtre Guénégaud) 10 . En dehors de ces deux grands champs thématiques, la tragédie intitulée Jeanne, reyne d’Angleterre 11 de La Calprenède semble occuper une place à part. D’un premier abord, le sujet choisi par le dramaturge est singulier ; mais quand on le regarde de plus près, il y a de fortes réminiscences de L’Escossoise de Montchrestien. On ne peut ni dire dans quel théâtre la pièce fut représentée pour la première fois, ni la date exacte de cette représentation, mais elle est certainement antérieure à celle de son Comte d’Essex. Selon H.C. Lancaster, W. Deierkauf Holsboer et G. Snaith, la pièce date de la saison 1636/ 37 12 . Dans la préface à son Comte d’Essex, dans laquelle La Calprenède s’excuse pour quelques erreurs d’impression, il mentionne le fait que sa Jeanne ait été représentée et publiée « en son absence » : Pardonnez les fautes de l’Impression comme celles d’une misérable Jeanne d’Angleterre que j’ai faite d’autrefois, où il y en a sans mentir autant que de mots ; c’est une Tragédie que j’avais chèrement aimée, mais par malheur elle fut jouée et imprimée en mon absence, comme je vous ai déjà dit, et l’Imprimeur sur quelques légères apparences m’a fait passer pour mort dans son Épître, quoique, Dieu merci, je ne me sois jamais mieux porté. 13 Le sujet historique qu’il dramatise est celui de Jane Grey, qui fut reine pendant seulement neuf jours en 1553. L’intrigue dramatique reste largement historique : John Dudley, duc de Northumberland, marie son fils Guifford à Jane Grey, petite-nièce du roi Henry VIII. Avant la mort d’Édouard VI, John réussit à le convaincre de désigner Jane Grey comme héritière. À la mort du roi, Jane fut effectivement proclamée reine d’Angleterre (10 juillet), bien que cette jeune femme de seize ans fît tout ce qu’elle put pour écarter d’elle cette redoutable dignité. Marie Tudor ne tarda cependant pas à faire reconnaître ses droits d’héritière légitime ; le peuple de Londres et un certain nombre de barons la soutenaient dans ses projets. Northumberland, Jane et son mari furent finalement enfermés à la Tour de Londres. Northumberland fut d’abord exécuté (20 août), ensuite, le 12 février 1554, Jane et Guifford. 9 Corneille, Th., Le Comte d’Essex, édition critique de W. Gibson, University of Exeter Press, 2000. 10 Boyer, C., Le Comte d’Essex, Paris, Charles Osmont, 1678. 11 La Calprenède, G. de Costes de, Jeanne, reyne d’Angleterre, Antoine de Sommaville, 1638. 12 Voir surtout Snaith, 1986, p. 853. 13 Préface au Comte d’Essex de la Calprenède [in] Théâtre du XVII e siècle, II, édition de J. Scherer et J. Truchet, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986. Biblio_17_005_437_Postert.indd 200 09.02.2010 8: 33: 10 Uhr 201 Quoique l’action de Jeanne se distingue largement de celle de L’Escossoise de Montchrestien, on peut tout de même constater des ressemblances : dans les deux cas, deux reines rivales s’affrontent ; dans les deux cas, la reine éprouve de la sympathie pour sa victime ; dans les deux cas, la décision de faire exécuter la reine rivale est prise hors scène, c’est-à-dire entre deux actes ; enfin dans les deux cas, la tête de la victime rebondit plusieurs fois après la décapitation 14 . Ce lien de parenté entre les deux pièces montre que Jeanne, reyne d’Angleterre s’inscrit tout de même dans la lignée du champ thématique autour de Marie Stuart, ne serait-ce que par quelques éléments de l’intrigue dramatique. La tragédie de Jean Puget de La Serre, intitulée Thomas Morus, ou le Triomphe de la Foy et de la Constance (1641/ 42) 15 , en revanche, occupe vraiment une place à part parmi les sujets anglais cités, puisque l’exécution de l’ex-chancellier d’Henry VIII, traite encore d’une autre problématique, de nature purement religieuse, à savoir celle d’un martyre. Montchrestien avait déjà introduit cet aspect dans son œuvre en faisant de la mort de Marie Stuart un véritable martyre, mais contrairement à La Serre, il avait mis l’accent sur le thème de la transcendance. La mort de Marie à la fin de la pièce, donne ainsi lieu à espérer et apaise le côté tragique de la scène de l’exécution rapportée par le messager. Le lecteur/ spectateur n’éprouve pas seulement de la pitié pour la victime, il éprouve de l’admiration. Il est évident qu’une telle pièce n’a pas le même effet tragique qu’une autre tragédie d’exécution sans connotation religieuse 16 . Dans le cas de Thomas Morus, on n’éprouve ni vraie pitié ni vraie admiration pour la victime, mais de « l’horreur » devant un tel acte cruel et injuste. C’est certainement la raison pour laquelle les tragédies de martyr ne peuvent constituer pour La Mesnardière de vrais spectacles tragiques : Mais je ne conteray jamais parmi les Spectacles parfaits, ces Sujets cruels & injustes, comme ceux où l’on expose les Martyres de quelques Saints, où l’on nous fait voir la vertu traitté si effroyablement, qu’au lieu de nous fondre en larmes à 14 Sur les liens de parenté entre ces deux pièces, voir aussi Lancaster, H.C., « La Calprenède Dramatist », Modern Philology, XVIII, 1920, p. 133. 15 La Serre, Puget de, Thomas Morus, ou le Triomphe de la Foy et de la Constance. Tragedie en Prose, Paris, Augustin Courbé, 1642. 16 Sur ce point voir aussi Brereton, G., « Executions in French seventeenth-century tragedy », [in] Barnwell, H. et alii (éd.), The Classical Tradition in French Literature. Essays presented to R.C. Knight, Londres, Grant & Cutler, 1977, p. 72: «In drama, the re-enactment of historical or supposedly historical martyrdoms presented cases which were already won. There could be no question now of fear or deterrence. Pity, though it might be caused momentarily, was submerged in glorification. What were the dramatists doing, or rather, what was left for them to do? They could provoke admiration for the victim’s fortitude and detestation of his persecutors […]» À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 201 09.02.2010 8: 33: 11 Uhr 202 1. Les Tudors sur la scène française l’aspect de ces cruautez, nous avons le cœur serré par l’horreur que nous concevons d’une si étrange injustice. 17 Comme la tragédie de La Serre occupe une place à part parmi les autres tragédies à sujet anglais et comme elle est particulièrement intéressante pour sa problématique du martyr Morus, nous l’analyserons d’une façon détaillée dans le chapitre III.3 de notre étude 18 . Cette analyse sera précédée par celle de l’Escossoise de Montchrestien (chapitre III.2) - d’une certaine manière « pièce de référence » pour les autres tragédies à sujet anglais citées - dans laquelle l’aspect du martyre a été mis en relief pour la première fois 19 . Par rapport à la variété des sujets français traités dans les tragédies nationales, on n’a pu repérer ici qu’un nombre très limité de sujets anglais, dont la plupart tournent autour du personnage de Marie Stuart ou du Comte d’Essex. Il est donc évident que les dramaturges français ne cherchent pas à écrire l’histoire des événements qui se sont déroulés en Angleterre dans le sens d’une « historiographie immédiate », comme l’ont fait les auteurs des tragédies nationales d’actualité. Leur approche est différente ; et pourtant, ils semblent écrire l’histoire, ne serait-ce que l’histoire des mentalités ou celle des passions. D’une certaine manière, l’Angleterre moderne ressemblait à la France : il s’agissait d’un État monarchique, qui connaissait de grands troubles intérieurs - d’ordre religieux surtout - et qui cherchait à stabiliser le pouvoir royal. Et pourtant, elle fut si différente, car - on le sait - « l’absolutisme anglais » fut voué à l’échec. Dès l’époque des Tudors existait un système monarchique particulier, à savoir le système du « king in parliament » (« le roi dans son parlement »), qui empêchait constitutionnellement le pays de mettre en place un système « absolutiste » au sens propre du terme. L’Angleterre prit alors un autre chemin (« England als Sonderweg 20 ») qui s’achèvait par la République et par la décapitation du roi Charles I er en 1649. De plus, quand on jette un 17 La Mesnardière, J. de, La Poëtique, tome I, Paris, Antoine de Sommaville, 1640, p. 109. 18 Thomas Morus fait partie du corpus présenté par Conroy, 1999. L’auteur se concentre sur l’histoire de la pièce, mais ne l’aborde pas vraiment du point de vue dramaturgique. 19 En effet, l’influence de la tragédie de Montchrestien sur les autres pièces à sujet anglais est indéniable. Parfois des passages entiers rappellent L’Escossoise. Jeanne de La Calprenède et Marie Stuard de Regnault sont particulièrement concernées par cette influence. Sur ce sujet, voir également Titmus, C.J., « The influence of Montchrestien’s Escossoise upon French classical tragedies with subjects from English History », French Studies, X, 1956, pp. 224-230. 20 Terme utilisé par H. Durchhardt dans son étude sur l’absolutisme en Europe (Das Zeitalter des Absolutismus, 2 e édition, München, Oldenbourg Verlag, 1992, p. 55) Biblio_17_005_437_Postert.indd 202 09.02.2010 8: 33: 11 Uhr 203 regard sur l’époque des Tudors, on peut constater que l’histoire est largement dominée par les femmes. Le personnage de Marie Tudor - fréquemment appelée « Bloody Mary » à cause de son règne tyrannique - et surtout celui d’Élisabeth ont certainement fasciné les Français, pour lesquels le règne d’une femme devait sembler assez étrange (cf. la loi salique). Mais ce n’était pas seulement par son système politique que l’Angleterre attirait l’attention des autres États européens, c’est aussi par sa prospérité économique. B. Cottret illustre cet aspect dans l’avant-propos de son Histoire d’Angleterre : L’Angleterre était incomparable. L’excellence de ses institutions, sa réussite économique ou financière se déclinaient sur le mode de l’exception […] L’Angleterre n’était pas l’Europe, elle n’était pas non plus la France, l’Italie ou l’Allemagne et tirait de cette unicité les garanties de sa splendeur. 21 Mais c’est également par sa situation géographique que l’Angleterre occupait une place à part. D’après R. Rapin, les Anglais sont des « insulaires, séparez du reste des hommes » 22 , remarque qui souligne le caractère quasi inaccessible de l’île, mais qui crée en même temps une distance psychologique entre l’Angleterre et la France. Ici, l’éloignement psychologique prend même le pas sur l’éloignement géographique qui ne peut être que relatif, puisque les Anglais restent tout de même les voisins des Français. L’opinion des Français par rapport aux Anglais fut donc dominée par un sentiment d’étrangeté qui devint même perceptible à travers d’autres textes littéraires de la même époque voire même de l’époque précédente. Ce n’est donc certainement pas simple hasard que Pierre Matthieu parle dans sa Guisiade d’un peuple « barbare » et que Pierre Corneille dans L’Illusion comique (1636) situe les scènes tragiques en Angleterre 23 . Ce fut certainement le mariage d’Henriette de France avec Charles I er en 1625, qui a provoqué un rapprochement des deux pays, mais qui a également invité chaque côté à comparer sa façon de vivre et de régner avec celle de son voisin 24 . La question de la religion fut le problème le plus brûlant de 21 Cottret, B., Histoire d’Angleterre. XVI e -XVIII e siècle, Paris, PUF, 1996. 22 Rapin, R., Les Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, éd. critique d’E.T. Dubois, Genève, Droz, 1970, p. 103. 23 Voir sur ce point l’ouvrage de référence Ascoli,G., La Grande-Bretagne devant l’opinion française au XVII e siècle, 2 vol., Paris, J. Gamber, 1930, vol.1, p. 35. 24 R. Guichemerre, dans son article intitulé « Le théâtre ‘ anglais ’ de La Calprenède, [in] Visages du théâtre français au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1994, p. 229, pense que l’intérêt des Français pour les Anglais s’explique par le « rapprochement de l’Angleterre avec la France grâce au mariage de Charles I er et d’Henriette de France ». Il ne poursuit cependant pas cette idée et ne cherche pas à expliquer l’existence d’un théâtre « anglais » en France. À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 203 09.02.2010 8: 33: 11 Uhr 204 1. Les Tudors sur la scène française l’époque et l’on peut bien comprendre pourquoi l’on parle dans le Mercure françois d’un mariage « désiré et souhaité de tant de peuples pour le repos et la tranquillité de la chrétienté » 25 . Le monde catholique attendait d’Henriette qu’elle influence son époux dans des questions de la foi et qu’elle apporte l’équilibre religieux tant souhaité. Mais au lieu de provoquer un vrai rapprochement des deux pays, le mariage contribuait plutôt à renforcer le clivage entre Français et Anglais. Après le départ d’Henriette en Angleterre, les Français de son entourage commencèrent à exprimer leur dédain par rapport aux us et coutumes de leurs voisins d’Outre-Manche. L’impression qu’ils donnèrent aux Anglais fut la suivante : […] c’était une étrangère [Henriette] qui régnait chez eux, une étrangère résolue à demeurer telle, une missionnaire venue en un pays barbare, sur une terre d’hérésie, pour ramener à la foi catholique son époux et son royaume. 26 On voit bien que l’attitude des Français envers leurs voisins était assez dévalorisante, on l’a également vu dans la remarque de Rapin, et on peut le sentir dans les pièces de nos dramaturges. Selon les recherches de G. Ascoli, la dureté anglaise constitue l’une des caractéristiques principales de « l’Âme anglaise » 27 . Il faut seulement jeter un regard sur l’histoire sanglante du pays, particulièrement sur l’époque des Tudors, pour comprendre l’affinité des Français pour ce genre de sujets. Dans leurs mains, le « beau » siècle des Tudors et « l’âge d’or élisabethain » se transforment en une Angleterre d’exécutions, puisque toutes les tragédies à sujet anglais se terminent par cette même fin funeste. Mais il ne s’agit ni d’un théâtre sanglant - les règles de la bienséance étant déjà largement établies à cette date-là (sauf dans le cas de la pièce de Montchrestien) - ni d’un théâtre proprement historique. Le théâtre à sujet anglais pose des problèmes d’ordre politique mais aussi d’ordre affectif. Tout en respectant les conventions théâtrales de l’époque en question, il oscille donc entre l’histoire politique et celle des passions. En dehors des relations franco-anglaises décrites, il convient de jeter un regard sur l’attitude des dramaturges face à leurs sujets. Pourquoi ont-ils opté pour un sujet moderne de l’histoire anglaise et non pour un sujet antique ou mythologique, comme c’était le cas pour la majorité des tragédies à cette époque ? À côté de quelques remarques générales concernant le problème dialectique fidélité historique/ invention poétique, problème qui touche l’histoire antique aussi bien que l’histoire moderne, les dramaturges ne justifient pas explicitement leur choix dans leurs préfaces. Parmi les témoignages que nous 25 Ibid., p. 34. 26 Ibid., p. 40. 27 Ascoli, G., La Grande Bretagne devant l’opinion française au XVII e siècle, 2 vol., Paris, J. Gamber, 1930. Biblio_17_005_437_Postert.indd 204 09.02.2010 8: 33: 11 Uhr 205 possédons, le « Au lecteur » de Regnault et « l’Epistre » de Boursault sont particulièrement intéressants, parce qu’ils nous fournissent quelques indications sur ce sujet. À la lecture de ces deux textes, on s’aperçoit que c’est le destin de Marie Stuart qui a particulièrement fasciné les deux dramaturges. Voici ce que Regnault écrit dans sa dédicace à Richelieu : […] Celle qui se jette à vos pieds est cette Marie Stuard à qui feu Henry second d’heureuse memoire donna François son fils pour mary, c’est celle qui receut en ce temps là sur le front, la mesme Couronne que vous faittes briller aujourd’huy sur la teste de mon Prince, & celle dont la condition ny la vertu ne peurent toutesfois empescher la perte. Veritablement, Monseigneur, ce luy est un extreme advantage de ce qu’àpres avoir perdu le jour sur l’échafaut, vous luy voyez rendre l’honneur sur le Theatre, & que si sa mort ne fut point vangée, au moins son innocence sera-telle deffenduë […] Contrairement à Montchrestien, qui évitait dans son Escossoise de prendre position pour Marie - on le verra dans l’analyse détaillée de cette pièce -, Regnault se considère littéralement comme le défenseur de « son innocence ». Dans cette optique, il n’est donc pas étonnant de voir que son « Au lecteur » se veut une « Apologie de la Reyne d’Ecosse ». Dans cette préface, il souligne le fait que Marie fût mariée à François II, qu’elle fût Reine de France et qu’elle fût donc exécutée en tant que telle. Pour lui, Marie Stuart est en premier lieu une Française et son histoire celle de la France. Le fait qu’elle fût également Reine d’Écosse est passé sous silence et n’a donc pas d’importance pour le dramaturge. Soucieux de lui rendre « l’honneur sur le Theatre » et soucieux de défendre ainsi son innocence, Regnault s’inscrit de façon affichée dans une lignée d’auteurs qui ont également éprouvé le besoin de prendre parti pour Marie. Comme il l’explique dans son « Au Lecteur », il « marche sur les traces des plus excellens hommes du dernier siecle » pour « descrire […] une histoire si recommandable que celle de Marie Stuard. » C’est ainsi que « le divin Ronsard » a écrit « en faveur de cette Sage Princesse » et c’est ainsi que « La naissance de l’heresie du sieur Florimond de Raymond […] fit sçavoir à toute la terre la longue tyrannie d’Elizabeth & la constante patience de Marie ». Pour la plupart de ces écrivains, le but n’était pas vraiment de composer une œuvre d’art, mais de transmettre un message à caractère politico-religieux. Il fallait prendre parti, même encore au siècle qui suit l’événement tragique, pour défendre la cause de ce personnage fascinant, devenu un véritable mythe. Le souvenir de sa mort était encore bien vivant au XVII e siècle. La mort du roi Jacques d’Angleterre, fils de Marie, et le mariage d’Henriette de France avec le petit-fils de Marie, Charles I er , rappelèrent l’histoire « si tragique » de la « Reine de France » et contribuèrent à rapprocher le passé et le présent. À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 205 09.02.2010 8: 33: 12 Uhr 206 1. Les Tudors sur la scène française Regnault, on l’a déjà indiqué, n’est pas le seul à vouloir lui rendre honneur. Il est intéressant de voir qu’on trouve cette même idée dans l’Epître dédicatoire de Boursault à « Monseigneur le Duc de St. Aignan » 28 . Pour lui, l’histoire de Marie est un sujet actuel, voire un sujet atemporel qui touche au mythe : Il est vray, Monseigneur, que ce n’est pas d’aujourd’huy que les plus honnestes gens de l’Europe se sont declarez pour Marie Stuard contre l’Oppression & la Calomnie : ce n’est pas d’aujourd’huy qu’elle a esté persecutée par l’Erreur et par l’Ignorance : son sort est d’estre éternellement condamnée par des Juges corrompus, & de conserver éternellement sa gloire malgré les efforts qu’on a toûjours faits pour la détruire. 29 D’après ces témoignages, le but principal des deux dramaturges fut d’écrire une apologie de Marie Stuart, de défendre son innocence du point de vue politique et religieux - elle était catholique comme la majorité des Français - et de lui rendre l’honneur qu’elle avait perdu sur l’échafaud anglais. Hilarion de Coste dans ses Eloges et Vies des Reynes (1647) exprime bien l’attitude des Français par rapport à cet événement de l’histoire anglaise en résumant brièvement le contenu de la pièce de Regnault : M. Regnault, Parisien, a aussi écrit une Tragédie sous le titre de Marie Stuart où l’on void les jalousies & les cruautez des Anglois & de leur Reyne, & la bonté de nostre Reyne Marie & de ses serviteurs ou partizans. 30 Il faut cependant admettre qu’une telle attitude glorificatrice induit un doute supplémentaire quant à son innocence et sa vertu. Si elle avait été indubitablement innocente, on n’aurait pas cherché à le montrer autant de fois et l’on n’aurait pas éprouvé le besoin de raconter son histoire. Historiquement - on le sait - elle fut mêlée à de nombreuses conspirations et fut soupçonnée d’avoir joué un rôle dans l’affaire du meurtre de son mari Darnley ; on en parlera lors de l’analyse détaillée de l’Escossoise de Montchrestien. Mais c’est peut-être la raison même pour laquelle on s’est tellement intéressé à sa personne. Quand on compare son caractère avec celui de Jane Grey par exemple, on comprend pourquoi c’est Marie et non Jane qui est devenue l’héroïne de tant de pièces de théâtre 31 . C’est donc l’ambiguïté de son caractère qui a suscité l’intérêt des dramaturges. 28 Dans cette Epître, il écrit : « […] Après tous les avantages que Vous luy avez procurez, la Generosité qui vous est si naturelle Vous sollicite à luy donner un Azile, plus sacré & plus inviolable que celuy qu’elle receut autrefois d’une Teste couronnée. » 29 Ibid. 30 Citation d’après Hill, L.A., The Tudors in French drama, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1932, p. 97. 31 Kipka, 1907, p. 5, mentionne cet aspect dans son introduction: «Wäre ihr Leben engelhaft und ihr Unglück unverdient gewesen, so hätte man sie vergessen wie die Biblio_17_005_437_Postert.indd 206 09.02.2010 8: 33: 12 Uhr 207 De plus - et il s’agit-là d’un aspect purement dramatique - , les dramaturges voient curieusement un avantage dans le traitement du sujet de Marie Stuart, un sujet connu de tout le monde, bien que cela implique généralement un respect plus rigoureux des faits historiques. Les lecteurs/ spectateurs pouvaient donc se concentrer entièrement sur la dispositio du poème dramatique 32 . Regnault mentionne cet aspect dans son « Au lecteur » : C’est apres tant d’illustres Autheurs que je monstre son innocence en cette Tragedie, c’est pourquoy, Lecteur, ce n’est pas pour t’en donner un argument que je t’écry, mais c’est pour t’avertir que je ne t’en donne point, un subjet si cognu n’a pas besoing d’interpretation, & ce seroit expliquer l’Histoire en l’Histoire mesme, car quoy je me sois attaché particulierement à la matiere, j’ay disposé mon Poëme en telle sorte qu’il ne faut que l’ouyr, ou le lire pour le comprendre […] 33 Selon Regnault, l’histoire de Marie Stuart n’a donc pas besoin d’explications, car « ce seroit expliquer l’Histoire en l’Histoire mesme », remarque qui crée un lien étroit entre histoire et tragédie, mais qui implique en même temps une certaine autonomie de l’œuvre dramatique : c’est grâce au processus de la dispositio (« i’ay disposé mon Poëme en telle sorte […] ») que le dramaturge crée un ensemble cohérent qui produit un sens. À la volonté de prendre parti pour la « Reine de France » qu’était Marie dans l’esprit des dramaturges français s’ajoutait donc surtout le choix d’un sujet connu, qui touchait au mythe. Dans le cas du comte d’Essex, en revanche, on ne possède aucun témoignage indiquant une intention « propagandiste » quelconque. Il me semble que l’intérêt que les dramaturges français ont porté à l’histoire du favori d’Élisabeth doit être plutôt cherché du côté de l’intrigue dramatique. Une chose reste en tout cas certaine : tous les dramaturges puisent dans le même fonds, c’est-à-dire dans l’histoire d’un pays considéré comme « étrange », « bizarre » et « cruel ». von gleich traurigem Schicksal betroffene Jane Gray. Wäre diese glühende Seele mehr lasterhaft als leidenschaftlich gewesen, so hätte man ihr Andenken wie das anderer geschichtlicher Ungeheuer als Massalina, Lucretia, Borgia, im Verbrecherwinkel der Geschichte modern lassen.» 32 La Mesnardière souligne cet aspect dans sa Poëtique : « Il faut […] s’il est possible, que ce soient des Actions fort remarquables dans l’Histoire, & qui soient connuës de plusieurs ; afin que le Spectateur ne soit pas si empesché à en comprendre le fonds, qui vient de l’Historien, qu’il ne lui reste de l’esprit pour en considerer l’ordre, l’agencement et la conduite, d’où dépend la gloire du Poëte. » La Mesnardière, J. de, La Poëtique, tome premier, Antoine de Sommaville, 1640, p. 17. 33 « Au lecteur » de Regnault, voir Marie Stuard, édition citée. À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 207 09.02.2010 8: 33: 12 Uhr 208 1. Les Tudors sur la scène française 1.1.2 Constantes et variantes autour d’une même idée tragique Quand Regnault déclare dans son « Au lecteur » que « les actions faites auparavant la Scene y sont racontées sans aucune alteration ou déguysement de la vérité de [son] subiect », et quand La Calprenède affirme que les faits décrits dans son Comte d’Essex correpondent à ce qu’on peut lire « dans les Historiens Anglois », on touche pleinement à la question des sources. Parmi les sources possibles, notons d’abord les trois ouvrages de référence dont les dramaturges français se sont certainement servis pour composer leurs œuvres. Il s’agit en premier lieu de la Britannia de William Camden, dont la première édition remonte à l’année 1586, mais qui a connu de nombreuses rééditions et même une traduction française, intitulée Histoire d’Elizabeth Royne d’Angleterre (1627) 34 . G. Ascoli constate que l’Histoire de Camden est « l’un des livres où l’on pouvait le mieux se renseigner sur le pays, sa constitution et son histoire », mais il n’est pas le seul : citons encore L’Histoire d’Angleterre, d’Escosse, et d’Irlande d’André du Chesne (1614), ou encore L’Histoire universelle de Jacques- Auguste de Thou, qui ont également pu servir à nos dramaturges français. La Calprenède, Thomas Corneille et Claude Boyer ont certainement utilisé ces ouvrages, où ils ont pu trouver des allusions à la vie sentimentale d’Élisabeth et surtout à sa relation avec Essex. Pour ce qui est du sujet de Marie Stuart, la question des sources est beaucoup plus complexe que dans le cas d’Essex, puisque à la difficulté du nombre et de la variété de textes parus sur son sujet s’ajoute le problème du parti pris pour Marie, problème qui se pose notamment en France, où l’on a déploré « la mort injuste » de cette reine « innocente ». L’authenticité historique des documents dont les dramaturges français auraient pu se servir est donc douteuse, puisque en tant que Français on ne pouvait pas rester impartial face à une telle injustice. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les sources citées par Regnault dans son « Au lecteur » soient essentiellement des ouvrages qui louent la vie de Marie, qui soulignent son innocence, ou qui la présentent en tant que martyr 35 . Les documents auxquels les dramaturges avaient accès 34 Camden, W., Histoire d’Elizabeth Royne d’Angleterre […] traduit du latin de M. Paul Bellegent, Paris, Samuel Thiboust, 1627. 35 À part du Martyre de la Reine d’Ecosse, qu’on a déjà cité et La Naissance de l’heresie de Raymond, il mentionne encore les « Peres Caussin et Hilarion [de Coste] », c’est-àdire La Cour sainte de Caussin, dont les premières éditions datent de 1623 et 1624, et les Eloges d’Hilarion, on l’a mentionné. Buchanan figure également sur la liste de ses sources. Tout d’abord ce fait semble assez étrange puisqu’il est le seul à avoir noirci le personnage de Marie dans un pamphlet de 1571, intitulé L’Histoire de Marie Royne d’Escosse. On en parlera lors de l’analyse de la tragédie de Montchrestien. Mais dans ce contexte précis, Regnault affirme que Buchanan « en mourant » avait finale- Biblio_17_005_437_Postert.indd 208 09.02.2010 8: 33: 12 Uhr 209 reflètent donc tous plus ou moins l’attitude favorable des Français face à la mort de leur « héroïne nationale ». D’une certaine manière, on rencontre ici le même problème que dans Coligny de François de Chantelouve : étant donné que l’événement de la Saint-Barthélemy a fait couler beaucoup d’encre et que l’on a essayé d’expliquer, voire même de justifier cet événement tragique du passé récent, l’historiographie de cette époque ne pouvait être que tendancieuse et les œuvres poétiques ne pouvaient avoir qu’un caractère polémique ou propagandiste. Dans un tel cas, l’authenticité historique est relative et doit alors être constamment remise en question. Dans cette optique, les personnages dramatiques des différents drames historiques traités ne possèdent pas tous le même degré d’historicité que leurs modèles. Mais il est important de noter que les modifications faites par nos dramaturges ne sont pas toujours d’ordre polémique (ces exemples sont plutôt rares). Les motivations de nos auteurs varient selon l’époque de la création et vont de pair avec les conventions théâtrales et le goût du public du temps. C’est ainsi que la modification d’un personnage dramatique constitue dans la majorité des cas un choix dramaturgique ou esthétique, et moins un choix politique. Le degré d’ « historicité » d’un « acteur » peut être déterminé à l’aide de son nom historique, de ses principaux traits de caractère et du rôle qu’il joue dans la pièce. En tenant compte de ces critères, les personnages de nos tragédies « anglaises » peuvent être réparties en trois groupes différents 36 . Le premier groupe, que l’on appelle le groupe des « historiques » comprend les « acteurs » qui correspondent le plus à leur modèle historique : ils portent le nom de leur original, ils se ressemblent au niveau du caractère, et le rôle qu’ils jouent dans la tragédie correspond largement à celui qu’ils ont joué dans l’histoire. Il est ici essentiellement question des personnages principaux d’une pièce, tels qu’Élisabeth, Marie ou Essex 37 . En tant que protagonistes de l’intrigue principale, ils assurent la vraisemblance et la crédibilité de l’action représentée. Ils ne doivent donc pas trop s’éloigner de leur modèle pour ne pas troubler les connaissances du lecteur/ spectateur, familier avec les principaux événements ment démenti toutes les calomnies écrites sur Marie. Cette remarque peut être interprétée comme une sorte d’excuse de la part de Regnault pour s’être servi d’une source peu favorable à la reine d’Écosse. 36 Sur la système des personnages dans la tragédie à sujet anglais, voir Conroy, 1999. 37 Il est également possible qu’un personnage secondaire remplisse cette fonction, comme c’est par exemple le cas de Melvin dans la Marie Stuard de Regnault. Son rôle correspond à celui qu’il joue dans l’histoire : en tant que témoin oculaire de l’exécution de Marie, il en fait le récit aux autres personnages de la pièce. Montchrestien dans son Escossoise l’appelle tout simplement « Maistre d’Hôtel ». Dans Marie Stuard de Boursault, c’est Neucastel qui remplit cette fonction et non Melvin. À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 209 09.02.2010 8: 33: 13 Uhr 210 1. Les Tudors sur la scène française du drame historique. Le personnage de Marie Tudor dans Jeanne, reyne d’Angleterre de La Calprenède constitue ici un cas particulier : bien qu’elle joue le rôle qu’elle joue aussi dans l’histoire, elle ne correspond nullement à son modèle quant à son caractère : La Calprenède fait de la sœur d’Élisabeth, d’ordinaire dépeinte comme une « Bloody Mary », une femme essentiellement douce, qui éprouve même de la sympathie pour sa « victime » Jeanne. L’auteur se trouve ici à la limite des changements historiques permis au dramaturge, puisqu’un tel portrait aurait pu surprendre le lecteur/ spectateur de l’époque, habitué à l’image de Marie donnée par d’autres auteurs de la même époque. Cette entorse à la vérité historique est certainement due au choix dramaturgique du poète, dont la Jeanne, reyne d’Angleterre semble avoir été construite sur le canevas de l’Escossoise de Montchrestien. Cela expliquerait aussi le caractère doux de Marie, rappellant le personnage d’Élisabeth dans l’Escossoise, qui elle aussi, hésite à faire exécuter sa victime. Le deuxième groupe est celui des « pseudo-historiques », groupe qui réunit tous les personnages portant un nom emprunté à l’histoire, sans qu’il ait un rapport direct avec les événements décrits dans la pièce. Ce déguisement onomastique permet aux dramaturges d’introduire des personnages inventés sans que le lecteur/ spectateur s’en aperçoive immédiatement. Il s’agit là surtout d’un choix dramaturgique : les auteurs se servent de ce type de personnage pour construire une intrigue romanesque. Ce n’est certainement pas un simple hasard si l’on rencontre ce phénomène surtout dans les tragédies des années 1670, époque où le genre de la nouvelle historique - connu pour ses personnages « pseudo-historiques » et ses aventures galantes - se trouve en plein essor en France 38 . Pensons par exemple à la duchesse d’Irton, Amante d’Essex dans la tragédie de Thomas Corneille, ou à Clarence, qui remplit la même fonction dans la tragédie éponyme de Claude Boyer 39 . Le personnage de Neucastel dans Marie Stuard de Boursault fait également partie de ce groupe. Il est possible que l’auteur ait emprunté ce nom au duc de Newcastle, exilé assez célèbre, qui fut obligé de rester en France pendant l’Interrègne. 38 À cette époque-là, un nombre considérable de nouvelles historiques à sujet anglais apparurent en France. Voici quelques exemples antérieurs à Essex de Th. Corneille et de Boyer : Marie d’Aulnoy, Les nouvelles d’Elisabeth, reyne d’Angleterre, Paris, C. Barbin, 1674 ; P. Le Pesant, sieur de Boisguilbert, Marie Stuart, Reyne d’Ecosse, Paris, C. Barbin, 1675 ; De Curly, Tidéric, Prince de Galles, Paris, C. Barbin, 1677 ; Jean de Préchac, La Princesse d’Angleterre ou la duchesse reyne, Paris, E. Loyson, 1677. Voir Conroy, 1999, Appendice 1, p. 433-434. 39 Voir également le personnage de Tilney, confidente d’Élisabeth, ou de Crommer, Capitaine des Gardes, dans Essex de Thomas Corneille. De tels personnages n’ont que l’apparence de l’authenticité historique. Biblio_17_005_437_Postert.indd 210 09.02.2010 8: 33: 13 Uhr 211 Le troisième groupe réunit tous les personnages qui portent un nom générique (le Capitaine des Gardes, l’huissier etc.). De telles figures sont fréquentes dans la tragédie de l’époque et ont le statut de personnages-stéréotypés. Il s’agit essentiellement de rôles accessoires : ces personnages - d’ordinaire sans profil psychologique - sont fréquemment muets, ou, s’ils ne le sont pas, ne prononcent que des vers correspondant à leur charge (dans la majorité des cas, le Capitaine des Gardes par exemple ne s’exprime que pour arrêter le prétendu coupable). Dans l’Escossoise de Montchrestien, en revanche, où même les protagonistes sont désignés par leur titre (par exemple la Reine), l’emploi des noms génériques constitue un véritable choix esthétique, qui souligne l’aspect universel de la tragédie « anglaise ». À cette typologie des personnages s’ajoute le phénomène du « retour des personnages ». Tout d’abord, on rencontre les mêmes personnages à l’intérieur d’un même sujet historique. Il s’agit essentiellement des protagonistes dont la présence s’impose par le sujet lui-même. Ce qui est cependant plus intéressant à l’intérieur de ce principe, c’est le retour des personnages secondaires ou accessoires - qui peuvent changer - et leur fonction dans la pièce qui peut varier selon la construction de l’intrigue dramatique. Avant de donner un exemple, notons dans ce contexte que l’orthographe des noms anglais peut changer selon l’auteur. Parfois elle ressemble davantage à la forme phonétique du nom anglais qu’à son équivalent écrit. Pour ce qui est de la reine d’Angleterre, la plupart des dramaturges francisent le nom anglais « Elizabeth » en « Elisabeth ». Le personnage de Norfolk connaît également des modifications onomastiques : dans Jeanne de La Calprenède et dans la tragédie de Regnault, il prend un « l » (« Nolfoc ») et dans Marie Stuard de Boursault, le « l » se trouve à la fin du nom (« Norfolc »). Dans les trois Comte d’Essex, on trouve même trois variantes orthographiques du même nom : La Calprenède parle du comte de « Salisbery », Thomas Corneille du comte de « Salsbury » et Boyer du comte de « Salysbery ». Le personnage de « Northbelant » dans Jeanne, reyne d’Angleterre a certainement connu la plus grande déformation onomastique en rappelant le nom anglais de Northumberland. On se demande si c’est par ignorance de la langue anglaise, par volonté de franciser les noms des personnages ou par l’utilisation des sources orales qu’on se trouve face à une telle variété orthographique 40 . Il est fort probable que ces trois facteurs jouent un rôle dans ce contexte. 40 Selon les recherches d’Ascoli, 1930, tome II, p. 1-14, l’ignorance de l’anglais est attestée. Même les plus savants des Français n’osaient pas prononcer des mots anglais ; et si l’on était obligé de se servir de cette langue généralement conçue comme « bizarre » (p. 11) c’était essentiellement pour désigner des noms propres. Ceux-ci furent systématiquement déformés, ce que la liste des noms de lieu donné par Ascoli illustre (p. 13). C’était essentiellement la prononciation qui posait problème. À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 211 09.02.2010 8: 33: 13 Uhr 212 1. Les Tudors sur la scène française Dans le cas d’Elizabeth, la volonté de franciser me semble évidente, puisque le nom existe aussi dans la langue française ; dans le cas des différents « Salisbury », on ne connaissait certainement pas assez la bonne orthographe anglaise et dans le cas de « Northbelant », on pourrait s’imaginer qu’on se servait de sources orales, ce qui est d’ailleurs également probable pour « Soubtantonne » [Southhampton], personnage qui figure dans Essex de La Calprenède 41 . Une chose reste pourtant certaine : les dramaturges français furent confrontés à des noms qui leur étaient peu familiers mais dont ils se servaient tout de même, ou bien dont ils se servaient volontairement pour « dépayser » le lecteur/ spectateur et pour donner à leurs œuvres une touche d’étrangeté. Le rôle de Mourray dans Marie Stuard de Regnault et dans la pièce éponyme de Boursault (Morray) illustre bien le principe du retour des personnages secondaires à l’intérieur d’un même sujet historique. En tant que complice du comte de Kent dans la pièce de Regnault, il joue le rôle du perfide et du mauvais conseiller de la reine Élisabeth. Il reste donc personnage secondaire au sens propre du terme. Dans la tragédie de Boursault, en revanche, son caractère gagne en profondeur et ainsi en autonomie. Il n’est pas seulement complice de Neucastel en jouant, comme dans la pièce de Regnault, le rôle du perfide, mais il aspire même à la couronne d’Écosse - en précipitant l’exécution de sa sœur Marie - et à celle d’Angleterre en voulant épouser Élisabeth après l’élimination de Norfolc. Même si l’on ne peut pas parler d’un personnage principal, il faut tout de même admettre que Boursault lui attribue un rôle important dans sa pièce, ce qui se manifeste également dans la façon dont il meurt. Contrairement à la tragédie de Regnault, dans laquelle il est assassiné hors scène, Morray se suicide chez Boursault à la fin de la scène 6 de l’acte V (dialogue entre Élisabeth et Morray) : […] Vos droits à l’Angleterre étant peu legitimes, Et les miens à l’Escosse estant crimes sur crimes, Pour les mieux affermir je cherchois les moyens D’unir mon Sceptre au vostre, & vos crimes aux miens. Le ciel cruel aux uns, & favorable aux autres, S’oppose à mes desseins, & seconde les vostres : Voilà quelques exemples : Orcestre (Worcester), Francestrid (Francis Street), Durême (Durham) etc. 41 Dans son « Au Lecteur » au Comte d’Essex, la Calprenède mentionne qu’il ne s’est pas seulement servi des historiens anglais, mais qu’il a aussi utilisé d’autres sources : « […] croyez que […] je n’ai rien écrit que sur de bonnes mémoires que j’en avais reçues de personnes de condition, et qui ont peut être part à l’Histoire […] », remarque qui peut renvoyer aux sources manuscrites ou orales utilisées par l’auteur. Biblio_17_005_437_Postert.indd 212 09.02.2010 8: 33: 13 Uhr 213 Tous deux enfans de Rois par un semblable sort, Il vous éleve au trône, & me livre à la mort. Mais s’il croit la choisir son attente est trompée. Quoiqu’on m’ait par son ordre arraché mon épée, Son aveugle colere a manqué de prévoir, Que j’avois, malgré lui, ma mort en mon pouvoir […] Il s’enfonce un poignard dans le sein. 42 À côté des personnages qui reviennent à l’intérieur d’un même sujet historique, il y a ceux qui retournent même au-delà des limites imposées par le sujet, fait particulièrement intéressant dans la mesure où les tragédies à sujet anglais, si différentes qu’elles puissent paraître au premier abord, forment un ensemble cohérent. Dans cette optique, le retour d’un duc de Norfolc par exemple - même si le Nolfoc 43 dans Jeanne est le père de celui qui apparaît dans Marie Stuard de Regnault et dans la pièce éponyme de Boursault - souligne l’idée d’une continuité historique dans l’œuvre dramatique et crée ainsi des points de repères pour le lecteur/ spectateur qui, à condition qu’il ait assisté à la représentation de Jeanne ainsi qu’à celle de Marie Stuard de Regnault par exemple, aurait pu rencontrer les membres de la même dynastie. Parmi ces membres, le personnage d’Élisabeth d’Angleterre revient dans presque toutes les tragédies à sujet anglais (à l’exception de Thomas Morus de Jean Puget de La Serre) et joue la plupart du temps un rôle central dans l’intrigue. Dans la majorité des cas (à l’exception d’Essex de La Calprenède) le personnage historique d’Élisabeth, dont les historiens ont loué le monarque puissant, se transforme en une Élisabeth fictive dont les dramaturges mettent surtout en relief la cruauté, le caractère vindicatif et hypocrite, et, dans les pièces sur le comte d’Essex, la jalousie, qui l’empêche d’accomplir son devoir de reine. L’Élisabeth de Montchrestien, en revanche, reste plus fidèle à son modèle historique puisqu’elle témoigne également de la compassion et de la sympathie pour sa victime Marie. Mais depuis Jeanne, reyne d’Angleterre de La Calprenède - la seule tragédie où Élisabeth est un personnage secondaire - elle se fait craindre par son caractère cruel et rigoureux (elle « approuve les leçons d’Herode, & de Tybere » [Jeanne, IV,1]). C’est ainsi que les vers pronon- 42 Boursault, E., Marie Stuard, édition citée, acte V, scène 6. 43 Dans la pièce de La Calprenède, Le duc de Nolfoc est Thomas Howard, qu’Henri VIII, fit arrêter et condamner pour crime de lèse-majesté. Ici, libéré de sa prison, il est le Président du Tribunal devant lequel Gilfort et Northbelant doivent comparaître. Même s’il déclare son impartialité en tant que juge, on ne peut pas nier qu’il soit l’ennemi acharné des deux. Une inimité profonde existe depuis longtemps entre sa famille et celle de Northbelant. Voir aussi Conroy, 1999, p. 230. À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 213 09.02.2010 8: 33: 13 Uhr 214 1. Les Tudors sur la scène française cés par Marie Tudor dans Jeanne (dialogue entre Marie et sa sœur Élisabeth à la scène 1 de l’acte IV) semblent annoncer l’Élisabeth de Regnault, de Boyer ou de Boursault : Sous les noms specieux de devoir & de zele Vous ne sçauriez cacher cette humeur naturelle, Ce sont les sentimens de cette cruauté, Où depuis si long temps vostre esprit est porté : Je vous l’ay dit cent fois, ma sœur prenez-y garde, Vous sçavez qu’apres moy le sceptre vous regarde, Et que par le pouvoir du Juge souverain Peut-estre devez-vous me succeder demain ? […] 44 En opposant dans cette scène les deux sœurs, La Calprenède ne crée pas seulement une situation d’affrontement entre proches, il oppose deux systèmes politiques différents, Marie représentant (contrairement à la vérité historique) celui de la clémence, et Élisabeth celui de la tyrannie. En transmettant une leçon politique sur l’art de régner, comme on la trouve dans de nombreuses tragédies à cette époque, La Calprenède souligne la cruauté du système politique dont Élisabeth se fait le porte-parole. Il est assez significatif que cette idée close la tragédie. Les dernières paroles de Marie ne s’adressent pas seulement au comte d’Erby, mais aussi au public : […] Pour moy je vous souhaitte autant qu’il m’est possible, Que vous puissiez tomber sous le regne d’un Roy, Qui pour se maintenir en use comme moy, Et pour vous souhaiter une fortune pire, Que ma sœur apres moy succede à cét Empire. 45 Comme l’a déjà montré J.H. Grew dans son étude sur le personnage d’Élisabeth, on peut constater un grand décalage entre l’opinion des historiens et celle des poètes à l’égard de cette reine célèbre 46 . Là où les historiens louent sa grandeur politique, les poètes dénoncent son régime tyrannique ; et là où les historiens la décrivent en tant que reine protestante, les poètes ne voient en elle que la persécutrice de la reine d’Écosse. Dans les tragédies à sujet anglais, le personnage historique d’Élisabeth se métamorphose en un personnage littéraire qui ne rappelle pas seulement les rois cruels et tyranniques des autres tragédies de l’époque (pensons à Hérode de Tristan), mais qui illustre 44 La Calprenède, Jeanne, reyne d’Angleterre, scène 1, acte IV. 45 Ibid., scène 5, acte V. 46 Voir Grew, J.H., Elisabeth d’Angleterre dans la littérature française, Paris, J.Gamber, 1932, p. 69-70. Biblio_17_005_437_Postert.indd 214 09.02.2010 8: 33: 14 Uhr 215 aussi la particularité et l’étrangeté d’un système politique où la loi salique est inconnue. Cette idée est nettement exprimée dans Marie Stuard de Boursault, où Morray critique le cas d’Angleterre (I,3) : L’Angleterre exceptée en tous les autres lieux Le regne d’une femme est un regne odieux : La plus ferme Couronne un moment sur sa teste Dans l’Estat le plus calme excite une tempeste […] 47 Ces vers répondent en quelque sorte à ceux prononcés par le duc de Norfolc à la scène 2 de l’acte I, où il déclare avec conviction : « Je suis las d’obéir aux ordres d’un[e] femme. » À l’exception de Thomas Morus, le thème de la « femme au pouvoir » se retrouve dans toutes les tragédies « anglaises », mais se présente sous des formes différentes : dans l’Escossoise de Montchrestien par exemple l’opposition des deux reines (Élisabeth, Marie Stuart) devient un principe dramaturgique (pièce composée en forme de diptyque); dans Jeanne de La Calprenède trois femmes puissantes se trouvent au centre de l’intrigue dramatique, Marie incarnant le pouvoir politique légitime, Jeanne représentant le pouvoir politique « usurpé », et Élisabeth représentant la future reine machiavélique, tandis que Thomas Corneille nous présente dans son Comte d’Essex une reine-Amante entièrement déterminée par ses passions. Comme l’explique Morray dans le passage cité, l’Angleterre occupait une place à part parmi les autres pays de l’Europe occidentale et donnait ainsi lieu à débats. Ce fut surtout l’ouvrage de David Chambre, intitulé Discours de la legitime succession des femmes aux possessions de leurs parents, et du gouvernement de princesses aux empires et aux royaumes (1572) qui témoigne de l’intérêt que la France portait à ce phénomène. Ce n’est donc pas un simple hasard de le retrouver dans nos tragédies traitant de l’époque des Tudors, époque la plus riche en « femmes puissantes », dont la plus illustre est la plus fascinante est certainement Élisabeth I ère . Après avoir étudié dans un premier temps les représentants de l’histoire anglaise, il convient de jeter un regard plus détaillé sur cette « Angleterre dramatique », telle qu’elle se présente dans nos tragédies. Tout d’abord, on peut constater que ce lieu reste assez peu déterminé dans l’ensemble de nos pièces : les seules indications spatiales que l’on peut trouver sont la ville de « Londres » et la « Tamise ». En revanche, la situation géographique de l’Angleterre - une île entourée par la mer - a été beaucoup plus mise en relief par nos dramaturges. 47 Boursault, Marie Stuard, scène 3, acte I. À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 215 09.02.2010 8: 33: 14 Uhr 216 1. Les Tudors sur la scène française Montchrestien se servait le premier de cette image pour en construire un lieu tragique par excellence : dans l’Escossoise, l’Angleterre se transforme en une « île fatale » dont on ne peut s’échapper. Charles Regnault, dont la Marie Stuard doit beaucoup à la pièce de Montchrestien, reprend cette image et la met dans la bouche de l’Ambassadeur de France qui apparaît au dernier acte afin de plaider la cause de Marie (« Ceste Isle fatalle, ou, par le lois du sort, / Il estoit resolu que nous vissions sa mort [celle de Marie) » ; V,4). Il est évident que l’Angleterre est ici beaucoup plus qu’un simple lieu d’action. Elle est porteuse de sens, puisqu’elle devient synonyme du tragique même. Cette idée s’exprime particulièrement à la scène 4 de l’acte V, lorsqu’Élisabeth répond à l’Ambassadeur de France : On fait d’une Princesse un spectacle d’horreur. Une execution sacrilege & funeste Un autel de Buzire, un repas de Thyeste. […] Et cette Isle a servy par nostre perfidie, De Theatre sanglant à cette Tragedie. 48 Cette réplique - surtout les deux derniers vers cités - est particulièrement intéressante, parce qu’en dehors de son caractère métathéâtral, elle associe le terme de « l’Ile » à la notion du tragique. Là où l’histoire devient tragédie, le lieu historique se transforme en un « Theatre sanglant » et le personnage historique (« une Princesse ») devient l’acteur d’un « spectacle d’horreur ». Ce n’est cependant pas seulement la situation géographique de l’Angleterre qui est mentionnée par les dramaturges, mais aussi sa prospérité, le pouvoir de la reine (Marie Stuard de Regnault : « A tous les rois voisins elle impose ses loix / Etonne l’univers du bruit de ses Exploits » ; I,3) et la période de paix que le pays a connu pendant le règne d’Élisabeth (voir scène 4 de l’acte I du Comte d’Essex de La Calprenède ; Élisabeth: « Que te sert cette paix que goûte l’Angleterre / Si tu portes dans l’âme une mortelle guerre ? »). Mais il faut avouer que ces allusions n’apportent quasiment rien à ce qu’on peut appeler « la couleur locale » d’une tragédie 49 . Le peu d’indications fournies possèdent plutôt une valeur symbolique. Associées en général à des notions plus abstraites, elles sont mises au service de l’intrigue dramatique : tantôt elles servent à mettre en valeur un personnage ou à le caractériser (Élisabeth dans Essex de La Calprenède), tantôt elles contribuent à créer un climat tragique (Montchrestien, Regnault). 48 Regnault, Marie Stuard, scène 4, acte V. 49 Le terme est une fabrication du XIX e siècle. Pour une définition plus détaillée, voir le chapitre IV.1.2 où il est question des tragédies à sujet oriental. Biblio_17_005_437_Postert.indd 216 09.02.2010 8: 33: 14 Uhr 217 On peut donc conclure que le lieu géographique de l’Angleterre tel qu’il se présente dans nos tragédies reste un lieu abstrait. Il s’agit d’un univers clos, du fait du caractère inaccessible de l’île, à l’intérieur duquel on rencontre encore d’autres lieux, eux aussi fortement marqués par l’aspect de clôture, à savoir le palais et la prison. Lieu d’action de presque toutes les tragédies de l’époque, le palais royal constituait essentiellement un choix dramaturgique qui facilitait le respect de la règle de l’unité de lieu. Dans nos tragédies « anglaises », il remplit bien évidemment cette même fonction, mais - et cela est significatif dans ce contexte -, il est en même temps un lieu emblématique. Dans Jeanne, reyne d’Angleterre de La Calprenède, on apprend que le duc de Northbelant, Jeanne et son mari Gilfort sont « enfermés dans le palais », tandis que le peuple se révolte à l’extérieur et prend parti pour Marie Tudor, reine légitime à leurs yeux. Le palais constitue ici une impasse sans issue, image que Boursault développe encore plus dans sa Marie Stuard, où Norfolc parle d’un « palais malheureux » (I,2) ou d’un « lieu dangereux », qu’il vaut mieux éviter. Norfolc et Marie envisagent dans cette pièce de fuir ce lieu tragique, étant donné que la condamnation de Marie a déjà été conclue. Si invraisemblable qu’une telle tentative de fuite puisse paraître du point de vue historique - rappelons que cet épisode occupe une place considérable chez Boursault (II,2- II,8) - elle souligne le caractère effrayant du palais et contribue à créer une ambiance étouffante. Dans ce contexte attirons encore l’attention sur le fait qu’Elisabeth transfère la prison de Marie dans le palais même (II,2) : J’ay moy seule en ces lieux attiré cette Reine ; Chacun pour la sauver faisant des vœux secrets, Je la voulus moy-même observer de plus près : Ja la fis amener, seure d’en mieux répondre Plûtost dans ce Palais que dans La Tour de Londre ; Et c’est là que le Duc la voyant chaque jour, Pour ses yeux criminels a couceu tant d’amour. […] Il s’agit-là d’une entorse à la vérité historique, puisqu’on sait qu’Élisabeth et Marie se trouvaient dans deux lieux différents et qu’elles ne se sont jamais rencontrées avant l’exécution de Marie. Du point de vue dramaturgique, en revanche, cette entorse fut une nécessité : comment sinon assurer les nombreuses rencontres entre Norfolc et Marie, indispensables à la composition de l’intrigue amoureuse ? Du point de vue esthétique, ce changement prend une dimension symbolique : en transformant le palais en prison, Boursault crée un lieu lugubre qui souligne la dimension tragique de l’histoire représentée 50 . 50 L’idée du palais en tant que lieu clos se trouve également dans la bouche d’Euric (II,5) qui parle des « portes du Palais ». À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 217 09.02.2010 8: 33: 14 Uhr 218 1. Les Tudors sur la scène française Dans cette optique le lieu de l’action, qui est l’Angleterre, se réduit à l’image d’un « palais fatal », voire d’une prison, où tous les personnages sont d’une manière ou d’une autre des captifs : ils ne sont pas seulement enfermés au sens propre du terme, ils sont aussi prisonniers de leur passion (Élisabeth) ou de leur ambition (Essex, Mourray). C’est ainsi que le lieu de la prison revêt une signification plus profonde dans nos tragédies « anglaises » que dans d’autres pièces de l’époque nécessitant cet espace clos. C’est grâce au Mémoire de Mahelot qu’on peut se faire une idée de la fréquence des prisons dans les pièces de théâtre de l’époque, au moins pour la première moitié du siècle : neuf pièces sur soixante-et-onze s’en servent pour leur mise en scène. À la lecture de ces chiffres, on se rend compte combien les dramaturges de nos tragédies « anglaises » accordaient d’importance à cet espace scénique, puisqu’il figure dans les huit pièces en question. Dans ce cas-là, on l’a déjà indiqué, la prison n’est pas tout simplement un lieu d’action parmi d’autres, elle devient un véritable leitmotiv. En tant qu’élément constitutif de la tragédie à sujet anglais, la prison prend des formes diverses : parfois, on a affaire à un espace scénique clairement défini 51 - c’est le cas dans Thomas Morus par exemple où les didascalies nous indiquent que la prison fait partie intégrante du jeu scénique 52 - , parfois la prison est tout simplement mentionnée et ne fait pas vraiment partie du décor (Jeanne, Marie Stuard de Regnault 53 , Essex de Thomas Corneille 54 ), parfois elle est 51 Dans l’Escossoise de Montchrestien, la prison de Marie est esquissée d’une façon plus subtile que dans les autres pièces « anglaises ». C’est à travers la séparation spatiale des deux reines (Elisabeth, Marie) qu’elle devient perceptible pour le lecteur/ spectateur familier de l’histoire de Marie Stuart. 52 Dans Essex de La Calprenède, la prison joue également un rôle important. À la scène 3 de l’acte I, Élisabeth veut qu’on arrête Soubtantonne et qu’on l’enferme « dans la grosse Tour » [la tour de Londres]. La scène 4 de l’acte II montre Essex « dans sa prison », comme l’indique la didascalie. L’image de la prison prend ici également une dimension psychologique. À la scène 5 de l’acte II (v.557-566), Essex s’adresse à Mme Cécile de la façon suivante : « […] Toi qui me tiens aux fers ta justice m’oblige,/ Et si tu me la rends la liberté m’afflige, / À ce prix que jamais je ne retourne au jour,/ Que prisonnier d’État, et prisonnier d’amour, / On arrête en ce lieu ma demeure dernière / Où l’âme avec le corps soit toujours prisonnière, / Je ne forcerai point cette aimable prison, / Et j’avouerai toujours que la Reine a raison,/ Que ma punition établit mes délices / Et qu’on me paye assez de tant de bons services. » 53 Dans Marie Stuard de Regnault, la prison est surtout évoquée à la première scène du premier Acte. Marie parle de « ces funestes lieux », et le duc de Nolfoc mentionne la « longue prison » de sa bien-aimée. 54 Dans Essex de Thomas Corneille, on ne trouve qu’une seule occurrence du mot prison (v.1448). Biblio_17_005_437_Postert.indd 218 09.02.2010 8: 33: 15 Uhr 219 transférée au palais (Marie Stuard de Boursault), et parfois la prison est un appartement (Essex de Boyer). Mais dans tous les cas il s’agit d’un lieu effrayant, qui souligne l’ambiance tragique qui pèse sur les personnages. La Mesnardière illustre cet aspect dans sa Poétique (1639) en donnant également quelques indications à propos de la mise en scène des prisons : La noirceur et l’obscurité éclairées d’un rayon de feu et d’une lumière sombre rendront la prison effroyable, pour ce que l’intention du poète dans la plupart des tragédies est d’émouvoir la compassion pour les personnages captives, et que plus ces lieux sont horribles, plus ils touchent le spectateur par un sentiment de pitié. 55 Une simple allusion à la prison suffit souvent à nos dramaturges pour déclencher chez le lecteur/ spectateur toute une imagerie sombre et funeste. Le palais royal ou, autrement dit, la cour d’Angleterre, devient ainsi un lieu de rencontre de forces négatives 56 : c’est là où règnent l’hypocrisie et l’injustice, la dégradation des rapports humains, le dérèglement des passions et les abus de pouvoir. Comme les personnages sont tous « enfermés » dans ce palais royal, il devient un lieu propice aux intrigues et aux conspirations. La perfidie humaine est prépondérante, la confiance n’existe plus. Dans Marie Stuard de Boursault, par exemple, tous les personnages sont conscients de cette situation. Voici quelques exemples : N ORFOLC A quel homme à la Cour pouvois-je me fier ? […] Il n’est point là d’amy qui n’ait plus d’un visage. (I,2) N EUCASTEL A la Cour, où la foy n’ose presque paroistre […] (I,2) 55 La Mesnardière, Poëtique, édition citée, p. 414. Encore faut-il noter dans ce contexte que la prison en tant qu’espace scénique pouvait présenter des inconvénients de mise en scène. Comme la prison était en général petite et fermée par une grille - fait mentionné surtout dans les didascalies de Thomas Morus -, l’acteur qui se trouvait derrière cette grille était mal à l’aise et mal vu. C’est la raison pour laquelle il y avait des spectacles où on le voyait sortir de sa cellule pour prononcer ces vers, un procédé invraisemblable qu’il fallait absolument éviter (La Mesnardière, Poëtique, p. 413 : « […] Iamais la personne captive ne doit sortir en parlant, hors des bornes de sa Prison, pour se ietter de ce lieu-là sur le devant du Théatre. »). Sur ce point, voir aussi Scherer, J., La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p. 167. 56 Cette image se retrouve également dans les tragédies de Racine. Il conçoit le palais comme un univers clos, éminemment tragique, dont les personnages ne peuvent s’échapper. Sur ce point voir Couprie, A., De Corneille à La Bruyère : Images de la Cour (Thèse Paris IV), Paris, 1983, t.II, p. 337-339. À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 219 09.02.2010 8: 33: 15 Uhr 220 1. Les Tudors sur la scène française E LISABETH Et les Rois sçavent-ils quand on leur est fidèle ? Environnez par tout de gens interessez […] Si je choisis quelqu’un j’éprouveray peut-estre Qu’au lieu du plus zelé ce sera le plus traistre. (II,1) Les paroles prononcées par Norfolc sont significatives dans ce contexte, parce qu’elles font allusion à un thème récurrent dans les autres tragédies « anglaises », c’est-à-dire celui de la trahison. Ici, en trahissant Norfolc, Neucastel joue le rôle d’un ami-traître, tout comme dans Jeanne de La Calprenède, où le comte de Clocestre trahit le duc de Northbelant, qui comptait pourtant Clocestre parmi ses meilleurs amis. Attirons également l’attention sur les deux mauvais conseillers d’Élisabeth, Mourray et Kent, personnages-traîtres par excellence dans Marie Stuard de Regnault ; ou sur les deux ennemis d’Essex, Raleg et Coban, dans Essex de Boyer, ou encore sur la confidente-traître, Madame Cécile dans Essex de La Calprenède. À ses personnages-traîtres s’ajoutent des objets particuliers dont les traîtres se servent pour dénoncer leur adversaire. Dans nos pièces « anglaises », il s’agit essentiellement de lettres contrefaites qui ne se trouvent pas seulement dans les pièces sur Marie Stuart, mais également dans les tragédies sur le comte d’Essex (il est ici question des lettres qu’Essex a écrit au comte de Tyron). En comparaison avec d’autres systèmes monarchiques, le « cas de la cour d’Angleterre » constitue un mauvais exemple. Les dramaturges s’en servent pour dénoncer le système politique « étrange », largement dominé par la figure de la femme puissante, et pour critiquer le système judiciaire où règne la volonté de juges corrompus. Comme le dit Norfolc dans Marie Stuard de Boursault : « Depuis qu’Elizabeth regne sur les Anglois / L’injustice triomphe, & fait taire les loix ». En effet, lorsqu’on se rend compte quels sont les motifs qui se cachent derrière un arrêt trop vite prononcé, on s’aperçoit que la loyauté à la cour n’est qu’apparence, et la compassion pour la victime un sentiment furtif et peu sincère. Dans Marie Stuart de Regnault, Élisabeth se présente comme une souveraine cruelle et s’inscrit dans la tradition d’un Hérode ou d’un Tibère (I,2). Les mobiles qui la poussent à faire exécuter Marie ne sont pas d’ordre judiciaire, mais d’ordre affectif (« instinct », « mouvement secret »). C’est aussi la raison pour laquelle Élisabeth est obligée de chercher un moyen de « faire passer » sa mort pour « légitime » : Encor qu’elle soit Reyne il semble toutefois Qu’elle soit ma suiette, & soumise à mes lois, Un instinct que je sens & que je ne puis dire Me donne dessus elle un naturel empire, Biblio_17_005_437_Postert.indd 220 09.02.2010 8: 33: 15 Uhr 221 Et comme sa prison la porte à me hayr, Un mouvement secret m’oblige à la trahyr. Mais il faut que sa mort paroisse legitime. 57 Contrairement à la tragédie de Montchrestien qui mettait encore en relief le dilemme éminemment tragique d’Élisabeth hésitant entre rigueur et clémence, Regnault fait dominer sa volonté de faire exécuter Marie (même si elle fait volte-face à l’acte IV) et Boursault montre une reine marionnette, victime de ses mauvais conseillers. À la Cour d’Angleterre règne donc surtout une Élisabeth « barbare » et « tyrannique » (Marie Stuard de Regnault ; I,1), « une Reine odieuse », « injuste aux Etrangers » et « cruelle à ses Sujets » qui se rallie de plus en plus au roi despote Henry VIII dans Thomas Morus, et qui abuse de son pouvoir pour atteindre ses buts. Dans Le Comte d’Essex de Thomas Corneille, un nouvel aspect de la Cour d’Angleterre entre en jeu, celui du dérèglement des passions. Dans sa tragédie, Élisabeth ne possède plus la dignité d’un monarque pour lequel la raison d’État devrait jouer un rôle primordial. Elle n’est qu’une simple femme naïve et jalouse, entièrement déterminée par sa passion. Comme dans le cas d’Henry VIII, ce sont les passions des grands hommes qui déterminent essentiellement leurs actions politiques et non la raison d’État. C’est surtout l’irrationnel qui règne à la Cour d’Angleterre, aspect qui se manifeste aussi dans le rapport du souverain avec son favori. Le fait de gagner la faveur du prince devient ici un acte complètement arbitraire, qui ne récompense pas forcément le vrai mérite. On se demande par exemple pourquoi l’Élisabeth de Boursault accorde une nouvelle faveur à Norfolc (II,3), geste dont les véritables motifs restent dans l’ombre. Le fait qu’un seul soit le favori du monarque entraîne l’envie des autres courtisans. Dans nos tragédies « anglaises », la Cour d’Angleterre devient un lieu propice aux luttes acharnées pour le pouvoir. À Essex s’opposent un Coban et un Raleg ; à Norfolc un Mourray, Kent ou un Neucastel. L’ambition d’un seul est capable de réduire les rapports humains à néant, même s’il s’agit de rapports entre proches : c’est ainsi que Morray est prêt à éliminer son rival, Norfolc, et à sacrifier sa sœur pour pouvoir enfin régner sur l’Écosse et épouser éventuellement Élisabeth. Après une telle analyse synoptique, on s’aperçoit que les termes d’étrange ou de bizarre vont de pair avec la notion de tragique telle qu’elle se présente dans nos tragédies « anglaises ». Le procédé de médiation que nos dramaturges utilisent ici pour compenser la trop grande proximité temporelle de leurs sujets historiques n’est ni de caractère onomastique - pensons aux anagrammes 57 Regnault, Marie Stuard, scène 2 de l’acte II. À la recherche d’une typologie du « tragique anglais » Biblio_17_005_437_Postert.indd 221 09.02.2010 8: 33: 15 Uhr 222 1. Les Tudors sur la scène française ou à l’hellénisation des noms dans les tragédies nationales d’actualité - ni de caractère spatial, dans le sens d’un éloignement dans l’espace tel que Racine le conçoit dans sa seconde Préface à Bajazet. Chez nos dramaturges c’est le haut degré d’étrangeté qui compense la trop grande proximité temporelle. Du point de vue géographique, l’Angleterre était le pays voisin, mais psychologiquement lointain de la France. Dans les tragédies « anglaises » elle est essentiellement considérée comme une île isolée, image qui se prête bien à la représentation d’un lieu clos, quasi inaccessible, qui se transforme parfois même en prison. L’Angleterre - une île - une prison : tel est le portrait que les dramaturges français brossent de leurs voisins d’Outre-Manche. L’histoire des Tudors, riche en événements cruels et tragiques, fournissait à nos auteurs le fond historique nécessaire à une telle vision du pays, une vision réduite certes, mais à l’époque une vision éminemment « tragique ». Il est important de noter que ce « tragique anglais » ne ressortait pas de l’imagination des poètes. Il existait déjà d’une manière sous-jacente dans les esprits français de l’époque et possédait presque le statut d’un lieu commun : tout le monde parlait d’une « Angleterre barbare ». De là il n’y a qu’un pas à la composition d’un univers proprement tragique, puisque selon l’opinion contemporaine en France, l’Angleterre était tragédie. 1.2 L’Exécution du comte d’Essex - ou trois façons d’expliquer l’histoire 1.2.1 Le choix du sujet Parallèlement au destin tragique de Marie Stuart - on l’a vu lors de la brève présentation des tragédies « anglaises » au début de ce chapitre - l’exécution du comte d’Essex, événement encore plus récent de l’histoire anglaise (1601), a suscité l’intérêt des dramaturges français. Comme dans le cas de Marie Stuart, on ne compte pas moins de trois tragédies à son sujet. L’histoire du comte anglais fut assez connue en France, comme on le verra par la suite. Robert Devereux, deuxième comte d’Essex fut, comme jadis son beau-père, le comte de Leicester, le favori de la reine Élisabeth d’Angleterre avec laquelle il avait une relation amoureuse 58 . À ses débuts la carrière militaire d’Essex pouvait servir d’exemple à tout jeune courtisan d’une certaine ambition. Il prenait part à la conduite des affaires de l’État et avait quelques engagements militaires. Engagé dans la lutte contre l’Armada espagnole, 58 La différence d’âge n’avait pas d’importance : il avait 20 ans, Élisabeth 54 ans. Il faut cependant noter dans ce contexte, qu’en 1590, Essex épouse secrètement Frances Walsingham. Biblio_17_005_437_Postert.indd 222 09.02.2010 8: 33: 15 Uhr 223 il remporta la victoire à Cadix en 1596. La prise de cette ville constitue indubitablement le sommet de sa carrière militaire. Il ne parvint cependant pas à triompher de la révolte menée par le comte de Tyrone en Irlande en 1598. À l’insu de la reine Élisabeth, Essex retourna à Londres, ce qui éveilla des soupçons à la Cour : on pensait qu’il avait pactisé avec les rebelles. Tombé ainsi en disgrâce, il fut banni de la cour en 1600. En février 1601, avec le soutien du peuple, Essex et ses amis entrent dans la ville de Londres pour s’emparer du palais. Cette entreprise échoue ; Essex fut arrêté et condamné à mort. Il fut décapité le 25 février 1601. Bien que l’exécution du favori d’Élisabeth fût un sujet aussi bien connu que celui de Marie Stuart, il faut tout de même admettre que l’intérêt que l’on portait au comte anglais fût d’une autre nature que celui que l’on portait à la reine d’Écosse. La décapitation de Marie bouleversa encore plus les esprits de France que celle d’Essex, fait assez logique en soi, puisque le destin de cette reine touchait à la fois l’histoire d’Angleterre et celle de la France. De plus, le nombre d’écrits divers, tous plus ou moins polémiques, qui parurent sur son sujet fut considérable 59 : on voulait s’engager et on voulait prendre parti (rappelons la préface de Regnault à sa Marie Stuard). Le destin de cette reine s’était transformé en mythe. Le cas du comte d’Essex est complètement différent : son exécution n’excitait guère la polémique en France. Son nom est essentiellement lié à celui de la reine d’Angleterre dont il était le favori. Ce qui intéresse les dramaturges plus particulièrement c’est la reine Élisabeth dans sa sphère privée. Essex, en tant que personnage historique, est secondaire. C’est essentiellement le personnage-type du jeune courtisan et du favori royal qui a suscité l’intérêt des dramaturges, comme on le verra par la suite. En regardant cet épisode de l’histoire de plus près, on se rend compte qu’il ne diffère que peu de celui de Marie Stuart : dans les deux cas, Élisabeth est la protagoniste de l’intrigue ; dans les deux cas, elle hésite à faire exécuter sa victime ; et, dans les deux cas, son pardon arrive trop tard. N’est-il pas probable que le sujet de Marie Stuart, dramatisé en France pour la première fois par Montchrestien, soit d’une certaine manière le précurseur du sujet d’Essex ? L’histoire du théâtre a montré que les sujets historiques dramatisés par les écrivains français se ressemblaient souvent 60 . Réduites à leur matières brutes, les actions dramatiques présentaient souvent les mêmes thèmes et situations, 59 Sur ce point voir surtout le chapitre III.2 de notre étude. 60 Mentionnons ici l’histoire d’Hérode, dramatisée par Tristan dans sa Mariamne, qui a exercé une certaine influence sur Le Comte d’Essex de La Calprenède. Voir l’article de Bertaud, M., « Deux ans après la Mariane, Le Comte d’Essex de La Calprenède », Travaux de linguistique et de littérature, XXV, n°2, 1987, pp. 49-64. L’Exécution du comte d’Essex Biblio_17_005_437_Postert.indd 223 09.02.2010 8: 33: 16 Uhr 224 1. Les Tudors sur la scène française qui devenaient ainsi des lieux communs de la tragédie française du XVII e siècle. Dans cette perspective, le sujet d’Essex peut être considéré comme une variante du sujet de Marie Stuart, bien qu’elle soit certainement moins importante que celle de Jeanne, dont on a déjà parlé. Bien que le sujet d’Essex ait déjà été traité par un auteur espagnol, Antonio Coello, qui créa en 1633 sa pièce intitulée El Conde de Sex 61 , ce fut le mérite de La Calprenède d’avoir fixé la tradition du sujet d’Essex pour la scène française, puisque sa tragédie fut la première pièce en France à dramatiser cet épisode historique du règne élisabéthain 62 . La Calprenède n’a certainement pas connu cette première pièce, qui ne fut publiée qu’en 1638 dans un recueil de pièces espagnoles sous le titre La gran comedia del Conde de Sex. De plus, quand on compare son intrigue dramatique avec celle du Comte d’Essex, on ne trouve aucun point commun : l’intrigue de la pièce espagnole ne doit quasiment rien à l’histoire 63 ; il semble ressortir entièrement de l’imagination du poète. El Conde de Sex de Coello n’a exercé aucune influence sur les trois Comte d’Essex composé en France au XVII e siècle 64 . En ce qui concerne les pièces composées en Angleterre à la fin du XVII e et surtout au cours du XVIII e siècle 65 , elles ne s’inspirent pas non plus de l’œuvre de Coello : en introdui- 61 Coello, A., El Conde de Sex. Estudio y edición crítica por Donald E. Schmiedel, University of Nevada, Las Vegas/ Madrid, Playor, 1973. 62 Notons encore quelques adaptations du XIX e siècle en France : Ancelot, Elisabeth d’Angleterre (1829) ; libretto pour une opéra de Donizetti, Roberto Devereux, Comte d’Essex (1838) et les pièces de Marteau, d’Ali Vial de Sabligny et de Couturier. 63 Seule la relation entre Élisabeth et Essex est vraiment historique, mais la façon dont elle est traitée dans la pièce ne correspond pas à la vérité historique. Le résultat est une action mouvementée avec déguisement d’identité. 64 M. Pavesio est la seule parmi les critiques à observer une influence espagnole sur le sujet d’Essex en France. Il est en effet possible que le sujet en tant que tel ait influencé les dramaturges français dans leur choix. Mais nous ne partageons pas l’opinion de M. Pavesio selon laquelle il y aurait vraiment des points communs entre les pièces. L’intrigue dramatique des tragédies françaises se distingue trop des pièces espagnoles et italiennes. Voir l’article «Le Comte d’Essex di Thomas Corneille e di Claude Boyer: come la tradizione francese si sovvrappone a quella ispano-italiana», [in] Due storie inglesi, due miti europei: Maria Stuarda e il Conte di Essex sulle scene teatrali. Atti del Convegno di studi comparati Università degli Studi di Torino Facoltà di Lingue e Letterature Straniere (19-20 maggio 2005), a cura di D. Dalla Valle e M. Pavesio, Alessandria, Edizzioni dell’Orso, 2007, pp. 151-165. 65 La première pièce anglaise fut celle de John Banks, intitulée The Unhappy Favourite, or the Earl of Essex (1682). Mais la majorité des œuvres parurent au XVIII e siècle : James Ralph, The Fall of the Earl of Essex (1731) ; Henry Brooke, The Earl of Essex (1749), Henry Jones, The Earl of Essex (1752). Biblio_17_005_437_Postert.indd 224 09.02.2010 8: 33: 16 Uhr 225 sant toutes l’incident de la bague, elles suivent plutôt la version de La Calprenède. Inversement, les versions italiennes du sujet, sont toutes tributaires de la pièce espagnole, comme par exemple l’œuvre de Nicoló Biancolelli intitulée La Regina statista d’Inghilterra ed il Conte di Esex (1668), de laquelle dérivent encore quelques scénarios de commedia dell’arte. Les versions allemandes du sujet d’Essex s’inscrivent également dans cette lignée en se servant des pièces italiennes. Cette brève présentation ne montre pas seulement l’importance de La Calprenède pour les versions françaises et anglaises du sujet, elle illustre également l’intérêt que l’on portait à ce sujet dans la littérature européenne. El Conde de Sex de Coello et le Comte d’Essex de La Calprenède ne restaient donc pas des cas singuliers. Avant d’étudier la manière dont le dramaturge français a construit son intrigue dramatique, il est essentiel de connaître les circonstances selon lesquelles l’histoire d’Essex a traversé la Manche. Ce fut tout d’abord à travers les dépêches diplomatiques que la nouvelle de la mort d’Essex arriva en France 66 . Quoique ces documents ne fussent pas publiés, leur contenu se répandit assez vite à la Cour et de la Ville. Deux lettres, l’une datant du 4 et l’autre du 5 mars 1601, jouèrent un rôle prépondérant dans cette affaire, puisqu’elles fournissaient toutes les informations importantes sur le procès d’Essex. D’après les recherches bien fondées de J. Conroy, sur lesquelles nous nous appuyons ici, la lettre du 5 mars servit de support à la majorité des récits publiés en France. La lettre du 4 mars (anonyme), quant à elle, nous livre la réaction directe d’un témoin oculaire français qui a assisté au procès. L’auteur de cette lettre considère la chute du comte d’Essex comme une véritable « tragédie » et il insiste sur le fait qu’Essex fût la victime de ses « ennemys qui l’avoient petit à petit poussé à ceste ruine » 67 . Notons dans ce contexte que cette vision des choses correspond exactement à celle qui est présentée dans la tragédie de La Calprenède. Il est fort probable que le dramaturge a pris connaissance de ce document, puisqu’il déclare dans sa préface qu’il n’avait « rien écrit que sur de bonnes mémoires » qu’il avait « reçues de personnes de condition, et qui ont peut-être part à l’Histoire ». Il est donc évident que La Calprenède s’est également servi de documents manuscrits ou oraux. Le premier récit historique français d’une certaine importance qui traite de l’histoire du comte est l’Histoire de Henri IV (1604) de Pierre Matthieu. Il est probable que la Calprenède s’en est servi puisque la tragédie contient plu- 66 Il s’agit là surtout de la correspondance de Jean de Thumery de Boissise. Voir Conroy, 1999, p. 251. 67 Voir ibid. L’Exécution du comte d’Essex Biblio_17_005_437_Postert.indd 225 09.02.2010 8: 33: 16 Uhr 226 1. Les Tudors sur la scène française sieurs éléments qui ont été d’abord mis en relief par l’historien : comme Matthieu, La Calprenède souligne l’amitié qui lie Essex au comte de Southhampton (Soubtantonne dans la tragédie) ; comme Matthieu, l’auteur de la tragédie insiste sur l’ambition et la fierté d’un Essex qui refuse constamment de demander son pardon, et, comme Matthieu qui loue en Élisabeth la grande justicière, La Calprenède dramatise non seulement son rôle d’amante mais aussi son rôle de juge 68 . À l’Histoire de Matthieu s’ajoute la Chronologie septenaire de Pierre Victor Palma Cayet 69 qui peut également être considérée comme une source de notre dramaturge. Ce récit apporte un aspect qui n’avait pas encore été mentionné jusqu’à ce moment-là : selon Cayet, Élisabeth meurt à cause du chagrin qu’elle éprouve après la décapitation du comte. Dans la mesure où ce récit examine en détails la relation de la reine d’Angleterre avec Essex, il livre à nos dramaturges - et d’abord à La Calprenède - les aspects principaux de leur intrigue sentimentale, ce qui constitue la base des trois tragédies sur ce sujet. De plus, il convient de mentionner deux petites brochures publiées après la mort d’Élisabeth d’Angleterre qui traitent exclusivement du comte d’Essex : il s’agit de L’Entreprise, jugement et mort du Comte d’Essex anglois (1606), un simple récit historique des événements historiques, et de L’Histoire de la vie et mort du comte d’Essex (1607), qui met plus en relief le rôle de la reine Élisabeth, partagée entre la raison d’État et ses passions. Comme Pierre Matthieu, l’auteur de ce récit considère l’exécution d’Essex comme un exemple remarquable d’une grande justice. Contrairement à la première brochure, dont l’auteur ne croit pas à la culpabilité du comte, l’auteur du second récit semble donc plutôt prendre parti pour la reine d’Angleterre 70 . Citons en dernier lieu L’Histoire d’Elizabeth (1627) de Camden - on l’a déjà mentionnée -, une compilation de toutes les autres sources citées ci-dessus, où l’on trouve essentiellement des informations sur les exploits militaires d’Essex en Irlande et sur ses négociations avec le Comte de Tyrone. Les rapports personnels entre Élisabeth et Essex n’y sont pas vraiment exposés. On apprend seulement que la reine d’Angleterre n’avait pas tout d’abord l’intention de faire exécuter Essex, et qu’elle avait toujours le sens de la justice. Quant au personnage du comte, Camden fait le récit de toute sa carrière mi- 68 Matthieu présente une Élisabeth-juge « qui n’a jamais preferé ses affections au bien de son Estat » et l’Élisabeth de la Calprenède dit aux vers 233-234 : « Toute ma passion en rage convertie / Me rendra désormais ton Juge et ta partie […] » 69 Cayet, P. V.P. , Chronologie septenaire de l’histoire de la paix entre les Roys de France et de l’Espagne […], Paris, Jean Richer, 1607. 70 Voir Grew, 1932, p. 48. Biblio_17_005_437_Postert.indd 226 09.02.2010 8: 33: 16 Uhr 227 litaire, mais il ne présente pas les principaux traits de son caractère 71 . Il est tout de même probable que La Calprenède ait consulté cette source, ne seraitce que pour se renseigner sur le contexte historique en général, ou pour trouver des personnages secondaires. C’est ainsi qu’il met en relief l’hostilité qui règne entre Essex, d’un côté, et Cécile et Raleigh, de l’autre, fait également souligné par l’historien 72 . La Calprenède a certainement consulté tous ces récits historiques, mais d’après nos recherches, la Chronologie septenaire de Cayet constitue indubitablement la source principale de la tragédie. C’est pourquoi nous reproduisons ici le passage clé dans son intégralité : Ce Comte d’Essex estoit un Seigneur des plus accomplis & mieux fortunez de la Noblesse Angloise, qui avoit dextrement executé diverses hautes charges que la Royne sa maistresse luy avoit donné tant sur mer que sur terre : notamment au voyage qu’il fit en Portugal au siege de Lisbonne, à la prise de Cadis, & en France pour le secours du Roy contre l’Espagnol & les François liguez. Il avoit fait redouter sa maistresse par tout l’Occean : aussi la Royne l’avoit honoré de toutes les plus belles charges & dignitez d’Angleterre : Mais il devint tant insolent & tant ambitieux, que son ambition & son insolence l’ont perdu. La Royne avoit permis à tous ses amis de le voir en sa captivité, mesmes estant iugé à mort, tous luy conseilloient de s’humilier envers la Royne, & luy demander pardon : Il leur demanda s’ils l’asseuroient qu’il obtiendroit sa grace en la demandant, l’on luy dit, que la Royne luy pardonneroit s’il s’humilioit : Il leur dit à lors : L’innocent n’a que faire de pardon : la grace presuppose l’offence. C’est pourquoy je ne la veux point demander, & ne la demanderoy jamais […] 73 Les principaux éléments du Comte d’Essex de La Calprenède sont ici réunis : Tout d’abord il est question de la relation entre Élisabeth et Essex qui dépasse la simple relation reine-favori. Ensuite Cayet parle de quelques grands événements militaires, en citant par exemple la prise de Cadix, fait également mentionné dans l’exposition de la tragédie, au moment où Essex rappelle ses gloires passées : […] Doncque cette importante et fameuse victoire Qui d’un Sceptre penchant a relevé la gloire, Qui du sang Espagnol a fait rougir les eaux 71 Contrairement à la tragédie, Camden transforme l’orgueil d’Essex en « courage »: « Il [Essex] commença ainsi, par certaine grandeur de courage plustost que par orgueil, de s’opposer aux commandemens de la Royne […] ». Voir Camden, Histoire d’Elizabeth, édition citée, quatrième partie, p. 349. 72 Voir ibid., p. 194-195. 73 Cayet, Chronologie septenaire, édition citée, p. 219. L’Exécution du comte d’Essex Biblio_17_005_437_Postert.indd 227 09.02.2010 8: 33: 17 Uhr 228 1. Les Tudors sur la scène française Et de tant de butin enrichi vos vaisseaux, La prise de Cadix au milieu d’un naufrage, Mille preuves encore de zèle et de courage […] 74 Comme Cayet, La Calprenède insiste sur le fait que le comte refuse d’implorer le pardon de la reine. Envers Raleigh (v.521-524) et envers Madame Cécile, il se montre intransigeant. De façon ironique, il s’adresse à cette dernière : […] Devant sa Majesté je veux ouvrir mon âme, Lui rendre des devoirs, et des submissions, Implorer sa merci par mes confessions, Avouer à ses pieds mes actions plus noires, Lui demander pardon de toutes mes victoires, Lui demander pardon du sang que j’ai perdu, Du repos éternel que je vous ai rendu, De mille beaux effets, de mille bons services, De cent fameux combats, et de cent cicatrices. […] 75 Comme Cayet, notre dramaturge présente un Essex ambitieux et plein d’orgueil. Il s’agit de son principal trait de caractère ; on en parle à plusieurs reprises dans la tragédie (v.733 : « cet invincible orgueil », v.1028 : « le Comte d’Essex a le cœur un peu haut », v.1141 : « il a dit hautement », v.1142 : « parlant de notre Reine avec beaucoup d’audace »). Attirons encore l’attention sur un dernier aspect : la réaction de la reine d’Angleterre après la mort du comte. Cayet est le premier historien, on l’a déjà suggéré, qui établit un lien entre la mort d’Élisabeth et le chagrin qu’elle éprouve après la décapitation de son favori et amant. Voici l’épisode qu’il raconte dans sa Chronologie à propos de sa maladie : Au commencement du Printemps allant à la chasse sur une hacquenee, elle se rencontra pres de la maison là où le Comte d’Essex avoit esté pris […] elle demanda à qui estoit ceste-maison là : et comme on luy eust respondu, au Comte d’Essex : Elle dit, au Comte d’Essex ! ha Comte d’Essex ! Peu apres il luy print une foiblesse, de laquelle l’on la vid se renverser preste à tomber à terre […] 76 La Calprenède reprend l’idée de la faiblesse dans la dernière scène de la tragédie, quand il fait dire à Élisabeth : 74 La Calprenède, Le Comte d’Essex, édition citée, v.121-126. 75 Ibid., v.646-654. 76 Cayet, Chronologie septenaire, édition citée, p. 396. Biblio_17_005_437_Postert.indd 228 09.02.2010 8: 33: 17 Uhr 229 Ô ! Dieu je n’en puis plus, et ma vigueur me laisse, Approche, chère Alix, assiste ma foiblesse. Je perds le sentiment, et mon cœur s’affoiblit, Pour la dernière fois, mène-moi sur mon lit. 77 Il convient ici d’attirer encore l’attention sur un épisode introduit dans Essex de La Calprenède qui a fait déjà couler beaucoup d’encre : il s’agit du fameux incident de la bague, objet qui permettrait à Essex d’implorer le pardon de la reine qui la lui avait auparavant offerte comme « gage d’amour ». Cet épisode est généralement considéré comme une légende, bien que Boyer dans sa préface à son Comte d’Essex le croit « historique ». Cependant, aucun historien n’en parle. Thomas Corneille l’a déjà constaté dans son « Au lecteur » 78 . Dans L’Histoire d’Angleterre, d’Escosse et d’Irlande d’André Du Chesne, on peut éventuellement repérer une trace de cette légende, lorsqu’il écrit qu’Essex va vers l’échafaud « persévérant en l’obstination de mourir plustost que de demander sa grâce, laquelle il se promettoit d’avoir par un autre moyen » 79 . On peut imaginer que La Calprenède se soit servi de cette lacune dans l’historiographie pour inventer l’incident de la bague, mais on n’en reste qu’au stade de l’hypothèse 80 . L’analyse des sources utilisées par l’auteur montre bien qu’on s’intéressait surtout à la vie sentimentale de la reine d’Angleterre. Les trois dramaturges construisent une intrigue amoureuse en dramatisant la relation d’Élisabeth avec son favori. Le fait de mettre en scène une reine-femme permet aux auteurs de créer essentiellement une « tragédie de la passion », idée qui correspond exactement au goût du public des années 1630, mais également à celui des années 1670, comme on le verra par la suite. Tout comme la tragédie de La Calprenède, celle de Thomas Corneille fut un grand succès. L’auteur le confirme lui-même - bien qu’assez modestement - dans sa préface quand il parle de son prédécesseur : 77 La Calprenède, Le Comte d’Essex, édition citée, v.1717-1720. 78 Il supprime l’incident de la bague dans sa version du Comte d’Essex : « […] je ne me suis point servy de l’incident d’une Bague qu’on prétend que la Reyne avoit donnée au Comte d’Essex pour gage d’un pardon certain, quelque crime qu’il pust jamais commettre contre l’Etat, mais je suis persuadé que cette Bague est de l’invention de Monsieur de la Calprenede, du moins je n’en ay rien leu dans aucun Historien. Camdenus qui a fait un gros Volume de la seule Vie d’Elisabeth, n’en parle point, et c’est une particularité que je me serois crû en pouvoir de suprimer, quand mesme je l’aurois trouvée dans son Histoire. » 79 Du Chesne, Histoire d’Angleterre, d’Escosse, et d’Irlande, édition citée, p. 1124. 80 Sur ce sujet voir Conroy, 1999, p. 257, qui établit un lien entre la bague dans Essex et le diamant dans Jeanne. Dans Jeanne, La Calprenède a transformé les tablettes de cire (objets décrits dans l’histoire) en un diamant que Jeanne donne à d’Erby. L’Exécution du comte d’Essex Biblio_17_005_437_Postert.indd 229 09.02.2010 8: 33: 17 Uhr 230 1. Les Tudors sur la scène française Il y a trente ou quarante ans que feu Monsieur de la Calprenede traita le Sujet du Comte d’Essex, et le traita avec beaucoup de succés. Ce que je me suis hazardé à faire apres luy, semble n’avoir point déplû […] 81 Contrairement à la pièce de Claude Boyer, la tragédie de Thomas Corneille connut encore 281 représentations à la Comédie Française entre 1681 et 1812 82 . Le fait que la Champmeslé ait joué le rôle d’Élisabeth et le Baron celui d’Essex a certainement contribué au succès initial de la pièce. Or, quand l’auteur du troisième Comte d’Essex explique dans son « Au lecteur » que « le succés a passé [son] attente », on sait que la pièce ne fut plus rejouée ultérieurement. En citant la tragédie de La Calprenède comme source principale, Boyer cherche à détourner le soupçon d’avoir voulu concurrencer la pièce de Thomas Corneille (« Mon dessein n’a jamais esté de suivre l’exemple de ceux qui par chagrin ou par émulation ont doublé des pieces de Theatre […] »). D’après ce qu’il dit dans sa préface, il n’a « commencé la composition de cette pièce que six semaines tout au plus avant la premiere representation de celle qui a esté joüée à l’Hostel de Bourgogne sous le mesme titre ». Il est assez significatif que le privilège du 18 mars 1678 soit « registré sur le Livre de la Communauté » le 7 avril, et que l’achevé d’imprimer soit du 20 avril, faits qui témoignent d’une préparation hâtive de la publication. Il n’est donc pas étonnant que cette édition contienne de nombreuses fautes. Si ce n’était pas par volonté de prendre parti pour le comte anglais, comme dans le cas de Marie Stuart, pourquoi s’est-on alors intéressé au sujet d’Essex ? La relation entre la reine et le comte - on l’a déjà signalé - se prêtait bien à la construction d’une intrigue romanesque. Mais réduite au thème « roi-favori », elle touchait en même temps la réalité contemporaine de la France : le personnage d’Essex traduit bien l’esprit de révolte, si présent à l’époque de Richelieu, contre l’absolutisme croissant 83 . L’antagonisme qui règne entre la reine et le comte n’est pas seulement un conflit d’ordre sentimental, mais 81 Préface de Th. Corneille à son Comte d’Essex, édition citée. 82 Le spectacle le plus récent du Comte d’Essex date du 16 juin 1961. La pièce de Corneille fut représentée lors du festival de Corneille à Barentin, près de Rouen. 83 Voir l’article de Bertaud, M., « D’un Comte d’Essex à l’autre. La Calprenède et Thomas Corneille », [in] Bertaud, M./ Laberit, A. (éd.), Amour tragique, amour comique, Paris, SEDES, 1989, p. 104. La pièce de La Calprenède s’inscrit également dans la lignée du Cid, qui reflète une certaine idéologie aristocratique en mettant en scène de grands féodaux comme le Comte de Gormas, Don Diègue et son fils. G. Snaith voit également un lien de parenté entre Le Comte d’Essex et Le Cid : « Like Corneille’s Le Cid […], Le Comte d’Essex deals with the juxtaposition of a heroic past with a difficult present. Both plays reflect the preoccupations of the noble caste in the 1630s. » Voir Snaith, G., «The portrayal of power in La Calprenède’s Le Comte d’Essex», Modern Language Review, 81, 1986, p. 858. Biblio_17_005_437_Postert.indd 230 09.02.2010 8: 33: 17 Uhr 231 aussi d’ordre politique : la nécessité absolue d’obéir au pouvoir central s’oppose ici aux valeurs et aux mérites de la noblesse. Même si cet aspect disparaît quasi complètement dans l’Essex de Corneille et dans celui de Boyer, le thème « roi-favori » reste encore présent : il devient ici emblématique pour une société de cour faite d’apparences. Le fait de posséder la faveur du prince n’est qu’une valeur temporaire. Après un certain temps, un autre prend la place du favori et l’ancien tombe en disgrâce, est banni, condamné, ou finit même sur l’échafaud 84 . Dans cette perspective, le personnage d’Essex ne se transforme pas seulement en un personnage-type de tragédie ; il est aussi un personnage-type de l’histoire européenne, parce qu’il correspond à l’image du courtisan tel qu’il se présente dans toutes les sociétés de cour entre le 15 e et le 17 e siècle 85 . C’est ainsi que le sujet d’Essex revêt une toute autre signification, et c’est en ce sens-là qu’il annonce les tragédies romaines telles qu’Horace, Nicomède ou Suréna, qui abordent toutes le thème du héros dans l’État 86 . On a déjà signalé le lien de parenté entre le sujet de Marie Stuart et celui d’Essex, sachant que le sujet de la reine d’Écosse fut le premier à être dramatisé pour la scène française. Mais peut-on également parler d’une influence d’Essex sur les deux Marie Stuard qui le suivent 87 ? Une telle question s’impose quand on examine la chronologie des pièces « anglaises » de plus près, car après la création d’un Comte d’Essex, une nouvelle Marie Stuard voit le jour. Il est vraisemblable que la Marie Stuard de Regnault fut représentée après l’Essex de La Calprenède, même si les deux pièces ont été vraisemblablement créées pendant la même saison théâtrale (1637/ 38) et sur la même scène (l’Hôtel de Bourgogne). Pour ce qui est de la Marie Stuard de Boursault, elle 84 Rappelons dans ce contexte que la tragédie nationale d’actualité, elle aussi, théâtralisait la mort d’un favori. On l’a vu dans La Victoire du Phébus François contre le Python de ce temps (1617), tragédie qui dramatise l’assassinat de Concini. 85 Sur le type du courtisan dans l’histoire européenne voir l’introduction à l’ouvrage publié par Hirschbiegel, J./ Paravicini, W. (éd.), Der Fall des Günstlings. Hofparteien in Europa vom 13. bis zum 17. Jahrhundert, 8. Symposium der Residenzen-Kommission der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen, 21.-24. September 2002, Ostfildern, Jan Thorbecke Verlag, 2004. Voir également Elias, N., La Société de Cour (trad. de l’allemand), Paris, Calmann-Lévy, 1974. 86 Le personnage de Ladislas dans Venceslas de Rotrou rappelle également celui d’Essex. De plus, on a affaire à un conflit semblable, puisque le roi Venceslas, partagé entre son devoir de roi et de père, hésite à faire tuer son fils Ladislas. Mais contrairement à Essex, Ladislas est épargné (fin de tragi-comédie). 87 Sans entrer dans les détails K. Kipka a déjà évoqué cette question de façon implicite quand il parle de la pièce de Boursault. Voir Kipka, K., Maria Stuart im Drama der Weltliteratur vornehmlich des 17. und 18. Jahrhunderts, Leipzig, Max Hesses Verlag, 1907, p. 226. L’Exécution du comte d’Essex Biblio_17_005_437_Postert.indd 231 09.02.2010 8: 33: 17 Uhr 232 1. Les Tudors sur la scène française suit également les deux Comte d’Essex de l’année 1678. Quoique la tragédie de Boursault apparaisse avec plus de décalage temporel (17.12.1683), un lien avec le sujet d’Essex est fort probable, d’autant plus que sa Princesse de Clèves (représentée en 1678 au Théâtre Guénégaud), fut un véritable échec, comme on l’a déjà constaté dans le contexte d’Anne de Bretagne de Ferrier. On peut donc supposer que le succès de la pièce de Thomas Corneille ait influencé Boursault dans le choix d’un sujet anglais, puisque de tels sujets s’étaient déjà bien établis sur la scène française. L’analyse des deux Marie Stuard confirme notre hypothèse, car la manière dont les dramaturges ont construit l’intrigue dramatique rappelle le thème majeur des tragédies sur le comte d’Essex, à savoir la relation entre la reine et son favori. Dans sa tragédie, Regnault a construit le personnage de Norfolc d’après le modèle d’Essex de La Calprenède. En accordant à la relation Élisabeth-Norfolc beaucoup plus d’importance qu’au personnage de Marie, il présente une Élisabeth, partagée - comme dans Essex - entre l’amour et la justice. Faut-il le faire exécuter ou le grâcier ? Telle est la question principale posée par Élisabeth aussi bien dans la pièce de La Calprenède que dans celle de Regnault. Lisons ce qu’elle dit au sujet de Norfolc dans Marie Stuard de Regnault : Mais feray ie perir ce Duc tant estimé ? Et rompray-ie un chef d’œuvre apres l’avoir aimé ? Razeray ie ce Temple ? enfin feray ie abattre Cet adorable Autel dont ie fus idolatre ? Hà non certes mon cœur est bien moins animé Contre l’obiet divin dont il estoit charmé, L’amour veut que ie l’aime& que ie lui pardonne Et s’offence dé-ia dequoy ie le soupçonne, Ie luy pardonne donc, peut estre le dessein Qu’il avoit contre moy sortira de son sein. 88 Si l’on regarde ce passage en dehors de son contexte direct et si l’on remplace le mot « duc » par celui de « comte », on croit relire l’histoire d’Essex. Il en est de même avec quelques répliques de Norfolc qui font écho à celles d’Essex dans la pièce de La Calprenède. Lisons comment le duc réagit après la scène du procès (III,4) : […] Et n’ay-ie pris naissance en un degré si haut Que pour perdre le iour dessus un echafaut. Quoy donc ne m’a ton vû second Mars à la guerre Proteger la grandeur de l’Estat d’Angleterre, 88 Regnault, Marie Stuard, scène 4, acte II. Biblio_17_005_437_Postert.indd 232 09.02.2010 8: 33: 18 Uhr 233 Qu’afin qu’Elizabeth ialouze de mon bien Versast apres, mon sang qui dessendit le sien, Hâ triste recompense, ha desespoir ! ha ! honte : C’en est fait à ce coup la douleur me surmonte. 89 Comparons maintenant cette réplique avec deux autres passages qui se trouvent dans Essex de La Calprenède : […] Qu’une confession si honteuse et si basse Déshonore mon rang, mon courage et ma race, Et que j’avoue un crime avecque lâcheté À dessein d’obliger ceux qui l’ont inventé ! […] 90 On voit bien que le thème de la naissance d’Essex et celui de la honte ont été repris par Regnault. Il est également significatif que l’on retrouve dans les deux pièces des passages qui font allusion aux services que le comte ou le duc ont rendus à l’État d’Angleterre. Ainsi, Essex rappelle ses actions honorables devant ses juges (III,1) […] Ce que j’ai fait pour vous et par Mer et par Terre, Les services rendus à toute l’Angleterre, Tant de sang ennemi par ce bras répandu, Pour conserver vos droits celui que j’ai perdu […] 91 On se rend comte que le premier passage cité de la pièce de Regnault reprend exactement cette idée : Norfolc, en tant que « second Mars à la guerre », voulait comme Essex « Proteger la grandeur de l’Estat d’Angleterre 92 . En ce qui concerne le rapport entre Marie Stuard de Boursault et le Comte d’Essex de Thomas Corneille, on peut également repérer des points communs, notamment dans la manière dont Boursault présente ses trois protagonistes. La relation triangulaire entre Norfolc, Élisabeth, d’un côté, et Marie, de l’autre, rappelle la relation entre Essex, Élisabeth et la duchesse d’Irton. Pourquoi alors ne pas croire à une influence du sujet d’Essex sur celui de Marie Stuart ? Les emprunts de Regnault et de Boursault sont trop évidents pour pouvoir le nier. Mais tout au début, c’était certainement le sujet de Marie Stuart qui a influencé La Calprenède dans la composition de sa Jeanne - on a 89 Ibid., scène 4, acte III. 90 La Calprenède, Le Comte d’Essex, scène 4, acte II (v.521-524). 91 Ibid., scène 1, acte III (v.701-704). 92 Cet aspect se retrouve également dans une réplique de Melvin (III,5) : « […] Helas dans ce heros on va mettre par terre / La force & le soustien de toute l’Angleterre. » L’Exécution du comte d’Essex Biblio_17_005_437_Postert.indd 233 09.02.2010 8: 33: 18 Uhr 234 1. Les Tudors sur la scène française déjà montré les ressemblances avec le sujet de la reine d’Écosse - et peut-être aussi dans la construction de son Comte d’Essex. L’étude de toutes les tragédies « anglaises » a montré que les sujets - bien qu’historiquement différents - ne se distinguent pas pour autant. Au XVII e siècle, les deux grands champs thématiques, à savoir celui de Marie Stuart et celui du comte d’Essex se rapprochent. Ils se rapprochent à tel point que le personnage de Marie, encore protagoniste dans L’Escossoise de Montchrestien, s’efface quasi complètement devant le personnage de Norfolc, qui doit être considéré comme une imitation du personnage d’Essex. 1.2.2 La dramaturgie d’une histoire romancée L’intrigue de la tragédie n’est qu’un roman ; le grand point est que ce roman puisse intéresser. On demande jusqu’à quel point il est permis de falsifier l’histoire dans un poème ? Je ne crois pas qu’on puisse changer sans déplaire les faits ni même les caractères connus du public […] 93 Quoique cette remarque de Voltaire vise essentiellement le Comte d’Essex de Thomas Corneille - certainement la pièce la plus romanesque des trois pièces éponymes - elle convient également à la tragédie de La Calprenède et à celle de Boyer, car, selon Voltaire, « aucun de ces trois auteurs ne s’est attaché scrupuleusement à l’histoire ». Thomas Corneille prétend avoir fait le contraire quand il fait l’historique des événements dans sa préface en concluant « Voila ce que l’Histoire m’a fourny » : […] Il est certain que le Comte d’Essex eut grande part aux bonnes graces d’Élisabeth. Il estoit naturellement ambitieux. Les services qu’il avoit rendus à l’Angleterre, luy enflerent le courage. Ses Ennemis l’accuserent d’intelligence avec le Comte de Tiron, que les Rebelles d’Irlande avoient pris pour Chef. Les soupçons qu’on en eut, luy firent oster le Commandement de l’Armée. Ce changement le piqua. Il vint à Londres, revolta le Peuple, fut pris, condamné, et ayant toûjours refusé de demander grace, il eut la teste coupée le 25 de Fevrier 1601 […] 94 Or, à la lecture de sa pièce, on se rend compte que ces faits historiques ne jouent qu’un rôle accessoire dans l’intrigue. Dans le cas de La Calprenède, on pouvait au moins parler d’une toile de fond historique ; tandis que dans le cas de Corneille, on n’a affaire qu’à des « reliques historiques », qui semblent avoir pour simple fonction de rappeler au lecteur/ spectateur qu’il ne s’agit pas 93 Commentaires sur le Comte d’Essex de Thomas Corneille, [in] Voltaire, Œuvres complètes, Commentaires sur Corneille, III, vol.55, Andromède-Le Comte d’Essex, édition critique de D. Williams, Cambridge, Theodore Besterman, 1975, p. 1006. 94 Préface de Thomas Corneille à son Comte d’Essex, édition citée, p. 2. Biblio_17_005_437_Postert.indd 234 09.02.2010 8: 33: 18 Uhr 235 d’un sujet complètement inventé 95 . Pensons également au grand nombre de personnages pseudo-historiques introduits par l’auteur et au dédoublement du personnage de Cécile, qui, selon l’histoire, fut non seulement ennemi d’Essex mais aussi comte de Salisbery, comme l’a également noté Voltaire dans ses Commentaires 96 . Quant à la tragédie de Boyer, on se demande ce qui est vraiment historique (à part les personnages d’Élizabeth, d’Essex, de Coban et de Raleg, et l’exécution d’Essex), tant il transforme l’histoire en un spectacle mouvementé qui manque parfois de logique. Il serait inutile et vain de comparer ici minutieusement les différentes actions dramatiques avec les événements historiques, puisque le but de ces trois dramaturges ne fut pas la mimèsis absolue de l’histoire moderne anglaise. Comme on l’a déjà signalé, ils cherchent plutôt une explication sentimentale à cet épisode du règne d’Élisabeth, projet qui correspondait plus au goût d’un public particulièrement sensible aux affaires du cœur et du Cour. En effet, dans les trois cas, l’intrigue dramatique se fonde sur une histoire d’amour qui sort entièrement de l’imagination des poètes. Dans le cas d’Essex de La Calprenède, l’intrigue repose sur un personnage secondaire, Madame Cécile (confidente d’Élisabeth), qui, à la scène 3 de l’acte II, se révèle être une Amante délaissée du comte. En tant que telle, son rôle dépasse largement celui d’une simple confidente de tragédie : La Calprenède fait d’elle le personnage principal de l’épisode de la bague. En ses mains, ce « gage d’amour » qu’Élisabeth avait donné jadis à Essex, se transforme en un objet fatal qui cause finalement la mort du comte. Son désir de vengeance a empêché Madame Cécile de rendre la bague à Élisabeth et de demander grâce pour Essex. C’est ainsi que la passion et non l’histoire en tant que telle devient le moteur de l’action dramatique. En regardant la tragédie de Thomas Corneille de plus près, on peut constater exactement le même phénomène. En réduisant la matière historique à l’extrême et en cherchant ainsi, à la manière d’un Racine, la simplicité de l’action dramatique, Thomas Corneille fait de l’histoire d’Essex une véritable tragédie de la passion 97 . Dans sa tragédie, la révolte du comte au palais royal, 95 C’est ainsi que la révolte d’Essex au palais ou sa mission en Irlande ne jouent aucun rôle politique dans la tragédie. Ces allusions à l’histoire apparaissant ça et là dans le texte dramatique sans avoir de conséquences sur la progression de l’action. 96 « L’auteur ne devait pas faire d’un comte de Salisbury un confident du comte d’Essex, puisque le véritable comte de Salisbury était ce même Cécil, son ennemi personnel, un des seigneurs qui le condamnèrent. », Voltaire, Commentaires sur Le Comte d’Essex, édition citée, p. 1006. Cette déformation historique existait déjà dans l’Essex de La Calprenède. 97 Reynier, G., Thomas Corneille. Sa vie et son théâtre, Paris, Hachette, 1892, p. 107, considère Ariane et le Comte d’Essex comme des « tragédies raciniennes ». Collins, L’Exécution du comte d’Essex Biblio_17_005_437_Postert.indd 235 09.02.2010 8: 33: 18 Uhr 236 1. Les Tudors sur la scène française généralement interprétée par les historiens comme une tentative d’usurpation, est motivée par sa passion pour Henriete, dont il tente d’empêcher le mariage avec le duc d’Irton. Dans le Comte d’Essex de Boyer, l’amour prend également le pas sur l’histoire. Son intrigue se complique à tel point qu’on croit avoir affaire à une tragi-comédie des années 1630 98 . Le décalage entre l’action surchargée de la pièce de Boyer et celle, beaucoup plus simple, de la tragédie de Corneille est éclatant. L’esthétique quasi « baroque » adoptée par Boyer surprend à la fin des années 1670, époque où l’on préférait la simplicité de l’action tragique telle que Racine la pratiquait dans ses pièces. La tragédie de Boyer repose sur un épisode entièrement inventé, celui de la duchesse de Clarence et de Coban, comme l’auteur l’explique lui-même dans sa préface (« […] Je ne m’amuseray point à justifier l’Episode de la Duchesse de Clarence & de Coban. Il suffit qu’elle a paru naturelle & heureuse […] »). Il invente un amour clandestin entre Clarence et Essex et attribue à Coban, ennemi du comte, une passion pour la reine Élisabeth. Le fait que la reine ignore d’abord ces enjeux amoureux complique l’intrigue à l’extrême et provoque des malentendus. Les révélations de Clarence et de Coban (III,7 et IV,2) ne contribuent pas non plus à dénouer l’action, au contraire : après la révélation de Clarence, la reine pense « changer de victime », c’est-à-dire qu’elle pense punir Coban au lieu d’Essex, puis, après la révélation de Coban, elle songe à faire périr Clarence et le comte. C’est à ce moment-là que la bague entre en jeu. Il faut cependant noter que Boyer modifie cet épisode par rapport au Comte d’Essex de La Calprenède : ce n’est pas dans le but de sauver sa propre vie, mais dans le but de sauver celle de sa bien-aimée, qu’Essex donne la bague à Clarence pour que celle-ci la remette à Élisabeth. Boyer ne parvient cependant pas à bien intégrer cet épisode dans son action dramatique comme l’a fait l’auteur du premier Comte d’Essex, fait qui provoque des invraisemblances dans l’architecture dramatique de la pièce de Boyer. Une chose reste cependant certaine : dans cette tragédie, l’exécution d’Essex se présente comme le résultat de plusieurs ambitions et machinations amoureuses échouées. Cette brève synthèse du fonctionnement dramaturgique des trois Comtes d’Essex montre bien que c’est l’amour qui se situe au premier plan, au détri- D.A., Thomas Corneille. Protean dramatist, London, The Hague/ Paris, Mouton & Co, 1966, p. 142, les appelle « tragedies of feeling ». 98 Boyer ajoute un deuxième péril (la vie de Clarence est menacée) ; il reprend et complique l’incident de la bague ; il invente le frère de Clarence qui se mêle de l’affaire ; il introduit une foule révoltée qui marche sur le palais pour sauver Essex (fait historique retourné : le peuple ne voulait pas soutenir Essex) ; il ajoute les prémonitions de Coban et son assassinat. Biblio_17_005_437_Postert.indd 236 09.02.2010 8: 33: 19 Uhr 237 ment de l’histoire qui ne sert ici - notamment dans le cas de Thomas Corneille et de Boyer - qu’à cautionner la fiction. Dans le cas du Comte d’Essex de La Calprenède, l’importance de l’amour en tant que cause première des grandes actions historiques ressort - on l’a déjà signalé - de l’esthétique tragi-comique des années 1630. En développant une histoire ab ovo, ce genre romanesque doit nécessairement « fournir une cause au déclenchement de l’action » 99 . On peut donc dire que c’est d’abord par la « médiation » de la tragi-comédie que l’amour s’introduit dans la tragédie en tant que motivation des actions historiques. Pierre Corneille, dans Les Trois Discours sur le poème dramatique critique cet usage de l’amour dans la tragédie : […] Sa dignité [celle de la tragédie] demande quelque grand intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ; et veut donner à craindre des malheurs plus grands, que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier. […] 100 D’après lui, le sujet tragique demande alors « quelque grand intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour », exigences que son frère Thomas ne remplissait pas en construisant le caractère d’Élisabeth et celui d’Essex. Dans sa pièce, l’Élisabeth-reine s’efface complètement devant l’Élisabeth-Amante, et l’ambition d’Essex est de nature purement amoureuse, puisque son projet principal consiste à conquérir sa bien-aimée. En tant qu’Amante, Élisabeth perd sa dignité tragique : elle est dépeinte comme une femme naïve et déraisonnable qui ne suit que sa passion amoureuse. Le dilemme tragique devoir/ passion, si présent encore dans la pièce de La Calprenède, se dissout dans la tragédie de Corneille. La raison d’État cède la place à la « raison d’Amour », qui guide toutes les actions de la reine. Après avoir appris que le comte aime la duchesse, Élisabeth décide de le faire périr. L’aveu d’Henriete à la scène 4 de l’acte III fait éclater la jalousie de la reine : […] Innocent ou coupable, il vous aime, il suffit S’il n’a point de vray crime, ainsi qu’on le veut croire, 99 Sur la passion dans la tragédie et sur le rôle de la tragi-comédie, voir Forestier, 2003, p. 240. 100 Corneille, P. , Les Trois discours sur le poème dramatique, [in] Œuvres complètes, III, édition de G. Couton, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. 124. L’Exécution du comte d’Essex Biblio_17_005_437_Postert.indd 237 09.02.2010 8: 33: 19 Uhr 238 1. Les Tudors sur la scène française Sur le crime apparent je sauveray ma gloire, Et la raison d’Etat, en le privant du jour, Servira de prétexte à la raison d’Amour. 101 En réduisant la plus grande valeur des rois, la raison d’État, à un simple « prétexte », Élisabeth réagit en tant qu’amante délaissée et non pas en tant que véritable reine : comme l’amour l’ « empesche » de régner (v.803), il ne lui reste que de « paroistre Reyne » (v.778). Ainsi, ses hésitations sont l’expression de sa passion amoureuse, qui la fait chanceler entre le pardon et la vengeance. Dans cette optique, le pardon d’Élisabeth ne doit pas être considéré comme une grâce royale : d’une façon habile, Thomas Corneille reprend ce thème que l’on retrouve essentiellement dans la tragédie politique et l’adapte aux exigences d’une tragédie de la passion. Le pardon qu’Élisabeth veut accorder à Essex n’a aucune motivation politique ; il est le résultat d’une femme délaissée qui tente à tout prix de regagner son Amant et de sauver ainsi sa gloire. Là encore, Thomas Corneille s’oppose aux exigences de son frère pour lequel la « gloire » d’une personne royale est inséparablement liée à la raison d’État, et non à la passion. Pour Pierre Corneille, une tragédie sans « grands intérêts d’État » ne mérite même plus le nom de « tragédie » : […] Bien qu’il y ait de grands intérêts d’État dans un poème, et que le soin qu’une personne royale doit avoir de sa gloire fasse taire sa passion, comme en Don Sanche ; s’il ne s’y rencontre point de péril de vie, de pertes d’États, ou de banissement, je ne pense pas qu’il ait droit de prendre un nom plus relevé que celui de comédie […] 102 Comme dans le cas du pardon royal, Thomas Corneille adapte le terme de la « gloire » aux exigences d’une tragédie sentimentale. C’est ainsi qu’Élisabeth cherche à sauver sa « gloire » en tant qu’amante en voulant fléchir le comte (« […] je veux qu’il flechisse, / Il y va de ma gloire, il faut qu’il cede. »). Pour elle, comme le dit Essex à la première scène de l’acte IV, « le péril de l’Etat n’a rien qui l’inquiète » (v.1141), remarque qui revêt une toute autre signification quand on lui attribue une valeur métathéâtrale : dans une tragédie où les grandes actions historiques ne sont que les conséquences d’une cause première, qui est l’amour, le péril d’État n’existe plus. Tout comme Élisabeth, le personnage d’Essex est entièrement guidé par sa passion amoureuse. Toutes les actions du comte, si historiques qu’elles puissent paraître au premier regard, ne sont que la conséquence d’une ambition purement sentimentale. Quoique Thomas Corneille le présente comme un personnage plein d’orgueil - fait historiquement attesté par les historiens an- 101 Corneille, Th., Le Comte d’Essex, edition citée, scène 4, l’acte III, v.1032-1036. 102 Corneille, Les Trois discours sur le poème dramatique, édition citée, p. 124. Biblio_17_005_437_Postert.indd 238 09.02.2010 8: 33: 19 Uhr 239 glais - il est au fond un personnage sensible qui est capable d’aimer. Plus l’action dramatique progresse, plus on découvre ses véritables sentiments et les véritables raisons pour lesquelles il préfère mourir que de demander pardon : aveuglé par sa passion pour la duchesse, il reste indifférent aux souffrances de la reine. Son histoire d’amour est entièrement détachée de celle d’Élisabeth, qui se trouve en position isolée dans toute la pièce. Stricto sensu et du point de vue dramaturgique, on a donc affaire à deux histoires d’amour séparées, celle de la reine pour Essex et celle d’Essex pour la duchesse 103 . Dans cette perspective, l’exécution du comte n’est pas la conséquence inévitable de sa fierté - rappelons qu’il ne s’intéresse guère au malheur de la reine - mais la conséquence d’une « grace refusée ». Voici les paroles qu’il adresse à la duchesse: […] Je l’aimois [la vie] pour vous seule, et vostre hymen funeste, Pour prolonger ma vie, en a détruit le reste. Ah Madame, quel coup ! si je ne puis souffrir L’injurieux pardon qu’on s’obstine à m’offrir ! Ne dites point, helas, que j’ay l’ame trop fiere, Vous m’avez à la mort condamné la premiere, Et refusant ma grace, Amant infortuné, J’execute l’Arrest que vous avez donné. 104 Ces exemples montrent comment Thomas Corneille détourne le thème politique du pardon royal - pensons par exemple à Cinna de Pierre Corneille ou à Venceslas de Rotrou - pour l’adapter aux exigences d’une dramaturgie sentimentale. Celle-ci résulte d’un entremêlement des genres historique et romanesque après 1660 : à une époque où le vrai et le fictif s’imbriquent de plus en plus, la notion de « vérité » se relativise et fait place au « vraisemblable » et au « crédible ». En privilégiant les grandes affaires du cœur et les histoires secrètes des Grands, la dramaturgie de Thomas Corneille correspond aux idées d’une société galante dominée par les femmes qui se réunissent dans les salons pour tenir conversation. On n’y lisait pas seulement les grandes œuvres dramatiques, mais aussi les nouvelles historiques, un nouveau genre en plein essor qui plaisait par son caractère galant et surtout par sa brièveté. Il est évident qu’une telle évolution littéraire du genre narratif ne pouvait rester sans conséquence pour les tragédies historiques et surtout pour les tragédies à sujet moderne, puisque la nouvelle historique, elle aussi, empruntait souvent ses sujets à l’histoire contemporaine. Il n’est donc pas non plus éton- 103 Thomas Corneille construit cependant une action cohérente en faisant de la duchesse la confidente d’Élisabeth. 104 Corneille, Th., Le Comte d’Essex, edition citée, v.1313-1320. L’Exécution du comte d’Essex Biblio_17_005_437_Postert.indd 239 09.02.2010 8: 33: 19 Uhr 240 1. Les Tudors sur la scène française nant de voir que la nouvelle développait encore plus l’idée d’une passion secrète, cause d’événements historiques majeurs, pour satisfaire la curiosité d’un public qui s’intéressait essentiellement à la sphère privée des Grands 105 . Ce procédé adopté à la fois par la tragédie et par la nouvelle historique permet aux auteurs d’inventer des histoires d’amour sans courir le risque de trop « falsifier » l’histoire, car le lecteur - bien qu’il sache que ces galanteries ressortent en général de l’imagination du poète - ne peut jamais avoir de certitude quant à la véracité de ces épisodes. L’Abbé de Charnes illustre bien cet aspect dans ses Conversations sur la critique de la Princesse de Clèves (1679) : L’Histoire n’est pas toujours régulière, particulièrement à l’égard des Princes qui ne sont pas du sang Royal ; et leurs galanteries ne sont pas si publiques que tout le monde ne les puisse ignorer. Je crois même pouvoir dire des Rois, qu’en certaines choses ils peuvent être regardés comme des personnes particulières, c’està-dire lorsque nous ne les considérons pas dans ces actions éclatantes qui sont le sujet de l’Histoire, mais seulement dans leur domestique. Notre Histoire nous fournit un exemple, qui prouve la nécessité de cette distinction. Le Roi Jean, étant prisonnier du roi Edouard d’Angleterre, s’en vint en France sur sa parole, pour solliciter sa rançon ; et n’ayant pas pu y pourvoir aussitôt qu’il l’avait cru, il s’en retourna à Londres, pour ne manquer pas à la parole qu’il avait donnée à Edouard. Quelques Historiens ont attribué cette action du Roi Jean, à la passion qu’il avait pour la comtesse de Salisbery ; et un ancien Historien a dit, qu’il fut retenu en Angleterre, par les chaînes d’une tant douce Dame, de quoi tous les autres ne conviennent pas. Voilà les amours d’un Roi fort douteuses, toutes Royales qu’elles sont, et cela fait voir que l’auteur d’une Histoire galante peut bien feindre certaines choses à l’égard des Rois mêmes, puisqu’on doute, si les Auteurs de la véritable Histoire ne l’ont pas fait. 106 Ce passage ne témoigne pas seulement du lien de parenté entre tragédie et nouvelle, mais aussi entre ces genres littéraires et l’histoire elle-même. Dans cette optique, la dramaturgie de Thomas Corneille se rapproche de la manière dont on écrivait l’histoire au XVII e siècle. Dans la mesure où l’historiographie à cette époque se plaît aussi à représenter les Grands dans leur sphère privée et où elle privilégie l’anecdote au détriment d’un récit historique neutre, elle livre aux dramaturges la matière brute à leurs intrigues romanesques. Lisons ce que R. Rapin écrit dans ses Réflexions sur l’Histoire : […] Ce n’est que par là [Rapin cite Tacite] qu’un Historien se distingue, & se rend considerable, & rien ne plaist davantage dans une narration, que l’explication de ce qu’il y a de secret, & d’important dans les intentions & dans les des- 105 Voir Zonza, Ch., La Nouvelle historique classique (1653-1703), Thèse, Paris IV, 2003, p. 373. 106 Charnes, Abbé de, Conversations sur la critique de la Princesse de Clèves, édition de l’Université de Tours 1973, p. 138-140. Biblio_17_005_437_Postert.indd 240 09.02.2010 8: 33: 19 Uhr 241 seins de ceux dont elle raconte les actions. Et comme l’Histoire n’a rien de plus agreable que cela, il n’y a point d’Historiens un peu celebres, qui n’ayent tâché à se signaler par cet endroit là. Car rien ne touche davantage la curiosité des hommes, que quand on leur découvre ce qui est le plus caché dans le cœur humain, c’est-à-dire, les ressorts secrets qui le font agir dans les entreprises qui luy sont ordinaires. 107 C’est ainsi que l’histoire devient « romanesque » et le roman « historique ». La façon dont Madame de Villedieu présente ses Annales galantes illustre bien cette « imbrication réciproque entre roman et histoire » 108 : Je déclare […] que les Annales galantes sont des vérités historiques, dont je marque la source dans la Table que j’ai insérée au commencement de cet Ouvrage. Ce ne sont point de fables revêtues de noms véritables. 109 Le fait de mettre l’histoire au service de la fiction n’était alors pas seulement un procédé adopté par les dramaturges, mais aussi par les romanciers et les auteurs des nouvelles historiques. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de voir paraître en 1678 chez Claude Barbin une nouvelle intitulée Le Comte d’Essex. Histoire angloise, la première nouvelle française entièrement consacrée au sujet d’Essex. Bien que le privilège et l’achevé d’imprimer soient de 1678 (le 1 er mai et le 6 juin), on trouve sur la page du titre l’année 1677 110 . On ne peut pas dire avec certitude s’il s’agit d’une simple faute typographique ou si l’auteur voulait souligner l’antériorité de son ouvrage par rapport aux tragédies de Thomas Corneille et de Boyer. Quoi qu’il en soit, l’intrigue de cette nouvelle est un amalgame d’éléments empruntés à la pièce de La Calprenède et à celle de Corneille : il s’agit cette fois d’une nouvelle qui a puisé sa matière dans des sources théâtrales, phénomène assez singulier, puisque c’est en général le théâtre qui s’inspire des intrigues romanesques. On peut conclure que l’importance des passions dans la tragédie du dernier tiers du siècle s’explique, d’une part, par le goût d’un public mondain préférant les histoires secrètes aux grandes affaires d’État - comme on l’a également constaté lors de l’analyse d’Anne de Bretagne (1678) de Ferrier - et, d’autre part, par le caractère romanesque de l’histoire elle-même dans laquel- 107 Rapin, R., Les Réflexions sur l’Histoire, [in] Les comparaisons des grands hommes de l’Antiquité, tome II, Amsterdam, Abraham Wolfgang, 1686, p. 260. Ses idées s’accordent parfaitement avec celles que Saint-Réal présentait dans son traité De l’Usage de l’Histoire (1672). 108 Barbafieri, C., Atrée et Céladon. La galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 53. 109 Villedieu, Madame de, Préface à ses Annales galantes, Paris, H. Baritel, 1697. 110 Sur cette nouvelle historique, voir les remarques de Conroy, 1999, p. 260-261. L’Exécution du comte d’Essex Biblio_17_005_437_Postert.indd 241 09.02.2010 8: 33: 20 Uhr 242 1. Les Tudors sur la scène française le les dramaturges puisent leurs sujets dramatiques. La dramatisation de l’histoire d’Essex a montré une fois de plus que l’histoire et la fiction ne sont pas si éloignées l’une et l’autre : c’est l’intérêt grandissant pour le cœur humain qui rapproche les genres historique et romanesque, et qui dirige l’écriture de l’histoire vers une histoire de la passion. Biblio_17_005_437_Postert.indd 242 09.02.2010 8: 33: 20 Uhr 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien ou le triomphe de l’universalité poétique L’histoire de Marie Stuart Fille de Marie de Guise, Marie Stuart naquit le 8 décembre 1542, cinq ans après la mort de son père Jacques V. Sa mère la fiança en 1548 au dauphin de France - le futur François II -, l’Écosse ayant besoin d’alliés contre la politique agressive d’Henri VIII. Emmenée en France, Marie fut élevée à la cour d’Henri II. Le 24 avril 1558, elle épousa le dauphin ; en juillet 1559, elle devint reine de France et l’année suivante, elle était déjà veuve. L’ambition de ses oncles de Guise et l’hostilité de Catherine de Médicis semblent avoir déterminé son choix de quitter la France et de rentrer en Écosse. Elle trouva son pays troublé par la Réforme dont le chef était l’extrémiste John Knox. La mort de sa mère, Marie de Guise, en juin 1560 avait laissé le vrai pouvoir dans les mains de James Stewart, comte de Moray, enfant illégitime de Jacques V, et des seigneurs protestants. Marie Stuart refusa cependant d’abandonner le catholicisme. En juillet 1565, elle épousa son cousin Henri Darnley, catholique, ce qui accrut la méfiance de la reine Élisabeth d’Angleterre : en tant qu’arrière-petit-fils d’Henri VII, il pouvait prétendre à la couronne d’Angleterre. Le 9 mars 1566, David Rizzio, secrétaire et favori de Marie, fut assassiné à l’instigation de Darnley, événement qui ne fit qu’éloigner Marie de son époux. Elle prit alors pour nouveau favori James Hepburn, comte de Bothwell, un ambitieux sans scrupules qui se chargea d’éliminer Darnley. Mais la rumeur publique accusa Marie de complicité dans la mort de son époux, d’autant plus qu’elle se remariait avec Bothwell trois mois après l’assassinat de son mari. Cette union provoqua un mécontentement général et entraîna des révoltes. En juin 1567, Marie fut incarcérée au château de Lochleven, où elle fut forcée d’abdiquer en faveur de son fils Jacques. Le 2 mai 1568, elle s’évada et leva une petite armée qui fut battue par le régent Moray à Langside. Elle se réfugia alors en Angleterre où elle se mit sous la protection de sa cousine Élisabeth I ère . Celle-ci, cependant, redoutait la présence de Marie : une forte minorité de la population restait catholique et pouvait porter ses espoirs sur Marie qui avait, elle aussi, des droits sur la couronne anglaise. Élisabeth la fit donc prisonnière. Elle fut internée dans divers châteaux durant plus de dix-huit ans (Carlisle, Bolton, Tutbury, Wingfield, Coventry, Chatsworth, Sheffield, Buxton, Chartley et enfin Fotheringhay). Biblio_17_005_437_Postert.indd 243 09.02.2010 8: 33: 20 Uhr 244 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien Plusieurs tentatives de conspiration furent faites pour la délivrer et la placer sur le trône anglais (une des plus célèbres fut celle de Norfolk en 1572). En 1584, les complots de Throckmorton/ Parry, où se lisait la main de l’Espagne et de Marie Stuart, menacèrent à nouveau la vie de la reine d’Angleterre. En octobre 1584, Lord Burghley et Sir Francis Walsingham favorisèrent la mise en place du Bond of Association, dont les membres s’engageaient à la persécution et élimination de tout ceux (surtout Marie Stuart) qui menaçaient la vie d’Élisabeth. En mars 1585, le parlement vota l’Acte pour la sûreté de la reine. Les dispositions du Bond of Association furent donc institutionnalisées. De plus, pour accélérer la condamnation de Marie, Walsingham facilita la correspondance entre la captive et un jeune fanatique catholique, Anthony Babington. Dans une lettre datée du 17 juillet 1586, Marie Stuart évoqua l’assassinat d’Élisabeth. Celle-ci subit de fortes pressions de son Conseil privé et du parlement pour consentir à l’exécution de sa cousine royale. Après de longues hésitations et avec le soutien de lord Burghley et William Davison, un des deux secrétaires d’État, elle se résolut à la condamnation. Le 8 février 1587, Marie Stuart fut décapitée à Fotheringhay 111 . 2.1 L’exécution de Marie Stuart - « une si tragique et malheureuse histoire » 2.1.1 Un sujet anglais pour une tragédie française Lettre de M. de Beauharnais, lieutenant général à Orléans, au chancelier Pompone de Bellièvre. Monseigneur, Pour obéir à voz commandemens, je me suis tres soigneusement enquis quelz estoient ces comédiens qui avoient joué en cete ville, depuis deux mois ou environ, une tragédie sur la mort de la feue royne d’Ecosse, et n’ay peu aprandre autre chose, sinon que le chef de leur compaignie se nomme La Vallée, et qu’ilz sont partis de cete ville depuis ung mois ou six sepmaines, sans que j’aye peu scavoir où ilz sont allez. Mais j’ay tant faict, que j’ay recouvré ung livre de tragédies, la première desquelles, nommée L’Ecossoise, aultrement Le Désastre, est celle mesme qu’ilz ont représentée, ainsi qu’il m’a esté asseuré par gens d’honneur qui y ont assisté. Je vous envoye, Monseigneur, ce livre, tres marry que je ne puis obéir entièrement à ce que m’avez commandé, et supplie Dieu le Créateur vous donner, Monseigneur, heureuse yssue de tous voz desirs et vous 111 Sur la vie de Marie Stuart, voir Conroy, J., Terres tragiques. L’Angleterre et l’Écosse dans la tragédie française du XVII e siècle, Préface de Jacques Truchet, Tübingen, Gunter Narr Verlag (Biblio 17-114), 1999, p. 19-28. Biblio_17_005_437_Postert.indd 244 09.02.2010 8: 33: 20 Uhr 245 conserver en longue vie pour le repos de ce royaulme. A Orléans, ce XXI juin 1603. Vostre très humble serviteur, Beauharnois, Lieutenant général à Orléans 112 Beauharnais s’était donc mis à la recherche des comédiens qui avaient jadis joué la tragédie de Montchrestien, intitulée L’Écossoise ou le Désastre, publiée pour la première fois en 1601. Ce document, trouvé par L. Auvray en 1897, est particulièrement précieux, car il nous prouve que la tragédie de Montchrestien fut vraiment représentée. De tels documents sont rares dans l’histoire du théâtre du XVI e et du début du XVII e siècle, ce qui, pendant longtemps, a amené les chercheurs à penser que les tragédies de cette époque furent plutôt écrites pour la lecture que pour la scène. Aujourd’hui, grâce à la découverte de ce type de documents on sait qu’un bon nombre de pièces furent représentées, ne serait-ce que dans les collèges ou dans un cadre privé. Mais pourquoi Pomponne de Bellièvre avait-il donné l’ordre à Beauharnois de se renseigner sur les comédiens ? La réponse à cette question nous est donnée par deux autres documents découverts par F.A. Yates. Dans l’un des documents - il s’agit également d’une lettre (lettre à Cecil, datée du 17 mars 1601) - Sir Ralph Winwood, ambassadeur d’Angleterre en France, s’élève contre la représentation de cette pièce. Il est d’avis que la troupe de La Vallée a commis une « indiscrétion » en montant un tel sujet : Since the beginning of Lent, certaine base Comedians have publicklie plaied in this Towne the Tragedy of the late Queen of Scottes. The King being then at Vernueil, I had no other recourse but to the Chancellor; who upon my complaint was very sensible of that so lewde an Indiscretion, and in my hearing gave an especiall Charge to the Lieutenant Civill, (to whose Duty the Provisions for such Disorder doth appertaine,) to have a care, both that this Folly should be punished, and that the like hereafter should not be committed. Since, Monsieur de Villeroy (upon the Notice which I gave him) doth promise that he will give order both for the Punishment of that which is past, and for future Remedy. 113 Il est assez significatif de voir dans ce contexte que non seulement le parti anglais, représenté par l’ambassadeur anglais, mais également le parti français représenté par le « chancellor » (Pompone de Bellièvre), étaient offusqués par la représentation de cette pièce. Cependant, les comédiens ne cessèrent pas de 112 Citation d’après Auvray, L., « L’Écosssaise de Montchrétien représentée à Orléans en 1603 », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1897, p. 91. 113 Cité d’après Yates, F.A., « Some new light on L’Écossaise of Antoine de Montchrétien», Modern Language Review, 1927, p. 285-286. L’exécution de Marie Stuart Biblio_17_005_437_Postert.indd 245 09.02.2010 8: 33: 20 Uhr 246 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien jouer la tragédie, ce qui aboutit à l’arrestation et l’emprisonnement de quelques acteurs, comme le décrit l’ambassadeur anglais, Parry, dans une lettre à Cecil datée du 13 février 1604 : The Comedians, ye heretofore sd, bn. Prohibited to represent on stadge ye Tragedy of ye death of ye k. mother, adventured this weeke to act it agayne publickly. But ye k. counsel advised of it, caused them ye next morning to be apprehended and imprisoned, where they yeat remayn: besides ye booke is suppressed, and the author and ye printer inquired after to tast of ye same cupp. The k. shewed himself very highly offended, and hath commanded very rigourous punishment to be done on them al. 114 À la lecture de ce dernier document, on se rend compte jusqu’à quel point la tragédie de Montchrestien a tourmenté les esprits à la fois anglais et français. Le fait qu’il soit simplement question d’une « Indiscretion » ou d’un « Disorder », nous fait penser que c’est le sujet même de la pièce qui a choqué et non un traitement politique particulier, d’autant plus qu’on ne trouve aucune trace d’une véritable propagande politique dans cette tragédie. N’est-il pas fort probable que les réactions violentes décrites ci-dessus sont dues au sujet très récent de l’histoire à la fois anglaise et française, puisque Montchrestien fut le premier à monter un tel sujet sur la scène française ? En étudiant la production dramatique en Angleterre à cette même époque, on peut constater une évolution analogue à celle de la France : les dramaturges anglais ne puisent pas seulement dans l’histoire de leur propre pays, mais traitent aussi de sujets tirés de l’histoire de France. Quant aux sujets nationaux, le cadre de référence est essentiellement politique : c’est à travers la dramatisation d’un événement passé que l’on traite de problèmes politiques généraux, tels que la royauté, la tyrannie ou les guerres civiles. Les grands drames politiques de Shakespeare sont les modèles du genre. Or, il est essentiel de noter ici, qu’en Angleterre, les dramaturges étaient censés éviter les sujets trop récents : un principe général interdisait la représentation d’un roi chrétien moderne 115 . Cela pourrait expliquer l’attitude de l’ambassadeur anglais, qui aurait pu se heurter à la représentation des deux reines, Élisabeth et Marie, dans La Reine d’Escosse 116 . 114 Ibid., p. 287. 115 Voir Yates, 1927, p. 293 et Heinemann, M., « Political drama », [in] Braunmuller A.R./ Hattaway, M. (éd.), The Cambridge Companion to English Renaissance Drama, 2003 (1990), p. 175. 116 Au premier regard, il semble difficile de réconcilier les plaintes du côté anglais et l’attitude favorable de Jacques I er , devant lequel la pièce fut probablement représentée (c’est ce qui est au moins indiqué dans l’édition critique de la Reine d’Escosse présentée par J.D. Crivelli, Paris, Mouton, 1975). On ne peut cependant pas dire Biblio_17_005_437_Postert.indd 246 09.02.2010 8: 33: 21 Uhr 247 Mais pour quelle raison les autorités françaises, elles aussi, auraient pu critiquer l’œuvre de Montchrestien ? En l’absence de documents précis sur ce sujet, on ne peut qu’émettre des hypothèses. Attirons l’attention sur le fait qu’on ait affaire à un sujet historique à la fois anglais et français. Dans cette optique, l’exécution de Marie aurait pu être vue en France comme un coup contre la Maison des Guise et ainsi contre la Ligue. L’idée de voir dans la pièce des liens entre Marie et les Guise a été suggérée par F.A. Yates, pour lequel Le Triomphe de la Ligue de Nérée constitue une réponse à L’Escossoise de Montchrestien. Effectivement, cette pièce mentionne à plusieurs reprises Marie Stuart et tente de montrer à tout moment que l’histoire de Marie touche à la fois l’Angleterre et la France. Dans la pièce de Nérée, Visteie, un Jésuite, fait l’éloge de Marie en établissant le lien entre elle et la Ligue (Acte IV). Il rapporte la prière que Marie avait dite avant sa mort et dans laquelle elle fait allusion à la Ligue. (« Aidez au moins la Ligue, et prenez la défense/ Du parti commencé dès que j’estois en France »). En comparant ce passage avec les vers 1242-1244 de L’Escossoise, on découvre des liens de parenté, puisque Marie Stuart souligne sa relation avec les Guise (« Adieu braves Lorrains, qui de Lauriers couvers, / Faites que vostre Race en tous lieux estimée,/ Vante encor’à bon droit les palmes d’Idumée. »). Dans cette perspective, on pourrait s’imaginer qu’un éloge de la Ligue au temps d’Henri IV, même s’il n’est qu’implicite, aurait pu offenser les autorités françaises. Restons cependant prudente avec une telle hypothèse, puisqu’on est loin de pouvoir parler d’une propagande politique sous-jacente. De plus, il est extrêmement difficile de reprocher à Montchrestien une véritable partialité dans le traitement de son sujet. Même s’il accorde davantage de place à l’opinion française, il s’efforce quand même de montrer le côté anglais de l’affaire (d’où la forme duale de la tragédie, on y reviendra). Quoi qu’il en soit, deux choses restent certaines : la pièce de Montchrestien fut effectivement jouée - d’après les documents qui nous sont parvenus, il y eut au moins trois représentations, deux à Paris et une à Orléans -, et, les représentations de cette histoire récente provoquèrent des réactions violentes chez les autorités françaises et anglaises. Le public, au contraire, semble avoir avec certitude si Montchrestien dédia la première version de sa pièce au fils de Marie Stuart. Selon Yates, 1927, p. 288, il s’agit d’une légende. Conroy, 1999, p. 44, le trouve tout à fait plausible. Dans l’affaire de Marie Stuart, Jacques I er poursuivit plutôt une politique de réconciliation qui visa à éviter les clivages entre les partis extrêmes de ses sujets. Comme la tragédie de Montchrestien correspond à cette idée conciliatrice, on pourrait bien s’imaginer que Jacques apprécia L’Escossoise. La théorie de Conroy nous semble également plausible, puisqu’elle est fondée sur des documents précis qui témoignent de l’attitude de Jacques. L’exécution de Marie Stuart Biblio_17_005_437_Postert.indd 247 09.02.2010 8: 33: 21 Uhr 248 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien apprécié le sujet, sinon, les comédiens n’auraient jamais continué à jouer la pièce (Cf. la lettre de Parry à Cecil). Afin de trouver une première approche à la tragédie de Montchrestien, il n’est pas seulement indispensable de s’enquérir sur les sources utilisées par l’auteur, mais aussi sur le contexte historique et littéraire dans lequel l’œuvre fut créée. Contrairement à ce qu’on a depuis longtemps pensé, Montchrestien ne fut pas le premier à avoir utilisé l’histoire de Marie Stuart pour la scène. Il existe quatre œuvres dramatiques, toutes antérieures à celle de Montchrestien, qui traitent de la reine d’Écosse, à savoir Maria Stuarta Tragoedia (représentée en 1589) de Jean de Bordes, jésuite français, La Reina di Scozia (composée en 1591) de Federico Della Valle, Mariae Stuartae Tragoedia (publiée en 1593) d’Adrien de Roulers et la Tragedia della Regina de Scozia o per Spagna contra Inghilterra (composée en 1598) de Tommaso Campanella 117 . En ce qui concerne l’opinion contemporaine sur la mort de Marie Stuart en France et en Angleterre, il n’est pas étonnant de trouver un grand nombre d’écrits polémiques traitant très précisément de nombreuses conspirations de la reine contre Élisabeth. C’est ainsi que le régent Murray donna l’ordre à Georges Buchanan, précepteur de Jacques VI, d’écrire un livre sur le gouvernement de Marie Stuart, pour expliquer son éviction du trône. En 1571, il publia un pamphlet en deux parties, qui fut traduit en français en 1572 et porta dès lors le titre L’Histoire de Marie Royne d’Escosse, touchant la conjuration faicte contre le Roy, et l’adultère commis avec le Comte de Bothwell, histoire vrayment tragique. Ce pamphlet chercha à donner une image favorable de la reine Élisabeth (« Princesse vrayment debonnaire et pitoiable ») tout en noircissant celle de Marie, capable de « meurtre et parricide ». Il n’est donc pas étonnant de voir apparaître en France une brochure intitulée L’innocence de la tres illustre, tres-chaste et debonnaire princesse, Madame Marie Royne d’Escosse, ou sont amplement refutées les calomnies faulces, et impositions iniques, publiées par un livre secretement divulgué en France, l’an 1572, touchant tant la mort du Seigneur d’Arley son espoux, que d’autres crimes, dont elle est faulcement accusée dont l’auteur est François de Belleforest. Comme l’a indiqué J.H. Grew, l’intérêt de la France pour l’Angleterre fut considérable, de nombreux pamphlets conservés à la Bibliothèque Nationale en témoignent 118 . Concluons donc que L’Escossoise de Montchrestien s’inscrit dans un cadre d’écrits divers, pamphlétaires et littéraires, qui témoignent de l’intérêt grandissant pour Marie. Sa relation avec la reine d’Angleterre, ses nombreuses 117 La pièce de Campanella ne nous est pas parvenue. Sur les quatre tragédies mentionnées, voir Conroy, 1999, p. 28-38. 118 Sur les pamphlets voir surtout Grew, J.H., Elisabeth d’Angleterre dans la littérature française, Paris, J.Gamber, 1932, p. 32-35. Biblio_17_005_437_Postert.indd 248 09.02.2010 8: 33: 21 Uhr 249 conspirations, son emprisonnement, sa fidélité à la religion catholique et finalement sa mort tragique ont fait d’elle un personnage fascinant et quasi mythique. À cause de la variété des écrits à son sujet, il est quasiment impossible de déterminer les sources exactes auxquelles Montchrestien a eu recours pour composer sa pièce. J. Conroy résume bien l’état de la recherche sur cette question : […] on ne peut pas identifier une source qui fournisse à elle seule tous les détails qui forment le fond réel de la Reine d’Escosse. Il est également impossible d’en trouver une qui ait l’exclusivité de quelque détail significatif, ou de repérer des reprises de formules assez précises pour être concluantes […] 119 L’article de G. Lanson à propos des sources de La Reine d’Escosse est incontournable dans ce contexte, mais comme le dit Conroy, il n’a certainement pas vu toute l’étendue de la problématique. En effet, le résultat de son analyse reste très sommaire quand il conclut que « seuls le Summarium et la Mort de la reine sont les sources nécessaires, que le poète n’a pas pu ne pas employer » 120 . Dans le cadre de notre étude, nous ne voulons pas revenir sur cette question. Le résumé de J. Conroy nous en fournit tous les détails nécessaires 121 . Une chose nous semble cependant importante à noter : L’Histoire des derniers troubles de France (1597) de Pierre Matthieu que F.A. Yates a identifiée comme l’une des sources de La Reine d’Escosse 122 . À la fin du deuxième livre, la mort de Marie Stuart fait l’objet d’un débat entre un Anglais et un Français. À travers les différents arguments des deux interlocuteurs, le lecteur est familiarisé avec les deux points de vue opposés : en Angleterre, la mort de Marie Stuart a provoqué de la joie tandis qu’en France on l’a déplorée. Il est frappant que les arguments présentés par le chancelier et par Puckering, procureur général, correspondent à ceux présentés par le conseiller au premier acte de la pièce et que le point de vue des « Etats d’Angleterre » ressemble beaucoup à celui du « Chœur des Estats » à l’acte II de la Reine d’Escosse. On y trouve même l’expression « desastre de ceste princesse » qui a pu inspirer à Montchrestien le 119 Conroy, 1999, p. 50. 120 Lanson, G., « Les sources historiques de la Reine d’Escosse », Revue universitaire, I, 1905, p. 408. Quand il parle du Summarium, il se refère au Summarium rationum quibus Concellarius Angliæ et Proluctor Puckeringius Elisabethæ Reginæ Angliæ persuaserunt occidendam esse Reginam Scotiae Mariam Stuartam […] Auctore Romualdo Scoto, Ingolstadii, 1588. La seconde source mentionnée par Lanson est La mort de la reine d’Ecosse, douairière de France, où l’on voit la procédure de son exécution et de ses funérailles […] de 1588. 121 Voir Conroy, 1999, p. 45-50. 122 Voir Yates, 1927, p. 290-292. L’exécution de Marie Stuart Biblio_17_005_437_Postert.indd 249 09.02.2010 8: 33: 21 Uhr 250 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien sous-titre de la première édition de sa tragédie en 1601, intitulée L’Escossoise ou le Désastre. De plus, les arguments du Français fondés sur le principe de l’immunité royale, se retrouvent également dans la pièce de Montchrestien. Le portrait que le dramaturge brosse de Marie dans les trois derniers actes correspond exactement à l’image esquissée par le Français : selon lui, l’effusion du sang royal constitue un véritable sacrilège, puisque le souverain n’est responsable que devant Dieu 123 . Ce n’est certainement pas par hasard que la pièce suit la logique de ce passage précis de L’Histoire des derniers troubles de France. Comme l’a suggéré Yates, la tragédie de Montchrestien possède la forme d’un diptyque, les deux premiers actes reflétant la position anglaise et protestante et les trois derniers la position française et catholique 124 . Dans ce contexte précis, ne vaut-il pas mieux parler d’une tragédie francoanglaise ? Les relations franco-anglaises décrites ci-dessus semblent l’exiger. De plus, le fait qu’un historien français comme Pierre Matthieu insiste sur les deux côtés de la problématique, montre que l’affaire Marie Stuart concerna à la fois les Anglais et les Français. En outre, Marie, par toute son histoire, unit les deux côtés en sa personne et constitue ainsi un personnage ambigu, qui fascine les uns aussi bien que les autres. Dans cette perspective, il est donc plus que probable que L’Histoire des derniers troubles de France peut être considérée comme une source de la tragédie de Montchrestien, et, s’il en est ainsi, elle est peut-être même la plus importante, au moins en ce qui concerne la structure dramaturgique de la pièce, comme on le verra. 2.1.2 La dramaturgie d’une histoire connue Argument Acte I. La reine d’Angleterre Élisabeth I ère ne sait pas quel sort réserver à sa captive, Marie Stuart, qui semble avoir comploté à plusieurs reprises contre elle. Au nom du salut public, le conseiller de la reine réclame la mort de la prisonnière, mais Élisabeth énumère tous les arguments politiques et moraux possibles pour l’épargner. Elle se résout à la clémence. Le Chœur compare le simple bonheur de l’âge d’or à la « pompe des Roys ». Acte II. Le Chœur des États (Les États d’Angleterre), de leur côté, tentent de convaincre la reine d’Angleterre de prononcer la sentence de mort. Elle paraît céder mais fait volte-face dès qu’elle est seule. Le Chœur médite sur la fragilité de l’homme et sur la courte durée de la vie. 123 Voir ibid. 124 Voir ibid., p. 290. Biblio_17_005_437_Postert.indd 250 09.02.2010 8: 33: 22 Uhr 251 Acte III. Davison entre en scène et déplore d’avoir à transmettre la sentence de mort finalement prononcée par Élisabeth (hors scène). Marie Stuart fait le récit de sa vie malheureuse et se prépare à la mort. Le Chœur des Damoiselles se veut rassurant, mais ne donne pas lieu d’espérer. Enfin, Davison vient informer la reine d’Écosse qu’elle trouvera la mort sur l’échafaud. Dans une longue rêverie, Marie médite sur sa mort et sur l’accueil que Dieu lui réservera. En reprenant cette idée, le Chœur continue à déplorer l’inconstance des choses humaines. Acte IV. Marie est prête à mourir. En s’adressant à Dieu dans une prière pathétique, elle fait acte de contrition. Dans un long adieu, elle se sépare du monde. Le Chœur loue la vie éternelle. Acte V. Le Maistre d’Hostel qui n’a pas pu se résoudre à assister à l’exécution, prononce des malédictions envers les Anglais. Le Chœur des Damoiselles s’abandonne au désespoir. Le messager qui fait le récit de la mort de Marie tente de les consoler en évoquant la certitude d’une vie éternelle. Le Chœur fait l’éloge de Marie et loue sa beauté. Le problème de la dramaturgie de la Reine d’Escosse soulève plusieurs questions : Comment dramatiser une histoire connue dont le souvenir est toujours vivace? Quel est le rôle de l’histoire dans une telle pièce ? Retrouve-t-on les mêmes procédés dramaturgiques que l’on avait repérés chez les prédécesseurs de Montchrestien, lorsqu’ils empruntèrent leur sujet à l’actualité politique de la France ? Afin de trouver une approche à ces questions, il convient d’étudier les repères spatio-temporels utilisés par l’auteur et sur la composition de la trame historique, si l’on peut l’appeler ainsi. L’action de la pièce est très restreinte : conformément à la tragédie humaniste dont l’action s’achemine directement vers la catastrophe, La Reine d’Escosse ne contient pas de renversements de situations. La véritable action de la tragédie dépend d’une seule et unique question, que la reine Élisabeth se pose (surtout pendant les deux premiers actes) et dont tout le monde connaît la réponse : Faut-il donner l’ordre à l’exécution de Marie (première partie du diptyque) ? Ainsi, l’effusion du sang royal à la fin de la pièce n’est que le dénouement inévitable de ce qui a été suggéré auparavant. Dans cette perspective, le rôle de Marie dans les trois derniers actes (seconde partie du diptyque) doit donc nécessairement être celui d’une victime. En assumant son sort, elle se prépare à la mort qui finit par s’élever au rang d’un véritable martyre. Grâce à sa foi catholique, Marie parvient à dépasser les lois terrestres symbolisées par Élisabeth pour se soumettre entièrement à Dieu. Le seul moment inattendu mais pourtant connu de la pièce est la décision définitive d’Élisabeth qui se situe hors scène, entre le deuxième et le troisième acte. Pour le spectateur, qui n’a pas assisté à la décision prise par la reine d’Angleterre, l’arrêt de mort prononcé par Davison au début du troi- L’exécution de Marie Stuart Biblio_17_005_437_Postert.indd 251 09.02.2010 8: 33: 22 Uhr 252 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien sième acte arrive donc inopinément. Cette brève schématisation de la pièce nous montre que Montchrestien a concentré l’action à l’extrême ce qui suscite l’impression générale d’une certaine unité de ton et d’action. Quant à l’unité de lieu, elle a été traitée avec un peu plus de liberté, puisqu’on a affaire à deux lieux différents. La première partie du diptyque, c’està-dire les deux premiers actes, se passent nécessairement devant Élisabeth à Richmond, tandis que la seconde partie du diptyque - acte III, IV et V - a lieu dans le château de Fotheringhay, où Marie est tenue prisonnière. Montchrestien reste ici fidèle à la vérité historique, car les deux reines ne se sont jamais rencontrées. Étant donné que le principe de l’unité de lieu n’était pas encore une règle à cette époque, on suivait en général les indications spatiales fournies par l’histoire véritable. Pour ce qui est de la mise en scène de cette pièce, on aurait pu s’imaginer deux décors différents avec peut être une sorte d’anti-chambre pour Davison, où il aurait pu exprimer ses sentiments intimes avant d’annoncer l’exécution de Marie. Ce même décor aurait pu être servi au Maistre d’hostel au dernier acte, puisqu’il semble directement sortir de l’appartement de Marie pour éviter de l’accompagner à l’échafaud 125 . Le respect de l’unité de temps s’avère également problématique, puisque l’action de la tragédie dépasse largement les 24 heures exigées. Il s’avère cependant difficile de vouloir déterminer le cadre temporel exact dans lequel se déroule l’action de la pièce. Le texte même ne donne pas suffisamment d’indications sur ce sujet. On ne peut pas dire avec certitude quelle distance temporelle sépare l’acte I et II. On peut seulement supposer que les deux actes ont lieu aux alentours d’octobre ou de novembre 1586. Les allusions temporelles sont très diffuses : au vers 51, Élisabeth fait allusion au complot de Babington dont la découverte se situe en juillet/ août 1586. Mais faute d’indications supplémentaires, le temps historique dans la tragédie reste largement indéterminé. On peut seulement supposer que l’action des deux premiers actes recouvre une période de plusieurs semaines 126 . L’action de l’acte III, IV et V est beaucoup plus resserrée. Historiquement, on sait que l’arrêt de mort fut communiqué à Marie dans l’après-midi du 7 février 1587 (acte III) et qu’elle se prépara à la mort pendant la nuit (acte IV). L’exécution eut lieu le lendemain matin (8 février 1587), vers huit heures, ce qui correspond à l’action du dernier acte. Cette reconstruction temporelle de l’action montre bien que les événements de la seconde partie du diptyque exigent moins de 24 heures. Mais il 125 Voir l’introduction à l’édition critique de La Reine d’Escosse de A. Maynor Hardee, 1975, p. 59. 126 Les observations de Conroy, 1999, p. 57-58 reflètent également cette incertitude dans l’analyse du temps historique dans la pièce. Biblio_17_005_437_Postert.indd 252 09.02.2010 8: 33: 22 Uhr 253 aurait été tout de même impossible pour Montchrestien de resserrer toute l’action dans ce cadre étroit. C’est certainement la raison pour laquelle il semble avoir volontairement renoncé à nous donner des indications temporelles dans le texte. Ainsi, les deux grands laps de temps, l’un entre le premier et le deuxième acte, et l’autre, plus important, entre le deuxième et le troisième acte, sont passés sous silence. D’une façon habile, Montchrestien parvient pourtant à compenser l’entorse à l’unité de temps avec une certaine unité d’action et de ton, on vient de le mentionner, puisqu’il réussit à subordonner les différents épisodes de l’action sous une question principale, qui est en même temps le fil directeur de toute la tragédie, à savoir, Élisabeth, se résout-elle à faire tuer Marie ? Comme les différents épisodes (les épisodes se déroulent pendant la période de trois mois) ont tous un lien direct avec la question principale, Montchrestien crée une situation-crise et saisit l’action historique, réduite à l’essentiel, à son moment le plus saillant. L’indécision d’Élisabeth ainsi que ses discussions avec son conseiller et le chœur des États planent comme une épée de Damoclès sur la tragédie. Les deux protagonistes féminins semblent toutes les deux enfermées dans un vacuum tragique : Élisabeth, par son indécision, et Marie, en tant que victime tragique de son sort. Or, les acteurs du drame historique ne sont chez Montchrestien que des personnages-types. C’est ainsi qu’Élisabeth est tout simplement « La Reine » ou « La Reine d’Angleterre » et Marie Stuart « La Reine d’Escosse » ou également « La Reine ». L’onomastique dans la tragédie est extrêmement pauvre, comme le montre déjà la liste des personnages au début de la pièce : les acteurs ne sont pas désignés par leur nom, mais par leur fonction (par exemple conseiller, reine, messager, maistre d’hostel). Seul deux personnages sont mentionnés par leur véritable nom, à savoir Davison, qui annonce l’arrêt de mort, et Paulet (mentionné dans le texte même), garde-corps de Marie. Ce n’est certainement pas par hasard que l’on cherche en vain d’autres repères onomastiques dans la tragédie. Montchrestien présentent des personnages-types et il opte souvent pour une paraphrase au lieu de mentionner le nom précis du personnage en question. C’est ainsi que Marie devient une « reine exilée, errante, fugitive » et le roi d’Espagne, Philippe II, tout simplement « L’Espagnol » (v.19, 135). Ce procès de dépersonnalisation contribue à compenser la trop grande proximité du temps et aide le spectateur à oublier qu’il a affaire au drame historique tel qu’il s’est réellement passé quatorze ans auparavant 127 . Dans la bouche d’Élisabeth ou de son conseiller, le terme « L’Es- 127 Donnons encore quelques exemples: lorsque Marie fait le récit de sa vie (Acte III) elle ne mentionne aucun nom. Les personnages ne sont évoqués que par allusions. Ainsi elle dit par exemple « Le Roy m’espousa » (v.751, il s’agit de François II). À L’exécution de Marie Stuart Biblio_17_005_437_Postert.indd 253 09.02.2010 8: 33: 22 Uhr 254 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien pagnol » est utilisé pour désigner « l’ennemi ». Derrière ce terme se cache donc toute une histoire, puisque la lutte contre le catholicisme et ainsi la lutte constante contre l’ennemi espagnol fut l’objectif principal de la politique d’Élisabeth. À la différence des autres dramaturges qui optaient parfois pour une déformation onomastique (rappelons l’hellénisation des noms dans Cléophon ou l’emploi des anagrammes dans Le Triomphe de la Ligue) pour dramatiser un sujet actuel de la France, Montchrestien, lui, choisit une démarche différente - comme on l’a vu - en évitant tout simplement les noms des personnages. Pourtant, dans tous les cas, il s’agit d’un processus de médiation qui permet au dramaturge de créer une distance entre l’événement de l’histoire récente et le public. Après un tel résultat, on s’attendrait peut-être davantage à une trame historique plus précise où au moins les principaux événements de l’histoire anglaise se présentent. Mais contrairement aux tragédies nationales d’actualité, il n’en est pas ainsi. En général, c’est surtout la scène d’exposition qui contient le plus grand nombre d’allusions historiques, ne serait-ce que pour aider le spectateur à situer l’action théâtrale par rapport à l’histoire véritable. Or, la tragédie de Montchrestien n’en contient que des allusions vagues. La trame historique n’est que légèrement esquissée. Au lieu de mentionner plus précisément les différents complots d’usurpation dont Marie est accusée, notamment celui de Babington (1586) dont il est question ici (Acte I), le dramaturge met seulement une vague allusion dans la bouche de la reine d’Angleterre, lorsque celle-ci parle de Marie : Quoy que de sa prison l’ennuyeuse longueur Peust un juste courroux allumer en son cœur, Par mon doux traitement elle devoit l’esteindre, Se plaignant en son mal de ne s’en pouvoir plaindre : Mais l’on m’a rapporté qu’en ce dernier effort, Elle brigue mon sceptre, et minute ma mort. 128 Dans ce passage, le complot de Babington est seulement évoqué par l’expression « ce dernier effort », que l’on doit comprendre dans le sens d’un dernier effort d’usurpation. Donnons encore un autre exemple où l’allusion à un événement historique reste très discrète. Celui-ci se trouve dans une séquence stichomythique du dialogue entre la reine et son conseiller, lorsqu’il dit à propos de Marie : « On peut sans grand peril occire une homicide » (v.166). Comme dans le cas l’acte IV, elle parle de son enfant Jacques de la façon suivante : « jeune Roy mon enfant bien aimé » (v.1213) 128 Montchrestien, A. de, La Reine d’Escosse, édition citée, v.47-52. Biblio_17_005_437_Postert.indd 254 09.02.2010 8: 33: 22 Uhr 255 précédent, aucun nom précis n’est mentionné, mais on comprend tout de même qu’il fait allusion à l’affaire Darnley: en 1567, Marie fut accusée d’avoir pris part à l’assassinat de son mari. Par rapport à l’acte I, l’acte II est encore plus pauvre d’allusions historiques. On peut même dire qu’aucun indice n’a été fourni qui puisse servir de repère temporel ou qui puisse placer le spectateur dans un climat historique précis. Le récit que Marie fait de sa vie au début de l’acte III aurait pu être une occasion pour Montchrestien de jeter un regard plus détaillé sur le passé mouvementé de ce personnage célèbre. Mais en analysant les vers en question, on s’aperçoit une fois de plus que Montchrestien se limite à l’essentiel : le récit de Marie fournit au spectateur un minimum d’informations sur sa personne et son sort sans entrer dans les détails. Les événements évoqués (son mariage avec François II et la mort de celui-ci, le retour de Marie en Écosse, l’affaire Darnley, sa fuite en Angleterre, son emprisonnement) peuvent être considérés comme de petits repères historiques dans le texte, qui produisent chez le public un effet de reconnaissance, mais qui ne donnent pas d’indications historiques précises. Dans l’ensemble, le récit de Marie reste dans le général et l’universel. Les différents lieux de son histoire à savoir l’Écosse, la France, et l’Angleterre ne sont que rarement mentionnés par leur nom. Quand Marie parle de l’Écosse, elle utilise toujours une paraphrase, comme par exemple « mon pays natal » (v.707), « ma terre naturelle » (v.747) ou « mon pays malheureux » (v.770). Quand elle fait allusion à la situation politico-religieuse de l’Écosse, elle n’utilise pas le terme de réforme ou de la réforme protestante, elle parle de la « folle opinion d’une rance heresie » (v.772), expression qui relève plus du registre de l’affectif que de celui de la politique. Elle se sert même d’une sentence pour expliquer la situation de l’Écosse avant sa fuite : « Cependant je m’enfuy, sçachant que l’innocence / A l’endroit des meschans n’est pas seure deffence, […] » (v.787-788). Contrairement aux tragédies nationales d’actualité où les allusions à l’histoire ou à l’actualité politique sont nombreuses (rappelons qu’elles apparaissent tantôt par segments isolés, tantôt en blocs), les indications historiques précises font presqu’entièrement défaut dans La Reine d’Escosse. Le général prend ici nettement le pas sur le particulier. Dans l’ensemble, Montchrestien reste fidèle à la structure globale de l’histoire : les hésitations d’Élisabeth dans les deux premières actes, la réaction de Marie vis-à-vis de son arrêt de mort (acte III), les prières et la confession de la reine prisonnière avant l’exécution (acte IV) et finalement la scène de l’exécution (acte V) - tout est véridique. Les entorses à la vérité historique sont minimes et donc pas d’une portée capitale pour la pièce, ce qui n’est pas surpre- L’exécution de Marie Stuart Biblio_17_005_437_Postert.indd 255 09.02.2010 8: 33: 23 Uhr 256 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien nant, puisque « l’action » de la tragédie elle-même est très restreinte, comme on l’a vu 129 . Si l’on ne peut parler d’un véritable climat historique dans le cas de La Reine d’Escosse, il convient de se demander si l’on n’a pas au moins affaire à une certaine couleur locale. N’oublions pas que la tragédie se passe en Angleterre. En analysant la fréquence de l’évocation des lieux dans la pièce, on constate une disproportion importante : l’Angleterre n’est que trois fois mentionné dans toute la tragédie (v.146, 401, 927) et l’Écosse deux fois (v.114, 1203). Ce résultat est assez surprenant, surtout quand on voit le grand nombre d’occurrences pour la France (v. 114, 205, 749, 759, 759, 855). Quant à l’évocation de lieux à l’intérieur d’un pays, par exemple la mention de certaines villes ou endroits emblématiques, on peut seulement repérer deux exemples concrets : la Tamise (v.31), fleuve symbolique de Londres et le Louvre (v.1245), lieu symbolique de la capitale de France, qu’on a déjà pu repérer dans l’une de nos tragédies nationales d’actualité (Coligny de Chantelouve). À ces endroits imprécis s’ajoutent les soi-disant loci classiques, auxquels le public est habitué, puisqu’ils apparaissent dans toutes les tragédies de la Renaissance en tant qu’éléments constitutifs de la rhétorique humaniste. Pour l’évocation des lieux, on peut donc constater le même phénomène que l’on vient d’observer pour les indications de temps et pour l’onomastique : la dimension spatio-temporelle reste volontairement simple. Mais c’est paradoxalement par cette simplicité que Montchrestien parvient à donner au sujet de sa tragédie une autre signification. Le sens de cette œuvre politique ne doit pas être cherché du côté de la représentation la plus fidèle de l’histoire, c’est-à-dire dans le sens d’une mimèsis absolue, il réside plutôt dans la création d’une œuvre poétique. Le peu d’indications spatiales données par Montchrestien s’élève ainsi au rang de loci abstraits qui possèdent une grande valeur symbolique. L’espace dans la pièce devient ainsi un élément indispensable du message tragique transmis par le dramaturge. Elle revêt une signification supérieure qui devient de plus en plus transparente quand on examine quelles images et quelles épithètes caractérisent un endroit déterminé. Regardons tout d’abord comment l’Angleterre se présente à travers le discours des personnages. Dans celui d’Élisabeth, une image géographique précise est prépondérante, à savoir celle d’une île. Au début de la pièce, elle parle d’une « isle » tout court (« ceste isle », v.28), un peu plus loin, elle précise sa 129 Le fait que le Maistre d’hostel n’ait pas le courage d’assister à l’exécution de Marie n’est pas conforme à la vérité historique. De plus, Montchrestien écrit qu’il avait fallu quatre coups pour couper la tête à la reine d’Écosse. Les sources parlent cependant de deux ou de trois coups maximum. On ne sait pas pourquoi Montchrestien a éprouvé le besoin de changer ces détails historiques. Pour le dernier cas, on pourrait s’imaginer que ce fut pour des raisons de style et de versification. Biblio_17_005_437_Postert.indd 256 09.02.2010 8: 33: 23 Uhr 257 remarque en parlant d’une « belle Isle » (v.84) et finalement, elle parle d’une « Isle fameuse » (v.545). Comparons cette vision de l’Angleterre avec celle de la reine d’Écosse. Son discours est beaucoup plus nuancé quand elle caractérise l’Angleterre et surtout ses habitants en racontant l’épisode de la tempête (Acte III). Son récit ressemble à un cauchemar devenu réalité lorsqu’elle décrit son embarquement au bord de ces « barbares Anglois » : Peuple double et cruel, dont les suprémes loix Sont les loix de la force et de la tyrannie, Dont le cœur est couvé de rage et felonnie, Dont l’œil se paist de meurtre et n’a rien de plus cher Que voir le sang humain sur la terre espancher. O qu’il me valoit mieux estre loin jettée Au rivage inconnu d’une isle inhabitée […] 130 Elle les accuse de « tyrannie », de « felonnie », et même de « meurtre ». Selon Marie, il s’agit d’un peuple extrêmement cruel et entièrement méchant. Il peut être considéré comme l’incarnation du Mal. Devant une telle caractérisation, l’image de la « belle » ou « fameuse » île de la reine d’Angleterre s’efface complètement. Ce qui reste est une image horrible et terrifiante, seulement renforcée par la valeur symbolique d’une mer agitée qui fait de cette île un lieu inaccessible et angoissant 131 . Ajoutons encore que c’est sur cette île que Marie fut tenue prisonnière, comme elle le dit elle-même au vers 835 (« On 130 Montchrestien, A. de, La Reine d’Escosse, édition citée, v.826-832. 131 L’idée de l’île et de l’inaccessibilité que Montchrestien présente ici à travers le discours de Marie correspond exactement à l’idée qu’on se faisait d’une île au XVI e et XVII e siècle. À la Renaissance, l’éloignement géographique de la Grande-Bretagne a souvent été présenté comme un signe d’inculture, donc de barbarie, et également de la défaveur divine. Voir Conroy, 1999, p. 75. L’idée que l’écrivain italien Giovanni Botero se faisait de l’Angleterre dans ses Relationi universali correspond également à l’image terrifiant d’un lieu inaccessible, semblable à une forteresse : « […] sono […] sicurissimi in casa loro : perche, par che tutto quel regno sia una fortezza, conciosa che il mare Hibernico che lor è sa Ponente, e tanto basso, e pieno di scogli e di pericoli, che non si può navigare con legni grossi ; e il Britannico […] patisce il flusso e il reflusso vehementissimo ; e i venti il dominano grandement […]. La costa poi del regno è per tutto aspera, e brava, eccetto in pochi luoghi, tutti fortificati. » (Relationi Universali, Vicence, G. Greco et P. Dusinelli, 1595, p. 269). Traduction de Conroy, 1999, p. 74 : « Ils sont en parfaite sûreté dans leur pays, car leur royaume semble être une forteresse, puisque la mer d’Irlande, qui est à l’ouest, est si peu profonde, et si pleine de récifs et d’écueils que les gros navires ne peuvent la traverser : et la mer au sud […] connaît des marées fort violentes ; et les vents la balaient […]. La côte est partout rude et difficile d’accès, sauf en quelques endroits, tous fortifiés ». L’exécution de Marie Stuart Biblio_17_005_437_Postert.indd 257 09.02.2010 8: 33: 23 Uhr 258 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien me fist prisonniere [..] »). Dans la tragédie, « île » et « prison » sont étroitement liées, puisque toutes les deux représentent un lieu clos. Ici, on voit très bien l’effet de l’imprécision spatio-temporelle: l’Angleterre en tant que telle se transforme en un lieu obscur, éminemment tragique. Elle devient le centre d’un cercle vicieux duquel on ne peut s’échapper que par la mort. À cette image essentiellement obscure s’oppose l’image de la France décrite par Marie. Même si ce pays ne lui a pas toujours apporté beaucoup de fortune - pensons par exemple à la mort de François II, son mari - elle en fait l’éloge pendant toute la tragédie. Le portrait qu’elle brosse de ce pays est celui d’une France idyllique, qui lui a toujours servi de refuge (« jadis séjour de mon plaisir », v.1229 ; « demeure agreable »,v.1231). Le passage le plus éloquent à ce sujet se trouve à l’acte IV, dans lequel la reine d’Écosse - se préparant à la mort - fait ses adieux à la « belle France » (v.759) : Adieu, superbe Louvre, enflé de courtisans ; Adieu riches cités, adieu chasteaux plaisans, Adieu peuple courtois, adieu belle noblesse, Qui m’avez tant cherie, estant vostre Princesse […] 132 On voit bien que ces vers s’opposent diamétralement au portrait que Marie brosse de l’Angleterre. Au « peuple double et cruel » s’oppose un « peuple courtois » avec une « belle noblesse » qui a « cheri » la Princesse et qui ne visait donc nullement à l’humilier. On peut même parler d’une touche de couleur locale, lorsqu’il est question des « riches cités » et des « chasteaux plaisans ». C’est à l’aide de cet antagonisme que Montchrestien oppose l’Angleterre et la France, le cauchemar et l’idylle, le Mal et le Bien. Pendant que la splendeur de la France éclate dans toute son étendue, l’Angleterre devient un lieu de plus en plus obscur et tragique. Ce lieu tragique constitue le cadre dans lequel les personnages de la tragédie agissent. Les deux premiers actes sont dominés par le personnage d’Élisabeth. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, elle ne se présente pas comme un personnage entièrement méchant. Elle regrette même d’avoir « asservi » la reine d’Écossse pour « quelque temps » (v.66), comme elle dit. Son règne est pour elle « un lourd fardeau » (v.8), même si les nations étrangères l’apprécient. En ce qui concerne la condamnation de Marie, elle se trouve dans un dilemme tragique par excellence : faut-il servir l’État et condamner Marie ou faut-il lui accorder le pardon - une question qui se laisse réduire en une simple formule, à savoir « rigueur ou clémence ? », et que l’on retrouvera ultérieurement dans Cinna de Corneille. Montchrestien a donc consacré les deux premiers actes aux hésitations de la reine d’Angleterre qui souffre du fait 132 Ibid., v.1245-1248. Biblio_17_005_437_Postert.indd 258 09.02.2010 8: 33: 23 Uhr 259 de devoir prendre une décision (« Songeant à tel malheur je souffre cent tourmens, / Et d’une seule peur j’ay mille estonnemens.», v.147-148). Contrairement à Auguste, dans Cinna, elle ne parvient cependant pas à surmonter ses hésitations par un acte héroïque, car elle finit par condamner Marie à mort. La véritable héroïne tragique de la pièce est Marie, qui, de son côté, est un personnage ni tout à fait bon ni tout à fait méchant et correspond ainsi parfaitement au héros tragique tel qu’il a été défini par Aristote. Quand elle fait le récit de sa vie (acte III), elle se présente comme un personnage entièrement tragique (« Sur le triste moment qu’au monde je fus née, le Ciel à souffrir tout m’avoit bien condamnée ! » ; v.767-768). Dès sa naissance, une fatalité tragique pèse sur son existence 133 . Or, au lieu de lutter contre le destin, comme le feront les héros tragiques de Corneille, elle l’accepte en tant que volonté de Dieu. C’est ainsi que les deux derniers actes constituent un véritable martyre. Celui-ci n’est rien d’autre que l’accomplissement de cette vie vouée à l’échec dès le début : « une si tragique, et malheureuse histoire », constate la reine d’Angleterre au deuxième acte, ironie tragique d’un côté (surtout dans le contexte immédiat), mais observation métathéâtrale de l’autre, qui souligne une fois de plus le lien étroit entre histoire et tragédie. 2.2 Entre ciel et terre - une méditation sur la philosophie de l’histoire Face à une « dramaturgie de la simplicité » avec une structure symétrique en deux tableaux juxtaposés et une trame historique volontairement simple, la question du véritable sens de l’histoire dans la pièce se pose. Contrairement aux tragédies nationales d’actualité dans lesquelles la volonté documentaire d’un certain chapitre de l’histoire de France est étroitement liée à la propagande politico-religieuse, (on l’a bien vu dans Coligny de Chantelouve), la tragédie de Montchrestien se veut essentiellement poétique. Selon la conception de la tragédie telle qu’elle est présentée par Jean de La Taille, le vrai sujet de celle-ci « ne traicte que de piteuses ruines des grands Seigneurs, que des inconstances de Fortune, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivitez, execrables cruautez des Tyrans, et bref, que larmes et miseres extremes, et non point de choses qui arrivent tous les jours naturelle- 133 Dans son discours à l’acte III, elle parle du « moment fatal de ceste heure premiere [la naissance ] » (v.699) : « Mon corps foible et debile estoit gisant au bers, / Où ses pleurs presageoient les maux que j’ai souffert […] » (v.705-706). De plus, elle décrit que la fortune ne lui était pas toujours favorable (« Comme si dés ce temps la fortune inhumaine / Eust voulu m’allaiter de tristesse et de peine. », v.715-716). Entre ciel et terre Biblio_17_005_437_Postert.indd 259 09.02.2010 8: 33: 24 Uhr 260 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien ment et par raison commune […] » 134 . En effet, la plupart des tragédies de la Renaissance parlent du malheur des « grands Seigneurs », traitent donc des grandes affaires de l’État. «Bannissements », « guerres », « captivitez », « cruautez des Tyrans » - il s’agit-là de thèmes essentiellement politiques qui se retrouvent d’une manière ou d’une autre dans toutes les pièces de cette époque. C. Mazouer constate cependant à juste titre qu’il est difficile de dégager « une réelle pensée politique articulée » dans les tragédies historiques de la Renaissance : À travers les erreurs, les horreurs et les malheurs des rois de la tragédie d’histoire, il n’est pas impossible de repérer les éléments d’une pensée politique, mais qui n’est ni élaborée ni univoque […] 135 Il est vrai que les tragédies posent au cours de leur intrigue quelques problèmes politiques. Or, ceux-ci sont la plupart du temps d’un caractère universel et présentent plutôt une réflexion philosophique sur l’histoire. En dépit de sa matière historique très récente, La Reine d’Escosse s’inscrit dans ce courant des « tragédies historiques », telles que Mazouer les définit, puisque Montchrestien a soumis le sujet récent de l’histoire d’Angleterre à un procédé de réduction radicale: le résultat de son abstraction est une méditation philosophique sur l’histoire et ses acteurs. Les deux personnages historiques, Élisabeth et Marie, subissent un procès de dépersonnalisation - on en a parlé - et détiennent ainsi une valeur symbolique. Ainsi, si La Reine d’Escosse ne peut pas être considérée comme une réécriture historiographique du passé récent - comme c’était le cas des tragédies nationales d’actualité - elle présente néanmoins une réflexion philosophique sur l’histoire qui nous est transmise à travers les deux protagonistes féminins. Les questions qui se posent à partir d’un tel processus sont de caractère philosophique : quel sens donner à l’histoire et à l’action des hommes dans l’histoire ? Quelle part est-elle laissée à leurs actions autonomes et quelles puissances gouvernent finalement l’action des hommes dans l’histoire ? - questions qui posent le problème essentiel de la transcendance 136 . 2.2.1 Élisabeth ou l’échec du pouvoir terrestre On s’aperçoit que la structure en diptyque de la pièce recouvre une signification plus profonde que celle perçue lors de l’analyse dramaturgique de La Reine d’Escosse. La juxtaposition des deux tableaux ne constitue donc pas seu- 134 De La Taille, J., De l’Art de la tragédie, édition citée, p. 3-4. 135 Mazouer, C., Le Théâtre français de la Renaissance, Paris, Champion, 2002, p. 231. 136 Comme ces questions se prêtent extrêmement bien à l’analyse de La Reine d’Escosse, nous les avons empruntées à Mazouer. Voir ibid., p. 232. Biblio_17_005_437_Postert.indd 260 09.02.2010 8: 33: 24 Uhr 261 lement un choix dramaturgique, elle n’illustre pas seulement la séparation des deux reines ennemies - véritable fait historique - ou l’antagonisme entre le protestantisme anglais et le catholicisme, elle nous offre aussi toute une image de l’histoire et du monde. Les deux reines, telles que Montchrestien les présente deviennent le symbole d’un monde séparé, Élisabeth incarnant l’ordre politique terrestre et Marie incarnant l’ordre spirituel. Quand on pense à Élisabeth I ère , ne pense-t-on pas immédiatement à une grande personnalité de l’histoire, à une femme puissante, à la fois admirée et crainte par les nations étrangères ? C’est ce qu’on pourrait croire au premier abord, quand on connaît l’histoire de Marie Stuart et de la reine d’Angleterre. Mais la tragédie de Montchrestien nous brosse un tout autre portrait de cette dame illustre, on l’a déjà indiqué antérieurement. Lisons comment Élisabeth résume sa situation actuelle au début de l’acte I : Bien qu’un monde de gens me respecte à l’envi, Me regarde marcher d’œil et d’esprit ravi, Bien que cents nations admirent mes richesses, M’eslevent plus d’un rang sur les autres princesses, J’estime quant à moy malheureux mon bon-heur, Qui prend pour les seduire un vain masque d’honneur. 137 On voit bien à quel point la grandeur de son pouvoir terrestre est trompeuse. Elle a même besoin d’un « masque » pour cacher son « ame desolée » devant autrui (v.1). Le fait que les autres nations l’admirent ne constitue pas un véritable remède à son état d’âme. Celui-ci est le reflet de son gouvernement : le pouvoir politique qu’elle détient en tant que reine d’Angleterre est défectueux. Il est « semblable au patient qui languit sans mourir / Et ne peut, malheureux, sa douleur secourir. (v.151-152) ». L’État, tel qu’il nous est présenté ressemble donc à un corps malade. Les signes de l’impuissance de la reine sont omniprésents. Elle dépend entièrement de son destin qui la rend incapable d’agir et qui l’empêche aussi de briser les chaînes de sa captive : « Et voulant mille fois sa chaine relascher, / Je ne sçay quel destin est venu m’empescher. (v.43-44). ». Le monde qu’elle incarne est conflictuel. Il est celui des apparences, des hésitations, des incertitudes et de l’inconstance. La première fois, c’est son conseiller (incarnation du mauvais conseiller dans la tragédie) qui tente de la convaincre de prononcer la sentence de mort, la seconde fois, c’est les États d’Angleterre qui demandent une décision. Mais à chaque fois, Élisabeth est incapable de prendre une décision. Sa première proposition ne constitue en rien une véritable solution. Au contraire, ses propos reflètent encore davantage son indécision : « Je veux donc à ce coup un entre-deux choisir / Utile à mes subjets, et propre à mon 137 Montchrestien, A. de, La Reine d’Escosse, édition citée, v.11-16. Entre ciel et terre Biblio_17_005_437_Postert.indd 261 09.02.2010 8: 33: 24 Uhr 262 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien desir (v.283-284) » Or, choisir un « entre-deux », comme elle dit, signifie ici refuser toute décision. Il n’est donc pas étonnant de la voir encore hésiter à l’acte II, après avoir écouté l’avis des États d’Angleterre (« Je veux encor surseoir ceste execution », v.467). Comme la plupart des autres rois de tragédies à cette époque, Élisabeth est confrontée au problème de la clémence, on l’a déjà indiqué. Il s’agit là d’une vertu politique qui permet de distinguer le bon prince du mauvais. Par conséquent, un prince qui est incapable de pardonner est un mauvais prince, voire même un tyran, qui est guidé par une violence aveugle et qui est, comme le dit Élisabeth, « taxé d’injustice »(v.277). En dépit de son indécision, Élisabeth fait preuve d’une certaine clairvoyance dans l’analyse de ses sentiments. Elle est l’incarnation du « princephilosophe » 138 . D’une part, son dilemme, on l’a dit, préfigure celui d’Auguste, mais de l’autre côté, son personnage manque de grandeur et de dignité. Contrairement à l’empereur romain, la clémence ne constitue pour Élisabeth qu’un « essai » (« La clémence le gagne : il convient que j’essaye/ Si par doux appareils je puis sonder la playe » ; v.229-230) et n’aboutit pas à l’acte héroïque par lequel elle aurait pu montrer son vrai pouvoir politique en se dépassant elle-même. Elle se fait plutôt une idée utilitaire de la clémence (« Quand la douceur nous sert je la juge estre bonne », v.242) : s’il s’agit de pardonner, c’est surtout pour des raisons de prudence politique. Elle sait que c’est seulement par la clémence qu’un prince peut gagner la faveur de ses sujets (v.257- 258) et elle comprend que, si elle se venge, on se vengera forcément d’elle : « Si nous l’executons nous irritons la France » (v.205). Même si la force céleste entre en jeu, elle ne joue pas un rôle important dans la discussion. Pour Élisabeth, ciel et terre ne constituent qu’un antagonisme irréconciliable quand elle dit : « Si le Ciel est pour moy la terre m’est contraire » (v.181). En tant que Reine d’Angleterre, elle est du côté des choses terrestres, ce qui se manifeste tout au long de son argumentation. Ainsi, les raisons qu’elle évoque pour ne pas devoir condamner Marie à mort sont d’ordre politique ou personnel, mais jamais d’ordre spirituel. Élisabeth a des scrupules à faire exécuter une reine. La sentence qu’elle prononce à l’acte I le montre clairement : « Le sacré sang des Roys doit estre inviolable » (v.217) et déjà aux vers 171-172, elle cherche à faire comprendre à son conseiller qu’on n’a pas le droit de tuer une reine qui est en même temps « la mere d’un Roy » et « l’espouse de deux Roys ». Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle elle hésite encore à la condamner : c’est son « inte- 138 Terme emprunté de Charpentier, F., « La Tragédie précornélienne à Rouen : Montchrestien et la notion de clémence », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 29, 1967, p. 332. Biblio_17_005_437_Postert.indd 262 09.02.2010 8: 33: 24 Uhr 263 rest privé » (v.175) qui l’empêche de la juger. Cette raison d’ordre personnel est beaucoup plus difficile à comprendre que l’inviolabilité du sang royal, car Élisabeth n’explique pas clairement ce qu’elle entend plus précisément par le terme de l’« interest privé ». Une chose est cependant certaine : elle éprouve de l’affection pour sa cousine. Quoiqu’il s’agisse-là d’un sentiment plutôt diffus, quoique les véritables mobiles de cette affection ne soient pas clairement exprimés dans le texte, on s’aperçoit que Marie Stuart est un personnage qui fascine la reine d’Angleterre. Élisabeth ne peut pas croire que cette personne est capable de tramer un complot contre elle et son règne : O cœur trop inhumain pour si douce beauté, Puis que tu peux couver tant de desloyauté, D’envie et de despit, de fureur et d’audace, Pourquoy tant de douceur fait-tu lire en ta face ? Tes yeux qui tous les cœurs prennent à leurs appas, Sans en estre troublez, verront-ils mon trespas ? Ces beaux astres luisans au ciel de ton visage, De ma funeste mort seront-ils le présage ? 139 Dans un premier temps, ces propos lyriques sur la reine d’Écosse semblent inappropriés, d’autant plus qu’on sait qu’Élisabeth va la faire exécuter 140 . Mais dans un second temps, et dans l’ambiance du premier acte, ils correspondent exactement à l’état d’âme de la reine et ils sont l’expression de sa personnalité sensible et fragile. En dépit de sa sympathie pour Marie et du respect qu’elle éprouve vis-à-vis de son sang royal, Élisabeth ressent fortement son devoir de reine qui l’oblige à se soumettre à la raison d’État et à servir le bien public 141 . Sa vie est étroitement liée à celle de son pays et son peuple, dont elle se fait une image glorieuse (« Je sçay bien […] qu’ores les destinées / Des Anglois, semblent estre à ma vie enchainées », v.141-142) 142 . Elle préfère s’abandonner elle-même qu’abandonner l’État et son peuple (« J’ay peu de soin pour moy, mais j’en auray de vous », v.236). Le portrait que Montchrestien brosse de la reine d’Angleterre dans les deux premiers actes est celui d’une reine sensible, qui est tout à fait consciente du fait que seule la clémence apporte au monarque le bien le plus noble de 139 Montchrestien, A. de, La Reine d’Escosse, édition citée, v.75-83. 140 À l’acte II, Élisabeth parle de « ceste belle Reine », elle parle d’une «[…] dame en beautez admirable, / Feconde en artifice et feconde en discours, / Et qui sert de soleil aux astres de deux Courts. » (v.450-452) 141 Voir particulièrement les vers 437-438. 142 Voir ibid., v.33: « […] mon peuple guerrier en armes indontables ». Entre ciel et terre Biblio_17_005_437_Postert.indd 263 09.02.2010 8: 33: 24 Uhr 264 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien son règne, à savoir la gloire 143 . Or, au début de l’acte III, le spectateur comprend très vite qu’Élisabeth n’obtiendra pas ce bien, puisqu’elle a décidé hors scène de faire exécuter Marie. « Élisabeth ou l’échec de la clémence » aurait-on pu intituler cette « première tragédie » de la pièce dans laquelle elle a joué le rôle principal, puisqu’on assiste ici à une sorte de premier dénouement tragique. Dans ce dénouement, Élisabeth peut être considérée comme une double victime : d’un côté elle apparaît comme la victime de ses mauvais conseillers qui voulaient lui arracher la condamnation de la reine d’Écosse, et de l’autre côté, elle est la victime de son sort qui l’a empêché de se dépasser elle-même. En condamnant Marie, elle opte pour la prudence politique : elle pense servir l’État et le bien public, mais en réalité, elle n’a provoqué que sa chute. La chute de l’État constitue en même temps sa propre chute, car, on l’a vu, sa vie est indissociablement liée aux « destinées des Anglois ». Au début du troisième acte, il ne reste donc plus rien de ce pouvoir terrestre qu’Élisabeth était censée représenter en tant que chef de l’État anglais. Tous les masques sont tombés, le conseiller l’a déjà annoncé au premier acte (« Le masque est jà levé, La chose est trop connuë / L’œil qui ne la void point est voilé d’une nuë […] », v.101-102). La gloire de « Ceste Isle fameuse » avec son « peuple guerrier en armes indontable » et ainsi la gloire de le reine d’Angleterre semble entièrement anéantie. L’échec de la clémence a causé la ruine de la monarchie anglaise qui s’est transformée en un régime tyrannique. En tant que « tyran », Élisabeth n’a qu’à se retirer de la scène. Sa disparition au bout du deuxième acte représente le début d’une « nouvelle » ou d’une « seconde » tragédie - si l’on veut - qui focalise toute l’attention sur la victime tragique de cette décision fatale. 2.2.2 Marie ou « la vanité des grandeurs du monde » « Voilà une vie bien tragique et un vray tableau de la vanité des grandeurs du monde », écrit Pierre Matthieu à propos de la fin tragique de la reine d’Écosse dans son Histoire des derniers troubles de France 144 . Anthoine de Montchrestien semble avoir pris cette remarque au pied de la lettre quand il a composé la Reine d’Escosse et plus particulièrement le deuxième « tableau » de notre tragédie, traitant de la réaction de Marie à son arrêt de mort et son exécution. Comme Pierre Matthieu dans son Histoire des derniers troubles, Montchrestien, lui aussi, aborde le thème de la vanité des choses terrestres. Plusieurs passages de la tragédie parlent de l’inconstance des choses humaines, de la fragilité de la vie et du bonheur et de l’inconstance de la fortune. L’exemple le plus élo- 143 Voir ibid., v.515-516: « Il faut bien empescher que mon bruit renommé / Soit d’un acte si barbare à jamais diffamé. » 144 Matthieu, P. , Histoire des derniers troubles, édition citée, p. 65. Biblio_17_005_437_Postert.indd 264 09.02.2010 8: 33: 25 Uhr 265 quent dans ce contexte est celui du chœur, qui, à la fin du deuxième acte, semble se rallier à la vision d’un monde inconstant représenté par Élisabeth : Qu’est-ce, ô Dieu, que de l’homme ! une fleur passagère, Que la chaleur flestrit ou que le vent fait choir, Une vaine fumée, une ombre fort legere, Qui se joue au matin et passe sur le soir […] La vie est un air chaud sortant par la narine, Qu’un pepin de raisin peut soudain estouffer […] 145 On voit bien qu’il s’agit d’une vision pessimiste du monde, que l’on qualifierait aujourd’hui de « baroque », l’inconstance, l’irrégularité et la fluidité de l’être étant les caractéristiques principales de cette pensée métaphysique. De telles images persistent tout au long de la tragédie - soulignons particulièrement l’image de l’eau en mouvement, qui est omniprésente dans le texte - mais se transforment progressivement en une vision plus optimiste de l’histoire et du monde, particulièrement quand elles sont en rapport avec la reine d’Écosse. Avec Marie, l’idée de la vanitas revêt une signification chrétienne. « Mon esprit né du Ciel au Ciel sans cesse tire […] » (v.993), dit-elle au troisième acte, ce qui symbolise la transcendance. Toute son existence se fonde sur cette idée, ce qu’un grand nombre d’occurrences du terme « ciel » dans son discours illustre 146 . Pour Marie, Dieu est au centre de l’univers afin de gouverner les actions des hommes. L’âme est donc promise au salut divin. Pour Élisabeth, par contre, ciel et terre ne constituent qu’un antagonisme insurmontable. Pour elle, la vie des hommes dépend d’une roue de la fortune qui détermine les hauts et les bas de l’existence sur terre. La notion du sort chez Élisabeth est donc entièrement païenne. En dépit de ces deux visons de l’existence, on peut y trouver un point en commun : les deux personnages et leurs actions sont entièrement déterminés par une force supérieure qui les empêchent d’agir librement (v. 43-44 ; v.767- 768). Seule la façon dont les deux reines affrontent leur sort est différente : la reine d’Écosse fait preuve d’une fermeté et constance exceptionnelle, tandis que la reine d’Angleterre se perd dans ses hésitations. L’inconstance de la vie terrestre se heurte ainsi à la constance de la foi chrétienne. « […] À tous accidens j’ay l’ame preparée : Moy-mesme je me suis de moy-mesme asseurée » (v.899-900) dit la reine d’Écosse avant d’être informé de son exécution pro- 145 Ibid., v.571-574 et v. 583-584. 146 Voir par exemple v.691; 721; 729; 739; 750; 768; 805; 958; 968; 983; 992; 993; 1007; 1115 Entre ciel et terre Biblio_17_005_437_Postert.indd 265 09.02.2010 8: 33: 25 Uhr 266 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien chaine. Lisons encore comment elle réagit après avoir appris cette nouvelle fatale, l’un des moments les plus pathétiques de la tragédie : En fin vient le moment si long temps attendu Par qui le doux repos me doit estre rendu ? O jour des plus heureux tu feras qu’une Reine Sortant de deux prisons sortira de sa peine, Pour entrer dans les Cieux d’où jamais on ne sort, D’où n’approchent jamais les horreurs de la mort. 147 Ces deux passages montrent clairement que Marie maîtrise entièrement ses sentiments et qu’elle s’est déjà détachée des choses terrestres pour enfin « entrer dans les Cieux ». « J’abandonne la terre et au ciel je m’adresse », dit-elle au troisième acte et montre ainsi qu’elle est capable de surmonter tous les obstacles terrestres pour ne se rendre qu’à Dieu seul. Pour Marie, on le voit bien, l’antagonisme entre terre et ciel (vision d’Élisabeth) se résout complètement. Ce qui compte, c’est le paradis céleste où l’on trouve la paix éternelle grâce au « père pitoyable » qui tient, comme elle dit, « ce large monde enclos dans sa main forte ». À partir du troisième acte, c’est-à-dire dès l’apparition de Marie sur scène, on quitte donc littéralement la terre pour se rendre progressivement dans une autre sphère, qui est celle du ciel et du salut éternel. La tragédie de Montchrestien prend une autre dimension : la fin tragique de Marie Stuart se transforme en martyre 148 . Plus on se rapproche du dénouement, plus les allusions à la Bible se multiplient. L’acte III et IV ressemblent à une longue prière, que seule la mort de Marie à l’acte V peut interrompre. Même le discours de Davison - irruption de la réalité terrestre - n’arrive pas à détruire la sphère céleste par laquelle Marie est déjà entourée. Après avoir reçu la nouvelle fatale, Marie anticipe son arrivée au paradis : Je voy pour m’honorer les vierges se lever ; Les Princes et les Roys, joyeux de ma venuë, M’assigner en leur rang la place retenuë ; Et Dieu mesme au milieu des Anges glorieux, Me recevoir chez lui d’un accueil gracieux, Me faire mille traits d’honneur et de caresse, 147 Ibid., v.943-948. 148 Sur la sacralisation du personnage de Marie voir l’article de Mastroianni, M., « Tragedia storica e tragédie sainte. La Reine d’Escosse di Antoine de Montchrestien », [in] Due storie inglesi, due miti europei : Maria Stuarda e il Conte di Essex sulle scene teatrali. Atti del Convegno di studi comparati Università degli Studi di Torino Facoltà di Lingue e Letterature Straniere (19-20 maggio 2005), a cura di D. Dalla Valle e M. Pavesio, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2007, pp. 9-43. Biblio_17_005_437_Postert.indd 266 09.02.2010 8: 33: 25 Uhr 267 Et me vestir au dos la robe de liesse Teinte au sang precieux de l’innocent Agneau, Qui voulut s’immoler pour sauver son troupeau […] 149 En lisant ces propos, on s’aperçoit qu’on n’est plus loin de la Passion du Christ. Les images que Montchrestien a introduites au discours de Marie sont toutes empruntées à la Bible et retracent la mort de Jésus. Marie se voit donc sur les traces du Christ qui s’est immolé comme un « innocent Agneau » pour sauver les hommes. À l’acte IV, lorsque Marie prononce sa prière pathétique, le parallélisme se trouve à son comble. En évoquant le « cher Fils » de Dieu « sur la Croix fiché », Marie établit implicitement un lien entre la mort du Christ et sa propre mort : Humble et devotieuse à Dieu je me presente Au nom de son cher Fils qui, sur la Croix fiché, Domta pour moy l’Enfer, la mort, et le peché ; Qui print d’un serf mortel la sensible figure Pour nous restituer l’immortelle nature, Et qui daigna du Ciel en terre s’abaisser Afin qu’au Ciel la terre il puisse rehausser. 150 L’antagonisme profond entre terre et ciel tel qu’Élisabeth l’a éprouvé disparaît ici entièrement, puisque c’est en la personne du Christ que les deux pôles s’unissent (« Et qui daigna du Ciel en terre s’abaisser / Afin qu’au Ciel la terre il puisse rehausser »). Marie, quant à elle, se trouve encore dans un état transitoire, puisqu’elle n’a pas encore tout à fait quitté la terre ni s’est-elle déjà complètement rendu au ciel (« J’abandonne la terre et au ciel je m’adresse »). Il faut alors qu’elle attende le jour de son exécution pour que son sort - semblable à celui du Christ - s’accomplisse. Quoique Marie soit la victime tragique de la décision fatale d’Élisabeth, le dénouement sanglant de la tragédie se montre sous un nouveau jour. Quand la reine d’Écosse fait ses adieux à la terre, on s’aperçoit qu’elle s’est déjà éloignée de la réalité terrestre. Sa foi chrétienne la rassure et la guide jusqu’à l’échafaud où elle meurt sans peur et avec la certitude d’entrer au paradis céleste. Dans cette ambiance, l’événement tragique en soi, c’est-à-dire l’exécution, est apaisée. Contrairement à Jacques de Fonteny dans Cléophon, Montchrestien renonce à une exécution sur scène. Dans cette optique, le récit détaillé du messager et les lamentations du chœur à l’acte V ne peuvent constituer qu’un 149 Ibid., v.1004-1012. 150 Ibid., v.1140-1146. Entre ciel et terre Biblio_17_005_437_Postert.indd 267 09.02.2010 8: 33: 25 Uhr 268 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien épilogue, la véritable tragédie s’étant déjà accomplie à la fin du quatrième acte. Quel bilan alors dresser de cette œuvre poétique qui a emprunté son sujet à l’histoire récente de l’Angleterre ? L’histoire de Marie Stuart en tant que telle semble secondaire pour Montchrestien, car il a opté - on l’a vu - pour une trame historique volontairement simple. À l’aide des deux personnages historiques, le dramaturge illustre l’idée qu’il se fait de l’histoire et du monde, Élisabeth (= la terre) incarnant un pouvoir politique défectueux et Marie (= le ciel), incarnant l’unicité de la foi chrétienne et donc la transcendance. En comparant cette œuvre avec les tragédies nationales d’actualité de la même époque, on remarque une différence essentielle : la valeur documentaire voire même historiographique des tragédies nationales d’actualité ne joue quasiment aucun rôle dans La Reine d’Escosse. La représentation de l’histoire chez Montchrestien ne réside pas dans la volonté de mettre un ou plusieurs événements historiques dans un moule dramatique afin de créer une sorte d’historiographie dramatique. Son objectif est autre : l’histoire de Marie Stuart lui sert de support à une réflexion essentiellement philosophique sur le rôle de l’homme dans l’histoire. Une telle démarche lui permet d’évoquer les questions fondamentales de la condition humaine, à savoir, le destin, la mort, la fatalité et la transcendance. Dans cette optique, on pourrait se demander pourquoi l’auteur a eu recours à un sujet récent de l’histoire anglaise et non à un sujet antique ou mythologique. Notre analyse a montré que l’Angleterre constitue pour Montchrestien le lieu tragique par excellence : une île isolée et inaccessible d’où il est impossible de s’évader. La longue captivité de Marie Stuart sur cette « île fatale » illustre bien cette image et contribue ainsi à la représentation d’un univers tragique. Un tel espace tragique ne demande pas de précisions historiques - au contraire - trop de détails auraient même gêné. C’est certainement la raison pour laquelle le sujet récent, bien connu du public, convenait à Montchrestien : seule l’histoire connue lui a permis une telle réduction de la matière historique et a pu lui laissé libre cours aux réflexions philosophiques. Chez Montchrestien, l’histoire de la reine d’Écosse devient celle de la « vanité des grandeurs du monde », message d’un poète, mais aussi - si paradoxal que cela puisse paraître - celui d’un historien, comme on a pu le lire dans L’Histoire des derniers troubles de Pierre Matthieu 151 . Dans La Reine d’Escosse, par 151 Dans la dédicace de son deuxième recueil de pièces, Montchrestien présente sa conception de la tragédie : « C’est d’une émulation des actions genereuses que sont éveillées, nourries et fortifiées en nos ames ces estincelles de bonté, de prudence et de valeur, qui comme un feu divin sont meslées en leur essence. De là se tire le fruit des exemples, que ces miracles de l’une et de l’autre fortune fournissent abondamment. Leur vie et leur mort est comme une escole ouverte à tous venans, où l’on Biblio_17_005_437_Postert.indd 268 09.02.2010 8: 33: 26 Uhr 269 conséquent, l’histoire et la poésie se rapprochent plus que ce qu’on aurait pu penser au premier abord. En effet, le bilan que Pierre Matthieu tire à la fin de son récit historique devient le fondement idéologique de toute la tragédie de Montchrestien : le dramaturge nous peint ce « vray tableau de la vanité des grandeurs du monde » en opposant les deux reines célèbres dans son diptyque dramatique. Dans cette optique, La Reine d’Escosse illustre bien le fait que l’histoire à cette époque peut être poétique et la poésie historique. apprend à mespriser les choses grandes de ce monde […] », citation d’après l’édition critique citée de La Reine d’Escosse, p. 13. Entre ciel et terre Biblio_17_005_437_Postert.indd 269 09.02.2010 8: 33: 26 Uhr 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre: tragédie politique ou tragédie de martyr? Thomas More et le divorce d’Henri VIII d’Angleterre Henri VIII d’Angleterre accéda au trône après la mort de son frère aîné, Arthur, dont il épousa la veuve, Catherine d’Aragon, en 1509. Or, peu de temps après son mariage, il s’éprit d’Anne Boleyn, dame d’honneur de Catherine, qui devint finalement sa maîtresse. Cette relation ne resta pas sans conséquences. En invoquant le fait de parenté pohibée - Catherine étant précédemment sa belle-sœur - le roi d’Angleterre exprima ses doutes par rapport à la validité de son mariage. Il est évident qu’il ne s’agissait là que d’un prétexte pour demander l’annulation du mariage et pour pouvoir épouser sa maîtresse Anne. Sans attendre l’annulation de son mariage avec Catherine, Henri VIII décida d’épouser Anne Boleyn secrètement. Le 25 janvier 1533, date de la conclusion du mariage avec Anne, le roi d’Angleterre devint alors bigame. Dans cette affaire, Thomas Cranmer devint l’homme de la situation : Henri VIII fit de ce simple archidiacre le nouvel archevêque de Canterbury. L’homme le plus insignifiant pour ce poste, mais en revanche le plus fidèle aux théories royales, était le meilleur candidat pour Henri et plus particulièrement pour ses projets matrimoniaux. Le 23 mai 1533, Cranmer déclara invalide le mariage d’Henri et de Catherine d’Aragon et le 28 mai, il officialisa le mariage secret avec Anne Boleyn, qui devint reine d’Angleterre. Dans l’affaire du divorce, Thomas More représentait le parti opposé, composé notamment d’ecclésiastiques parmi lesquels le cardinal John Fisher. Devenu chancelier d’Angleterre en 1529 comme successeur de Thomas Wolsey, More, attaché au catholicisme, s’opposait au divorce d’Henri, d’autant plus que celui-ci n’éprouvait pas de scrupules à changer de religion et de rompre avec Rome pour atteindre ses buts. Au lendemain de la publication de l’acte de soumission du clergé anglais qui s’engageait à ne prendre aucune décision sans le consentement royal, Thomas More donna sa démission du poste de chancelier (16 mai 1632). Les relations avec Rome et le Saint-Siège devinrent de plus en plus délicates. Le pape Clément VII refusa d’accepter le divorce d’Henri et son mariage avec Anne comme un fait accompli : le 11 juillet 1533, il excommunia le roi par une bulle. L’année 1534 marqua la rupture définitive avec Rome, puis- Biblio_17_005_437_Postert.indd 270 09.02.2010 8: 33: 26 Uhr 271 qu’une série de grandes lois établirent les fondements de L’Église Anglicane. Henri VIII fit poursuivre pour trahison les catholiques qui refusaient de le reconnaître comme chef suprême de cette nouvelle Église nationale. Parmi les nouvelles lois, celle incriminant les actes de trahison se prêtait extrêmement bien à la poursuite des « non-conformistes ». Ainsi, seul le simple désir de voir le roi ou la reine perdre leur titre devint répréhensible ainsi que toutes les paroles ou les écrits traitant le roi d’hérétique, de schismatique ou de tyran. Une telle mesure facilitait les exécutions les plus arbitraires et permettait au roi d’éliminer les personnes qui lui étaient opposées. Thomas More fut une des premières victimes de cette nouvelle législation (John Fisher fut décapité avant lui, le 22 juin 1535). Refusant d’accepter l’Acte de succession reconnaissant comme légitime l’union d’Henri VIII et d’Anne Boleyn, il fut enfermé à la Tour de Londres. Le 6 juillet 1535, après quinze mois de captivité, il fut exécuté sur la colline de Tower Hill. 3.1. L’histoire de Thomas More - un sujet anglais, hagiographique et jésuite à la fois 3.1.1 Le choix du sujet et ses sources J’ay donne au Theatre plusieurs Tragedies en prose, sans savoir ce que c’estoit que Tragedie. J’ay laissé la lecture de la Poëtique d’Aristote & de Scaliger à ceux qui ne sont pas capables de faire des regles de leur chef […] 152 C’est ce que fait dire Guéret à son personnage fictif de La Serre dans son Parnasse réformé. Il est évident que Guéret se moque de Jean Puget de La Serre en mettant dans la bouche du personnage de telles paroles, mais il faut tout de même admettre que cette assertion recèle une part de vérité. Sans prendre tout ce qui a été dit au pied de la lettre, on s’engage à repérer des indices qui nous permettent de trouver une approche à l’œuvre d’un poète qui a failli tomber dans l’oubli. Contrairement à la majorité de ses collègues, qui écrivaient en vers, Puget de La Serre optait en effet pour un autre mode d’expression dans ses tragédies, à savoir la prose. Il ne fut cependant pas le seul à l’utiliser. La Calprenède, Du Ryer, Scudéry et surtout l’abbé d’Aubignac avec sa Pucelle d’Orléans s’en servaient pour expérimenter avec la nouvelle liberté, loin des contraintes imposées par l’alexandrin. Comme le théâtre de la première moitié du XVII e siècle fut avide de nouveauté, il n’est pas étonnant de voir qu’on évoquait et qu’on 152 Guéret, G., Le Parnasse réformé, Genève, Slatkine Reprints (nouvelle éd. revue, corrigée et augmentée), 1968, p. 48. L’histoire de Thomas More Biblio_17_005_437_Postert.indd 271 09.02.2010 8: 33: 26 Uhr 272 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre discutait de la question « vers ou prose ? ». Avec Thomas Morus, ou le Triomphe de la Foy, et de la Constance La Serre s’inscrivait donc dans ce « courant d’expérimentation », bien que la tentative d’écrire en prose ne fût généralement pas couronnée de succès à cette époque - on le sait. C’est le vers qui a remporté la victoire, ne serait ce que parce qu’il « chatouille plus l’oreille que la prose » ou parce qu’il « donne plus de grâce et de force à la pensée », comme l’ont finalement remarqué Scudéry et Du Ryer 153 . Peut-on alors dire que La Serre ne connaissait rien à la tragédie, comme Guéret le suggère dans son Parnasse réformé ? Il est difficile d’en juger, mais il est certain que La Serre faisait partie de ce genre d’auteurs qui étaient obligé d’écrire un certain nombre de textes parce qu’ils vivaient de leur plume. C’est pourquoi on ne trouve pas seulement des pièces de théâtre dans son œuvre, mais aussi trois romans et une grande variété de traités 154 . Pour ce qui est de son œuvre dramatique, on peut constater que cinq de ses sept pièces furent composées entre 1640 et 1643/ 44 (les deux exceptions sont Pirame et Pandoste, la première créée en 1629 et la seconde en 1631). Notons encore que deux tragédies se ressemblent plus particulièrement, d’une part par l’orientation religieuse de leur sujet et d’autre part par l’agencement de leur intrigue : il s’agit du Thomas Morus, créé probablement vers 1640/ 41 et publié en 1642 et du Martyre de Sainte Catherine, publiée en 1643. Toutes les deux traitent l’histoire d’un martyr, même si dans le cas de Thomas Morus, le martyre ne constitue pas l’intrigue principale de la pièce, comme on le verra encore. L’orientation religieuse de la tragédie n’est cependant pas un cas singulier dans l’histoire du théâtre français ; pensons aux mystères et aux tragédies religieuses du XVI e siècle dont les sujets sont tirés de la Bible. Au XVII e siècle, notamment dans la première moitié, plus particulièrement à partir des années 1640, on peut même constater une véritable résurrection de la tragédie religieuse. Pendant une dizaine d’années environ, on ne retrouve pas seulement des pièces dont les sujets sont tirés de la Bible, mais aussi, et de plus en plus souvent, celles qui traitent de la vie d’un saint, c’est-à-dire des tragédies hagiographiques. 153 Pascoe, M.E., Les Drames religieux au milieu du XVII e siècle (1636-1650), Paris, Boivin & Cie, 1932, p. 45. 154 Voir la liste des œuvres donnée par Ginzl, W., Puget de La Serre. Eine literaturhistorische Charakterstudie. Ein Beitrag zur Geschichte der französischen Literatur des 17. Jahrhunderts, Universitätsbuchdruckerei Rostock, 1936, pp. 40-43. Toutes ces pièces ont été écrites en prose (Climène, Pandoste, Pyrame et Thisbé, Thomas Morus, La Martyre de Sainte Catherine, Le Sac de Carthage, Thésée). Les trois romans de La Serre sont La Clytie ou le Roman de la Cour (1624), La Clytie de la Cour. Seconde et dernière Partie (1635) et Le Roman de la Cour de Bruxelles (1628). Biblio_17_005_437_Postert.indd 272 09.02.2010 8: 33: 26 Uhr 273 Il s’agit là presque exclusivement de tragédies de martyr qui poursuivent un but édifiant. Entre 1639 et 1650, on peut repérer au moins onze tragédies de ce type dont la plupart empruntent leur sujet aux martyrs de l’Antiquité. Ainsi, l’histoire du saint Eustache se situe sous Trajan, celle du saint Polyeucte sous l’empire de Decius et celle du saint Genest, de la sainte Théodore et de la sainte Catherine à l’époque de Dioclétien et de Maximien. La vie du saint Alexis et celle d’Herménigilde - sujets plus tardifs dont la légende date du V e siècle - font également partie des sujets utilisés par les dramaturges du XVII e siècle. Afin de pouvoir mieux situer le Thomas Morus de notre dramaturge, il est indispensable de se faire une idée des tragédies de martyr qui ont été créées pendant cette dizaine d’années, c’est-à-dire entre 1639 et 1650. Voici donc une liste des principales pièces de ce type : Baro, Saint Eustache (1639) La Serre, Thomas Morus (1640/ 41) La Serre, Sainte Catherine (1641/ 42) Corneille, Polyeucte (1641/ 42) Desfontaines, Saint Eustache (1642) La Calprenède, Herménigilde (1643) Desfontaines, L’Illustre Olympie ou le Saint Alexis (1643) Desfontaines, L’Illustre Comédien ou le Martyre de Saint Genest (1644) Corneille, Théodore (1645) Rotrou, Le Véritable Saint Genest (1645) Anonyme, Sainte Catherine (1648) Olivier, Herménigilde (1649) Cette liste montre bien que le Thomas Morus de La Serre s’inscrit parfaitement dans ce « cycle hagiographe » des années 1640 ; et pourtant, cette tragédie occupe une place à part, puisqu’elle ne traite ni d’un martyr de l’Antiquité, ni d’un martyr du V e siècle : la singularité de la pièce réside dans son sujet récent (l’histoire du martyr date du XVI e siècle). En ce qui concerne l’architecture dramatique de ces œuvres, il est à noter que le martyre en tant que tel ne constitue que rarement le sujet principal de la tragédie. Au drame religieux représenté s’ajoute dans la plupart des cas un conflit d’ordre familial ou d’ordre politique : les martyrs sont des résistants qui, à cause de leur conviction religieuse, se heurtent forcément aux puissants. Ce phénomène se manifeste d’une façon très nette dans le Thomas Morus de La Serre : le conflit, d’ordre religieux à l’origine (More, en tant que catholique intransigeant, ne veut pas que le roi change de religion), se transforme en un conflit politique qui pose le problème du pouvoir absolu en général (Faut-il à tout prix obéir à son souverain ? ). Ainsi, la mort de Morus - mort par conviction religieuse - ne se présente que comme la conséquence L’histoire de Thomas More Biblio_17_005_437_Postert.indd 273 09.02.2010 8: 33: 27 Uhr 274 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien inévitable d’un conflit politique : comme Morus refuse d’obéir à son souverain, ce dernier se sent obligé de le condamner à mort. Dans cette optique il ne faut pas oublier que Thomas More - de même que Jeanne, reine d’Angleterre ou le comte d’Essex - fut un personnage célèbre de l’histoire anglaise du XVI e siècle et suscita l’intérêt des dramaturges français, qui, comme le public du XVII e siècle, étaient bien familiers avec les principaux événements de l’époque. C’est principalement grâce à deux récits contemporains, rédigés l’année même de la décapitation de l’ex-chancelier, que la nouvelle de la mort de Thomas More s’était répandue en France : il s’agit de l’Expositio fidelis de morte D. Th. Mori et quorumdam insignium virorum in Anglia, dont l’épître dédicatoire est datée de dix jours « avant les calendes d’août » 1535, à Paris, et d’un poème manuscrit de 162 vers intitulé Elegie de feu maistre Thomas Morus, en son vivant Chancelllier d’Angleterre 155 . Concluons donc qu’on a affaire à un sujet qui suit les deux modes du temps, à savoir celle des tragédies modernes à sujet anglais et celle des tragédies de martyrs. Or, dans les deux courants, on l’a vu, le sujet en tant que tel reste singulier et il le restera encore tout au long du XVII e siècle. L’étude bien fondée de F.-K. Unterweg montre que le Thomas Morus de La Serre est la seule tragédie française du XVII e siècle à traiter du chancelier anglais 156 . Il faudra attendre le XIX e siècle pour que Marc Xavier Victor Drap-Arnaud compose sa tragédie en cinq actes, intitulée Thomas Morus, ou le Divorce d’Henri VIII 157 . Mais le corpus établi par Unterweg prouve également que le sujet de Thomas More fut tout d’abord un sujet dramatisé par les jésuites. Entre 1620 et 1640, ils en donnèrent six représentations 158 . Dans cette perspective, le Tho- 155 Les deux récits ont été signalés par Conroy, 1999, p. 360. Le poème manuscrit est publié dans Ascoli, 1927, Appendice, I, pp. 227-231. 156 Unterweg, F.-K., Thomas Morus-Dramen vom Barock bis zur Gegenwart. Wesensmerkmale und Entwicklungstendenzen, Paderborn/ München/ Wien/ Zürich, Schöningh, 1990. L’étude comparatiste montre bien l’étendue européenne de l’intérêt que cet épisode de l’histoire anglaise a suscité chez les dramaturges. Le corpus établi par Unterweg comprend plus de 140 pièces (du XVI e au XX e siècle) qu’il a inventoriées et classées. 157 Cette tragédie a été représentée pour la première fois sur le Théâtre royal de l’Odéon, le 9 décembre 1826. Elle a été publiée l’année suivante. Cette pièce doit être vue dans la continuité des drames sur Thomas More crées au XIX e siècle en Allemagne. Voir Unterweg, 1990, p. 71. Comme le Thomas Morus de La Serre, cette tragédie appartient au « groupe II » (classification établie par Unterweg). Toutes les pièces de cette catégorie mettent l’accent sur le personnage de More en tant qu’homme politique chrétien. 158 Voir Stegmann, A., L’Héroïsme cornélien. Genèse et signification, Paris, Armand Colin, 1968, t. II, pp. 677-678. Biblio_17_005_437_Postert.indd 274 09.02.2010 8: 33: 27 Uhr 275 mas Morus de La Serre doit donc être également vu dans la continuité du théâtre religieux scolaire 159 . La question de la source de cette pièce pose problème, car il est extrêmement difficile de trouver le document principal sur lequel le dramaturge s’est appuyé pour construire son action. D’après les analyses de Conroy, « la plus plausible des sources dramatiques dont la Serre a pu se servir semble être une tragédie de Nicolas de Vernulz » intitulée Henricus Octavus seu Schisma Anglicanum tragœdia, représentée en 1620 au Collège Porcensi à Louvain et publiée en 1624. En effet, Vernulz, un modeste professeur de théologie à Louvain, a souvent servi de modèle aux dramaturges français du XVII e siècle, mais il est difficile de dire si son Henricus Octavus fut vraiment une des sources principales de la tragédie de La Serre. En regardant les deux œuvres de plus près, on se rend compte que seule la conduite du sujet de Thomas Morus ressemble à celle d’Henricus Octavus. En ce qui concerne les personnages dramatiques, cependant, il faut admettre que leurs principaux traits de caractères ne correspondent pas à ceux présentés dans la pièce de La Serre 160 . Il est donc peu probable que notre dramaturge ait utilisé cette tragédie comme source principale. Il en est de même avec les Mémoires de Castelnau, une source suggérée par A. Hill 161 . Là encore, les ressemblances avec notre tragédie sont trop vagues, et, de plus, il manque l’épisode de la fille de More, Margaret Roper, qui joue un rôle non négligeable à la fin de Thomas Morus. Une autre source possible suggérée par H.C. Lancaster et J. Conroy est un ouvrage de Nicholas Sanders intitulé De origine ac progressu Schismatis Anglicani (1585) 162 . Il est probable que La Serre s’en est servi, puisque le document contient les informations principales de l’époque en question, mais il ne constitue certainement pas la source principale de la pièce. On voit bien que le problème de la source de Thomas Morus n’est pas facile à résoudre. Sans vouloir rejeter complètement les propositions étudiées ci-dessus, nous voulons ici attirer l’attention sur un document moins souvent cité dans 159 Voir la liste des pièces scolaires données par Conroy, 1999, pp. 365-366. Sur la liste ne figurent pas seulement les différentes pièces sur Thomas More, mais aussi les pièces ayant un rapport avec Henri VIII d’Angleterre. 160 Voir particulièrement le portrait d’Arthenice brossé par La Serre : à la différence de Vernulz, il en fait une victime presque tragique. Sur ce point voir Conroy, 1999, p. 367. 161 Voir Hill, A. L., The Tudors in French Drama, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1932, p. 30. 162 Voir Lancaster, 1929/ 30, p. 361 et Conroy, 1999, p. 367. L’histoire de Thomas More Biblio_17_005_437_Postert.indd 275 09.02.2010 8: 33: 27 Uhr 276 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien le contexte des sources de notre tragédie 163 . Il s’agit d’une chronique latine que l’on attribue aujourd’hui à Nicolas Harpsfield. Le document manuscrit, composé en mai ou en juin 1557, ne fut édité qu’en 1917 par Ch. Bémont sous le titre : Le premier divorce de Henri VIII et le schisme d’Angleterre 164 . Il est important de noter que le chroniqueur commence son récit en 1528, année où se posa la question du divorce d’Henri VIII pour la première fois, et le termine en 1536, plus précisément le 7 janvier 1536, jour de la mort de Catherine d’Aragon. On n’a donc pas affaire à une histoire du règne d’Henri VIII : les événements exposés par le chroniqueur sont ceux qui aboutirent au divorce et au schisme. De plus, il est à noter que la chronique fut écrite par un catholique qui est toujours resté fidèle à l’Église romaine, un fait non négligeable puisque la tragédie de La Serre fut créée dans le même esprit. Bien entendu, cela ne prouve pas encore que notre dramaturge s’est servi de cette source pour composer son Thomas Morus, mais le cadre temporel assez précis de la chronique et le point de vue catholique exposé le rend probable. Il convient donc de regarder ce document de plus près et de le comparer avec les événements décrits dans la tragédie de La Serre. Le résultat de notre analyse correspond à l’observation faite par M.E. Pascoe dans son ouvrage sur les drames religieux du XVII e siècle : les événements rapportés par le chroniqueur et ceux présentés dans le Thomas Morus sont presque identiques 165 . De même, la chronique latine aurait pu fournir au dramaturge les personnages dramatiques avec leurs principaux traits de caractère, puisqu’ils y sont présentés d’une façon assez systématique. Pour illustrer cette relation, prenons l’exemple d’Anne Boleyn alias Arthenice dans la tragédie de La Serre. Dans la chronique aussi bien que dans la pièce, on insiste sur sa vertu et sur le fait qu’elle ne veuille pas devenir la maîtresse du roi. Lisons comment elle est présentée dans le manuscrit latin (pour faciliter la lecture nous citons le passage en traduction française) : Anne Boleyn. Elle refuse d’être la maîtresse du roi qui, pour l’épouser, songe à répudier sa femme […] Sa famille occupait en Angleterre un rang honorable ; elle était dans la fleur de son âge ; son maintien était fort décent ; elle avait appris à jouer du luth, à danser, à parler latin et français. 163 En dépit des recherches très détaillées de J. Conroy, le document attribué à Nicolas Harpsfield ne figure pas dans la liste des sources possibles. 164 Le premier divorce de Henri VIII et le schisme d’Angleterre. Fragment d’une chronique anonyme en latin publié avec une introduction, une traduction française et des notes par Ch. Bémont, Paris, Champion, 1917. 165 Voir Pascoe, 1932, p. 109. Biblio_17_005_437_Postert.indd 276 09.02.2010 8: 33: 27 Uhr 277 Ces talents avaient inspiré au roi un violent amour pour elle ; et elle dut craindre soit pour sa pudeur si elle cédait, soit pour sa vie si elle refusait. Introduite près du roi, sans témoins, elle répondit à des propositions déshonnêtes que, sans doute, il voulait plaisanter et lui faire subir une épreuve : « Je ferai plutôt le sacrifice de ma vie que de mon honneur, ô roi, et c’est à mon mari (quel qu’il soit) que j’ai consacré la fleur de ma virginité. Je la lui garde intacte, n’ayant point d’autre dot à lui apporter. Je ne puis être votre femme et n’en suis pas digne, mais je ne veux pas être une courtisane. » Ces paroles ne firent qu’attiser l’incendie dans le cœur du roi et, ne pouvant rien espérer d’amours clandestines, il prit la résolution de répudier Catherine, dont il commençait d’ailleurs à se fatiguer, et d’épouser Anne. 166 Le caractère d’Anne tel qu’il est présenté ici correspond exactement au personnage d’Arthenice dans Thomas Morus. Les principaux traits de caractère de ce personnage sont donnés par le chroniqueur, à savoir la vertu et l’honneur. Il suffisait donc à notre dramaturge de construire l’intrigue de la pièce à partir de ce canevas latin. Les passages en discours direct que le récit latin contient auraient pu lui donner des idées pour le discours de ses personnages dramatiques. Un dialogue rapporté entre Thomas Cromwell et Thomas More en est certainement le meilleur exemple. Il est possible que ce passage précis ait fourni à La Serre la base pour la scène 2 de l’acte V, dans laquelle le duc de Suffolc vient voir Thomas Morus dans sa prison : dans les deux textes, le personnage qui rend visite à Morus est envoyé par le roi ; dans les deux textes, il est censé le convaincre d’accepter l’Édit prononcé par le roi ; et, dans les deux textes, la discussion tourne autour du respect de l’autorité royale. Lisons ce que Cromwell dit à Thomas Morus lors de sa visite : Sachez […] qu’une loi récente ordonne à toute personne, sous peine de mort, de reconnaître par serment Anne pour reine et son enfant à venir pour légitime héritier de la couronne. Cette loi n’existait pas quand vous étiez aux affaires ; elle existe maintenant ; lui obéir est votre unique planche de salut ! Désobéir à la loi et au roi, c’est la mort immédiate […] 167 Comparons maintenant les paroles rapportées dans le récit latin avec celles que le duc de Suffolc prononce au début de la scène 2 de l’acte V : 166 Le premier divorce de Henri VIII et le schisme d’Angleterre, édition citée, p. 99-100. La version latine du passage se trouve à la p. 46-47. Nous nous contentons de citer les phrases-clés en latin : « Vitae ego hujus potius quam pudicitiae despondium faciam, o rex ! Virginitatis meae florem marito (quicumque is futurus est) semel consecravi. […] Hoc scio : uxor tua esse non possum neque dignam me puto ; scortum esse non volo, quia scortationem rem me indignam judico. » Par la suite, nous ne citerons que la version française ce qui facilite la comparaison des différents passages. 167 Ibid. L’histoire de Thomas More Biblio_17_005_437_Postert.indd 277 09.02.2010 8: 33: 28 Uhr 278 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien D UC Monsieur, le Roy m’a commandé de venir apprendre de vostre bouche votre derniere volonté, touchant l’Edit qu’il a faict, que tous ses Sujets eussent à changer de Religion, sur peine de la vie. 168 Un peu plus loin, le duc explique la raison précise de sa visite : D UC Sa Majesté vous a voulu laisser le temps de considerer vostre faute, pour en donner la grace à vostre repentir […] 169 Ce passage semble une version synthétisée des paroles de Cromwell que l’on trouve dans le récit latin : […] Le roi le désire ardemment ; votre obéissance vous assure, avec sa grâce, les plus grands honneurs. Acceptez ces conditions honorables, et faites que, revenu auprès du roi, je puisse lui annoncer votre changement d’opinion […] 170 On sait bien que Thomas More ne changera pas d’opinion. Le chroniqueur continue donc de la façon suivante : Cromwell était joué ; on ignore ce qu’il alla dire au roi […] 171 En supposant que le récit latin soit vraiment la source principale de notre tragédie, on pourrait bien s’imaginer qu’une telle observation aurait pu stimuler l’invention poétique de Puget de La Serre. En regardant la suite de Thomas Morus de plus près, on a l’impression que le dramaturge a vraiment voulu combler cette lacune du récit historique 172 . Dans cette optique, il n’est donc pas étonnant de voir que la scène 3 du dernier acte représente l’entrevue entre le roi et le duc. Le dramaturge semble donc très bien savoir ce que le duc a finalement dit au roi : L E R OY Et bien, Monsieur le Duc, le Chancelier me veut-il obeïr ? L E D UC Sire, il emportera son crime dans le Tombeau. […] 173 168 Thomas Morus, édition citée, scène 2, acte V. 169 Ibid. 170 Le premier divorce de Henri VIII, édition citée. 171 Ibid. 172 Ce procédé en tant que tel n’a rien d’extraordinaire. Au contraire, les grands dramaturges des tragédies historiques, comme Corneille, profitaient des lacunes historiques pour « embellir » leurs textes. Il est donc plus que probable que la Serre s’en servait également. 173 Thomas Morus, scène 3, acte V. Biblio_17_005_437_Postert.indd 278 09.02.2010 8: 33: 28 Uhr 279 Il reste encore à savoir pourquoi La Serre ne semble pas avoir voulu garder le personnage de Thomas Cromwell et pourquoi il l’a remplacé par le duc de Suffolc. La réponse à cette question doit certainement être cherchée dans le domaine des règles dramatiques. Le personnage de Cromwell, d’origine modeste, ne correspondait pas tout à fait aux exigences de la tragédie qui présente des personnages d’origine noble. C’est pourquoi il est imaginable que le dramaturge ait préféré le duc de Suffolc qui remplissait cette condition et qui s’intégrait aussi bien à l’action dramatique que Cromwell. Attirons encore l’attention sur un dernier aspect qu’on a déjà signalé précédemment, à savoir l’épisode de la fille de Morus, Margaret Roper alias Clorimene. Dans la pièce, elle est la première à essayer de convaincre Morus d’accepter les conditions du roi pour sauver sa vie (IV,4). Son intervention se situe encore avant celle, plus officielle, du duc de Suffolc que l’on vient de mentionner. Dans la chronique latine, en revanche, la fille de More n’apparaît que le jour même de la décapitation de son père parmi les spectateurs de l’exécution. Notons pourtant que le rôle que lui attribue le chroniqueur correspond à celui qu’elle joue dans la tragédie 174 . Parmi les sources possibles, le manuscrit latin semble donc le plus significatif. Il conviendrait alors de savoir si La Serre a vraiment pu y accéder, un problème difficile à résoudre puisqu’on ne peut pas dire dans quelle bibliothèque le manuscrit était conservé à l’époque. L’observation de M.E. Pascoe, à savoir que le manuscrit provenait de la bibliothèque de Colbert et que La Serre avait dédié à celui-ci son Thomas Morus me semble erronée d’autant plus que l’on sait que la pièce avait été dédiée à la duchesse d’Aiguillon, la nièce de Richelieu 175 . N’est-il donc pas plus probable que le texte de la chronique latine se trouvait à la bibliothèque de Richelieu à laquelle La Serre aurait pu avoir accès étant le protégé du ministre? On sait que cette bibliothèque possédait un fond énorme de manuscrits précieux et l’on sait également que Richelieu avait placé au-dessus de ces livres plusieurs portraits d’hommes illustres parmi lesquels figuraient celui de Thomas More, celui d’Henri VIII et de John Fis- 174 « Dans la foule qui vint contempler ce triste spectacle, se trouvait une des filles de More. Celle-ci s’était jetée aux genoux de son père, elle l’avait supplié de sauver sa vie, d’accepter les conditions du roi. » (chronique, p. 118). Ajoutons que la fille de More joue encore un rôle plus important dans la version intégrale de la tragédie (on parle de la troisième édition de 1642 qui contient trois scènes supplémentaires au dernier acte). Elle apparaît dans la dernière scène pour accuser le roi d’avoir condamné son père à mort. 175 Voir Pascoe, 1932, p. 110. L’édition de Thomas Morus (1642) dont nous nous servons contient non seulement la dédicace à la duchesse d’Aiguillon mais aussi son portrait gravé. L’histoire de Thomas More Biblio_17_005_437_Postert.indd 279 09.02.2010 8: 33: 28 Uhr 280 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien cher 176 . Richelieu a donc dû porter un certain intérêt à ces personnalités. De plus, cette bibliothèque joua un rôle important de documentation, surtout pour les membres de l’entourage de Richelieu et plus particulièrement pour les controversistes 177 . La chronique latine, en tant qu’œuvre d’un catholique, aurait donc pu se trouver parmi les écrits controversistes que la bibliothèque conservait. Quoiqu’il ne s’agisse-là que d’hypothèses, Richelieu semble avoir porté un certain intérêt à l’histoire d’Henri VIII et de Thomas More et à l’histoire récente en général ce dont témoigne la collection de sa bibliothèque 178 . Il est donc imaginable que le protecteur de La Serre l’ait influencé dans le choix de son sujet. 3.1.2 Une dramaturgie défectueuse Argument Acte I. Le Duc de Suffolc et Morus s’entretiennent sur les projets du roi Henri VIII qui menace de changer de religion si son projet de répudier sa femme, la reine [Catherine d’Aragon], est contrecarré par Rome. Thomas Morus désapprouve « une si funeste entreprise ». Le duc évoque une question politique de valeur universelle : faut-il obéir au Prince, détenteur du pouvoir absolu (1) ? La Reine explique à sa parente Cleonice que ce n’est que « par compliment » que le roi, qu’elle aime toujours, a consulté « l’Oracle de l’Église » au sujet du divorce. Elle est convaincue que le roi épousera Arthenice [Anne Boleyn] quelle que soit la réponse (2). Dans son monologue le roi présente son dilemme entre la « condition souveraine » et l’amour pour Arthenice. Il décide de la voir (3). L’entrevue entre celle-ci et le roi s’avère peu fertile pour Henri, car Arthenice ne veut pas causer la séparation du roi et de la reine. Elle ne veut pas devenir la maîtresse du roi, parce qu’elle tient beaucoup à sa vertu et à son honneur. Resté seul, le roi se résout à rompre avec Rome. Acte II. Amelite, la mère d’Arthenice, la presse d’accepter l’offre du roi. Celle-ci reste ferme préférant régner sur ses passions que sur l’Empire (1). Polexandre, le favori du roi, n’apprécie pas le projet de mariage que lui présente Henri (2). Monologue d’Arthenice qui résiste à l’offre du roi, voulant conserver son honneur et sa gloire (3). Polexandre cherche à convaincre Arthenice de devenir la maîtresse du roi. Ses tentatives échouent, Arthénice restant intransigeante. 176 Voir Martin, H.-J., Livre, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle (1598-1701), t.1, Genève, Droz, 1999 (rééd. de 1969), p. 482-484. 177 Voir ibid., p. 480. 178 Voir Conroy, 1999, p. 371. Biblio_17_005_437_Postert.indd 280 09.02.2010 8: 33: 28 Uhr 281 Acte III. Polexandre (monologue) prévoit que cette résistance entraînera la ruine de l’Empire (1). Il conseille au Roi de prendre Arthenice de force ou de prendre son mal en patience (2). Dans un entretien avec le roi, la reine l’interroge sur ses véritables intentions à son sujet. Le roi lui avoue son inconstance et s’en va. La reine veut savoir si Arthenice est vraiment la « complice » d’Henri (3). Amelite cherche de nouveau à convaincre sa fille d’accepter l’offre du roi. Celle-ci finit par consentir (4). Les deux rivales se rencontrent. La reine, accompagnée par sa cousine fait clairement comprendre à Arthenice qu’elle détient encore le pouvoir. Elle la met en garde contre la vengeance du Ciel (5). À la veille de noces, Arthenice fait connaître ses pressentiments au roi. Celui-ci lui promet un amour éternel (6). Acte IV. Le roi déclare en présence de ses courtisans qu’il répudiera la reine. Thomas Morus contrecarre la volonté du roi en lui faisant connaître les limites de son pouvoir. Il se voit promptement arrêté et condamné à mort. Les autres courtisans (Polexandre, Lidamas, Polemon, Cleante) consentent lâchement, ayant peur de contredire leur souverain (1). La reine se prépare à quitter le pays (2). On lui remet une lettre de la part du roi dans laquelle le roi demande nettement son départ (3). La fille de Morus, Clorimene, lui rend visite dans sa prison. Elle cherche à le convaincre de se montrer moins ferme, sachant qu’il sortira de sa prison s’il consent au mariage d’Henri avec Anne. Cependant, son discours ne fait pas d’effets sur Thomas Morus : celui-ci est prêt à mourir pour la cause de Dieu. Acte V. Le roi est divorcé et remarié : Arthenice est reine. Le roi demande au duc de Suffolc de transmettre à Morus la dernière « résolution » et de le « mettre à la raison » (1). Nouveau débat entre le duc et Morus : la constance de Thomas Morus reste cependant inébranlable (2). Apprenant l’intransigeance de Morus, le roi le fait venir (3). Mais le captif ne se laisse ni convaincre par les têtes coupées qu’on lui apporte dans un bassin, ni par le chantage d’Henri qui lui offre « la moitié de son Empire » s’il reconnaît comme légitime son union avec Arthenice. Morus reste ferme. Le roi l’envoie à la mort (4) 179 . 179 De La Serre, Jean Puget de, Thomas Morus, ou le Triomphe de la Foy, et de la Constance. Tragedie en Prose, Paris, chez Augustin Courbé, 1642. Il est à noter qu’il existe trois éditions qui portent la date de 1642. Selon les recherches de Conroy, 1999, p. 435- 437, les trois éditions ne sont pas identiques. Pour notre étude, nous adoptons l’édition que Conroy juge être l’originale. On a eu accès à l’exemplaire qui se trouve à la Bibliothèque de la Sorbonne (R.ra. 456). La Bibliothèque Nationale possède également un exemplaire qui est conservé à la Réserve (Rés Yf 1534). Dans l’ensemble 9 éditions ont pu être repérées. Il est important de noter que la troisième édition de 1642 (Bibliothèque Nationale : Rés Yf 488) ainsi que l’édition de 1647, celle de 1657, de 1678 et de 1735 contiennent trois scènes supplémentaires au dernier acte. L’édi- L’histoire de Thomas More Biblio_17_005_437_Postert.indd 281 09.02.2010 8: 33: 28 Uhr 282 2. La Reine d’Escosse (1601/ 1604) d’Anthoine de Montchrestien Avant d’aborder les questions de la dramaturgie de Thomas Morus, regardons le passage suivant de plus près ; il nous fournit des indices quant à la représentation et à la réception de cette pièce : […] On sait que Thomas Morus s’est acquis une reputation que toutes les Comedies du temps n’avoient jamais euë. Monsieur le Cardinal de Richelieu qui m’entend a pleuré dans toutes les representations qu’il a veuës de cette piece. Il luy a donne des témoignages publics de son estime ; & toute la Cour ne luy a pas été moins favorable que son Eminence. Le Palais Royal étoit trop petit pour contenir ceux que la curiosité attiroit à cette Tragedie. On y süoit au mois de Decembre, & l’on tua quatre Portiers de compte fait la premiere fois qu’elle fut joüée. Voila ce qu’on appelle de bonnes pieces : Monsieur Corneille n’a point de preuves si puissantes de l’excellence des sienes, & je luy cederay volontiers le pas quand il aura fait tuer cinq Portiers en un seul jour. 180 Si ce passage ne provenait pas d’une œuvre fictive - celle de Gabriel Guéret qu’on a déjà cité antérieurement - on aurait affaire à un témoignage précieux. Pour un grand nombre de pièces - surtout quand il s’agit d’œuvres d’auteurs mineurs - on ne possède ni d’indications sur la date ni sur le lieu de la représentation et on est souvent loin de pouvoir juger si la pièce fut un succès ou un échec. D’après ce que dit le personnage fictif La Serre, sa tragédie fut un véritable chef d’œuvre qui fit même pleurer son protecteur Richelieu. On ne sait pas si l’on peut vraiment ajouter foi à ce récit, notamment en ce qui concerne l’épisode des quatre portiers qui furent apparemment tués lors de la première représentation de la pièce. D’après H.C. Lancaster, Thomas Morus fut représentée probablement en 1640 ; d’après A. Stegmann en 1641 ou même 1642 181 . Il est fort probable que la pièce fut créée à l’Hôtel de Bourgogne puisqu’elle était au répertoire de ce théâtre en 1646/ 47 182 . On peut donc supposer que la tragédie a vraiment eu du succès, sinon elle n’aurait pas été rejouée à cette date. Il faut encore noter que le grand nombre d’éditions que la pièce a connues au XVII e siècle et même au-delà (voir par exemple l’édition de 1735) et le fait qu’elle soit mention que nous adoptons ne contient donc pas ces trois dernières scènes de l’acte V. Sur les variantes détaillées des éditions voir le tableau de Conroy, p. 436. 180 Guéret, G., Le Parnasse réformé, édition citée, p. 48-49. 181 Voir Stegmann, A., L’Héroïsme cornélien. Genèse et signification, 2 vol., Paris, Armand Colin, 1968, p. 81. 182 Voir Le Mémoire de Mahelot, Laurent et d’autres décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne et de la Comédie Française au XVII e siècle, éd. de P. Pasquier, Paris, Champion, 2005, p. 27, 50. Sur la liste des pièces figure également Le Martyre de Sainte Catherine de la Serre (p. 52), qui fut également au répertoire de l’Hôtel de Bourgogne à cette époque-là. Biblio_17_005_437_Postert.indd 282 09.02.2010 8: 33: 29 Uhr 283 tionnée dans la Comédie de la Comédie de Dorimond et dans le Théâtre français de Chappuzeau (la tragédie fut la seule pièce de La Serre à être mentionnée dans cet ouvrage). Elle fut même traduite en hollandais en 1660-68 183 . La comparaison de la chronique latine avec la tragédie nous a permis de dégager les principaux faits historiques sur lesquels La Serre a bâti son intrigue dramatique. La trame historique telle qu’elle se présente chez le chroniqueur est la suivante : Henri VIII tombe éperdument amoureux d’Anne Boleyn et souhaite qu’elle devienne sa maîtresse. Celle-ci refuse, parce qu’elle ne veut pas sacrifier sa vertu et son honneur. Le roi se sent donc obligé de répudier sa femme Catherine afin de pouvoir épouser Anne. Envoyé par le roi, Thomas Cromwell (duc de Suffolc dans la tragédie) tente de ramener Morus à la raison. Il veut qu’il accepte l’Édit prononcé par le roi. Morus refuse. Il est donc condamné à mort. Sa fille se jette à ses genoux et le supplie d’accepter les conditions du roi. Morus reste ferme et finit par être décapité. Même si l’on peut constater que le dramaturge suit assez près ce canevas, l’invention poétique occupe néanmoins une place non négligeable. C’est ainsi que la Serre n’éprouve pas de scrupules à faire de Catherine la nièce de Charles-Quint (dans l’histoire elle est sa tante), à donner à Arthenice la plus virile des mères (Amelite) qui pousse sa fille à accepter l’offre du roi ; à n’attribuer à Thomas Morus qu’une fille unique ; ou à inventer l’épisode des têtes coupées présentées à Morus au dernier acte. En ce qui concerne les personnages dramatiques, La Serre garde les principaux acteurs du drame historique, à savoir Henry, La Reine, Arthenice [Anne Boleyn], Thomas Morus, Le Duc de Suffolc et Clorimene [fille de Thomas Morus] et ajoute encore deux personnages-confidents, à savoir Cleonice, « la parente de la Reine » et Polexandre, « Favory du Roi ». Polemon, Lidama et Cleante, personnages secondaires, jouent le rôle des conseillers du roi dans la tragédie. Mais, bien qu’historiques, les personnages ne portent pas tous leurs véritables noms. La Serre semble avoir recours au même procédé que les dramaturges des tragédies nationales en optant pour une médiation onomastique. Seuls trois personnages portent leurs véritables noms dans la tragédie, à savoir Thomas Morus (forme latinisée de Thomas More), le duc de Suffolc, et Henry. Catherine d’Aragon est tout simplement « La Reine » - ce qui rappelle l’onomastique de La Reine d’Escosse de Montchrestien - et les autres personnages portent tous des noms fictifs, de caractère romanesque, qui font penser aux tragi-comédies des années 1630. Le nom d’Arthenice, en revanche, évoque plutôt un personnage de l’Antiquité, mais il est également intéressant de noter qu’à l’époque de la Serre, Mme de Rambouillet était souvent appelée Arthénice quand elle tenait salon. 183 Lancaster, 1929/ 30, p. 361-362. L’histoire de Thomas More Biblio_17_005_437_Postert.indd 283 09.02.2010 8: 33: 29 Uhr 284 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre Comme dans le cas de La Reine d’Escosse de Montchrestien, la trame historique de la tragédie reste volontairement simple. On ne trouve aucune allusion à la couleur locale et on cherche en vain des indices qui pourraient plonger le spectateur dans le climat de l’époque. De plus, la tragédie débute in medias res. La Serre renonce ainsi à une longue scène d’exposition, qui, par l’évocation des principaux faits historiques, sert communément à familiariser le public avec l’histoire représentée. Comme dans le cas de Marie Stuart, l’histoire récente de Thomas More était bien connue en France. On a déjà montré que la nouvelle de sa mort s’est assez vite répandue dans le pays, fait également constaté par G. Ascoli dans son étude La Grande-Bretagne devant l’opinion française au XVII e siècle 184 . Notre dramaturge n’avait alors pas besoin de reprendre tous les détails historiques dans sa scène d’exposition. Le canevas de l’action dramatique esquissé ci-dessus montre bien que la relation entre Henri VIII et Anne Boleyn constitue le véritable sujet de la pièce. L’intrigue principale de Thomas Morus est donc une intrigue essentiellement amoureuse. La Serre a choisi la partie la plus romanesque de l’histoire pour construire son intrigue : la reine [Catherine d’Aragon] aime le roi qui aime Arthenice [Anne Boleyn]. Cette brève schématisation des relations amoureuses est fixée dès le début et n’évolue pas au cours de l’action dramatique. L’histoire de Thomas Morus, en revanche, ne joue qu’un rôle accessoire dans la pièce, ce qui est assez étonnant puisque la tragédie porte son nom. De plus, quand on regarde le début de la dédicace à la duchesse d’Aiguillon, on se rend compte que La Serre n’avait pas vraiment l’intention d’écrire une tragédie profane : Madame, J’ay si fort épuré cet Ouvrage, avant que vous le presenter, que vous n’y trouverez rien de profane. C’est une Histoire où la Constance & la Foy triomphent également ; & si la tyrannie d’un Prince amoureux la rend toute funeste, vous n’y verrez que des Martyrs. 185 Quand on compare ce passage avec la dédicace du Martyre de Sainte Catherine, on y retrouve la même idée principale : Il n’est point de Tableau qui ne demande & son jour & sa bordure. Que si celuycy avec tous ces ornemens ne peut encore vous agreer, vous me forcerez de 184 Vois Ascoli, G., La Grande-Bretagne devant l’opinion française au XVII e siècle, Paris, J.Gamber, 1930. 185 Dédicace de La Serre à la duchesse d’Esguillon, voir l’édition citée de Thomas Morus. Biblio_17_005_437_Postert.indd 284 09.02.2010 8: 33: 29 Uhr 285 croire que son éclat éblouit vostre veuë, ou que vos sentimens sont trop profanes pour un objet si divin […] 186 D’après les deux dédicaces, le sujet de Thomas Morus ne semble pas forcément moins religieux que celui de la Sainte Catherine. En outre, on a parfois l’impression que cette pièce est une réécriture du Thomas Morus, tant les situations se répètent : dans les deux tragédies, il est question d’un roi qui lutte contre la fermeté d’une jeune fille pour laquelle d’autres valeurs, plus durables, comptent plus que la faveur passagère d’un monarque. Dans les deux cas, le roi envoie son favori pour qu’il plaide la cause royale auprès de la jeune fille, et, dans les deux pièces, les deux rivales féminines se rencontrent 187 . Dans les deux tragédies, le martyre est donc lié à une intrigue amoureuse. Selon les recherches de M.E. Pascoe il s’agit de la structure modèle de ce qu’elle appelle le drame religieux 188 . Il faut cependant admettre que la plupart des dramaturges ont rencontré des difficultés à lier le sujet du martyre à l’intrigue amoureuse 189 . Comment expliquer cette faiblesse dramaturgique perceptible dans tout le théâtre religieux de1636 à 1650? Il y eut certainement des hésitations de la part des auteurs dramatiques à mêler dans la même œuvre le sacré et le profane. Le passage cité de la dédicace de Thomas Morus en témoigne : La Serre ne voulait laisser « rien de profane » dans sa tragédie. Mais si l’on ajoute foi à son discours, on ne peut pas comprendre pourquoi le martyre n’occupe qu’une place modeste dans la pièce. Après avoir lu la première scène du premier acte, on est encore entièrement convaincu que l’action de la tragédie tourne autour du personnage de Thomas Morus, puisque c’est lui qui joue un rôle important dans cette première scène. Le dialogue entre le duc de Suffolc et Morus montre bien que ce dernier n’a aucunement l’intention de soutenir le roi dans ses projets de divorce. Sa fermeté se manifeste déjà dans sa toute première réplique (I,1) : Je ne sçaurois estre complaisant à son crime : Il veut repudier la Reyne sans suject : Il veut changer de Religion, pour authoriser d’un pouvoir absolu ses secondes Nopces, & je donneray des loüanges à ses pernicieux desseins ? Non, non, Monsieur, je n’ay pas assez de lâcheté, pour appuyer de mes conseils une si funeste entreprise. 190 186 Dédicace à la Chancelliere, voir Le Martyre de Sainte Caterine. Tragedie en prose, Paris, Antoine de Sommaville/ Augustin Courbé, 1642. 187 Dans Thomas Morus la reine rend visite à Arthenice, et dans Sainte Catherine l’impératrice s’introduit dans la prison de Catherine. 188 Voir Pascoe, 1932, p. 35 189 Voir ibid., p. 36. 190 Thomas Morus, scène 1, acte I (parfois, la pagination de cette édition est erronée, on se contente donc de donner l’acte et la scène du passage cité). L’histoire de Thomas More Biblio_17_005_437_Postert.indd 285 09.02.2010 8: 33: 29 Uhr 286 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre Thomas Morus ne peut suivre aveuglément la volonté du roi. En tant que « bon Chrestien », il ne suit que « les maximes de [sa] conscience » et refuse de se soumettre à une autorité qui abuse de son pouvoir absolu pour conquérir une jeune fille. Après cette première scène, on s’attendrait à ce que cette intrigue se poursuive (éventuellement sous la forme d’une confrontation de Thomas Morus avec le roi), mais ce n’est pas le cas. Au contraire, le personnage éponyme est complètement éclipsé. Il disparaît après sa première apparition sur scène (I,1) et ne revient qu’à la première scène de l’acte IV, scène dans laquelle le roi annonce sa décision de répudier sa femme, de changer de religion et d’épouser Arthenice. La véritable orientation de la pièce ne se montre que dans les trois dernières scènes de l’acte I : la reine confie à Cleonice qu’elle aime toujours le roi (I,2) ; le roi, de son côté, se trouve dans un dilemme entre sa « condition souveraine » et son amour pour Arthenice (I,3) et Arthenice refuse de devenir la maîtresse du roi lui faisant comprendre qu’elle préfère garder sa vertu (I,4). En ce qui concerne Morus, il est cependant difficile de parler d’une « intrigue secondaire », même si elle est très mal liée à l’intrigue principale. La Serre réussit tout de même à garder une certaine unité d’intérêts en faisant commencer la tragédie par Morus et en la faisant s’achever par sa condamnation à mort (acte V). Ainsi, l’histoire de Morus et de son martyre n’est pas tout simplement juxtaposée à l’intrigue principale, elle l’encadre : on pourrait parler d’un effet de miroir. Cela ne change pourtant rien au fait que le martyre ne joue qu’un rôle accessoire dans la tragédie, contrairement à La Reine d’Escosse de Montchrestien, où il occupe quasiment toute la seconde moitié de la pièce. Après avoir analysé ces deux fils de l’intrigue, il convient encore d’attirer l’attention sur un troisième fil de l’action dramatique : il s’agit de l’épisode où Clorimene, fille unique de Morus (dans la tragédie), lui rend visite dans sa prison. Ce nouveau personnage n’a pas été introduit dans les trois premiers actes et il apparaît brusquement à la scène 4 de l’acte IV pour convaincre Thomas Morus d’accepter les conditions du roi : Si faut-il en sortir [du prison], Monsieur, à quelque prix que ce soit. Le Roy y consent : vos amys le desirent, & votre pauvre Fille que voicy abandonnée de tout le monde, vous en suplie tres-humblements ; mais d’une priere toute de soupirs & de larmes. 191 Ce troisième fil de l’action est complètement détaché de l’intrigue principale. Il contribue seulement à mettre en relief le martyr Morus qui rejette même sa 191 Thomas Morus, scène 4, acte IV. Biblio_17_005_437_Postert.indd 286 09.02.2010 8: 33: 30 Uhr 287 propre fille afin de mourir pour sa conviction religieuse. Dans l’édition que nous avons utilisée pour notre étude (il s’agit certainement de la toute première version du texte), Clorimene ne réapparaît plus après cette scène 4 de l’acte IV. Mais dans les versions ultérieures du texte, son rôle devient plus important puisque c’est elle qui insiste sur l’injustice de la condamnation à la fin de la pièce, et - ce qui est encore plus important - c’est elle qui ose s’opposer à l’autorité royale contrairement à tous les autres personnages de la tragédie. De plus, comme elle est prête à suivre son père, l’action se focalise de nouveau sur le martyr Morus et souligne ainsi le côté exemplaire de sa mort. Cette analyse montre qu’on est ici loin d’une unité d’action : les différents fils de l’histoire ne sont pas liés. On peut constater le même phénomène au niveau des scènes. En ce qui concerne l’unité de temps, elle n’est pas non plus respectée, car l’action s’étend au moins sur 2 jours. Mais contrairement à La Reine d’Escosse où aucune indication de temps ne nous est fournie par le dramaturge, La Serre nous donne deux indices dans son Thomas Morus. À la scène 6 de l’acte III, la Serre fait dire au roi : « Et bien, Arthenice, n’estes-vous pas heureuse de vous voir à la veille de vos Nopces ? » et un peu plus loin il constate : « […] La Reyne partira demain » (il faut préciser que la reine reçoit la lettre du roi à la scène 3 de l’acte IV). Il est donc évident qu’un jour sépare l’acte III de l’acte IV. Or, on ne peut pas dire avec certitude que l’action de l’acte I et II s’enchaîne sans laps de temps. Le cadre temporel de la pièce peut donc même dépasser les deux jours. Jetons maintenant un regard sur l’unité de lieu. Comme dans de nombreuses tragédies à cette époque, l’action se déroule a priori dans un lieu unique au sens large du terme (le palais royal), ce qui permet au dramaturge d’adopter une mise en scène selon le système du « palais à volonté ». Grâce à une gravure illustrant un possible décor du Martyr de Sainte Catherine, on peut également se faire une idée de la mise en scène du Thomas Morus : les deux pièces demandent un palais et une prison, ou au moins un lieu clos avec des grilles (éventuellement à l’intérieur du palais même, puisqu’il n’est pas question d’une Tour). Les didascalies (V,5) dans Thomas Morus en témoigne : « Il [Suffolc] continue à parler, en voyant Thomas Morus au travers de la grille de sa prison (À la fin de la scène, on trouve la didascalie : « Il [Morus] ferme la grille de la prison ») ». Il est donc fort probable qu’il s’agissait d’un décor à compartiments : on pourrait s’imaginer un trône au milieu de la scène, et à gauche ou a droite la prison de Morus, cachée d’abord par un rideau. À l’intérieur du palais, on a certainement affaire à plusieurs lieux différents, à savoir la chambre de la reine, la chambre d’Arthenice et une sorte d’anti-chambre où elle reçoit Polexandre (II,4), et la salle du conseil (IV,1) où le roi annonce L’histoire de Thomas More Biblio_17_005_437_Postert.indd 287 09.02.2010 8: 33: 30 Uhr 288 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre devant ses conseillers qu’il répudiera la reine. Contrairement à l’unité de temps, et d’action, l’unité de lieu est donc respectée dans son sens large. En ce qui concerne la mise en scène de cette pièce, il est intéressant d’attirer l’attention sur une gravure qui servait de frontispice à l’une des premières éditons du texte dramatique. Quoique cette gravure ne reproduise pas une scène particulière, elle donne un certain aperçu du passage le plus spectaculaire de la tragédie, à savoir celle des têtes coupées que le roi montre à Morus pour le convaincre d’accepter son Édit (V,4). En lisant le texte dramatique, on pourrait se poser la question de savoir si une telle représentation ne heurtait pas la bienséance, d’autant plus que la Poétique de La Mesnardière proscrit tout ce qui peut « ensanglanter » la scène. Même si le texte de La Serre précise que les têtes se trouvaient dans des « bassins », il est fort probable qu’elles ne furent pas seulement présentées à Morus mais aussi au public. Si l’on peut ajouter foi à la gravure, les « bassins » n’étaient pas assez profonds pour pouvoir cacher les têtes devant les spectateurs et si l’on considère le nombre des « têtes feintes » dans le Mémoire de Mahelot, on est presque convaincu qu’elles furent exposées dans Thomas Morus. Encore faut-il noter que le goût du public pour les scènes sanglantes que l’on trouvait surtout dans des pièces de Hardy persistait, les règles de la bienséance ne s’établissant définitivement qu’après la Fronde 192 . La pratique dramatique autour de l’année 1641 le confirme également: rappelons Crisante (1639) de Rotrou, dans laquelle la héroïne jette la tête de Cassie à son mari Antiochus et Saül de du Ryer (1642), dans laquelle plusieurs cadavres sont exposés sur la scène. L’analyse de l’architecture dramatique a montré que le martyre de Morus ne joue qu’un rôle accessoire dans la pièce. Du point de vue dramaturgique, on est donc loin de pouvoir parler d’une véritable tragédie de martyr. De plus, Morus ne peut pas être considéré comme un véritable héros tragique, car son personnage ne provoque pas la crainte ou la pitié du spectateur : il n’y a pas un seul moment dans la tragédie où il hésite et où il envisage d’accepter les conditions du roi. Il reste intransigeant jusqu’à sa mort. En effet, le problème du héros tragique est difficile à résoudre dans cette tragédie, puisqu’aucun des personnages principaux ne remplit vraiment cette fonction. Dans le cas de Thomas Morus, on a plutôt affaire à une victime tragique sur laquelle se focalisent d’emblée toutes les sympathies du public : la reine. Dès sa première apparition sur scène (I,2), on est familiarisé avec ses sentiments les plus intimes. Elle souffre des caprices du roi qui a donné son cœur à une autre (I,2 : Chere Cousine, [as]-tu jamais veu une Princesse plus mal-heureuse que moy ? »). Mais elle ne cesse tout de même pas de l’aimer. Le roi, quant à lui, la hait profondément : « Le Roy me hayt avec excez, parce que 192 Voir Scherer, J., La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1968, p. 410-411. Biblio_17_005_437_Postert.indd 288 09.02.2010 8: 33: 30 Uhr 289 je l’ayme extremement » (I,2). La conjonction de subordination « parce que » crée ici une véritable impasse tragique : le roi ne peut que la haïr parce que la reine l’aime, ou - en d’autres termes - c’est l’amour de la reine qui provoque la haine du roi. Dans cette perspective, la relation entre le roi et la reine est marquée par un antagonisme insurmontable qui fait de la reine une épouse abandonnée. La lettre qu’elle reçoit du roi à la scène 3 de l’acte IV illustre bien cette relation défectueuse : le roi exige son prompt départ (« Il est necessaire pour mon repos que vous vous esloignez de moy. »), tandis qu’elle, de son côté, l’aime toujours (« Il est vray, je souffre beaucoup : mais j’ayme extremement […] »). Pour la reine malheureuse, le message de la lettre revêt une toute autre signification. En la relisant ligne par ligne, elle l’interprète dans un sens figuré : le voyage est pour elle un voyage à la mort et la navire représente son cercueil (« Tout est prest pour vostre depart. Je le sens bien : mes afflictions sont les preparatifs de mes funerailles : la Navire m’attend ; je n’ay besoin que d’une Biere »). La lettre ne laisse donc plus de doutes : en tant que victime d’une décision royale, elle est obligée de partir. C’est ainsi que le rôle de l’épouse abandonnée provoque la pitié du spectateur. En la plaignant, le capitaine des gardes se fait quasiment le porte-parole du public : « Que l’affliction de cette Princesse me touche vivement ! » (IV,3). En dépit de l’originalité du sujet, il faut admettre que la tragédie possède plusieurs points faibles du point de vue dramaturgique. La Serre n’est pas parvenu à lier l’histoire du martyr à l’intrigue principale autour d’Henri et son divorce et il n’est pas non plus parvenu à construire une action continue où la liaison des scènes est assurée. De plus, il transgresse la règle de l’unité de temps en situant l’action dans un cadre temporel d’au moins deux jours. Dans l’ensemble, la tragédie est mal construite et ne ressemble en rien aux autres tragédies de la même époque : les personnages n’évoluent pas au cours de l’action dramatique, la peinture des caractères est insuffisante et il n’y a ni de véritable nœud ni de renversement de situation. La Serre a puisé son sujet dans l’histoire de l’Angleterre moderne sans que celle-ci ne joue un rôle important dans la pièce 193 . Dans sa dédicace, la notion d’histoire n’est même pas mentionnée et si l’on s’attendait à une justification 193 On pourrait se demander si la dramaturgie défectueuse du Thomas Morus résulte du grand nombre d’ouvrages composés par notre dramaturge. Dans ce cas-là, on pourrait parler d’une véritable négligence. En effet, on se moquait de lui à l’époque. Lisons ce que Guéret fait dire à son personnage fictif de La Serre dans son Parnasse réformé : « […] je n’ay presque point travaillé pour l’immortalité de mon nom : j’ay mieux aimé que mes ouvrages me fissent vivre , que de faire vivre mes ouvrages […] Je n’ay cherché que l’expédition : J’ay laissé aux autres le soin de bien écrire, & je n’ay pris pour moy que celui d’écrire beaucoup […] Qu’on appelle mon style gali- L’histoire de Thomas More Biblio_17_005_437_Postert.indd 289 09.02.2010 8: 33: 30 Uhr 290 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre de ses entorses à la vérité historique, on est vite détrompé. Ses préoccupations sont différentes, on l’a déjà vu : selon le dramaturge, Thomas Morus est une « histoire où la Constance & la Foy triomphent également » et où l’on ne trouve « rien de profane ». Après notre étude dramaturgique, cette remarque nous semble paradoxale, puisque nous venons de montrer que l’histoire du martyr ne constitue pas l’intrigue principale de la pièce et que l’histoire autour d’Henri VIII et son divorce peut très bien être qualifiée de « profane ». Quel est donc le rapport entre l’histoire du martyr et celle d’Henri VIII et son divorce ? Répétons le point de vue de La Serre qui fait le rapprochement entre ces deux éléments de la façon suivante : « […] & si la tyrannie d’un Prince amoureux la [l’histoire] rend toute funeste, vous n’y verrez que des Martyrs ». Selon le dramaturge, c’est donc la tyrannie d’un monarque amoureux qui peut produire des martyrs, où - en d’autres termes - les martyrs (La Serre utilise le terme au pluriel ! ) sont le résultat d’un monarque devenu tyran par sa passion amoureuse. Si, du point de vue dramaturgique, on n’a pas affaire à la tragédie de martyr telle qu’elle se présente autour de l’année 1640, on ne peut tout de même pas nier que le terme de « martyr » a joué un rôle non négligeable pour La Serre, sinon, on ne l’aurait pas trouvé dans sa dédicace. Nous tenterons donc dans les deux chapitres suivants de définir le véritable rôle que La Serre attribue au phénomène du martyre et d’expliciter son rapport avec ce qu’il appelle « la tyrannie d’un Prince amoureux ». 3.2 Victoire du martyre ou victoire de la tyrannie ? 3.2.1 Henry VIII - l’incarnation du despotisme politique, religieux et matrimonial La figure du prince occupe une place considérable dans la tragédie, ce qui se manifeste en premier lieu par sa présence sur scène. Contrairement au personnage du titre, Thomas Morus, présent dans 5 scènes, le roi Henri joue un rôle plus important dans la pièce, puisqu’il apparaît dans 10 sur 22 scènes ; et quand il est absent, on parle de lui. La première scène du premier acte nous en fournit un bon exemple. À travers le dialogue entre le duc de Suffolc et Thomas Morus, le lecteur/ spectateur est familiarisé avec la problématique principale de la pièce, à savoir le divorce d’Henry. Ce sujet, cependant, donne lieu à une discussion de caractère plus universelle sur le thème suivant : Faut-il à tout prix obéir au prince ? matias si l’on veut, ce galimatias a eu pour luy la fortune […] ». Guéret, G., Le Parnasse réformé, édition citée, p. 41-45. Biblio_17_005_437_Postert.indd 290 09.02.2010 8: 33: 30 Uhr 291 Le dialogue entre le duc et le chancelier traite donc du problème général de la royauté et du rapport du roi avec ses sujets. La première question que le duc de Suffolc pose à Morus montre bien l’orientation politique du dialogue : « Monsieur, pourquoy resistez vous aux volontez du Roy ? » Bien que Morus ne mentionne pas immédiatement le terme de la tyrannie, il suggère que la répudiation de la reine constituerait un abus du pouvoir absolu : « […] Il veut changer de Religion pour authoriser d’un pouvoir absolu ses secondes Nopces […] ». Mais lorsque le roi apparaît la première fois sur scène (voir son monologue à la scène 3 de l’acte I), il se présente comme un personnage instable et faible qui souffre de sa « condition souveraine » : Que je suis inquieté dans mes grandeurs ! Que je suis mal-heureux parmy les felicitez de ma condition souveraine ! Je veux que l’esclat de ma Couronne me fasse aymer de mes subjets, craindre de mes Ennemys, & envier de tous les autres Roys de la terre ; toutes ces marques de pouvoir me reprochent honteusement ma foiblesse, puisqu’un Enfant me faict la loy. O Destins trop absolus pour ma ruine, pourquoy permettez vous qu’Amour allume dans mon ame un feu qui ne se peut esteindre qu’avec la derniere goutte de mon sang ? 194 On voit bien que c’est sa passion amoureuse qui lui cause tant de peine et que c’est elle qui remet en question la grandeur de sa condition souveraine. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre après avoir lu ou écouté les répliques de Morus, Henry apparaît ici comme un roi clément qui fait tout pour être aimé de ses sujets. Il se trouve dans un dilemme entre sa « condition souveraine » et son amour pour Arthenice - dilemme classique par excellence -, qui se manifeste de façon encore plus nette à la fin de son entrevue avec sa bien-aimée : « Prefereray-je mon contentement à ma gloire ? Establiray-je mon repos sur les ruynes de ma reputation ? ». La fragilité du personnage royal s’avère cependant trompeuse. Le fait qu’Arthenice contrecarre ses projets en refusant de devenir sa maîtresse blesse son autorité royale et révèle son vrai visage. La scène 2 de l’acte II - dialogue entre le roi et son favori, Polexandre - est significative dans ce contexte. Pour Polexandre, le comportement du roi est celui d’un tyran qui - comme l’a déjà signalé Morus (I,1) - abuse de son pouvoir absolu pour satisfaire sa passion amoureuse. Lisons comment le roi réagit à une telle leçon politique : P OLEXANDRE Un Roy passe pour Tyran, quand il rend ses passions aussi absoluës que sa Puissance. 194 Thomas Morus, scène 3, acte I. Victoire du martyre ou victoire de la tyrannie ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 291 09.02.2010 8: 33: 31 Uhr 292 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre L E R OY La Tyrannie & la cruauté sont les seules armes dont je me puis servir, pour vaincre mon mal-heur, & soulager mes peines. P OLEXANDRE Quel soulagement peut trouver vostre Majesté dans les ruynes de son honneur ? L E R OY J’abandonne mon honneur, où il va de l’interest de ma vie. […] L E R OY La Raison, mes Sujets, & toutes les choses du monde, ne sçauroient retarder d’un moment mes entreprises : je suis tout-puissant, quand il me plaist. P OLEXANDRE Arthenice est donc vaincuë? L E R OY Je puis tout, Polexandre, sors que flechir cette Inhumaine. […] 195 On voit bien qu’il n’est plus question pour le roi de montrer tout « l’esclat de [sa] Couronne » en se faisant aimer de ses sujets. Sa passion amoureuse pour Arthenice et surtout le refus de sa bien-aimée l’ont transformé en despote qui n’hésite pas à se servir de moyens peu honorables pour atteindre son but, tels « la tyrannie » et « la cruauté ». C’est ainsi que la raison et l’honneur - les deux valeurs principales d’un bon monarque - perdent de leur importance et cèdent leur place à une vision égocentrique et arbitraire du pouvoir royal (« ie suis tout-puissant, quand il me plaist »). Tout comme Polexandre le signale dans le passage cité, il ne s’agit pas de conquérir Arthenice avec tous les moyens de la galanterie amoureuse, mais de la « vaincre » avec tout ce qui offre « la tyrannie d’un Prince amoureux ». « Dequoy n’est point capable un Amoureux, durant le Regne de sa Passion, quand elle est accompagnée d’une Puissance absoluë », constate la reine à la scène 2 du premier acte, remarque de caractère prophétique qui se rapproche de celle de Morus (I,1). L’idée que le roi se fait de son pouvoir est donc celle d’un pouvoir « absolu » au sens le plus large du terme, puisqu’il s’en sert même pour briser son mariage. Du point de vue d’Henri, Arthenice - en tant que « subjette » du roi - , n’a nullement le droit de résister à sa volonté : L E R OY Il n’y a pas de honte d’estre maistresse d’un Roy. A RTHENICE Je me contente d’estre sa subjette. 195 Ibid., scène 1, acte I. Biblio_17_005_437_Postert.indd 292 09.02.2010 8: 33: 31 Uhr 293 L E R OY Si vous l’estes, que ne luy obeïssez vous ? A RTHENICE Mon honneur ne releve pas de son Empire. 196 Tout en faisant preuve de clairvoyance, Arthenice résiste, et continue à résister (« Ie ne veux estre absoluës que sur mes passions » ; II,4), jusqu’à ses noces et son couronnement. Afin de pouvoir épouser sa bien-aimée, Henry n’a pas d’autres possibilités que de répudier la reine. Il met alors en pratique ce que Morus a suggéré tout au début de la pièce : il abuse de son pouvoir absolu pour « authoriser ses secondes Nopces ». Lorsque la reine vient le voir pour savoir s’il compte vraiment la répudier, il n’essaie même pas de cacher son amour pour Arthenice. Comme la reine est pour lui « l’objet de sa hayne », il n’hésite pas à lui faire transmettre la lettre fatale qui l’envoie à l’exil. La lettre, d’ordinaire objet par excellence de la galanterie romanesque, devient un instrument de sa tyrannie 197 . C’est ainsi que la reine n’est pas tout simplement la victime des caprices du roi, comme on l’a déjà signalé, mais aussi celle de son despotisme. L’omnipotence du roi Henry ne se manifeste pas seulement dans la façon dont il agit, mais aussi dans la façon dont il parle. Ainsi, régner « absolument » signifie pour lui être le seul à avoir vraiment le droit de parler. En regardant le texte dramatique de plus près, on trouve un champ lexical assez vaste sur le thème de la parole et du discours. Au lieu d’agir au sens propre du terme, les personnages dramatiques méditent sur le discours de leurs interlocuteurs. Dans cette optique, l’idée que La Serre se fait de l’action dramatique n’est pas celle d’une action mouvementée - on l’a vu lors de notre analyse dramaturgique - (pas de renversements de situation, pas de coups de théâtre etc.), mais celle d’une action focalisée presqu’exclusivement sur le discours des personnages 198 . L’importance du langage réside ici dans sa fonction métalinguistique, puisque c’est elle qui nous donne des indications sur le rapport entre les différents acteurs de la tragédie et plus particulièrement sur le rapport entre le roi et ses sujets. Ainsi, le discours de la reine à la scène 3 de l’acte IV (scène de la lettre) touche même le capitaine des gardes, un personnage qui joue d’ordinaire un rôle accessoire dans la tragédie : 196 Ibid., scène 2, acte I. 197 Sur la signification des objets au théâtre, voir Vuillermoz, M., Le système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650. Corneille, Mairet, Rotrou, Scudéry, Genève, Droz, 2000. 198 À l’exception de la scène des têtes coupées. Si elles étaient vraiment visibles pour le public, on aurait affaire à un élément spectaculaire. Victoire du martyre ou victoire de la tyrannie ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 293 09.02.2010 8: 33: 31 Uhr 294 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre Que l’affliction de cette Princesse me touche vivement ! Mais quoy ! La prudence me doit rendre muet, aussi bien que le devoir de ma charge. Les actions des Roys sont au dessus de la censure : ce qui leur plaist est tousjours raisonnable. 199 Cet exemple est révélateur à plusieurs égards. Premièrement, il montre l’étendue que le phénomène métalinguistique prend dans cette pièce, puisqu’il est assez rare qu’on voie un personnage accessoire prononcer un tel discours dans une tragédie. Deuxièmement, il nous fait comprendre l’effet que le discours de la reine produit chez le capitaine des gardes et troisièmement, il illustre l’omniprésence du despote Henry qui - même en son absence - fait taire toute volonté d’expression. Dans ce sens l’assemblée de son Conseil à la première scène de l’acte IV ne peut être que gratuite, puisque le roi n’accorde pas d’importance à ce que ses conseillers disent. En annonçant la répudiation de la reine, il les met devant un fait accompli. Lidamas, un de ses conseillers réagit de la façon suivante : Mais quand nous considerons aussi, que Vostre Majesté esgalement interessée, & à notre salut, & à notre perte, subit la premiere les loix qu’elle nous impose, nous devons obeyr, & nous taire […] 200 Tout comme le capitaine des gardes, Lidamas n’ose pas non plus prendre la parole. Il préfère se taire pour ne pas contrecarrer la volonté « absolue » du roi. « Rassuré » par le consentement de tous ses conseillers, le roi se montre satisfait. La réplique par laquelle il clôt la réunion de son conseil contient une touche de comique, puisqu’on sait très bien que les conseillers n’ont pas le droit d’exprimer leurs véritables pensées : C’est de cette sorte que les fidelles Subjets doivent parler à leur Prince. Ie m’estime heureux dans l’extremité où ie me voy reduit, d’avoir treuvé des iugements si solides que les vostres pour approuver mes actions ; quoy que mon Authorité absoluë les exempte de reproche. 201 C’est donc le langage qui traduit la relation entre le roi et ses sujets : le roi seul a le droit de leur donner la parole, tandis que ses sujets sont obligés de répondre selon son goût. Parmi les conseillers du roi, le chancelier Morus est le seul à ne pas respecter cette règle « codifiée » du langage en exprimant ses propres idées sur le pouvoir absolu et sa légitimation divine : […] je prends la liberté de luy representer qu’on ne peut approuver la resolution qu’elle [la majesté] a prise de changer de Religion, en repudiant la Reyne son Espouse, sans violer les Loix sacrées que le Ciel & la Nature nous ont imposées 199 Thomas Morus, scène 3, acte IV. 200 Ibid., scène 1, acte IV. 201 Ibid. Biblio_17_005_437_Postert.indd 294 09.02.2010 8: 33: 31 Uhr 295 dés le berceau. […] Son Throsne n’a point d’autre fondement que celuy des Temples : & de la mesme main qu’elle en ruinera les Autels, elle s’arrachera la Couronne de la teste. 202 Il fait ici nettement comprendre au roi qu’un souverain - même s’il détient le pouvoir absolu - est obligé de respecter les lois divines et naturelles. Le fait de renoncer à la religion détruirait le pouvoir royal, puisque celui-ci doit être considéré comme un don divin (« […] & de la mesme main qu’elle en ruinera les Autels, elle s’arrachera la Couronne de la teste. »). En donnant des leçons politiques au roi, Morus déclenche une véritable discussion sur le pouvoir politique et ses limites : T HOMAS M ORUS Si les Roys sont les Dieux d’icy bas, ils ne doivent rien faire qui leur puisse estre reproché par les Hommes. Quand la Tyrannie regne avec eux, ils perdent le tiltre de Souverains, & se rendent sujets à tout le monde, par le pouvoir qu’eux mesmes luy donnent de les blasmer justement. L E R OY Celuy qui faict les Loix, les peut changer quand il luy plaist. Doutez-vous de ma Puissance ? T HOMAS M ORUS Non, mais j’en cognoy les limites. L E R OY Qui peut borner mon authorité sur la terre ? T HOMAS M ORUS Le Ciel. L E R OY Le Ciel m’a donné un Sceptre aussi redoutable que ses foudres. T HOMAS M ORUS Mais leurs flames vengeresses reduisent en cendre la main qui le porte indignement. 203 Dans ce passage, le roi se montre complètement étranger aux théories générales du pouvoir absolu que Morus présente dans son discours. Pour le despote Henry, la force céleste n’a aucune importance et ne peut donc en rien borner son « authorité sur la terre ». Quoiqu’il partage le point de vue de Morus disant que le ciel donne le sceptre au roi, il se voit comme un Dieu sur terre dont la puissance équivaut à celle d’un Dieu céleste (« Le Ciel m’a donné un Sceptre aussi redoutable que ses foudres »). Mais lorsque les rois abusent de leur pouvoir et se transforment en tyrans - le chancelier l’explique clairement - le peuple a le droit de résister et de contredire au roi, puisque celui-ci a perdu sa légitimité. 202 Ibid. 203 Ibid. Victoire du martyre ou victoire de la tyrannie ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 295 09.02.2010 8: 33: 31 Uhr 296 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre On retrouve ici les idées principales de ce qu’on appelle aujourd’hui les « limites de l’absolutisme » ou - pour utiliser les termes de Morus - « les limites du Souverain » telles que les ouvrages les plus célèbres, comme par exemple les Six livres de la République de Jean Bodin les ont définies. En tant que défenseur de la foi catholique, le chancelier ne mentionne pas seulement les droits naturels qu’un monarque est censé respecter, il souligne l’importance de la religion, d’ordinaire la borne indiscutable d’un souverain de droit divin. C’est ainsi que le passage cité se présente comme une véritable leçon politique, ce qui est encore souligné par la simplicité, voire la naïveté, avec laquelle le roi évoque la question des limites de son pouvoir. Comme la couleur locale est complètement négligée dans le texte dramatique, le lecteur/ spectateur oublie facilement que l’histoire représentée n’est pas celle de la France mais celle de l’Angleterre moderne. C’est donc à travers l’histoire anglaise que La Serre aborde un sujet de la France contemporaine. Comme dans de nombreuses tragédies au Grand siècle, on jette un regard sur autrui pour mieux comprendre la situation de la Nation. Rappelons que le deuxième quart du XVII e siècle fut le moment où l’on s’interrogea le plus sur la nature du pouvoir monarchique et plus particulièrement sur « l’art de gouverner », et qu’un grand nombre d’ouvrages parurent sur ce sujet, parmi lesquels Le Prince de Jean Louis Guez de Balzac (1631) ou De la souveraineté du roy de Cardin Le Bret (1632). Dans une telle perspective, la tragédie de La Serre remplit entièrement sa fonction didactique : en peignant le roi Henry d’Angleterre comme un véritable despote sans scrupules, il crée un personnage qui sert de mauvais exemple à tous les monarques et notamment à ceux de la France contemporaine. Le personnage de Morus se prête extrêmement bien à ces desseins puisqu’il est le seul à s’opposer au roi et donc le seul à pouvoir déclencher un tel débat politique. Après avoir écouté le discours du chancelier, le roi, soucieux de garder le monopole de la parole, le condamne « à un eternel silence, pour avoir trop parlé ». Cette prédication funeste ne fait cependant aucun effet sur Morus, car il ne regrette pas d’avoir exprimé son propre point de vue. Une fois de plus le discours s’élève au niveau métalinguistique : « Ie suis bien aise de devenir muet, apres avoir dit la verité : ce chastiment me servira de recompense. », dit Morus avant d’être incarcéré 204 . 204 Les expressions de caractère métalinguistique sont particulièrement fréquentes dans les dernières scènes de la tragédie. À la scène 2 de l’acte V, on trouve un exemple dans la bouche du duc qui voulait convaincre Morus à accepter les conditions du roi : « Ie n’ay iamais veu une constance pareille à celle-là. O que son crime fera de coupables, si sa langue dément son cœur ! » À la scène 4 de l’acte V, le roi donne l’ordre à faire exécuter Morus : « Qu’on le meine au supplice : ses discours trop hardis sont de nouveaux crimes, qui forcent ma Justice à le faire punir promptement. » Biblio_17_005_437_Postert.indd 296 09.02.2010 8: 33: 32 Uhr 297 Quoique le roi l’ait condamné au silence, Morus ne se taira qu’après sa décapitation. Il n’est donc pas étonnant que les têtes coupées à la scène 4 de l’acte V ne puissent le choquer. Au contraire, en tant que symboles « muets » d’une résistance engagée, elles ne cessent de plaindre l’injustice du pouvoir tyrannique (« Leurs langues, quoy que muettes, crient vengeance de vos impietez […] » ; V,4). Celui-ci semble néanmoins triompher au dénouement, puisque - dans cette première version de la tragédie - c’est le roi qui a le dernier mot. « Il faut que je me face craindre, si je ne puis me faire aymer », dit-il à la fin de la tragédie, paroles qui témoignent une fois de plus du glissement de la monarchie en tyrannie et de la mutation d’un roi en despote. Triomphe du despotisme ou triomphe « de la Foy et de la constance », peut-on se demander face à ce dénouement ambigu. La Reine d’Escosse de Montchrestien ne laissait pas de doutes sur cette question : après avoir tourné le dos aux choses terrestres, la reine meurt pour sa foi. Morus, en revanche, ne meurt pas seulement pour la cause religieuse. Ses motifs - on l’a vu - sont également d’ordre politique. Peut-il donc être considéré comme un véritable « martyr », terme qui désigne d’ordinaire une personne qui meurt pour la défense de sa religion, et - question connexe - peut-on parler dans ce cas précis d’une « tragédie de martyr » ? Stricto sensu et du point de vue dramaturgique, elle ne l’est pas - on l’a déjà montré - mais aux yeux du dramaturge, la perspective peut changer. Rappelons dans ce contexte la phrase-clé de sa dédicace : « […] & si la tyrannie d’un Prince amoureux rend [l’Histoire] toute funeste, vous n’y verrez que des Martyrs. » Tentons donc d’expliquer cette prétendue histoire « des Martyrs » et essayons de résoudre le problème de la classification de cette tragédie irrégulière. 3.2.2 Thomas Morus ou l’histoire « des Martyrs » Contrairement au roi Henry VIII, le personnage de Morus ne se trouve pas vraiment au centre de l’action dramatique, et pourtant, la tragédie porte son nom. En tant qu’antagoniste principal du monarque anglais, il remplit une fonction importante dans la pièce : c’est à travers sa résistance que la tyrannie d’Henry VIII gagne en profondeur et c’est à sa personne que se heurtent toutes les manifestations du despotisme. C’est ainsi que, dès le début de la pièce, les idées politiques gagnent du terrain et prennent parfois le pas sur les idées purement religieuses. Le personnage de Morus réunit ces deux aspects en sa personne. Le portrait que La Serre brosse de lui à la première scène du premier acte (dialogue entre Morus et le duc de Suffolc) est celui du « chancelier chrétien » qui oppose à la volonté royale les droits imprescriptibles de la conscience et les lois inviolables de Dieu : Victoire du martyre ou victoire de la tyrannie ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 297 09.02.2010 8: 33: 32 Uhr 298 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre Je sçay bien que les hommes qui font les loix les peuvent violer quand il leur plaist : mais celles de notre Religion Chrestienne & Catholique ne sont pas de leur institution. Dieu les a escrittes de son sang & de sa main ; celle de sa Majesté n’a pas le pouvoir d’en effacer les characteres. 205 À ses convictions religieuses s’ajoutent ainsi celles d’un homme d’État qui a une idée précise de la monarchie et de « l’art de gouverner » (« […] celle de sa Majesté n’a pas le pouvoir d’en effacer les characteres »). Comme on l’a également vu à la première scène de l’acte IV, il connaît les limites du pouvoir royal. Mais dans la mesure où il juge sa rébellion « digne de loüange » en prétendant ne « combattre que pour la Foy » (V,2), il met l’accent sur la religion sans revenir sur ses idées politiques. Le discours rationnel et politique de la première scène de l’acte IV s’est donc transformé en un discours purement religieux, qui laisse déjà présager le dénouement funeste de la tragédie. Il est cependant important de noter qu’on ne peut pas parler d’une véritable évolution du personnage. Tantôt c’est l’aspect politique qui domine, tantôt c’est l’élément religieux. À la première scène de l’acte IV, par exemple, on a affaire à un glissement progressif de la philosophie politique vers la religion. Le passage suivant sert d’intermédiaire entre ces deux tendances décrites puisqu’il définit la fonction des rois sur la terre et établit ainsi le lien entre pouvoir terrestre et pouvoir transcendant. Il s’agit d’un des passages les plus poétiques de la tragédie : Les Roys ne vivent icy bas que pour autruy : ce sont de nouveaux Astres que Dieu attache au Ciel de leur Throsne, pour esclairer les Esprits de la lumiere de leur exemple ; de mesme que celuy du monde illumine les corps par l’esclat de ses rayons. 206 Il est évident que l’attitude égocentrique et tyrannique du roi ne correspond nullement à cet idéal du pouvoir terrestre évoqué par Morus. Celui-ci est même prêt à se sacrifier afin d’éviter de nouvelles victimes de cette tyrannie. Après son long discours (IV,1) il s’adresse de nouveau au roi et évoque pour la première fois la possibilité d’un martyre : […] Que s’il faut une Victime à ta Justice, en expiation de nos pechez, que je sois seul sacrifié, pour sauver tout le reste du peuple : ce sont les derniers vœux que j’adresse à ta bonté. Ces paroles font allusion à la passion du Christ et évoquent également l’image de l’agneau immolé pour sauver les pécheurs, image que Montchrestien développait beaucoup plus dans sa Reine d’Escosse. 205 Ibid., scène 1, acte I. 206 Ibid, scène 1, acte IV. Biblio_17_005_437_Postert.indd 298 09.02.2010 8: 33: 32 Uhr 299 C’est à la scène 4 de l’acte IV que Morus assume pleinement son rôle de martyr. Dans son entrevue avec sa fille Clorimene, qui vient le voir dans sa prison, il renonce volontairement à ses obligations de père pour ne se consacrer qu’à Dieu seul. La façon dont il explique à sa fille qu’il préfère mourir qu’accepter les conditions du roi suscite la pitié du lecteur/ spectateur pour Clorimene. Celle-ci refuse de comprendre les convictions du martyr Morus et ne cesse de réclamer les paroles d’un père. Morus, cependant, reste « sourd » à [ses] plaintes et « aveugle à [ses] larmes », puisqu’il se voit « plus utile au Ciel qu’en la terre ». La mort ne l’afflige pas, car le fait de mourir pour la gloire de Dieu lui procure une satisfaction et un bonheur sans pareils. La prison de Morus peut être considérée comme un lieu de transition entre les deux mondes : d’un côté, elle lui permet de se retirer et d’entrer en dialogue avec Dieu, et de l’autre, elle offre encore à travers ses grilles une possibilité de communication avec le monde extérieur. En se trouvant ainsi sur le chemin vers la gloire éternelle, Morus ne se plaint pas de ce lieu clos qui même est pour lui « digne d’envie ». « Dans le port où je suis, il n’y a point de peril de naufrage », dit-il et reprend ainsi les images maritimes déjà évoquées par la reine à la scène précédente (cf. son interprétation de la lettre royale). Pour lui, cependant, le port - bien qu’associé à la mort - n’est pas lié aux souffrances : il est un lieu paisible qui ne le trouble pas. Dans un tel état d’âme, il se montre entièrement étranger aux obligations d’un père sur terre. C’est pourquoi les paroles qu’il adresse à sa fille font parfois preuve d’égoïsme (« je ne veux songer qu’à sauver mon Ame. Dieu aura soin de vous »). La scène 4 de l’acte V constitue la dernière épreuve pour le martyr Morus, car c’est dans cette scène que le roi tente pour la dernière fois de briser sa « rebellion ». Morus, pour sa part, reste ferme, puisqu’il a déjà pris sa décision, qui le mène au tombeau plutôt qu’au repentir 207 . Le roi, cependant, continue son discours. Mais ni la gloire, ni la « moitié de [son] Empire », ni toutes les richesses du monde ne peuvent le faire changer d’avis : Quand vostre Majesté m’offriroit tout le Monde ensemble, que ferois-je de ce present ? Je n’ay jamais mesuré la grandeur de la terre que par l’espace de mon Tombeau, puisque tout le reste m’est inutile […] 208 Morus renonce ici volontairement à la gloire du monde terrestre et se plaît à l’idée de mourir en tant que martyr. Lorsque le roi fait appel à son amour 207 « Sire, si c’est un crime d’emporter dans le Tombeau la qualité de Chrestien & de Catholique, la peine que vostre Majesté m’en imposera, me sera tousjours plus agreable que la grace qu’elle m’en pourroit donner, estant disposé à la Mort, plustost qu’à la repentance. » Thomas Morus, scène 4, acte V. 208 Ibid. Victoire du martyre ou victoire de la tyrannie ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 299 09.02.2010 8: 33: 32 Uhr 300 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre paternel, il reste également indifférent, comme il avait déjà expliqué à sa fille (V,2) que « l’exemple de [sa] constance » servirait de « preuve » de son amour. Comme toutes les tentatives du roi de convaincre Morus ont échoué, il se voit contraint de lui montrer les têtes coupées de ses prédécesseurs, c’est-à-dire de ceux qui - comme Morus - ont osé s’opposer à la volonté royale. Loin d’être choqué, il éprouve même de l’admiration pour eux et s’identifie entièrement avec leur sort : O precieuses reliques des corps martyrisez & pour mon Sauveur, & pour mon Maistre ! Je vous adore aujourd’huy, comme des objets d’une gloire eternelle : puis qu’en tombant à terre, vous en avez acquis les Couronnes dans le Ciel. Ces funestes Bassins, où l’on vous expose en monstre, sont les premiers Autels qu’on vous a erigez sans y penser, & où j’apporte aussi mes premieres offrandes. 209 Pour Morus, il s’agit d’objets sacrés qui doivent être adorés comme des « reliques ». En tant qu’ « Autels », ils renvoient aux convictions religieuses, mais en tant qu’objets sanglants, ils rappellent la cruauté du tyran. Le roi lui-même souligne cet aspect dans son discours (« Vous n’avez veu ma cruauté qu’en peinture : en voicy le relief […] »). Mais ces objets sacrés ne rappellent pas seulement le passé : en tant que témoignages d’une rébellion passée, elles sont en même temps les présages de l’avenir. Ces têtes annoncent le martyre auquel Morus s’est déjà préparé. En établissant le lien entre ces têtes et son propre sort, il fait comprendre qu’il suivra leur exemple (« J’y suis bien preparé, y estant desja resolu. Que n’ay-je cent testes à vous donner, pour meriter autant de Couronnes ! »). Le fait que Morus finisse comme ces prédécesseurs n’est pas représenté sur scène, la tragédie s’achevant sur sa condamnation à mort. Thomas Morus et les têtes coupées ne sont cependant pas les seuls martyrs de la tragédie. La façon dont La Serre a construit le discours de la reine, peut également nous faire penser à une martyre, puisqu’elle est comme Morus victime de la « tyrannie d’un Prince amoureux ». Mais trouve-t-on dans ses paroles la même conviction religieuse que chez le chancelier ? En s’adressant à Dieu à la scène 2 de l’acte I, la reine évoque la passion du Christ et désire l’imiter, puisqu’elle ne supporte plus la tyrannie de son mari. Sa couronne n’est qu’une couronne d’épines qui la mène au tombeau : […] en me faisant Reyne de cet Empire, tu m’as donné les Roses en partage : mais je suis fort aise que mes mal-heurs les ayent fait flestrir sur ma teste, & que les épines m’en demeurent ; puis que tu en a esté couronné, ton exemple me servira de consolation. 210 209 Ibid. 210 Ibid., scène 2, acte I. Biblio_17_005_437_Postert.indd 300 09.02.2010 8: 33: 33 Uhr 301 Même si sa foi est moins forte que chez Morus, elle est tout de même présente, et pas seulement dans ce passage précis. L’image des épines revient comme un leitmotiv dans son discours et aussi dans celui de sa confidente. Mais mourra-t-elle pour la même cause que Morus ? Certainement pas, puisque c’est la passion du roi pour une autre qui la fait « mourir » au sens figuré, on l’a vu dans la lettre. Il ne s’agit donc pas d’une martyre religieuse, mais presque d’une « martyre d’amour ». Dans cette optique, la reine elle aussi, s’inscrit dans cette lignée de victimes, telles que La Serre les a présentées dans sa tragédie 211 . Tout bien considéré, Thomas Morus peut être vu comme un martyr et se présente lui-même en tant que tel, car il est indéniable qu’il meurt pour la défense de sa religion. Les différents passages du texte dramatique que l’on vient de citer en témoignent. Or, la religion n’est pas le seul mobile de son martyre - on l’a également vu tout au long de la tragédie - puisqu’il meurt également pour une idée politique, qui est celle d’une monarchie absolue où le souverain est obligé de respecter les droits naturelles et divines. Il est vrai que l’antagonisme religieux entre Morus et Henry joue un rôle important dans la pièce, mais il se croise avec un conflit d’ordre politique qui semble encore plus profond que celui de la foi. On a même l’impression que le conflit religieux ne sert que de prétexte pour mettre en lumière un problème « profane » de caractère politico-philosophique, qui est celui du pouvoir absolu. A-t-on alors affaire à une « tragédie politique masquée » ? , peut-on se demander après notre analyse détaillée et en tenant compte de la dédicace de La Serre, dans laquelle il semble volontairement insister sur le caractère « nonprofane » de son ouvrage. Dans la mesure où les discours politiques dans la tragédie sont trop nombreux pour ne pas être consciemment voulus par le dramaturge, on ne peut certainement pas parler d’une « tragédie de martyr » tout court. E.M. Szarota voit dans cette pièce une « tragédie séculière de martyre » (« säkularisiertes Märtyrerdrama »), terme qui s’accorde avec notre résultat, puisqu’il met éga- 211 L’idée de la «reine-martyre» a été également mise en relief par K. Ibbett dans son article «From Martyr to Mourner: the Politics of the Un-Extraordinary», Seventeenth- Century French Studies, 24, 2002, p. 167-168. Elle pense que la pièce a été essentiellement écrite pour un public féminin. Pour elle, «the play becomes a narrative of women’s private and patient experience of love and religion». D’après nos analyses, cependant, une telle thèse s’avère problématique, puisque d’autres éléments de l’action, comme par exemple l’aspect politique - on l’a vu - jouent également un rôle important dans la pièce. Cette tragédie ne se laisse donc pas réduire en une simple pièce «d’amour et de religion». Victoire du martyre ou victoire de la tyrannie ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 301 09.02.2010 8: 33: 33 Uhr 302 3. Le Thomas Morus (1640/ 41) de Jean Puget de La Serre lement l’accent sur le lien entre religion et politique 212 . Une chose reste cependant indéniable : La Serre ne visait certainement pas à peindre l’événement historique de l’Angleterre moderne. Son œuvre semble plutôt donner la réponse à la question suivante : comment fabriquer une tragédie politique dont le sujet est essentiellement religieux ? 212 Voir Szarota, E.M., Künstler, Grübler und Rebellen. Studien zum europäischen Märtyrerdrama des 17. Jahrhunderts, Bern/ München, Francke, 1967, p. 195. Biblio_17_005_437_Postert.indd 302 09.02.2010 8: 33: 33 Uhr IV. L’ORIENT MODERNE DANS LA TRAGÉDIE FRANÇAISE - LA VIOLENCE AU CŒUR DES ALLIANCES Biblio_17_005_437_Postert.indd 303 09.02.2010 8: 33: 33 Uhr Biblio_17_005_437_Postert.indd 304 09.02.2010 8: 33: 33 Uhr 1. L’Orient historique - l’Orient poétique 1.1 Regards sur un monde lointain - l’Orient imaginaire 1.1.1 Les connaissances du Levant aux XVI e et XVII e siècles Qu’est-ce que l’Orient aux XVI e et XVII e siècles ? Voilà la question fondamentale qu’on doit se poser avant d’aborder l’étude des œuvres dramatiques dont les actions se situent au sein de cet espace géographique déterminé. Les dimensions spatiales de ce qu’on appelle « l’Empire ottoman » furent considérables. Au XVI e siècle, le monde ottoman commence aux rives de l’Adriatique et s’épanouit sur trois continents : de Buda à Bagdad, du Nil à la Crimée, étendant même son protectorat sur une grande partie de l’Afrique du Nord. C’est le padichah, le sultan, qui est le chef suprême de ce grand Empire 1 . À l’intérieur, il dirige soit personnellement, soit par intermédiaire du grand vizir à Constantinople, et à l’extérieur, il est représenté par ses pachas, des gouverneurs, qui exécutent sa volonté dans les différentes provinces. À la manière d’un empereur romain, il ne dispose pas seulement de larges pouvoirs politiques mais aussi religieux : depuis la conquête de l’Égypte et l’élimination du dernier calife descendant des « Abbassides », il est devenu - comme l’exprime sa titulature - « l’ombre de Dieu sur terre », c’est-à-dire le chef de la communauté musulmane sunnite. C’est ainsi qu’il est devenu un personnage quasi sacré, comme Octave, qui a pris le premier le surnom « Augustus » pour sanctifier sa personne. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de voir que l’Orient du XVI e et du XVII e siècle a souvent été associé à l’Empire romain de l’Antiquité, ne serait-ce que par le personnage du sultan, cet « Auguste musulman », selon la formule de J. Delumeau, ou par la puissance que représentait cet Empire aux dimensions géographiques considérables 2 . Ce monde ottoman avec sa force militaire et navale impressionnait et inquiétait l’Europe occidentale, notamment après la prise de Constantinople par Mehmet II en 1453. Depuis, l’his- 1 Sur l’histoire et l’organisation de l’Empire ottoman, voir l’ouvrage de Hitzel, F., L’Empire ottoman, XV e -XVIII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2001. 2 Delumeau, J., La Peur en Occident (XIV e -XVIII e siècles), Paris, Fayard, 1978, p. 262. L’auteur consacre une dizaine de pages à la « menace musulmane ». Biblio_17_005_437_Postert.indd 305 09.02.2010 8: 33: 33 Uhr 306 1. L’Orient historique - l’Orient poétique toire de l’Orient devient synonyme de celle des Turcs et de l’Islam ; et leurs conquêtes - pensons surtout au règne de Soliman le Magnifique (1520-1566) - furent considérées comme de véritables menaces de chrétienté. Mais peut-on vraiment parler de « la peur du Turc » dans l’Europe occidentale du XVI e siècle ou s’agit-il plutôt d’un « mythe » qui s’est répandu en Occident à travers les différents écrits de nature plus ou moins polémique 3 ? Pour ce qui est de la France et des relations franco-turques au XVI e et XVII e siècle, on ne peut pas parler d’une « peur réelle », puisque l’on sait que François I er et ses successeurs se servirent des Turcs pour établir un système d’alliance ottomane permettant une lutte plus efficace contre les ambitions hégémoniques des Habsbourg. Le roi de France ne semble pas avoir pris conscience du fait qu’une telle alliance pouvait être interprétée comme une véritable trahison du monde chrétien. Historiquement, on ne peut donc pas observer une « peur réelle », comme l’ont également constaté J. Delumeau et F. Tinguely 4 . Même si la situation objective fut telle, le danger ottoman, ou en d’autres termes le sentiment de danger, existait en France d’une manière sous-jacente. La diffusion d’un grand nombre d’écrits pamphlétaires en témoigne. Ils virent le jour au XVI e siècle - particulièrement pendant le règne de Soliman le Magnifique - et au début du XVII e siècle, avant d’être remplacés par les grandes Histoires des Turcs au XVII e siècle, qui marquèrent le début de ce que la critique appela postérieurement « orientalisme ». Ce furent essentiellement les grands événements militaires des Ottomans, c’est-à-dire leurs grandes victoires, qui incitaient les Français à prendre la plume. Avant l’apparition des premiers journaux en France, tels que le Mercure françois (1605) et la Gazette de Théophraste Renaudot (1631), les écrits pamphlétaires servaient de chroniques. Le grand nombre de ces textes, inventoriés en grande partie par C.D. Rouillard, témoigne d’un intérêt grandissant des Français pour les affaires étrangères de l’Empire ottoman, dont la puissance et la discipline militaire étaient généralement admirées mais faisaient également peur 5 . Les expéditions de Soliman contre la Hongrie à partir de l’année 1521 (29 août : prise de Belgrade) avec la victoire des Ottomans à Mohács en 1526 (chute de Buda), la prise de Rhodes le 21 janvier 1522, ainsi que le siège de Malte en 1565, furent les événements privilégiés traités dans les pamphlets publiés en France. La tonalité turcophobe de ces écrits se manifeste déjà dans leurs titres. Un de ces textes (publié quatre fois à Paris entre 3 Voir l’article de Tinguely, F., « La peur du Turc (XVI e -XVIII e siècles) », Travaux de Littérature, XVII, 2004, pp. 289-305. 4 Voir ibid. et voir Delumeau, 1978, p. 264-265. 5 Voir Rouillard, C.D., The Turk in French History, Thought and Literature (1520-1660), Paris, Boivin, 1941, „Appendix I“, p. 646-665. Biblio_17_005_437_Postert.indd 306 09.02.2010 8: 33: 33 Uhr 307 1525-27) traitant de la prise de Rhodes porte par exemple le titre suivant : La grande et merveilleuse et trescruelle oppugnation de la noble et chevalereuse cité de Rhodes, assiegée et prinse par Sultan Seliman à present Grand Turcq. Un autre texte commente la bataille de Mohács en comparant le sultan à un « chien » dangereux : S’ensuyvent les faictz du chien insaciable du sang chrestien, qui se nomme l’Empereur de Turquie. Lesquels luy et les siens ont faict apres qu’il avoit gaigné la bataille, le XVIII e jour du moys d’aoust derrierement passé, aux nostres freres Chrestiens au pays d’Ungrie, tout inhumainement et encore faict tous les jours 6 . On peut repérer dans ces titres un fort sentiment d’angoisse suscité par la manière cruelle et inhumaine dont les Turcs ont agi en Hongrie pour atteindre leurs buts. Selon les recherches de C.D. Rouillard, les auteurs de pamphlets ne tenaient pas vraiment à décrire l’événement militaire dans tous ses détails. Au contraire, leurs rapports se concentraient parfois même uniquement sur la fin de la bataille pour mieux décrire la situation désastreuse des victimes et pour mieux dénoncer la cruauté des Turcs. En comparaison avec les autres événements décrits dans les pamphlets, le siège de Malte en 1565 occupe une place à part, car le nombre de textes publiés à ce sujet dépasse largement le nombre de pamphlets écrits sur les autres faits militaires avant 1565 : Rouillard a pu repérer 21 pamphlets dans l’année même du siège 7 . Les Français furent visiblement inquiets par cette tentative audacieuse des Turcs pour repousser les frontières de leur Empire encore plus vers l’Ouest. Avec le siège de Malte, la menace musulmane sembla se concrétiser encore plus aux yeux des Français, car plus on se rapprochait de l’Occident, plus le pouvoir turc devenait incalculable. En dehors de cette vague de pamphlets turcs, il est indispensable d’attirer l’attention sur un ouvrage qui peut être considéré comme la première véritable histoire des Turcs au XVI e siècle : il s’agit des Turcicarum rerum commentarius et de l’Ordo ac disciplina turcicae militiae de Paolo Giovio, historien italien. En 1538 et 1544, ces deux ouvrages furent traduits en français par B. du Pré et publiés sous le titre Histoire des empereurs de Turquie. De plus, l’Historiarum sui temporis de Giovio, particulièrement riche en Histoire turque, connut plusieurs rééditions en France et contribua à stimuler l’intérêt des Français pour tout ce qui se passait dans l’Empire ottoman. En outre, les Eloges et Vies, publiés en 1559 à Paris, contiennent des descriptions et commentaires historiques d’un certain nombre de portraits exposés dans le musée de Giovio à Como, dont ceux des sultans turcs d’Osman à Soliman. Ces ouvrages illus- 6 Le texte de 1526 a été réédité au XIX e siècle : Les Faits du chien insatiable du sang chrétien. Récit de l’invasion des Turcs en Hongrie après la bataille de Mohacs, Genève, Charles Eggimann, 1894. 7 Voir Rouillard, 1941, p. 649-650. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 307 09.02.2010 8: 33: 34 Uhr 308 1. L’Orient historique - l’Orient poétique trent l’intérêt que les Français portèrent aux affaires turques au XVI e siècle et reflètent également l’état des connaissances françaises sur le monde ottoman. En 1556, l’œuvre de Giovio fut complétée par l’histoire de Chalcondyle, intitulée De origine et rebus gestis Turcorum dont la traduction française apparut en 1577 sous le titre Histoire de la decadence de l’empire grec, et establissement de celuy des Turcs 8 . Or les ouvrages d’une visée plus scientifique furent encore rares à cette époque. Quand on voulait se renseigner sur l’histoire des Turcs, sur leur gouvernement, leur religion ou sur leurs mœurs en général, on avait recours aux récits de voyage, un genre qui jouissait d’une grande popularité au XVI e siècle et qui fournissait la majorité des informations sur l’Orient. De telles sources s’avèrent cependant problématiques, puisqu’elles transmettent une image très particulière de l’Orient. Dans la mesure où ces textes ne furent pas écrits dans les mêmes conditions et avec les mêmes objectifs, ils manquent tous d’objectivité : parfois, les auteurs étaient de simples voyageurs, parfois, les voyages avaient un rapport direct avec les missions officielles de l’ambassadeur français - pensons aux récits de Belon du Mans, Thévet, Postel et Nicolay pendant l’ambassade de Gabriel d’Aramon (1547-54) - et parfois, les voyageurs étaient prisonniers en Orient comme c’était le cas de Bartholomé Georgiewitz, un captif hongrois, qui rédigea deux traités à son retour en Occident 9 . Dans la mesure où les voyageurs racontent leurs expériences personnelles vécues, ils rapportent essentiellement des particularités et « singularités », comme l’illustre le titre du récit écrit par Pierre Belon du Mans : Les Observations de plusieurs singularités & choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays étrangers 10 . L’image de l’Orient telle qu’elle se présente à travers ces récits de voyage est donc partiale et se forme par opposition au monde occidental. 8 Cet ouvrage traduit par Balise de Vigenère fut réédité en 1584 et connut aussi de nombreuses rééditions au XVII e siècle (1612, 1620, 1632, 1650, 1660, etc.) 9 Le premier texte est intitulé De afflictione tam captivorum quam etiam sub Turcae tributo viventium Christianorum (Les miseres et les tribulations que les Christiens tributaires et esclaves tenuz par le Turcz seuffrent). Le second texte porte le titre De Turcarum ritu et caeremoniis (La manière et cérémonie des Turcs). Les deux traités parurent simultanément en latin et en français à Anvers en 1544, mais ne connurent leur diffusion maximale en France qu’à partir de 1553, quand ils furent réunis dans un volume intitulé De Turcarum moribus epitome. 10 Voir l’édition moderne du texte, publiée sous le titre : Voyage au Levant. Les observations de Pierre Belon du Mans de plusieurs singularités & choses mémorables, trouvées en Grèce, Turquie, Judée, Égypte, Arabie & autres pays étrangers (1553), texte établi et présenté par A. Merle, Paris, Chandeigne, 2001. Biblio_17_005_437_Postert.indd 308 09.02.2010 8: 33: 34 Uhr 309 Mais en quoi consiste la valeur réelle de ces textes au XVI e siècle et en quoi apportent-ils des éléments nouveaux à la connaissance du Levant ? D’après les recherches de C.D. Rouillard et d’après nos propres lectures, la valeur principale de ce genre de textes réside dans leur « couleur locale ». C’est d’abord la différence vestimentaire qui semble avoir fasciné les voyageurs, puisqu’on y trouve un grand nombre d’allusions à ce sujet. Les turbans des sultans, leurs robes décorées de perles et de broderies, bref la splendeur et la somptuosité de leurs habits, lors d’une entrée festive par exemple, furent un véritable spectacle. Voici comment Ogier Ghislain Busbecq décrit l’audience avec Soliman le Magnifique dans une de ses Lettres turques 11 : […] regardez à vostre aise un nombre infiny de Turbans ; voyez de combien de tours ils sont faits, et que l’estoffe dont ils sont composez, est une tres-fine et tres blanche toile de soye. Voyez ces beaux habits de toute sorte de couleurs ; voyez l’esclat de l’or et de l’argent, le pourpre et la soye, paroist de tout costez. Et je serois long à vous monstrer la diversité des estoffes, dont tout le monde est couvert, sans vous pouvoir jamais achever la nouveauté de ce spectacle, qui m’a semblé la plus belle chose à voir, qui soit jamais tombée sous ma veuë. 12 À la manière d’un spectateur au théâtre, Busbecq observe avec curiosité tout ce qui se passe autour de lui, « sur la scène » de l’Orient. En tant que témoin oculaire d’un véritable « spectacle oriental », il décrit la rencontre avec Soliman dans tous ses détails. En lisant ces quelques lignes, on peut bien s’imaginer à quel point de telles descriptions suscitaient la curiosité des lecteurs français : en mettant en relief l’étrangeté des événements vécus en Orient et en soulignant constamment l’antagonisme qui règne entre Orient et Occident, les auteurs des récits de voyages transmettent leur propre vision de ce monde lointain. Avec leur touche d’exotisme, ces textes correspondaient à l’esprit explorateur de toute une époque et ne cessaient ainsi de susciter l’intérêt d’un large public. Faute d’autres sources sur l’Orient à cette époque, les particularités et « singularités » décrites par les voyageurs devenaient des généralités pour les lecteurs en France et favorisaient le développement des images stéréotypées qui s’ancraient de plus en plus dans les têtes des Occidentaux. L’ouvrage de Teodoro Spandogino, intitulé La Genealogie du grant Turc à présent regnant et publié pour la première fois en version française en 1519, est certainement le témoignage le plus ancien d’une couleur locale turque. Celle-ci ne se manifeste pas seulement dans la description du système gouvernemental des sultans - riche en épisodes cruels -, mais aussi dans la description du harem 11 Les Lettres turques furent d’abord publiées en latin à Paris en 1589 et ensuite diffusées dans toute l’Europe. La traduction française de ces textes n’apparut qu’en 1646. 12 Citation d’après Rouillard, 1941, p. 303. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 309 09.02.2010 8: 33: 34 Uhr 310 1. L’Orient historique - l’Orient poétique et dans celle des mœurs en général. Les récits de Jacques Lesaige (1520), Denis Possot (1532), Johannes Boemus (1539), Christophe Richer 13 (1540) et Antoine Geuffroy 14 (1542) poursuivaient des objectifs similaires avant d’être remplacés par des textes plus « officiels », tels ceux des quatre voyageurs déjà mentionnés qui séjournaient en Orient pendant l’ambassade de Gabriel d’Aramon. En tant que cosmographe 15 officiel d’Henri II, André Thévet travaillait sous la protection royale quand il entreprit son voyage en Orient. En 1554, il publia sa Cosmographie de Levant avec des cartes géographiques très détaillées. Guillaume Postel, quant à lui, ne fut pas seulement le voyageur le plus connu de cette époque, mais aussi le plus érudit de tous, car le 6 mars 1538 il fut nommé lecteur ès lettres grecques, hébraïques et arabes ainsi que professeur de mathématiques et de langues étrangères au Collège de France 16 . En 1560, il publia la première partie de son travail sur le Levant, un ouvrage intitulé De la République des Turcs dont la réédition parut en 1575 sous le titre Des Histoires Orientales. Après avoir rassemblé un maximum de matériaux ethnographiques, historiques et linguistiques, il publia la deuxième partie de son œuvre, intitulée Histoire et consideration de l’origine, loy et coustume des Tartares, Persiens, Arabes, Turcs, et ensuite La tierce partie des Orientales Histoires qui est un compte rendu sur le gouvernement de l’Empire ottoman. Dans cette description, la cruauté du sultan est soulignée à tous moments. Selon Postel, Sélim I fut particulièrement cruel, puisqu’il fit chasser puis empoisonner son père Bayezid. Or - et c’est un aspect significatif pour Postel - la cruauté n’est pas seulement un trait de caractère propre à l’empereur turc, mais à tous les Musulmans. Voici comment Postel établit le lien entre les Musulmans en général et le sultan Sélim : 13 Son œuvre intitulée Des Coustumes et Manieres de vivre des Turcs contient des informations sur la langue turque. 14 La première partie de son travail, intitulé Estat de la court du Grant Turc (1542) fournit des informations assez fiables sur l’Empire ottoman. 15 Il est essentiel de noter ici que les récits de voyages peuvent se présenter sous diverses formes. La cosmographie est très souvent « un genre scriptural qui consiste en une étude et une compilation, plus ou moins intelligente, d’ouvrages parus sur le même sujet. La cosmographie fait en quelque sorte le point des connaissances. De par son contenu, elle rejoint l’ouvrage géographique. » Sur les différentes formes des récits de voyage, voir Bernard, Y., L’Orient du XVI e siècle à travers les récits des voyageurs français : Regards portés sur la société musulmane, Paris, Harmattan, 1988, p. 62. 16 Il fut également l’auteur de la première grammaire arabe en France (Grammatica Arabica) qu’il publia vers 1638/ 39. Ce fut en 1535 qu’il accompagna pour la première fois le premier ambassadeur français, Jean de la Forest, à Constantinople. Biblio_17_005_437_Postert.indd 310 09.02.2010 8: 33: 34 Uhr 311 Que Muhamediques estiment peu la vie de leurs parens, freres, ou enfans, il appert par Sultan Selym, qui apres avoir tué ses deux freres majeurs Ahmad & Corcut, fist aussi tuer & empoisonner son pere Bayazet. 17 De plus, le sultan est un personnage perfide. Postel illustre cet aspect de la façon suivante : Il sort quelque fois au soir desguisé, & s’en va par la ville, aus compagnies et escoute qu’on dit de luy, de paix, de guerre, des fruits, de l’estat des villes, & en fait son profit, & souvent attrappe lourdaus par leur confession […] 18 Comme Postel, Nicolas de Nicolay, lui aussi, faisait partie des voyageurs chargés d’accompagner d’Aramon pendant sa mission en Orient. En tant que « géographe ordinaire » d’Henri II, il entreprit son voyage en Turquie sous sa protection en 1551. Ses relations de voyage, intitulées Les quatre premiers livres des navigations et pérégrinations orientales furent publiées pour la première fois en 1567 et ensuite rééditées en 1576 et 1586. Dans la mesure où il ne semble choisir que les aspects les plus noirs des Turcs et de leur empire, ils apparaissent dans son œuvre sous un jour extrêmement défavorable. Au XVII e siècle, le goût et l’intérêt pour les affaires turques persistaient et accroissaient encore d’une façon considérable à partir de la seconde moitié du siècle. Faute d’événements militaires majeurs aux alentours de 1610 en Orient, les pamphlets « militaires » disparurent quasi complètement. En revanche, surtout après la mort du sultan Ahmed I er en 1617, on commença à s’intéresser davantage à tout ce qui se passait à Constantinople même 19 . Pendant les années 1620, la principale source d’information en France fut le Mercure françois dont les premières pages rapportaient systématiquement les nouvelles de Constantinople ou de Galata. L’apparition de la Gazette de Théophraste Renaudot en 1631, on l’a déjà signalé, contribua, elle aussi, à une large diffusion des informations sur l’Orient. À partir de 1634, le journal hebdomadaire consacre même plusieurs pages aux affaires turques en les réunissant dans une rubrique intitulée Relation extraordinaire. En 1637, ces Extraordinaires avec les dernières nouvelles de Constantinople devinrent une habitude, et à partir de 1640, la Gazette fut même la source la plus importante pour tout ceux qui voulaient se renseigner sur l’Orient, bien que le Mercure, lui aussi, ait créé une rubrique spécialement consacrée aux Affaires de Turquie avant sa disparition en 1645. À cette époque- 17 Postel, G., La tierce partie des Orientales Histoires, Poitiers, Enguilbert de Marnef, 1560, p. 60. 18 Ibid., p. 12. 19 Selon les historiens contemporains, la période 1603-1617 marque le début du déclin de l’Empire ottoman. Voir par exemple la chronologie établie par Hitzel, 2001, p. 41. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 311 09.02.2010 8: 33: 35 Uhr 312 1. L’Orient historique - l’Orient poétique là, les nouvelles turques faisaient donc partie de la vie quotidienne des Français et suscitaient leur curiosité. Théophraste Renaudot avait pris entièrement conscience de ce phénomène lorsqu’il écrivit en 1643 : L’interest que la Chrestienté prend aux affaires des Turcs, mesmes en ce temps auquel un chacun parle de paix, qui ne peut estre plus puisamment troublée que par eux, rend excusable notre curiosité de ce qui se passe en leurs Etats. 20 De cette curiosité constante nacquit le désir d’une documentation plus érudite. L’histoire de Chalcondyle, qui connaissait plusieurs rééditions au XVII e siècle, comme on l’a déjà signalé, ne restait plus le seul ouvrage de référence. Avec Michel Baudier et son Inventaire de l’histoire générale des Turcs (1617), son Histoire generalle du Serrail et de la Cour du Grand Seigneur Empereur des Turcs (1624) et son Histoire generale de la Religion des Turcs un nouvel aspect de l’historiographie de l’Orient entre en jeu. Il suffit de lire le titre complet de son deuxième ouvrage pour comprendre que l’accent était désormais mis sur les intrigues de la Cour ottomane et sur l’histoire des passions : Histoire generalle du Serrail et de la Cour Du Grand Seigneur Empereur des Turcs. Ou se void l’image de la grandeur Otthomane, le tableau des passions humaines, et les exemples des inconstantes propsperitez de la Cour. « Cette Histoire », dit-il lui-même dans sa préface, « a pour […] principal suiect la Cour de l’Otthoman » : elle fera voir qu’il y a des degrez pour monter aux grandes fortunes de la Cour, mais non pas pour en descendre, car apres que l’ambitieux est esleué au comble d’icelles, les desastres l’en precipitent : les vies d’Hibraim, Dernier, & Nassuf, Bassas, & Favoris de la Porte, en fournissent des preuves : aussi que la grande ostentation des felicitez de la Cour, donne de la ialousie au Prince, & ruine celuy qui les possede : qu’à la Cour mesme les grandes prosperitez ont peu de vrays amis, & que les disgraces n’en trouvent point. 21 Baudier brosse ici un portrait assez noir de la Cour des Ottomans en soulignant l’ambition, la jalousie et la perfidie qui y règnent, passions, qui peuvent très facilement provoquer la chute de quelques grands seigneurs, dont l’exemple le plus connu est celui d’Ibrahim, personnage que l’on retrouvera en 1641 dans le roman éponyme de Madeleine de Scudéry. Selon l’historien, les « Monarques Otthomans » sont généralement dominés par trois passions majeures, à savoir l’amour, la cruauté et l’avarice. En réduisant le caractère des sultans à ces trois traits, Baudier crée dès le début de son ouvrage une image stéréotypée de l’empereur ottoman, résultat d’une généralisation hâtive. Selon lui, « l’Amour » caractérise « la pluspart des Mo- 20 Citation d’après Rouillard, 1941, p. 97. 21 Baudier, M., Préface à son Histoire generalle du Serrail. Nous citons d’après l’édition de 1638, Paris, Jean Osmont. Biblio_17_005_437_Postert.indd 312 09.02.2010 8: 33: 35 Uhr 313 narques Otthomans, & singulierement Solyman second », et « la Cruauté » est une « tache » dont « presque tous ont esté soüillez » 22 . En fournissant au lecteurs français une multitude d’informations sur l’histoire, le gouvernement et les mœurs des Turcs, et en satisfaisant plus particulièrement leur curiosité pour tout ce qui concerne l’histoire secrète des passions, l’œuvre de Michel Baudier jouissait d’une popularité exceptionnelle au XVII e siècle. C’est certainement l’œuvre qui a influencé le plus l’image que les Français se sont faite des Turcs et de leur empire au Grand Siècle. À partir de la seconde moitié du XVII e siècle, d’autres ouvrages historiques sur l’Orient et les Turcs apparurent en France et complétèrent la documentation sur l’Orient. Même si ces œuvres-là n’étaient souvent que des compilations d’autres histoires écrites antérieurement, elles témoignent de l’intérêt continu que l’on portait aux affaires des Turcs. Les nouveautés dans le domaine de l’historiographie de l’Orient furent les Abrégés de l’histoire turque, qui offrent l’avantage d’une rapide documentation. L’Histoire des Turcs (1650) de F.E. de Mézeray se trouvait au début d’une grande lignée d’études historiques à sujet oriental qui voyaient le jour entre 1650 et 1700. Elle fut suivie par l’Historia orientalis de J.H. Hottinger (1651), par l’Abrégé de l’histoire des Turcs de G.S. Du Verdier (1665), par L’Othoman ou abrégé des vies des empereurs de V. De Stochove (1665) et trouvait son point culminant dans L’Estat présent de l’empire othoman de P. Ricaut (1670), pour ne citer que les ouvrages les plus significatifs. Cet élan considérable vers une étude scientifique du monde oriental se termine par la Bibliothèque orientale de B. d’Herbelot (1697) qui devient dès lors l’œuvre de référence dans ce domaine. Cela ne voulut cependant pas dire que les nombreux récits de voyages - la principale source d’information sur l’Orient au XVI e siècle - disparurent tout d’un coup. Au contraire, P. Martino dans son étude sur L’Orient dans la littérature française du XVII e et XVIII e siècle constate que le nombre des relations de voyages composées après 1660 doubla 23 . Quelques libraires, comme Barbin par exemple, semblaient même tirer profit de cette mode en choisissant l’Orient comme spécialité de leurs publications. Le récit de voyage de Jean- Baptiste Tavernier, intitulé Les six voyages en Turquie, en Perse et aux Indes (1681) et celui de Jean Chardin, intitulé Journal du Voyage du Chevalier Chardin en Perse et aux Indes Orientales (1686) sont certainement les récits les plus célèbres qui ont été publiés dans le dernier tiers du XVII e siècle. 22 Ibid. 23 Voir Martino, P. , L’Orient dans la littérature française au XVII e et au XVIII e siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1970 (édition originale : 1906), p. 53. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 313 09.02.2010 8: 33: 35 Uhr 314 1. L’Orient historique - l’Orient poétique C’était essentiellement le gouvernement oriental qui intéressait ces voyageurs. La notion de « despotisme oriental 24 » semble prendre son essor dans l’œuvre de Chardin, puisqu’il y souligne à tous moments la cruauté des monarques orientaux, leur abus de pouvoir et leur tendance à tout sacrifier à leurs passions. Mais contrairement aux voyageurs du XVI e siècle qui regardaient les événements politiques et militaires en Orient d’un œil inquiétant, les relations de voyage du XVII e siècle se faisaient d’une façon beaucoup plus contemplative : ce n’était plus l’angoisse de l’Orient qui guidait la plume des voyageurs, c’était le plaisir d’observer et le désir de renseigner. Comme de tels objectifs correspondaient exactement à l’esprit du temps, ces textes trouvaient toujours leurs lecteurs. En effet, le public restait toujours avide de nouveautés orientales et chaque nouvelle publication sur les Ottomans ne fit qu’accroître sa curiosité. Les relations franco-turques jouaient certainement un rôle non négligeable dans ce contexte, d’autant plus qu’en 1665, la France intervint directement dans le conflit austro-turc. Le contact entre la France et la Turquie fut beaucoup plus intense qu’auparavant, puisque de nombreuses négociations entre les ambassadeurs de Louis XIV et les ministres du sultan eurent lieu 25 . Il est vrai que les relations diplomatiques entre la France et l’Empire ottoman furent toujours assez vives dès le règne de François I er - on l’a déjà vu - mais c’est seulement avec le règne de Louis XIII que commence une liste presque ininterrompue d’ambassadeurs parmi lesquels le comte de Cézy, le marquis de Nointel, le comte de Guilleragues, le baron d’Argental, le comte des Alleurs, le marquis de Bonac, le comte de Vergennes et le comte du Saint-Priest 26 . Quel bilan tirer de cette variété de sources historiques qui cherchent, toutes à leur façon, à transmettre une image de ce qu’on appelait « Orient » ? Quel est donc cet « Orient historique » tel qu’il se présente à travers les textes cités ci-dessus ? Tout d’abord il faut noter que « l’Orient historique » au XVI e et XVII e siècle n’existe pas dans le sens d’une réalité figée. Le tour d’horizon a montré qu’il s’agit d’un artefact qui s’est progressivement développé au cours du XVI e et du XVII e siècle. Cet artefact n’est pas seulement le résultat d’un 24 Contrairement à l’adjectif « despotique » qui fut couramment employé au XVII e siècle, le substantif « despotisme » n’entra que très tard dans les dictionnaires. Le premier à en faire mention est celui de Trévoux (1721). Sur la notion du « despotisme oriental » voir Grosrichard, A., Structure du Sérail. La fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique, Paris, Seuil, 1979, p. 8-9. 25 Selon P. Martino, les récits historiques, relatifs aux affaires turques deviennent au moins quatre fois plus nombreux. Il constate : « […] on publie une dizaine de romans et de nouvelles à donnée turque, alors que l’on [en] compterait à peine quatre ou cinq pour tout le reste du siècle. », Voir ibid., p. 87. 26 Voir ibid., p. 90. Biblio_17_005_437_Postert.indd 314 09.02.2010 8: 33: 35 Uhr 315 intérêt, ou bien d’une curiosité sensationnaliste constante pour les affaires de l’Orient, mais aussi et plus particulièrement le résultat d’une documentation partiale et souvent stéréotypée (cf. les premiers récits de voyage). La tendance à généraliser l’expérience vécue persistait même dans les œuvres historiques les plus érudites, comme on l’a vu, ce qui contribuait à l’établissement d’une véritable « géographie imaginaire » (« imaginative geography 27 »), c’est-à-dire d’un Orient imaginaire entièrement créé par l’Occident. Dans ce processus de création, la prise de conscience de l’altérité - une altérité parfois choquante -, guide la pensée en France. Pour conclure, voici comment cette altérité s’est manifestée dans les définitions du mot Turc/ Turque et du mot Turquerie données par Furetière à la fin du siècle. Elles montrent bien à quel point l’image du « Turc cruel », présentée pour la première fois dans les pamphlets et récits de voyage au XVI e siècle, est entrée dans le langage courant : T URC , ou T URQUE .adj.& f.m. & f. Sujet de l’Empereur d’Orient qui fait profession de la Secte de Mahomet. La Religion Turque. Un habit à la Turque. On appelle generalement Turcs, tous les sujets du Grand Seigneur, que le Peuple appelle le Grand Turc […] On dit proverbialement, qu’un enfant est fort comme un Turc, quand il est grand et robuste pour son âge. On dit aussi, traitter de Turc à More, pour dire, à la rigueur & en ennemy déclaré. On dit aussi en voulant injurier un homme, le taxer de barbarie, de cruauté, d’irréligion, que c’est un Turc, un homme inexorable, qu’il voudroit autant avoir à faire à un Turc. T URQUERIE . f.f. Maniere d’agir cruelle & barbare, comme celle dont usent les Turcs. La cruauté que ce creancier exerce à l’égard de son debiteur est une vraye turquerie. 28 1.1.2 Orient et théâtralité « L’Orient est la scène sur laquelle tout l’Est est confiné », dit Edward Said, critique postcolonialiste de l’ « orientalisme », et il explique par la suite : « sur cette scène vont se montrer les figures dont le rôle est de représenter le tout plus vaste dont ils émanent. L’Orient semble alors être non une étendue illimitée au-delà du monde familier à l’Européen, mais plutôt un champ fermé, une scène de théâtre attachée à l’Europe. » Pour lui, la notion d’Orient est une invention européenne étroitement liée à l’idée de la représentation, car, comme il l’écrit, « En Europe, dès l’origine ou presque, l’Orient est une idée qui 27 Topping, M. (éd.), Eastern voyages, Western visions. French writing and painting of the Orient, Oxford, 2004, p. 19. 28 Le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, édition Le Robert, Paris 1978. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 315 09.02.2010 8: 33: 36 Uhr 316 1. L’Orient historique - l’Orient poétique dépasse ce que l’on en connaît empiriquement » 29 . Nous ne pouvons que confirmer cette thèse puisque nous venons de voir que l’ « Orient historique », tel qu’il se présente au lecteur français du XVI e et XVII e siècle n’est que la fabrication imaginaire du monde oriental. De là, il n’y a qu’un pas à la création d’un espace purement poétique ou, plus particulièrement d’un espace théâtral, d’autant plus que la théâtralité semble quasi inhérente à l’Orient. E. Said ne fut pas le seul à avoir fait ce rapprochement entre Orient et théâtralité. Parfois, les récits de voyage, voire les études historiques de l’époque soulignent eux-aussi, la qualité spectaculaire d’un événement ou d’une situation. Rappelons que Busbecq, en décrivant la tradition vestimentaire des Turcs dans ses Lettres Turques, parle d’un véritable « spectacle qui [lui] a semblé la plus belle chose à voir » et « qui soit jamais tombée sous [sa] veuë». Citons de plus les paroles sur les Turcs du philosophe-mathématicien allemand Leibniz lorsque celui-ci séjournait à la Cour de Louis XIV en 1672 : Il fait nuit dans leurs âmes serviles ; sortis de leurs déserts, ignorant le monde, ils vivent, pour ainsi dire, au jour le jour : on dirait qu’ils jouent un rôle sur un théâtre […] 30 Plus loin, il développe encore plus cette idée en soulignant la perfidie des Turcs et le désordre qui règne dans ce pays : La propriété n’est point héréditaire ; nul souci de postérité ou d’immortalité ; les fils des plus riches bassas mendient ; les beaux-pères n’ont aucune confiance en leurs gendres ; nul lien de sympathie et d’estime entre les parents. Les sultans eux-mêmes ne se préoccupent ni de leurs filles ni de leurs sœurs. Chaque jour ils sacrifient à leurs passions gendres et petits enfants. En un mot la vie de ce pays est aussi désordonnée qu’en rêve et ne paraît pas plus vraisemblable qu’une comédie. 31 Le véritable objectif de Leibniz est de détourner de l’Europe les ambitions militaires de Louis XIV en lui proposant d’entreprendre une croisade contre l’Empire ottoman et d’en remporter la victoire. Sans jamais avoir visité l’Orient, Leibniz n’hésite pas à brosser un portrait défavorable de ce peuple lointain. On s’aperçoit immédiatement que le regard qu’il porte sur les Turcs est celui de l’Occident : il ne s’efforce nullement de comprendre la mentalité et la culture d’autrui. Ce qu’il produit ici, c’est le contre-modèle d’un État 29 Voir l’étude magistrale de Said, E.W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, traduit de l’américain par Catherine Malamoud (titre original de l’édition de 1978 : Orientalism), Paris, Seuil, 1980, p. 72. 30 Leibniz, G., Projet d’Expédition d’Égypte présenté à Louis XIV, [in] Œuvres de Leibniz publiées pour la première fois d’après les manuscrits originaux, Paris, Firmin Didot, 1864, p. L. 31 Ibid., p. 154. Biblio_17_005_437_Postert.indd 316 09.02.2010 8: 33: 36 Uhr 317 monarchique européen 32 . Mais il va encore plus loin avec son jugement : il attribue une qualité illusoire, donc théâtrale, à tout ce qui ne correspond pas à la norme et à la raison occidentale. La théâtralité résulte donc de l’altérité et de l’étrangeté. Ce n’est cependant pas seulement l’Orient, qui possède un caractère théâtral. Le public, lui aussi, s’intègre parfaitement dans ce schéma de pensée, ce que montre un passage de la Relation d’un voyage fait au Levant de Thévenot : Le désir de voyager a toujours esté fort naturel aux hommes, il me semble que jamais cette passion ne les a pressez avec tant de force qu’en nos jours : le grand nombre de voyageurs qui se rencontrent en toutes les parties de la terre prouve assez la proposition que j’avance, et la quantité des beaux voyages imprimez, qui ont paru depuis vingt ans, oste toute raison d’en douter ; il n’y a point de personnes qui ayent l’inclination aux belles choses qui ne soient touchez de celles dont ils instruisent, et il y en a peu, s’ils n’estoient retenus par des attaches pressantes, qui ne voulussent eux mesmes en estre les témoins et les spectateurs. Ce sont ces belles relations qui m’ont donné la première pensée de voyager […] 33 Ces propos illustrent bien que c’étaient essentiellement les récits de voyages qui ont fait naître chez le public la volonté de partager avec les voyageurs l’expérience vécue en Orient : ils voulaient voir ce qui se passait à l’autre bout du monde ; ils voulaient en être les spectateurs. Ce fort désir d’assister au « spectacle oriental » a favorisé l’établissement de tout un théâtre à sujet turc, comme on le verra encore. Nous utilisons ici volontairement le terme général du « théâtre » pour souligner que la vogue théâtrale à sujets turcs a dépassé les frontières génériques : il existe des comédies à sujet turc, dont la plus connue est certainement Le Bourgeois gentilhomme de Molière, des tragi-comédies - pensons à Ibrahim ou l’Illustre Bassa de Scudéry - ou bien, ce qui fera l’objet de notre étude, des tragédies qui traitent d’un sujet récent ou contemporain de l’histoire des Ottomans, comme Osman de Tristan l’Hermite ou Bajazet de Racine. Une fois de plus il faut insister sur l’importance des récits de voyage en tant que source d’inspiration pour nos dramaturges. Comme l’a déjà constaté P. Martino, c’étaient les voyageurs qui ont « donné les premières curiosités et les plus anciennes connaissances : le principal de la tradition littéraire sur 32 Voir aussi Longino, M., « Politique et théâtre au XVII e siècle : Les Français en Orient et l’exotisme du Cid », [in] Littérature et exotisme, conférences réunies par D. de Courcelles, Paris, École des chartes, 1997, p. 43. 33 Thévenot, M., Relation d’un voyage fait au Levant dans laquelle il est curieusement traité des États sujets au Grand Seigneur, des mœurs, religions, forces, gouvernements, politiques, langues et coustumes des habitans de ce grand empire, Paris, Louis Bilaine, 1664, p. 43. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 317 09.02.2010 8: 33: 36 Uhr 318 1. L’Orient historique - l’Orient poétique l’Orient leur est dû […] » 34 . Nos recherches ne peuvent que confirmer l’observation de Martino que nous reformulons de la façon suivante : le désir d’exotisme, c’est-à-dire le désir de créer une certaine « couleur locale » fut à l’origine de ce théâtre « oriental ». Il est cependant indispensable de noter que le terme de « couleur locale » en soi est une fabrication du XIX e siècle. Il désigne « une certaine teinte, un aspect général de l’ouvrage qui invite le spectateur à replacer instinctivement les personnages et les événements dans leur milieu : elle permet de recréer le passé en reconstituant le lieu géographique de l’action et, si l’on peut dire, son lieu historique » 35 . Ajoutons à cette définition que la couleur locale dans l’œuvre dramatique peut se présenter sous de formes très diverses et soulignons aussi qu’elle n’est pas toujours le résultat du travail créateur de l’écrivain : le public, lui aussi, y prend part en faisant preuve de sensibilité pendant le processus de réception. Or, ce désir de « créer de la couleur locale » ne pouvait que poser des problèmes théoriques et dramaturgiques. N’est-ce pas un paradoxe en soi de vouloir mettre l’histoire et les mœurs des Turcs sur la scène sans pour autant heurter les conventions classiques ? N’est-ce pas un paradoxe de vouloir créer de la couleur locale tout en cherchant l’universalité de l’énoncé ? Il convient ici de se rappeler le point de vue de Chapelain que l’on a déjà présenté dans le chapitre I.1.1 de notre étude : […] tout écrivain qui invente une fable dont les actions humaines font le sujet, ne doit représenter ses personnages ni les faire agir que conformément aux mœurs et à la créance de son siècle, surtout s’il n’est éclairé que des lumières qu’il tire de son siècle, puisqu’il est constant que nos idées ne vont guère audelà de ce que nous voyons ou de ce que nous entendons. 36 Le théoricien refuse ici toute couleur locale en demandant aux écrivains d’adapter les personnages aux mœurs de leur siècle et de leur pays. Selon Chapelain, mettre les Turcs et leurs mœurs sur la scène française signifierait alors stricto sensu les « habiller à la française », c’est-à-dire les faire parler et agir comme des Français. On voit maintenant en quoi consiste le paradoxe de la tragédie à sujet turc : elle s’inspire des textes dont le principal but étaient la couleur locale et le dépaysement, tout en voulant rester fidèle aux conventions classiques qui tendent vers l’universalité ; elle est une recherche de l’exotisme, sans vouloir pour autant abandonner les mœurs et les traditions des Français. Lisons ce que Racine écrit dans sa première, puis dans sa seconde Préface à Bajazet à propos des mœurs des Turcs : 34 Martino, 1970, p. 74-75. 35 Ibid., p. 201-202. 36 Chapelain, J., La lecture des vieux romans, édition citée, p. 176. Biblio_17_005_437_Postert.indd 318 09.02.2010 8: 33: 36 Uhr 319 La principale chose à quoi je me suis attaché, ç’a été de ne rien changer ni aux mœurs, ni aux coutumes de la nation […] 37 Je me suis attaché à bien exprimer dans ma tragédie ce que nous savons des mœurs et des maximes des Turcs. 38 Racine s’adresse ici essentiellement à ses critiques dont le principal point d’attaque fut la peinture des Turcs. Dans Bajazet, disaient-ils, les Turcs seraient plus français que turcs et leurs mœurs seraient « mal observés », d’après ce que dit Madame de Sévigné, « accusation d’une absolue mauvaise foi 39 » en un temps où l’on devait adapter les mœurs des personnages au goût des spectateurs français, comme on l’a vu. Quoi qu’il en soit, les deux observations de Racine suggèrent qu’il a bien voulu « faire de la couleur locale » dans sa pièce, bien qu’il ne précise pas immédiatement ce qu’il entend vraiment par « exprimer ce que nous savons des mœurs et des maximes des Turcs ». Quand on pense cependant trouver dans sa tragédie de nombreux détails sur les mœurs de ce peuple lointain, on est vite détrompé. Les informations que lui fournissaient entre autres les récits de voyages furent essentiels à la connaissance de l’Orient en général, mais ne jouèrent qu’un rôle accessoire pour la composition de sa pièce. Sa méthode fut autre : en situant l’action dans un seul lieu, à savoir le sérail, auquel il attribue une valeur emblématique, il parvient à créer un maximum de couleur locale : Mais sans parler de tout ce qu’on lit dans les relations des Voyageurs, il me semble qu’il suffit de dire que la Scène est dans le Sérail. En effet, y-a-t-il une cour au monde où la jalousie et l’amour doivent être si bien connues que dans un lieu où tant de rivales sont enfermées ensemble […] 40 Dans la mesure où la seconde préface de Racine à son Bajazet est l’un des rares textes qui nous donnent des indications sur la problématique d’un sujet moderne à cette époque - rappelons la préface de Louis Ferrier à Anne de Bretagne (1678) qu’on a analysée au chapitre I.2.1 -, elle est particulièrement précieuse pour notre étude. Comme le véritable sens des propos raciniens ne se révèle qu’à travers le contexte direct dans lequel ils ont été formulés, nous reproduisons ici le passage-clé de cette fameuse préface en entier et non seulement les phrases centrales, comme l’ont fait la majorité des critiques jusqu’à présent : 37 Première préface à Bajazet. Voir l’édition critique de G. Forestier, Paris, Librairie Générale, 1992, p. 51. 38 Seconde préface à Bajazet. Voir ibid., p. 53. 39 Forestier, G., Jean Racine, Paris, Gallimard, 2006, p. 428. 40 Ibid., p. 53-54. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 319 09.02.2010 8: 33: 37 Uhr 320 1. L’Orient historique - l’Orient poétique Quelques Lecteurs pourront s’étonner qu’on ait osé mettre sur la Scène une Histoire si récente, mais je n’ai rien vu dans les Règles du Poème Dramatique qui dût me détourner de mon entreprise. À la vérité, je ne conseillerais pas à un Auteur de prendre pour sujet d’une Tragédie une Action aussi moderne que celle-ci, si elle s’était passée dans le pays où il veut faire représenter sa Tragédie, ni de mettre des Héros sur le Théâtre qui auraient été connus de la plupart des Spectateurs. Les Personnages Tragiques doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les Personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que l’on a pour les Héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous. Major e longinquo reverentia. L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le Peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C’est ce qui fait, par exemple, que les Personnages Turcs quelque modernes qu’ils soient ont de la dignité sur notre Théâtre. On les regarde de bonne heure comme Anciens. Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les Princes et les autres Personnes qui vivent dans le Sérail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre. 41 D’après ses explications, il est tout à fait légitime de « mettre sur la Scène une Histoire si récente » d’autant plus qu’il prétend n’avoir rien trouvé dans les règles dramatiques qui s’y oppose. Selon lui, il serait cependant trop audacieux d’écrire une tragédie à sujet moderne dont l’action se passe dans le pays où on veut la représenter, puisqu’on ne devrait pas prendre le risque d’offusquer les ancêtres de la dynastie régnante dont les passions et les malheurs seraient présentés dans la tragédie. Il déconseille également de prendre un sujet trop connu du public, puisque - on l’a déjà vu dans le chapitre I.1.1 - un tel sujet prive le dramaturge de sa liberté d’invention. C’est la raison pour laquelle il est essentiel de créer une distance entre les personnages dramatiques et le public que Racine appelle « éloignement ». Il le conçoit dans un premier temps comme un éloignement géographique, donc spatial, dont le but principal serait de « réparer la trop grande proximité des temps » et qui aurait pour effet l’augmentation du respect que le public éprouve vis-à-vis des héros tragiques représentés. Mais dans un second temps, le terme d’éloignement revêt encore une autre signification, à savoir celle de l’éloignement des mœurs, aspect qui n’a pas été suffisamment mis en relief par les critiques jusqu’à présent. Racine explique clairement cet aspect après avoir explicité le sens de l’éloignement dans l’espace : C’est ce qui fait, par exemple, que les Personnages Turcs quelque modernes qu’ils soient ont de la dignité sur notre Théâtre. On les regarde de bonne heure 41 Ibid. Biblio_17_005_437_Postert.indd 320 09.02.2010 8: 33: 37 Uhr 321 comme Anciens. Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes 42 . Nous avons si peu de commerce avec les Princes et les autres Personnes qui vivent dans le Sérail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre. On pourrait croire que cette différence des mœurs va toujours de pair avec l’éloignement dans l’espace et en est alors la conséquence directe, idée qui expliquerait aussi pourquoi ce phénomène en soi n’a pas attiré l’attention des critiques. On a cependant pu montrer lors de l’analyse des tragédies à sujet anglais que ce n’était pas essentiellement l’éloignement dans l’espace qui « réparait » la grande proximité des temps - rappelons qu’il s’agit d’un pays voisin -, mais la différence des mœurs des Anglais, c’est-à-dire le haut degré d’étrangeté que l’on éprouvait en France vis-à-vis de l’Angleterre et de ses habitants. Dans ce cas précis, on voit bien que la différence des mœurs constitue un aspect autonome et n’est guère liée au critère de l’éloignement spatial. Quant à nos « tragédies turques », en revanche, l’éloignement spatial et la différence des mœurs vont de pair, ce qui fait tout l’intérêt de ces pièces, comme on le verra encore. La préface de Racine est singulière dans ce contexte, car les autres dramaturges ayant traité un sujet moderne oriental gardent le silence dans leurs préfaces ou dans leurs épîtres dédicatoires. Mairet dans son Grand et Dernier Solyman ou la Mort de Moustapha (1637/ 38), ne traite pas cette question, mais fait référence à « Quido Baldi » 43 . La tragédie de ce dernier, intitulée Il Solimano (1619), constitue une source importante non seulement pour Mairet, mais aussi pour Vion Dalibray dont la tragi-comédie est également une adaptation de la pièce de Bonarelli. En tête de l’édition de 1632 (édition de Rome) figurent deux lettres en forme de discours (Due lettere Discorsive al S. Antonio Bruni), dans lesquelles Bonarelli traite le problème de la modernité du sujet 44 . Le lien de parenté entre la seconde préface à Bajazet et le texte de Bonarelli est frappant ; on dirait même que Racine s’est inspiré de ce discours pour construire le passage cité ci-dessus : Bonarelli constate, comme Racine ultérieurement, que la tragédie n’est soumise à aucune règle d’Antiquité et qu’il n’avait rien trouvé qui pourrait s’opposer à son choix ; et il explique, comme Racine dans sa préface, avoir opté pour un éloignement spatial (l’action de sa pièce se passe à Alep) pour compenser la modernité des événements représen- 42 C’est nous qui soulignons. 43 Il s’était trompé de nom en mentionnant le frère de Prospero Bonarelli, Guidobaldo, auteur de la Filli di Sciro. 44 Voir Bonarelli, P. , Il Solimano, Tragedia, Con due lettere discorsive al S. Antonio Bruni, Roma, Francesco Corbelletti, 1632. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 321 09.02.2010 8: 33: 37 Uhr 322 1. L’Orient historique - l’Orient poétique tés 45 . Mais Bonarelli ne pense pas seulement aux possibilités de compensation d’un sujet récent, il voit aussi un avantage dans le traitement d’un tel sujet : selon lui, la modernité des personnages représentés peut même jouer au faveur de la pitié tragique 46 . Il s’agit-là d’un aspect nouveau qu’on n’a pu repérer ni dans la préface de Racine, ni dans les préfaces des autres dramaturges français. Le lien entre la préface de Racine et la lettre de Bonarelli n’est certainement pas dû au hasard. Il est fort probable que Racine, fortement attaqué par ses critiques, avait trouvé chez Bonarelli les idées principales pour son argumentation : il connaissait certainement les autres tragédies à sujet turc avant Bajazet et particulièrement Le Grand et Dernier Solyman de Mairet - pièce à succès - où il aurait pu trouver le nom de Bonarelli, et de plus, il savait lire l’italien. Racine ne fut donc pas le premier à avoir déclaré que « l’éloignement dans l’espace répare la trop grande proximité des temps », fait que la majorité des critiques semblent ignorer 47 . Avant d’entrer dans les détails des différentes tragédies orientales, il faut se poser la question de savoir pourquoi les dramaturges ont choisi l’Orient en tant que lieu « tragique ». Nous nous rappelons qu’on avait posé la même question lors de notre analyse des « tragédies anglaises ». Cette question, si banale qu’elle puisse paraître au premier regard, est fondamentale du point de vue dramaturgique, puisqu’elle touche le problème de l’inventio. Il convient ici de revenir une fois de plus à la Poétique d’Aristote, qui nous livre indirectement la réponse à notre question. Citons le passage clef du chapitre 14 où le philosophe parle des sujets les plus tragiques : […] Voyons donc parmi les événements lesquels sont effrayants et lesquels pitoyables. Les actions ainsi qualifiées doivent nécessairement être celles de personnes entre lesquelles existe une relation d’alliance, d’hostilité ou de neutralité. S’il y a hostilité réciproque, ce que l’un fait ou veut faire à l’autre ne suscite aucune pitié, si ce n’est par la violence même ; pas davantage s’il y a neutralité ; mais le surgissement de violences au cœur des alliances - comme un meurtre un autre acte de ce genre accompli ou projeté par le frère contre le frère, par le fils 45 « Quanto alle Storie, posson esser’ anch’elleno, per quel, ch’importa al nostro proposito, di due maniere, ciò è, ò antiche, ò moderne, le quali sotto due altre condizione si devono considerare ; ciò è, ò che siano succedute in paesi lontani, ò in vicini, con la qual distinzione, per quanto a noi tocca, direi che al Poeta è lecito più variar le storie antiche, che le moderne, più le succedute in paesi stranieri, che ne vicini. » Voir ibid. 46 Sur ce point, voir l’introduction de M. Vuillermoz à son édition du Grand et Dernier Solyman de Mairet, [in] Mairet, J., Théâtre complet, I, édition critique sous la direction de G. Forestier, Paris, Champion, 2004, p. 400. 47 Voir ibid. Biblio_17_005_437_Postert.indd 322 09.02.2010 8: 33: 37 Uhr 323 contre le père, par la mère contre le fils ou le fils contre la mère -, voilà ce qu’il faut rechercher. 48 Ce qu’il est important de noter ici, c’est surtout la dernière partie du passage cité où Aristote parle du « surgissement de violences au cœur des alliances ». D’après lui, le sujet le plus tragique est celui où il y a un affrontement entre proches, c’est-à-dire une violence passionnelle au sein d’une même famille qui fait qu’un frère tue son frère ou un père son propre fils. C’est en ce sens-là que les sujets orientaux s’inscrivent parfaitement dans la grande lignée des sujets antiques et mythologiques et c’est en ce sens-là que Racine a pu écrire dans sa seconde Préface à Bajazet que les personnages turcs ont « de la dignité sur [le] Théâtre », peut-être la même dignité que les grands héros antiques ou mythologiques. En 1638, Sarasin avait déjà exprimé l’idée de la « dignité » des sujets turcs dans une lettre adressée à Mairet, à propos de son Grand et Dernier Solyman : J’ai vu le Solyman autant de fois que l’on l’a représenté et autant de fois j’ai loué avec les sages et battu des mains avec le peuple. […] Nous sommes d’accord, Monsieur de Scudéry et moi, que la tragédie que vous en avez faite est digne du théâtre de l’ancienne Rome et de la majesté du Haut-Empire. 49 Encore faut-il noter que les tragédies ne concernent qu’ « un petit nombre de familles » comme dit Aristote et que les poètes, en cherchant de telles histoires pour leurs pièces sont « forcés de retomber sur les maisons auxquelles est échu ce genre de violences » 50 . Il s’agit là d’un fait non négligeable d’autant plus qu’on a pu montrer qu’à part la France dont la conception tragique est autre, comme on l’a vu, seuls l’Angleterre et l’Orient semblaient avoir rempli les critères d’un lieu digne de tragédie. Il est cependant important de noter que le nombre de tragédies à sujet oriental créées par les dramaturges français dépasse encore le nombre de sujets anglais : 8 tragédies à sujet anglais contre 11 tragédies à sujet oriental moderne sans parler des tragédies de Collège 51 , 48 Aristote, La Poétique, édition citée, 53 b 14. 49 Sarasin, J.-F., Œuvres, édition de R.P. Festugière, Paris, Champion, 1926, t.II, p. 475. 50 Voir ibid., 54 a 9. 51 Voici quelques exemples : 1603 : anon., Soliman (Collège des Jésuites de Pont-à- Mousson) ; 1658 : anon., La prise de Rhodes par Soliman (Collège royal de Navarre) ; 1672 : anonyme, Soliman (Collège des Chanoines Réguliers, Nanterre) ; 1686 : anon., Amurat ou le Triomphe de la religion chrétienne (Collège de la Marche) ; 1693 : anonyme, Amurat martyr, petit-fils de Mahomet, Empereur des Turcs (Collège d’Harcourt, Paris). Ces pièces ont été répertoriées par Desgraves, L., Répertoire des programmes des pièces de théâtre jouées dans les collèges en France (1601-1700), Genève, Droz, 1986. Dans la majorité des cas on ne possède pas la pièce intégrale (parfois, il n’existe qu’un argument). La tragédie de Thilloys est l’une des rares pièces qui nous est par- Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 323 09.02.2010 8: 33: 37 Uhr 324 1. L’Orient historique - l’Orient poétique dont la majorité furent composées à partir de la seconde moitié du XVII e siècle, et sans parler des « tragi-comédies orientales » telles que Le Soliman de Dalibray (1637), le célèbre Ibrahim ou l’Illustre Bassa 52 de Georges de Scudéry (1641-42) - pièce composée d’après le roman éponyme (publié en 1641) écrit par Georges et sa sœur Madeleine - ainsi que la Roxelane de Joseph Desmares (1643). N’oublions pas non plus que l’Orient jouait également un rôle dans la comédie, mais contrairement aux tragédies turques dont l’action fut située en Orient, ce fut cette fois l’Orient qui entrait sur la scène française, procédé inverse donc, dans lequel les mœurs des Turcs deviennent mascarades et pur divertissement. Il convient pourtant de noter qu’avant de devenir un « phénomène de société 53 », le « phénomène turc » fut tout d’abord un « phénomène tragique », les récits de voyages et les premières histoires sur l’Orient en témoignent. L’histoire orientale fournissait au dramaturge assez de matériaux conformes à la conception du tragique aristotélicien, comme on l’a vu dans le chapitre 14 de la Poétique. Reste maintenant à savoir si l’on peut discerner une « Maison » orientale éminemment tragique comme c’était le cas des Atrides pour l’Antiquité ou des Tudors pour l’Angleterre moderne. En effet, il en est ainsi. Quand on regarde les différentes tragédies à sujet turc de plus près, on se rend compte que la majorité d’entre elles traitent un événement du règne de Soliman le Magnifique. C’est également la raison pour laquelle on parle souvent du « cycle de Soliman », terme utilisé plus particulièrement par C.D. Rouillard dans son ouvrage sur les Turcs 54 . Si utile que ce terme puisse paraître dans le cadre d’une étude exhaustive sur la littérature française à sujet turc, tel que Rouillard l’avait entreprise jadis, il s’avère rigide et inapproprié dans une étude historique et dramaturgique comme la nôtre qui se fonde sur une analyse horizontale des œuvres dramatiques. Nous rejetterons donc ce terme classificatoire sans pour autant nier la préférence des dramaturges pour cette période précise de l’histoire ottomane. Cette période, on l’a vu, ne marque pas seulement l’apogée de l’Empire, elle marque également le début des relations politiques et économiques entre la France et la Sublime Porte. De plus, on l’a déjà signalé, cette période avec ses nombreux meurtres entre proches offrait aux dramaturges les meilleurs exemples d’une « violence au cœur des alliances ». venue dans son intégralité. C’est la raison pour laquelle elle fait partie de notre corpus. 52 Nous utilisons pour notre étude l’édition critique d’E. Dutertre, Paris, STFM, 1998. 53 Terme emprunté à Requemora, S., « Les ‘turqueries’ : problèmes de définition d’une vogue théâtrale en mode mineur », Littératures classiques, 51, 2004, p. 133. 54 Voir Rouillard, 1941, p. 421. Biblio_17_005_437_Postert.indd 324 09.02.2010 8: 33: 38 Uhr 325 Le phénomène du fratricide semble avoir particulièrement fasciné les dramaturges français. Il est vrai qu’on pense tout d’abord à un thème biblique, mais en regardant l’histoire de l’Empire ottoman de plus près, on en reconnaît la dimension politique. Il n’est donc pas étonnant de retrouver ce phénomène de nombreuses fois dans nos tragédies. Dans Soliman ou l’esclave genereuse de Jacquelin, il devient même le sujet de l’action. Dans un monde où règne littéralement la loi du fratricide, l’histoire, n’est-elle pas déjà tragédie ? Au sens aristotélicien, il en est ainsi et les œuvres dramatiques de notre corpus en témoignent. En droit turco-mongol, le droit de succession des sultans ne se fonde pas sur la loi de la primogéniture, même si l’aîné jouit parfois d’une certaine primauté. Tous les membres de la famille possèdent des droits égaux ce qui provoque nécessairement des luttes acharnées entre les héritiers potentiels. Les sultans ont donc décidé que celui de la famille impériale qui deviendrait sultan aurait le droit de faire périr tous ceux qui pourraient mettre son pouvoir en danger (la mort par strangulation fut la méthode la plus courante) 55 . D’après le décret établi par Mehmet II (1451-1481), cette habitude est devenue une véritable loi : La plupart des légistes ont déclaré comme une chose permise que quiconque de mes illustres fils et petit-fils arrivera au pouvoir suprême fasse immoler ses frères pour assurer le repos du monde ; ils doivent agir en conséquence. 56 C’est ainsi que Murad III, le petit-fils de Soliman envoya à la mort ses cinq frères, et Sélim, fils de Soliman, son frère Bajazet. On voit donc bien que dans l’Empire ottoman, le meurtre entre proches ne fut pas chose rare, mais au contraire s’était littéralement institutionnalisé. Ainsi, le principe aristotélicien de la « violence au cœur des alliances » n’est pas seulement lié à l’histoire ottomane, il lui est inhérent. Gabriel Bounin trouva dans le meurtre de Mustapha (1553), fils de Soliman le Magnifique, un sujet digne de tragédie. Sa Soltane publiée en 1561, ne fut pas seulement la première tragédie à sujet oriental, mais aussi la première tragédie à sujet moderne 57 . Composée dans les tout premiers jours de la tragédie française qui se voulait essentiellement une imitation de la grande tragédie antique, la pièce de Bounin fait preuve d’originalité par son sujet. Seuls huit ans séparent l’événement sanglant de la publication de la tragédie. Bounin trouvait les détails historiques dans un pamphlet imprimé d’abord à Bâle (1555), puis à Paris en traduction française (1556) : il s’agit du Meurtre execra- 55 Sur la loi du fratricide, voir particulièrement Clot, A., Soliman le Magnifique, Paris, Fayard, 1983, p. 393. 56 Voir ibid. 57 Bounin, G., La Soltane, édition critique de M. Heath, University of Exeter, 1977. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 325 09.02.2010 8: 33: 38 Uhr 326 1. L’Orient historique - l’Orient poétique ble et inhumain commis par Soltan Solyman, grand Seigneur des Turcs, en la personne de son fils aisné Soltan Mustaphe de Nicolas de Moffan 58 . Dans la mesure où ce texte constitue la première source d’information sur l’histoire de ce meurtre, elle a été consultée par tous les autres dramaturges qui ont travaillé sur ce sujet, tels que George Thilloys qui créa en 1608 un Solyman 2, Quatorziesme Empereur des Turcs 59 , Vion Dalibray dont le Soliman (tragi-comédie) date de la saison 1636/ 37 (publiée en 1637) ainsi que Jean Mairet, dont Le Grand et Dernier Solyman ou la Mort de Mustapha fut créé par la Troupe royale au Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne en 1637/ 38 (pièce publiée en 1639) 60 . Pendant le règne de Soliman un autre meurtre occupait les esprits : il s’agit de l’exécution d’Ibrahim, favori du Sultan, le 15 mars 1536. Ancien esclave du jeune Soliman, Ibrahim gravissait l’échelle sociale lorsqu’il fut soudainement nommé grand-vizir en 1523. La nomination de ce favori à la plus haute charge de l’État était un fait inouï et suscita de profondes jalousies à l’intérieur du palais de Topkapi. Les historiens ignorent les raisons pour lesquelles les muets lui ont passé le lacet autour du cou. Selon Paolo Giovio, qui fit le premier le récit de la chute soudaine d’Ibrahim, il s’agissait d’une « conspiration de plusieurs seigneurs ». Mais il dit également que « les semences de cette mortelle haine furent gettées par des Dames » 61 . En effet, les historiens d’aujourd’hui mentionnent surtout les intrigues de Roxelane qui haïssait profondément Ibrahim. Celui-ci avait surtout soutenu Mustapha, fils d’une autre favorite du sultan et non Baiezid, fils de Roxelane 62 . La première tragédie qui s’inspirait indirectement de l’histoire d’Ibrahim fut La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman de Pierre Mainfray qui parut en 1618, puis dans une seconde édition en 1621 63 . Il faut pourtant admettre qu’on n’ait pas affaire à une adaptation exacte des faits historiques autour d’Ibrahim (appelé Éraste dans la tragédie). Mainfray tirait son sujet du Printemps de Jacques Yver, un recueil d’histoires à la manière du Décaméron de Boccace, publié en 1572. Sa source principale fut donc une source essentiellement romanesque. 58 Paris, J. Caveiller, 1556. 59 Thilloys, G., Solyman 2, Quatorziesme Empereur des Turcs, Simon de Foigny, 1617. Cette tragédie fut représentée au Collège des Bons Enfants à Reims. 60 Mairet, J., Le Grand et Dernier Solyman ou la Mort de Mustapha, édition citée. La pièce de Dalibray fut représentée par la Troupe du Marais et celle de Mairet par la Troupe Royale. Dans la critique littéraire, on parle souvent de « doublets » (cf. les tragédies sur le Comte d’Essex). Sur ce point, voir l’introduction de M. Vuillermoz à son édition critique du Grand et Dernier Solyman, p. 388-391. 61 Citation d’après Rouillard, 1941, p. 441-442. 62 Voir Clot, 1983, p. 130. 63 Pour notre étude nous utilisons l’édition critique de Ch. Biet (seconde édition de 1621), 2006, p. 660-692. Biblio_17_005_437_Postert.indd 326 09.02.2010 8: 33: 38 Uhr 327 Après Mainfray, il fallut attendre une vingtaine d’années jusqu’à ce que l’histoire d’Ibrahim fût de nouveau mise sur la scène, cette fois cependant dans un cadre historique différent, plus proche de l’histoire de la chute de ce grand favori, et cette fois en forme d’une tragi-comédie : il est question du célèbre Ibrahim, ou l’Illustre Bassa de Georges de Scudéry, qui a beaucoup influencé la production dramatique à sujet oriental comme on le verra encore. Après le succès de cette tragi-comédie, il n’est pas étonnant de voir apparaître en 1642, une nouvelle pièce sur le sujet d’Ibrahim : Perside, ou la suitte d’Ibrahim Bassa 64 . L’auteur de cette tragédie, Nicolas Marc Desfontaines, renoue littéralement avec la tragi-comédie de Scudéry en prétendant dans son titre qu’il s’agirait de la « suitte d’Ibrahim Bassa ». Dans son ensemble, la tragédie peut être considérée comme un mélange des deux pièces antérieures, puisque Desfontaines reprend l’histoire d’amour entre Éraste et Perside comme le faisait Mainfray en y introduisant le conflit psychologique du sultan Soliman, élément essentiel de la pièce de Scudéry. La dernière tragédie sur le sujet d’Ibrahim, Soliman, publiée par La Tuillerie mais souvent attribuée à l’abbé Abeille, date de 1680 (publication en 1681), mais n’apporte rien de nouveau dans l’intrigue principale 65 . Elle reste encore largement tributaire de celle de Scudéry, notamment en ce qui concerne le dénouement heureux, pour lequel La Tuillerie fut attaqué par ses adversaires en dépit du succès que la pièce avait apparemment eu à la Cour. Dans sa préface à Soliman il déclare : […] Il y a eu cependant des Critiques de bonne-foy, qui m’ont fait remarquer des defauts que je n’avois pas connus, & que je tâcheray d’éviter dans mes autres Pieces, si j’en fais encor. Celle-cy n’a pas esté tout-à-fait malheureuse dans ses Représentations. Bien des Gens de la premiere qualité, qui ont le discernement juste, l’ont applaudie ; & ce qui me flate bien d’avantage, c’est qu’elle n’a point déplû à la Cour, où le goust est si fin & si délicat. On m’a reproché avec raison de n’avoir pas fait mourir Ibrahim : cela auroit répandu dans la Piece une terreur qui auroit fait plus d’effet dans l’esprit des spéctateurs, que la clémence de Soliman […] 66 Du point de vue du sujet, l’histoire d’Ibrahim, telle qu’elle se présente à travers nos tragédies, peut être considérée comme une nouvelle adaptation ou une réécriture de l’histoire de Mustapha. Si différents que les deux sujets puissent paraître au premier abord, surtout par ce grand laps de temps qui les sépare - le meurtre de Mustapha eut lieu en 1553 et celui d’Ibrahim en 1536 - ils 64 Desfontaines, N.M., Perside, ou la suitte d’Ibrahim Bassa, Paris, Toussainct Quinet, 1644. 65 La Tuillerie, Soliman, Paris, Jean Ribou, 1681. 66 Préface de La Tuillerie à son Soliman Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 327 09.02.2010 8: 33: 38 Uhr 328 1. L’Orient historique - l’Orient poétique ont des points communs au niveau de la thématique dramatique : dans les deux cas, le complot entre Roxelane et Rustan sert de moteur à l’action dramatique ; dans les deux cas, le héros est accusé de conspiration avec un ennemi de l’Empire ottoman (Mustapha-Perse ; Ibrahim/ Éraste - Rhodes) et dans les deux cas, le héros est un être cher du sultan, fait qui suscite la jalousie des autres membres de la Cour. Parfois, on peut même parler d’une contamination thématique et dramaturgique, et cela dans les deux sens. On se demande par exemple si Mairet dans son Grand et Dernier Solyman ne s’est pas inspiré de La Rhodienne de Mainfray pour créer le couple amoureux Mustaphe-Despine, proche d’un couple de pastorale, qui ressemble fortement à celui d’Éraste et de Perside 67 . En outre, il est assez significatif de voir Rustan dire dans Ibrahim ou l’Illustre Bassa, qu’il avait déjà tramé un complot avec Roxelane contre Mustapha 68 , ce qui est un véritable anachronisme, puisqu’on sait que le meurtre d’Ibrahim est antérieur à celui de Mustapha. Cet anachronisme n’a pas de véritable fonction dans la pièce, puisqu’il ne sert pas à établir l’unité de temps ou d’action, comme c’est souvent le cas dans d’autres tragédies historiques. Ici, Scudéry, consciemment ou non, renoue avec les « tragédies orientales » antérieures 69 qui avaient presque toutes pour sujet le meurtre de Mustapha en 1553, comme on l’a vu. L’ordre chronologique qu’il crée dans sa tragi-comédie ne correspond donc pas à l’Orient historique, mais à 67 L’histoire de Soliman et de Perside a certainement influencé le roman Ibrahim. Les amours contrariés de Justinian (alias Ibrahim) et Isabelle rappelle le couple Éraste- Perside. De plus, la passion de Soliman pour Isabelle fait écho à la passion du sultan pour Perside. Selon E. Sieper, le roman Ibrahim peut être considéré comme une adaptation de l’histoire de Soliman et de Perside, puisque le Printemps d’Yver fut une de ses sources. Voir Sieper, E., « Die Geschichte von Soliman und Perseda in der neueren Litteratur », Zeitschrift für vergleichende Litteraturgeschichte, IX, 1895, p. 54- 55. Dans la mesure où la pièce de Mainfray constitue la première adaptation française de l’histoire de Soliman et de Perside (elle précède la pièce de Scudéry), il est fort probable que l’auteur de l’Ibrahim l’a connue et s’en est peut-être même inspiré. Cependant, dans l’introduction à l’édition critique d’Ibrahim (édition d’E. Dutertre, Paris, STFM, 1998) La Rhodienne de Mainfray n’est mentionnée nulle part. 68 « Que votre Majesté, quelque mal qui la presse, / S’assure en mon courage autant qu’en mon adresse. / La mort de Mustapha peut assez témoigner / Que j’entreprendrai tout pour vous faire régner. » (Acte I,1, v.53-56.) Rustan explicite ici ce qu’il avait déjà suggéré au vers 9-12 : « […] Que vostre Majesté me fasse donc entendre / Quel service important un Bassa vous peut rendre ; / Car, si mes actions sont en son souvenir, / Je crois que le passé répond de l’avenir […] » 69 Scudéry a ici certainement pensé à la pièce de Mairet. E. Dutertre a également suggéré cet aspect dans son édition critique d’Ibrahim (cf. note 26). Biblio_17_005_437_Postert.indd 328 09.02.2010 8: 33: 39 Uhr 329 l’Orient dramatique, tel qu’il se présente à travers les œuvres : selon ce nouvel ordre, l’histoire de Mustapha précède celle d’Ibrahim. Dans le cas de nos tragédies à sujet anglais et plus particulièrement dans les pièces sur Marie Stuart et sur le Comte d’Essex, on avait déjà rencontré le phénomène de la contamination thématique et dramaturgique. Ces interconnexions au sein d’une même catégorie créent un effet d’ensemble, celui d’un corps textuel si l’on veut, qui, en dépit de la variété de ses éléments, transmet un message nettement défini. C’est pourquoi nous préférons le terme du « corps textuel » à celui du « cycle » utilisé par C.D. Rouillard, puisqu’il traduit mieux l’idée d’un ensemble non seulement historique mais aussi thématique et dramaturgique. Dans Soliman, ou l’esclave genereuse publié en 1653 sous le nom inconnu de Jacquelin, il n’est ni question du meurtre de Mustapha, ni de celui d’Ibrahim 70 . On y traite la rivalité des deux frères Sélim et Bajazet, fils du sultan Soliman. Cette pièce fait néanmoins partie de l’ensemble textuel qu’on vient de décrire, ne serait-ce que par l’évocation des mêmes personnages, à savoir celui de Rustan et de Roxelane qui jouent une fois de plus le rôle de comploteurs perfides. L’œuvre du ledit Jacquelin est la dernière à traiter un sujet historique tiré du règne de Soliman. Parmi les sujets orientaux modernes traités, celui de la pièce de Rolland le Vayer de Boutigny remonte jusqu’à l’année 1512. L’action du Grand Selim, ou le couronnement tragique (1644) se passe à la fin du règne de Bajazet II qui est contraint d’abdiquer en faveur de son fils Sélim, lui, vigoureusement soutenu par les janissaires 71 . Même si l’on ne retrouve pas les mêmes personnages dans cette pièce, la structure dramatique ressemble dans ses grandes lignes à celle des autres tragédies publiées à cette époque. Ici, il ne s’agit pas du complot tramé par Roxelane et Rustan - on se trouve dans une autre époque de l’histoire ottomane -, mais d’une conspiration menée également par deux personnages qui sont seulement désignés par leur titre, à savoir « La Sultane » et « L’Aga des Janissaires ». L’élément romanesque si présent dans les pièces de Mainfray, Mairet et Desfontaines, ne joue ici qu’un rôle très accessoire et n’a aucune conséquence directe sur l’action. L’assassinat du sultan Osman II (1618-1622) en 1622 et la réintronisation d’un sultan débile, Mustapha I, qui avait été dépossédé en 1618 après un an de gouvernement seulement, fournit à Tristan l’Hermite le sujet pour sa tra- 70 Jacquelin, Le Soliman, ou l’esclave genereuse, Paris, Charles de Sercy, 1653. 71 Le Vayer de Boutigny, R., Le Grand Selim, ou le couronnement tragique, Paris, Nicolas de Sercy, 1645. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 329 09.02.2010 8: 33: 39 Uhr 330 1. L’Orient historique - l’Orient poétique gédie intitulée Osman, qui date de la saison théâtrale 1646/ 47 72 . Cette pièce, non seulement par son sujet très récent mais aussi par sa structure dramatique, occupe une place à part parmi les autres « tragédies orientales » qu’on vient de mentionner. Il est vrai que le sujet en tant que tel a déjà été traité par un dramaturge belge, Denis Coppée, qui, en 1623, c’est-à-dire un an après l’événement seulement, créa une tragédie intitulée L’Exécrable Assassinat perpétré par les Ianissaires en la personne du Sultan Osman 73 . Mais on doute que Tristan l’ait connue puisque son Osman ne doit rien à la pièce de Coppée. Selon l’auteur belge, il s’agit d’une tragédie « toute tragique » comme il l’explique dans sa dédicace au « tres-dignes et desirez Bourguemaistres de la bonne ville de Huy » : C’êt une tragedie toute tragique : ceux qui la verront auront à remercier Dieu, de ce que la pieté Chrétienne nous éloigne autant de telle cruautez Turquesques, que nôtre foy êt differente de la folle croyance des Alcoranistes […] L’on ne verra en céte piece (outre la cruelle mort d’Osman, Empereur de Constantinople,) qu’assassinats et corps emmoncelez les uns sur les autres. Si céte cruauté se fût pratiquée à l’endroit de quelques Chrêtiens, je n’aurois eu le courage d’y embesoigner ma plume […]. 74 Selon Coppée le tragique d’une tragédie turque réside dans la cruauté et dans l’horreur du spectacle mis sur la scène. Il souligne aussi que si cet événement cruel ne s’était pas passé hors du monde chrétien, il n’aurait pas eu le courage d’en faire une tragédie. Selon lui, une certaine distance par rapport au sujet traité est nécessaire, particulièrement quand il s’agit d’une tragédie d’actualité 75 . 72 Tristan l’Hermite, Osman, Paris, G. de Luynes, 1656. Nous utilisons l’édition critique des Œuvres complètes de Tristan l’Hermite, tome IV, volume publié sous la direction de R. Guichemerre, Paris, Champion, 2001. 73 Coppée, D., L’Exécrable Assassinat perpetré par les Ianissaires en la personne du Sultan Osman Empereur de Constantinople. Avec la Mort de ses plus favorits, Rouen, Raphaël du Petit-Val, 1623. Cette tragédie est introuvable en France. Un exemplaire se trouve à la Bibliothèque Royale de Bruxelles et un autre à la Bibliothèque universitaire de Bonn. 74 Ibid., Dédicace. 75 Parmi les dramaturges qui ont composé des tragédies à sujet turc, Coppée occupe une place à part, puisqu’il saisit l’événement politique dans son actualité pour le transférer ensuite en littérature. C’est la raison pour laquelle sa pièce s’apparente aux tragédies nationales d’actualité que l’on a analysées au chapitre II de notre étude. Sa tragédie intitulée Marcus Curtius qui s’inspire de l’Antiquité romaine (la pièce paraît en 1624 chez le même éditeur que L’Assasinat du Sultan Osman) a également un rapport direct avec l’actualité : Coppée se sert de l’homonymie du héros antique et d’une personnalité liégeoise, Pierre Curtius, pour rendre hommage à ce Biblio_17_005_437_Postert.indd 330 09.02.2010 8: 33: 39 Uhr 331 Une vingtaine d’années après la tragédie de Tristan, dans les tous premiers jours de l’année 1672, Racine créa son Bajazet sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne 76 . Comme Tristan, qui avait déjà opté pour un sujet très récent de l’histoire ottomane, Racine, lui aussi, choisit un sujet très moderne, si moderne qu’il ne figurait pas encore « dans aucune Histoire imprimée », comme l’auteur l’explique tout au début de sa première préface. De peur que l’action de sa pièce - à cause de son sujet récent - ne puisse pas être prise pour véritable, Racine prit soin de citer ses sources historiques : […] C’est une aventure arrivée dans le Sérail, il n’y a pas plus de trente ans. M. le Comte de Cézy était alors Ambassadeur à Constantinople. Il fut instruit de toutes les particularités de la mort de Bajazet ; et il y a quantité de Personnes à la Cour qui se souviennent de les lui avoir entendu conter lorsqu’il fut de retour en France. M. le Chevalier de Nantouillet est du nombre de ces personnes. Et c’est à lui que je suis redevable de cette histoire, et même du dessein que j’ai pris d’en faire une Tragédie […] 77 Contrairement aux autres sujets orientaux dramatisés jusqu’à ce moment-là, celui de Bajazet qui traite un épisode du règne de Murad IV (1623-1640) fut donc très peu connu du public, ce qui permettait à Racine de changer plus facilement « quelques circonstances » pour construire son intrigue dramatique. Avec cette pièce, la tragédie à sujet turc atteint son paroxysme : contrairement à ce que lui avaient reproché ses adversaires, Racine réussit à composer une pièce qui place le spectateur dans l’ambiance étouffante et tragique du sérail à Constantinople sans pour autant choquer le goût des spectateurs français habitués aux tragédies à sujet antique ou mythologique, car - du point de vue de son esthétique tragique - « la tragédie turque de Bajazet peut […] être considérée comme l’une des plus raciniennes des tragédies de Racine » comme le constate G. Forestier dans la Biographie sur Jean Racine 78 . Après avoir regroupé les tragédies selon la thématique du sujet traité, il est maintenant indispensable de jeter un regard sur les temps forts de la tragédie moderne à sujet turc. Ce fut certainement le mérite de l’auteur de la Sophonisbe d’avoir définitivement ouvert la voie à ce genre de sujets bien que Boumagistrat qui fut protecteur des lettres et poète. Comme l’explique L. Dupont dans son article « Denis Coppée, tradition religieuse, actualité politique et exotisme dans le théâtre à Liège au temps du baroque », Revue Belge de Philologie et d’Histoire, 55, n°3, 1977, p. 813-814, « c’est le patriotisme de l’homme d’État liégeoise » qui est exalté « à travers la magnanimité d’un héros antique ». 76 On n’a pas de témoignage sur la date exacte de la première représentation, mais on peut conjecturer que la pièce fut créée le 5 janvier 1672. Voir l’édition critique citée de G. Forestier, p. 116. 77 Première préface de Racine à Bajazet, édition citée. 78 Forestier, 2006, p. 425. Regards sur un monde lointain Biblio_17_005_437_Postert.indd 331 09.02.2010 8: 33: 39 Uhr 332 1. L’Orient historique - l’Orient poétique nin, Thilloys et Mainfray les aient déjà portés sur la scène française. Mais ces pièces doivent être encore regardées comme des cas singuliers par rapport à la vague de tragédies qui allait se déclencher après l’apparition d’Ibrahim de Scudéry en 1641/ 42. La majorité des tragédies turques virent donc le jour entre 1641 et 1646/ 47, date de la création d’Osman de Tristan. Ensuite, après la rupture pendant la Fronde, ce fut Racine qui relança à son tour la « tradition turque ». Son Bajazet parut après la visite prestigieuse de l’ambassadeur de la Sublime Porte à la Cour de France en 1670, visite soigneusement rapportée par le Mercure françois. 1.2 La mise en scène de l’altérité 1.2.1 « Dépayser sans choquer » - à la recherche d’un exotisme modéré […] entre toutes les regles qu’il faut observer en la composition de ces Ouvrages ; celle de la vray-semblance est sans doute la plus necessaire.[…] j’ay donc essayé de ne m’en esloigner jamais : j’ay observé pour cela les mœurs, les coûtumes, les loix, les religions, & les inclinations des peuples : & pour donner plus de vray-semblance aux choses, j’ay voulu que les fondemens de mon Ouvrage fussent historiques, mes principaux personnages marquez dans l’Histoire veritable, comme personnes illustres, & les guerres effectives. 79 Telle est la position défendue par Georges de Scudéry dans sa préface à Ibrahim (1641), roman que l’on attribue en général à sa sœur Madeleine. Il donne ici beaucoup d’importance à l’observation des « mœurs », des « coûtumes », des « loix » et des « religions », objectif qu’il poursuivait également dans la composition de sa tragi-comédie éponyme qui parut peu de temps après le roman de Madeleine. L’évocation du terme des mœurs, qui, au XVII e siècle doit être compris dans le sens latin mores est essentielle dans ce contexte, puisqu’il traduit le désir de représenter une Nation dans son altérité 80 . Or cette représentation de l’altérité ne devait pas trop choquer le goût des spectateurs français, comme on l’a déjà signalé. Il s’agissait de trouver des moyens 79 Préface de Georges de Scudéry à Ibrahim, édition de R. Galli Pellegrini/ A. Arrigoni, Paris, Presses de l’Université de la Sorbonne, 2003, 2 vol., p. 70. 80 La définition du terme des « mœurs » proposée par le Dictionnaire de l’Académie (1694) met également l’accent sur la différence des mœurs, donc sur l’altérité : « […] Il se prend aussi pour la maniere de vivre et pour les inclinations, les coustumes et les loix differentes de chaque Nation. Les mœurs d’une Nation, d’un peuple, d’un pays. Chaque Nation a ses mœurs. Ces peuples là ont des mœurs bien differentes des nostres […] » Biblio_17_005_437_Postert.indd 332 09.02.2010 8: 33: 40 Uhr 333 qui permettaient de présenter le particulier tout en gardant l’universalité de l’énoncé, paradoxe classique par excellence. La « tragédie orientale » avec son sujet « exotique » fournit certainement le meilleur exemple de ce paradoxe, car comment produire l’effet d’un dépaysement sans trop heurter les attentes d’un public français habitué aux tragédies à sujet antique ou mythologique, mais tout de même avide de nouveautés turques ? Nos écrivains ont tous été confrontés à ce problème, mais ils l’ont résolu en intégrant ce paradoxe dans leurs œuvres : « dépayser sans choquer » devient ainsi le concept esthétique de la tragédie à sujet turc. Reste maintenant à s’interroger sur les différents moyens auxquels les auteurs avaient recours pour en tenir compte. Afin de pouvoir déterminer ce « tragique proprement turc », cette « couleur locale » qui crée le dépaysement, nous distinguons les thèmes et motifs courant de la tragédie classique des éléments purement orientaux. Une telle distinction du texte dramatique nous permet de voir, à quel moment la tragédie est vraiment « turque », à quel moment « universelle », à quel moment elle oscille entre les deux, et à quel moment « universalité » et « exotisme » sont en parfaite symbiose. La préface de Scudéry illustre bien cet oscillement entre le caractère turc et le caractère classique de l’œuvre. Il parle d’abord de la manière selon laquelle un Turc doit s’adresser à un sultan : […] mais pendant que je parle de la bien-séance, il est à propos de vous dire […] que si vous voyez par tout mon Ouvrage, quand on parle à Soliman, ta Hautesse, ta Majesté ; et qu’enfin on les traite de Toy & non pas de Vous, c’est pour en avoir davantage : & pour marquer la coûtume de ces peuples, qui parlent ainsi à leurs Souverains. 81 L’aspect du tutoiement qu’il évoque ici dans le contexte du roman Ibrahim est un aspect qu’on retrouve également dans nos tragédies turques. Scudéry s’en sert pour « marquer la coûtume de ces peuples », c’est-à-dire pour plonger le lecteur dans l’ambiance de la Cour orientale. Là où on s’adresse au sultan de cette façon, l’œuvre possède un caractère turc. Prenons maintenant un autre exemple où Scudéry a volontairement renoncé à une marque de « couleur locale » : […] Or de peur que quelqu’un ne m’accuse encore d’avoir nommé mal à propos, la maison d’Ibrahim PALAIS, puis que toutes celles des personnes de qualité s’appellent SERRAILS à Constantinople : Je vous conjure de vous souvenir, que je l’ay fait par le conseil de deux ou trois excellentes personnes, qui ont trouvé aussi bien que moy, que ce nom de Serrail laisseroit une idée qui n’estoit pas belle, et qu’il estoit bon de ne s’en servir qu’en parlant du Grand Seigneur, & mesme moins qu’on pourroit […] 82 81 Préface de Scudéry au roman Ibrahim, édition citée, p. 84. 82 Ibid., p. 85-86. La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 333 09.02.2010 8: 33: 40 Uhr 334 1. L’Orient historique - l’Orient poétique L’auteur a donc pris soin de remplacer le mot turc de « Serrail » par le mot beaucoup plus neutre et beaucoup plus français de « Palais », mot qu’on trouve dans toutes les tragédies de l’époque, indépendamment de leur sujet. Dans nos tragédies turques, l’utilisation du terme de « Serrail » est très pointue. Il n’est souvent évoqué qu’à des endroits précis, et dans ce cas-là, pour souligner le côté négatif de ce lieu clos et parfois mystérieux, comme on le verra encore. Mais là où l’on rencontre le terme de « palais » dans la tragédie, on a tendance à oublier qu’on se trouve à Constantinople. Lisons en dernier lieu ce que Scudéry écrit à propos des « mots Turquesques » qu’il a introduits dans son œuvre, observation intéressante dans la mesure où on retrouve tout un vocabulaire oriental dans nos tragédies : […] Que si vous voyez quelques mots Turquesques, comme ALLASTAMBOL [Istanbul], L’EGIRE, & quelques autres, je l’ay fait de dessein, Lecteur ; & je les ay mis comme des marques historiques qui doivent plûtost passer pour des embellissemens que pour des deffaux. 83 Le vocabulaire turc lui sert donc de « marques historiques », usage que l’on peut également observer dans nos pièces turques : quand ces marques font défaut, la tragédie s’apparente immédiatement à une tragédie classique, car les thèmes traités ne sont parfois pas spécialement turcs. Jetons maintenant un regard synoptique sur nos tragédies en commençant par l’onomastique et la toponymie historique, premiers indices du degré de la couleur locale recherchée par nos dramaturges. Comme dans les tragédies à sujet anglais, les personnages turcs, eux aussi, peuvent être répartis en trois groupes distincts : les « historiques », les « pseudo-historiques » et les personnages qui portent un nom générique. Même si ce système correspond dans ses grands traits à celui des « anglaises », on peut observer quelques variantes à l’intérieur d’un même groupe. La catégorie des personnages « historiques » recoupe exactement celle des tragédies « anglaises », puisqu’elle réunit également les personnages principaux des différentes pièces, tels que Soliman, Roxelane, Rustan, Osman et Bajazet. À part le fait que Roxelane soit appelée « Rose » dans La Soltane de Bounin, les noms ne varient pas d’une tragédie à l’autre. Les dramaturges gardent les principaux personnages historiques comme garants du « croyable ». En désignant Soliman par le titre « Empereur des Turcs » (Mainfray, La Tuillerie), « Second Empereur des Turcs » (Desfontaines) ou tout simplement « Empereur Turc » (Le Vayer de Boutigny), les dramaturges respectent les « mœurs » de cette Nation étrangère. Seul Mairet désigne Soliman par le titre « Roi de Thrace ou de Turquie », ce qui constitue stricto sensu une infraction à 83 Ibid., p. 85. Biblio_17_005_437_Postert.indd 334 09.02.2010 8: 33: 40 Uhr 335 la vérité historique et à la couleur locale, puisqu’historiquement, un empereur turc ne devrait pas être regardé comme un « roi ». On ne peut pas dire avec certitude s’il s’agit ici d’une entorse volontaire de la part de Mairet, soucieux de composer une tragédie régulière, comme il le souligne lui-même au début de sa pièce (« La pièce est dans toutes les règles de la Tragédie »). L’erreur commise par Mairet est cependant minime en comparaison avec celle commise par Desmares dans sa Roxelane, tragi-comédie, quand la sultane dit à la scène 2 de l’Acte III : Pour vivre en femme libre et qui dépend de soy, Il faut quitter le Louvre et s’éloigner du roy. 84 Cette réplique est emblématique dans la mesure où elle illustre parfaitement le paradoxe d’une pièce de théâtre « oriental » qui oscille à tous moments entre la représentation de l’altérité et l’exigence de l’universalité défendue par l’esthétique classique. Le sérail est ici inconsciemment devenu synonyme du Louvre. D’un moment à l’autre ce symbole particulièrement oriental perd toute sa valeur « exotique » pour devenir un lieu proprement français, tel qu’il s’est présente dans nos tragédies nationales d’actualité, où il servait de « marque historique » renvoyant à la Nation France 85 . Au groupe des « historiques » s’ajoute le groupe des personnages « pseudohistoriques », qui est encore plus intéressant dans le cas de nos tragédies turques, puisqu’au phénomène de l’emprunt historique des noms s’ajoute le phénomène de ce que nous appelons la contamination onomastique. Il s’agit là des personnages qui, en portant le même nom, semblent revenir d’une pièce à l’autre, ce qui est cependant impossible du point de vue de la chronologie des événements historiques décrits dans les différentes tragédies. L’exemple d’Achmat de Desfontaines, d’Achomat de La Tuillerie, d’Achomat de Jacquelin et d’Acomat de Racine illustre ce phénomène. D’après la liste des acteurs donnée par Desfontaines et La Tuillerie, le personnage d’Achmat ou d’Achomat est un « Bassa de la mer » et dans les pièces de Jacquelin et de Racine, il est « Grand Vizir ». En dépit de cette différence, tous ces « Achmats » ou « Acomats » jouent un rôle plus ou moins semblable du point de vue dramaturgique : même si leur caractère varie légèrement d’une pièce à l’autre, on a souvent affaire à des comploteurs, non seulement des comploteurs pour la raison d’État, mais aussi des comploteurs qui cherchent à satisfaire leur passion amoureuse. Dans la tragédie de Desfontaines par exemple, Achmat est 84 Desmares, J., Roxelane, Paris, Anthoine de Sommaville et Augustin Courbé, 1643. 85 Même si d’après Furetière le terme de « Louvre » peut désigner par extension le palais royal en général, il ne figure pas dans les autres tragédies « orientales ». Les dramaturges optaient en général pour le terme de « sérail » ou de « palais ». La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 335 09.02.2010 8: 33: 40 Uhr 336 1. L’Orient historique - l’Orient poétique guidé par sa passion amoureuse pour Herminie, ce qui lui fait tramer le complot contre Éraste ; et dans Soliman de La Tuillerie, c’est Achomat qui fomente un « contre-complot » contre celui de Roxelane et de Rustan. Dans toutes ces pièces, le statut dramaturgique du personnage « d’Achmat / Acomat » est le même : il n’est ni personnage principal, ni personnage secondaire, mais il est essentiel pour la progression de l’action dramatique. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de voir que ce personnage n’est historique qu’en apparence : Scudéry l’a emprunté du roman Ibrahim pour l’introduire ensuite dans sa tragi-comédie éponyme ; et Desfontaines, qui s’est inspiré de la pièce de Scudéry, s’en est servi pour sa Perside. Il faut cependant admettre que, du point de vue de son caractère, le personnage de Pirrus dans Perside de Desfontaines ressemble plus à celui d’Achmat de Scudéry que le personnage d’Achmat lui-même 86 . On voit bien que l’histoire de l’Empire ottoman, dans lequel se répètent les noms d’une génération à l’autre (Achmat, Bajazet, Mehmed, Sélim, Mustapha etc.), offre à nos dramaturges de nombreuses possibilités d’attribuer un nom historique à un personnage inventé, sans que le spectateur ne s’en aperçoive 87 . À partir de là il n’y a qu’un pas à cette contamination onomastique, qui s’avère parfois - on l’a vu - une contamination dramaturgique d’une tragédie à l’autre. Dans l’ensemble, de telles contaminations renforcent l’idée que les tragédies « orientales » forment un ensemble cohérent, un corps textuel bien distinct. Jetons encore un regard sur la fonction des noms génériques dans les tragédies turques. Comme dans les pièces à sujet anglais, les personnages qui ne sont désignés que par leur titre, jouent en général un rôle accessoire dans la tragédie, voire ne disent rien, comme c’est le cas des Muets qui n’apparaissent que pour exécuter l’ordre du sultan : dans la majorité des cas, ce sont eux qui étranglent le personnage tombé en disgrâce. Dans la mesure où ils apparaissent toujours lorsque quelqu’un est condamné à mort, ils deviennent un élément constitutif de la tragédie à sujet turc. Personnages sans visages et sans paroles, ils contribuent à créer une ambiance étouffante et terrifiante ; ils sont porteurs de sens. 86 Sur ce point voir Sieper, E., «Die Geschichte von Soliman und Perseda in der neueren Litteratur», Zeitschrift für vergleichende Litteraturwissenschaft, IX, 1895, p. 50-51. 87 On rencontre le même phénomène dans le cas de Mustapha. Dans les tragédies de Bounin, Thilloys et Mairet, Mustapha est le fils de Soliman. Dans la pièce de Jacquelin, cependant, Aspasie se croit l’épouse du fils de Soliman, mais Mustapha n’est qu’un imposteur. Dans la tragédie de Mainfray, Mustapha n’est qu’un page du sultan. Contrairement aux différents Achmats/ Acomats, on a seulement affaire à une contamination onomastique, mais non à une contamination dramaturgique, puisque les différents Mustaphas n’ont pas la même fonction dans les pièces. Biblio_17_005_437_Postert.indd 336 09.02.2010 8: 33: 41 Uhr 337 En effet, les personnages accessoires jouent un rôle plus important dans la tragédie turque que dans toute autre tragédie classique de l’époque, puisque leurs titres suffisent à faire naître un sentiment d’étrangeté, voire d’exotisme. Les Muets, les Eunuques, les Janissaires et les Capigis font partie intégrante de ce type de pièces et forment ainsi un décor éminemment oriental. À part cet usage ornemental des noms génériques, il convient de citer encore deux exemples où le nom générique n’est pas attribué à un personnage accessoire mais à un personnage central : il est question du personnage de la Sultane dans Le Grand Selim ou le couronnement tragique de Rolland le Vayer de Boutigny et de la fille du Mufti dans Osman de Tristan l’Hermite. Contrairement à ce qu’on a vu lors de l’analyse des personnages pseudo-historiques, les dramaturges ne cherchaient pas à dissimuler l’invention d’un personnage à l’aide d’un nom emprunté à l’histoire ottomane, mais à l’aide d’un nom générique, donc entièrement neutre, qui ne renvoie à aucun personnage historique réellement existant. En introduisant dans sa pièce ladite Sultane - personnage qui ne figure pas dans les sources utilisées par l’auteur - Le Vayer de Boutigny crée un conflit tragique semblable à celui du Cid : la Sultane est censée aimer celui (Baiazet) qui a tué son père (Achomat). Son dilemme nous est présenté à travers son monologue à la première scène du premier acte : As-tu donc resolu, pour croistre ma misere, Que je survive encore à la mort de mon pere, Contrainte de baiser la main de son bourreau, Et de benir le coup qui le mit au tombeau ? 88 Le double rôle de ce personnage féminin qui ressort de l’imagination du poète, n’est donc pas ancré dans l’histoire ottomane. L’auteur ne pouvait pas courir le risque d’utiliser un nom historique pour un personnage central inventé, car un tel procédé aurait constitué une entorse affichée à la vérité historique. Il en est également ainsi pour la fille du Mufti dans Osman, bien que ce cas soit moins pertinent que le précédent (ce personnage n’est pas entièrement inventé). Ce procédé s’oppose à l’usage ornemental des noms génériques et montre à nouveau à quel point la tragédie à sujet turc oscille entre dépaysement et universalité classique. À l’usage ornemental des noms génériques s’ajoute tout un vocabulaire turc - on l’a déjà signalé - qui sert à placer le lecteur/ spectateur dans une ambiance orientale 89 . Il faut cependant admettre que les termes turcs utilisés 88 Le Vayer de Boutigny, R., Le Grand Selim, ou le couronnement tragique, édition citée (I,1). 89 Sur le vocabulaire suggérant l’Orient et l’Islam dans Bajazet, voir Blanc, A., « Vision de l’Orient chez Racine et ses illustrateurs », [in] Jean Racine et l’Orient. Actes d’un La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 337 09.02.2010 8: 33: 41 Uhr 338 1. L’Orient historique - l’Orient poétique par nos dramaturges ne varient guère d’une tragédie à l’autre. On a affaire à un vocabulaire très restreint, voire codifié, qui peut être considéré comme un élément constitutif de la tragédie à sujet turc. C’est ainsi que l’on voit apparaître des mots comme « bacha » / « bassa » 90 , « cimeterre » 91 , « Mahomet », « mufti » 92 , « musulman », « ottoman », « La Porte » 93 , «Sérail » 94 , « sophi » 95 et « turban » qui se mélangent parfois avec les lieux communs de la tragédie classique à sujet antique ou mythologique. La toponymie historique, contribue, elle aussi, à donner aux tragédies un décor oriental. Comme on l’a déjà vu dans le cas de nos tragédies nationales d’actualité et dans nos tragédies « anglaises », les termes évoqués sont des « marques historiques » que les dramaturges ont distillés ça et là pour rappeler au lecteur qu’il s’agit d’une tragédie « orientale ». Dans l’ensemble, on peut constater que ce sont essentiellement les grands événements historiques, les grandes batailles ou les principaux ennemis qui sont évoqués : il est par exemple question de « Rhodes », des « Perses », de « Belgrade », de la « Turquie », de « Gaselle », d’ « Alep » etc. Encore assez nombreuses au début du siècle (pensons à la tragédie de Thilloys et de Mainfray) - signe d’une orientation politique de la tragédie à sujet moderne en général -, ces indications toponymiques diminuent vers le milieu du siècle et disparaissent presqu’entièrement à la fin au profit de marques plus subtiles, d’une valeur emblématique et psychologique. Tout bien considéré, l’usage ornemental des noms génériques, le vocabulaire turc et la toponymie historique constituent des aspects externes d’une couleur locale turque qui doit être comprise dans le sens d’un décor oriental fourni par le texte dramatique lui-même. Avec un tel décor textuel, la question de la représentation s’impose. On a déjà parlé du caractère spectaculaire de l’Orient tel qu’il s’est présenté à travers les différents récits de voyage et l’on a pu observer que les voyageurs étaient particulièrement fascinés par les habitudes vestimentaires des Orientaux. Reste maintenant à savoir si le théâtre, lui-aussi, cherchait ce « spectacle oriental » dans les tragédies turques. Que colloque international tenu à l’Université de Haïfa (14-16 avril 1999), édités par I. Martin et R. Elbaz, Tübingen, Narr, 2003. 90 « Bassa » désigne en général le gouverneur d’une province. 91 Large sabre recourbé que portaient les Orientaux. 92 Interprète autorisé de la loi musulmane 93 Cour du Sultan à Constantinople 94 Il est important de préciser ici qu’il s’agit du palais dans son ensemble où siègent les services du Sultan et non du harem, partie du palais où se trouvent les femmes. Ce n’est qu’à partir du XVIII e siècle que le terme « sérail » désigne essentiellement le harem. 95 Souverain des Perses Biblio_17_005_437_Postert.indd 338 09.02.2010 8: 33: 41 Uhr 339 savons-nous des costumes des acteurs et quelles indications possédons-nous sur le décor scénique de ce type de pièces ? Par manque de documents précis sur la scénographie, il est difficile de se faire une idée concrète du décor dans lesquelles elles ont été jouées à l’époque. Le Mémoire de Mahelot ne nous fournit que deux indications scéniques qui se rapportent aux deux dernières pièces de notre corpus, à savoir Bajazet de Racine et Soliman de La Tuillerie : Le theatre est un sallon a La turque 2 poignard (Bajazet) Theatre Est un palais à volonté (Soliman) 96 Bien que les deux tragédies datent du dernier tiers du XVII e siècle, on peut constater un décalage au niveau de la scénographie. En 1672, on a affaire à un véritable décor turc tandis qu’en 1680 on se contente du décor habituel d’une tragédie classique qu’est le fameux « palais à volonté ». Même si l’on ne peut pas savoir dans quel décor les autres tragédies « orientales » furent représentées, on peut tout de même voir que « le sallon a La turque » n’était pas un décor de convention pour la tragédie turque. Une fois de plus, on peut constater que ce type de tragédie oscille entre deux esthétiques : tantôt elle cherche le dépaysement et l’exotisme, tantôt elle reste fidèle au modèle conventionnel de la tragédie classique. Les témoignages de l’époque fournissant des indications sur les costumes des acteurs sont aussi rares que ceux contenant des informations scénographiques. Le frontispice gravé de la tragi-comédie Ibrahim de Georges de Scudéry nous donne une première impression de la pompe et de la magnificence des costumes d’une pièce orientale jouée dans la première moitié du siècle. Les personnages y sont représentés avec des habits précieux, garnis de broderies et de bordures différentes ; ils portent tous un turban - parfois avec, parfois sans plumes - décoré avec des chaînes ( certainement en or) et des pierres précieuses. Dans l’une de ses Lettres en vers à Monsieur (lettre du 30 janvier 1672), le gazetier Charles Robinet parle de la représentation de Bajazet. Après avoir fait le résumé de la pièce il écrit le passage suivant : […] D’où la suite ou l’argument De ce poëme vehement ; Où les acteurs et les actrices Comme enchanteurs, comme enchantrices Font voir, sans doute, et font oüir 96 Le Mémoire de Mahelot, édition citée, p. 329 et 336. La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 339 09.02.2010 8: 33: 41 Uhr 340 1. L’Orient historique - l’Orient poétique Tout ce qui fait s’epanoüir D’ayse, les yeux, et les oreilles, Et c’est-à-dire des merveilles Incomparables, tout de bon, Et n’en faut point dire, crois m’en. Sans, avecque de grands adverbes, Décrire les habits superbes Dont chacun d’eux est affublé, Dennebaut, & la Champmeslé Entrent dedans leur caractere D’une force, d’une maniere, A toucher les cœurs les plus durs, Faisans du plus turc, que les Turcs […] 97 Robinet souligne ici le caractère spectaculaire de l’action (« […] Tout ce qui fait s’epanoüir/ D’ayse, les yeux, et les oreilles […]) et mentionne les « habits superbes » des acteurs dans Bajazet. Les costumes turcs dans lesquels les deux actrices principales, la Dennebaut et la Champmeslé faisaient leur entrée sur scène ont certainement contribué à leur donner une vraie allure turque, « plus tur[que] que les Turcs », d’après ce qu’en dit Robinet. Afin de se faire une idée de ce que le gazetier entend plus précisément par des « habits superbes », on est obligé de s’appuyer sur des sources indirectes, mais qui datent de la même époque que Bajazet de Racine, à savoir l’inventaire des habits de théâtre de Rosimond qui fournit des indications sur les costumes turcs du Bourgeois gentilhomme (1670) de Molière 98 . Il y est question d’ « une veste à la turque », d’ « un turban », d’ « un sabre » et de « chausses de brocard musqué garnis de rubans verts et aurore et deux points de Sedan ». Dans l’inventaire de l’acteur François Le Noir, sieur de la Thorillière, on trouve « un habit à la turque », le même type d’indication que dans l’inventaire de Rosimond, qui semble renvoyer à un costume-type d’un acteur français dans le rôle d’un Turc. Voici la description du notaire de cet « habit à la turque » : […] une veste brodée, moitié or et moitié argent fin et faux, laquelle veste est d’un petit brocard or et noir (sic) le déliment d’un brocard couleur de feu et 97 Le théâtre et l’opéra vus par les gazetiers Robinet et Laurent (1670-1678), Textes établis, présentés et annotés par W. Brooks, Paris/ Seattle/ Tübingen, Papers on French Seventeenth -century Literature, 1993, p. 110-111. 98 Voir Verdier, A., Histoire et Poétique de l’habit de théâtre en France au XVII e siècle (1606- 1680), Préface de Ch. Biet, Vijon, Lampsaque, 2006, p. 169. Sur les costumes de Molière voir Dock, S.V., Costume & fashion in the plays of Jean-Baptiste Poquelin Molière. A seventeenth-century perspective, Genève, Slatkine, 1992. Biblio_17_005_437_Postert.indd 340 09.02.2010 8: 33: 41 Uhr 341 noire garni d’une bordure d’argent fausse et d’une broderie d’or et d’argent fine, une marto fausse et un turban de gaze blanche, le tout prisé ensemble cent livres. 99 Dans la fabrication des costumes, on cherchait donc une plus grande authenticité historique, tenant compte des mœurs de cette Nation lointaine 100 . À la recherche d’un tel exotisme, le turban fait de « gaze blanche » constitue un accessoire important puisqu’il est le signe conventionnel d’un Oriental. Il figurait déjà dans les récits de voyage et faisait ensuite partie du vocabulaire codifié de nos tragédies, comme on l’a vu antérieurement. À la recherche de cette couleur locale, Louis XIV chargea le chevalier d’Arvieux - qui avait fait un long séjour en Orient - de travailler avec Molière et Jean Baraillon (tailleur) à la fabrication des costumes pour Le Bourgeois gentilhomme et plus particulièrement à la fabrication des turbans 101 . Dans ses Mémoires, il écrit : Je fus chargé de tout ce qui regardoit les habillemens et les manieres des Turcs. La piece achevée, on la présenta au Roi qui l’agréa, & je demeurai huit jours chez Baraillon maître Tailleur pour faire les habits & les turbans à la Turque. 102 99 Citation d’après Verdier, 2006, p. 178. 100 Dans la tragédie Osman de Tristan l’Hermite, la fille du Mufti décrit l’entrée d’Osman (III,2) en soulignant particulièrement la magnificence de ses habits : « Étant seul à cheval, sa personne admirable/ Aux yeux de tout le monde était plus vénérable. / Pour donner l’épouvante a ce grand armement, / Quarante capigis le suivaient seulement, / Et six pages d’honneur dont l’un portait sa trousse, / Et les autres tenaient les cordons de sa housse./ Dessus ses brodequins et sur sa veste encore, / Éclataient des rubis, des perles et de l’or. / Et dessus le fourreau d’un riche cimeterre,/ Qu’on redoute aux combats à l’égal du tonnerre, / Et qui fait resplendir de mortelles clartés, / De larges diAmants brillaient de tous côtés. » Tristan s’est ici certainement appuyé sur les récits des voyageurs, qui eux aussi décrivaient minutieusement les vêtements luxueux portés par les sultans. Voir également le chapitre IV.3 de notre étude. 101 « Le Roi ayant voulu faire un voyage à Chambort pour y prendre le divertissement de la chasse, voulut donner à sa Cour celui d’un ballet ; & comme l’idée des Turcs qu’on venoit de voir à Paris étoit encore toute recente, il crût qu’il seroit bon de les faire paroître sur la scêne. Sa Majesté m’ordonna de me joindre à Messieurs Moliere & de Lulli, pour composer une piece de Théâtre où l’on pût faire entrer quelque chose des habillemens & des manieres des Turcs. Je me rendis pour cet effet au Village d’Auteüil, où M. de Moliere avoit une maison fort jolie. Ce fut-là que nous travaillâmes à cette piece de Théâtre que l’on voit dans les œuvres de Molière, sous le titre de Bourgeois Gentilhomme, qui se fit Turc pour épouser la fille du Grand Seigneur. » Mémoires du Chevalier d’Arvieux, Envoyé Extraordinaire à la Porte, Consul d’Alep, d’Alger, de Tripoli, & autres Echelles du Levant, édition de J-B. Labat, Paris, Delespine, 1735, vol.4, p. 252. 102 Ibid., p. 252-253. La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 341 09.02.2010 8: 33: 42 Uhr 342 1. L’Orient historique - l’Orient poétique L’expression de Scudéry « Observer les mœurs et les coûtumes » d’un peuple ne signifierait donc pas seulement composer une action dramatique qui respecte les mœurs de la Nation, mais aussi fabriquer des costumes qui en tiennent compte. Mais il est essentiel de noter dans ce contexte que cet Orient dramatique, si authentique qu’il puisse paraître après la lecture des témoignages cités ci-dessus, possède un caractère fortement codifié. Comme le costume-type d’un Oriental que représente le soi-disant « habit à la turque » mentionné par La Thorillière, l’Orient dramatique dans son ensemble, avec ses signes externes de couleur locale, est un « Orient-type » suffisamment dépaysant pour satisfaire le goût exotique du public français, mais aussi suffisamment codifié pour ne pas contrecarrer leurs attentes. Même si le degré d’exotisme suscité par ces éléments matériels de couleur locale varie d’une tragédie à l’autre, une tendance générale se dessine, comme on l’a déjà signalé antérieurement. Celle-ci suit l’évolution des différentes acceptions esthétiques et dramaturgiques de l’époque : dans les tragédies de la première moitié du siècle (jusqu’à Ibrahim de Scudéry environ) - tragédies qui cherchent surtout un spectacle de cruauté -, la couleur locale est beaucoup plus concrète (cf. les tragédies de Thilloys, Mainfray, Mairet) que dans les pièces de la seconde moitié (pensons aux tragédies de Desfontaines, Le Vayer de Boutigny, Racine et La Tuillerie) où elle est plutôt « couleur d’âme » 103 , c’est-à-dire une couleur locale psychologique créée par les différentes passions des personnages qui déterminent la progression de l’action dramatique. 1.2.2 « Effrayer et instruire » - du dérèglement d’autrui à la connaissance de soi J’ay creu qu’apres avoir donné l’histoire de l’Empire des Turcs, depuis sa naissance jusques à nostre temps, il ne seroit pas inutile de faire voir qu’elles sont les mœurs, les façons de vivre, la conversation & l’ordre de gouverner, dont se servent de si puissans & si redoutables conquerans. Pour le faire plus seurement, il faut entrer dans le Serrail, où le secret de toutes ces choses est soigneusement renfermé […] 104 C’est ainsi que Michel Baudier, historien célèbre de l’histoire ottomane, se met à la recherche des mœurs des Orientaux dans son ouvrage intitulé Histoire generalle du Serrail et de la Cour du Grand Seigneur, qui apparaît pour la première fois en 1624, comme on l’a déjà indiqué antérieurement. Pour observer de telles mœurs, il faut, dit-il, « entrer dans le Serrail » : 103 Terme emprunté à R. Picard. Voir sa notice à Bajazet, [in] Racine, Œuvres complètes, I, Théâtre-Poésies, Paris, Gallimard, Édition de la Pléiade, 1950, p. 526. 104 Baudier, M., Histoire generalle du Serrail, édition citée, p. 3. Biblio_17_005_437_Postert.indd 342 09.02.2010 8: 33: 42 Uhr 343 Je m’approche du plus superbe de tous les Princes, & du plus severe des hommes, voire de si pres que je foüille dans ses secrets, visite sa personne, descouvre ses plus cachées affections, & raconte ses plus particulieres amours. 105 Ce qu’il cherche dans son œuvre, c’est exactement cette couleur locale psychologique, cette « couleur d’âme » si chère à nos auteurs dramatiques qui écrivaient dans la seconde moitié du XVII e siècle. Leurs histoires comme celle de Baudier ne sont pas tout simplement situées en Orient, mais plus particulièrement dans le sérail - l’indication La Scène est au Serrail, à Constantinople le signale ne nombreuses fois 106 -, et elles ne mettent pas simplement en scène des personnages portant un nom plus ou moins oriental, comme on l’a vu lors de l’analyse onomastique : leurs histoires présentent des personnages en proie à des passions qui - il est vrai - ne sont pas spécialement turques au premier regard (amour, jalousie, ambition), mais qui le deviennent au fur et à mesure, puisque comme l’écrit Racine dans sa seconde préface à Bajazet, on voit « à quel excès ils [les] portent ». Avec leurs œuvres, l’historien aussi bien que le dramaturge poursuivent alors le même but : ils cherchent à représenter les mœurs des Orientaux à l’aide de tout ce qui fait partie du « décor oriental », mais plus particulièrement à l’aide de tout un système de passions violentes - source du tragique - qui conduisent les personnages au malheur. Dans cette optique, le sérail à Constantinople, ou, autrement dit, la Cour ottomane, n’est pas simplement le cadre de l’action, elle fournit l’action tragique elle-même, car c’est un endroit où règnent l’ambition et le dérèglement des passions. On pourrait croire qu’il s’agit là d’une perspective purement dramatique, mais la préface de Michel Baudier nous prouve le contraire. Voici comment il décrit l’ambiance de cette Cour : Ceux qui ont bien connu la Cour, ne l’ont pas aimée, & laissant la memoire de leur sentiment à la posterité, ont dit que la Vertue [sic] & la Pieté n’y faisoient point sejour, parce qu’elles y voyoient la fraude & la tromperie occuper unjustement leurs places, & recevoir en icelles les honneurs & les hommages qui sont deubs à leurs merites : Et de fait on voit peu d’hommes dans la Cour, qui vivent avec une loüable continence, au milieu des delices, dont elle a sucré son poison, & mesprisans ses allechans appasts, n’idolatrent point le sceptre de la Fortune, ains retirans leurs pensees des pompes & des vanitez qui les deçoivent, vivent dans la Cour absens de la Cour : car la pluspart des Courtisans n’adorent point d’autre divinité, que le desreglement de leurs desirs, & leur desbordée ambition : leurs pensées le tout terrestres leur ont appris pour toute Religion, que dans la Cour & dans la terre, se trouvaient des lumieres, & les biens qui composent la felicité de l’homme : erreur semblable à celle des Indiens Occidentaux, qui 105 Ibid., p. 2 106 Contrairement à la majorité des tragédies « turques », L’action du Grand et Dernier Solyman de Mairet se passe à Alep. La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 343 09.02.2010 8: 33: 42 Uhr 344 1. L’Orient historique - l’Orient poétique croyent que le Soleil, la Lune, & les brillantes Estoilles sont sorties, & ont pris leur origine du creux sombre d’une caverne obscure. Les exemples de cecy se liront dans cette Histoire, qui a pour son principal suject la Cour de l’Otthoman […] 107 Ce passage montre à quel point histoire et tragédie se rapprochent. L’ « excès des passions » qui est pour le dramaturge Racine la source même du « tragique oriental », l’était aussi pour l’historien Baudier qui, de son côté, utilisait le terme du « desreglement des désirs ». La Cour ottomane telle que l’historien la conçoit est un monde qui détient ses propres lois, un monde où la « Vertue & la Pieté » doivent céder leurs places à la « fraude » et à la « tromperie ». Avant d’étudier la manière dont nos dramaturges ont présenté le sérail dans leurs tragédies, regardons tout d’abord ce qu’en écrit Baudier : Ce Grand Serrail la demeure des Empereurs Turcs & de leur famille, est plaisamment situé au mesme endroit où jadis fut bastie l’anciene Byzance sur une agreable pointe de terre ferme, qui regarde l’emboucheure de la mer Maior : sa forme est triangulaire : deux costez d’icelle sont moüillez par les ondes de la mer Egée : le troisiéme est appuyé de la ville, il est ceint tout autour de fortes & hautes murailles, munies de plusieurs tours qui en rendent la deffence meilleure. Il a trois milles de circuit, qui font une lieuë de France : plusieurs portes servent à son entrée tant du costé de la mer que vers la terre, une principale du costé de Saincte Sophie est ordinairement ouverte, les autres ne le sont que quand il plaist au Grand Seigneur. Celle-cy est gardé de jour & de nuict par des compagnies de Capigis, qui sont portiers, lesquels se relevent les uns les autres […] 108 Cette description illustre ce qu’on a déjà constaté ci-dessus : il s’agit d’un univers clos « ceint […] de fortes & hautes murailles », et d’un lieu difficile à accéder, puisque deux côtés de cet endroit « sont moüillez par les ondes de la mer Egée ». Baudier évoque également le système des portes dont la majorité ne sont ouvertes que « quand il plaist au Grand Seigneur ». Dès le début de son récit, il crée alors l’ambiance d’un lieu à la fois secret et mystérieux, séparé du monde extérieur. « […] Efforçons-nous d’y entrer », invite-t-il ses lecteurs par la suite, « quoy que les portes y soient soigneusement gardées, & voyons les rares beautez de cet auguste lieu 109 . » Comparons maintenant ce récit avec l’indication scénique d’Osman de Tristan l’Hermite. À la différence des autres tragédies turques, la description de la scène est assez précise : 107 Ibid. 108 Ibid., p. 36. 109 Ibid. Biblio_17_005_437_Postert.indd 344 09.02.2010 8: 33: 42 Uhr 345 La scène est à Constantinople Le théâtre est la façade du palais ou sérail, où il y a une porte au milieu qui s’ouvre et se ferme, à côté, une fenêtre, où l’on pourra tirer un rideau, lorsqu’Osman reçoit les plaintes des janissaires. 110 Comme dans le récit de Baudier, l’aspect d’une porte « qui s’ouvre et se ferme » joue un rôle essentiel. Simple indication scénique, pourrait-on croire, mais non sans importance quand on connaît l’action de la tragédie. C’est ainsi que Sélim et ses compagnons veulent entrer dans le palais pour surprendre Osman après son retour au sérail (« Nous allons du sérail faire enfoncer les portes […] », v.892) et c’est ainsi que la Sultane sœur annonce à la scène 2 de l’acte IV que vingt milles hommes en armes « menacent le Sérail », indice que les portes sont difficiles à franchir. Dans Bajazet, les portes du sérail qui s’ouvrent et se ferment ne constituent plus de simples outils scéniques ou dramatiques qui exercent une influence sur la progression de l’action, car elles possèdent une valeur emblématique et remplissent même la fonction d’un leitmotiv 111 . En tant que véritables paramètres du tragique, elles s’ouvrent quand l’action semble offrir une issue au malheur, et elles se referment à des moments où la catastrophe semble inévitable 112 . L’ambiance qui règne ordinairement dans ce palais fatal où plane la mort est décrite dans les tous premiers vers de la tragédie lorsqu’Osmin s’adresse à Acomat : Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces Lieux Dont l’accès était même interdit à nos yeux ? Jadis une mort prompte eût suivi cette audace. 113 110 Tristan l’Hermite, Osman, édition citée. 111 Sur l’aspect de clôture dans Bajazet, voir Abraham, C., « Tristan and Racine : Anxiety in Osman and Bajazet », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 92, 1982, p. 4. 112 « Voilà donc de ces Lieux ce qui m’ouvre l’entrée […] » (Acomat, v.201) ; « Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière. / Des murs de ce Palais ouvrez-lui la barrière. » (Acomat, v.237-238) ; « […] Que le Sérail soit désormais fermé […] » (Roxane, v.571- 72) ; « Du Sérail, s’il le faut, venez forcer la porte » (Bajazet, v.629) ; « […] Roxane à sa perte animée / Veut que de ce Palais la porte soit fermée » (Atalide, 661-662) ; « […] une Esclave empressée, […] Aux Portes du Sérail a reçu le Vizir » (Zaïre, 794-796) ; « Plein de joie et d’espoir j’ai couru, j’ai volé./ La porte du Sérail à ma voix s’est ouverte » (Acomat, 876-877) ; « Et quoique sur la Mer la porte fût fermée, / Les Gardes sans tarder l’ont ouverte à genoux / Aux ordres du Sultan qui s’adressent à vous » (Zatime, v.1098-1100) 113 Racine, Bajazet, édition citée, v.3-5. La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 345 09.02.2010 8: 33: 43 Uhr 346 1. L’Orient historique - l’Orient poétique On voit bien que le sérail est plus qu’un simple lieu d’action. Il devient le symbole du « tragique oriental » lui-même 114 . L’oscillement perpétuel entre l’ouverture et la fermeture des portes reflète non seulement l’état d’âme des personnages (surtout celui de Bajazet) qui se sentent tantôt en prison, tantôt en liberté 115 , mais aussi le pouvoir que Roxane détient vis-à-vis de Bajazet : Songez-vous que je tiens les portes du Palais, Que je puis vous l’ouvrir, ou fermer pour jamais, Que j’ai sur votre vie un empire suprême, Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ? 116 En même temps, le système des portes suggère au lecteur/ spectateur qu’il existe à tout moment une alternative, une échappatoire, ne serait-ce que par la possibilité de fuite évoquée à deux reprises par Acomat (v.872-74 ; v.1728). Contrairement à Tristan l’Hermite qui semble vouloir renouer avec la conception tragique de la Renaissance en commençant sa pièce par un songe prémonitoire suggérant déjà le dénouement tragique 117 , Racine reste fidèle à l’esthétique tragique du XVII e siècle qui insiste sur le fait que rien ne soit déterminé à l’avance, et qu’il existe toujours une possibilité pour les personnages de changer le cours des événements 118 . Dans Soliman de La Tuillerie, la Cour ottomane est un lieu de souffrance. Lorsqu’Ibrahim arrive au sérail après sa victoire sur Tachmas, il voit une grande douleur dans le visage des autres courtisans (III,6) : Je rougis dans ces Lieux de l’accueil que j’y trouve ; J’arrive Amant fidelle, & Vainqueur glorieux, Et je voy la douleur régner dans tous les yeux. 119 114 Le palais, en tant que lieu funeste, se manifeste aussi dans le Grand et dernier Solyman de Mairet. À la scène 1 de l’acte IV, Mustapha prononce les vers suivants : « Dans ce Palais funeste, où l’effroi m’environne, / Chacun craint mon abord, me fuit, ou m’abandonne, / Comme un lieu désolé par la peste et le feu, / Ou que celui du Ciel a frappé depuis peu. » (v.1255-1258) 115 C’est ainsi qu’Acomat parle d’un « […] endroit écarté, / Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté » (v.207-208). Bajazet, quant à lui, explique d’abord à la scène 3 de l’acte II (v.611-612) : « Et l’indigne prison où je suis renfermé / À la [la mort] voir de plus près m’a même accoutumé » pour déclarer enfin à la scène 4 de l’acte III : « […] Je suis libre […] ». 116 Racine, J., Bajazet, édition citée, v.507-510. 117 C’est ainsi que la Sultane sœur voit dans son songe l’assassinat d’Osman : « Demeure, parricide, arrête, sacrilège ! / Quoi, le sang ottoman n’a point de privilège : / On l’épanche à ma vue, on perd devant mes yeux / Le plus grand des mortels et le plus glorieux ! / Ah, c’est fait, il est mort, j’en suis trop assurée, / De cet illustre corps l’âme s’est séparée ! » Tristan l’Hermite, Osman, édition citée, v.1-6. 118 Sur « le tragique » dans Bajazet, voir Forestier, 2006, p. 431. 119 La Tuillerie, Soliman, édition citée, Acte III, scène 6. Biblio_17_005_437_Postert.indd 346 09.02.2010 8: 33: 43 Uhr 347 En effet, le retour non souhaité d’Ibrahim bouleverse les projets tramés par Roxelane et Rustan, mais aussi le plan de Soliman d’éloigner Ibrahim de la Cour pour conquérir Célonide, l’Amante de ce dernier. Tous les personnages principaux ont peur de ne pas arriver au bout de leurs désirs, qui sont soit d’ordre politique (Roxelane) soit d’ordre sentimental (Rustan, Soliman). Ibrahim est la victime de ce « dérèglement des passions ». Pour lui, la roue de la Fortune a tourné dans le mauvais sens (« […] Voy comme des Humains la Fortune se jouë./ Je me voyais tantost au plus haut de sa Rouë, / Elle a tourné ; je tombe, & passe en un moment / D’une extréme grandeur à cet abaissement. », V,6). Cette ambiance de chute reste présente jusqu’au dernier acte, même si La Tuillerie donne à sa pièce un dénouement heureux qui arrive d’une façon inattendue. Pendant toute la tragédie, cependant, la Cour ottomane reste un lieu redoutable et effrayant qu’il vaudrait mieux fuir. Comme dans la tragédie de Racine, la fuite est évoquée comme une réelle issue (« Achomat tient tout prest un Vaisseau dans le Port », V,1). Astérie propose à Ibrahim de fuir avec son Amante Célonide : A STÉRIE La fuite la plus prompte est le plus sur recours. De ce Païs ingrat sortez donc l’un & l’autre […] I BRAHIM […] Juste Ciel ! qui l’eût dit que nous dussions un jour, Comme des Criminels sortir de cette Cour ! […] A STÉRIE […] Quittez donc sans regret cette funeste Ville : Vos vertus en tous lieux se feront un azile. 120 La Tuillerie semble ici reprendre l’idée que Baudier exposait dans sa préface : comme, selon Baudier, « la Vertue & la Pieté [ne] faisoient point seiour » dans une telle Cour, les vertus d’Ibrahim doivent trouver « un azile » ailleurs, comme le souligne Astérie. La réplique d’Éraste dans Perside ou la suitte d’Ibrahim Bassa de Desfontaines qu’on citera ci-dessous réunit tous les aspects susceptibles de créer l’ambiance effrayante du sérail. À la scène 8 de l’acte IV, Soliman accuse Éraste de comploter contre sa personne en soutenant Rhodes, sa patrie. Mais cette accusation est seulement un prétexte pour Soliman qui ne cherche qu’à conquérir Perside, l’Amante d’Éraste. Celui-ci est furieux lorsqu’il reconnaît les véri- 120 Ibid., acte V, scène 1. La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 347 09.02.2010 8: 33: 43 Uhr 348 1. L’Orient historique - l’Orient poétique tables desseins du sultan. Le sérail devient ici une fois de plus synonyme du « tragique oriental » : Ne differes doncq pas à me priver du jour, Aussi bien ce Serrail le théâtres tragique Des noires actions d’une ardeur impudique, Est tout accoustumé de souffrir sans horreur Ces prodiges nouveaux de rage & de fureur, Desia l’assassinat y passe en abitude Et dans cette honteuse & ville servitude. Parmy tes courtizans, & tes lâches flateurs Et le meurtre & l’inceste ont des approbateurs. 121 On retrouve ici l’Orient imaginaire tel que le monde occidental l’a construit et dont le sérail devient le symbole principal : le sérail, le lieu tragique par excellence, où on peut observer les « actions les plus noires » ; le sérail, le lieu de la violence où l’assassinat «passe en abitude » ; le sérail, le lieu du dérèglement des passions et de la souffrance où la « rage », la « fureur », la perfidie et même « l’inceste » sont à l’ordre du jour. Un tel « excès des passions » pousse les personnages à verser même le sang de leurs proches, ce qu’on a déjà signalé dans le contexte du « tragique aristotélicien ». La « violence au cœur des alliances » se manifeste le plus nettement dans la possibilité légale du fratricide 122 . Selim ou le couronnement tragique par exemple traite la rivalité entre trois frères - Sélim, Achmet et Corchut - et met finalement en scène deux fratricides (celui d’Achmet et celui de Corchut). Mais l’affrontement entre proches se manifeste aussi dans la possibilité du parricide. Rolland Le Vayer de Boutigny adopte le thème classique de la rivalité père-fils en lui donnant une dimension orientale. Voici comment Corchut interprète la relation de son frère Sélim avec Bajazet, leur père (II,1) : 121 Desfontaines, N.M., Perside ou la suitte d’Ibrahim Bassa, édition citée, Acte IV, scène 8. 122 La pièce de Jacquelin intitulée Le Soliman traite de ce thème en mettant en scène la rivalité des deux frères Baiaset et Sélim (qui ne figure cependant pas dans la pièce), les deux derniers fils de Soliman après la mort de Mustapha et celle de Zéangir. La tragédie est cependant mal construite et contient de nombreuses invraisemblances, comme par exemple l’histoire de Mustapha, époux d’Aspasie. L’auteur ne parvient pas à créer une ambiance orientale, ni à travers les « marques historiques », ni à travers la peinture des passions. Le peu d’allusions aux mœurs orientales que l’on peut trouver dans cette pièce ne sont pas bien liées à l’action tragique, comme dans le cas de Bajazet, où elles sont en parfaite symbiose avec les aspects universels de la tragédie classique. L’évocation de la rivalité entre les frères du sultan reste en position isolée (I,1) : « Les freres d’un Sultan luy sont tous ennemis,/ Et pour reigner enfin tout luy paroit permis. » Il s’agit là de l’une des rares occurrences de couleur locale dans la pièce. Biblio_17_005_437_Postert.indd 348 09.02.2010 8: 33: 43 Uhr 349 Il [Bajazet] verra que le Thrône ou sont les Otthomans Conte pour ses degrez leurs propres monuments : Enfin reconnoissant comme tu fus rebelle, Que nostre nature est d’agir ainsi contre elle. Il punira son fils, comme un usurpateur Qui désira trop tost d’estre son successeur. 123 En faisant ici allusion au « Thrône [des] Otthomans », l’auteur situe la rivalité père-fils en Orient 124 . Sélim ne comprend pas toutes les craintes de son frère bien qu’il se trouve dans un dilemme, partagé entre sa propre ambition de vouloir monter sur le trône et le lien de parenté avec son père (« O funeste désir ! autheur de ma misere, / Qui fais armer le fils contre l’honneur du pere […] »). Après son entrevue avec la Sultane (II,4) qui veut à tout prix venger la mort de son père, Sélim consent au complot pour tuer Bajazet. Entièrement guidé par son ambition, il déclare froidement à la scène 5 de l’acte II : […] L’illustre qualité de parent m’est bien chere ; Mais j’aime plus l’Estat que je n’aime mon pere. Je verseray son sang par de justes projets, Puis qu’il ne paroist pas celuy de ses subjects. […] Par ton sang respandu je seray couronné, Plustost que par celuy que tu m’auras donné. 125 Même si cette tragédie fait partie des pièces « les moins turques » - notamment en ce qui concerne les « marques historiques » dont a parlé Scudéry - elle saisit l’Orient dans son côté le plus tragique. Sur le plan dramaturgique, il n’aurait donc pas été nécessaire d’introduire les Muets (ils apparaissent à la scène 3 de l’acte V pour étrangler Corchut), élément oriental par excellence, pour comprendre qu’il s’agit tout de même d’une tragédie « turque » 126 . La 123 Le Vayer de Boutigny, R., Le Grand Selim ou le Couronnement tragique, édition citée, acte II, scène 1. 124 On retrouve le même thème dans les tragédies traitant du meurtre de Mustapha. Solyman 2 de Thilloys le traite d’une façon plus détaillée. Solyman, qui à la scène 4 de l’acte I loue encore la gloire de son fils « de si grande remarque », consentira à sa mort à la scène 2 de l’acte IV sans lui faire le procès (il sera poignardé sur scène), comme Ambition, personnage allégorique, l’a prévu (I,5) : « Et moy je vay combler sa maison de carnage: / Maison, où la fureur, la cruauté, la rage,/ Et l’horreur y feront leurs eternels sejours : / Il n’y verra que sang/ rien que meurtre en ses jours : / Il occira bourreau, sa propre geniture, / Pour trop indiscret croire à sa femme parjure. » 125 Ibid., acte II, scène 5. 126 Conformément aux règles de la bienséance, le meurtre de Corchut n’a pas lieu sur scène : « on baisse la toile ». La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 349 09.02.2010 8: 33: 44 Uhr 350 1. L’Orient historique - l’Orient poétique mort de Corchut sur l’ordre de Sélim à la fin de la pièce souligne cette idée puisqu’elle montre l’évolution criminelle d’un frère entièrement guidé par son ambition. À la scène 2 de l’acte II rien n’indique que Sélim ferait tuer son « cher frere » à la fin de la tragédie. Au contraire, il veut même l’instruire du complot que la Sultane a tramé contre Bajazet : […] pour mieux reüssir, il ne faudroit pas taire Ce secret important à Corchut mon cher frere, Son esprit est puissant, il est pour tout oser, Il faudra peu d’efforts pour l’y bien disposer : Car comme par l’amour nos ames sont unies, Il n’aime pas l’autheur de tant de tyrannies […] 127 On sait que cet amour fraternel ne durera pas. C’est l’ambition excessive de Sélim qui le rendra criminel au fur et à mesure que l’action dramatique progresse. Ce n’est qu’après avoir lu la lettre de Corchut (V,5) - il la lit après la mort de celui-ci - qu’il a des remords, fait qui met encore plus en relief le caractère tragique de ce dérèglement des passions. La violence avec laquelle les personnages accomplissent leurs désirs effraie. Mais habitué aux spectacles d’horreur de la période dite « baroque » - pensons aux nombreuses têtes coupées présentées sur scène - et habitué à la violence des passions, telles qu’elles se présentent aussi dans la tragédie à l’antique (cf. sujet de Médée par exemple), le public du temps n’était pas choqué au point de ne plus vouloir assister à de tels spectacles. Au contraire, il semble que ce genre de sujets apportaient même le plus de plaisir. En effet, avec son Grand et Dernier Solyman, Mairet opte pour une action très mouvementée avec revirements de situation et déguisement d’identité. Si la pièce n’avait pas une fin funeste, on se croirait plutôt dans l’univers de la tragi-comédie que dans celui de la tragédie. En jouant amplement sur l’ironie tragique, Mairet parvient à mettre en scène le caractère perfide et cruel de Soliman qui est prêt à faire tuer les deux Amants Mustapha et Despine (V,1), couple parfait, qui rappelle la pastorale dramatique. Le sujet oriental est ici entièrement mis au service de l’esthétique dite « baroque » : soucieux de créer un véritable spectacle oriental, Mairet introduit des objets qui possèdent une forte valeur spectaculaire 128 . Voici comment Despine et Mustapha réagissent lorsqu’ils lèvent « le drap d’or » couvrant le « Présent du Roi » apporté par un page (V,2) : 127 Le Grand Selim ou le Couronnement tragique, Acte II, scène 2. 128 Parmi nos dramaturges, Mairet est le seul à faire si abondamment usage d’objets scéniques (billet, mouchoir, hâche, épée, drap d’or) Biblio_17_005_437_Postert.indd 350 09.02.2010 8: 33: 44 Uhr 351 M USTAPHA […] Levez donc ce drap d’or et voyons ce qu’il cache. D ESPINE Ô spectacle mortel ! M USTAPHA Une tranchante hâche, Des liens, et du linge à nous faire un bandeau ! Ô don, si tu n’es riche, au moins es-tu nouveau ! P AGE Avec votre congé, Seigneur, je me retire : Mais vous comprenez trop ce que je n’ose dire. M USTAPHA Enfin le voici donc, ce meuble précieux Qui devait occuper nos esprits et nos yeux. Quelle occupation, quel meuble, et quelle vue ! Ô présent, dont surtout le partage me tue, Présent accompagné de crainte et de terreur, Présent qui fais frémir la Nature d’horreur, Et qui témoignes bien que le Ciel abandonne Celui qui le reçoit et celui qui le donne. 129 Le plaisir de ce « spectacle mortel », comme l’appelle Despine, réside dans la « crainte », dans le « terreur » et dans l’ « horreur » qu’un tel objet peut susciter, ne serait-ce que par sa simple contemplation (« ce meuble précieux, / Qui devait occuper nos esprits et nos yeux » ; « quelle vue »). Il est essentiel de noter ici que Mairet n’adapte pas, comme son prédécesseur italien, Bonarelli, l’Orient pour le théâtre, mais qu’il présente l’Orient dans toute sa théâtralité. C’est aussi la raison pour laquelle le dramaturge fait preuve de réelles connaissances historiques pour se distinguer de son modèle 130 . De plus, la dramaturgie baroque se prête extrêmement bien à une telle acception de l’Orient dra- 129 Ibid., acte V, scène 2. 130 C’est ainsi que « La Reine » dans la pièce de Bonarelli devient « Roxelane » dans la tragédie de Mairet. De plus, le dramaturge français mentionne quelques coutumes des Turcs (cf. la didascalie « se prosternant la face contre terre à la mode des Turcs » ; la « dangereuse fenêtre » à travers laquelle le sultan peut voir les exécutions; allusions aux arcs turcs). Dans La Tierce Partie des Orientales Histoires (1560), Guillaume Postel mentionne déjà la « dangereuse fenêtre », signe de l’omnipuissance du sultan : « […] Autrement le jour du Divan il peut estre a escouter a la dangereuse fenestre, de laquelle ay parlé en la Iustice, pour escouter & voir (sans pouvoir estre apperceu) les matieres qui se traittent, desquelles en referant le mentir est mortel. O que je n’ose dire ce que je pense ! que pleust a Dieu qu’un ange familier peust faire la pareille opportunité au Roy Treschrestien, d’oyr & voir tous les juges souverains, & allongeurs de proces […] ». La comparaison avec la France montre à quel point cette La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 351 09.02.2010 8: 33: 44 Uhr 352 1. L’Orient historique - l’Orient poétique matique : elle permet de représenter la cruauté turque dans toute sa matérialité. Cette cruauté turque - on l’a vu dans les récits de voyage et les récits historiques de l’époque - fascinait les lecteurs et les spectateurs plus particulièrement parce qu’elle fut cautionnée par l’État lui-même (cf. décret sur le fratricide de Mehmet II), fait inimaginable pour l’État monarchique français. La mise en relation des événements décrits dans la tragédie avec la réalité contemporaine était un procédé courant au XVI e siècle, on l’a décrit dans le chapitre II.1 de notre étude, mais aussi - d’une façon moins directe - au XVII e siècle. Mairet, lui, fait ce rapprochement entre le théâtre sanglant à l’oriental et l’actualité politique en France. Tout au long de sa dédicace, il établit un lien entre le héros de sa tragédie, Mustapha, et le duc de Montmorency, qui fut la victime des luttes acharnées avec Richelieu 131 . On voit ici que le choix d’un sujet oriental moderne se prête bien à une telle mise en relation, puisqu’il permet de comparer l’état actuel du système monarchique en France avec un système quasi contemporain, mais suffisamment éloigné et tellement différent de celui de la Nation France, qu’on ne court pas grand risque d’offenser les autorités françaises. Un tel sujet possède donc une forte valeur instructive, comme l’a déjà constaté Gabriel Bounin, qui est le premier de nos dramaturges à faire le lien entre l’Orient et la France. Dans sa dédicace à « Monseigneur Monsieur de l’Hospital », il écrit : […] il m’est venu en l’advis de faire monter les Solymans sur le Theatre, plustost pour affiner et assagir nos François de leurs perils tragiques, que pour arrogamment faire quelque épreuve de moy […] 132 Son objectif principal fut donc en premier lieu l’instruction des Français, ce que les deux verbes « affiner » et « assagir » indiquent 133 . Dans l’introduction à son édition critique de La Soltane, M. Heath établit le lien entre le destin de Mustapha et celui du prince de Condé. D’après lui, le « sinistre personnage de Rustan […] pourrait devoir quelque chose à François de Guise », qui cherchait pratique choquait les Français de l’époque. Postel, G., La Tierce Partie des Orientales Histoires, Poitiers, Enguilbert de Marnef, 1560, p. 11. 131 Il fut décapité le 30 octobre 1632. 132 Dédicace de G. Bounin à Monsieur de l’Hospital. Bounin, G., La Soltane, édition citée. 133 Un sonnet élogieux de François de Belleforest, publié en tête de l’édition citée de La Soltane (p. 5), illustre également cette mise en relation de l’Empire ottoman avec la France : « De Sofocle les vers n’ont mieus ensanglanté, / Un theatre Greg’ois, que BOUNIN nous colore, / Un eschautfaut Gaulois, lors que France il honore/ Du fait de Moustapha du Pere acravanté […] » Biblio_17_005_437_Postert.indd 352 09.02.2010 8: 33: 44 Uhr 353 à influer sur la conduite du jeune roi Charles IX et à obtenir la mort d’un prince innocent, Condé, son rival 134 . Dans cette perspective éducative, il n’est pas étonnant de voir que de nombreuses tragédies à sujet turc furent composées et représentées dans les Collèges, comme on l’a déjà signalé. On peut parler d’un véritable « cycle turc » - avec une très forte orientation religieuse certes, mais non sans allusions politiques - qui vise à louer la religion chrétienne et qui cherche à dénoncer le régime tyrannique des sultans. C’est donc à travers la représentation d’un système politique violent et effrayant qu’on voulait instruire le public. Dans ce système, le despote oriental incarne le contre-modèle du « bon monarque » français. Le poème intitulé Soliman à la France, qui se trouve en tête de la tragédie de Jacquelin illustre bien cet aspect. C’est la raison pour laquelle nous le reproduisons ici dans son intégralité: France, aymable sejour, vaste & superbe Empire, Ne crains point, si tu vois le Grand Seigneur chez toy. Tes Villes, tes Tresors, ce n’est pas où j’aspire. Ny je ne pretends pas te ranger sous ma Loy. Content de mon Estat, content de ma puissance, Un plus juste dessein porte mes pas icy ; C’est que j’y veux apprendre un[e] haute science, Sous un MAISTRE bien jeune, & bien capable außi. Louys est ce grand MAISTRE, & c’est à son Eschole, Que je viens aujourd’huy pour me faire enseigner ; S’il daigne seulement me dire une parolle, Qu’il me rendra sçavant en l’Art de bien reigner ! 135 L’auteur présente ici la France comme un exemple-modèle qui sert même d’ « Eschole » à l’empereur turc. La perspective est ici inversée : contrairement à nos tragédies où le sultan apparaît comme un empereur cruel qui ne suit que sa passion pour atteindre ses buts, il se présente ici comme un empereur humble ne cherchant qu’à s’instruire et à apprendre « L’Art de bien reigner ». Jetons maintenant un regard sur la manière dont Thilloys nous présente le Grand Seigneur dans son Soliman 2 (I,1) : […] Moy je peu l’univers D’un seul commandement renverser à l’envers : 134 Introduction à l’édition critique de La Soltane, présenté par M. Heath, University of Exeter, 1977, p. XIII. 135 Jacquelin, Soliman, ou l’esclave genereuse, édition citée. La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 353 09.02.2010 8: 33: 45 Uhr 354 1. L’Orient historique - l’Orient poétique Tout depend de mon nom, tout de ma voix procede, C’est moy seul icy bas, c’est moy qui tout possede Monarque universel ; soit ou le blond soleil Se resveille au matin, ou soit à son sommeil ; Il ne voit un seul homme en ce globe terrestre Qui ne flechit souz moy ; que si Thetis peut estre Cache encor dans son sein quelque peuple estranger, Qui de bon gré ne veuille à mes loys se ranger, Je jure Mahomet, mon unique Prophete, Mon soustien, mon appuis, je jure par ma teste, Que si je le peu joindre, il sentira qu’un Roy, Qu’un Roy comme je suis ne veut autre que soy : Qu’il ne veut point d’esgal qui gouverne les hommes, Qu’il veut seul commander en la terre où nous sommes. […] 136 Ce passage est calqué sur l’entrée en scène de Nabuchodonosor (Acte II), empereur assyrien, dans Les Juifves (1583) de Robert Garnier 137 . Bien qu’empereur turc des temps modernes, Soliman présente les mêmes traits de caractère que son modèle antique : c’est un tyran orgueilleux qui se prend pour un Dieu. Le type du despote oriental, mis au jour avec le personnage d’Atrée dans Thyeste de Sénèque et de Néron dans Octavie, trouve ainsi à s’appliquer à une figure du passé, comme à une figure plus moderne. De plus, la mégalomanie d’un tel discours se prête bien à une discussion politique sur l’art de régner introduisant la question du choix de la rigueur ou la clémence 138 . Dans cette 136 Thilloys, G., Soliman 2, édition citée, Acte I, scène 1. 137 Les emprunts textuels sont bien visibles : « Pareil aux Dieux je marche, & depuis le réveil, / Du Soleil blondissant jusques à son sommeil, / Nul ne se parangonne à ma grandeur Royale, / En puissance & en biens Jupiter seul m’egale: / Et encores n’estoit qu’il commande immortel,/ Qu’il tient un foudre en main dont le coup est mortel, / Que son thrône est plus haut, & qu’on ne le peut joindre, / Quelque grand Dieu qu’il soit, je ne serois pas moindre. / Il commande aux éclairs, aux tonnerres, aux vents, / Aux gresles, aux frimats, & aux astres mouvans, / Insensibles sujets : moy je commande aux hommes, / Je suis l’unique Dieu de la terre où nous sommes. / S’il est, alors qu’il marche, armé de tourbillons, / Je suis environné de mille bataillons / de soudars indomtez, dont les armes luisantes / Comme soudains éclairs, brillent etincelantes. / Tous les peuples du monde ou sont de moy sujetz, / ou Nature les a delà les mers logez. / L’Aquilon, le Midy, l’Orient je possede, / La Parthe m’obeist, le Persan & le Mede, / Les Bactres, les Indois, & cet Hebrieu cuidoit, / Rebelle, s’affranchir du tribut qu’il me doit. / Mais il a tout soudain esprouvé ma puissance, / et receu le guerdon de son outrecuidance. » Voir Garnier, R., Les Juifves, édition critique de S. Lardon, Paris, Champion, 2004, v.181-204. C’est nous qui soulignons. 138 Dans Soliman 2, c’est Rustan qui déclenche un tel discours à la première scène de l’Acte I.Voir sur ce sujet aussi La Reine d’Escosse de Montchrestien. Biblio_17_005_437_Postert.indd 354 09.02.2010 8: 33: 45 Uhr 355 optique, le discours de Soliman peut être considéré comme un manifeste politique, et cela pendant la « crise nationale » que la France connaît depuis la mort d’Henri II en 1559 et les guerres de religion, crise qui ne cessera qu’après la Fronde lors de la majorité de Louis XIV. Pendant ce temps-là, le système politique en voie de mutation fut constamment remis en question et évolua progressivement en direction d’un absolutisme renforcé. Le caractère sacré du monarque fut la clef de voûte de cette nouvelle dimension monarchique en France, fait qui fut surtout accentué par les politiques tels que Jean Bodin et Guy Coquille, mais contesté par les féodaux, bien évidemment. Les adversaires de cette nouvelle acception du pouvoir royal dénonçaient son caractère tyrannique et arbitraire en le comparant fréquemment avec la puissance exorbitante de l’empereur turc 139 . Il est donc essentiel de voir ici que la monarchie française fut constamment mise en relation avec la tyrannie turquesque, avec ce « despotisme oriental », contre-modèle de l’État absolutiste français. Dans la mesure où les poètes du XVII e siècle ne dramatisent que le côté cruel et tragique de l’histoire ottomane - rappelons que l’image de l’empereur turc n’était pas toujours négative dans les documents de la Renaissance -, ils créent des « spectacles d’horreur » qui servent tous, d’une manière ou d’une autre, à l’instruction du public. Ce qui varie d’une tragédie à l’autre, ce n’est que la façon dont on voulait instruire les spectateurs : tantôt l’Orient dramatique se présente dans toute sa matérialité, tantôt il devient perceptible à travers la psychologie des personnages. 139 Voir Lestringant, F., « La monarchie française au miroir ottoman : le portrait de Soliman le Magnifique, de Charles IX à Henri III », [in] Soliman le Magnifique et son temps. Actes du Colloque de Paris, Galeries Nationales du Grand Palais 7-10 mars 1990, publiés par G. Veinstein, Paris, la Documentation Française, 1992, p. 51. La mise en scène de l’altérité Biblio_17_005_437_Postert.indd 355 09.02.2010 8: 33: 45 Uhr 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray : entre histoire et fiction 2.1 L’histoire de Soliman et de Perside ou la chute d’Ibrahim pacha 2.1.1 Une tragédie « historique » bâtie sur une fiction « L’Orient a presque été une invention de l’Europe, depuis l’Antiquité lieu de fantaisie, plein d’être exotiques, de souvenirs et de paysages obsédants, d’expériences extraordinaires 140 », constate dans Orientalisme E. Said, qui souligne le côté imaginaire de l’Orient tel qu’il se présente à travers les textes occidentaux. Comme on l’a vu, on est loin de la réalité orientale : on crée un monde imaginaire, un Orient-artefact, qui ne peut être qu’un simulacre du monde réel, puisqu’il est le résultat d’une vision purement occidentale. Le fait de parler d’une image ou d’un artefact ne met pas seulement en relief l’éloignement de l’œuvre d’art avec la réalité, mais soulève également la question de l’invention : jusqu’à quel moment peut-on encore parler d’une œuvre « historique », à quel moment cela devient-il une œuvre « pseudo-historique » et à quel moment vaut-il mieux parler d’une fiction ? Ou - au lieu de distinguer ces trois stades - faut-il supposer que l’histoire soit toujours fiction dès lors qu’elle fait l’objet d’une œuvre littéraire ? D’après nos recherches, notamment sur la tragédie nationale d’actualité qui possède le caractère d’une « historiographie immédiate », la dernière question peut être rejetée : on a pu voir qu’histoire et tragédie vont de pair, puisque la tragédie - parfois écrite « à chaud » - est entièrement calquée sur les événements contemporains de l’histoire nationale. La tragédie du Comte d’Essex de Thomas Corneille, quant à elle, possède plutôt le caractère d’une « histoire romancée », bien que - et cela est essentiel - l’intrigue ait été construite d’après un événement récent de l’histoire anglaise que l’on trouve dans les ouvrages historiques de l’époque. Le cas de La Rhodienne de Mainfray est différent et c’est aussi la raison pour laquelle on l’a choisi ici : il s’agit d’une tragédie « orientale » à sujet moderne dont l’action est quasi entièrement bâtie sur une fiction. La source en question est la première histoire du Printemps de Jacques Yver - on l’a déjà 140 Voir l’introduction de Said à Orientalisme, Paris, Le Seuil, 1980. Biblio_17_005_437_Postert.indd 356 09.02.2010 8: 33: 45 Uhr 357 mentionné -, un recueil d’histoires tragiques construites d’après le modèle de Bandello 141 . Les différents recueils des histoires tragiques qui voyaient le jour entre 1560 et 1650 - pensons tout d’abord aux Histoires tragiques de Boaistuau et de Belleforest - plaisaient à un large public, qui avait un goût particulier pour les émotions extrêmes et les événements sanglants : « L’histoire tragique n’est, pour l’essentiel, que le récit d’événements funestes et sanglants, même si elle admet, à l’occasion, sujet comique ou dénouement heureux » 142 . Les personnages de ces histoires, qui sont souvent tirés de faits divers de l’époque ou de l’histoire récente, sont retenus pour leur caractère exceptionnel au sens négatif du terme, puisque tout le mal semble se concentrer en leur personne. Ce qui noue ici l’histoire tragique et tragédie, c’est le désir de représenter un spectacle d’horreur, clef de voûte de l’esthétique dite « baroque », une « esthétique tragique de la violence criminelle » qui joue à la fois avec les peurs et avec la curiosité du public. Ce qui fascine les lecteurs/ spectateurs des histoires tragiques aussi bien que des tragédies, c’est la représentation de la violence, bref du « crime » qui « effraie et attire simultanément 143 », un procédé qui est aussi à l’origine de nos tragédies « turques », comme on l’a vu. Le rapport particulier que l’histoire tragique entretient avec le théâtre se manifeste déjà dans le terme « histoire tragique » lui-même, qui suggère que ce genre se situe à mi-chemin entre théâtre et prose. Avant de servir de sources à de nombreux dramaturges français du XVII e siècle, les histoires tragiques s’inspiraient elles-mêmes du théâtre, et plus particulièrement des tragédies de Sénèque qui furent redécouvertes au XVI e siècle. Une certaine théâtralité semble donc inhérente à ce genre narratif, fait également observé par R. Carr et T.C. Hervé 144 . Dans le cas du Printemps de Jacques Yver, le lien de parenté avec la tragédie est évident, notamment quand il est question de la Fortune qui détermine le bonheur ou le malheur des personnages : « la marâtre Fortune, 141 Yver souligne cet aspect dans sa préface. Voir Le Printemps d’Yver, [in] Les Vieux Conteurs français, édition de P. L. Jacob, Paris, Desrez, 1841. 142 Tournon, A. et alii, Histoire de la littérature française du XVI e siècle, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 93. 143 Pech, T., Conter le crime. Droit et littérature sous la Contre-Réforme : les histoires tragiques (1559-1644), Paris, Champion, 2000, p. 24. 144 Voir Carr, R., Pierre Boaistuau’s Histoires Tragiques. A study of Narrative Form and Tragic Vision, Chapell Hill, University of North Carolina Press, 1979 et Hervé, T. C., « De l’histoire tragique à la dramaturgie: Mainfray et Desfontaines lecteurs de Jacques Yver », XVII e siècle, n°227, 2005 (t.2), p. 212. L’histoire de Soliman et de Perside ou la chute d’Ibrahim pacha Biblio_17_005_437_Postert.indd 357 09.02.2010 8: 33: 45 Uhr 358 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray qui fait toujours des siennes, voulut jouer le principal personnage de cette tragédie […] » 145 . Pierre Mainfray ne fut pas le seul à se servir d’une nouvelle tragique pour construire son intrigue dramatique. L’auteur de La Tragédie française du bon Kanut (1575), celui de La Tragédie française d’un More Cruel (1612) ainsi que Claude Billard avec Alboin (1612) empruntent leurs intrigues aux Histoires de Belleforest. Même La Calprenède qui avait d’abord puisé dans l’histoire anglaise pour composer son Essex n’hésitait pas à adapter une histoire tragique de Boaistuau pour la scène en créant sa tragi-comédie à sujet anglais Edouard (1640) 146 . Pour les dramaturges, l’avantage de l’histoire tragique par rapport aux récits historiques réside tout d’abord dans sa relative brièveté, mais aussi dans le fait qu’elle présente, comme la tragédie, une intrigue sentimentale dans un cadre historique. Certes, l’histoire elle-même ne joue qu’un rôle de décor dans l’histoire tragique, mais le fait qu’elle soit déjà nouée avec une intrigue amoureuse simplifie le travail créateur du dramaturge qui n’a qu’à réduire les scènes sentimentales en rajoutant des éléments historiques à l’action dramatique. Le récit historique, en revanche, ne contient souvent qu’une allusion à une intrigue sentimentale : dans ce cas-là c’est au dramaturge d’en inventer toutes les « circonstances ». La tragédie de Mainfray montre que le travail d’adaptation se présente essentiellement comme un travail de réduction et d’amplification. Dans La Rhodienne, la part de l’invention poétique ne se manifeste qu’au niveau de la dramaturgie de la pièce : soucieux de créer un véritable spectacle théâtral, Mainfray opte pour une action très mouvementée qui joue avec les principaux éléments de la dramaturgie « baroque », tels que le renversement de situation, les coups de théâtre, le jeu des apparences etc. La comparaison de l’action dramatique avec la première histoire du Printemps montre que Mainfray reste extrêmement fidèle à sa source. Sa Rhodienne suit même l’ordre des événements tels qu’ils se présentent dans la nouvelle d’Yver : l’histoire d’amour entre Éraste et Perside, tous deux originaires de Rhodes ; l’épisode de la chaîne perdue ; la fuite d’Éraste à la cour de Soliman ; l’ascension sociale d’Éraste (il devient pacha grâce aux succès militaires qu’il a remporté pour l’empereur turc) ; la prise de Rhodes et la captivité de Perside ; le mariage accordé entre Éraste et Perside ; la passion de Soliman pour Perside ; le complot de Brusor et de Soliman contre Éraste et l’exécution de celui-ci ; le siège de Rhodes et la mort accidentelle de Perside ; les remords de Soliman et 145 Yver, J., Le Printemps, Première Histoire, édition citée, p. 536. D’autres allusions au jeu ou à la tragédie se trouvent à la page 540 et 541. 146 Pièces citées par Hervé, 2005, p. 212. Biblio_17_005_437_Postert.indd 358 09.02.2010 8: 33: 46 Uhr 359 la construction d’un monument commémoratif ; et finalement l’exécution de Brusor qui fut pendu au-dessus du tombeau des amants. La fidélité de Mainfray, ou plus exactement son manque de distance par rapport à sa source, se manifeste également du point de vue textuel, puisqu’il ne s’éloigne que très peu de son modèle. Lorsqu’il est question de la fuite d’Éraste, Yver écrit : Hélas ! après tant d’honneurs reçus pour éviter le péril de sa vie, le voilà qui s’enfuit, banni de son pays, de ses amis, et de tous les plaisirs et commodités du monde […] 147 Mainfray reprend cette même idée en la mettant dans la bouche d’Éraste qui explique à la première scène de l’acte II : « je suis exilé » (v.206), « absent de mes amis » (v.207) et « banni » (v.227). La fin de la tragédie, elle aussi, suit de près la nouvelle d’Yver. Dans l’histoire tragique Soliman fait construire un tombeau commémoratif pour les deux Amants : […] puis ayant mis tous les meilleurs statuaires, graveurs, peintres et enlumineurs en œuvre, [il] fit faire un beau lit de marbre poli à l’ongle, où il fit coucher les corps d’Éraste et de Perside, embaumés et lavés d’huile de cèdre, sur des oreillers brodés et brochés d’or et de soie, les ayant fait premier vêtir des plus riches habits qu’il fut possible de trouver […] ; puis les fit enclore d’une cellule de fin cristal de Venise, auprès de laquelle fit dresser un autel diversifié d’un lambris d’ébène, jaspe, jayet et porphyre […] […] le triste Soliman […] fit ériger une pyramide de bronze, au sommet de laquelle fit pendre et étrangler le traître Brusor, pour loyer de son conseil […] 148 Mainfray introduit une partie de ce passage presque mot-à-mot dans sa pièce : Je vous veux élever un mausole au cercueil Qui sera comme vous en beauté sans pareil, Car en jaspe, diamant, jayet, porphyre, ébène, Il fera honte à ceux d’Arthémise et Porsène. Puis, dessus ce tombeau, je ferai faire encore Une superbe pointe où l’on pendra Brusor […] 149 En ce qui concerne les personnages dramatiques, l’auteur de La Rhodienne suit également sa source. Il adopte les personnages principaux de la nouvelle tragique, tels qu’Éraste, Perside, Soliman et Brusor, mais remplace Agathe par Myrthille - qui joue dans la tragédie le rôle de la confidente de Perside - tout 147 Yver, J., Le Printemps, édition citée, p. 540. 148 Ibid., p. 547-548. 149 Mainfray, P. , La Rhodienne, v.927-932. L’histoire de Soliman et de Perside ou la chute d’Ibrahim pacha Biblio_17_005_437_Postert.indd 359 09.02.2010 8: 33: 46 Uhr 360 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray en omettant le personnage de Pistan, serviteur d’Éraste. Celui-ci est calqué sur le personnage historique d’Ibrahim, qui fut pacha puis grand vizir à la Cour de Soliman le Magnifique avant de tomber en disgrâce. Il faut cependant admettre que le personnage dramatique ne correspond que dans ses grands traits à son modèle historique : comme Ibrahim, Éraste est le favori du sultan ; comme Ibrahim, Éraste tombe en disgrâce ; et comme Ibrahim, Éraste est accusé d’intelligence avec les Chrétiens. De plus, du point de vue de la chronologie des événements, on peut constater un lourd anachronisme, puisqu’aussi bien la tragédie que la nouvelle d’Yver présentent des événements ayant un rapport avec la prise de Rhodes le 21 janvier 1522, alors qu’Ibrahim ne devint grand vizir qu’en 1523. En outre, son exécution se situe en 1536 et n’a donc rien à voir avec les événements de 1522. Contrairement au Printemps d’Yver, Mainfray a pris soin de rappeler au lecteur/ spectateur à tout moment le cadre historique de l’action dramatique, ce qu’illustre l’emploi abondant des mots « Rhodes »/ « Rhodiens » 150 . Cependant, les allusions au siège de Belgrade (v.237) et à la lutte contre Ghazali (« Gaselle », v.234), ainsi que l’évocation du personnage de Philippe de Villiers (v.80), grand maître de l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem qui luttait à la tête de l’armée rhodienne contre Soliman, sont dues à la source. Elles n’ont donc pas été ajoutées par Mainfray. Or, à la scène 2 de l’acte II (discours de Soliman), le dramaturge fait preuve de véritables connaissances historiques. Dans le passage en question (v.303- 338), Soliman relate les succès militaires et les conquêtes de ses ancêtres pour montrer la puissance de l’Empire ottoman. Voici un extrait de son discours : L’illustre Obocara surprit Jérusalem Auparavant nommée et Solyme et Salem. Le vaillant Ottoman conquit la Bithynie Et Pruse par assaut, ville de la Mysie. Orchan, fils d’Ottoman, n’ayant le cœur failli, Prit Nice, Orestiade et Philipopoli, Voire venant ès mains par son exploit bellique, Surmonta combattant l’empereur Andronique. Amurat le premier imitant Ottoman, Prit Pherres la cité, fit la guerre à Susman, Grand duc de la Servie, et vainquit les Bulgares. […] 151 Mainfray fait ici défiler devant le public les principaux personnages de l’histoire ottomane, procédé qui lui permet de multiplier les allusions à la topony- 150 On peut repérer une vingtaine d’occurrences de ce terme dans La Rhodienne. 151 Mainfray, La Rhodienne, v.303-313. Biblio_17_005_437_Postert.indd 360 09.02.2010 8: 33: 46 Uhr 361 mie historique et de créer dans cette scène un véritable climat historique. Il faut cependant admettre que ces indications historiques ne sont pas bien intégrées à l’action dramatique puisqu’elles sont en position isolée par rapport au reste du texte. On rencontre ici le même phénomène que l’on a déjà observé lors de l’analyse des tragédies nationales d’actualité : parfois, les indications historiques sont dispersées tout au long de la pièce, parfois elles surgissent en bloc, ce qui est le cas ici. Le résultat de cette disproportion est un climat historique accidentel et superficiel. Dans le cas de La Rhodienne, on sent que l’auteur était obligé d’introduire ce passage historique dans sa tragédie, puisque la nouvelle n’offrait pas assez d’éléments de couleur locale. On ne peut cependant pas dire quel ouvrage historique lui a servi de source, puisque les informations sur l’Empire ottoman sont de nature très générale dans le passage cité ci-dessus. Il faut cependant noter que Mainfray utilise les mêmes images stéréotypées de l’Orient que l’on trouve ordinairement dans les ouvrages historiques de l’époque : en tant qu’habitant de la « terre infidèle », le Turc est essentiellement « barbare » et « cruel ». Il est même associé à un « tygre », image que l’on trouve par exemple dans l’Histoire de Chalcondyle 152 . Le portrait que le dramaturge brosse de l’empereur turc correspond exactement à l’idée que l’Occident s’est faite de ce grand monarque. Soliman le dit à la fin de son discours : […] Je suis sans parangon, je suis l’aigle des rois, Qui donne à qui me plaît les sceptres et les lois. Je suis seul empereur des deux tiers de la terre, Je fais quand il me plaît et la paix et la guerre, Je suis le boulevard des illustres païens, Je garde le tombeau du grand Dieu des chrétiens, Je suis le seul prévôt du Paradis terrestre, Je fais subir chacun sous ma royale dextre, Je tiens de l’univers les rênes en la main, Je suis l’antique fléau du pontife romain Et des princes chrétiens qui comme à voir il semble N’oseraient m’assaillir tous amassés ensemble Tant ils craignent le nom du puissant Soliman Extrait du noble sang du grand prince Ottoman […] 153 152 Voir la préface à L’Histoire de la Decadence de l’Empire grec et establissement de celuy des Turcs (1577) de Chalcondyle, édition de Paris, chez la veufve Abel l’Angelier, 1620 : « […] ils sont des tygres après leurs victoires […] » 153 Mainfray, La Rhodienne, v.283-296. L’histoire de Soliman et de Perside ou la chute d’Ibrahim pacha Biblio_17_005_437_Postert.indd 361 09.02.2010 8: 33: 46 Uhr 362 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray Bien que l’action de la pièce se déroule sous le règne du « puissant Soliman », Mainfray, comme Thilloys dans Soliman 2, s’inspire de façon évidente des Juifves de Garnier, procédant ainsi à une actualisation de la tirade modèle de Nabuchodonosor. 2.1.2 Dramaturgie et mise en scène d’une tragédie « baroque » Argument Acte I. Une seule scène. Perside, une demoiselle rhodienne, se plaint de l’absence de son amant Éraste, jeune chevalier de Rhodes, et explique à sa nourrice, Myrthille, les raisons de son malheur (histoire de la chaîne d’or) : elle a vu la chaîne d’or qu’elle avait offerte à Éraste au cou d’une autre jeune demoiselle, Lucine. Ignorant qu’elle l’avait perdue et qu’un chevalier, l’amant de Lucine, l’avait trouvée, Perside est offensée et soupçonne Éraste d’infidélité. Celui-ci était parvenu à récupérer l’objet précieux en feignant l’amour pour Lucine. Menacé par le chevalier qui l’avait soupçonné de vol, il fut contraint de le tuer dans un duel et se réfugier ensuite à la Cour du sultan Soliman, fait ignoré par Perside. Acte II. En dépit de ses succès guerriers et en dépit de son état de « baccha », Éraste est malheureux dans son « exil amer », espérant revoir bientôt la belle Perside dont il est toujours amoureux (1). Après avoir énuméré les victoires et conquêtes de ses ancêtres, Soliman annonce son projet de conquérir Rhodes. Appréciant les qualités guerrières d’Éraste (Belgrade, Gaselle), il lui demande de lutter contre Rhodes à la tête de l’armée turque. Éraste refuse. Soliman charge Ténédos (« bacha de la Natolie ») de cette tâche (2). Acte III. Après avoir fait envahir l’Île de Rhodes, Soliman reçoit en don la belle Perside. Captive dans le sérail, elle passe en mémoire la cruauté des Turcs lors de la prise de Rhodes. Soliman, épris par sa beauté, lui déclare son amour. Perside, elle, préfère mourir que de s’allier avec lui. Elle tire un poignard pour se suicider, mais Soliman peut encore l’en empêcher. Ensuite, l’empereur demande à son page Mustapha de faire venir Éraste, mais celui-ci est déjà entré. Les deux amants de Rhodes se retrouvent enfin. Touché par leur amour, Soliman leur accorde le mariage et nomme Éraste gouverneur de Rhodes. Acte IV. Dévoré par sa passion pour Perside, Soliman regrette d’avoir consenti à l’union des deux amants. Lorsque Brusor le conseille de faire tuer Éraste, il consent sans aucune hésitation (1). Changement de lieu : Éraste et Perside sont à Rhodes et se réjouissent de leur bonheur lorsque le page de Soliman entre pour annoncer à Eraste qu’il est convoqué à la Cour de Soliman pour y assister au conseil (2). Biblio_17_005_437_Postert.indd 362 09.02.2010 8: 33: 47 Uhr 363 Acte V. Un messager vient voir Perside et lui annonce la mort d’Éraste. Celui-ci avait été décapité sous prétexte d’avoir voulu rendre « Rhodes aux rois chrétiens ». Perside décide de défendre Rhodes contre Soliman (1). Celuici part avec son armée pour la saisir. Déguisée en soldat, Perside apparaît sur les remparts de la ville pour la défendre. Soliman, offensé par son discours, donne l’ordre de tuer « ce soldat ». Après avoir pillé la ville et l’avoir transformée en « fleuves de sang », il demande à ses soldats de chercher Perside. Soliman découvre son erreur. Furieux et plein de remords, il décide de faire construire un tombeau pour les deux amants et faire pendre Brusor, son mauvais conseiller (2). Après avoir présenté le rapport entre la tragédie et sa source principale, il convient maintenant d’analyser la dramaturgie de la pièce, afin de pouvoir dégager les moyens par lesquels Mainfray parvient à créer un véritable spectacle théâtral. Le sous-titre de La Rhodienne nous fournit des indications sur les principaux aspects de l’action dramatique : il s’agit d’une « Tragédie, où l’on voit naïfvement décrites les infortunes amoureuses d’Éraste et de Perside ». D’après ce titre, on a donc essentiellement affaire à une intrigue amoureuse dont les personnages principaux, Éraste et Perside, sont confrontés à une série d’incidents qui les conduit au malheur. En effet, on l’a déjà signalé, la Fortune joue un rôle primordial aussi bien dans la nouvelle que dans la tragédie. Pour Mainfray, l’histoire d’Éraste et de Perside devient une histoire de l’inconstance de la Fortune, un topos typiquement « baroque » d’après ce qu’en a écrit J. Rousset dans son ouvrage intitulé La Littérature de l’âge baroque en France 154 . Après avoir raconté ce qui s’est passé à Rhodes, Éraste constate à la première scène de l’acte II : […] Or soit ce que s’en soit, je bénis la fortune, […] Pour moi, quoique banni, j’ai assez trouvé d’heur Proche de Soliman, des Turcs le grand seigneur, Que je sers maintenant […] 155 154 Le monde baroque se présente comme un univers où tout est mouvement, métamorphose, changement, un univers où l’individu, lui aussi, est en voie de changement, oscillant entre l’être et le paraître. Voir Rousset, J., La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, Corti, 1953, p. 229. La réplique de Myrthille à la première scène du premier acte illustre cette idée. Elle console Perside de la façon suivante : « Allons, ne trouvez plus cet accident étrange, / Car en cet univers toute chose se change. » (v.189-190) 155 Ibid., v.221; v.227-229. L’histoire de Soliman et de Perside ou la chute d’Ibrahim pacha Biblio_17_005_437_Postert.indd 363 09.02.2010 8: 33: 47 Uhr 364 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray Ensuite, il relate ses succès guerriers et souligne que la Fortune lui était favorable : Bref, tout rit à mes yeux, tout me parait propice, Les plus grands de la Cour s’offrent à mon service, Soliman même craint de m’aller irritant, La Fortune pour moi n’a plus rien d’inconstant. […] 156 Par la suite, il avoue cependant que son bonheur n’est pas parfait : c’est son amour pour Perside qui le rend malheureux. Sa bien-aimée est pour lui « l’objet de sa peine », car au moment où il prononce ces paroles, il ignore encore qu’elle est vivante et qu’elle se trouve également à la Cour de Soliman. C’est pourquoi Éraste est d’autant plus content de la retrouver à la scène 2 de l’acte IV. Or pour le lecteur/ spectateur, cette rencontre a un goût amer, puisque la scène précédente a révélé les projets funestes de Brusor et de Soliman. Le public est donc au courant de ce qui se passe à la Cour de l’empereur turc lorsqu’Éraste, plein d’espoir, prononce les vers suivants : Tant plus de noirs brouillards le ciel est épaissi, Plus étant dispersés, il paraît éclairci, Plus Phébus est caché d’une nuée ombreuse, Plus il nous montre après sa face radieuse. Aussi, plus l’homme au monde est pressé de malheur, Plus le Ciel coup sur coup le comble de bonheur. […] 157 L’idée païenne de l’inconstance de la Fortune se mélange ici avec l’image chrétienne de la transcendance selon laquelle Dieu - et non la Fortune - détermine le destin des hommes. Or, le bonheur suggéré par le protagoniste ne durera pas, puisque dans cette même scène apparaît Mustapha qui demande à Éraste de revenir à la Cour ottomane, d’où - on le sait - il ne sortira pas vivant. Dans La Rhodienne, l’aspect de la Fortune est étroitement lié au thème de l’amour, car toute l’action repose sur l’amour malheureux de trois personnages : en tant que captive de Soliman, Perside ne peut vivre son amour pour Éraste qu’elle croit lointain ; Éraste, lui aussi, ignore la présence de Perside à la Cour, ce qui est également la cause de son malheur ; enfin Soliman, dont la passion pour Perside le conduit à abuser de son pouvoir pour faire tuer Éraste. Cette brève schématisation de l’intrigue dramatique montre que c’est la pas- 156 Ibid., v.245-248. 157 Ibid., v.675-680. Biblio_17_005_437_Postert.indd 364 09.02.2010 8: 33: 47 Uhr 365 sion qui détermine les actions des personnages, et non les événements historiques autour du siège de Rhodes. Ceux-ci servent essentiellement à donner à la pièce une teinture orientale. La manière dont Mainfray a construit sa scène d’exposition illustre cet aspect, puisqu’elle ne sert pas à familiariser le public avec les principales données historiques - ce qui est le cas dans la majorité des tragédies contemporaines - mais avec les principaux événements de l’intrigue amoureuse. En occupant toute la première scène du premier acte, l’histoire de la chaîne perd son statut d’épisode romanesque pour devenir le moteur de l’action dramatique ; l’histoire politique reste accessoire. Ce n’est qu’à la scène deux de l’acte V que la réalité historique se noue davantage avec l’intrigue amoureuse : en dramatisant le siège de Rhodes, Mainfray transforme la mort « accidentelle » de Perside en spectacle tragique. À la recherche d’un tel spectacle dramatique, l’auteur n’a pas seulement multiplié les effets spectaculaires de l’action, il a également réfléchi sur une possible mise en scène de sa pièce, ce que les nombreuses didascalies illustrent (elles sont plus nombreuses au dernier acte). L’originalité de La Rhodienne réside certainement dans ce goût pour le spectacle - on l’a déjà signalé - même si l’on ignore si cette pièce a vraiment été représentée. Mainfray optait alors pour une action assez mouvementée qui ne tenait pas encore compte de l’unité de lieu, phénomène que l’on peut surtout observer pendant le premier tiers du XVII e siècle. À cette époque-là, on ne se souciait pas encore d’unifier le lieu de l’action. Au contraire, les personnages semblaient voyager tout au long de l’intrigue 158 . Le théâtre d’Alexandre Hardy en fournit un bon exemple : l’action de Gésippe se passe à Athènes et à Rome, celle de la Force du sang en Espagne et en Italie, tandis que l’action de son Elmire se déroule même dans trois lieux différents, à savoir en Allemagne, en Italie (Rome) et en Égypte. Dans le cas de La Rhodienne, on a affaire à deux lieux différents : la Cour de Soliman et Rhodes. Le changement de lieu se fait d’une façon abrupte au milieu d’un acte : les trois premiers actes et la première scène de l’acte IV se déroulent à la Cour de Soliman (le texte précise que Perside est « enfermée dans un étroit sérail ») tandis que la seconde scène de l’acte IV et tout l’acte V se déroulent à Rhodes. Ce changement n’est indiqué par aucune didascalie. 158 Voir Scherer, J., La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1986, p. 184. Ce changement de lieu provoqua de nombreuses critiques. Sarrasin condamne aussi les successeurs de Hardy : « […] ceux qui lui succédèrent conservèrent longtemps cette scène ambulatoire ; leurs lyres, aussi bien que celle d’Orphée et d’Amphion, eurent le privilège de bâtir des villes et de faire suivre des rochers et des forêts, et leur théâtre fut comme des cartes de géographie qui dans leur petitesse représentent néanmoins toute l’étendue de la terre. » Voir ibid. L’histoire de Soliman et de Perside ou la chute d’Ibrahim pacha Biblio_17_005_437_Postert.indd 365 09.02.2010 8: 33: 47 Uhr 366 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray On s’en aperçoit au moment où Mustapha vient voir les deux amants pour transmettre le message de Soliman (le texte lui-même signale seulement qu’Éraste est éloigné de la Cour 159 ). Le dramaturge joue aussi avec les surprises et les coups de théâtres. À la première scène de l’acte III, Perside plaint la cruauté du sultan. Elle préfère mourir que de « servir à Soliman de jouet et de plaisir », comme elle le dit, et sort en sa présence brusquement un poignard pour se suicider (« Sus donc, brillant poignard, d’un généreux effort/ Fais-moi vaincre en un coup mon malheur et la mort », v. 511-512). Comme l’a montré M. Vuillermoz, les objets sur scène, notamment les armes, possèdent une valeur fortement spectaculaire 160 . Les dramaturges s’en servaient souvent pour augmenter la tension dramatique. Les coups de théâtre faisaient également partie de cette esthétique « baroque », qui vit littéralement d’effets spectaculaires et de renversements de situation. Mainfray en introduit deux dans l’action dramatique. C’est ainsi que Perside apprend à la première scène du dernier acte que son amant Éraste a été décapité sur ordre de Soliman. Les premiers vers du messager établissent le lien avec la scène précédente, la scène du « bonheur parfait » (IV,2) et mettent ainsi en relief la chute inattendue du favori : Ô Ciel plein de rigueur ! Ô destin courroucé ! Ô aveugle malheur ! Qui eût jamais pensé Que le vaillant Éraste, au midi de sa gloire, Eût éteint par sa mort son nom et sa mémoire ? Lui, dis-je, qui jadis des autres cavaliers Se voyaient couronné de palmes et lauriers. […] 161 L’exécution d’Éraste s’était donc déroulée hors scène, entre l’acte IV et l’acte V. Le second coup de théâtre qui a lieu à la scène suivante (V,2) est lié à un déguisement d’identité 162 . Pendant le siège de Rhodes, Soliman donne l’ordre de tuer un soldat qui ne cesse de l’insulter (Soliman : « Tirez sur ce soldat qui 159 À la première scène de l’acte IV, Soliman explique à Brusor qu’il veut faire venir Éraste: «Allons donc, je lui vais tôt dépêcher un page / Pour le faire venir s’enlacer au cordage. » (v.673-674.) 160 Voir Vuillermoz, M., Le système des objets dans le théâtre français des années 1625- 1650. Corneille, Mairet, Rotrou, Scudéry, Genève, Droz, 2000. 161 Mainfray, La Rhodienne, acte V, scène 1, v.739-744. 162 Sur le procédé du déguisement d’identité au théâtre, voir Forestier, G., L’esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988. Biblio_17_005_437_Postert.indd 366 09.02.2010 8: 33: 48 Uhr 367 me fait courroucer ! »). À la recherche de Perside, le sultan découvre que c’est elle qu’il a fait tuée : Mais voyons celui-là que nous avons tué Pour s’être à découvert par trop évertué. Ôtez-lui son arme, je veux voir son visage. Comment ! Dieux, Ciel, destins, démons, horreurs et rage ! Qu’avez-vous fait soldats ? Quoi, vous avez occis Perside qui tenait captifs tous mes esprits Dans ses beaux cheveux d’or ! […] 163 Mainfray a soigneusement préparé ce déguisement d’identité de Perside, qui est l’une des premières héroïnes du théâtre français (cf. BradAmante de Garnier) à prendre un habit masculin. À la manière d’une courageuse Amazone, elle décide à la fin de la première scène de l’acte V de prendre les armes pour éviter le pillage de Rhodes par ce « Scythe incivile » qu’est le sultan Soliman. Il est important de noter que le déguisement n’est nullement mentionné dans la source. Regardons comment Yver décrit la mort de Perside dans son Printemps : […] Perside s’ecria : « Ah ! malheureux barbare, ah ! cruel, ah ! ingrat des bienfaits de mon Éraste, que tu as si mal récompensé […] » Ce dit passa toute la tête et le sein par un créneau, faisant semblant de vouloir tirer contre les Turcs par cette canonnade ; lesquels, cuidant que ce fût un soldat, lui mirent à coups de mire deux balles dans l’estomac […] 164 On voit bien que ce fut ce petit passage « cuidant que ce fût un soldat » qui a inspiré Mainfray pour introduire dans son action ce procédé proprement théâtral du déguisement d’identité. Regardons en dernier lieu comment le dramaturge a conçu la mise en scène de sa pièce. Pour ce qui est du traitement de l’espace scénique, Mainfray fait preuve d’originalité. En adoptant une scène à deux niveaux, il fait apparaître Perside sur une sorte de galerie qui représente les remparts de la ville de Rhodes. Soliman et ses soldats, en revanche, restent en dessous, occupent donc les tréteaux, ce qui est indiqué par le texte dramatique lui-même, lorsque Brusor s’adresse aux citoyens de Rhodes (« Ho ! là-haut, citoyens ! Désirez-vous vous rendre/ Au Seigneur Soliman […] », v.822). D’après la didascalie, les Rhodiens armés se trouvent « au donjon de Rhodes ». L’espace scénique est ici intimement lié à l’intrigue dramatique et possède même une valeur emblé- 163 Ibid., v.911-917. 164 Yver, Printemps, édition citée, p. 547. L’histoire de Soliman et de Perside ou la chute d’Ibrahim pacha Biblio_17_005_437_Postert.indd 367 09.02.2010 8: 33: 48 Uhr 368 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray matique : dans la mesure où Mainfray fait apparaître son héroïne sur une galerie, il lui offre une véritable apothéose 165 . Il faut également mentionner ce qu’on appelle souvent dans la critique dramatique «l’effet de foule », puisque la dernière scène regroupe un grand nombre de personnages. D’un côté, les janissaires se préparent à l’assaut, et de l’autre, les Rhodiens armés se positionnent sur les remparts de la ville, tous certainement dans leurs uniformes traditionnels. On peut bien s’imaginer quel effet un tel spectacle a pu produire chez le spectateur. Pour conclure, on peut dire que l’histoire orientale a ici été transférée dans le cadre purement fictif d’une histoire d’amour au caractère chevaleresque. Avec le mélange d’éléments épiques fournis par la source, d’éléments éminemment théâtraux qui relèvent de l’imagination du poète (déguisement, action mouvementée, coups de théâtre etc.) et d’éléments « orientaux », provenant des écrits historiques occidentaux qui contribuaient à l’évolution de ce qu’on a appelé « l’Orient imaginaire », Mainfray crée un univers essentiellement fictif dans lequel la réalité historique - pensons à la scène 2 de l’acte II et au siège de Rhodes - ne parvient pas à s’imposer. Dans la mesure où les indications historiques manquent de précision et dans la mesure où elles se mélangent avec un certain héroïsme épique (pensons à Perside-Amazone), l’histoire elle-même devient fiction puisqu’elle s’est transformée en simple idée. En fin de compte, il ne convient pas de parler d’un cadre historique dans le cas de La Rhodienne, puisque ce terme implique une certaine fidélité aux événements historiques, ce qui - à part la scène 2 de l’acte II - n’est pas le cas ici. Il vaudrait mieux parler d’un spectacle dramatique de caractère historique, puisque là où l’histoire semble faire définitivement irruption au théâtre, elle se met entièrement au service de la représentation, et ne sert finalement qu’à achever l’intrigue romanesque. 2.2 Regards sur autrui 2.2.1 Soliman et Perside - entre Orient et Occident Certes, l’histoire de Soliman et de Perside telle qu’elle se présente à travers l’œuvre de Mainfray est en premier lieu une histoire sentimentale, comme on vient de le voir. Pourtant - on l’a également signalé - on y trouve un nombre considérable d’éléments ayant un rapport direct avec la vision proprement occidentale de l’Orient au XVII e siècle, vision assez péjorative, favorisant l’image stéréotypée du Turc « cruel » et « barbare ». Il est essentiel de noter dans ce contexte que cette image persistera dans les textes littéraires tout au 165 Voir l’introduction de Biet à son édition de La Rhodienne, édition citée, p. 654. Biblio_17_005_437_Postert.indd 368 09.02.2010 8: 33: 48 Uhr 369 long du siècle, même si les élites bourgeoises cessèrent progressivement de considérer les Turcs comme une menace constante. En tant que témoignage de cet « Orient imaginaire », La Rhodienne, elle aussi, fait donc partie de ce genre de textes. Dans le présent chapitre, nous proposons une lecture de La Rhodienne qui va au-delà de l’interprétation purement sentimentale de l’action. Nous nous engageons à montrer que cette tragédie revêt également une autre signification, plus actuelle, mais aussi plus politique. Cependant parler d’une tragédie à intention, dont le message n’est à décrypter qu’à travers une lecture à clef irait certainement trop loin dans le cas de la pièce de Mainfray, même si elle fut composée à une époque où la tragédie était parfois assez proche du pamphlet (cf. la tragédie nationale d’actualité entre 1610 et 1628). Dans le cas de La Rhodienne c’est paradoxalement dans l’intrigue amoureuse que réside toute l’actualité de la pièce, puisque c’est au travers d’une histoire d’amour, qu’est l’histoire de Soliman et de Perside essentiellement, que l’auteur représente la rencontre entre l’Européen et le Turc. Dans cette optique, la tragédie peut être considérée comme une transposition romanesque d’un problème non seulement réel, mais aussi actuel : le rapport difficile entre Orient et Occident. Le fait que l’action dramatique se déroule en deux lieux bien distincts, à Constantinople et à Rhodes, illustre bien cette distance entre Orient et Occident, distance qui n’est pas seulement d’ordre géographique, mais aussi d’ordre psychologique. Il est significatif que la rencontre entre ces deux mondes se fasse d’une façon extrêmement violente : c’est au travers des diverses expéditions militaires (ici : la prise de Rhodes) que l’Orient s’impose littéralement à l’Occident. De cette rencontre militaire naît aussi l’affrontement des personnages, qui est un affrontement entre le vainqueur et le vaincu. Le dialogue entre Soliman et Perside à la première scène de l’acte III est emblématique de ce contexte. Perside, enfermée dans le sérail, se plaint de la cruauté de Soliman lors de la prise de Rhodes : Ô cruel Soliman ! Ô inhumain barbare ! N’était-ce assez d’avoir détruit notre cité, Profané nos autels et l’hospitalité, Égorgé nos vieillards mi-tremblants de vieillesse, Jeté nos forts remparts et nos tours à l’enverse, Nos vierges violé, démoli nos tombeaux, Et fait jeter les corps pour pâture aux corbeaux […] 166 166 Mainfray, La Rhodienne, v.410-416. Regards sur autrui Biblio_17_005_437_Postert.indd 369 09.02.2010 8: 33: 48 Uhr 370 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray D’après ce que dit Perside dans ce passage, la cruauté turque ne connaît pas de limites. Les actes de violence que Rhodes a subi pendant l’invasion turque prennent ici une valeur universelle : en tant que « Boulevard du levant » et « clef de la chrétienté », Rhodes, victime de la puissance ottomane, devient le symbole de toute la chrétienté. Dans cette optique, le personnage de Perside, elle aussi, dépasse son rôle dramatique : elle n’est pas simplement l’amante d’Éraste ou la captive de Soliman, elle devient le porte-parole de tout l’Occident. En tant que représentante de la chrétienté, elle préfère mourir que s’allier avec l’ennemi. Soliman prend exactement le contre-pied de la position de Perside, tant du point de vue politique que religieux : ô renommé Mahon, Prophète plein de gloire, Je veux plus que jamais à ton Alcoran croire, Puisque, de mon armée et de moi soucieux, De Rhodes tu me rends maître et victorieux […] Le ciel m’a fait vainqueur mais non entièrement Puisqu’ayant réduit Rhodes à la basseur de l’herbe, Je suis après vaincu d’une dame superbe Qui encor qu’elle soit totalement à moi, Méprise mon amour, ma grandeur et ma foi. […] 167 Mainfray oppose ici Rhodes - « clef de la chrétienté » au monde musulman, évoqué par les termes de « Mahon 168 » et de l’ « Alcoran ». Comme Soliman le souhaitait à la scène 2 de l’acte II lorsqu’il louait les grandes victoires de ses ancêtres, il est maintenant le vainqueur de Rhodes. Pour lui, cette victoire n’est cependant pas parfaite, puisqu’il n’a pas encore pu gagner le cœur de sa captive, Perside. D’après lui, elle ne méprise pas seulement « [son] amour » et « [sa] grandeur », mais aussi « [sa] foi ». Là encore, Mainfray nous confronte à l’antagonisme Orient/ Occident, qui se présente dans la pièce principalement comme un antagonisme religieux 169 . Celui-ci se manifeste surtout dans les 167 Ibid., v.457-460 ; v.464-468. 168 L’orthographe du terme « Mahon » est empruntée de la nouvelle d’Yver (« Mahom »). Il est cependant important de noter qu’on trouve plus d’occurrences du terme dans la tragédie (v.540 ; v.557, v.720) que dans la nouvelle. 169 «L’Islam vis-à-vis de l’Occident, c’est le chat vis-à-vis du chien», constate F. Braudel dans son article «L’histoire», [in] Braudel, F. (éd.), La Méditerranée. L’espace et l’histoire, Paris, Flammarion, 1985, p. 159. Pour lui, l’antagonisme Orient/ Occident n’est pas seulement un clivage. L’Orient est pour lui un «Contre-Occident, avec les ambiguïtés que comporte toute opposition profonde qui est à la fois rivalité, hostilité et emprunt». Biblio_17_005_437_Postert.indd 370 09.02.2010 8: 33: 48 Uhr 371 répliques de Perside : selon elle, Soliman est un « Barbare sans foi » (v.780), un « tigre inhumain sans Dieu et sans foi » (v.832), le « Fléau des princes chrétiens » (v.875) 170 . Pour ce qui est d’Éraste, l’amant de Perside, il ne cache pas non plus ses origines chrétiennes. En tant que citoyen de Rhodes, il reste comme Perside très attaché à sa Nation et à sa religion. Pour lui, le fait de lutter contre son pays natal aurait été une trahison religieuse, comme il l’explique à Perside dans la scène du « bonheur parfait » (IV,2) : Perside, je bénis l’Éternel de ferveur, Non pour être de Rhode l’unique gouverneur, Ou pour être chéri à la Cour de mon prince, Mais pour n’avoir point servi ce saccagement D’auteur, de fléau, de feu, de foudre et d’argument, Et pour être fait grand, par amour ou contrainte, Renié de mon Dieu la foi et la loi sainte. 171 Pour Éraste, on le voit ici, les grandeurs du monde n’ont aucune importance. Le fait d’avoir été nommé gouverneur de Rhodes ou d’être le favori de l’empereur ne joue aucun rôle pour lui. La seule chose qui compte, c’est « la foi et la loi sainte » de [son] Dieu. L’emploi de l’adjectif possessif « mon » devant le substantif « Dieu » est assez significatif : il souligne non seulement le fait qu’Éraste soit attaché à la religion chrétienne, et il implique aussi une mise à distance par rapport à la religion d’autrui qu’est la foi musulmane. Une fois de plus, Mainfray nous fait comprendre que la rencontre entre l’Européen et le Turc est essentiellement une rencontre entre deux religions antagonistes. Rappelons dans ce contexte la définition du mot « Turc / Turque » proposée par le dictionnaire de Furetière : « Sujet de l’Empereur d’Orient qui fait profession de la Secte de Mahomet ». D’après cette définition, c’est donc la foi musulmane qui fait du Turc un vrai Turc. Reste maintenant à savoir dans quelle mesure le Soliman de Mainfray incarne l’image qu’on se faisait en général de l’empereur oriental. Dès sa première apparition sur scène, l’auteur nous montre un empereur d’une puissance extraordinaire, voire mégalomaniaque. Le portrait qu’il brosse de Soliman - on l’a signalé - correspond dans ses grands traits à celui de Nabuchodonosor dans les Juifves de Garnier. Il est significatif que l’empereur se définisse ici par opposition aux princes chrétiens qui, comme il le dit, « crai- 170 Il est intéressant de noter ici que Scudéry inverse ce procédé dans sa tragi-comédie Ibrahim en montrant les Chrétiens vu par les yeux des Turcs. Dans sa pièce, les Chrétiens sont « lâches » et « sans foi ». Voir Dutertre, E., Scudéry Dramaturge, Genève, Droz, 1988, p. 376. 171 Mainfray, La Rhodienne, v.703-710. Regards sur autrui Biblio_17_005_437_Postert.indd 371 09.02.2010 8: 33: 49 Uhr 372 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray gnent le nom du puissant Soliman ». En effet, on admirait le pouvoir de l’empereur turc et la puissance de sa grande armée - ce n’est pas pour rien que l’on a attribué à Soliman le qualificatif « le Magnifique » - mais on le craignait aussi. Les grandes conquêtes de ses ancêtres (Soliman lui-même les énumère à la scène 2 de l’acte II) fournissaient aux yeux des Occidentaux la preuve que la peur du Turc était justifiée. Or l’image de l’empereur dans les écrits historiques de l’époque ne fut pas toujours négative. On louait souvent sa clémence et sa générosité. Mainfray en tient également compte dans sa tragédie, au moins pendant les trois premiers actes. À la première scène de l’acte III, après la rencontre entre Éraste et Perside, la générosité de Soliman peut même surprendre, puisque en dépit de son amour pour Perside, il propose le mariage entre les deux amants («[…] Mais puisque le destin qui tout ordre dispose/ Après tant de malheur a permis cette chose/ Je veux vous assembler par un loyal hymen/ Pour combler de plaisir votre ennuyeux tourment. » ; v.597-600). Mais à l’acte IV, tout change. Soliman fait volte-face puisqu’il s’est rendu compte que sa passion pour Perside est plus forte qu’il ne le croyait. « Pour faire céder [Perside] à son affection », il est prêt à tout. Lorsque Brusor lui suggère que la mort d’Éraste est la seule possibilité pour gagner le cœur de Perside, il y consent sans hésitations, ne pensant qu’à son désir (« Il n’importe : il convient accomplir mon envie » ; v.654). C’est donc à l’acte IV que Mainfray revient sur les préjugés occidentaux : même si l’empereur est parfois généreux, il est toujours soupçonné de cruauté et de perfidie 172 . Cette image négative de l’empereur turc s’apaise cependant à la fin de la pièce puisque Soliman fait de nouveau preuve de générosité en faisant construire un tombeau pour les deux amants. Ce qui reste de la cruauté turque a été entièrement transféré sur le personnage de Brusor, qui remplit la fonction d’un véritable bouc émissaire. Le mauvais conseiller de Soliman réunit en sa personne tous les traits négatif de cette image occidentale du Turc. 172 Dans Le Grand et Dernier Solyman, Mairet exploita encore plus cette perfidie de l’empereur turc. Dans cette tragédie, Soliman feint d’accorder le mariage entre Mustapha et Despine (IV,4). Or, à la scène 2 de l’acte V, les deux amants se rendent compte que Soliman s’était moqué d’eux : le page avait apporté la « tranchante hâche ». Le lien de parenté avec l’histoire de Soliman et de Perside est frappant. Il est possible que Mairet se soit inspiré de la pièce de Mainfray. En ce qui concerne le Soliman de Desfontaines, il montre beaucoup plus de scrupules à faire tuer Éraste. Contrairement à la pièce de Mainfray, Soliman hésite (« Et quoy que ie propose en ce courroux extréme / Le puis-ie perdre enfin sans me perdre moy mesme ? », IV,9). Biblio_17_005_437_Postert.indd 372 09.02.2010 8: 33: 49 Uhr 373 2.2.2 L’histoire de Soliman et de Perside - une transposition orientale de l’histoire nationale ? Lorsque Gabriel Bounin opta pour la première fois dans l’histoire du théâtre français pour un sujet oriental (1561), on est encore loin de l’époque où le théâtre à sujet turc était un vrai phénomène de société. Pour Bounin, le sujet de La Soltane possédait surtout une grande valeur instructive. Rappelons qu’il y eut essentiellement recours pour « affiner et assagir [les] Français de leurs périls tragiques », comme il l’explique dans sa préface, une remarque pas uniquement rhétorique. Il se servait d’un cadre oriental, donc « exotique », pour mieux établir le lien avec la France contemporaine. En effet, quand on regarde la production dramatique du XVI e siècle de plus près, les sujets de tragédie furent fortement marqués par leur rapport avec l’actualité. Ce fut par le prisme d’un sujet antique ou biblique que l’on traitait des questions de la Nation 173 . Dans cette optique, le sujet oriental, en dépit de son caractère « exotique », s’inscrit tout de même dans le courant littéraire de l’époque : seule la forme du prisme a changé. Le contexte historique et dramatique dans laquelle La Rhodienne vit le jour fut encore plus marqué par les sujets d’actualité que l’était celui de La Soltane de Bounin. Le chapitre synoptique sur les tragédies nationales (chapitre II de notre étude) a montré que la majorité des tragédies nationales d’actualité apparurent entre 1610 et 1628, c’est-à-dire durant la période dans laquelle notre dramaturge créa sa Rhodienne. Mais en dehors de la veine des sujets contemporains, les tragédies traitant des sujets antiques, mythologiques ou religieux persistaient. Ch. Mazouer constate même que « la tragédie se fait volontiers religieuse 174 » à cette époque, et plus particulièrement entre 1615 et 1625. Le fait que la pièce de Mainfray se situe à la croisée de ces tendances décrites soulève la question de son rapport direct avec l’actualité politique française et, par conséquent, avec la production dramatique à sujet national qui, on l’a vu au chapitre II, possède à cette époque le caractère d’une « chronique théâtralisée » mettant en relief les problèmes religieux de la France. La question serait donc la suivante : La Rhodienne de Mainfray, peut-elle être considérée comme un « prisme oriental » des problèmes français contemporains ? La confrontation directe d’une œuvre littéraire avec des événements précis du contexte politique constituerait une entreprise délicate, car on risquerait d’établir des liens là où l’auteur ne les avait peut-être pas conçus. Si nous tentons alors par la suite d’établir un rapport entre l’action dramatique et la 173 Voir le chapitre II.1 de notre étude. 174 Mazouer, Ch., Le Théâtre français de l’Âge classique, t.I, Paris, Champion, 2006, p. 97. Regards sur autrui Biblio_17_005_437_Postert.indd 373 09.02.2010 8: 33: 49 Uhr 374 2. La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman (1618) de Pierre Mainfray situation contemporaine de la France, ce n’est que pour montrer que cette tragédie mi-fictive, mi-historique n’est pas si loin que l’on aurait pu penser de la tragédie nationale d’actualité. Si l’on peut ajouter foi à la remarque de Ch. Biet selon laquelle la première édition de La Rhodienne date de l’année 1618, la tragédie fut créée l’année suivant l’assassinat de Concini, événement qui a prêté matière à deux tragédies nationales commémoratives, à savoir La Victoire du Phebus françois contre le Python de ce temps et la Magicienne estrangère. Même si les deux tragédies anonymes sont beaucoup plus proches d’un écrit pamphlétaire que la tragédie de Mainfray, le rapport avec l’événement actuel qui avait bouleversé la France contemporaine en 1617 est tout de même présent : les trois tragédies dramatisent l’assassinat d’un favori 175 . Même si Concini fut le favori de Marie de Médicis et non de Louis XIII - situation légèrement différente de celle représentée dans La Rhodienne -, on a dans les deux cas affaire à l’assassinat d’un courtisan qui se trouve à l’une des plus hautes charges de l’État 176 . Il existe donc un lien de parenté entre l’histoire orientale, c’est-à-dire le destin d’Ibrahim pacha, et l’histoire de la France contemporaine. Pour ce qui est de l’aspect religieux de La Rhodienne, aspect illustrant en premier lieu l’antagonisme qui règne entre Orient et Occident, et pour ce qui est de la façon dont il est traité dans l’œuvre - il est question du siège et du sac de Rhodes -, il convient de rappeler l’existence d’une tragédie nationale à sujet moderne intitulée Le Sac de Cabrières (1560) 177 qui met en scène un conflit religieux français qu’est le massacre des Vaudois du Lubéron (1545). La pièce dramatisant l’antagonisme religieux entre catholiques et Réformés - il s’agit d’un témoignage des guerres civiles en France. La Rhodienne, avec ses nombreuses allusions religieuses, ne peut-elle alors pas être considérée comme une variante « orientale » de l’antagonisme religieux en France ? Certes, au moment de la composition de la tragédie, les guerres de religion sont officiellement terminées, mais le problème religieux est encore bien présent. En effet, quand on regarde les deux tragédies de plus près, on peut constater plusieurs points communs. Tout d’abord on peut observer l’emploi abondant d’un vocabulaire religieux : dans les deux tragédies, on trouve des termes comme « Dieu », « Tout puissant », « chrétiens » etc., ce qui est plus logique pour la Tragédie du Sac de 175 On a déjà signalé au chapitre II de notre étude que La Magicienne estrangère est complémentaire de la Victoire du Phebus françois en dramatisant la mort de Leonora, épouse de Concini. 176 La relation entre le souverain et son favori est devenu un véritable thème dans l’histoire du théâtre français : on en a parlé lors de l’analyse des tragédies sur le comte d’Essex. 177 On l’avait présentée au chapitre II de notre étude. Biblio_17_005_437_Postert.indd 374 09.02.2010 8: 33: 49 Uhr 375 Cabrières - où le contexte religieux est le fondement de l’action dramatique elle-même -, que pour La Rhodienne, où il ne se révèle qu’à seconde vue. Mais il est essentiel de noter ici que l’action des deux tragédies montre les mêmes tensions religieuses, même si l’une se déroule en France et l’autre en Orient. De plus, dans les deux cas, le siège de la ville a été transformé en véritable spectacle. Le fait que l’auteur du Sac de Cabrières situe l’intrigue au moment même du siège lui permet d’exploiter tous les effets spectaculaires de l’action. Comme dans La Rhodienne, on suggère la force de l’armée et de l’armement - dans le Sac de Cabrières on trouve tout un vocabulaire concernant l’armée et la guerre - et on met en relief la cruauté avec laquelle on s’est emparé de la ville 178 . Les paroles de Perside qu’on a déjà citées antérieurement (v.410-416) illustrent cette cruauté dans la tragédie « orientale » et rappellent par analogie le malheur des protestants en France. Quoique La Rhodienne ne puisse pas être considérée comme une véritable transposition orientale de l’histoire de France, on peut tout de même constater que cette tragédie offre au lecteur français des possibilités d’identification, soit du point de vue des relations Orient/ Occident, soit du point de vue de l’actualité politico-religieuse de la France. Certes, la pièce ne compte pas parmi les tragédies les plus originales du point de vue de la construction dramatique, mais il faut tout de même admettre qu’elle possède des qualités quant au message transmis ; sinon une lecture à trois niveaux n’aurait jamais été possible. 178 Sur le vocabulaire de l’armée dans La Tragédie du Sac de Cabrières, voir Klotz, R., « Lecture méthodique de La Tragédie du Sac de Cabrières », L’Information littéraire, 1, 1994, p. 37. Regards sur autrui Biblio_17_005_437_Postert.indd 375 09.02.2010 8: 33: 50 Uhr 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite - « songe trompeur » ou histoire inévitable ? L’histoire véritable de la mort du sultan Osman II (1618-1622) À la mort du sultan Achmed Ier, en 1617, son fils aîné Osman n’a que treize ans. Selon les décrets du défunt, son frère Mustapha, qui a passé quatorze ans en captivité, doit monter sur le trône. Il ne reste cependant pas longtemps au pouvoir, car sa débilité mentale le rend inapte à gouverner. En février 1618, il est déposé. Les Grands de l’Empire le font retourner en captivité et font monter le jeune Osman sur le trône. Avide de gloire, il fait la guerre aux Perses. En septembre 1618 il signe un traité de paix honorable avec eux. L’année suivante, il conclut une paix avec la Pologne qui ne durera cependant pas. En 1620, la guerre reprend. Osman envahit la Pologne et assiège Khotin (« Ouchin » au XVII e siècle). Vaincu à cette bataille d’ « Ouchin », Osman est contraint de signer une paix peu reluisante. Sur le conseil de son grand vizir, le sultan décide de lever une autre armée en Égypte, de passer en Syrie et de revenir en force à Constantinople. Les janissaires se croient menacés et commencent à s’agiter. Osman annonce qu’il se prépare à un pèlerinage à Mecque pour calmer les esprits. Mais les janissaires ne le croient pas. Le 18 mai 1622, ils font éclater la révolte, envahissent le sérail, mettent à mort le grand vizir et les autres chefs du pays et font sortir Mustapha de sa prison pour le remettre sur le trône. Osman tente de fuir par mer, mais il découvre que les marins ont abandonné les navires. Revêtu d’un simple habit blanc, il cherche à se cacher, mais finit par être découvert. Il est emprisonné au château des Sept-Tours, torturé, et le 20 mai 1622, il est étranglé. Après sa mort, anarchie, corruption et misère règnent dans le pays. En août 1623, les janissaires redéposent Mustapha et font monter le jeune frère d’Osman sur le trône, qui règne dès lors sous le nom de Murad IV 179 . 179 Nous nous appuyons ici sur le résumé historique de l’édition critique du Théâtre complet de Tristan L’Hermite présentée par C. Abraham/ J.W. Schweizer/ J. van Baelen, University of Alabama press, 1975, p. 763-64. Biblio_17_005_437_Postert.indd 376 09.02.2010 8: 33: 50 Uhr 377 3.1 Sujet moderne et dramaturgie « rétrograde » ? Argument Acte I. La Sultane sœur, endormie, voit dans son songe l’assassinat de son frère Osman (1). Craignant que son songe ne soit prophétique, elle en parle à ses deux esclaves, Fatime et Léontine. Elle explique que la fille du mufti est la cause du « retardement » d’Osman qui a prévu de quitter Constantinople. Il est tombé amoureux d’un portrait que Fatime a « laissé tomber » à ses pieds. La Sultane sœur demande à Léontine d’aller voir l’oncle débile d’Osman, Mustapha («[ l’]homme saint »), pour s’enquérir de la signification du songe (2). Osman entre. Il informe sa sœur que tout est prêt pour son départ. Furieux du comportement des janissaires (« ces lâches soldats ») pendant la guerre contre la Pologne, il décide - sous prétexte d’un pèlerinage à Médine - de quitter la capitale avec tous ses trésors pour transporter le siège de l’Empire en Égypte et pour y constituer une autre milice, obéissante, avec laquelle il envisage de revenir reprendre Constantinople. Comme il veut aussi emmener la fille du mufti (après le mariage), qu’il n’a jamais vu réellement, il interroge Fatime sur ses charmes. La Sultane sœur tente de lui faire comprendre qu’un simple portrait peut toujours être une « imposture » et que le mufti s’oppose à ses projets. Elle craint la révolte des janissaires et soupçonne le Sélictar aga de trahison. De plus, elle raconte à son frère qu’elle a eu un horrible songe. Celui-ci en avait un, lui aussi : il parle d’un « chameau débridé », symbole de la perte de l’Empire. Mais contrairement à la Sultane, il ne craint pas ces signes funestes. Osman reçoit une lettre du grand vizir : le mufti « dispute » avec le grand vizir et n’a pas encore donné son consentement quant au mariage d’Osman avec sa fille ; une guerre civile semble s’annoncer ; les janissaires sont armés et l’aga est introuvable. Pour obtenir le consentement du mufti, Osman ordonne de lui offrir « une veste qui soit de drap d’or » (3). Acte II. Dans son monologue, la Sultane sœur exprime ses craintes que son songe ne devienne réalité. Elle plaint la crédulité et l’aveuglement d’Osman (1). Celui-ci ne croit pas à l’interprétation du songe donnée par Mustapha et ordonne à sa sœur de ne plus jamais en parler (2). La fille du mufti entre en scène. Osman se rend compte que le portrait qu’il avait vu était trop flatteur. Il la répudie immédiatement en feignant de comprendre les objections du mufti et « la loi de Mahomet ». La fille du mufti veut se venger. Le bassa, Sélim, lui accorde son aide et promet de la soutenir avec « tout son camp ». Il lui confie avoir découvert les véritables projets du sultan. Une lettre d’Osman au bassa de Caire, que le Sélictar aga lui avait donnée, en est la preuve (3). Rassurés par l’aide du mufti, les trois bassas Sélim, Orcan et Mamud décident d’empêcher le départ d’Osman (4). Sujet moderne et dramaturgie « rétrograde » ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 377 09.02.2010 8: 33: 50 Uhr 378 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite Acte III. La fille du mufti est partagée entre son amour pour Osman et ses sentiments de vengeance. Mais c’est la vengeance qui prend finalement le pas sur la passion (1). Un musulman vient raconter à la fille du mufti que vingt mille soldats ont menacé le sérail pour se venger du grand vizir qui avait conseillé à Osman de déserter Constantinople. Celui-ci est sorti à cheval, accompagné par « quarante capigis » et « six pages d’honneur » pour rétablir la paix par sa seule présence : les janissaires se sont mis à genoux et ont versé des larmes. D’après le récit du musulman, Osman a même fait étrangler quelques soldats qui avaient l’air de ne pas vouloir respecter son autorité (2). Lorsque Sélim entre en scène, la fille du mufti déplore l’échec des janissaires et critique leur humble soumission. Le bassa lui explique cependant que lui et le mufti ont réussi à rétablir l’esprit combattant des soldats qui finissent par reprendre leurs armes. Le mufti a préparé deux demandes, dont il est sûr qu’elles seront refusées, pour pouvoir marcher de nouveau sur le sérail. La fille du mufti rappelle à Sélim qu’elle ne lui promet rien « pour tous ses travaux » (3). Acte IV. Lodia, le « précepteur » d’Osman lui conseille de partir cette nuit. L’empereur refuse, ne voulant partir que pendant la journée et accompagné d’une « trompette » (1). La Sultane sœur annonce que « vingt mille hommes armés » menacent le sérail et que c’est le mufti qui les a incité à cette nouvelle attaque. Osman prononce des menaces de mort envers le mufti et « A ce vers il se fait grand bruit derrière le théâtre » (2). Sélim et les autres bassas apparaissent devant la porte du palais et demandent de parler avec le sultan (3). Osman apparaît sur un balcon pour prononcer sa harangue. Orcan répond avec un discours politique plein de clairvoyance et de justice : les janissaires savent tous que le prétendu pèlerinage à Médine n’est en réalité qu’une simple fuite d’Osman. Mamud demande les têtes des trois principaux conseillers, celle du grand vizir, du secrétaire et celle de Lodia. Osman n’a pas le choix : il ordonne à ses capigis de les étrangler. Sélim donne l’ordre de passer à l’attaque. Acte V. Dans son monologue, Osman résume sa situation : ses amis ont été assassinés et on l’a privé de sa couronne pour la mettre sur la tête de son oncle imbécile, Mustapha, le nouvel empereur. Osman envisage de s’allier à Hussein Bassa et au bassa de la mer, seul espoir lui restant (1). La fille du mufti fait comprendre à Osman que le fait de l’avoir répudiée a causé sa ruine. Elle veut tout de même empêcher son départ en l’avertissant que tout le monde le cherche et que sa « tête est mise à prix », mais Osman ne l’écoute pas. Il sort (2). Dans son dialogue avec Fatime, la fille du mufti retrace les étapes de son amour pour Osman. Elle révèle sa complicité avec Fatime, qui a volontairement fait tombé le portrait flatteur aux pieds de l’empereur (3). Mamud vient annoncer la mort du sultan qui, après une lutte acharnée, a été décapité par la main de ses janissaires. Choquée par cette nouvelle, la fille du mufti Biblio_17_005_437_Postert.indd 378 09.02.2010 8: 33: 50 Uhr 379 décide de mettre fin à sa vie et ainsi à celle d’Osman, qui « subsiste encore en [son cœur]. « Elle se donne trois coups de poignard ». 3.1.1 Osman et ses sources H.C. Lancaster a certainement raison quand il écrit à propos d’Osman de Tristan l’Hermite qu’il s’agit de la « most interesting and genuine Turkish tragedy before Bajazet 180 » ; et pourtant, Osman n’a que taedivement attiré l’attention des critiques. Contrairement à Bajazet qui a fait couler beaucoup d’encre, la dernière tragédie de Tristan a dû être tirée de l’oubli. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant de voir que le statut de Tristan dans la critique littéraire ne dépassait d’abord guère le rôle d’un précurseur de Racine, comme le titre de l’ouvrage de N.-M. Bernardin l’illustre : Un Précurseur de Racine : Tristan L’Hermite, sieur du Solier (1601-1653) 181 . Avant la publication de la thèse de D. Dalla Valle 182 et celle assez récente de S. Berregard 183 , l’ouvrage de Bernardin restait quasiment le seul ouvrage de référence sur l’auteur de la Mariane. En ce qui concerne la tragédie d’Osman, elle faisait l’objet de quelques articles qui parurent presque tous dans les Cahiers Tristan l’Hermite pendant les années 1990. Étant donné que ces articles ne traitent qu’un aspect particulier de la pièce et ne mettent pas suffisamment en relief la modernité de son sujet, nous y consacrerons le présent chapitre 184 . Parmi les sujets turcs modernes traités par nos dramaturges, celui d’Osman et celui de Bajazet sont incontestablement les plus récents au XVII e siècle ; Racine, lui, l’a souligné dans sa première préface quand il constate que son sujet « n’[est] encore dans aucune Histoire imprimée » et qu’il s’est appuyé 180 Lancaster, H.C., 1932, Part II, vol. II, p. 773. 181 Bernardin, N.-M., Un Précurseur de Racine: Tristan L’Hermite, sieur de Solier (1601- 1653), Genève, Slatkine, 1967 (rééd. de 1895). 182 Dalla Valle, D., Il Teatro di Tristan L’Hermite, saggio storico e critico, Torino, G. Giappichelli, 1964. 183 Berregard, S., Tristan L’Hermite, « héritier » et « précurseur ». Imitation et innovation dans la carrière de Tristan L’Hermite, Tübingen, Narr, 2006. 184 Notre analyse se veut complémentaire de l’article de Mallet, N., « Osman et les politiques », Cahiers Tristan l’Hermite, XVI, 1994, pp. 31-40. Le personnage de la Sultane sœur et de la fille du mufti font l’objet de trois articles parus également dans les Cahiers Tristan L’Hermite. Voir Brissaud, A., L’Ambiguïté de la Sultane sœur », Cahiers Tristan L’Hermite, XVIII, 1996, pp. 50-54 et Mallet, N., « Les plaintes de la mal aimée : passion et scénographie dans la tragédie d’Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, XX, 1998, pp. 17-27. Sur le personnage de la fille du mufti, voir aussi Dalla Valle, D., « Une relecture d’Osman », [in] Car demeure l’amitié. Mélanges offerts à Claude Abraham, textes recueillis et édités par F. Assaf, Biblio 17, n°122, Paris/ Seattle/ Tübingen, 1997, pp. 155-170. Sujet moderne et dramaturgie « rétrograde » ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 379 09.02.2010 8: 33: 50 Uhr 380 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite sur les informations du comte de Cézy, dont les récits restaient encore dans la mémoire d’une « quantité de Personnes » à la Cour. Il est important de noter que Tristan, lui aussi, se servit des informations dudit ambassadeur - le Mercure françois y avait eu recours pour son récit de la mort d’Osman - pour composer l’intrigue de sa tragédie. Mais contrairement au dramaturge belge, Denis Coppée, qui saisit l’événement politique au moment où il s’est produit en publiant sa tragédie en 1623, c’est-à-dire l’année suivant l’assassinat du sultan, Tristan L’Hermite créa son Osman avec une distance temporelle d’environ 24 ans 185 . Étant donné que l’on ne trouve aucune trace de la représentation de cette tragédie 186 , on est obligé de se référer au privilège du roi qui date du 17 juin 1647. Il est donc probable que la tragédie fut jouée pendant la saison 1646/ 47. Le fait que le privilège fût accordé pour vingt ans est exceptionnel à l’époque, mais l’on ne connaît pas les véritables raisons pour cette longue durée. Les troubles de la Fronde et la mort de Tristan en 1655 ont certainement contribué à retarder la publication de la pièce. Celle-ci ne parut qu’à titre posthume, en 1656, sur l’initiative de Philippe Quinault qui rédigea aussi la dédicace adressée au Comte de Bussy-Rabutin 187 , cousin et correspondant de Madame de Sévigné, et auteur de L’Histoire amoureuse des Gaules. Afin de se faire une idée des sources utilisées par Tristan, il convient d’abord de jeter un regard sur les documents ou témoignages qui parurent l’année même de l’assassinat d’Osman ou celle d’après. Même si Tristan ne doit rien à la tragédie de Coppée, il a nécessairement utilisé une partie de ses sources, puisque les documents qui fournissaient les principales informations sur l’assassinat du sultan, c’est-à-dire sur les événements qui eurent lieu le 18, 19 et 20 mars 1622, sont assez limités. Il est important de noter tout d’abord que les nouvelles de la mort du sultan n’atteignirent pas seulement la France, mais furent répandues dans presque tout l’Occident. En dehors les Zeitungen et avvisi en allemand, italien, néerlandais et anglais - citons ici le récit d’Abraham Verhoeven, publié le 13 juillet 1622 et intitulé Nieuwe Tijdinghe wt Turc- 185 Le dramaturge espagnol, Lope de Vega, se servit, lui aussi, du personnage d’Osman II pour composer sa comédie intitulée El Tirano castigado. 186 Pellisson et Chappuzeau répertorient la pièce. Elle figure également dans le Baron de la Crasse, comédie de Raymond Poisson (1661-62). Mais l’on ne peut pas dire si la tragédie fut un succès ou un échec. 187 « Monseigneur, Alors que je me suis proposé de mettre sous votre protection cette dernière tragédie de feu Monsieur Tristan, je n’ai fait après sa mort que ce qu’il avait dessein de faire pendant sa vie. Ma bonne fortune, qui me fit autrefois avoir quelque part dans sa confidence, me rendit le témoin de son estime pour votre mérite et de son inclination pour votre personne […] » (Dédicace de Quinault au comte de Bussy-Rabutin). Voir Tristan L’Hermite, Osman, édition citée. Biblio_17_005_437_Postert.indd 380 09.02.2010 8: 33: 51 Uhr 381 kijen van Constantinopolen, hoe ende in wat manieren den Grooten Turck is vermoordt gheworden van zijn eyghen volck ende hebben eenen anderen Heere ghekofen 188 - il existe deux récits anonymes de langue française qui parurent l’année même de l’assassinat : Le massacre du Grant Turc et du souverain Pontife de Constantinople 189 (1622) et La grande et estrange sédition arrivée depuis peu en la ville de Constantinople, touchant l’élection d’un nouveau Empereur 190 (1622). Les deux documents ne furent certainement pas connus de Coppée, et il est peu probable que Tristan s’en soit servi. En retraçant les événements dans ses grands traits, les textes sont trop sommaires pour pouvoir susciter l’intérêt d’un poète. En revanche, la lettre d’un prédicateur capucin, nommé le Père Pacifique de Provins, qui se trouvait à Constantinople en 1622, se prêtait mieux à une dramatisation de l’assassinat, d’autant plus qu’il prétend en avoir été le témoin oculaire 191 . Il considère le meurtre d’Osman comme le « massacre le plus ignominieux qui (vu la personne) […] ait été commis depuis mille ans » et conclut qu’il s’agit d’une « funeste et pitoyable Tragedie » 192 . Dans la mesure où ce texte constituait le fondement de tous les autres rapports sur ce sujet, il fournissait également la base à nos deux dramaturges, Coppée et Tristan. Le 30 mai 1622, la missive adressée à « un prédicateur du même ordre » fut publiée à Paris, puis mise à profit dans le rapport du Mercure françois : « Etrange mort du grand Turc Sultan Osman étranglé par les Janissaires et les Spahis » 193 . Le récit du Mercure reste assez proche de celui du Père Pacifique mais il s’appuie en plus sur l’histoire de « Lunderpius », l’allemand Lundorp, et ajoute quelques aspects décrits dans la lettre envoyée par le comte de Cézy. En ce qui concerne l’intrigue politique de la pièce, on peut dire que Tristan l’emprunte à ces deux sources et plus particulièrement à la Lettre du Père Pacifique. Reste maintenant à savoir si l’intrigue sentimentale autour de la fille du mufti provient de sa propre imagination ou s’il l’a trouvée dans une de ses sources. Tout d’abord, on peut constater que le personnage en soi est historique puisqu’il figure dans l’Inventaire de l’Histoire generalle des Turcs de Michel 188 Anvers, Abraham Verhoeven, 1622. 189 Paris, N. Rousset, 1622. 190 Paris, P. Rocollet, 1622. Voir aussi la réédition de ce récit [in] Ternaux-Compans, H., Archives de voyage, II, Paris, 1840, pp. 392-396. 191 Lettre du Pere Pacifique de Provin[s], Predicateur Capucin, estant de present à Constantinople […]. Sur l’estrange mort du grand Turc, Empereur de Constantinople, Paris, F.Huby, 1622. Un exemplaire de ce texte se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal [cote : 8-H- 12763 (6)]. À la fin du récit il insiste sur le fait d’avoir vraiment assisté aux événements. Voir ibid., p. 24-25. 192 Ibid., p. 4. 193 Mercure françois, 1622, tome VIII, pp. 357-373. Sujet moderne et dramaturgie « rétrograde » ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 381 09.02.2010 8: 33: 51 Uhr 382 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite Baudier et plus précisément dans l’édition de 1628 dans laquelle l’historien a inséré l’assassinat d’Osman tout en citant le Père Pacifique 194 . C’est alors dans cet ouvrage historique que la fille du mufti, personnage si important dans la tragédie de Tristan, apparaît pour la première fois 195 . Les autres œuvres historiques de Baudier, L’Histoire generalle du Serrail (1624) et L’Histoire generalle de la religion des Turcs (1625) n’étaient certainement pas de la même importance pour le dramaturge que L’Inventaire, car elles ne fournissent que des informations générales sur l’histoire et les mœurs des Turcs, données trop générales pour un sujet si spécifique qu’est la mort du sultan Osman. Pour ce qui est de la fille du mufti, il convient de citer encore une autre source qui est certainement la plus importante pour Tristan, comme l’a déjà indiqué N.-M. Bernardin : il s’agit du Mercurio de Vittorio Siri 196 . On n’y trouve qu’un bref résumé des événements, mais - et cela est essentiel - il fait allusion à la fille du mufti. D’après ce récit, Osman se serait attiré les foudres du mufti lorsqu’il a épousé sa fille pour la répudier le jour même, sous prétexte qu’elle était moins belle que dans la description qui lui en avait été faite 197 . En lisant le passage en question dans le Mercurio, on comprend d’emblée comment Tristan a construit son intrigue amoureuse : en inventant l’épisode du portrait flatteur que la servante de la Sultane sœur, Fatime, « laisse tomber » aux pieds d’Osman, Tristan théâtralise de façon habile l’observation faite dans le récit selon laquelle la « beauté de la fille du mufti ne correspondait pas à sa description ». Ainsi, Tristan introduit dans sa pièce un élément éminemment théâtral que l’on trouve davantage dans la tragi-comédie « baroque » que dans la tragédie, procédé qui lui permet de créer des dialogues dignes de comédie (I,3 ; v.177-213). Citons en dernier lieu Les Histoires tragiques de notre temps de Claude Malingre, et plus particulièrement l’Histoire III intitulée De Sultan Osman, Empereur des Turcs, qui peut être également considérée comme une source possible de la tragédie. À la manière du Père Pacifique, qui souligne le caractère tragi- 194 Baudier, M., Inventaire de l’Histoire generalle des Turcs, Paris, Anthoine de Sommaville, 1628, livre XVIII. 195 Sur les sources de cette tragédie et sur la fille du mufti voir aussi Rouillard, 1941, p. 487-488. 196 Siri, V., Il Mercurio, overo Historia de correnti tiempi, Casale, C.della Casa, 1646, t.I. 197 Voici le passage clef du Mercurio : « Ma il Muftij, ch’è il Pontefice della Legge Mahomettana contrario a questio viaggio ; e di gia non volgarmente sdegnato contro il Gran Signore per havere contro le Leggi dell’Imperio sposata una sua figlia, e repudiatala nel medesimo giorno senza deflorarla, per non haverla trovata di quella bellezza dotata che gli veniva rappresentato […] », ibid., p. 171. Sur cette source, voir Dalla Valle, 1997, p. 157-158. Elle souligne que Tristan s’est servi de ce passage pour construire toute son intrigue amoureuse. Biblio_17_005_437_Postert.indd 382 09.02.2010 8: 33: 51 Uhr 383 que de cet épisode de l’histoire ottomane, Malingre présente son récit comme une pièce de théâtre qui vient de se jouer sur la scène de Constantinople : […] C’est la Tragedie qui s’est jouée sur le Theatre de Constantinople, à la veuë de tout l’Empire des Turcs […]. Les Acteurs de ceste Schene tragique est Sultan Osman Empereur des Turcs, Mustapha son oncle, vivant dans une cellule en Phylosophe, & la Milice des Janissaires, ainsi qu’il se verra en ceste Histoire tres memorable. 198 Il est vrai qu’il reprend principalement les informations données par le Père Pacifique, mais il ajoute une situation quasi théâtrale dont Tristan aurait pu se servir pour construire la scène de la fenêtre, dans laquelle Osman s’adresse à ses janissaires pour demander la cause de leur « mutinerie » (IV,4). Tout d’abord Malingre reproduit la scène de la fenêtre telle qu’elle est décrite chez le Père Pacifique : Il [Osman] monta en un petit cabinet, qui est basty sur la muraille du Serrail, & leur parlant au travers d’une jalousie, qui est à la fenestre, il s’enquit d’eux, quel estoit le subject de ceste mutinerie, & ce qu’ils desiroient de luy. 199 Ensuite il développe amplement le dialogue entre Osman et sa soldatesque 200 . Tristan, lui, dramatise d’abord le passage cité ci-dessus lorsqu’il fait dire à Osman : « […] J’irai sur le balcon pour entendre leurs plaintes » (IV,2) 201 ; et ensuite, il crée, comme le faisait Malingre dans son histoire, la scène entre le sultan et sa soldatesque (IV,3). La fidélité de Tristan L’Hermite par rapport à ses sources historiques est frappante. Aucune de nos dramaturges n’a traité la matière historique avec autant d’exactitude que Tristan. Quand on compare l’historique des événements avec l’action dramatique d’Osman - on parle ici essentiellement de l’intrigue politique autour du meurtre du sultan - on a l’impression que la part de l’invention poétique est quasi nulle : l’auteur a conservé la déception de l’empereur après la guerre contre la Pologne, son projet de quitter Constantinople pour créer une nouvelle milice en Égypte, son projet-prétexte de vouloir partir pour un pèlerinage à Médine, l’idée d’un départ nocturne avec tous les trésors de l’Empire 202 , le songe prophétique d’Osman interprété par son 198 Malingre, C., sieur de St-Lazare, Histoires tragiques de nostres temps […], Histoire III, Paris, C. Collet, 1635, p. 117 199 Ibid., p. 127. 200 Voir ibid. 201 Voir également l’allusion de Sélim à la « fausse fenêtre », déjà mentionnée dans la tragédie de Mairet : « […] Nous connaissons fort bien cette fausse fenêtre, / D’où souvent en secret il nous ouït sans paraître […] » 202 Voici ce que le Père Pacifique écrit à propos des trésors du sultan : « Il prend toutes ses vaisselles d’or, d’argent, et fait fondre tout en lingots, jusqu’à des pommes d’or Sujet moderne et dramaturgie « rétrograde » ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 383 09.02.2010 8: 33: 51 Uhr 384 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite oncle débile Mustapha, la sédition des janissaires et leur invasion dans le sérail, l’exécution des principales autorités de l’État, l’arrestation de l’empereur, l’intronisation de Mustapha et le courage d’Osman devant la mort. Les principaux acteurs du drame historique sont également présents dans la tragédie, à savoir Osman, les janissaires et les « bassas ». Contrairement à ce qu’a écrit Malingre à propos de Mustapha, le personnage de l’oncle débile ne fait pas partie des dramatis personae dans Osman. Il est seulement présent à travers le discours des autres personnages, surtout quand ils discutent de l’interprétation du songe de l’empereur turc. Quant aux « bassas », Tristan les a réduits au nombre de trois et les a aussi personnalisés (Sélim, Mamud, Orcan). Seules véritables inventions du poète sont les trois personnages féminins, la Sultane sœur - sans nom - avec ses deux esclaves, Fatime et Léontine, et le rôle considérable de la fille du mufti 203 . Les changements effectués par le dramaturge concernent presque tous le protagoniste principal de la tragédie, Osman. Dans la scène de la fenêtre, Tristan fait monter le sultan sur un balcon - le texte et la didascalie l’indiquent (IV,3 : Osman paraît en un balcon) - au lieu de le faire parler à travers une « jalousie » ; de plus, il invente la sortie majestueuse d’Osman sur un cheval ; et enfin modifie la manière dont le sultan meurt (dans l’histoire, il est étranglé ; et dans la tragédie, on lui « coupe le col » après une lutte acharnée). Nous tenterons d’éclaircir les raisons de ces modifications dans le chapitre 3.2.2, entièrement consacré au personnage d’Osman lui-même. qu’il voyoit prendre au lambris des salles de son Serrail. Il amasse toutes les pierreries qui estoient dans tous ses thresors, et en emplit jusqu’à quarante caisses, de plus de deux pieds de longueur, chose qui sembleroit difficile à croire aux François, qui n’auroient jamais entendu parler des richesses de cet Empire ; enfin le tout estoit suffisant pour charger quatre galeres, avec ses munitions ordinaires. » (Lettre du Père Pacifique, p. 4-5). La situation telle qu’elle se présente dans la pièce à travers les paroles d’Osman (v.77-84) est moins pittoresque, bien évidemment, mais contient les mêmes informations que le récit du Père Pacifique : «Enfin, c’est fait, ma sœur ! La chose est préparée / Pour succéder bientôt comme elle est désirée, / En cette occasion rien ne nous peut manquer ; / Dans quatre grands vaisseaux j’ai tout fait embarquer ; / Et le Perse animé, le Russe et le Cosaque, / Qui vont forcer Byzance à la première attaque / Et donner tout en proie à leurs cruels efforts, / N’auront pas le loisir de piller nos trésors […] ». 203 On ne reviendra pas plus en détails sur le rôle de la fille du mufti, puisqu’il a déjà été amplement discuté dans les articles cités. Biblio_17_005_437_Postert.indd 384 09.02.2010 8: 33: 52 Uhr 385 3.1.2 Dramaturgie du songe - entre rêve et réalité […] O spectacle cruel ! voyla bien maintenant accomply le songe qu’il [Osman] avoit eu il y a environ trois sepmaines. Il songea une nuict qu’il estoit en chemin de son voyage pretendu de la Mecque, monté sur un grand chameau, & que sur le chemin son chameau s’escoulant de dessous luy, s’envola au Ciel, & ne luy demeura rien que la bride en la main […] 204 Tel est le bilan que le Père Pacifique tire de la mort du sultan Osman à la fin de son récit : le songe que l’empereur turc avait eu « environ trois sepmaines » avant son assassinat s’est donc transformé en « spectacle cruel », en réalité tragique. Quand on connaît les autres tragédies tristaniennes, qui contiennent toutes au moins un songe, on serait tenté de croire que celui d’Osman est un élément dramaturgique et relève alors entièrement de l’imagination du poète. Or il n’en est pas ainsi. Le passage cité de la Lettre du Père Pacifique nous prouve le contraire : le songe d’Osman est historiquement attesté. Il est également mentionné dans L’Inventaire de l’Histoire generalle des Turcs de Michel Baudier 205 . Nous soulignons donc que ce furent les sources historiques ellesmêmes qui ont incité Tristan à composer le passage suivant (I,3) : […] Je fis dès l’autre lune un songe épouvantable Qui n’a point eu depuis de suite remarquable. Selon qu’on expliquait le chameau débridé, Je devais de l’empire être dépossédé. Mais tous ces pronostics sont des chimères vaines ; Ce farouche animal est encore sous les rênes […] 206 L’image du « chameau débridé » devient ici emblématique de la perte de l’Empire. Osman refuse cependant de considérer ce songe comme prophétique ; pour lui ces « pronostics » noirs ne sont que des « chimères vaines ». C’est certainement la référence historique à ce songe qui a donné à Tristan l’idée de dédoubler ce thème en inventant un second songe - celui de la Sultane sœur « dormante » comme le précise la didascalie - qui ouvre la toute première scène de l’acte I : Demeure, parricide, arrête, sacrilège ! Quoi ! le sang ottoman n’a point de privilège : On l’épanche à ma vue, on perd devant mes yeux 204 Lettre du Père Pacifique, p. 23. 205 Baudier, M., L’Inventaire de l’Histoire generalle des Turcs, édition de 1641, p. 725. 206 Osman, I,3; v.261-266. Sujet moderne et dramaturgie « rétrograde » ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 385 09.02.2010 8: 33: 52 Uhr 386 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite Le plus grand des mortels et le plus glorieux ! Ah ! c’est fait, il est mort, j’en suis trop assurée, De cet illustre corps l’âme s’est séparée ! 207 Le fait de faire commencer la pièce par un songe n’est pas une démarche dramaturgique complètement nouvelle. Tristan l’a déjà exploitée dans sa Mariane, dans laquelle le rêve d’Hérode ouvre la pièce. Contrairement à la Sultane sœur, cependant, Hérode ne parle pas en dormant. Il vient de s’éveiller quand le rideau se lève, simple détail, pourrait-on croire au premier abord, mais qui s’avère fondamental du point de vue du sens que dégage la pièce. Le vers que Léontine prononce en présence de Fatime est révélateur de ce contexte. Elle dit à propos de la Sultane sœur (v.10) : « Il faut la réveiller ; mais elle est réveillée.» Ces paroles reflètent exactement l’état de conscience de ce personnage, qui se trouve entre sommeil et réveil, entre le monde de l’illusion et celui de la réalité 208 . En comparaison du songe d’Osman, celui de la Sultane sœur est beaucoup plus violent et effrayant puisqu’il anticipe la catastrophe de la pièce : l’assassinat du sultan. Tristan se sert ici d’un procédé dramaturgique propre à la tragédie de la Renaissance 209 : celui du « tragique annoncé 210 ». En commençant par le dénouement, Tristan pense alors l’histoire « à l’inverse ». Si « rétrogra- 207 Osman, I,1; v.1-6. 208 Tristan a calqué ce passage (I,2) sur La Mort de César de Georges de Scudéry. Le vers de Fatime rappelle celui de César à la scène 2 de l’acte II (songe de Calphurnie) : « Il la faut éveiller : respondez-moy dormeuse ». Mais non seulement le vers 10 dans Osman rappelle la pièce de Scudéry ; Tristan reprend également l’idée d’un « songe prophétique ». Nous partageons l’opinion de J. Morel dans son article « Mise en scène du songe », [in] Morel, J., Agréables mensonges. Essais sur le théâtre français du XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1991, p. 38-39, dans lequel il fait référence à la pièce de Scudéry. L’article a été publié pour la première fois sous le titre de « La Présentation scénique du songe dans les Tragédies Françaises au XVII e siècle », Revue d’Histoire du Théatre, 1951. 209 Il convient de noter ici que le théâtre de Sénèque (songes de Poppée et d’Octavie) a particulièrement influencé les dramaturges modernes. Voir Forestier, G., « Le rêve littéraire du baroque au classicisme : réflexes typologiques et enjeux esthétiques », Revue des Sciences Humaines, 1988, n°3, pp. 213-235. 210 Terme emprunté à Mazouer, Ch. Le Théâtre français de l’âge classique, I, Paris, Champion, 2006, p. 397. Au premier acte de Cléopâtre captive, l’ombre d’Antoine prédit qu’ « Avant que ce Soleil qui vient ores de naistre,/ Ayant tracé son jour chez sa tante se plonge,/ Cleopatre mourra ». Jodelle, É., Cléopâtre captive, [in] Œuvres complètes II, éd. d’É. Balmas, Paris, Gallimard, 1968, p. 97. Dans Hector de Montchrestien, on retrouve le même procédé. La prophétesse Cassandre annonce au premier acte la ruine de Troie et ainsi le dénouement de la pièce : « Que sert dissimuler ? Troie un jour sera cendre, / Et tous ses hauts palais, trébuchés à l’envers, / Seront monceaux Biblio_17_005_437_Postert.indd 386 09.02.2010 8: 33: 52 Uhr 387 de » qu’une telle démarche puisse paraître dans les années 1640, elle lui permet de montrer comment le piège tragique se referme au fur et à mesure que l’action dramatique progresse. Dans son Osman, Tristan prend le contre-pied de la position de Corneille. Dans son Examen d’Horace il écrit : […] [Les songes] peuvent faire encore un grand ornement dans la protase, pourvu qu’on ne s’en serve pas souvent. Je voudrais qu’ils eussent l’idée de la fin véritable de la pièce, mais avec quelque confusion qui n’en permît pas l’intelligence entière. C’est ainsi que je m’en suis servi deux fois, ici et dans Polyeucte, mais avec plus d’éclat et d’artifice dans ce dernier poème […] 211 Corneille ne veut pas que tout soit déjà joué dès le début et s’oppose donc au tragique passif et pessimiste des pièces tristaniennes. L’originalité de Tristan réside dans la manière dont il a dramatisé l’histoire. En saisissant l’événement récent de l’histoire ottomane au moment le plus saillant et en la réduisant en songe, il efface les limites entre illusion et réalité, entre mensonge et vérité. Les personnages dramatiques, bouleversés et angoissés - la Sultane sœur plus particulièrement - errent dans l’incertitude : le songe, est-il « trompeur 212 » ou peut-il avoir une signification « prophétique 213 » ? Voilà la question fondamentale sur laquelle toute la tragédie repose. Dès les tous premiers vers, le dramaturge crée une ambiance à la fois oppressante et tragique, puisque la crainte d’une soudaine irruption de la réalité plane comme une épée de Damoclès sur la pièce. La « réalité annoncée » dans le songe de la Sultane sœur est celle de l’Empire ottoman du XVII e siècle et plus précisément celle du 20 mai 1622. Tristan a pris soin de le souligner d’emblée au deuxième vers, lorsqu’il est question du « sang ottoman » (« […] le sang ottoman n’a point de privilège […]) ; il rappelle ainsi au spectateur que « la scène est à Constantinople ». Il convient de noter dans ce contexte que la scène française, elle aussi, connaissait déjà le problème du parricide : en 1610, Claude Billard dramatisa l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac et publia en 1612 sa tragédie intitulée Tragédie sur la Mort du roi Henri Le Grand 214 . Cette tragédie s’ouvre sur un long monologue de Satan qui annonce son projet d’assassiner le roi et met ensuite en scène les songes funestes de la Reine qui tente d’empêcher le roi de quitter le Louvre, de peur pierreux d’un peu d’herbe couverts. » Montchrestien, A. de, Hector, [in] Théâtre du XVII e siècle, éd. de J. Scherer, Paris, Gallimard, Édition de la Pléiade, 1975, v.76-78. 211 Corneille, P. , Examen d’Horace, [in] Théâtre complet de Corneille, I, édition de G. Couton, Paris, Bordas 1993, p. 832. 212 Terme prononcé par La Sultane sœur, v.28. 213 Ibid., v.30 214 Sur la tragédie de Billard, voir chapitre II.1 de notre étude. Sujet moderne et dramaturgie « rétrograde » ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 387 09.02.2010 8: 33: 52 Uhr 388 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite que ses mauvais présages ne deviennent réalité 215 . Dans les deux pièces - c’est la raison pour laquelle on a mentionné Henri Le Grand - l’événement récent de l’histoire fait l’objet d’un songe prophétique ; et dans les deux cas, il anticipe la catastrophe finale, ce qui ne frappe pas trop chez Billard, puisque sa pièce reste encore largement tributaire de la dramaturgie humaniste. Encore faut-il noter que le songe de la Reine dans Henri Le Grand figure dans les sources historiques utilisées par Billard, fait que l’on a également constaté chez Tristan (songe d’Osman). Quoique le rêve de la Sultane sœur soit inventé, on peut conclure que l’idée de dramatiser l’histoire moderne à l’aide d’un songe prophétique provient des documents historiques eux-mêmes. Ces liens de parenté sont peut-être gratuits ; mais est-ce une simple coïncidence si la première Histoire dans le recueil des Histoires tragiques de Claude Malingre traite d’Henri le Grand 216 ? On ne peut rester qu’au stade de l’hypothèse ; mais on peut supposer que le lien entre l’assassinat d’Osman et celui d’Henri IV s’imposât aussi bien pour le dramaturge que pour le lecteur/ spectateur. Même si la mort d’Henri IV est antérieure à celle d’Osman, elle restait gravée dans l’esprit du public. Chez Tristan L’Hermite, le songe remplit alors la fonction d’un élément moteur tout en constituant une sorte de « métaphore de la vie ou du monde 217 », comme l’écrit B. Papasogli à propos de l’utilité fonctionnelle du songe 218 . Il est la clef de voûte pour toute l’intrigue politique qui - on la signalé - constitue la réponse à la question suivante : le sultan, va-t-il vraiment mourir, comme le songe l’avait pronostiqué ? Il est cependant essentiel de noter que l’auteur rajoute aussi une intrigue amoureuse : celle de la fille du mufti. On a vu que la référence historique à ce personnage secondaire sur le plan de l’histoire véritable lui servait de support pour l’élaboration d’une histoire d’amour vouée dès le début à l’échec. On 215 La Reine: « Ha! Dieu! Que j’ai de peur! Je ne sais quelle glace/ Me fait trembler le cœur, je vois de place en place / Cent présages de mort. Il n’est jour, il n’est nuit / Qu’une ombre ne m’étonne ; un fantôme me suit, / Je vois des feux en l’air, mes songes m’épouvantent. » (II,2) Billard, C, Tragédie de la Mort du roi Henri le Grand, édition de Biet, 2006,p. 952. 216 Voir Malingre, C., Histoires tragiques, édition citée, Histoire I « De Henry Le Grand, Roy tres-Auguste de France & de Navarre ». Rappelons que l’histoire d’Osman est en troisième position dans le recueil. 217 Papasogli, B., « Esperienze del tragico nel sogno premonitore », [in] Teatri barocchi. Tragedie, commedie, pastorali nella drammaturgia europea fra ’500 e ’600, a cura di S. Carandini, Roma, Bulzoni Editore, 2000, p. 152. Elle parle d’une « metafora della vita e del mondo » et souligne « l’utilità funzionale » du songe pour l’architecture dramatique. 218 Sur le songe prémonitoire voir aussi Peckmans, P. , Le Rêve apprivoisé. Pour une psychologie historique du topos prémonitoire, Amsterdam, Rodopi, 1986. Biblio_17_005_437_Postert.indd 388 09.02.2010 8: 33: 53 Uhr 389 pourrait croire à première vue que cette intrigue sentimentale n’a rien à voir avec l’intrigue politique autour de la mort d’Osman et qu’elle ne dépend pas de l’élément moteur, c’est-à-dire du songe de la Sultane sœur. Mais à seconde vue, on se rend compte qu’il n’en est pas ainsi. La fille du mufti, elle-même, constitue le lien entre ces deux fils, dans la mesure où son désir de vengeance - après avoir été répudiée par le sultan - se rallie aux desseins des janissaires. La cause privée et la cause politique se réunissent, ce qui se manifeste le plus nettement dans le dialogue entre la fille du mufti et le bassa, Sélim. Celui-ci, amoureux de la fille du mufti, tente de la rassurer (II,3 ; v.490-492) : « Que tout notre camp fera votre vengeance ; / Et que possible même avant la fin du jour, / Vous verrez maltraiter ce prince à votre tour 219 ». Quant au rapport de l’intrigue sentimentale avec l’élément moteur, on peut dire que Tristan a pris soin de ne pas trop s’éloigner du thème principal, qui est celui du songe ou, en d’autres termes, celui de la dialectique entre l’être et le paraître. Il continue donc le jeu des apparences quand il introduit la scène du portrait flatteur (II,3), même s’il change ici de registre en adoptant plutôt un ton de comédie ou de tragi-comédie, comme on l’a déjà signalé antérieurement. Le dialogue entre Osman et la Sultane sœur illustre de quelle manière Tristan parvient à maintenir l’ambiance d’un univers ambivalent, qui oscille entre illusion et réalité : L A S ULTANE […] Mais votre amour, Seigneur, se trouve sans exemple ! Vous vous en êtes pris à la voir dans le temple, C’était ne la point voir ; on n’a jamais parlé Que l’on fût ébloui par un soleil voilé. O SMAN Mais, ma sœur, j’en ai vu la taille et la peinture. L A S ULTANE Mais, Seigneur, ce portrait peut être une imposture. O SMAN Quelqu’un aura-t-il pris plaisir à m’abuser ? 0L A S ULTANE On aura pris plaisir à la favoriser. O SMAN On ne peut me tromper sans une audace extrême. 219 Voir également v.547-550. Sélim: „Mais si j’avais tant fait avecque mes amis/ Que du trône aujourd’hui le Sultan fût démis, / Et que selon le droit et selon votre envie, / Osman dans les Sept-Tours allât perdre la vie […] » Sujet moderne et dramaturgie « rétrograde » ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 389 09.02.2010 8: 33: 53 Uhr 390 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite L A S ULTANE Le peintre aura voulu la tromper elle-même. […] 220 Le jeu entre l’être et le paraître se manifeste à travers un large champ sémantique qui devient perceptible dans toute la pièce (dans ce passage : « voir », « soleil voilé », « imposture », deux occurrences du verbe « tromper ») 221 . Sous le signe du songe funeste, toutes les actions des hommes deviennent suspectes. La Sultane sœur le souligne quand elle soupçonne le Sélictar aga de trahison : Le Sélictar aga qui fait le politique, Et s’entretient toujours pour la cause publique ? Ah ! mon esprit le craint et serait ébahi Que cet homme trompeur ne vous eût point trahi ; […] Dans ses déguisements je le connais, Seigneur ! Je vois distinctement dans le fond de son cœur. En sa noirceur cachée il pense à quelque ouvrage, Que n’expriment jamais sa voix ni son visage ; Il vous trahit sans doute et va par ce forfait, Éclaircir les horreurs d’un songe que j’ai fait. 222 Là encore, le songe assume pleinement son rôle d’élément moteur, puisqu’il pousse la Sultane sœur à prononcer de telles accusations. Il l’est aussi au début de l’acte II, lorsque la Sultane, toujours bouleversée par le « songe plein de terreur », déplore l’inconstance de la fortune (v.333). C’est ainsi que le début du deuxième acte se présente comme une variante du premier : il reprend non seulement le thème du songe, mais également l’épisode du portrait. Cette fois-ci, on n’a cependant pas affaire à la simple « peinture », car, à la scène 3 de l’acte II, la fille du mufti en personne entre en scène. Pour la première fois, la réalité brute fait irruption au théâtre et révèle ce que le sultan ne voulait pas voir : le portrait ne correspond pas à l’original. Entièrement désillusionné, il constate : « En ce pinceau trompeur j’eus trop de confiance » (v.430). La Sultane sœur a donc dit vrai lorsqu’elle a averti son frère de ne pas trop s’attacher à une image. Ses craintes ont été justifiées ; mais le seront-elles aussi quant au 220 Osman, II,3; v.201-210. 221 Voici quelques exemples: « chimère » (v.28) ; « songe trompeur » (v.28); « mauvais augure » (v.154) ; « propos flatteurs » (v.243) ; « déguisements » (251) ; « confus mensonges » (v.258) ; « nuages d’un songe » (v.321) ; « fausses alarmes » (v.362) ; « portrait flatté » (v.436) ; « trahis » (v.575) ; « sous la couleur d’un voile spécieux / A paru dès l’abord toute claire à nos yeux » (v.1194-95). On n’a relevé que les exemples les plus éloquents. 222 Osman, I,3; v.245-248 et 251-256. Biblio_17_005_437_Postert.indd 390 09.02.2010 8: 33: 53 Uhr 391 songe prémonitoire ? Le spectateur s’attend à ce que l’épée de Damoclès tombe finalement sur la tête d’Osman. Or, à la scène 2 de l’acte III, tout semble basculer, puisqu’Osman, sorti sur un cheval, parvient à calmer la sédition des janissaires qui menaçaient le sérail. Lisons comment le messager rapporte cette sortie glorieuse d’Osman : Il mit, […], la main au cimeterre, Et porta ses regards sur tous les gens de guerre, Qui touchés et transis d’un si noble courroux, Jetant les armes bas, se mirent à genoux, Et comme en un instant amollis par des charmes Autour de l’Empereur versèrent tous des larmes. 223 En mettant ici en scène la victoire d’Osman, Tristan fait en sorte que le spectateur - d’abord convaincu par la véracité du songe - commence, lui aussi, à douter du cours de l’histoire. Il va cependant vite comprendre que la soumission des janissaires n’était que passagère et qu’il ne s’agit pas d’un renversement de situation, comme on le trouve dans la majorité des pièces à cette époque. Tristan ne rompt donc pas avec sa dramaturgie du « tragique annoncé ». L’histoire, telle qu’elle s’est présentée dans le songe de la Sultane sœur, mais aussi dans celui d’Osman « s’accomplira », pour parler avec les termes du Père Pacifique, même si Osman ne cesse de la fuir. Ses dernières tentatives de fuite - il sort déguisé à la recherche de ses amis - sont vaines : les janissaires le saisissent et lui « coupe[nt] le col ». En définitive, ce sont les songes qui terrorisent les personnages, et qui transforment le sérail de Constantinople en un lieu éminemment tragique. Dans la mesure où l’histoire elle-même fait l’objet des songes, les personnages se trouvent dès le début dans une impasse dont ils ne peuvent s’échapper, car l’histoire ne perdra pas son caractère inévitable. Osman a beau vouloir « tromper le malheur 224 », il ne peut le fuir : le cours de l’histoire, si tragique qu’il soit, ne changera pas. Dans cet univers tristanien où tout est joué dès le début, il n’est pas besoin de se mettre à la recherche d’une transcendance ou d’un Dieu tout-puissant qui guide les actions des hommes. Dans Osman, ce sont les hommes, leurs actions et leurs passions qui font l’histoire. Les personnages n’ont donc recours ni à Dieu, ni au Ciel, ni au Prophète (sauf la fille du mufti) pour expliquer le malheur : c’est l’histoire elle-même qui l’explique. Les paroles du « précepteur » d’Osman, Lodia, sont emblématiques dans ce contexte, car elles montrent pourquoi le songe de la Sultane sœur ne pouvait que devenir réalité : 223 Ibid., v.775-780- 224 Osman: «Pour tromper le malheur il faut nous en aller» (v.271) Sujet moderne et dramaturgie « rétrograde » ? Biblio_17_005_437_Postert.indd 391 09.02.2010 8: 33: 53 Uhr 392 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite […] L’Histoire te conseille et si tu la contemples, Beaucoup de tes aïeux te fourniront d’exemples, Qui, s’étant mal conduits ou s’étant mal gardés, Par ces soldats mutins ont été dégradés, Et pour s’être conduits par de mauvaises traces, Avec confusion sont morts dans leurs disgrâces. […] 225 3.2 À la recherche du « tragique oriental » 3.2.1 L’Orient dramatique dans Osman Lors de notre regard synoptique sur les tragédies à sujet turc, on pouvait observer que quasiment toutes les pièces commençaient par l’indication scénique « La scène est à Constantinople », tandis qu’un petit nombre de pièces seulement prenaient cette indication à la lettre en se souciant d’une véritable peinture des « mœurs », comme l’écrivaient Scudéry dans la préface au roman Ibrahim et Racine dans sa seconde préface à Bajazet. Osman de Tristan fait partie de ce petit nombre de pièces. On pourrait même dire qu’elle est la pièce la plus « turque » de notre corpus, si l’on comprend l’épithète « turc » dans son sens matériel, c’est-à-dire dans le sens d’un décor oriental ou d’une couleur locale externe. Dans cette perspective, la dernière tragédie de Tristan est même plus « turque » que Bajazet, dont la couleur locale était essentiellement « couleur d’âme », comme on l’a expliqué antérieurement 226 . Dans le présent chapitre nous tenterons de montrer en quoi consiste précisément cette couleur locale dans Osman et de quelle manière Tristan parvient à l’intégrer dans sa pièce 227 . Tout d’abord, il est essentiel de noter que les allusions aux mœurs turques sont repérables tout au long de la tragédie et ne disparaissent pas brusquement d’un acte à l’autre (c’est souvent le cas dans les autres tragédies « orientales »), comme si l’auteur avait oublié de rajouter à son texte ces petites « marques historiques » qui plongent le lecteur/ spectateur d’emblée dans l’ambiance du sérail 228 . C’est précisément cette touche d’exotisme qui distin- 225 Osman, V,1; v.961-966. 226 Voir le chapitre IV.1.2.1 de notre étude. 227 Même si les critiques mentionnent quasiment tous la couleur locale dans Osman, elle n’a jamais été analysée en détails. 228 Parfois, les « marques historiques » disparaissent pendant plusieurs scènes pour réapparaître vers la fin de la pièce. Biblio_17_005_437_Postert.indd 392 09.02.2010 8: 33: 53 Uhr 393 gue les tragédies à sujet turc des autres tragédies de l’époque. Comme on l’a déjà signalé, c’est l’altérité, c’est-à-dire la différence des mœurs, qui intéressait nos dramaturges. Les paroles de la Sultane sœur (II,2) à propos de l’Empire ottoman sont révélateurs dans ce contexte : Cet État élevé sur les plus grands États, Subsiste par des lois que les autres n’ont pas. Et sa propre grandeur fait voir la différence De notre politique et de notre créance. 229 La Sultane sœur constate ici que l’Empire ottoman se distingue des autres États par ses lois, par sa politique et par sa religion, ce qui, d’après elle, fait aussi sa grandeur, voire sa supériorité. Regardons maintenant comment cette altérité est mise en scène par le dramaturge. En ce qui concerne les personnages et leurs titres, ont peut observer qu’ils sont tous turcs. Sur la liste des dramatis personae ne figurent pas de « roi », de « confidents », de « ministres », de « Gardes » ou de « soldats », mais un « empereur », des « esclaves », des « bassas », un « Capigi » et les « Janissaires ». Dans le texte lui-même, on trouve en plus le « Grand vizir » (v.716), « l’aga », « un eunuque » (v.273), « un musulman 230 » et le « Sélictar aga ». Dans le cas de ce dernier, Tristan met la définition de cette fonction dans la bouche d’Osman : « […] le musulman qui porte mon épée 231 » (v.242). On ne peut pas dire avec certitude s’il a ajouté cette explication pour des raisons de versification ou dans le but d’instruire le public. Celui-ci ignorait vraisemblablement la signification exacte de ce terme, puisqu’il ne faisait pas partie du « vocabulaire turc » qu’on pouvait déceler dans les tragédies antérieures à Osman. De plus, contrairement à ce qu’a écrit Scudéry dans sa préface au roman Ibrahim, Tristan préférait le terme de « sérail » à celui de « palais », même si l’on trouve les deux dans l’indication scénique (« Le théâtre est la façade du palais ou sérail 232 […] »). Là aussi, le dramaturge a pris soin de rester le plus proche possible des mœurs orientales, sinon on aurait pu observer l’emploi constant des deux termes dans la même pièce, un procédé assez fréquent dans les autres tragédies de notre corpus. Il est également important de noter que les occurrences du mot « sérail » se trouvent au début, au milieu et à la fin de la pièce. Le spectateur ne peut donc jamais oublier que l’action se déroule à Constan- 229 Osman, II,2; v.403-406. 230 Il figure à la scène 2 de l’acte III. Tristan remplace ici le messager de la tragédie « classique » par le « musulman ». 231 La définition proposée par Gilbert Saulnier du Verdier est la suivante : « celui qui garde l’épée du grand Seigneur, la plus haute dignité du Sérail », voir l’édition critique d’Osman, p. 479, note 245. 232 C’est nous qui soulignons. À la recherche du « tragique oriental » Biblio_17_005_437_Postert.indd 393 09.02.2010 8: 33: 54 Uhr 394 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite tinople. À ce terme plutôt stéréotypé s’ajoutent d’autres indications spatiales, plus particulières, qui ont une forte valeur dépaysante, tels les « Sept-Tours 233 », endroit où l’Osman historique fut tenu prisonnier avant d’être étranglé, « le divan 234 », « la mosquée 235 » et « la Sainte Médine 236 », termes qui ne font pas partie du « vocabulaire turc » codifié. En dehors des indications spatiales évoquant l’Orient, les expressions se rapportant à l’Islam sont également fréquentes. C’est ainsi qu’on fait non seulement allusion au « Prophète 237 », mais aussi à sa loi, « la loi de Mahomet 238 ». Les termes ayant un rapport avec l’Occident chrétien sont cependant moins nombreux que dans La Rhodienne, où le clivage entre Orient et Occident se manifeste par un vocabulaire religieux antagoniste 239 . Attirons encore l’attention sur un personnage qui ne figure pas sur la liste des dramatis personae, mais qui est tout de même présent à travers les discours des acteurs : Mustafa, l’oncle d’Osman. Dans la mesure où l’on a recours à sa personne pour savoir si le songe funeste de la Sultane sœur est de nature prophétique, il joue un rôle important dans l’action. Aux yeux d’un Occidental, le fait de lui demander conseil pourrait sembler assez étrange, car pourquoi s’adresser à un personnage dont la déficience mentale est attestée 240 ? Tristan se sert de ce trait de caractère pour introduire dans son action dramatique un nouvel aspect de couleur locale : d’après la croyance commune des Orientaux, les personnages débiles possèdent des dons surnaturels. « Visités des anges », ils font preuve d’une sagesse extraordinaire qui leur permet d’expliquer des choses inconnues aux autres. Dans cette optique, l’ex-sultan de l’empire ottoman remplit ici la fonction d’un « oracle oriental » 241 . Le dramaturge consacre à ce personnage et à ses dons presqu’une scène entière (II,2). Il est cependant assez curieux que le sultan, qui devrait bien connaître les mœurs de son empire, n’en connaisse rien et que la Sultane sœur soit obligée de l’instruire de cette croyance proprement orientale : 233 Osman, v.550. 234 Le divan désigne le conseil. Ibid., v.594. 235 Ibid., v.850. 236 Ibid., v.1022. 237 Ibid., v.481. 238 Ibid., v.448; 1142; 1333. 239 Ibid., v.107; 763. 240 Osman représente ici le point de vue occidental en demandant à sa sœur (II,2) : « […] Crois-tu donc Mustafa ! ce dervis frénétique / Est-ce une bouche à rendre une voix prophétique ? » (v.373-374). 241 Dans la tragédie à sujet mythologique, on consulte ordinairement l’oracle pour connaître les choses futures. Biblio_17_005_437_Postert.indd 394 09.02.2010 8: 33: 54 Uhr 395 L A S ULTANE Mais, Seigneur, ce qu’il dit [Mustafa], n’a rien qui soit suspect, Et toute sa folie est digne de respect, Car les sacrés transports donnés à ses mérites, Des anges immortels nous marquent les visites. O SMAN Et sur quels fondements l’explique-t-on ainsi ? Sachons-en la raison. L A S ULTANE La raison, la voici : Lorsque de tous péchés une âme s’est purgée, De dons surnaturels elle est avantagée, Et s’élevant au ciel, elle manque aux accords, Dont elle doit régler les mouvements du corps. De là viennent, Seigneur, ces gestes qui font rire, Que l’ignorant méprise et que le sage admire, Et nous devons toujours révérer les propos De ceux de qui l’esprit n’est jamais en repos. En leurs dérèglements la grâce est manifeste, Puisqu’ils sont agités d’une cause céleste. 242 Même si l’on peut considérer cette ignorance d’Osman comme une ignorance « volontaire » de sa part, c’est-à-dire comme un refus de tout ce qui a un rapport avec l’éventuelle perte de son empire, la question qu’il pose à sa sœur (« Et sur quels fondements l’explique-t-on ainsi ? ») manque tout de même de vraisemblance 243 . On a l’impression que Tristan était obligé d’intégrer ce passage dans cette scène pour instruire son public occidental des croyances proprement orientales. Il nous semble ici opportun d’attirer l’attention sur un passage de la Tragédie sur la Mort du roi Henri le Grand de Billard - pièce que l’on a déjà mentionnée antérieurement - car il ressemble à plusieurs endroits à la scène 2 de l’acte II d’Osman : il s’agit de la première scène de l’acte III, dans laquelle M. de Vendôme vient annoncer au roi qu’on craint pour sa vie : 242 Osman, II,2; v.383-398. 243 Voir également les vers que la Sultane sœur prononce avant le passage cité (v.375- 378). La densité de la couleur locale est légèrement artificielle ici (« Seigneur, ce vieil ermite est du sang ottoman ! / Ahmet était son frère, il est oncle d’Osman, / On a vu dans ses mains les rênes de l’empire, / Et maintenant au ciel son cœur dévot aspire […] »). On se demande, s’il y a vraiment besoin de rappeler la généalogie de l’Empire à Osman, même si, il est vrai, la Sultane sœur est légèrement en colère dans ce passage. À la recherche du « tragique oriental » Biblio_17_005_437_Postert.indd 395 09.02.2010 8: 33: 54 Uhr 396 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite M. DE V ENDÔME Sire, s’il ne me faut que jeter à genoux, Tendre et joindre les mains, prosterné devant vous, Pour le bien de l’État, pour l’heur de la couronne, Le salut de la Reine et l’espoir qui fleuronne Sur monsieur le Dauphin, je ne refuse pas De m’y mettre et, bien plus, m’immoler au trépas Pourvu que vous gardiez et que cette journée, Où pend sur votre chef une heure infortunée Dont je suis averti, se passe sûrement. L E R OI Celui qui vous l’a dit est un rêveur qui ment Par l’âge, par l’humeur, ou charmé d’espérance Que quelque pension sera sa récompense. L A R EINE Cet avis n’est pas vain et vous diriez qu’il suit Le songe infortuné que j’ai fait cette nuit. L E R OI Quelle crainte vous tient, quelles terreurs paniques Que moi qui ai passé par le fer, par les piques, Par mille plombs sifflants, que cent canons en feu N’ont jamais fait trembler, que les Parques n’ont pu, Ont douté d’affronter, n’ont osé voir en face, Que pour un fol présage, une vaine menace, J’aie appréhension sous le dire menteur D’un fol mélancolique, un devin imposteur. L A R EINE Ce n’est pas un devin, mais un vrai Ptolémée, Vous savez quel il est, sa seule renommée Nous peut bien faire foi qu’il se connaît assez Aux fortunes qu’on court. Tous vos périls passés, Il vous les a prédits, ce n’est pas de cette heure Que, par votre horoscope, il prédit, il s’assure Du cours de vos destins. L E R OI Eh bien, qu’en a-t-il dit ? L A R EINE Par les règles de l’art, il présage, il prédit Que ce jour malheureux porte l’heure fatale Qu’on doit craindre pour vous […] 244 244 Billard, C., Tragédie sur la Mort du roi Henri le Grand, édition citée, v.521-553. Biblio_17_005_437_Postert.indd 396 09.02.2010 8: 33: 54 Uhr 397 De même que la reine ajoute foi aux prédictions d’un personnage extérieur (ici : un astrologue), la Sultane sœur croit aux explications de Mustapha ; de même que le roi refuse de prendre au sérieux les signes funestes (il appelle l’astrologue un « devin imposteur »), Osman réfute les mauvais augures qui s’opposent à son pouvoir (il appelle Mustafa « un dervis frénétique ») ; et comme le roi (« Eh bien, qu’en a-t-il dit ? »), le sultan veut tout de même connaître l’interprétation du songe (« Mais sur le songe enfin qu’a dit cet obsédé ? ») 245 . Cette mise en relation de deux pièces ne soulève pas seulement la question de savoir si Tristan a connu la tragédie de Billard ou s’en est même inspiré, elle montre également de quelle manière il parvient à « orientaliser » la scène dans Osman. Encore faut-il se demander si Tristan, à la manière de ses prédécesseurs, tient à représenter une grande tuerie ou « un fleuve de sang », comme l’écrivait Mairet dans la dédicace à son Grand et Dernier Solyman. Le sultan Osman, correspond-il donc à l’image du despote oriental tel qu’il se présente par exemple dans la tragédie de Mairet en la personne de Soliman ? Il s’agit là d’une question fondamentale non seulement sur le plan conceptuel du héros tragique - question qu’on traitera plus amplement dans le développement suivant - mais aussi sur le plan de la couleur locale orientale (dans le sens d’une couleur locale interne), ce qui nous intéresse ici. Le cas du sultan Osman est différent des autres représentés dans les pièces antérieures. La différence essentielle réside dans le fait qu’il ne se trouve pas face à un couple d’Amants parfaits, tel que Mustapha/ Despine ou Éraste/ Perside qui contrarie sa propre passion amoureuse. Osman est seul. Tombé amoureux d’un simple portrait peint qui s’avère finalement trompeur, il ne partage pas cette passion dévastatrice des autres despotes orientaux de la scène française, tous plus ou moins tyranniques, qui ne voyaient aucune autre solution que de tuer leurs rivaux pour s’emparer de leur bien-aimée. La cruauté d’Osman ne se manifeste pas dans cette volonté de tuer un rival ; ce n’est pas lui qui cause une grande tuerie ; il est simple spectateur des tueries qui se passent autour de lui avant qu’il n’en devienne lui-même la victime: […] On ne voit en ce lieu que sang et que tueries, On brise le sérail, et le feu des furies Se porte sans respect jusqu’en cette maison. 246 Osman n’est donc pas le Grand Seigneur turc dont la « colère est assez redoutable », comme il le dit encore au début de la pièce, et dont le pouvoir dépasse 245 La menée du dialogue aussi bien que l’argumentation des personnages dans Osman (II,2) semblent faire écho à la pièce de Billard. 246 Osman, v.1251-1253. À la recherche du « tragique oriental » Biblio_17_005_437_Postert.indd 397 09.02.2010 8: 33: 55 Uhr 398 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite tous les autres souverains occidentaux. Il représente ici un pouvoir politique défaillant, un Empire ottoman en déclin. C’est seulement sur le plan sentimental qu’il fait preuve d’un comportement tyrannique en répudiant la fille du mufti sans hésitation. Celle-ci souffre du « monstre de cruauté 247 ». 3.2.2 Osman - un héros oriental « digne » de tragédie ? Osman n’est ni le despote oriental que le théâtre français avait créé dès La Soltane de Bounin, ni le prototype du héros « médiocre », comme Aristote l’a conçu dans sa Poétique. En effet, le cas d’ « Osman historique » semble avoir posé problème pour Tristan au moment où il composa sa tragédie, puisque, on l’a vu lors de l’analyse des sources, les changements effectués par le dramaturge étaient tous liés à la personne du sultan : l’empereur historique ne correspondait-il pas aux exigences d’un véritable héros de tragédie ? Le souverain de la tragédie « orientale », n’avait-il pas la même « dignité » que le héros de la tragédie à sujet antique ou mythologique ? Après l’analyse des sources, on se rend compte que ce fut la matière historique elle-même qui soulevait des difficultés, car le portrait que l’historiographie française brossait de cet empereur oriental fut loin d’être flatteur : un empereur avec des défauts notoires (avarice, ambition), avide de gloire et en plus dépendant de la bonne volonté de ses soldats, dont il devient progressivement le jouet. Comment un tel personnage, plus pitoyable qu’héroïque, peut-il susciter la crainte et la pitié du public, ou même provoquer son admiration ? Face à cette problématique, Tristan - par ailleurs extrêmement fidèle à ses sources - fut quasi obligé de modifier l’Osman historique afin de créer son Osman poétique. Dans l’ensemble, on peut constater que les modifications tendent toutes vers une glorification du personnage historique. Tristan a d’abord pris soin de purifier Osman de ses défauts notoires ; ils sont presque tous passés sous silence (sauf l’avarice, à laquelle il fait discrètement allusion au vers 768). Ensuite, il a transformé les situations les plus pitoyables de l’histoire en scènes héroïques. La sortie pompeuse d’Osman à la scène 2 de l’acte III en fournit le meilleur exemple : […] Étant seul à cheval, sa personne admirable Aux yeux de tout le monde était plus vénérable. Pour donner l’épouvante à ce grand armement, Quarante capigis le suivaient seulement, Et six pages d’honneur dont l’un portait sa trousse, Et les autres tenaient les cordons de sa housse. 247 Osman, III,1; v.678. Biblio_17_005_437_Postert.indd 398 09.02.2010 8: 33: 55 Uhr 399 Dessus ses brodequins et sur sa veste encore, Éclataient des rubis, des perles et de l’or, Et dessus le fourreau d’un riche cimeterre, Qu’on redoute aux combats à l’égal du tonnerre, Et qui fait resplendir de mortelles clartés, De larges diAmants brillaient de tous côtés. Mais cette belle taille et cet air magnifique, Qui font comme l’amour la fortune publique, Éblouissaient les yeux et frappaient les esprits Avec mille brillants qui sont d’un autre prix. […] 248 Cette scène éminemment spectaculaire ne figure pas dans les sources historiques. La seule scène évoquant Osman sur un cheval est celle où il est arrêté par les janissaires : […] les soldats […] font monter Sultan Osman sur un meschant cheval d’un Chaoux, & le menerent au Camp de la milice […] Si jamais il s’est veu au monde un object excitant à la compassion c’estoit de voir ce pauvre petit Prince monté sur ce cheval, avec sa cuirasse blanche, on luy avoit osté son Turban Royal, & estoit tout teste nuë, la teste raze comme sont les Turcs, & avoit seulement une meschante petite calotte sur la teste, les larmes grosses comme des perles qui luy couloient le long des joües, & mille soupirs que son cœur affligé lançoit devers le Ciel ; ce qui donnoit de la surcharge à sa douleur, estoit les paroles & actions impudentes que quelques soldats enragez luy disoient & faisoient par despit, l’un grinçoit les dents l’appellant Jaour, l’autre crachoit contre terre & frappoit du pied, & un entre les autres luy monstant une chorde luy dist. O larron ! tu meriterois d’estre estranglé avec cette chorde, comme un larron qui a voulu desrober nos thresors : Et pour comble de toutes les ignominies qui se peuvent faire à un Prince si grand, est qu’on portoit devant luy au bout d’une lance, la teste du Vezier son favory, qui estoit toute fendue : l’autre portoit le bras d’un autre, et ainsi chacun portoit quelque piece, de tous ses serviteurs qu’on avoit tués, advisez quelle tragedie. 249 La confrontation des deux passages révèle la manière dont le dramaturge a transformé le « pauvre petit Prince » en héros glorieux : il a remplacé le « meschant cheval » sur lequel les janissaires avaient fait monter Osman après son arrestation, par un cheval glorieux sur lequel trône le sultan à la manière d’un empereur triomphant qui vient de remporter une grande victoire ; il a changé sa « cuirasse blanche » en une veste sur laquelle « éclataient des rubis, des perles et de l’or » ; et il a transformé ses « larmes grosses comme des perles » en « air magnifique ». On a déjà parlé de l’effet que Tristan produit chez le spec- 248 Osman, III,2; v.731-746. 249 Lettre du Père Pacifique, p. 18-19. À la recherche du « tragique oriental » Biblio_17_005_437_Postert.indd 399 09.02.2010 8: 33: 55 Uhr 400 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite tateur en représentant Osman de cette façon : le public passe de la crainte pour la vie du héros (provoqué par le songe prémonitoire) à l’espoir que les mauvais pronostics ne se réaliseront peut-être pas. Il est cependant essentiel de noter que cette représentation éminemment théâtrale du sultan ne ressort pas uniquement de l’imagination du poète. Les Nouvelles extraordinaires du Mercure françois relatives à l’Orient étaient pleines de détails concernant les entrées solennelles des empereurs turcs dans leur ville, le jour des fêtes par exemple. Il est donc fort probable que Tristan y pensait lorsqu’il composa cette scène. Ce passage ne devait donc pas avoir trop choqué le public de l’époque, habitué à ce genre de descriptions. Au contraire, on pourrait même dire que les spectateurs s’attendaient à de tels spectacles quand ils se rendaient au théâtre pour voir une pièce « turque ». Même s’ils n’étaient parfois que rapportés, comme c’est le cas ici, ces spectacles stimulaient leur imagination : la touche d’exotisme faisait partie de leur plaisir, on l’a vu lors de l’analyse des récits de voyages. La troisième modification effectuée par Tristan touche la mort de l’empereur turc. Regardons tout d’abord comment cette mort se présente dans la Lettre du Père Pacifique. D’après ce récit, Osman demande un poignard pour se défendre : […] He ! n’y a-il personne icy qui me vueille prester un poignard pour me donner le moyen de venger ma mort, et me deffendre contre mes bourreaux […] ? Voilà cinq ou six estafiers qui l’abordent pour le saisir, contre lesquels il se rua si courageusement, que de ses poings seulement il en jetta trois par terre […] Le pauvre petit Prince […] se demena si courageusement des pieds et des mains, qu’ils avoient peine à l’estrangler, ce que voyant un de ces bourreaux, il luy lascha deux coups d’une petite hasche […] et luy debilita si bien les forces, que ne se pouvant plus revancher ils l’estranglerent à leur aise, voilà donc nostre petit Prince mort […] Dans la tragédie, il dispose d’un sabre à l’aide duquel il parvient à tuer un certain nombre de ses agresseurs avant d’être lui-même assassiné : Le Sultan pour cela ne s’épouvante pas, Met le sabre à la main, le vient joindre au grand pas [Sélim], Et parant un grand coup avecque la main gauche, Lui met le corps en deux comme une herbe qu’on fauche. Ensuite se servant du même coutelas, Il fait soudain voler vingt têtes et vingt bras. […] Ainsi le grand Osman deçà, delà, s’arrête A quiconque paraît lui vouloir faire tête, Et sans détruire ceux qui semblent s’effrayer, Biblio_17_005_437_Postert.indd 400 09.02.2010 8: 33: 55 Uhr 401 Il court aux plus hardis et les va foudroyer. Je crois qu’infatigable en sa propre furie Il en eût jusqu’au soir fait une boucherie, Si tandis qu’il tenait encore le bras haussé, D’un grand coup par derrière on ne l’eut point blessé ; Mais le sifflant éclair d’une tranchante hache La moitié du bras droit de l’autre lui détache. Dès qu’il est désarmé, qu’il est hors du combat, Chacun se jette à lui, par terre l’on l’abat, Et comme encor d’un bras il lutte dans la fange, Qu’il en tient quelques-uns qu’avec les dents il mange, D’autres prennent le temps de le venir charger, Et lui coupent le col sans courre aucun danger. 250 Les deux récits n’ont qu’une chose en commun : le courage avec lequel le sultan tente de se défendre. On voit cependant que la mort de l’Osman poétique n’a plus rien à voir avec la mort de l’Osman historique. Tristan remplace le combat humiliant du sultan, obligé de se défendre de « ses poings seulement » en combat glorieux, qui - il est vrai - finit par sa mort, mais qui est un combat digne d’un grand souverain. À cette description glorieuse s’ajoute un vocabulaire héroïque que le dramaturge a mis dans la bouche de Mamud et dans celle de la fille du mufti : « Le grand Osman 251 » a perdu la vie « avec tant de valeur 252 » ; son combat était une « belle action 253 » ; il s’agit du « Prince le plus grand qui fut en l’univers 254 » ; et son « chef si glorieux, cette tête héroïque / Est portée au sérail sur le fer d’une pique 255 ». Tristan a préparé ce récit de façon habile, car le discours de la fille du mufti à la scène précédente tendait lui aussi, vers une glorification d’Osman. Bien qu’elle ait été répudiée par celui-ci, elle l’aime toujours. Voici comment elle décrit sa première rencontre avec le sultan : En un jour triomphant, je le vis ce Monarque, Dont le sort glorieux semble braver la Parque. Que le jour était beau qui me fut si fatal ! Je le vis comme en pompe il sortait à cheval, Lorsque pour élever sa haute renommée Il menait vers le Nord une puissante armée. Jamais les yeux mortels n’ont rien vu de pareil, 250 Osman, V,4; v.1538-1534 et 1552-1567. 251 Ibid., v.1552. 252 Ibid., v.1506. 253 Ibid., v.1510 254 Ibid., v.1571. 255 Ibid., v.1572-1573. À la recherche du « tragique oriental » Biblio_17_005_437_Postert.indd 401 09.02.2010 8: 33: 55 Uhr 402 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite Il avait de l’éclat autant que le soleil. Il semblait qu’il marchât pour mettre tout en flamme Et ce feu dangereux ne brûla que mon âme. 256 Ce passage montre bien que c’est sa passion amoureuse pour le sultan qui le transforme en héros glorieux. Mais comment Osman se présente-t-il lui-même dans la tragédie ? S’avèret-il vraiment digne d’une mort glorieuse ? La première scène de l’acte IV, dans laquelle le « précepteur » d’Osman, Lodia, lui conseille de partir « à la hâte » est révélatrice dans ce contexte. Pour le sultan il n’est pas question de fuir pendant la nuit ; il souligne qu’il ne veut jamais « tomber dans cette faiblesse »: Je veux sortir au pas, et vois si sans effroi Quelqu’un entreprendra de parler contre moi. Le bassa de la mer sans sujet appréhende, Il n’a pas digéré les choses qu’il me mande, Et ce zèle qu’il n’a que pour ma sûreté Doit être plus jaloux de mon autorité. Je ne suis pas aussi résolu de le croire ; Je prendrai seul le soin de conserver ma gloire. 257 Ici, Osman fait preuve d’une véritable force intérieure. Les craintes des autres ne le touchent pas, car lui seul veut prendre « le soin de conserver [sa] gloire ». Il ne se présente pas comme un héros passif qui subit son sort sans agir, il veut lui-même prendre des décisions, même si, en fin de compte, elles le mèneront à sa propre mort. C’est en ce sens que l’Osman poétique s’éloigne le plus de l’Osman historique, et c’est en ce sens qu’il possède des traits propres au héros cornélien. L’Osman tristanien est donc un véritable héros, mais est-il aussi tragique ? Tristan fait de la fuite empêchée du sultan le thème tragique de la pièce, thème que l’on a déjà rencontré dans la pièce de Desfontaines, et qui a également été introduit dans Bajazet de Racine. Cette fois, cependant, ce ne sont ni les Amants qui tentent de fuir la cruauté de Soliman, ni Bajazet, qui tente de fuir la condamnation de son père, c’est le sultan lui-même qui a planifié sa propre fuite, comme il l’annonce à la Sultane sœur au début de la scène 3 de l’acte I : « […] La chose est préparée […] dans quatre grands vaisseaux j’ai tout fait embarquer […] ». L’ambiance initiale créée par Tristan est oppressante : le sultan est à prêt à partir ; le temps presse ; mais il est retenu au sérail à cause d’une guerre civile qui s’annonce (lettre du Grand Vizir, v.291). C’est surtout 256 Ibid., V, 3; v. 1444-1453. 257 Ibid., IV,1; v. 927-934. Biblio_17_005_437_Postert.indd 402 09.02.2010 8: 33: 56 Uhr 403 le motif du temps qui donne à la pièce une caractère tragique, puisque d’acte en acte, le départ d’Osman est retardé, ce qui, finalement, causera sa mort 258 . Mais le thème de la fuite ne se manifeste pas seulement dans le projet concret d’Osman de quitter Constantinople afin de monter une autre milice en Égypte. Il devient également perceptible à travers le refus constant du sultan de regarder la réalité en face. Les songes prophétiques, on l’a vu, ne sont pour lui que des « chimères vaines » auxquelles il ne faut surtout pas ajouter foi. Pour lui, la fuite, comprise au sens concret aussi bien qu’au sens figuré, est le seul moyen d’échapper au malheur : « Pour tromper le malheur il faut nous en aller (v.271) ». Ce vers prend une dimension tragique, car le malheur ne se laissera bien évidemment pas tromper. La fuite d’Osman est donc dès le début vouée à l’échec. Mais ce n’est qu’à la première scène du dernier acte que le sultan en prend conscience pour la première fois en envisageant l’éventualité de sa mort (v.1262). Dans son monologue pathétique, il reconnaît sa propre chute : O fortune ! nymphe inconstante, Qui sur une conque flottante Fais tourner ta voile à tout vent, Auras-tu pour Osman des outrages sans nombre ? Il est si fort changé, que ce n’est plus que l’ombre De ce grand Empereur qu’il fut auparavant. […] Le malheur me suit à la trace. Je ne sais plus où me guider. Je me trouve accablé de soucis et de peines Et qui ne connaît point les misères humaines, Pour en voir le tableau n’a qu’à me regarder. Mon turban n’a plus sa couronne ; Son éclat pompeux environne Le front d’un dervis hébété. […] 259 Poursuivi par le malheur et sans « couronne sur son turban », il n’est plus que « l’ombre de ce grand Empereur qu’il fut auparavant ». En tant que « tableau 258 Les occurrences sont particulièrement nombreuses au premier acte : « Le dessein de partir ne se peut différer (v.91) » ; « Nous ne saurions attendre avec ces tristes restes / Qu’une perte apparente et des succès funestes (v.93-94) » ; « Il faut céder au temps, à l’orage obscurci, / Qui ne nous permet plus de demeurer ici. (v.95-96) » ; « Le temps n’est point passé (v.270) » ; « Non, mais il faut qu’il passe. (v.270) » ; « S’il [le mufti] me fait perdre encore du temps […] (v.279) ». 259 Osman, v.1242-1247 et 1267-1274. À la recherche du « tragique oriental » Biblio_17_005_437_Postert.indd 403 09.02.2010 8: 33: 56 Uhr 404 3. Osman (1646/ 47 ? ) de Tristan L’Hermite des misères humaines », le sultan tel que Tristan l’a dépeint ici ne peut que susciter la pitié des spectateurs. En définitive, l’Osman poétique peut bien être considéré comme un héros digne de tragédie. Personnage ambigu, le sultan réunit deux conceptions de l’héroïsme en sa personne, l’une correspondant à l’héroïsme aristotélicien évoquant la crainte et la pitié du public, et l’autre à l’héroïsme cornélien qui prend une nouvelle dimension tragique dans les années 1640, celle de « l’admiration », résultat d’une sublimation du héros (cf. sortie pompeuse d’Osman). On voit donc bien que la différence entre l’Osman poétique et les autres empereurs turcs représentés réside dans son caractère « occidental ». En lui attribuant à la fois les traits d’un héros aristotélicien et cornélien, Tristan lui a fait subir une vraie procédure d’«occidentalisation », et c’est aussi la raison pour laquelle l’Osman poétique s’éloigne autant de l’Osman historique. Biblio_17_005_437_Postert.indd 404 09.02.2010 8: 33: 56 Uhr Conclusion Quel bilan tirer d’une telle richesse d’œuvres dramatiques qui se répandent sur plus d’un siècle de production théâtrale et qui réunissent les esthétiques dramatiques les plus diverses ? Deux, presque trois époques faisaient l’objet de ce travail - si l’on tient compte, outre les deux époques principales (la Renaissance et l’époque classique), de celle dite « baroque », époque qui a connu un nombre considérable d’œuvres dramatiques méritant une attention toute particulière. À l’intérieur de cette période définie, la tragédie à sujet moderne, bien que moins fréquente par rapports aux tragédies à sujet antique ou mythologique, apparaît de façon régulière. On ne peut pas déceler de vrais temps forts, à l’exception peut-être de la période des guerres civiles ou de celle qui suivit la mort de Racine (l’année 1678 fut particulièrement fertile en tragédies modernes comme on l’a vu). Mais il est important de souligner que le phénomène n’était pas aussi « exceptionnel » que l’on a cru pendant longtemps. On peut même dire que ce type de tragédies « accompagnait » toute la production théâtrale : ces pièces furent même créées à des moments où la tragédie à sujet antique semblait triompher, comme ce fut le cas dans les années 1640 qui connurent des véritables chefs d’œuvres, tels que Horace, Cinna et la Mort de Pompée. La tragédie à sujet moderne faisait donc partie intégrante de la production théâtrale, et cela à toutes les époques. Même s’il n’existe pas de véritables temps forts dans la fréquence d’apparition de ces tragédies, on peut néanmoins distinguer des sujets privilégiés : les guerres civiles françaises, la période des Tudors en Angleterre et le règne de Soliman Le Magnifique en Orient. La tragédie à sujet moderne n’a donc pas seulement contribué à l’essor de nouvelles « périodes tragiques » - complémentaires de celles des Atrides ou des guerres civiles romaines - mais a également permis de faire naître de nouvelles « terres tragiques », pour reprendre les termes de J. Conroy, qui s’étendent jusqu’en Orient. À l’issue de cette enquête, ces pièces aussi différentes soient-elles, ont toutes une chose en commun : l’histoire n’est pas seulement la source d’inspiration dans laquelle elles puisent, mais devient le sujet même de l’action. La matière historique ne s’est pas toujours présentée à nos dramaturges sous sa forme écrite. Ils la rencontraient parfois soit à l’état brut, c’est-à-dire à partir de leurs propres expériences ou à travers des récits oraux (cf. rapports du comte de Césy pour Bajazet), soit à travers des documents historiques de première main dont se sert aussi l’historiographie (cf. Lettre à Elvire pour Coligny, Lettre du Père Pacifique pour Osman). Dans cette optique, l’écriture dramatique se rapproche beaucoup plus de l’historiographie que l’on s’y serait attendu. Biblio_17_005_437_Postert.indd 405 09.02.2010 8: 33: 56 Uhr 406 Conclusion Rappelons dans ce contexte les tragédies nationales d’actualité et les tragédies commémoratives qui, tout comme le grand nombre d’écrits historiques intentionnalistes, suivent la chronique des événements politiques et s’inscrivent ainsi, consciemment ou non, dans la lignée des textes historiographiques. Mais on a également eu affaire à des tragédies qui puisaient en plus dans les genres narratifs de caractère historique, tels que l’historiette, l’histoire tragique ou la nouvelle historique (La Rhodienne, La Princesse de Clèves, Anne de Bretagne), fait qui illustre bien à quel point les genres historiques et littéraires s’entremêlaient. Au XVII e siècle et plus particulièrement à la fin du XVII e siècle, « le particulier » ne fut plus spécialement réservé au domaine de l’histoire et « le général » au domaine de la poésie. « La crise de l’histoire », comme les critiques d’aujourd’hui ont appelé cette période « noire » de l’historiographie française, avait quasiment effacé toutes les frontières génériques. Est-il donc si « ridicule d’aller au théâtre pour apprendre l’histoire » comme l’Abbé d’Aubignac le pensait ? Certes, les entorses à la vérité historiques sont nombreuses chez nos dramaturges, mais l’historiographie, de son côté, fait-elle toujours le récit des événements « tels qu’ils se sont véritablement passés » ? Pendant la période des guerres civiles, l’historiographie est, comme la tragédie, devenue victime de la propagande politique et n’est pas parvenue à rester impartiale face à ses récits ; et inversement, la tragédie nationale d’actualité ou commémorative, bien que tendancieuse, reflétait assez fidèlement le « climat historique » de l’époque, dans laquelle on ne pouvait quelquefois plus distinguer le vrai du faux, le fictif du réel. Dans cette perspective, on peut conclure que la tragédie ne dramatise pas seulement l’histoire du passé récent, mais reflète la conception historique de l’époque concernée : quand la tragédie est politique et tendancieuse, l’historiographie l’est aussi ; et quand la tragédie est romanesque et sentimentale, elle ne suit que la tendance de l’historiographie qui évolue vers une histoire de la passion en se focalisant sur le cœur humain, comme l’expliquait Saint-Réal. Sur le plan de l’esthétique dramatique, la tragédie à sujet moderne suivait le goût du public contemporain et adoptait les procédés dramatiques que les spectateurs de l’époque en question appréciaient plus particulièrement : elle est spectacle sanglant, cruel, mouvementé, spectaculaire et sentimental. Elle n’occupait pas une place à part dans la production théâtrale de l’époque en question. Au contraire, elle s’y inscrivait parfaitement en utilisant les mêmes lieux communs de rhétorique classique et en traitant les thèmes traditionnels de la tragédie tels que le problème de la royauté et de l’État monarchique. Pourtant, elle se distingue de la tragédie à sujet antique ou mythologique en ce qu’elle ne cherche pas à atteindre le « général » en tendant vers l’universalité de l’énoncé : elle vise, au contraire, «le particulier », parce qu’elle se veut Biblio_17_005_437_Postert.indd 406 09.02.2010 8: 33: 56 Uhr 407 essentiellement historique. Or - et cela est le paradoxe de ce type de pièces - elles restent tout de même des œuvres poétiques ce qui fait qu’elles oscillent constamment entre les deux tendances décrites. Cette préférence du particulier résulte de la modernité du sujet lui-même, c’est-à-dire de son manque de distance temporelle par rapport à l’époque où la tragédie a été écrite. On a pu observer au cours de cette étude que les dramaturges ont cherché des moyens pour compenser cette « trop grande proximité des temps ». De tels « procédés de médiation » se présentaient sous des formes diverses et ne se limitaient donc pas à un éloignement dans l’espace comme le proposait Racine dans sa seconde préface à Bajazet. Les auteurs des tragédies nationales, par exemple, avaient fréquemment recours à un déguisement onomastique pour dissimuler le sujet moderne de leurs tragédies (anagrammes, hellénisation des noms). Ils ne se sont pas toujours hasardés à mettre les principaux personnages du drame historique sur la scène. Seuls les auteurs dont les œuvres se voulaient manifestement propagandistes mentionnaient expressément que les noms des dramatis personæ correspondaient aux noms des personnages réellement existants (Coligny). C’est, par conséquent, de la vocation idéologique que le dramaturge entendait donner à sa pièce que dépend le recours ou non à une médiation onomastique. Pendant la période dite « classique », la question de la déformation onomastique ne se pose plus, car le dessein de la tragédie nationale a pris un autre chemin, comme l’illustre Anne de Bretagne. Le personnage historique de cette tragédie a été transformé en une véritable héroïne nationale, exemple de gloire et de vertu - caractéristiques du héros cornélien -, dont l’identité ne nécessite pas d’être dissimulée. Rappelons dans ce contexte le prologue d’Edme Boursault à sa Princesse de Clèves, pièce aujourd’hui perdue mais dont on sait qu’elle était contemporaine à Anne de Bretagne. Selon l’auteur, il est préférable de choisir des exemples de « vertu » - exemples dont la France disposait en suffisance - plutôt que des exemples de passions criminelles et dévastatrices. L’idée exprimée dans ce prologue est claire : la France, en tant que « terre si pure », est censée présenter des héros aux passions plus nobles, telles que la « gloire » et l’ « amour ». Les tragédies à sujet anglais et oriental, au contraire, n’ont pas la même conception de l’héroïsme que les tragédies nationales. « L’Angleterre barbare » et « l’Orient cruel » sont bien loin de la sublimation du héros (sauf Osman de Tristan l’Hermite). L’Angleterre ne peut servir que de mauvais exemple, puisqu’il s’agit d’un État monarchique dont la principale représentante est une femme, entièrement guidée par ses passions. Dans l’Orient dramatique, il n’y a pas non plus de véritables héros : les personnages sont tous des victimes de la cruauté de l’empereur turc qui incarne le contre-modèle du bon monarque français. C’est ainsi que le sérail du Grand Seigneur devient le lieu de ces pas- Conclusion Biblio_17_005_437_Postert.indd 407 09.02.2010 8: 33: 57 Uhr 408 Conclusion sions criminelles dont Boursault croyait, ou voulait croire, qu’elles n’existaient pas dans l’histoire de France. En effet, il était plus facile pour les dramaturges de mettre l’histoire turque sur la scène car l’Orient était suffisamment loin et suffisamment exotique pour que les personnages du passé récent puissent être regardés « d’un autre œil » comme l’expliquait Racine dans sa seconde préface à Bajazet. Le fait de placer l’action dramatique dans l’Orient lointain fut donc objectivement le meilleur moyen de « réparer la trop grande proximité des temps ». Or - et cela est essentiel pour notre sujet - l’éloignement seul ne compensait pas le manque de distance temporelle. Les récits de voyage et les documents historiques étudiés ont montré que c’était aussi la différence des mœurs qui jouait un rôle important, car seul le regard sur autrui - qui met nécessairement en lumière ce qui est différent - permettait de se connaître soi-même. C’est aussi la raison pour laquelle les sujets orientaux, bien que lointains et différents, se rapprochent davantage des sujets nationaux - comme on a pu le montrer lors de l’analyse de La Rhodienne et d’Osman - que de ceux empruntés à l’histoire anglaise. L’Angleterre est en effet moins éloignée que l’Orient ; elle est même le pays voisin de la France ; et pourtant, son passé récent n’a été jugé ni moins tragique que celui de l’Orient, ni moins digne de tragédie que l’Antiquité gréco-romaine. Nos recherches ont montré que « le particulier » de ces tragédies, c’est-à-dire le « tragique anglais » comme on l’a appelé, ne résidait ni dans cet éloignement spatial ni dans l’altérité extrême propre aux sujets orientaux, mais dans le haut degré d’étrangeté du système politique anglais et de ses habitants, ces « insulaires », « séparés du reste des hommes ». L’Angleterre moderne telle qu’elle s’est présentée dans nos tragédies prend donc une position intermédiaire : elle n’est ni trop proche, ni trop loin, mais tout simplement « étrange ». Biblio_17_005_437_Postert.indd 408 09.02.2010 8: 33: 57 Uhr Bibliographie I. Sources 1. Corpus des tragédies créées entre 1550 et 1715 B OUNIN , Gabriel, La Soltane, Paris, G. Morel, 1561. - La Soltane, édition critique de M. Heath, University of Exeter, 1977. 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Biblio_17_005_437_Postert.indd 432 09.02.2010 8: 34: 02 Uhr Amboise (Adrien d’) 132 Holopherne 135 Aneau (Barthélemy) 81 Lyon marchant 81 Argentré (Bertrand d’) 172, 174, 175 Arioste (Ludovico Ariosto, dit l’) 20 Aristote 11, 15, 20, 27, 38, 40, 42, 44, 50-52, 56-60, 87, 130, 159, 171, 259, 271, 322, 323, 398, 412, 433 Ascoli (Georges) 14, 15, 203, 204, 208, 211, 274, 284, 426, 433 Aubignac (abbé d’) 11, 41, 50, 54, 55 La Pucelle d’Orléans 60, 271 Baculard d’Arnaud 81, 83, 84, 90, 163, 211 Coligny 81-84, 90, 163, 411 Baïf (Lazare de) 73, 81, 159 Balzac (J.-L. Guez de) 57, 296 Baro 273 Saint Eustache 273 Baronio (Cardinal Cesare) 24 Baudier (Michel) 312, 313, 342-345, 347, 382 Beaumarchais 82, 411 Eugénie 82 Beck (J.) 74, 75, 418 Belges (Lemaire de) 24 Belleforest (François de) 23, 248, 352, 357, 358 Belloy (Dormont de) 89, 90, 410 Le Siège de Calais 89, 90, 411, 425 Belyard (Simon) 97, 105, 110, 127, 129, 409 Le Guysien 97, 105-107, 110, 127, 129, 409 Belon du Mans (Pierre) 308, 413 Bembo (Pierre) 22 Bémont (Charles) 276, 414 Bernardin (N.-M.) 379, 382, 430 Berregard (Sandrine) 379, 430 Bèze (Théodore de) 12, 19, 118, 135, 138, 154, 411, 422 Abraham sacrifiant 12, 19, 118, 135 Biancolelli (Nicoló) 225 Biet (Christian) 97, 105, 108, 113, 326, 340, 368, 374, 388, 409, 410 Billard de Courgenay (Claude) 62, 97, 99, 409 Alboin 358 Gaston de Foix 62, 99, 110, 111, 116, 409, 410 Henri le Grand 97, 100, 105, 108, 110, 116, 118, 119, 126, 387, 388, 395, 396, 409 Boaistuau (Pierre) 357, 358, 418 Boccace 326 Bodin (Jean) 25, 28, 43, 44, 46, 296, 355, 413 Index Biblio_17_005_437_Postert.indd 433 09.02.2010 8: 34: 02 Uhr 434 Index Boemus (Johannes) 310 Bonarelli (Prospero) 321, 322, 351, 411, 430 Il Solimano 321, 411 Bordes (Jean de) 248 Maria Stuarta 248 Bounin (Gabriel) 325, 332, 334, 336, 352, 373, 398, 409, 430, 432 La Soltane 325, 334, 352, 353, 373, 398, 409, 430, 432 Boursault (Edme) 100, 110, 165, 167-173, 199, 205, 206, 209- 215, 217, 219-221, 231-233, 407, 408, 410, 411, 426-428 Germanicus 169 Marie Stuard 198, 199, 209-213, 215, 217, 219, 220, 231-233, 411 La Princesse de Clèves 100, 110, 167, 168, 173, 199, 406 Boyer (Claude) 167, 200, 208, 210, 211, 214, 219, 220, 224, 229, 230, 231, 234-237, 241, 411, 420, 426-428 Le Comte d’Essex 167, 168, 211, 220, 229, 230, 232, 236, 411, 428 Bray (René) 61, 62, 64, 418 Breitholtz (Lennart) 13, 62, 64, 423 Brenner (C.D.) 13, 85, 95, 106, 423 Brumoy (Père) 84, 411 Buchanan (Georges) 208, 248 Busbecq (Ogier Ghislain) 309, 316 Caire-Jabinet (Marie-Paule) 33, 44, 415 Camden (William) 208, 226, 227, 29, 413 Campanella (Tomasso) 248 Tragedia della Regina de Scozia 248 Capefigue (M.) 141, 142, 415 Carr (R.) 357, 418, 420, 423, 426, 428 Castelvetro (Lodovico) 20 Cayet (Pierre Victor Palma) 226- 228, 412 Chalcondyle (Laonicus) 308, 12, 361, 414 Chambre (David) 114, 215 Chantelouve (François de) 20, 81, 82, 96, 110, 112, 119, 120, 125, 127, 129, 131, 133, 134, 136, 137, 139, 140-142, 153, 155- 163, 209, 256, 259, 409, 425 La Tragédie de feu Gaspard de Coligny 20, 81, 96, 106, 107, 110, 112, 114, 119, 120, 125, 129, 131-133, 136, 137, 141- 162, 407, 409 Pharaon 136, 141 Chapelain (Jean) 20, 52-55, 58, 60, 62, 318, 413 Chappuzeau 283, 380 Chardin (Jean) 313, 314 Charnes (abbé de) 240, 411 Chastellain (Georges) 74, 79, 80, 411 La Mort du duc Philippe 79 La Paix de Péronne 79, 80, 411 Chénier (Joseph) 163 Charles IX 163 Chocheyras (Jacques) 13, 14, 105- 108, 137, 138, 423 Clément (Jacques) 97, 120, 270 Coello (Antonio) 224, 225, 411 El Conde de Sex 224, 225, 411 Colomb (Christophe) 12, 99 Concil de Basle 74-77, 418 Biblio_17_005_437_Postert.indd 434 09.02.2010 8: 34: 02 Uhr Index Conroy (Jane) 14, 15, 198, 202, 209, 210, 213, 225, 229, 241, 244, 247, 249, 252, 257, 274-276, 280, 281, 283, 405, 427 Coppée (Denis) 330, 331, 380, 381, 410, 431 Osman 330, 410 Corneille (Pierre) 12, 32, 33, 42-44, 50, 53, 55-58, 83, 129, 135, 137, 158, 166, 171, 179, 202, 219, 224, 230, 237-239, 258, 259, 273, 278, 282, 293, 366, 387, 413, 419-423 Le Cid 50, 52-55, 85, 230, 236, 317, 337, 431 Cinna 57, 129, 171, 239, 258, 259, 405 Héraclius 55 Horace 63, 84, 170, 231, 387, 405 L’Illusion comique 203 La Mort de Pompée 79, 121, 386, 426 Nicomède 231 Polyeucte 58, 273, 387 Suréna 165, 231 Théodore 13, 19, 86, 118, 135, 138, 165, 273, 411, 425 Corneille (Thomas) 13, 86, 165- 168, 186, 200, 208, 210, 211, 215, 218, 221, 229, 230-241, 356, 411, 426-429 Le Comte d’Essex 167, 168, 200, 211, 215, 221, 230, 232-235, 237, 239, 356, 411, 426, 427, 429 Coste (Hilarion de) 199, 200, 206, 208, 410 Cottret (Bernard) 203, 427 Crouzet (Denis) 138, 140, 156, 423 Dagen (J.) 45, 415 Dalibray (Vion) 321, 324, 326 Soliman 324, 326 Dalla Valle (Daniela) 248 Daniel (G.B.) 13, 58, 89, 106, 413, 415, 421, 424, 430 Deierkauf Holsboer (Wilma) 200 Della Valle (Federico) 248 La Reina di Scozia 248 Delmas (Christian) 12, 192, 415, 419 Delumeau (Jean) 305, 306, 415, 430 Desfontaines (Nicolas Marc) 273, 327, 329, 334-336, 348, 347, 348, 357, 372, 402, 410, 431 Saint Eustache 273 L’Illustre Comédien 273 L’Illustre Olympie 273 Perside 327, 336, 347, 348, 410 Desmares (Joseph) 324, 335, 411 Roxelane 324, 335, 411 Diomède 47 Donat 47 Dorimond 283 Drap-Arnaud (Marc Xavier V.) 274 Thomas Morus 274 Du Bellay (Joachim) 69, 81 Dubois (Claude-Gilbert) 24, 28, 45, 182, 203, 413, 415, 426, 429 Du Chesne (André) 229, 414 Dulong (Gustave) 22, 29, 30, 31, 40, 43, 44, 46, 416 Dupleix (Scipion) 32 Du Ryer (Pierre) 271, 272, 288 Saül 288 Du Verdier (G.S.) 313 Estoile (Pierre de l’) 126 Euripide 67 435 Biblio_17_005_437_Postert.indd 435 09.02.2010 8: 34: 02 Uhr 436 Index Fauchet (Claude) 23, 24 Ferreyrolles (Gérard) 43, 45, 416, 417, 420 Ferrier (Louis de la Martinière) 12, 62-66, 68, 70, 83, 90, 100, 110, 164, 166-169, 172-182, 185, 187-189, 191-194, 232, 241, 319, 411, 416, 420 Anne de Bretagne 12, 62, 63, 65, 68, 70, 83, 90, 100, 110, 164- 167, 169, 172, 173, 188, 192- 194, 232, 241, 319, 406, 407, 411 Fonteny (Jacques de) 97, 103, 110, 112, 113, 120, 129, 134, 267, 409 Cléophon 97, 108, 110, 112, 113, 120, 129, 134, 254, 267, 409 Forestier (Georges) 6, 42, 43, 51, 53, 54, 56, 61, 191, 237, 319, 322, 331, 346, 366, 386, 410, 411, 416, 420 Forsyth (Elliot) 12, 47, 69, 95, 137, 159, 161, 162, 413, 420 Frappier (Louise) 46, 48, 416 Frisch (Andrea) 14, 424 Furetière (Antoine) 33, 34, 335, 371, 418 Gaguin (Robert) 22 Gaillard (Pierre Droit de) 46 Garnier (Robert) 19, 20, 47-49, 134-136, 354, 362, 367, 371, 411, 420-422 Cornélie 19, 135 Les Juifves 135, 136, 354, 411 Marc Antoine 19 Porcie 19, 47, 48, 134-136, 411 La Troade 135 Geuffroy (Antoine) 310, 410 Gilles (Nicole) 22, 101, 412, 424, 431 Giovio (Paolo) 22, 307, 308, 326 Girard (B. de, seigneur du Haillon) 23, 165, 411 Gomberville (Marin Le Roy) 29 Grew (J.H.) 198, 214, 226, 248, 427 Grosperrin (B.) 45, 415, 416, 419 Grévin (Jacques) 19, 82 César 19, 110, 111, 116, 117, 386, 414 Gouhier (Henri) 112, 115, 420 Guéret (Gabriel) 271, 272, 282, 289, 290, 411 Hardy (Alexandre) 52, 99, 110, 168, 288, 365, 412 Elmire 365 La Force du sang 365 Gésippe 365 Harpsfield (Nicolas) 276 Hazard (Paul) 43, 416 Heath (M.) 28, 34, 325, 352, 353, 409, 414 Hénault (Ch.-J.-F., Le Président) 87-90, 411 François II 87, 89, 411 Herbelot (Barthélemy d’) 313 Hervé (T.C.) 173, 357, 358, 431 Hilgar (Marie-France) 106, 187, 424 Hill (Alfreda) 89, 206, 271, 275, 357, 418, 427, 431 Holl (Fritz) 105, 106, 137, 142, 424 Hottinger (J.H.) 313 Hugo (Victor) 191 Hernani 191 Jacquelin 325, 329, 335, 336, 348, 353, 410 Soliman ou l’esclave genereuse 325, 348, 353, 410 Biblio_17_005_437_Postert.indd 436 09.02.2010 8: 34: 03 Uhr Index Jeu de saint Louis 72 Jodelle (Étienne) 12, 19, 95, 137, 386, 411, 420 Cléopâtre captive 19, 386, 411 La Calprenède (Gautier de Costes, sieur de) 167, 199-203, 208, 210-218, 220, 223-237, 241, 271, 273, 358, 410, 420, 426-429 Le Comte d’Essex 167, 199, 200, 208, 211, 212, 216, 220, 223- 225, 227-231, 233, 234, 236, 237, 410, 426, 427, 429 Edouard 86, 167, 240, 358 Herménigilde 273 Jeanne 167, 200-202, 210, 211, 213-215, 217, 218, 220, 224, 229, 233, 410 Lacouture (J.) 78, 417 Lafayette (Madame de) 100, 168, 169, 173, 187 Lancaster (Henry C.) 12, 114, 165, 169, 172, 173, 200, 201, 275, 282, 283, 379, 420, 424, 428 La Mesnardière (Jules Pilet de) 50, 56, 60, 201, 202, 207, 219, 288, 413 La Mothe le Vayer 29, 30, 36 Lanson (Gustave) 61, 249, 420, 428 La Popelinière (Lancelot du Voisin de) 25-29, 33, 34, 36, 42, 44, 118, 414 La Serre (Jean Puget de) 201, 202, 213, 270-290, 293, 296, 297, 300-302, 410, 412, 427, 428 Sainte Catherine 272, 273, 283- 285, 287 Pandoste 272 Pirame 272 Thomas Morus 201, 213, 215, 218, 219, 221, 270, 272-291, 294, 297, 299, 410, 428 La Taille (Jean de) 19, 20, 47, 69, 95, 103, 129, 135, 159, 160, 259, 260, 413 Alexandre 19, 110, 116, 165, 365, 429, 430 Daïre 19 La Famine, ou les Gabéonites 47, 413 Saül le Furieux 20, 47, 69, 95, 159, 289, 413 La Tuillerie 327, 334-336, 339, 342, 346, 374, 411 Soliman 327, 329, 336, 339, 346, 411 Laudun d’Aigualiers (Pierre) 47, 69, 413 Le Bovier de Fontenelle (Bernard) 173 Le Bret (Cardin) 176, 296 Le Fur (Didier) 188, 189, 425 Leibniz (G.) 316, 412 Lesaige (Jacques) 310 Le Vayer de Boutigny (Rolland) 329, 334, 337, 342, 348, 349, 410 Le Grand Selim 329, 337, 349, 350, 410 Longino (Michèle) 15, 317, 431 Lucinge (René de) 28, 29, 34, 35, 47, 414 La Magicienne estrangère 98, 100, 103, 104, 109-111, 374, 410 Mainfray (Pierre) 326-329, 332, 334, 336, 338, 342, 356-363, 365-374, 410, 431 La Rhodienne 326, 328, 356, 358-361, 363-366, 368, 369, 371, 373-375, 394, 406, 408, 410 437 Biblio_17_005_437_Postert.indd 437 09.02.2010 8: 34: 03 Uhr 438 Index Mairet (Jean) 100, 293, 321-323, 326, 328, 329, 334-336, 342, 343, 346, 350-352, 366, 372, 383, 397, 410, 423, 430 Le Grand et Dernier Solyman 323, 326, 346, 372, 410 Sophonisbe 100, 331 Malingre (Claude) 382-384, 388, 412 Mareschal (André) 53, 99, 110, 168, 174, 176, 179, 412, 424 Charles le Hardy 99, 110, 168, 412 Marie Stuart, Tragédie avec des intermèdes en musique 199 Martino (Pierre) 15, 313, 314, 317, 318, 432 Masson (Papyre) 23 Matthieu (Pierre) 20, 96, 100-103, 105, 110, 117-119, 122-124, 127-139, 203, 225, 226, 249, 250, 264, 268, 269, 409, 412, 414, 424, 425 La Guisiade 20, 96, 100-103, 105-107, 110, 111, 122-130, 136, 409 May (George) 42-44, 113, 417 Mazouer (Charles) 12, 13, 19, 72, 73, 137, 141, 157, 260, 373, 386, 421, 425 Mézeray (François Eudes de) 23, 32-35, 42, 44, 172-179, 313, 414 Millet (Olivier) 106, 118, 121, 129, 137, 152, 162, 425 Minois (Georges) 181, 188, 425 Mystère du siège d’Orléans 72, 73 Moffan (Nicolas de) 326, 414 Molière 31, 40, 165, 168, 317, 340, 341, 419 Le Bourgeois gentilhomme 317, 341 Montchrestien (Anthoine de) 198, 200-202, 204-206, 209-211, 213, 215, 216, 218, 221, 243, 409, 412 La Reine d’Escosse 134, 198, 243, 246, 249, 251-257, 260, 261, 263, 264, 266, 268, 269, 283, 284, 286, 287, 297, 354, 409, 420, 428 Montfaucon de Villars (abbé de) 172, 181 Nérée (Richard-Jean de) 62, 97, 102, 103, 110, 113, 114, 134, 247, 409, 412, 423 Le Triomphe de la Ligue 62, 97, 102, 107, 110, 114, 134, 247, 254, 409, 425 Nicolay (Nicolas de) 308, 311 Ogier (François) 53, 309 Olivier 273, 425 Herménigilde 273 Pacifique (Père) 381-385, 391, 399, 400, 405, 414 Paul-Émile 22-24, 26, 28, 32 Pascoe (M.E.) 272, 276, 279, 285, 421 Pasquier (Etienne) 23, 31, 52, 87, 282, 412, 413, 421 Peletier du Mans (Jacques) 47, 69, 159 Pezron de Lesconvel (Hervé) 173 Philone, Adonias 48 Pibrac (Guy du Faur de) 142, 143, 146-150, 414, 423-425 Plutarque 20 Postel (Guillaume) 308, 310, 311, 351, 352, 414 Biblio_17_005_437_Postert.indd 438 09.02.2010 8: 34: 03 Uhr Index Possot (Denis) 310 Pradon (Nicolas) 167, 420 Quintilien 30 Racine (Jean-Baptiste) 199 Racine (Jean) 15, 35, 40, 41, 61, 62, 65, 66, 68, 82, 83, 86, 106, 166, 167, 172, 178, 185, 187, 191, 193, 198, 199, 219, 222, 235, 236, 317-323, 331, 332, 335, 337, 339, 340, 342-347, 379, 392, 402, 405, 407, 408, 410, 413, 420, 422, 424, 427-432 Bajazet 15, 61, 65, 68, 86, 172, 198, 222, 317-319, 321, 322, 323, 325, 329, 331, 332, 334, 336, 337, 339, 340, 342, 343, 345, 346, 348-350, 379, 392, 402, 405-408, 410, 411, 429, 431, 432 Bérénice 41, 66, 178, 191, 193, 432 Britannicus 41, 185, 186 Phèdre 19, 167 Radouant (René) 142, 425 Rapin (René) 36, 182, 203, 204, 240, 241, 413, 414 Regnault (Charles) 198, 199, 202, 207, 212, 213, 216, 218, 220, 221, 223, 231, 232, 410, 430, 432 Marie Stuard 198, 199, 202, 207, 212, 213, 216, 218, 220, 221, 223, 231, 232, 410 Renaudot (Théophraste) 306, 311, 313 Retz (Cardinal de) 36, 37, 188 Ricaut (P.) 313 Richer (Christophe) 310 Robinet (Charles) 339, 340 La Rocheloise 99, 103, 110, 116, 410 Rohou (Jean) 11, 417, 421 Ronsard 68-70, 82, 116, 205, 412 Rotrou (Jean de) 87, 191, 192, 231, 239, 273, 288, 293, 366, 412, 423 Crisante 288 Venceslas 87, 191, 231, 239, 412 Le Véritable Saint Genest 87, 273, 412 Rouillard (Clarence Dana) 15, 306, 307, 309, 312, 324, 326, 329, 364, 382, 432 Roulers (Adrien de) 248 Mariae Stuartae Tragoedia 249 Said (Edward) 315, 316, 356, 432 Saint-Réal (abbé de) 22, 23, 35-41, 44, 46, 47, 188, 241, 406, 414- 417 Sanders (Nicholas) 275 Scudéry (Madeleine) 312, 323, 336, 339, 342, 349, 366, 371, 386, 392, 393 Ibrahim 328, 332, 333, 336, 342, 392, 393 Scudéry (Georges) 62, 271, 272, 293, 312, 317, 323, 324, 327, 328, 332-334, 336, 339, 342, 349, 366, 371, 386, 392, 393, 412, 419, 423 Ibrahim ou l’Illustre Bassa 317, 324, 327, 328, 339, 371, 412 Sébillet (Thomas) 69, 73 Segalen (A.-P.) 172, 193, 425 Sénèque 20, 67, 115, 161, 162, 354, 357, 386 Octavie 354, 386 Thyeste 216, 354 Serres (Jean de) 23 Sévigné (Mme de) 319, 380 Biblio_17_005_437_Postert.indd 439 09.02.2010 8: 34: 03 Uhr 440 Index Scaliger (Jules César) 20, 271 Shakespeare (William) 85, 87, 104, 246 Silhon (Jean de) 29, 30, 43 Siri (Vittorio) 382, 414 Snaith (G.) 199, 200, 230, 429 Sophocle 67, 90 Sorel (Charles) 36, 42 Spandogino (Teodoro) 309 Stegmann (André) 198, 274, 282, 422 Stochove (V.) 313 Suétone 178 Szarota (E.M.) 301, 302, 422 Taillevent (Michault) 76, 77 La Moralité d’Arras 76, 77, 79 Tasse (Le) 20, 159 Tavernier (Jean-Baptiste) 313 Thévet (André) 308, 310 Thévenot (M.) 317, 414 Thilloys (Georges) 323, 326, 332, 336, 338, 342, 349, 353, 354, 362, 410 Solyman 353, 354, 362 Thiry (Claude) 78, 417 Thou (Jacques-Auguste de) 88, 208 Tin (Louis-Georges) 14, 95, 106, 107, 127, 425 Tinguely (Frédéric) 306, 432 Tite-Live 20, 22, 43 Tragédie française du bon Kanut 358 Tragédie française d’un More cruel 358 Tragédie du Sac de Cabrières 20, 96, 110, 116, 121, 127-129, 375, 409, 425 Tragédie des Rebelles 98, 101, 110, 114, 410 Trissino 20 Sofonisba 20 Tristan l’Hermite 317, 329, 330, 337, 341, 344-346, 376, 379, 383, 388, 407, 410, 428, 429, 430, 431 La Mariane 223, 379, 426 Osman 317, 330, 332, 337, 341, 344-346, 376-395, 397-405, 407, 408, 410, 429-431 Truchet (Jacques) 12, 61, 62, 90, 200, 244, 410, 411, 420, 422, 427 Unterweg (Friedrich-K.) 274, 429 Vauquelin de la Fresnaye (Jean) 67-70 Vellay (J. Copp. de) 140, 141 Vernulz (Nicolas de) 275 La Victoire du Phébus François 98, 100, 104, 231 Vignier (Nicolas) 23 Vivanti (Corrado) 20, 21 Voltaire 85, 86, 89, 90, 234, 235, 413 Adélaïde du Guesclin 86, 89, 90 Alzire 86 Irène 86, 86, 421 Œdipe 85, 170 Tancrède 86 Zaïre 85, 86, 89, 345 Villedieu (Madame de) 187, 241, 412 Vuillemin (Jean-Claude) 35, 45, 46, 422 Wolf (Jean) 25, 241 Yates (Frances A.) 116, 245-247, 249, 250, 423, 429 Yver (Jacques) 95, 326, 328, 356- 360, 367, 370, 412, 431 Biblio_17_005_437_Postert.indd 440 09.02.2010 8: 34: 03 Uhr