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Madame de Maintenon, sans retouches

2012
978-3-8233-7749-8
Gunter Narr Verlag 
Constant Venesoen

Cette biographie évoque le long parcours de Madame de Maintenon, tout en accentuant son role pédagogique dans l´enceinte de Saint - Cyr. On mesurera, d´une part, l´extraordinaire ascendant de Madame de Maintenon sur son entourage, sa détermination à s´imposer, son caractère trempé; d´autre part ses faiblesses, ses doutes, sa foi parfois chancelante. Grace à sa force de caractère elle a toujours surmonté les embuches, quelles qu´elles soient. elle a dérouté ses critiques et ses détracteurs,qui sont légion, mais elle n´a jamais cessé d´etre une femme exceptionnelle, et à ce titre elle commande le respect.

BIBLIO 17 Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches Madame de Maintenon, sans retouches BIBLIO 17 Volume 202 · 2012 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Du même auteur dans la même série : Présences féminines : littérature et société au XVII e siècle français, édité par Ian Richmond et Constant Venesoen, Biblio 17, vol. 36, 1987. (épuisé) Quand Jean-Baptiste joue du Molière. Essai, Biblio 17, vol. 94, 1996. Marie de Gournay, Textes relatifs à la Calomnie, Édition critique, Biblio 17, vol. 113, 1998. Jean-Pierre Camus, Divertissement Historique (1632), Biblio 17, vol. 132, 2002. Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches © 2012 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6749-9 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. Table des matières Avant-propos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches . . . . . . . 9 Préambule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon . . . . . . . . . . . . 11 La mésentente au cœur de Saint-Cyr. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Madame de Maintenon, éducatrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 L’Épouse et la veuve du roi (1683-1719) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Épilogue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Avant-propos L’étude biographique que nous proposons faisait partie à l’origine d’une édition critique des Loisirs de Madame de Maintenon 1 , une œuvre qui révèle à tout instant la pédagogie proposée, voire imposée aux filles de Saint-Cyr, prises sous l’aile de Madame de Maintenon. Compte tenu de l’ampleur de l’édition critique, il a été jugé, avec raison, que le profil biographique de Madame de Maintenon occupait une place démesurée et, conséquemment, gagnerait à être réduit à un relevé strictement factuel des différentes étapes de sa vie. Ainsi, le personnage entier s’effaçait et cédait la place à un cliché précis, certes, mais sans complexité. Pour qui veut pénétrer l’univers psychologique de Madame de Maintenon, la présente biographie œuvre en marge, et comme en appui, de l’étude des Loisirs de Madame de Maintenon. Le but, cette fois, est de découvrir un personnage de l’histoire, et non seulement l’œuvre de ses ambitions pédagogiques. Madame de Maintenon est une figure fascinante de l’Histoire de France, tantôt diffamée et critiquée, tantôt portée aux nues dans des envolées hagiographiques peu convaincantes. Nous avons en toute conscience essayé de faire la part des choses, nous inclinant devant la grandeur, le courage et la ténacité, mais sans ménager des réserves, des reproches et des regrets. La complexité caractérielle s’exprime à ce compte et, conséquemment, Madame de Maintenon en apparaît d’autant plus réelle, vivante et à l’image même de l’humanité. Il va de soi que le lecteur du présent ouvrage retrouvera des extraits de notre édition des Loisirs de Madame de Maintenon, où la notice biographique occupe à peine onze pages. Nous espérons que l’indulgence du lecteur nous pardonnera une reprise sporadique du texte de l’abrégé dans notre édition des Loisirs. Dans Madame de Maintenon, sans retouches, nous avons essayé de capter toute l’ampleur psychologique et historique d’une femme exceptionnelle de 1 Les Loisirs de Madame de Maintenon, Paris, Classiques Garnier, 2011. 8 Avant-propos l’Histoire de France, tout en accordant une importance accrue à sa présence royale dans l’enceinte de Saint-Cyr. *** Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches Préambule Madame de Maintenon a eu des biographes aimables ou réfractaires, panégyriques, voire hagiographiques, ou iconoclastes 2 . Elle a été une femme quelque peu énigmatique 3 , voire fuyante, sinon contradictoire, que la tentation de comprendre, c’est-à-dire de deviner le fond psychologique du personnage est grande, au point que l’imagination, à tort ou à raison, prend le dessus, et parfois le pas sur la stricte observation historique qui est fondée sur la documentation qui est à notre disposition. Saint-Simon 4 , plus courriériste de génie qu’historien, n’a pas toujours résisté à l’attrait de la fabulation, et Madame de Maintenon n’y reçoit guère le beau rôle. Sainte-Beuve 5 est plus modéré, ou plus intelligemment insinuant, mais lui non plus n’a pas pu contourner le plaisir de créer une image fascinante, un portrait imaginé à partir de fortes et de bonnes impressions de lecture. M me de Genlis 6 , moins sceptique, nous offre sans réserves une figure auréolée de cette reine sans couronne. 2 La sévérité de Marcel Langlois, dans Lettres de M me de Maintenon, Paris, Letouzey et Ané, 1935-1939, en est un exemple, tout comme certaines pages de Jean Cordelier, Madame de Maintenon, Paris, Seuil, 1970, et la totale intransigeance de René Jasinski dans Autour de l’Esther racinienne, Paris, Nizet, 1985, p. 57 à 80. Par endroits nous plaidons également coupable. Notons enfin ce mot du duc de Noailles : « Il faudrait des volumes pour réfuter de la sorte tous les mensonges et toutes les sottises qu’on a débités sur Madame de Maintenon » (Histoire de Madame de Maintenon, t. IV, Paris, Comptoirs des Imprimeurs, 1858, p. 648). 3 Dans une lettre de l’évêque de Chartres à Madame de Maintenon : « Il est vrai, Madame que votre état est une énigme, mais c’est Dieu qui l’a fait… » (Souvenirs sur Madame de Maintenon, Mémoire et Lettres inédites de Mademoiselle d’Aumale, 3 t., Paris, Calmann-Lévy, 1902, I, p. 88). 4 Saint-Simon, La cour de Louis XIV, Paris, Nelson éd., s.d. 5 Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 3 e éd., IV, Paris, Garnier Frères, s.d. 6 Madame de Genlis, Madame de Maintenon, 2 t., Paris, Maradan, 1806. 10 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches Que Madame de Maintenon soit tenue pour suspecte, ou admirée, elle ne cesse de jouer à cache-cache avec les historiens qui voudraient pénétrer son antre et cerner les repères secrets de son cœur et de son âme. Le profil biographique que nous proposons tente d’exposer les différentes étapes de sa vie, et d’y déceler une démarche cohérente et dynamique, déclenchée par elle-même ou par le hasard des choses. Nous nous sommes néanmoins attardé plus longuement à son époque saint-cyrienne pour laquelle nous avons une documentation écrite plus abondante et plus révélatrice de son être secret. Cette époque de sa vie, qui a duré trente-quatre ans ( ! ), est exposée dans sa riche correspondance, dans ses entretiens d’une facture pédagogique, dans ses conseils et instructions, soit aux religieuses de Saint-Cyr, soit aux jeunes élèves de tout âge dont elle a charge d’âme. Nous y avons remarqué la cohérence du discours pédagogique et les digressions sporadiques d’une pensée généralement rectiligne. Ce sont peut-être même ces quelques écarts sur lesquels plusieurs biographes ont cru devoir insister, afin de peindre un portrait plus équilibré de Madame de Maintenon. Confronté au monolithisme de sa vie morale et spirituelle dès qu’elle a franchi le seuil de Saint-Cyr, il va de soi que la tentation est grande de lui découvrir une fissure, une blessure, une faiblesse même, de l’humaniser, de la justifier dans un rôle de despote éclairé. Bref, on cherche parfois à tout prix à complexifier le personnage à outrance, même si peu d’éléments s’y prêtent. Si, par ailleurs, on consent à opérer un découpage de la vie de Madame de Maintenon, comme s’il s’agissait de trois femmes différentes, selon qu’elle est M me Scarron, la veuve Scarron, ou Madame de Maintenon, on découvrira des variations caractérielles qui montrent à tout instant qu’elle a pu s’accommoder avec bonheur des vicissitudes du destin. Enfin, si l’on tient compte du facteur d’âge, qui peut être une source d’énergie ou d’affaiblissement, on ne manquera pas non plus d’observer les fluctuations de ses options vitales. De par l’importance de Saint-Cyr, et de la vaste documentation qui s’y attache, il va de soi qu’il fallait avant tout porter l’attention sur la fondatrice de l’Institution, l’œuvre de sa vie à laquelle elle s’est donnée corps et âme. En 1685, elle avait cinquante ans, elle jouissait de la protection royale depuis plusieurs années, et bien avant l’âge 11 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon de la retraite, elle avait enfin trouvé un violon d’Ingres à la mesure de ses aspirations. Privée de toute autorité officielle à la cour de France, où elle n’était jamais que la maîtresse du roi, ou son épouse « secrète », elle a fini par concentrer toute son énergie sur une entreprise glorieuse à la mesure de l’ampleur de ses ambitions. Madame de Maintenon a voulu régner sur Saint-Cyr et elle a pleinement atteint son but. Son parcours a été long (elle est morte a quatre-vingt-trois ans) et parfois cahoteux, mais malgré les embûches, et grâce à sa ténacité hors du commun, elle a gravi tous les échelons de la réussite sociale ; elle a même survécu à un roi superbe, de trois ans son cadet, et insensible aux rêves de grandeur de son épouse. Pour retracer la carrière extraordinaire de Madame de Maintenon, d’éminents biographes, tout comme une masse de documents de première main, nous ont secouru dans notre tâche. À l’occasion de certains faits saillants, nous proposons une motivation psychologique du comportement de cette femme sans fortune et de cette reine morganatique. Nous découvrirons surtout son destin d’éducatrice et les étapes successives de son ascension à la gloire, à sa gloire, dont elle ne s’est pas cachée : c’est M lle d’Aumale, sa fidèle secrétaire à Saint- Cyr, qui le nous rappelle : « Comme on accusoit les demoiselles de Saint-Cyr d’être un peu glorieuses, elle (Madame de Maintenon) me dit : « Mon enfant, ne soyez pas glorieuse ; je le suis assez pour vous » 7 . *** De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon Le 24 novembre 1635 Françoise d’Aubigné naît dans la conciergerie de la prison de Niort. C’est là que son père, Constant d’Aubigné, est incarcéré pour avoir succombé à la cupidité : une affaire de fausse monnaie. Ce n’est pas que Constant d’Aubigné n’eut pas de lettres de noblesse : il était le fils du fameux poète calviniste, Agrippa d’Aubigné, et de Suzanne de Lusignan de Lezay. Mais il est fourbe et capable des pires violences, comme lorsqu’il tue à coups de poignard 7 D’Aumale, Mlle de, Souvenirs sur Madame de Maintenon…, p. 105. 12 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches sa première femme, Anne Marchant, et son amant, tous deux surpris par le mari jaloux. En 1619, il épouse en secondes noces Jeanne de Cardillac, de vingt-six ans sa cadette, mais suffisamment dévouée pour être auprès de lui lorsqu’elle met Françoise au monde. Avant Françoise naissaient deux garçons, Constant qui meurt noyé à l’âge de dix-huit ans, et Charles, né un an avant elle, aussi volage que son père, mais avec qui Françoise entretiendra une complaisante correspondance, pleine de semonces 8 et de tendresse sororale. Du côté des hommes, l’héritage génétique est donc plus ou moins encombrant. Même l’illustre grand-père n’a pas été sans turbulence 9 . Assassinats, escroqueries, infidélités, conspirations, violence politique ou autre, le bagage généalogique de Françoise d’Aubigné pèse lourd. En a-t-elle gardé un certain talent pour la roublardise, une manière adroite, et plus subtile que celle de ses aïeux, de mener son jeu sans qu’on se doute de toutes ses intentions ? D’être insinuante pour arriver à ses fins ? Peut-être, mais on ne pourra jamais l’accuser d’avoir commis des vilenies innommables, comme d’avoir été activement mêlée à la Révocation de l’Édit de Nantes, légende tenace à laquelle Jean Cordelier 10 a définitivement fait un sort. Quant à l’éviction en 1688 de Madame de Brinon, première supérieure de Saint-Cyr, et dont nous reparlerons, il s’agit peut-être moins d’une vengeance (de quoi se serait-elle vengée ? ) que d’un geste malheureux d’autodéfense d’une femme qui se voit menacée dans ses prérogatives. Le rôle de Madame de Maintenon dans ses démêlés avec Madame de Brinon n’a pas été joli, mais il n’était pas infâme. Il est même très possible qu’elle ait sincèrement cru œuvrer pour le bien de la communauté saint-cyrienne en démettant Madame de Brinon de ses fonctions. 8 Voir les Lettres à d’Aubigné et à Madame des Ursins, Paris, Éd. Brossart, 1921. 9 Huguenot réfractaire et intransigeant, Agrippa d’Aubigné s’était attaché corps et âme à Henri de Bourbon, le futur Henri IV ; prisonnier des catholiques et condamné à mort, sauvé in extremis ; impliqué en 1620 dans une conspiration contre le duc de Luynes, puis exilé à Genève, d’où il assista, impuissant, à l’écroulement du protestantisme en France. Lorsqu’il publia son Histoire universelle de 1550 jusqu’en 1560, le livre fut voué à la flamme du bûcher par le Parlement de Paris. Il n’était pas escroc, comme le père de Françoise, mais il avait le tempérament violent. 10 Jean Cordelier, Op. cit., p. 280 et ss. 13 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon Pour en revenir à l’héritage familial, disons que Françoise, qu’elle l’ait voulu ou non, en est certainement consciente. Les enfants écoutent aux portes et sont prompts à capter des rumeurs de couloir. Elle n’a pas pu ignorer les frasques politiques ou autres de son grand-père, ou de son père qu’elle retrouve dans les traits et le comportement de son frère Charles. C’est pour ainsi dire impuissante, surtout moralement, qu’elle assiste durant de longues années à la prodigalité de son frère Charles pour qui elle aura malgré tout d’inexplicables et folles largesses. Enfant, elle grandit donc dans le souvenir des malhonnêtetés, des duperies, et même des friponneries. Plus tard, elle retrouve un peu le même calvaire dans ses relations avec Charles d’Aubigné. Tel père, tel fils, sans doute, mais Françoise est fille, et en elle germe un sens de l’honneur qui répugne à l’idée des bassesses qui ont visiblement souillé le nom familial. Nous pensons qu’elle a réagi toute sa vie au procès de diffamation intenté, non sans raison, à l’histoire de sa famille. Françoise, secrètement farouche, va justifier et réhabiliter l’héritage familial. Saint-Cyr fera partie de ce processus, où elle prendra sous son aile des jeunes filles nobles et fières, mais démunies, comme elle l’a été. Saint-Cyr, ne l’oublions pas, est un centre de réhabilitation sociale ! Revenons toutefois à cette première enfance qui n’a rien de rose. En 1645, alors qu’elle a dix ans, sa famille s’embarque pour les Antilles où Constant d’Aubigné est envoyé comme gouverneur de Marie-Galante, au sud-est de la Guadeloupe. Nomination presque prestigieuse, ou exil plus ou moins supportable que François Fouquet, riche armateur breton, Maître des requêtes et Conseiller d’État, réserve à Constant d’Aubigné. Quoi qu’il en soit, voilà les d’Aubigné plongés dans l’aventure coloniale 11 . L’instabilité de Constant d’Aubigné, son père, marquée par son retour précipité en France, fait si bien que le séjour ne se prolongea pas au-delà de deux années. De retour à La Rochelle, on imagine que les années d’adolescence de Françoise ne sont pas des plus comblées. Un père volage et dissipé, une mère sans force et encline au laisser-faire. Son père meurt accidentellement en 1647. Sa mère incompétente, et peu douée pour l’éducation, la confie alors à une tante huguenote, M me de Villette, 11 En fait, Constant d’Aubigné n’eut pas la place de gouverneur, déjà occupée par un dénommé Hoël. Il repartit aussitôt en France, abandonnant femme et enfants sur l’île de la Maritinique. 14 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches qui est décidée à inculquer la foi protestante à une enfant dont l’éducation religieuse a été pour ainsi dire inexistante. Privée de ses parents, tous deux inaptes, Françoise est donc exposée au « danger » d’un endoctrinement huguenot. Compte tenu de son jeune âge et de l’absence de toute éducation religieuse antérieure, il est peu probable que Françoise ait été marquée par le prosélytisme de sa tante. Peu de temps après, une autre tante de Françoise, M me de Neuillant qui, elle, est une catholique fervente, décide de prendre la jeune fille sous son aile, et en réfère même, semble-t-il, à Anne d’Autriche, car elle obtient la garde de l’enfant par ordre écrit de la reine. Voilà donc la jeune Françoise, adolescente, à l’abri des assauts huguenots - dont elle n’a gardé nulle blessure -, et réduite une fois de plus à une existence sans beaucoup d’éclat. À toutes fins utiles, elle est devenue virtuellement orpheline. Sa mère s’est installée à Paris où elle meurt en 1650. Pour une grande partie de son adolescence, Françoise a donc été un enfant à charge, ce qu’on n’a certainement pas manqué de lui rappeler, et dont elle se souviendra sans doute lorsqu’elle accueillera des jeunes filles indigentes à Saint-Cyr. M me de Neuillant n’est pas une personne chaleureuse, dépourvue de toute affection maternelle, même envers sa propre fille, la cousine de Françoise. En dépit de la ferveur religieuse de M me de Neuillant, les deux jeunes filles grandissent ensemble sans beaucoup de direction morale ou de velléités spirituelles. En somme, elles apprennent à prendre soin d’elles-mêmes, sans l’aide de personne. Qu’elles le veuillent ou non, elles se sont inscrites à la rude école de l’indépendance 12 . N’exagérons toutefois pas une situation qui ferait croire aux « malheurs de Sophie » 13 . 12 Le parcours de Françoise ressemble un peu à celui de Jean Racine, orphelin confié aux Solitaires de Port-Royal, où on lui fit assez comprendre qu’il était un pensionnaire non-payant, et où ses maîtres étaient plus soucieux de son éducation intellectuelle que de sa stabilité psychologique. Ce sont là des situations d’abandon qui incitent à la révolte, spectaculaire chez Racine, jusqu’à ce que sa gloire fût assurée. Françoise dont le statut de jeune fille ne tolérait aucun éclat, rongeait son frein et songeait, peut-être, à de meilleurs jours où elle triompherait de tous les obstacles que la vie lui avait réservés. 13 Elle a dit elle-même : « Car, quoique j’ai éprouvé de la pauvreté, et passé par des états bien différens de celui où vous me voyez, j’étois contente et heureuse » (Maintenoniana, 2 t. par M. B*** de B*** (Bosselman de Bellemont), Amsterdam, 1773, II, p. 47). Voir Lettres historiques et édifiantes, édition Lavallée II, Paris, Charpentier, 1856, p. 213 et p. 219 (deux versions de l’entretien avec Madame de Glapion, en 1707). 15 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon Il n’est pas difficile d’imaginer ce qui se passe dans la tête de cette jeune fille douée, intelligente, mais sans doute quelque peu ébranlée par les surprises de la vie. Chez M me de Neuillant, elle fait plus ou moins office de servante, chaussée de sabots, et chargée de la garde des dindons et de la nourriture des chevaux, accompagnée en cela de sa cousine. Ce n’est pas un paradis, mais ce n’est pas non plus une geôle. C’est l’enfance des petites paysannes qui s’accommodent fort bien des tâches agrestes. La vie de campagne n’est pas un bagne, loin s’en faut. Françoise a dû en retenir la responsabilité des tâches, la valeur du travail des mains, la satisfaction même du labeur humble mais bien achevé. Dans ces conditions, le malheur d’un enfant est relatif et on en exagère parfois l’importance. N’empêche que le souvenir de sa noblesse familiale a pu la faire rêver à plus grand, à plus prestigieux. Ses dindons ne resteraient pas avec elle toute sa vie. On devine d’ailleurs en elle vers cette époque un certain esprit de contradiction, de rébellion même contre des impositions trop pressées. Étant donné que M me de Neuillant veille à l’éducation religieuse de la jeune fille, elle l’envoie chez les ursulines de Niort. C’est la vie de couvent, et Françoise ne s’en accommode pas très bien. C’est peut-être à ce moment-là qu’elle imagine vaguement une institution d’éducation qui se distancierait des bondieuseries des religieuses. Rêve d’enfant qui se rebiffe contre l’austérité conventuelle ? Le premier Saint-Cyr, avant la « réforme », a eu l’ambition de donner raison aux souvenirs d’une adolescente un peu réticente, pleine d’idées mais sans ressources ni de moyens palpables. En dépit toutefois de ses répugnances, ou des réserves qu’elle a eues pour sa première éducation conventuelle, elle a néanmoins trouvé à Niort quelques amitiés solides, dont elle parle avec émotion au soir de sa vie, en 1714. Elle évoque alors la fervente amitié qu’elle a eue pour une religieuse, la Mère Céleste, à laquelle elle se serait fort attachée : « J’ai toujours aimé les personnes qui ont eu soin de moi », écrit-elle. Tendre aveu d’une vieille femme qui se souvient du vide affectif de son enfance 14 . 14 Voir l’Entretien LXXII, dans Entretiens sur l’éducation des filles, édition Lavallée, Paris, Charpentier, 1855, p. 311-316. Jean Cordelier met en doute l’authenticité de cet entretien où Madame de Maintenon parle de la Mère Céleste avec beaucoup d’émotion. Il est vrai que les Entretiens sont essentiellement des transcriptions par les Dames de Saint-Louis des conversations qu’elles prétendent avoir eues avec Madame de Maintenon. Il n’est pas toujours facile de faire la part du vrai et du faux - ou de l’inven- 16 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches La Mère Céleste, jadis, a peut-être été sa seule planche de salut. L’expérience de Niort a été toutefois de courte durée, et Françoise est expédiée à Paris, où sa mère vit dans l’indigence, et où elle est confiée une nouvelle fois à des ursulines, rue Saint-Jacques, à Paris. Nous savons très peu de ces années de formation, sauf que Françoise a été soumise à la triste expérience de la naïve dévotion conventuelle. Mais on se doute aussi que la jeune Françoise a ressenti à ce moment-là la misère, voire la honte des êtres démunis, peut-être même le désespoir d’un avenir sans bonheur. Elle a seize ans, elle est sans dot, elle est dès lors peu mariable. Grâce au frère de M me de Neuillant, le baron de Saint-Herman, qui l’accueille chez lui, elle va côtoyer le beau monde ; La Beaumelle 15 lui invente même une correspondance avec Méré et M lle de Lenclos, que Lavallée transcrit, mais avec d’énormes réserves, voire d’incrédulité. Plus tard, à en croire les Notes manuscrites des Dames de Saint-Cyr, 16 tion -, surtout lorsqu’il s’agit d’un hommage vibrant à une ursuline, hommage qui rebondit forcément sur toute la communauté. Il n’est pas exclu que les Dames scribes de Saint-Louis ont parfois voulu se faire plaisir en montant en épingle l’affection de Madame pour une de leurs consœurs. 15 Laurent Angliviel de La Beaumelle (1726-1773), né dans le Gard, élève des Jésuites, mais abjurant la religion catholique lors d’un séjour à Genève en 1745. Se rendit au Danemark où il eut des fonctions de précepteur. Après la publication de Mes pensées ou le Quand dira-t-on, en 1751, il encourut les foudres de Voltaire à qui il avait reproché d’avoir été gratifié de 7.000 francs par Fréderic, et l’avoir appelé un « bouffon » et un « nain ». Ses notes malveillantes sur le Siècle de Louis XIV lui valurent un emprisonnement de six mois à la Bastille et un exil, révoqué grâce à l’intervention de Montesquieu. En 1752 il publia des Lettres de M me de Maintenon (à Nancy, chez Deilleau [en réalité à Francfort, chez Eslinger] et à Paris, chez Rollin fils), sujettes à caution. L’édition de Nancy « était le premier livre publié sur la marquise » (M lle d’Aumale, Souvenirs sur Madame de Maintenon, Mémoire…, II, p. XXVIII). En 1753 il publia une Vie de M me de Maintenon (à Cologne), ce qui lui valut un nouveau séjour à la Bastille, et dès 1755, des Mémoires pour servir à l’histoire de M me de Maintenon, suivis de Lettres de M me de Maintenon (à Amsterdam), dont, une fois de plus, l’authenticité reste souvent douteuse. Accusé faussement d’avoir obtenu frauduleusement des originaux des archives de Saint-Cyr, il fut renvoyé à la Bastille d’août 1756 à septembre 1757, puis exilé à Toulouse. Une grande partie de sa vie fut ponctuée par ses démêlés avec l’implacable Voltaire. On lui permit de revenir à Paris en 1771, nommé à la Bibliothèque du roi, et gratifié d’une pension, mais épuisé et en mauvaise santé, il mourut deux ans plus tard. 16 Sur cette fabulation, voir les Lettres de Madame de Maintenon, édition La Beaumelle, 7 vol., Glasgow, Libraires associés, 1756, reprises dans la Correspondance générale de Madame de Maintenon, édition Théophile Lavallée, 4 t., Paris, Charpentier, 1865-66, tome I, Lettre X, p. 45 (pour Méré, d’une invraisemblance inouïe), Lettre XI, 17 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon l’esprit de dévotion de Madame de Maintenon remonterait même à son adolescence. Quoiqu’il en soit, le hasard fait parfois bien les choses. Françoise est mise en contact avec Paul Scarron, poète burlesque et farfelu, abbé, mais libertin, connu des milieux littéraires et mondains. Il a un certain renom, une réputation même, et il « tient salon ». S’il avait été plus jeune, et moins estropié, il aurait été un beau parti, même si l’argent lui glisse constamment entre les doigts. Scarron, on le sait, avait été frappé dès sa vingt-huitième année d’une maladie incurable qui, en s’aggravant, l’avait cloué, perclus, dans une chaise. Son mal avait graduellement déformé son corps et même son visage. Vers 1650, au moment où il aperçoit la jeune et jolie Françoise de quinze ans, il est devenu hideux. Il a quarante ans, mais il a déjà les traits d’une vieillesse prématurée. Comment et pourquoi Françoise a-t-elle pu imaginer épouser un tel homme ? C’est qu’elle n’avait pas grand choix entre le mariage et le couvent, les seules possibilités que lui offrait sa tante, pressée de se débarrasser de cette jeune fille à charge. De toute évidence le couvent lui répugne, ce qui en dit long sur les expériences du passé, à Niort et à Paris. La perspective d’un mariage avec un homme comme Scarron n’a rien de folichon, mais au moins l’arrachait à une vie cloîtrée. Ce mariage, après tout, la rend plus libre et, dans les circonstances, à l’abri d’une défloration précipitée. Ne cherchons pas à comprendre tout ce qui se passe à ce momentlà dans la tête d’une adolescente. Ce que l’on peut dire, c’est que Françoise n’était peut-être pas insensible au train de vie fastueux d’un invalide, chez qui défile le beau monde. Il y avait sans doute quelque attrait dans cette mondanité tapageuse qui tranche nettement sur la grisaille de sa vie passée. Il est même possible qu’elle ait été attirée, inconsciemment, par un rythme de vie qu’ont connu et intensément vécu son père et son grand-père 17 . L’esprit volage n’est pas toujours p. 47 (pour M lle de Lenclos, même soupçon d’apocryphe), p. 48 (pour les Notes manuscrites des Dames de Saint-Cyr). Les longues notes préliminaires de Lavallée (p. 47-53) constituent souvent la base des biographies consacrées à Madame de Maintenon. 17 Madame de Caylus insiste déjà sur le caractère austère de Françoise d’Aubigné au moment où elle pénètre le milieu de Scarron : « C’est là cependant que cette jeune personne imprima, par ses manières honnêtes et modestes, tant de respect, qu’aucun n’osa jamais prononcer devant elle une parole à double entente.., (…) Elle passoit ses carêmes à manger un hareng au bout de la table, et se retiroit aus- 18 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches sans charme ni même sans fascination, même si on ne l’approuve pas entièrement. Dans un sens Françoise retrouve des souvenirs de jeunesse, aussi pénibles soient-ils. En se mariant avec Paul Scarron, elle est également mêlée au monde des beaux esprits, quelque peu effrayant, mais néanmoins séduisant. N’allons pas croire qu’elle prévoit la mort prochaine de cet homme malade, et qu’elle songe dès lors aux bénéfices pécuniaires qu’elle en retirerait. La prodigalité de Scarron n’était un secret pour personne, et Françoise, si jeune encore, n’a pas pu consentir à un « mariage de raison » pour des questions d’argent. D’ailleurs, en 1652, le poète burlesque est fort démuni. Ce mariage qui a lieu le 4 avril 1652 - elle n’a pas dix-sept ans - libère Françoise des contraintes familiales, de l’horreur du couvent, et de l’atmosphère étouffante de dévotion compassée qui régnait dans l’entourage de sa tante. Scarron, malgré ses difformités, lui ouvre la porte à un monde d’air frais, de rires et de farces, parfois de grivoiseries ou de polissonneries, mais aussi de libertinage et d’intelligence émancipée. Françoise épouse plus un milieu qu’un homme infirme dont elle doit prendre soin. N’allons pas imaginer qu’elle a été un instant amoureuse de Paul Scarron. Si elle s’est soumise aux élans érotiques de son mari, elle l’a fait avec résignation, peut-être même avec courage. Ce mariage qui la case - au grand soulagement de sa tante -, était-ce un « mariage blanc », comme d’aucuns le prétendent ? Ou faut-il plutôt opter pour les convictions de Jean Cordelier qui imagine aisément le dépucelage de Françoise par un mari, handicapé certes, mais encore dans la pleine force de l’âge ? Quoi qu’il en soit, ce mariage a été avant tout une fuite. Il est plus que probable que les sentiments romanesques de la jeune femme n’y ont eu aucune part. Françoise vit huit ans avec Paul Scarron. Elle prend soin de lui avec une patience et un dévouement irréprochables. En cela elle démontre déjà l’orientation de sa vie : s’occuper des autres, soucieuse de leur bien-être, être dans une situation de force, ici avec un paralytique, là avec des bâtards royaux, enfin avec des jeunes filles nobles sitôt dans sa chambre, parce qu’elle avoit compris qu’une conduite moins exacte et moins austère, à l’âge où elle étoit, feroit que la licence de cette jeunesse n’auroit plus de frein, et deviendroit préjudiciable à sa réputation » (Souvenirs, de Madame de Caylus, préface et notes de Voltaire, éd. Jules Soury, Paris, Librairie des bibliophiles, 1883, p. 365). C’est ainsi que l’on crée des légendes (à partir des dires de Madame de Maintenon) sans la moindre preuve. 19 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon sans le sou. Le parcours de Françoise sera celui d’une personne qui aime servir, mais qui en même temps veut maîtriser la situation. Loin d’être ouvertement autoritaire, elle sait se rendre indispensable. Elle aime qu’on ait besoin d’elle. Et il en était déjà ainsi avec Paul Scarron. En 1660, à l’âge de cinquante ans, Paul Scarron est enfin délivré de ses souffrances. Avec une ténacité et un dynamisme remarquables, il avait été un des auteurs les plus prolifiques de sa génération. Antoine Adam écrit avec admiration : « Ce talent de réussir, de façon éminente, en des genres si différents, révèle les dons de Scarron et la place parmi les meilleurs poètes de son temps, aux côtés de Sarasin son ami 18 ». Scarron a laissé sa marque et avec elle le prestige de son nom. Françoise, dite maintenant la veuve Scarron, ne sera plus jamais ignorée, ni du monde policé de Paris ni de la cour de France : sa beauté a été chantée par des poètes, maladroits parfois, mais charmés ; son nom circulait dans les milieux précieux ; elle s’est liée d’amitié avec Ninon de Lenclos, une amie aux mœurs plutôt suspectes, mais d’une intelligence remarquable. Ninon était parmi les rares femmes émancipées de son temps et à ce titre elle a assurément joué un rôle important dans la vie, voire dans l’évolution intellectuelle de Madame de Maintenon. Ninon, nous dit Sainte-Beuve, fut une « des premières à s’émanciper comme femme, à professer qu’il n’y a au fond qu’une seule morale pour les hommes et pour les femmes ; qu’en réduisant, comme on le fait dans le monde, toutes les vertus du sexe à une seule, on le déprécie, et qu’on lui fait tort et injure » 19 . Ninon lisait Montaigne, Charron et Marie de Gournay. Elle a eu beaucoup d’amants qu’elle refilait, a-t-on dit sans sourciller, à M me Scarron, son amie. L’opinion de Voltaire à ce sujet est pour le moins tendancieuse : Lorsque Mlle d’Aubigné (depuis Mme de Maintenon), qui n’avait alors aucune fortune, eut cru faire une bonne affaire en épousant Scarron, Ninon devint sa meilleure amie. Elles couchèrent ensemble quelques mois de suite : c’était alors une mode dans l’amitié. Ce qui est moins à la mode, c’est qu’elles eurent le même amant et ne se brouillèrent pas. M. de Villarceau quitta Mme de Maintenon pour Ninon 20 . 18 Histoire de la littérature française au XVII e siècle, II, Paris, Domat, 1954, p. 82. 19 Saint-Beuve, Causeries du lundi, IV, p. 175. 20 Voltaire, Nouveaux mélanges philosophiques, historiques, critiques, Mélanges II (1738- 1753), Œuvres complètes de Voltaire, éd. Moland, Paris, Garnier, 1875, t. 23, daté 1751. 20 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches Il s’agit ici d’une perfidie puisque Françoise Scarron ne connaît pas Ninon avant 1658, et la rupture avec le marquis de Villarceaux date de fin 1655. On peut dire que Françoise a probablement été la maîtresse de Villarceaux, mais elle n’a pas trahi son amie qui « lui prêtait souvent (sa) chambre jaune, à elle et à Villarceaux », comme il ressort d’une lettre de Ninon à Saint Evremond 21 . Ce qui est vrai, c’est que Ninon est libertine, par l’esprit et par les mœurs, à la suite de quoi des historiens peu charitables ont prétendu sans la moindre preuve que Madame de Maintenon avait eu l’intention de convertir Ninon aux bienséances de la dévotion chrétienne ! Un vrai non-sens qui attribue à Françoise Scarron des sentiments qu’elle ne ressentirait que trente ans plus tard. Ninon elle-même n’a pas été épargnée : Jean Cordelier est impitoyable : « Ninon n’était pas fréquentable, et peu de dames vraiment vertueuses la fréquentaient. Ce fut l’erreur de Françoise de s’acoquiner à cette dévergondée » 22 . Ce qui est plus vraisemblable, c’est qu’à l’école de la mondanité libertine, Françoise Scarron a appris le métier de la coquetterie, mais aussi l’art de la dissimulation et des faux-fuyants. La réputation de son mari avait rejailli sur elle, et elle pouvait donc en tirer le plus grand profit. Au lendemain de la mort de Scarron, elle est accablée de dettes et doit se retirer pour un temps dans un couvent des Hospitalières. C’est Anne d’Autriche qui vient à son secours en lui assurant une pension de survie. La cousine de Françoise, M lle de Neuillant, devenue la duchesse de Navailles, était dame d’honneur d’Anne d’Autriche, et intervint auprès de la reine afin que Françoise Scarron soit tirée de l’indigence. Scarron avait malencontreusement brûlé les ponts avec Anne d’Autriche en écrivant ses Mazarinades incendiaires. On lui avait alors retiré sa pension royale. Grâce à la duchesse de Navailles, la reine rétablit donc la pension au nom de la veuve de Scarron, et la porte à 2000 livres. Françoise est sauvée, et peu de temps après elle quitte les Hospitalières pour s’installer au Marais en compagnie de sa servante personnelle, Nanon Balbien, pour laquelle 21 Voir Émile Magne, Ninon de Lanclos, Paris, éd. d’art et de littérature, 1912, p. 123. Par ailleurs, Émile Magne traite Madame de Maintenon avec beaucoup de désinvolture, voire de malveillance. 22 Op. cit., p. 37. Sur Villarceaux et Françoise Scarron on consultera avec profit l’ouvrage de Georges Mongrédien, Libertins et amoureuses, Paris, Perrin et C ie , 1929. 21 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon elle a eu une longue et fidèle amitié. La relation entre Françoise et Nanon est assez curieuse. Elles se vouent une mutuelle confiance, au point que Françoise, devenue M me de Maintenon, tolère que sa servante « s’habilloit et se coiffoit comme sa maîtresse 23 ». Peu à peu Nanon s’est transformée en une sorte de sosie de sa maîtresse ; elle devint le reflet narcissique de Françoise d’Aubigné, puis de M me de Maintenon. Loin de s’en plaindre, Françoise a dû trouver quelque plaisir dans cette forme de flatterie qui consiste à imiter ses faits et gestes. Le secret de leur intimité est peut-être dans le sentiment de supériorité que Françoise éprouve en présence de sa bonne, puisqu’elle est parvenue à la façonner d’après son image. Au moment de la mort de Paul Scarron, Françoise n’a que vingtcinq ans, mais les épreuves de la vie lui ont donné une maturité précoce, alliée à son intelligence et à la vivacité de son esprit. Très tôt elle sait comment mener son jeu, comment s’assurer des amitiés précieuses. Ostensiblement Françoise n’est pas faite pour l’obscurité, et elle veille adroitement au maintien de son rang dans le monde. Le renom de Scarron, l’appui de quelques amis puissants, la confiance des grandes dames dans l’entourage de la cour, tout contribue, avec un petit coup de pouce de sa part, à établir sa réputation comme une personne que l’on consulte avec profit. Nous l’avons dit : Françoise a l’art de se rendre indispensable. Elle a l’oreille attentive de M me d’Albret, de la duchesse de Richelieu, de M me de Montchevreuil, chez qui elle garde régulièrement les enfants. C’était sa première expérience de préceptrice officieuse, et soyons assurés qu’elle prenait goût à découvrir ses talents inattendus d’éducatrice. Comme on sait, elle retirerait plus tard de grands bénéfices de sa réputation de gouvernante-née. Était-ce calcul ou goût sincère de l’éducation des jeunes ? La destinée de Madame de Maintenon démontre assez que sa vocation était dans l’enseignement, au point qu’elle a cru un jour qu’elle était devenue infaillible. Saint-Cyr sera son paradis, mais parfois son purgatoire. Les années passent sans que Françoise soit oubliée ou négligée. Elle jouit de l’appui de Madame de Montespan qui lui rétablit sa pension, retirée en 1666 après la mort de la reine-mère. En 1669 la fortune lui sourit sous un jour, disons romanesque. En effet, Madame 23 Saint-Simon, La cour de Louis XIV, p. 443. 22 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches de Montespan est devenue la maîtresse du roi en 1667, et donne naissance en 1669 à une fille, puis en 1670 à un garçon, le futur duc du Maine. Elle cherche alors une personne de confiance pour prendre soin de sa progéniture royale, et jette son dévolu sur cette jeune femme intelligente qu’elle a connue à l’hôtel d’Albret et qu’elle a protégée. La petite histoire, ou la légende, veut que Françoise Scarron ait d’abord refusé la demande de Madame de Montespan, marquant ainsi sa désapprobation des infidélités royales. Elle aurait même dit, selon M lle d’Aumale et M me de Caylus 24 , qu’elle n’accepterait ce rôle de gouvernante que si le roi lui-même le lui demandait expressément. Elle aurait donc attendu l’ordre royal pour consentir à s’occuper des enfants, et du même coup soulager sa conscience. Noble geste, certes, mais dont le persiflage pourrait facilement avoir raison. Après tout, si l’anecdote était vraie, elle signifierait que Françoise voulait par ce moyen se rapprocher de la personne du roi, au lieu de rester dans l’ombre où Louis XIV voulait maintenir les enfants de Madame de Montespan. Il y aurait eu aussi quelque hypocrisie à refuser l’idée de la liaison du roi avec Madame de Montespan, puis de s’y soumettre parce que le roi lui aurait demandé de s’occuper de ses bâtards. Du coup, l’illégitimité du couple d’amants devenait supportable ! La soumission à l’autorité royale n’était même pas soutenue par la sympathie du souverain, car, écrit M lle d’Aumale, « Le Roi (…) dans les commencements eut plus d’éloignement que de goût pour elle 25 ». C’était le rappel d’un entretien que Madame de Maintenon avait eu avec M me de Glapion le 17 octobre 1717, où elle confie à son amie que : « D’ailleurs le Roi ne me goûtait pas, et d’abord il eut assez longtemps de l’éloignement de moi ; il me craignoit sur le pied de bel 24 Voir à ce sujet Souvenirs (et) Mémoire et Lettres inédites de Mademoiselle d’Aumale, I, p. 53 : elle accepta «… sans entrer dans la passion du Roi pour Madame de Montespan ». On relève dans une note de la page 65, que les écrits de M lle d’Aumale et les Souvenirs de M me de Caylus s’entrecoupent régulièrement, les deux femmes s’étant communiqué leur manuscrit respectif. Voir note ci-dessous. 25 M lle D’Aumale, Souvenirs …, I, p. 55. On notera que cette observation vient des Souvenirs de Madame de Caylus, la flatterie morale en sus : « Il faut avouer que le Roi, dans les premiers temps, eu plus d’éloignement que d’inclination pour madame de Maintenon ; mais cet éloignement n’étoit fondé que sur une espèce de crainte de son mérite, et de ce qu’il la soupçonnoit d’avoir dans l’esprit le précieux de l’hôtel de Rambouillet …» (Op. cit., p. 393). 23 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon esprit, s’imaginant que j’étois une personne difficile et qui n’aimoit que les choses sublimes » 26 . En réalité, Françoise n’est d’abord appelée que pour mettre l’enfant en nourrice, loin des ragots. En 1668-1669, Françoise Scarron n’est pas encore une gouvernante attitrée. Elle participe tout simplement au secret de polichinelle du roi. Madame de Montespan était d’une fertilité étonnante. Son premier enfant du roi meurt à l’âge de trois ans, mais six autres suivront. La tâche de Françoise devient donc de plus en plus ardue. Plus tard elle s’en est plainte, encore qu’il s’agissait d’un calvaire qui la mènerait au trône et à l’autel. À mesure que les enfants naissent, les maisons de « placement » deviennent de plus en plus exiguës, et il faut finalement installer les bâtards royaux, sous la protection de Françoise Scarron, dans une habitation spacieuse à Vaugirard, près de Paris. C’est là qu’elle apprend son vrai métier de gouvernante, veillant à la croissance des enfants, et leur prodiguant une affection « maternelle » que la vraie mère, Madame de Montespan, est incapable d’éprouver. Le roi aime visiter ses enfants illégitimes, et se rassure ainsi sur leurs conditions de vie. En même temps il s’aperçoit de plus en plus que la veuve Scarron existe. Il ne s’agit pas d’intimité, loin de là, mais de connivence, et, de la part du roi, d’estime et peut-être même de reconnaissance. C’est déjà beaucoup pour Françoise. Vers 1673 les choses risquent cependant de tourner mal lorsqu’on fait courir le bruit que le roi visite une maîtresse à Vaugirard, qui n’est autre que Françoise Scarron ! Rumeurs absurdes mais qui vont bientôt mettre Madame de Montespan aux abois, prompte à la jalousie, même si elle n’a aucune raison de l’être. Il est vrai que Louis XIV semble se plaire de plus en plus en compagnie de Françoise : elle est aimable, effacée, spirituelle et intelligente. Louis XIV n’est pas tombé sous son charme dès les premières rencontres, mais il a appris graduellement à mieux connaître la gouvernante de ses enfants et à reconnaître ses qualités de préceptrice. Il a même augmenté ses émoluments. Françoise jouait-elle un jeu dangereux en se prêtant aux attentions royales ? Développait-elle une habile stratégie d’approche qui ferait chuter la favorite et la résistance du roi ? Le prétendre serait lui faire injure. Il va de soi qu’elle est flattée par une familiarité à 26 Lettres historiques et édifiantes, II, p. 454-455. 24 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches laquelle elle n’a jamais rêvé, mais elle est suffisamment lucide pour ne pas se bâtir trop de châteaux en Espagne 27 . Il est d’ailleurs difficile d’imaginer que l’on pouvait rivaliser avec la première maîtresse du roi, la mère des enfants auxquels Louis XIV était fort attaché. Françoise Scarron ne devait pas se faire trop d’illusions, et même si sa relation avec le roi a nourri quelque fantasme secret, ce qui est possible et même normal, elle s’en repent régulièrement en se confiant à demi-mot à son confesseur, l’abbé Gobelin. Elle avait choisi ce confident discret, mais sévère, en 1666 28 , et elle entretiendrait avec lui une longue et abondante correspondance dont la première lettre que nous connaissions date de 1672 29 . Elle lui confie ses scrupules et ses répugnances à demeurer dans l’entourage royal, mais c’était là sans doute un « stratagème innocent » qui force le bon abbé à l’exhorter à remplir sa tâche auprès des enfants du roi. C’est que, nous apprend Théophile Lavallée 30 , l’abbé Gobelin avait été embrigadé dans un « complot pour arracher le monarque à ses désordres ». Dans ces conditions, Françoise Scarron serait devenue l’arme secrète des conspirateurs, parmi lesquels Bossuet et Montausier. Françoise avait acquis la réputation d’une femme vertueuse, et pour des raisons obscures on estimait qu’elle était dévouée à la bonne cause de la religion. Sa présence auprès des enfants royaux, et ses contacts avec le monarque volage constitueraient donc des atouts précieux dans la lutte contre les extravagances extraconjugales du roi. On a dit que 27 N’allons pas imaginer qu’elle ne couvait aucun projet grandiose. Elle écrit précisément à l’abbé Gobelin, le 10 septembre 1674 : « je passe les heures comme des moments quand je laisse aller mon imagination aux châteaux en Espagne » (Correspondance générale, I, p. 217). 28 Madame de Maintenon parle de lui dans une lettre à l’abbé Testu, le 15 novembre 1668 ( ? ) : « sa piété est douce, gaie, point fastueuse ; il n’exige pas une vie toujours mortifiée, mais il veut une vie chrétienne et active » (Correspondance générale, I, p. 135). La Beaumelle a été moins charitable : « ce Capitaine de Cavalerie devenu Docteur de Sorbonne, il n’avoit quitté le monde que pour faire son salut et il sentit combien le savoir est dangereux pour un homme qui veut se sauver. (…) Il s’avilissoit par humilité, il déraisonnoit par scrupule. (…) Il avoit des défauts dont la piété ne put le guérir. Une extrême vénération pour la grandeur, un goût décidé pour le procès, et toutes les défiances d’un esprit inquiet et tracassier. Il plaida, prêcha et rampa toute sa vie » (Maintenoniana, p. 12). 29 Le Maintenoniana date erronément une lettre de Madame de Maintenon à l’abbé Gobelin d’octobre 1654 (p. 78). Il faut lire le 30 octobre 1674. 30 Correspondance générale, I, p. 194. 25 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon Françoise a eu des réticences pour entreprendre ce mouchardage ; qu’elle aurait préféré s’éloigner de la cour pour trouver le repos. Pourtant, elle y est restée…, à son corps défendant ! Ce sont finalement les mêmes pieux témoignages de ses hésitations touchantes, qui nous apprennent comment elle a pu se convaincre de rester à son poste. Selon M me de Glapion 31 , trois fois supérieure à Saint-Cyr et la préférée de Madame de Maintenon : elle n’y (la cour) seroit jamais restée (…) mais, quand, disoit-elle, outre les assurances que m’avoient données ces hommes de Dieu, je commençai à voir qu’il ne me seroit peut-être pas impossible d’être utile au salut du roi, je commençai à être convaincue que Dieu ne m’y retenoit que pour cela, et je bornai là toutes mes vues 32 . Rappelons tout d’abord que ces aveux, qui ressemblent presque à une confession, ont été faits deux ans après la mort de Louis XIV. Il s’agit à proprement parler d’une reconstruction du passé où l’image de soi a plus d’importance que la vérité. Outre que le témoignage de M me de Glapion est suspect, on peut se demander dans quelle mesure M me de Maintenon ne sanctifie pas son passé afin de le rendre conforme à son présent. Ce sacrifice qu’elle s’est soi-disant imposé, était-il aussi réel en 1674 qu’elle le prétend ? Voyons comment elle envisage les choses en 1674 avec son confesseur, l’abbé Gobelin. Dans une lettre du 2 mars, elle lui écrit : Je ne sais combien je serai ici, je suis résolue, puisque vous l’avez voulu, de me laisser conduire comme un enfant, de tâcher d’acquérir une profonde indifférence pour tous les lieux, et pour les genres de vie auxquels on me destine, de me détacher de tout ce qui trouble mon repos, et de chercher Dieu dans tout ce que je ferai. Ce n’est pas que je sois bien propre à une dévotion toute particulière, et privée de toute consolation ; les actions m’y auroient peut-être mieux conduite ; mais vous vous souviendrez, s’il vous plaît, que vous voulez que je demeure à la cour, et que je la quitterai dès que vous me le conseillerez 33 . (nous soulignons) 31 Marie Madeleine de Glapion de Routis (1674-1729), dont Madame de Maintenon affermirait la vocation de religieuse. Voir la longue notice de Lavallée dans Lettres historiques et édifiantes, I, p. 379-382. 32 Dans Lettres historiques et édifiantes, entretien avec M me de Glapion, du 18 octobre, 1717, II, p. 454 et II, p. 458. 33 Correspondance générale, I, p. 196. 26 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches Ces sentiments sont plus ou moins confirmés par les Souvenirs de Mlle d’Aumale : « J’ai ouï dire, écrit-elle, que, quand elle (Madame de Maintenon) se mit dans la dévotion, les commencements furent fort pénibles » 34 . Notons également que la secrétaire de Madame de Maintenon situe ces « commencements » à l’époque de Saint-Cyr, tout en soulignant que c’était la piété triste et austère de l’abbé Gobelin qui en était la cause. La « raillerie » de la dévotion, relevée dans ses Conversations 35 viendrait de là. Soyons néanmoins prudent sur ce chapitre, car Madame de Maintenon badine rarement avec le sujet de la dévotion. En effet, le 3 juillet 1692, elle écrit à Madame de Fontaines : « …je ne dis pas que vous railliez de la piété, mais je dis que vous parlez de la piété d’un ton railleur, et c’est ce que je voudrois qu’on ne fît jamais » 36 . Le 20 octobre 1692, elle écrit à Madame de Saint-Aubin : « …il faut renoncer à ce goût de l’esprit, à cette délicatesse, à cette liberté de parler, à ces murmures et ces manières de railleries toutes mondaines » 37 . En 1674 toutefois, il va de soi que Françoise Scarron cherche surtout les appuis et le consentement de l’Église, offerts gracieusement, pour justifier à la fois son rôle auprès des enfants et sa familiarité avec les allées et venues du roi. D’avance elle s’absout de tous les péchés que les assiduités éventuelles du monarque pourraient un jour lui faire commettre. Elle veut une assurance vie qui la mette à l’abri des médisances et des reproches. Elle avoue elle-même que la dévotion n’est pas (encore) dans son tempérament 38 , et on ne s’en étonne 34 Souvenirs, I, p. 50. 35 Dans les Conversations de Madame de Maintenon (Conseils et instructions aux demoiselles pour leur conduite dans le monde, t. I, Paris, Charpentier, 1857, p. 192), on lira la conversation « Sur la dévotion », où le fanatisme religieux est fortement mis en cause. 36 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 230. 37 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 253. 38 Dans la lettre citée à l’abbé Testu, du 15 novembre 1668 ( ? ), elle écrit : « Il (Gobelin) m’a ordonnée de me rendre ennuyeuse en compagnie, pour mortifier la passion qu’il a aperçue en moi de plaire par mon esprit ; j’obéis, mais voyant que je baîlle et que je fais baîller les autres, je suis quelquefois prête à renoncer à la dévotion » (Correspondance générale, I, p. 136). Comme si la dévotion était un métier qui plaît ou qui déplaît. Au sujet de Gobelin, Voltaire a eu cette fielleuse remarque : « Quel gobelin qu’un homme qui pour divertir la compagnie caractérise les confessions de ses dévotes ! Quel directeur de Madame de Maintenon ! Il avait besoin d’être dirigé par elle : aussi l’était-il » (Souvenirs de Mme de Caylus, p. 69). 27 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon guère quand on sait que son éducation religieuse a été faible, inefficace et essentiellement, sinon inutilement, catéchistique. La dévote Madame de Maintenon n’est pas encore née, même si Françoise Scarron en imite déjà les gestes qui peuvent tromper un prêtre naïf. Il faut le dire : il y a une part d’hypocrisie dans son attitude de « vierge » effarouchée. Françoise a trop le goût du faste et des honneurs pour s’étioler dans le repos du désert. Elle est également soucieuse de son bien-être financier, de sa « sécurité sociale », et l’abandon de sa tâche de préceptrice aurait pu lui coûter très cher. De plus, elle adore le petit duc du Maine 39 , estropié à la suite d’une poliomyélite bénigne. Il lui aurait été pénible de l’abandonner aux soins de sa mère, Madame de Montespan, avec qui elle avait déjà eu des mots au sujet de l’éducation des enfants 40 . La protection de la maîtresse du roi n’est plus une garantie, et d’autres soutiens s’imposent. Le roi lui-même n’a pas épargné ses bienfaits, et il eût été imprudent de tarir cette source de stabilité matérielle. Françoise brigue d’ailleurs une propriété qui la mettrait à l’abri de toute possibilité d’indigence. Le roi a déjà consenti à lui donner 100.000 livres, grâce à l’intervention de Madame de Montespan, il faut le dire, mais de telles largesses, malgré tout insuffisantes, peuvent ne pas se répéter. Ayant répondu à l’appel des conspirateurs et, plus précieux, à celui du roi, Françoise reçoit un autre 100.000 livres, ce qui lui permet de réaliser son rêve 41 . Le 27 décembre 1674, elle acquiert le domaine de Maintenon, « à quatorze lieues de Paris, à dix de Versailles et à quatre de Chartres ; elle 39 Dans une lettre du 27 juilet 1674 à l’abbé Gobelin, elle écrit : « M. le duc du Maine est toujours malade, mais je n’y vois point encore de péril ; je ne laisse pas d’être affligée, et c’est toujours quelque chose de terrible de voir souffrir ce que l’on aime. Je sens avec beaucoup de douleur que je n’aime pas moins cet enfant ici que je n’aimois l’autre [premier enfant de Madame de Montespan, mort en 1672] » (Correspondance générale, I, p. 206). 40 M lle d’Aumale rapporte que Madame de Maintenon avait fait part au roi de ses démêlés avec Madame de Montespan (voir Souvenirs, I, p. 66). 41 Pour ainsi dire au lendemain du choc des volontés entre elle et Madame de Montespan (voir plus loin). Il faut croire que le roi a cru très sincèrement que Françoise voulait quitter son poste de gouvernante, et ce n’est certes pas Madame de Montespan qui le lui a fait croire. Le petit duc du Maine serait intervenu, paraît-il, ce qui semble pour le moins très improbable, ou peu efficace pour persuader le roi de garder Madame de Maintenon. Les premiers sentiments du roi pour Françoise y étaient sans doute pour quelque chose. 28 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches (une terre) est belle, noble, et vaut dix à onze mille livres de rentes 42 ». La voilà tranquille, même si elle a des dettes morales envers Madame de Montespan et, surtout, envers le roi. Sur l’arrière-fond des générosités royales, les jérémiades de Françoise Scarron au sujet de ses mésententes avec Madame de Montespan ne pèsent pas lourd, même si elle a insisté sur ses petits tracas. En effet, le 6 août 1674, quelques mois avant que le domaine de Maintenon ne devienne le sien, elle se lamente auprès de son confesseur du traitement qu’elle doit subir : « Les froideurs que l’on a pour moi ont augmenté depuis que vous êtes parti ; mes amis s’en sont aperçus et m’ont fait des compliments sur ma disgrâce ». Et plus loin, en parlant de sa relation avec Madame de Montespan : « nous eûmes une assez vive conversation, mais pourtant fort honnête de part et d’autre ». Elle est résolue à « les quitter à la fin de l’année » - ce qu’elle ne fera pas ! -, et pour amadouer le bon abbé Gobelin, et le rallier à sa cause, elle lui assure que « je vais m’employer ce temps-là à prier Dieu qu’il me conduise à ce qui sera le meilleur pour mon salut » 43 . La mise en scène est parfaite. En fait, Françoise Scarron n’est pas encore aussi dévote qu’elle le laisse croire, mais sa répétition générale est fort bien réussie. Il y a là toute un étalage de la veuve éplorée, courbant sous le poids de ses responsabilités, et épuisée par les brimades de son employeuse. Elle ne cesse jamais de brandir l’étendard de ses scrupules, de sa piété et de sa dévotion : le 24 juillet 1674, elle écrit à l’abbé Gobelin : Ce n’est pas que je fasse plus de mal à Paris, au contraire, je pense le plus souvent à mon salut ; il est vrai que ce sont des pensées inutiles, et que le même esprit d’extrémité qui me fait désirer de quitter la place où je suis, parce qu’on m’y trouble, me fait abandonner tout usage de piété, parce que je ne règle pas ma vie comme je le voudrois (…) j’ai cru qu’il y avoit une manière d’hypocrisie à communier ici plus souvent que je ne faisois à Paris 44 . 42 Elle prévoit cet achat dans une lettre à d’Aubigné, son frère, datée du 10 novembre 1674 (voir Correspondance générale, I, p. 238). « La terre de Maintenon appartenait à une branche de l’illustre maison de Rambouillet. Elle fut vendue à madame Scarron par François d’Angennes, marquis de Maintenon, gouverneur de Marie-Galante [où le père de Françoise l’avait prétendument été] de 1679 à 1686. Madame de Maintenon y ajouta, en 1679, les terres de Pierres, Theneuse et Boisricheux, ce qui porta le revenu général à 15.000 livres » (note de Th. Lavallée, Correspondance générale, ib.). 43 Correspondance générale, I, p. 212. 44 Correspondance générale, I, p. 207. 29 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon Et pour être sûre que Gobelin l’ait bien comprise, elle récidive le 29 juillet : … je ne vous dis point que c’est pour mieux servir Dieu que je voudrois quitter le lieu où je suis, je crois que je peux faire mon salut ici et ailleurs, mais je ne vois rien qui nous défende de songer à notre repos et à nous tirer d’un état qui nous trouble à tout moment 45 . L’acquisition de la propriété de Maintenon, quelques mois plus tard, met aisément un baume sur toutes ses plaies. Elle aura alors obtenu tout ce qu’elle voulait,… en attendant mieux. Écrire la vie de Madame de Maintenon sur la foi aveugle de sa correspondance mènerait assurément au récit panégyrique de ses exploits 46 . Elle a l’art de se peindre autre qu’elle est. Emportée dans le tourbillon d’une cour licencieuse, où hommes et femmes s’adonnent gaiement à des chassés-croisés endiablés, Françoise d’Aubigné pose en modèle de vertu et, avec le temps, en modèle de dévotion 47 . Il s’agit là d’un rôle qu’elle s’est créé et auquel, au cours des années, elle a fini par croire. Par ailleurs, Françoise aime contredire, mais sans éclat. On le voit dans ses discussions (ses Conversations, sur lesquelles nous reviendrons) avec les demoiselles (un peu imaginées) de Saint-Cyr, tout comme on peut le constater dans ses démêlés avec Madame de Montespan, dont elle exagère la gravité. Pour « contredire » le comportement de Madame de Montespan, elle aurait même eu la folle prétention de la « convertir ». De toute évidence, celle-ci n’avait que faire de ses conseils et ne succomberait jamais au prétendu prosélytisme de la préceptrice de ses enfants. En 1700, Madame de Maintenon a retracé 45 Correspondance générale, I, p. 209. 46 On en trouve un bel exemple dans le livre de Françoise Chandernagor, L’Allée du roi, Paris, Juliard, 1981, où Madame de Maintenon se raconte ! Notons toutefois que l’auteur de cette belle étude ne tombe pas dans le travers dithyrambique. 47 Déjà âgée, dans des moments d’abattement, elle confierait la fragilité de sa dévotion à Godet des Marais, son directeur entre 1689 et 1709 : « Je ne Communie que par obéissance : je n’acquiers aucune vertu : je ne me fais aucune violence pour l’amour de Dieu : et je ne connois point l’union avec lui. La Priere m’ennuie : je ne sçai ni la continuer ni la reprendre. Sous prétexte d’obéissance, je suis toujours occupée de ma santé : j’ai une continuelle application à éviter ce qui pourroit me lasser et m’incommoder : mon esprit ne peut se soumettre à la contrainte des exercices de piété…» (texte repris en tête d’une lettre de Godet des Marais à Madame de Maintenon, dans Lettres de Madame de Maintenon, édition Glasgow, 1756, VII, p. 193-194). 30 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches à voix basse ces différends avec la favorite du roi dans une confidence à la maîtresse des demoiselles de la classe bleue : M me de Montespan et moi, par exemple, (…) nous avons été les plus grandes amies du monde ; elle me goûtait fort, et moi, simple comme j’étois, je donnois dans cette amitié. C’étoit une femme de beaucoup d’esprit et pleine de charme ; elle me parloit avec une grande confiance et me disoit tout ce qu’elle pensoit. Nous voilà cependant brouillées sans que nous ayons eu dessein de rompre. Il n’y a pas eu assurément de ma faute de mon côté, et si cependant quelqu’un a sujet de se plaindre, c’est elle ; car elle peut dire avec vérité : c’est moi qui suis cause de son élévation ; c’est moi qui l’ai fait connoître et goûter au Roi ; puis elle devient la favorite, et je suis chassée. D’un autre côté, ai-je tort d’accepter l’amitié du Roi, aux conditions que je l’ai acceptée ? Ai-je tort de lui avoir donné de bons conseils et d’avoir tâché, autant que j’ai pu, de rompre ses commerces ? 48 . Comme nous l’avons vu, elle s’était déjà plainte de ses relations avec Madame de Montespan auprès de l’abbé Gobelin. Apparemment la situation est devenue intolérable. Le 13 septembre 1674, à l’abbé Gobelin, elle se demande même si elle ne devrait pas se faire religieuse, velléité vocationnelle qui convient peu à son état spirituel du moment. Elle soupire néanmoins : Je ne saurois comprendre que la volonté de Dieu soit que je souffre de madame de Montespan. Elle est incapable d’amitié, et je ne puis m’en passer ; elle ne sauroit trouver en moi les oppositions qu’elle y trouve sans me haïr ; elle me redonne au roi, comme il lui plaît ; je suis donc avec lui sur le pied d’une bizarre qu’il faut ménager 49 . Elle aura la même attitude lorsqu’elle ne pourra plus s’entendre avec Madame de Brinon, la co-fondatrice de Saint-Cyr, encore que ce conflit a eu malgré tout moins de panache. Si on lui tient tête, ou si les choses ne vont pas comme elle le voudrait, Françoise se cabre et arrive à ses fins, d’une façon ou d’une autre. Elle veut avoir le dernier mot, avec qui que ce soit, et même avec Louis XIV qui l’apprendrait un jour à ses dépens. Elle veut être différente, distincte des autres, autant dans ses opinions que dans son comportement moral 50 . Dans 48 Lettres historiques et édifiantes, II, p. 73. 49 Correspondance générale, I, p. 221. 50 Madame de Caylus renforce cette impression lorsqu’elle écrit : « Pendant le voyage de Fontainebleau dont je parle, la faveur de madame de Maintenon parvint au plus haut degré. Elle changea le plan de sa vie ; et je crois qu’elle eut pour principale règle de faire le contraire de ce qu’elle avoit vu chez madame de Montespan » 31 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon ces conditions, le scandale permanent de la cour l’a probablement incitée à se draper de plus en plus du manteau de la vertu : c’était la seule façon d’affirmer sa spécificité, et elle a fini par se prendre à son propre jeu. Elle ne pourra jamais faire marche-arrière. Sa dévotion, ou l’image de sa dévotion, à laquelle elle n’était pas vraiment destinée, est née de cette distance morale entre elle et son entourage mondain, qu’elle s’est évertuée à maintenir à tout prix. En 1674, la protection royale aidant, Françoise Scarron devient de plus en plus une personne influente à la cour, en dépit de ses différends avec Madame de Montespan. Le roi lui a accordé le titre de « Madame de Maintenon », et elle a donc le droit dorénavant de s’adresser directement à lui. Gageons que le roi préfère à ce moment là la compagnie d’une femme rougissante, ayant parfois les larmes aux yeux, plutôt que celle d’une furie dont les crises de colère ne discontinuent pas. Louise de la Vallières, qui a pris le flambeau auprès du roi, se retire, affligée, au couvent en 1674, et la relation du Louis XIV avec Madame de Montespan a maintenant ses hauts et ses bas. Il est impossible que Madame de Maintenon ne se soit pas aperçue de l’indifférence occasionnelle du roi pour ses maîtresses. La pression du clergé sur le roi est également très forte, et Françoise a même pu rêver en tirer profit. À l’abbé Gobelin, le 23 avril 1675, elle écrit : Vous entendrez dire que je vis hier le roi : ne craignez rien ; il me semble que je lui parlai en chrétienne et en véritable amie de madame de Montespan 51 . Il est difficile d’imaginer que Madame de Maintenon pouvait à la fois prendre la défense de l’Église et celle de Madame de Montespan. En fait, son ascendant sur Louis XIV est de plus en plus évident, ce qui n’est pas pour déplaire aux hommes de Dieu qui prient tous les jours pour la « conversion » de leur souverain. L’attitude et le rôle, disonsle, ambigu, de Madame de Maintenon à ce moment-là ont attendri certains historiens, parmi lesquels Théophile Lavallée est le plus illustre. Avec une naïveté incommensurable, il écrit : … on voit quel était le sentiment vrai et profond qui animait madame de Maintenon à l’égard de madame de Montespan. Ce n’était ni de la haine, (Op. cit., p. 98-99). Dans les Souvenirs de M me de Caylus, où on trouve en bas de page le persiflage typiquement voltairien : « Et de succéder à Marie-Thérèse » (Ib., p. 99). 51 Correspondance générale, I, p. 268. 32 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches ni de l’envie, comme on l’a dit tant de fois, c’était le sentiment d’un devoir qui est devenu, nous le verrons, la vraie et unique passion de sa vie, c’était le dessein, le désir, la volonté de faire le salut du roi 52 . On peut, certes, admirer le parcours de Madame de Maintenon sans devoir la canoniser. Le roi lui plut, mais elle a eu la délicatesse, la modestie et la lucidité de ne pas trop croire qu’il partagerait un jour son lit. En tant que gouvernante des enfants royaux, elle songe surtout à sécuriser sa situation, se souvenant sans doute avec déplaisir de l’indigence de son enfance et de ses dix années de mariage avec Paul Scarron. Le roi, en tant que roi, est séduisant. Madame de Maintenon est son sujet et compte bien le rester. Étant donné que des amours illicites, comme Louis XIV en vécut tous les jours, sont exclues, elle s’accroche à sa tâche d’éducatrice et, de plus en plus, à ses devoirs de chrétienne. Ne nous leurrons pas. Nous avons dit que la dévotion de Madame de Maintenon ne lui est pas venue spontanément. Jusqu’à l’âge de quarante ans elle n’a donné aucun signe tangible d’être pénétrée d’une profonde spiritualité chrétienne. Le ton de ses lettres avec l’abbé Gobelin est un trompe-l’œil dicté par la nécessité de sa relation avec son confesseur. Elle a, certes, projeté l’image d’une femme vertueuse, - Ninon de Lenclos aurait pu être d’un avis contraire - mais des sentiments chrétiens y avaient peu de part. Émettons même l’hypothèse que le souvenir des frasques de son père volage avait influé sur sa méfiance des hommes, et que sa vertu, dès lors, n’était rien d’autre que le refus obstiné de croire en eux, de s’attacher et de se soumettre à un homme. Dans ce sens Madame de Maintenon a peutêtre été la plus grande précieuse de son temps 53 , mue par un passé et 52 Correspondance générale, I, p. 268. 53 Nous attirons l’attention sur l’analyse remarquable de Jean Cordelier de la préciosité, et dans quelle mesure elle s’applique précisément à Françoise d’Aubigné. Voir op. cit., p. 49-55. Pour sa part, Jasinski suggère qu’elle était parmi les précieuses prudes et dévotes. À preuve dit-il, le Dictionnaire des Précieuses de Somaize et la Clélie de Madeleine de Scudéry. C’est faux. Somaize dit que « Stratonice (Madame de Maintenon) est une jeune pretieuse des plus agréables et des plus spirituelles. (…) Pour de l’esprit, la voix publique en dit assez en sa faveur, et tous ceux qui la connoissent sont assez persuadez que c’est une des plus enjouées personnes d’Athènes. (…) Son humeur est douce, et elle a fait voir par sa façon d’agir qu’elle voyait le monde plus par une bien-séance civile que par une attache particuliere…» (Dictionnaire des Précieuses, éd. Ch.-l. Livet, tome I, Paris, Jannet, 1856, p. 221-222). L’œuvre de Somaize date de 1660-1661 : Françoise d’Aubigné avait vingt-cinq ans : il n’est pas encore question de dévotion. Dans Clélie, elle se nomme Lyriane. Elle « estoit grande, et de belle taille, 33 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon par des circonstances familiales. Elle a été poussée dans les bras d’un infirme et elle a eu les gestes obligés de son sort. Après Scarron, qui était plus un malade qu’un mari, peu d’hommes, hormis peut-être Villarceaux, pouvaient encore la séduire, même si ce n’est pas l’envie qui leur manquait. Il lui fallait un homme à la mesure de ses ambitions, un surhomme, comme le roi, mais qui n’est point disponible en 1674, et dont, en outre, la hauteur lui paraît par trop inaccessible. En espérant sans doute que son heure viendra, elle choisit de se réfugier dans le repos de la disette sexuelle et d’y cultiver l’art de la dévotion : son isolement émotif et sa feinte humilité de sujette dévouée de sa majesté sont donc à l’abri. L’habitude et la pratique gestuelle de la dévotion lui fournissent une armure qui la protège contre tout assaut amoureux autre que celui du roi. Lorsqu’elle deviendra enfin une reine sans couronne, une sombre nuit de 1683, elle est amplement aguerrie dans l’art subtil de la dévotion, et le roi n’est plus alors qu’un homme licencieux qu’il faut guérir de ses déviances et plier ensuite à sa volonté de femme. La dévotion de Madame de Maintenon est devenue un mode de vie, un rituel social, qu’elle entretiendra avec le plus grand soin jusqu’au jour de sa mort. L’année 1674, et celles qui suivent, apportent de rudes épreuves à Louis XIV. La grande Alliance de La Haye, groupant les ennemis de la France, le force de prendre l’offensive : l’occupation de la Franche- Comté est rapide, mais les troupes françaises doivent abandonner la Hollande, et seul Condé a pu réprimer l’assaut des alliés. La guerre fait rage et le roi, commandant suprême des armées, s’absente fréquemment de la cour. Lors de ses retours à Versailles il s’octroie le repos du guerrier dans les bras de Madame de Montespan. Les ruses de Bossuet et compagnie n’ont donc pas abouti, ni la pieuse mission de Madame de Maintenon. En fait, Madame de Montespan accouchera encore de deux bâtards, ce qui n’empêche pas qu’il y eut quelques signes de froideurs entre les deux amants, auxquels Madame de Sévigné, en bonne commère, fait allusion : On devoit partir aujourd’hui pour Fontainebleau, où les plaisirs devoient devenir des peines par leur multiplicité. Tout étoit prêt ; il arrive un coup mais de cette grandeur qui n’épouvente point, et qui sert seulement à la bonne mine. (…) Lyriane avoit mille appas inévitable (sic) ». Suit une litanie d’éloges et de l’admiration pour Scarron, l’homme perclus. Nulle part il est question de dévotion (Clélie, Histoire romaine, Paris, Courbé, 1659, V e partie, Livre III, p. 1224). 34 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches de massue qui rabaisse la joie. Le peuple dit que c’est à cause de Quantova [sobriquet de Madame de Montespan] : l’attachement est toujours extrême ; on en fait assez pour fâcher le curé [Bossuet] et tout le monde, et peut-être pas assez pour elle ; car dans son triomphe extérieur il y a un fond de tristesse 54 . En même temps les beaux jours où régnait l’amitié entre Madame de Montespan et Madame de Maintenon se sont fort assombris. Dans une lettre à sa fille, le 7 août 1675, Madame de Sévigné, au courant de tout, écrit : Je veux, ma bonne, vous faire voir un petit dessous qui vous surprendra : c’est que cette belle amitié de M me de Montespan et de son amie qui voyage 55 est une véritable aversion depuis près de deux ans : c’est une aigreur, c’est une antipathie, c’est du blanc, c’est du noir ; vous demandez d’où vient cela ? C’est que l’amie est d’un orgueil qui la rend révoltée contre les ordres de l’autre. Elle n’aime pas à obéir ; elle veut bien être au père [Louis XIV], mais non pas à la mère ; elle fait le voyage à cause de lui, et point du tout par amour pour elle. On gronde l’ami d’avoir trop d’amitié pour cette glorieuse ; mais on ne croit pas que cela dure, à moins que l’aversion ne se change, ou que le bon succès d’un voyage ne fît changer ces cœurs 56 . Et le 16 octobre 1675, toujours à Madame de Grignan : M. du Maine marche : voilà un grand bonheur pour M me de Maintenon. On parle aujourd’hui de la froideur de ces deux amies, et que c’est sur l’intérêt 57 . Cette mésentente, dans laquelle certains ont voulu voir une rivalité entre femmes, toutes deux amoureuses du roi, incite Madame de Maintenon à protester abondamment de son innocence auprès de son confesseur. À l’entendre, elle se sent même coupable de mener une vie dissipée. Déjà en 1675 elle fait savoir à l’abbé Gobelin qu’elle aurait tant voulu vivre une vie de recluse, passer ses jours à visiter les malades, les pauvres de sa paroisse ou les malheureux prisonniers ; le soir elle se serait adonnée à la lecture 58 . 54 Madame de Sévigné à Madame de Grignan le 31 juillet 1675. Voir Madame de Sévigné, Lettres, 3 vol., éd. Gérard-Gailly, Paris, Gallimard, 1953, I, p. 779. 55 L’amie, Madame de Maintenon, était allée aux eaux de Barèges avec le petit duc du Maine (note 13 de Gérard-Gailly, op. cit., I, p. 1095). 56 Lettres, I, p. 792. 57 Lettres, I, p. 881-882. 58 Correspondance générale, I, p. 259-260. 35 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon Il y a, certes, quelque chose de touchant dans ces saintes intentions qui ne se sont finalement jamais réalisées. L’ambition de Madame de Maintenon prendra toujours le dessus sur ses velléités misanthropiques : elle n’était pas destinée au désert. Les infidélités de Louis XIV, à la fois à sa femme, Marie-Thérèse, et à sa maîtresse en titre, ont cependant un effet inattendu sur la relation entre Madame de Maintenon et Madame de Montespan. Alors qu’on s’attend au pire, on remarque que vers 1677 elles se sont réconciliées, unies dans le malheur (temporaire), l’une pour avoir été délaissée, l’autre pour avoir prétendument échoué dans son œuvre de prosélyte. Ainsi, à leur insu, les nouvelles favorites du roi, M me de Soubise, puis M me de Ludres, vont renouer des liens d’amitié que l’on croyait à tout jamais brisés. Tout n’est donc pas perdu pour Madame de Montespan. L’inconstance du roi joue en sa faveur, et après peu de temps, elle triomphe une fois de plus de ses rivales, comme le laisse entendre Madame de Sévigné qui parle d’une « reprise de possession » dans une lettre à sa fille, datée du 11 juin 1677 59 . Autant dire que l’échec de Madame de Maintenon s’avère alors doublement douloureux : la Montespan reprend le pouvoir, et le roi échappe à son emprise. Sa correspondance de juillet 1677 témoigne de son irrépressible dépression. Avec beaucoup de bonne volonté on pourrait imaginer que Françoise est abattue parce qu’elle n’est pas parvenue à sauver Madame de Montespan et son illustre amant des griffes de la concupiscence. Que la piété avait non seulement perdu la bataille, mais la guerre. Il est peu probable qu’une telle interprétation glorificatrice réponde à la réalité des faits. Il est moins séduisant, mais plus juste, de voir dans sa dépression une défaite de son fantasme le plus extravagant. Tant que Madame de Montespan a la haute main sur son amant, il est exclu que Madame de Maintenon songe à se rapprocher sentimentalement du roi. Elle a sa sympathie, peut-être même nourrit-elle innocemment son désir, mais elle n’aurait pas osé encourager une liaison suivie. Madame de Montespan est à la fois un havre et un obstacle. Abandonnée par le roi, elle crée un espoir au cœur de Françoise. Reprise par lui, elle détruit les rêves les plus insensés. Françoise s’est travestie en dévote, certes, mais à quarante-deux ans elle éprouve encore les vives pulsions de sa sexualité, réprimées depuis 59 Lettres, II, 265. 36 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches son ridicule mariage avec Paul Scarron. S’il était libéré de l’ascendant de Madame de Montespan, le roi deviendrait un trophée à conquérir. Rattrapé toutefois dans les filets de sa maîtresse, il n’est plus qu’une chimère dans le flou de sa folle imagination. Lorsque le roi se réconcilie avec sa maîtresse favorite, l’utopie de Françoise s’écroule : sa dépression vient de là. Il n’y avait nulle autre raison pour qu’elle se sente démoralisée à ce point. Toutes ses complaintes élégiaques auprès de l’abbé Gobelin ne sont finalement que des écrans de piété derrière lesquels se dessine le désarroi d’une femme amoureuse qui pleure son échec. Qu’on en juge par ce passage théâtral d’une lettre à l’abbé Gobelin, du 7 septembre 1677 : Ces agitations 60 ne sont pas les seules que je souffre : on me tourmente du côté de la cour par des éclaircissements continuels ; notre duchesse [duchesse de Richelieu] me persécute pour y demeurer 61 ; je meurs d’envie d’en sortir ; mais je voudrois n’y être point brouillée ; cela est difficile à accommoder, et je passe ma vie dans des troubles qui m’ôtent tous les plaisirs du monde, et la paix qu’il faudroit pour servir Dieu 62 . Le 25 octobre 1677, elle soupire : Dieu connaît le fond de mon âme, et j’espère qu’il rompra mes chaînes, s’il est nécessaire pour mon salut 63 . À sa manière elle annonce les affres de la Princesse de Clèves. La différence est que la Princesse quitte le monde, tandis que Madame de Maintenon y reste. En somme, l’abbé Gobelin, à qui l’on confie presque tout, fait figure d’absolution permanente. L’engouement secret de Madame de Maintenon pour le roi, douloureusement étouffé par l’empire ragaillardi de Madame de Montespan, devient de plus en plus ostensible à travers une correspondance où la chair combat constamment le cœur et la raison. Lorsque le roi, en 1678, jette son dévolu sur Mademoiselle de Fontanges 64 , âgée de dix-huit ans, Madame de Montespan, en dépit 60 Elle avait des inquiétudes au sujet de la santé du petit duc du Maine. 61 Ce mot de M lle d’Aumale : «…la duchesse de Richelieu n’aima Madame de Maintenon que dans la mauvaise fortune » (Souvenirs, I, p. 74). 62 Correspondance générale, I, p. 345. 63 À l’abbé Gobelin, Correspondance générale, I, p. 356. 64 La nouvelle favorite, maîtresse officielle du roi en 1679, et déja rivale de Madame de Maintenon, ne le serait cependant pas pour longtemps. Elle mit au monde un enfant mort-né, mais bientôt, pâle, malade et épuisée, elle se retira à l’abbaye de Chelles, où 37 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon de sa disgrâce, va jusqu’à favoriser les nouvelles amours du roi : veutelle lui imposer la présence d’une oie blanche qui le fatiguerait aussitôt, ou cherche-t-elle à le détourner de la séduction (involontaire ? ) de Madame de Maintenon ? Il est fort possible que son instinct de femme ait deviné les sourdes espérances de la préceptrice du duc du Maine. Inutile appréhension, car la belle Athénaïs n’est plus de taille à contrer la montée sociale de Madame de Maintenon, discrète mais tenace 65 . Outre le plaisir évident que le roi éprouve à être en sa compagnie 66 , il avait créé spécialement pour elle la charge de deuxième dame d’atour 67 auprès de la future Dauphine, Anne-Marie de Bavière, destinée à épouser Louis le Grand, dit le Grand Dauphin, en mars 1680. La nomination de Françoise est décrétée le 8 janvier 1680, et elle en retire visiblement beaucoup de joie, voire une confiance en soi dont elle fait part à l’abbé Gobelin le jour même de sa nomination : elle sera dorénavant habillée de noir - telle qu’on l’a reconnaît surtout dans l’iconographie courante -, et contrairement à ses pieuses minauderies, elle n’hésite pas à se peindre telle qu’elle est, portrait à la fois flatteur et révélateur de son tempérament : … je vais être à une princesse, je serai toujours en robe noire ; si j’étois hors de la cour, je serois en tourière 68 , et tous ces changements ne me font nulle peine. (…) J’ai une morale et de bonnes inclinations qui font que je ne fais guère de mal ; j’ai un désir de plaisir et d’être aimée qui me met sur mes gardes contre mes passions ; ainsi ce ne sont presque jamais des faits que je puis me reprocher, mais des motifs très humains, une grande vanité, beaucoup de légèreté et de dissipation, une grande liberté dans mes pensées et dans sa sœur était devenue abbesse par faveur royale ; puis elle s’installe à Port-Royal de Paris, dans le faubourg Saint-Jacques, où elle mourut en 1681 à l’âge de vingt ans. 65 Voici ce qu’en dit M lle d’Aumale : « madame de Montespan, comme l’on croit, pour l’éloigner de la Cour, voulut lui faire épouser dans ce temps-là le vieux duc de Villars, mais elle ne voulut pas » (Souvenirs, I, p. 65). 66 « Le roi, qui a pris goût à s’entretenir chez la favorite avec M me Scarron, est peu à peu conquis ; la suivante arrive à supplanter la maîtresse et devient la confidente, presque la conseillère » (Philippe Sagnac et A. de Saint-Léger, Louis XIV, Paris, P.U.F, 1949, p. 188). 67 « Chez la Reine il y a encore une Dame d’atour qui la coëffe, qui l’habille » (Furetière). La première dame d’atour de la Dauphine était Madame de Rochefort. M lle d’Aumale rapporte qu’en 1680, « Le Roi la fit seconde dame d’atour » (Souvenirs, I, p. 68). 68 Tourière est un « Office claustral chez les Moniales. C’est une religieuse qui a charge de parler au tour (« se dit aussi chez les religieuses qui garde la clôture »), d’y négocier les affaires de la maison » (Furetière). 38 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches mes jugements et une contrainte dans mes paroles qui n’est fondée que sur la prudence humaine 69 . Dès ce jour où elle devient la deuxième dame d’atour, son influence à la cour, et le respect qu’elle inspire, ne cessent d’augmenter. Le papotage malicieux de Madame de Sévigné rapporte la progression du prestige de Madame de Maintenon : Le 20 mars 1680 : La faveur de M me de Maintenon augmente tous les jours : ce sont des conversations infinies avec Sa Majesté, qui donne à Madame la Dauphine le temps qu’il donnoit à M me de Montespan ; jugez de l’effet que peut faire un tel retranchement. Le 22 mars : La faveur de la personne enrhumée (c’est ainsi que vous la nommiez cet hiver) [M me de Maintenon] augmente tous les jours, comme la haine entre elle et la sœur [M me de Montespan] de celui qui vous a si bien reçue. En avril 1680, trois mois après son « intronisation », le triomphe de Madame de Maintenon semble complet : M me de Montespan est enragée ; elle pleura beaucoup hier ; vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil ; il est encore plus outragé par la haute faveur de M me de Maintenon. Sa Majesté va passer très-souvent deux heures de l’après-dînée dans sa chambre, à causer avec une amitié et un air libre et naturel qui rend cette place la plus souhaitable du monde. Le 9 juin : La faveur de M me de Maintenon croît toujours, et celle de M me de Montespan diminue à vue d’œil. Le 21 juin : On me mande que les conversations de Sa Majesté avec M me de Maintenon ne font que croître et embellir, qu’elles durent depuis six heures jusqu’à dix, que la bru [Anne-Marie de Bavière] y va quelquefois faire une visite assez courte ; qu’on les trouve chacun dans une grande chaise, et qu’après la visite finie, on reprend le fil du discours. Mon amie [M me de Coulanges] me mande qu’on n’aborde plus la dame sans crainte et sans respect, et que les ministres lui rendent la cour que les autres leur font. 69 À l’abbé Gobelin, le 8 janvier 1680, Correspondance générale, II, p. 96. 39 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon Le 30 juin : Le Roi fut l’autre jour trois heures chez M me de Maintenon, qui avoit la migraine (…) que M me de Fontanges pleure tous les jours de ne plus être aimée. Le 7 juillet : L’amie [M me de Maintenon] de mon amie est la machine qui conduit tout. Mais croyoit-elle qu’on pût toujours ignorer le premier tome de sa vie ? et à moins que de l’avoir conté avec malice, quel mal cela lui a-t-il fait ? Le 17 juillet : M me de Coulanges m’écrit au retour de Saint-Germain ; elle est toujours surprise de la faveur de M me de Maintenon. Enfin nul autre ami n’a tant de soin et d’attention qu’Il [le roi] en a pour elle 70 . En faut-il davantage pour supposer qu’une liaison entre Madame de Maintenon et Louis XIV ne peut plus tarder, si ce n’est déjà pas le cas ? En fin de compte, la Dauphine a fait office d’innocente entremetteuse. Nous ignorons si Madame de Maintenon et Louis XIV sont devenus amants à cette époque, mais on a peine à croire que leur affection mutuelle fût purement platonique, à la manière de M lle de Scudéry et Pellisson. Françoise a pu faire illusion, compte tenu de sa réputation de femme vertueuse et de ses « confessions » à l’abbé Gobelin. Louis XIV, par contre, est ce que l’on appelle un chaud lapin, habitué à ce que les femmes lui tombent dans les bras. Une, deux ou trois maîtresses à la fois, il n’est pas regardant, et sa légendaire inconstance s’accorde peu avec l’image d’un Candide avant la lettre. Des biographes fascinés par l’illustre vertu de Madame de Maintenon ont cru, la main sur le cœur, qu’elle ne s’est pas donnée au roi avant qu’il ne l’épouse. Cette hypothèse, dans les circonstances d’intimité avec le roi, est absolument impensable. Leur sympathie mutuelle n’est pas sacrifiée sur l’autel de l’abstinence. Françoise a du charme. Louis XIV a du tempérament. Conforme à ses habitudes, Françoise a pris le contre-pied des courtisanes de l’entourage royal. Elle affiche la froideur, le maintien de sa réputation de femme honnête, elle s’habille de noir, et elle parle beaucoup de Dieu. Elle se veut à l’opposé 70 Les extraits des Lettres de Madame de Sévigné à sa fille, Madame de Grignan, se trouvent dans l’ordre : Lettres, II, p. 649 ; p. 652-53 ; p. 670 ; p. 736 ; p. 753 ; p. 762 ; p. 770 ; p. 785. 40 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches des minaudières de la cour, mais en même temps sa présence s’offre comme un fruit défendu qui ne cesse d’allécher le roi qui, en enfant gâté, espère le croquer. Il n’est pas étonnant non plus que la correspondance de Madame de Maintenon à cette époque respire la bonne humeur et la satisfaction de soi. Est-ce uniquement parce qu’elle a été nommée dame d’atour ou parce qu’elle a acquis récemment le domaine de Maintenon ? Ou encore parce que la disgrâce définitive de Madame de Montespan est pour ainsi dire prononcée ? Ce nouveau bonheur de Françoise doit avoir des raisons plus plausibles. Elle a conquis le roi - la prime suprême ! -, et ce triomphe mérite bien que l’on transgresse secrètement les bornes de la conduite vertueuse et prude. On a peine à croire que Louis XIV, à l’âge de quarantedeux ans, alors qu’il désire Françoise, se soit abstenu de tout contact physique. La thèse de ceux qui ont prétendu que Louis, vu son âge ( ! ), n’avait plus les aptitudes sexuelles requises, ne tient pas debout. Autant dire qu’il a attendu d’épouser Françoise pour lui déclarer son impuissance. Une autre thèse soutient que le roi a été gagné à la cause de la dévotion grâce à l’influence salutaire de Madame de Maintenon, et que cette nouvelle direction spirituelle dans sa vie l’a mis sur la pieuse route de la retenue sexuelle. Ainsi le roi serait devenu à la fois Pyrrhus et Tartuffe ! Tout cela n’est pas très crédible, compte tenu du fait que la dévotion de Madame de Maintenon à cette époque est encore strictement verbale et particulièrement réservée à la naïveté admirative de l’abbé Gobelin. Elle a tellement proclamé qu’elle voulait quitter le monde, tout en y restant, qu’on finit malgré tout à ne plus la croire, et à douter sérieusement de sa sincérité, et peutêtre même de sa vertu. En fait, les choses vont tellement bien pour elle qu’elle sait à peine cacher sa satisfaction d’être « quelqu’un » à la cour. Le 20 février 1682, elle décrit pour son frère toutes les activités auxquelles elle est dorénavant mêlée : « on ira à Saint-Cloud (…) ensuite à Versailles (…) ; on ira passer le mois de septembre à Fontainebleau, et octobre à Chambord ; (…) on reviendra passer novembre à Versailles, et tout l’hiver ici [à Saint-Germain] », bref, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, et cette femme qui croulait jadis sous les contraintes mondaines, peut dire enfin : « tout le reste va à l’ordinaire et je suis très heureuse 71 ». Deux années de grand bonheur 71 Correspondance générale, II, p. 230-231. 41 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon avec un homme à ses côtés qui ne l’aurait aimée que pour ses beaux yeux ! L’idée est absurde. L’impuissance de Louis XIV est d’ailleurs un mythe puisqu’il s’acquitte consciencieusement de sa tâche de mari auprès de Marie- Thérèse, sa légitime épouse, qu’il va retrouver tous les soirs. Ce rapprochement presque inespéré a touché les bonnes âmes qui, une fois de plus, l’attribuaient à l’influence salutaire de Madame de Maintenon 72 . Quel meilleur moyen de masquer ses propres inconvenances que de réconcilier le roi avec sa femme, et de vivre sous le couvert de cette ostensible fidélité conjugale qui la mettait, elle, à l’abri des ragots ? Mais trêve d’indiscrétions, et revenons-en au rêve insensé de Madame de Maintenon : épouser le roi ! Au début des années quatrevingt le roi se plaît de plus en plus en sa compagnie. Peut-être même sont-ils déjà amants ? Quoi qu’il en soit, Françoise peut envisager l’avenir avec confiance. Elle est devenue un « personnage », ayant obtenu la faveur, et du roi et de la reine. Que peut-elle espérer de plus ? Ses mœurs austères semblent avoir eu une influence bénéfique sur le roi qui, sans devenir dévot, commence du moins à en avoir les gestes. Le clergé, si préoccupé de la santé spirituelle du souverain, applaudit en coulisses l’efficacité apparente de la présence auprès du roi de la deuxième dame d’atour. Françoise, de son côté, se met sérieusement à croire en son rôle d’ange gardien, voire de « convertisseuse » 73 , et multiplie à cet effet les manifestations de sa foi inébranlable en Dieu et ses bienfaits. C’est sans doute à ce moment-là qu’elle a le plus cherché à façonner l’image que la postérité retiendrait de sa personne. L’abbé Gobelin y a cru, bientôt les Dames de Saint-Louis y croiront aussi, et c’est ainsi que la légende de Madame de Maintenon, la plus vertueuse des femmes, est née. Ne parlons toutefois 72 La reine aurait dit, selon M lle d’Aumale : « Jamais je n’ai été traitée si bien du Roi, et c’est à Madame de Maintenon que je le dois » (Souvenirs, I, p. 77). 73 Le 22 septembre 1683, elle écrit à d’Aubigné, son frère : « Je crois que la reine [morte en juillet] a demandé à Dieu la conversion de toute la cour ; celle du roi est admirable, et les dames qui en paroissoient les plus éloignées ne partent plus des églises » (Correspondance générale, II, p. 325). Elle ne parle pas de sa propre contribution, mais il va de soi qu’elle avait eu gain de cause, et que le roi lui avait déjà demandé de l’épouser. Comme son grand-père il aurait pu dire : « Paris vaut bien une messe », ce mot faussement attribué à Henri IV. 42 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches pas de tartuferie. Françoise s’est rendu compte que se blottir dans le sein de l’Église apporte plus d’assurances et de stabilité que d’imiter effrontément les courtisanes qui venaient et allaient. Ayant vécu longtemps dans l’incertitude, tantôt avec ses parents, ensuite avec l’imprévisible Paul Scarron, et même encore lorsqu’elle se fit la complice, apparemment à contrecoeur, de la maîtresse en titre du roi, elle peut cette fois trouver refuge dans la sérénité de la religion. La prière dans la détresse est abondamment présente dans la correspondance de Françoise avec son confesseur, et peu à peu elle s’est habituée à se fier davantage à l’austérité apaisante de la foi, plutôt qu’au tourbillon étourdissant de la vie mondaine. Nous l’avons dit : elle ne veut pas être comme les autres, et sa dite « retraite » du monde des plaisirs lui garantit pour toujours cette unicité à laquelle elle aspirait tant. Madame de Maintenon est devenue une dévote autodidacte, et elle en a finalement acquitté tous les devoirs. La dévotion ne la menait pas à son salut ; elle était son salut. C’est cette femme, aux allures impressionnantes de dévote, qui a donc attiré la curiosité du roi et, sans doute, l’a incité à prendre d’assaut cette forteresse de vertu. Les dernières années en compagnie de la reine Marie-Thérèse, son épouse durant vingt-trois ans, sont traversées de la fébrilité amoureuse que le roi éprouve en présence de Françoise d’Aubigné. Marie-Thérèse meurt le 31 juillet 1683 à la suite d’un abcès mal soigné sous l’aisselle. Elle avait quarante-cinq ans, le roi avait le même âge, et Madame de Maintenon, vivant à l’ombre du couple royal, en avait quarante-huit. Nous ne nous arrêterons pas aux problèmes de préséance, de bienséance et de convenance qui ont entouré le mariage morganatique qui doit suivre. Le roi veut mettre fin à une liaison illégitime qui n’a rien en commun avec tout ce qu’il a connu avant. Il faut être naïf pour croire qu’il aurait fait la cour (discrète) à Françoise, immédiatement après la mort de Marie- Thérèse, comme s’il s’agissait d’une amourette naissante. Les dates ne mentent pas : un peu plus de deux mois après la mort de Marie- Thérèse, le roi épouse clandestinement la veuve Scarron. C’était le 9 ou 10 octobre 1683. Avant ce mariage, la dernière lettre de Madame de Maintenon à Madame de Brinon date du 2 octobre. Du 2 au 10, silence, mais le 11 octobre elle reprend la plume pour lui dire : 43 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon J’ai reçu vos lettres, et je meurs d’envie de vous voir, mais je ne puis vous dire quand ce sera ; je n’ai pas encore eu le temps de me reconnoître, et ce moment-ci est pris sur mon sommeil et sur ce qu’on n’est pas encore entré dans ma chambre 74 . Madame de Maintenon, l’épouse du roi, n’est plus tout à fait libre de son temps. L’euphorie du moment a fait disparaître ses légendaires maux de tête : elle est comblée. On a soutenu que c’était un mariage de raison, et la seule issue du roi qui ne pouvait pas ne pas être marié ! Madame de Maintenon serait donc l’ultime panacée. On a quelque peine à croire à de telles sornettes, puisque le mariage avec Madame de Maintenon, même s’il était morganatique, risquait de poser plus de problèmes que de solutions. Pourquoi le roi aurait-il épousé Madame de Maintenon, alors que le tout devait se faire dans le secret et la clandestinité, comme s’il s’agissait d’un geste honteux ? Cette épouse, soi-disant « de raison » 75 , ne porterait jamais la couronne, ne serait jamais officiellement reconnue et était destinée à vivre en marge de la grandeur royale. A-ton proposé à Louis XIV une béquille pour ses vieux jours, alors qu’il n’a que quarante-cinq ans ? Tout cela n’a pas de sens, car Louis XIV aurait pu aisément demeurer l’amant de Françoise, sans s’attirer les ennuis et les critiques que susciterait un mariage peu conforme aux bienséances. Disons-le crûment : s’il a épousé Françoise, c’est qu’il la désirait - forme d’amour sans retouches romantiques -, et qu’il en avait assez de faire des pirouettes d’amoureux volage et… « polygame ». Il aimait Françoise comme il avait aimé toutes les autres femmes, plus sensuellement que sentimentalement 76 . Louis XIV est 74 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 22. 75 On ignorera toujours le véritable degré de la relation matrimoniale, mais un mot (isolé, il est vrai) d’avril 1691, adressé par le roi à Madame de Maintenon, fait un peu rêver : « Je profite de l’occasion du départ de Montchevreuil, pour vous assurer d’une vérité qui me plaît trop, pour me lasser de vous la dire ; c’est que je vous chéris toujours, et que je vous considère à un point que je ne puis exprimer ; et qu’enfin, quelque amitié que vous ayez pour moi, j’en ai encore plus pour vous, étant de tout mon cœur tout-à-fait à vous » (Œuvres de Louis XIV, publiées par Grouvelle, Paris, Strasbourg, Treutel et Würtz, 1806, T. VI, p. 21). 76 « Il est vrai, écrit-elle à M me de Glapion le 18 octobre 1717, qu’il m’aimoit qu’autant qu’il étoit capable d’aimer ; car les hommes, quand la passion ne les mène pas, sont peu tendres dans leur amitié » (Lettres historiques et édifiantes, II, p. 456). C’est une femme de soixante-dix-sept ans qui parle et qui, par discrétion ou pudeur, préfère ignorer le passé et les assauts amoureux de son mari. 44 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches un sanguin qui ne peut pas se passer de relations sexuelles, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’il aime vraiment les femmes. S’il est vrai qu’une mère peut déterminer une part de la vie sexuelle de son fils, il faut rappeler qu’Anne d’Autriche avait été la plus possessive et la plus autoritaire des mères : elle n’a pas été un modèle de femme qui inspire confiance, ou qui incite un homme à éprouver un profond amour pour une femme. En épousant Françoise, Louis XIV fait d’une pierre deux coups. D’une part, en régularisant sa situation, il s’assure de la présence d’une femme qu’il n’a cessé de désirer ; d’autre part il fait plaisir à tous les dévots qui, les yeux tournés vers le ciel, soupirent désormais d’aise de voir le monarque assagi aux pieds de la femme la plus vertueuse du royaume. Les sens et le bon sens allaient faire bon ménage. Quant à Françoise, son délire feutré est proportionnel à sa discrétion. Peu de temps avant son mariage avec le roi, elle subit une crise nerveuse : l’idée même qu’elle épouserait le roi - son plus grand triomphe - la met dans tous ses états. Jamais elle n’a été aussi heureuse et aussi tourmentée. Elle croit rêver et craint de se réveiller. Elle a tous les symptômes d’une « jeune » femme qui désire et appréhende en même temps l’union sacrée, et dans son cas, la plus sacrée de toutes. M me de Caylus, sa nièce, nous livre une image de Françoise à un moment crucial de sa vie : … je vis tant d’agitation dans l’esprit de madame de Maintenon, que j’ai jugé depuis, en la rappelant à ma mémoire, qu’elle étoit causée par une incertitude violente de son état, de ses pensées, de ses craintes et de ses espérances ; en un mot, son cœur n’était pas libre et son esprit fort agité. Pour cacher ces divers mouvemens, et pour justifier les larmes que son domestique et moi lui vîmes parfois répandre, elle se plaignoit de vapeurs, et alloit, disoit-elle, chercher à respirer dans la forêt de Fontainebleau avec la seule M me de Montchevreuil ; elle y alloit même quelquefois à des heures indues 77 . Ce sont là les signes évidents d’une femme qui vit un bonheur inespéré, mais qui craint l’avenir. Madame de Maintenon, demandée en mariage, n’ose exulter, et s’impose donc la cruauté de sa lucidité. Ses souffrances viennent de là. Le mariage - comme une intervention chirurgicale qu’on appréhende jusqu’à ce qu’elle ait eu lieu - mettra 77 Souvenirs de M me de Caylus, p. 106. 45 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon un terme à ses angoisses 78 . Elle est enfin la femme d’un homme qu’elle admire et qu’elle n’a jamais osé aimer de toute son âme. Ce mariage renverse toutes les barrières. En outre, on voit maintenant en elle le sauveur de l’humanité, c’est-à-dire du roi ! Son salut sur terre est assuré par le salut du roi dans le ciel. Sa dévotion, plus théâtrale que réelle, a été sa meilleure garantie : elle la cultiverait donc assidûment jusqu’à ce que tout le monde, y compris elle-même, en soit convaincu. La dévotion de Madame de Maintenon a toutes les allures d’une vocation tardive qui a fort bien tournée. Les années qui vont suivre son mariage, jusqu’à sa mort en 1719, seront surtout absorbées par la création et la direction de Saint-Cyr. Pour une femme qui n’a pour ainsi dire pas de rôle officiel à la cour, Saint-Cyr a commencé comme une distraction de dame patronnesse, puis s’est transformé en un royaume où Madame de Maintenon, faute de mieux, peut régner sur de fidèles sujets. Saint-Cyr comble son besoin autocratique. Une communauté religieuse et de jeunes enfants, éblouies par une constante présence souveraine, lui offrent le spectacle d’un troupeau respectueusement soumis et reconnaissant. Toute la correspondance de Madame de Maintenon avec les Dames de Saint-Louis, tous les entretiens rapportés avec les filles de l’institution, témoignent de son penchant à vouloir dominer son entourage, à le guider le long des jalons spirituels et moraux qu’elle a posés sur la route de la dévotion. Cette reine sans sceptre ni couronne a troqué l’indifférence de la cour 79 contre une domination morale sans partage. Limitée dans son influence politique sur Louis XIV, elle l’a pleinement exercée sur ses brebis de Saint-Cyr. On a prétendu, sans grandes preuves, qu’elle avait joué un rôle considérable dans l’affaire de la Révocation de l’Édit de Nantes 80 . Pour tous les détails de cette triste affaire, nous renvoyons le lecteur à Jean Cordelier qui n’arrive pas à comprendre pourquoi tant 78 Elle a poussé la coquetterie, et le sens du mystère, jusqu’à ne jamais dire clairement qu’elle avait épousé le roi. M lle d’Aumale est formelle à ce sujet. Voir Souvenirs, p. 86-87. 79 À force d’être l’objet de l’indifférence de la cour, elle est devenue elle-même indifférente à la cour. Jean Cordelier a eu ce mot éclairant : « À la Cour, M me de Maintenon n’est pas de la Cour ; elle n’en sera jamais » (op. cit., p. 260). 80 On relève une observation intéressante dans les Cahiers de mademoiselle d’Aumale : « Elle (M me de Maintenon) ne savait les choses la plupart du temps que quand elles étaient faites » (Souvenirs, II, p. 244-45). 46 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches d’historiens se sont acharnés sur la dite responsabilité de Madame de Maintenon 81 . Les arguments les plus courants reposent sur un sophisme criant : Madame de Maintenon était une austère dévote catholique ; elle ne supportait donc pas qu’il y ait des huguenots, forcément hérétiques, qui refusaient de se convertir ; elle va donc encourager le roi à écraser une fois pour toutes les « apostats », bref à éradiquer une religion contraire à la bonne et vraie foi du royaume. Il n’existe cependant pas de textes pour soutenir de telles accusations. En outre, les dates militent contre les arguments avancés. Dès 1681, donc quatre ans avant la Révocation, la position de l’État s’était fortement durcie : à Poitiers, les dragons de l’armée logent chez les adeptes de la « Religion prétendue réformée », et s’y livrent au pillage, aux viols et aux massacres. À ce moment-là, même si elle a souvent l’oreille attentive du roi, Françoise n’est certainement pas en état d’exercer une influence prépondérante. Ses ambitions secrètes aidant, nous l’avons vu, lui donnent certainement d’autres soucis. En fait, la Révocation est en place bien longtemps avant qu’elle ne soit officiellement déclarée. Elle répond à une raison d’État qui, avec une grossière intolérance, ne peut concevoir que la France ait deux religions parallèles. Les protestants, depuis belle lurette, avaient le choix : ou se convertir, souvent hypocritement, au catholicisme, ou subir la foudre des sectaires de la foi officielle, ou encore s’exiler en Angleterre ou en Hollande. Nous ne citerons que l’exemple, entre cent, de Claude de Saumaise dont la carrière d’avocat fut freinée par son adhésion à l’Église réformée, et qui se 81 Dans les souvenirs de madame de Glapion et de La Beaumelle, on relève qu’elle « parla même un jour au roi si fortement en leur (Huguenots) faveur, que le roi ne put s’empêcher de dire : Votre discours, madame, me fait de la peine ; ne seroit-ce point un reste d’attachement pour votre ancienne religion » ? (tiré des Notes des Dames de Saint-Cyr, cf. Correspondance générale, II, p. 426). Et, selon M me de Genlis : « Dans ses Lettres à son frère qui commandoit en province, elle dit : Je vous recommande les catholiques, et je vous prie de n’être pas inhumain aux huguenots », et ailleurs : « Ayez pitié de gens plus malheureux que coupables (…) il faut attirer les hommes par la douceur et la charité (…) Il faut convertir, et non pas persécuter » (Madame de Maintenon I, p. XIV-XV). Pour la Révocation, La Beaumelle en a certainement rajouté, et ce dernier témoignage est sujet à caution. Par ailleurs, dans les Notes des Dames de Saint-Cyr, on lit : « qu’à l’égard de la persécution que l’on faisoit aux huguenots, elle eût souhaité plus de modération, pensant que c’auroit été plus conforme à l’esprit de Dieu pour les ramener » (Correspondance générale, II, p. 426). 47 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon rendit en Hollande, à Leyde, où l’université lui offrit en 1631 la succession de Joseph Scaliger. Nous sommes à plus de cinquante ans de la Révocation officielle, mais le climat de persécution était déjà bien établi. En 1685, Madame de Maintenon est, certes, l’épouse du roi, mais est-ce que cela signifie qu’elle a une telle autorité sur son esprit, au point de l’incliner à commettre la plus grave erreur de son règne ? Rendons tristement à César ce qui appartient à César, en l’occurrence Louis XIV. Le roi s’est toujours méfié des religions marginales, comme en témoigne son autorisation à disperser les religieuses de Port-Royal et à mener, de concert avec les jésuites 82 , une campagne d’extermination du jansénisme. Le protestantisme gêne son absolutisme et doit donc payer le prix. Ne prenons pas Louis XIV pour un enfant de cœur qui s’incline devant tous les désirs de Madame de Maintenon. Deux ans après son mariage, le 18 octobre 1685, Françoise n’en n’est qu’à son stage d’apprentissage de présumé mandarinat, et il est presque ridicule de lui attribuer à ce moment-là une influence aussi néfaste et cruciale que celle de fomenter l’éradication des huguenots, préparée de longue main 83 , et bien avant que Françoise n’entre dans l’orbite du roi. On ne saurait trouver de critique plus intransigeant de Madame de Maintenon que l’implacable Saint-Simon. Sa mise en accusation de la politique religieuse du roi, aboutissant à la désastreuse Révocation, est totale, mais la responsabilité de Madame de Maintenon n’est pas en cause. Il écrit à ce sujet : 82 À ce sujet il faut relire l’analyse de Saint-Simon, dans op. cit., ch. XLVII, p. 411 et ss. 83 Sans parler des brimades que subissent les protestants tout au long du siècle, rappelons qu’entre 1679 et 1685 l’Édit de Nantes a perdu toute signification : suppression des Chambres mi-parties, composées depuis l’Édit de Nantes de juges catholiques et de juges protestants, abaissement à sept ans de l’âge admis pour les conversions, destruction de temples, suppression de l’Académie de Sedan et de nombreux collèges d’allégeance huguenote. C’est en 1681 que les dragons, dits les « missionnaires bottés », sèment la terreur dans les familles protestantes, arrachent des conversions, que ce soit dans le Languedoc, dans les Cévennes ou dans le Dauphiné. En 1685, c’est l’aboutissement d’une campagne terrifiante : autres démolitions de temples, interdiction de toute assemblée pour l’exercice du culte, baptême d’office des enfants protestants, fermeture des écoles, confiscation des biens des protestants exilés, interdiction d’émigrer sous peine de galère pour les hommes et de prison pour les femmes. Voir, entre autres, Georges Dubuy et Robert Mandrou, Histoire de la civilisation française, II, XVII e -XX e siècle, Paris, A. Colin, 1984, p. 80-84. 48 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches L’esprit et le génie de Madame de Maintenon, tel qu’il vient d’être représenté avec exactitude, n’étoit rien moins que propre ni capable d’aucune affaire au delà de l’intrigue 84 . Cette Révocation dépassait largement le cadre de l’intrigue : c’était une véritable déclaration de guerre aux protestants de France. La seule chose que l’on peut reprocher à Françoise, c’est de n’avoir rien dit au moment de la Révocation. Elle est donc restée « muette », ce qui donne à ses détracteurs les plus acharnés l’occasion de l’accuser d’une complicité tacite. Comme Phèdre, celle ou celui qui se tait devant l’horreur, ment et participe au crime commis. Encore aurait-il fallu que Françoise fût en mesure en 1685 de juger de l’ampleur d’un geste politique qui dépasse largement son entendement. Elle s’est tue, alors que d’autres, et les plus célèbres, n’ont eu que des éloges pour cette Révocation criminelle : La Bruyère, La Fontaine, M me de Sévigné, le pape Innocent XI… Le mutisme de Madame de Maintenon n’est toutefois pas aussi absolu ni aussi durable qu’on pourrait le croire. Une dizaine d’années plus tard, dans une correspondance avec l’archevêque de Paris, Louis Antoine de Noailles, datée du 21 décembre 1695, elle parle de la lettre anonyme que Fénelon, le présumé auteur, aurait adressée au roi 85 : Voici une lettre qu’on lui [le roi] a écrite il y a deux ou trois ans. Il faudra me la rendre ; elle est bien faite. Mais de telles vérités ne peuvent le [le roi] ramener : elles l’irritent ou le découragent ; il ne faut ni l’un ni l’autre, mais le conduire doucement où l’on veut le mener 86 . Ces quelques phrases nous apprennent d’une part que Madame de Maintenon a reconnu les « vérités » sur la Révocation de l’Édit de Nantes ; d’autre part, que la conversion de Louis XIV, à laquelle tellement de gens ont cru, n’est pas encore tout à fait achevée. Il y a encore du chemin à faire, et nous sommes déjà en 1695 87 . 84 Op. cit., p. 415. 85 Cette lettre est le témoignage le plus accablant qui soit de la politique religieuse de Louis XIV. On la lira dans Georges Mongrédien, Louis XIV, Paris, Albin Michel, 1963, p. 322-331. 86 Correspondance générale, IV, p. 45. 87 Madame de Maintenon fit publier en 1699 et 1700, chez Jean Anisson, un petit ouvrage intitulé l’Esprit de l’Institut des filles de Saint-Louis. Elle y exprime, entre autres, sa conviction qu’elle a réussi à convertir le roi. « Il n’y a aucun institut de filles si 49 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon La lettre de l’inconnu trop reconnaissable cloue au pilori toutes les erreurs du règne de Louis XIV, mais se termine malgré tout par un espoir : La personne qui vous dit ces vérités, Sire, bien loin d’être contraire à vos intérêts, donnerait sa vie pour vous voir tel que Dieu le veut, et elle ne cesse de prier pour vous 88 . Par ailleurs cette même lettre n’est pas tendre pour Madame de Maintenon qui, de toute apparence, en a été le récipiendaire. Voici ce qu’elle a lu : On avait espéré, Sire, que votre conseil vous tirerait de ce chemin si égaré ; mais votre conseil n’a ni force ni vigueur pour le bien. Du moins M me de M. (Maintenon) et M. d. B. (le duc de Beauvillier) devaient-ils se servir de votre confiance en eux pour vous détromper ; mais leur faiblesse et leur timidité les déshonorent, et scandalisent tout le monde 89 . Est-ce à dire qu’elle a été lâche, ou que l’auteur de la lettre a cru qu’elle avait plus de poids qu’elle n’en avait ? C’est cette dernière hypothèse qui paraît la plus probable, puisqu’elle-même parle encore de son peu d’influence en 1698, dans une lettre adressée à Louis-Antoine de Noailles, datée du 12 septembre : Je ne puis que donner des maximes générales dans les occasions, et je ne puis rien sur les faits particuliers dont je n’entends presque pas parler. Je serois trop bien payée de l’esclavage où je suis si je pouvois faire quelque bien ; mais, monseigneur, il n’y a qu’à gémir de voir comme les choses sont tournées. Je ne veux pas m’étendre davantage. Ce sujet me conduiroit trop loin 90 . Il y a ensuite un document que Théophile Lavallée attribue sans hésitation à Madame de Maintenon, et qui a trait directement aux conséquences de la Révocation de l’Édit de Nantes. Étant donné que ce document autographe est de la main de Madame de Maintenon, propre que le vôtre aux grands desseins de Dieu (…) En sanctifiant ainsi les deux principaux états de votre sexe, vous contribuerez à établir le vrai règne de Dieu pour tous les états et pour toutes les conditions ; car on sait combien une mère de famille a part à la bonne éducation de ses enfants ; combien une femme prudente et vertueuse peut insinuer la religion dans le cœur de son mari » (Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, Paris, Furne et C ie , 1853, ch. VIII, p. 134-35). 88 Mongrédien, op. cit., p. 331. 89 Ibidem, p. 330. 90 Correspondance générale, IV, p. 256. 50 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches Lavallée en conclut qu’elle en est l’auteur, alors qu’il y a tout de même la possibilité qu’elle n’ait fait que le transcrire. Si c’est elle qui l’a rédigé, ce document est compromettant pour sa réputation de femme vertueuse et tolérante. S’il s’agit d’une simple transcription, on peut supposer qu’elle l’a seulement soigneusement gardé dans ses papiers, et qu’elle y a attaché une certaine importance, sans nécessairement tomber d’accord avec toutes ses exhortations. Précisons. Il semblerait qu’un Mémoire ait été rédigé à l’intention du roi, dans le but de faciliter le retour des huguenots en France, bref une tentative d’apaisement et de réconciliation. L’écrit autographe est une réponse à ce Mémoire touchant la manière la plus convenable de travailler à la conversion des Huguenots 91 . Toute la politique de conversion de la Révocation de l’Édit de Nantes y est exposée, et, qu’on le veuille ou non, la pensée de Madame de Maintenon, « convertisseuse » dans l’âme, s’accorde assez bien avec certains points forts de la réfutation, particulièrement en ce qui concerne l’éducation des enfants huguenots. Le document reconnaît tout d’abord que l’état de choses en France n’est plus ce qu’il était lors de la Révocation. Il faut donc trouver des accommodements. Certes, mais non pas à n’importe quel prix, car le rétablissement de la religion réformée porterait atteinte à l’autorité de l’État : en effet, les réformés deviendraient « plus insolents » au premier signe du « moindre mauvais succès qu’auroient les armes du roi ». En outre, les réformés qui se sont exilés de France, et y reviendraient, sont « les plus opiniâtres du parti » et dès lors les plus hardis, « capables de nous en [ennemis] susciter d’autres ». Orgueilleux et railleurs, ces réformés affaibliraient à coup sûr la foi des nouveaux convertis. Toute l’œuvre de conversion serait ainsi menacée. Les réformés en demanderaient toujours plus et rétabliraient donc la situation de l’Édit de Nantes. Accorder la « liberté de conscience » et restituer l’éducation des enfants à des parents dont la foi catholique n’est pas assurée, minerait le « bien de l’État », et serait une autre atteinte à la réputation du roi et à « l’entreprise qu’il a poussée si hautement, sur laquelle il a permis qu’on lui ait donné tant de louanges ». Le seul accommodement que l’on pourrait donc envisager n’est pas de revenir sur les clauses de la Révocation, mais de 91 Correspondance générale, IV, p. 198-206. 51 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon « continuer comme on a déjà commencé, à adoucir insensiblement la conduite envers les nouveaux convertis ». Après la manière forte, la manière douce. Ce qui importe aussi, c’est d’être assuré de la sincérité de la nouvelle foi des réformés ; c’est ne pas tolérer des « attroupements (qui) sont des révoltes et des désobéissances nécessaires à punir » ; retirer l’influence des parents sur leurs enfants afin « d’anéantir en France la religion prétendue réformée, et on pourroit la délivrer d’un mal dont elle souffre depuis longtemps ». Suit un réquisitoire implacable contre la conduite des huguenots « depuis leur origine », responsables de « guerres sanglantes » et d’avoir « attiré plusieurs fois des armées étrangères ». En balayant tout souvenir de la Saint-Barthélemy, l’auteur de cette réponse au Mémoire brandit alors le spectre de Cromwell et du prince d’Orange. À l’esprit de tolérance dont l’introduction avait donné une lueur d’espoir, succède un fanatisme intransigeant qui refuse de reconnaître que la débâcle de la Révocation a contribué largement à « la ruine du commerce, (à) la disette de l’argent, (à) la diminution des manufactures et de la culture de la terre », bref, à la misère de la France que Fénelon avait si magistralement dénoncée. En dernière analyse on peut dire que les concessions de l’auteur de cette réponse sont minimes. Il (ou elle) conseille fortement de ne pas donner l’impression que l’on ferme les yeux sur la fausse foi des réformés, de ne pas leur donner l’occasion de transmettre leurs hérésies à leurs enfants, de ne pas repeupler la France « de gens qui ne seront jamais contents que l’exercice de leur religion ne soit rétabli, qui l’espéreront toujours », et, enfin, de ne pas leur faire croire un instant qu’ils pourront reconstruire leurs temples, et de « conserver la même rigueur contre ceux qui s’assembleront ou se distingueront ». L’œuvre de conversion doit être poursuivie, mais en douceur, et presque sournoisement : « fermer les yeux sur ceux qui ne vont point à la messe », mais propager « des maximes solides » et confier le prosélytisme « aux intendants et aux évêques ». En épilogue on retrouve l’importance de l’éducation des enfants, arrachés à l’influence pernicieuse de leurs parents, et élevés dans la bonne foi du royaume. Ce sont sans doute ces derniers conseils touchant à l’éducation de la jeunesse, qui ont dû frapper Madame de Maintenon. Sa transcription, si c’est le cas, n’aurait donc rien d’étonnant. Insistons d’ailleurs 52 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches sur le fait que le style de cette réponse au Mémoire n’a rien en commun avec le style conversationnel de la correspondance de Madame de Maintenon. Une critique interne serrée du texte démontrerait probablement que Madame de Maintenon ne peut pas en être l’auteur. Quelques concordances d’idées, certes, mais ni la hargne ni l’intolérance accusée n’appartiennent à la disposition morale de Madame de Maintenon. En fait, il existe une preuve indirecte de son attitude morale envers les huguenots. Dans une lettre à l’archevêque de Paris, datée du 12 octobre 1698, elle exprime son sentiment sur la manière dont il faudrait traiter les protestants : Il [le roi] entendit tout ce que vous m’avez mandé, monseigneur, sur la douceur dont il faudroit accompagner la sévérité qu’on est obligé d’avoir pour les réunis ; il ne répondit qu’un mot sur la difficulté qu’il y trouve 92 . On remarque qu’elle est parfaitement en accord avec le doux et tolérant Louis-Antoine de Noailles, mais que le roi est resté inflexible. Il semble bien que ce dernier en ait fait une vendetta personnelle. Ce qui frappe toutefois dans ce passage, c’est l’insistance sur la douceur. Il s’agit, selon nous, d’un écho de quelques traits qu’elle a retenus de la réponse au Mémoire. En effet, dans l’exorde de la réponse, où la tolérance fait illusion, on lit que l’auteur aurait consenti à des accommodements si les circonstances avaient été les mêmes qu’en 1685, au moment de la Révocation officielle, et qu’on aurait pu s’appliquer « avec patience et avec douceur à les convertir en les persuadant de la vérité ». Plus loin, l’auteur estime également que sans donner une nouvelle déclaration et sans révoquer aussi aucune de celles qui ont été données, de continuer comme on a déjà commencé, à adoucir insensiblement la conduite envers les nouveaux convertis. Enfin, dans la dernière partie de la réponse, on lit qu’il ne faudroit point changer de conduite à leur [les huguenots] égard d’une manière qui les persuadât que l’on ne se soucie plus de les convertir, mais s’y prendre avec plus de douceur et d’uniformité. 92 Correspondance générale, IV, p. 260. Elle est moins complaisante pour eux dans une lettre à M me de Glapion, du 11 avril 1704 : « On a défait 1800 Camisards (protestants révoltés des Cévennes), écrit-elle, je demanderai à notre mère une procession pour remercier Dieu » (Lettres historiques et édifiantes, II, p. 127). 53 De Françoise d’Aubigné à Madame de Maintenon C’est le thème de la douceur qui a attiré Madame de Maintenon, sans qu’il soit question d’abandonner l’œuvre de conversion, et qu’elle communique subtilement un an plus tard à l’archevêque de Paris. Ne prolongeons pas ce débat. Madame de Maintenon ne s’est pas opposée à la Révocation de l’Édit de Nantes, simplement parce qu’elle n’en avait pas les moyens, et, sans doute, parce qu’elle, comme la plupart, y voyait un frein à la prolifération d’une religion parallèle qui pouvait faire du tort à la monarchie et à l’État tout entier. En cela elle n’est donc pas différente des autres, sauf qu’elle s’est abstenue d’en chanter les louanges. Peut-être même manifestait elle quelque indifférence au moment historique de la Révocation ? En effet, en octobre 1685 elle travaille d’arrache-pied aux Constitutions de Saint-Cyr, le grand projet et l’entreprise glorieuse de son existence. Disons-le : l’établissement de Saint-Cyr est alors plus dans ses cordes que la politique religieuse de son mari. Saint-Cyr est devenu une priorité, tandis que la Révocation est une affaire (sordide) d’hommes. Il n’y a pas de doute qu’elle a été plus absorbée par son futur rôle d’éducatrice que par les manigances des hommes politiques, et qu’elle n’allait pas simultanément s’occuper de Saint-Cyr et des affaires d’État qui ne la regardaient pas, et sur lesquelles, en plus, elle avait peu d’emprise. Quoi qu’en disent certains historiens, Saint-Cyr a été pour Madame de Maintenon une étape dans sa vie de la plus haute importance. Elle s’y est investie pleinement, parfois avec maladresse, certes, mais toujours avec le feu sacré d’une pionnière enthousiaste. Sa correspondance relative à Saint-Cyr est des plus abondantes. Ses nombreux Entretiens et Conseils ont été répertoriés minutieusement et pieusement par les bonnes Dames de Saint-Louis, le titre distingué que l’on avait donné aux religieuses de Saint-Cyr. Sa secrétaire à partir de 1705, M lle d’Aumale, a aussi largement contribué à la légende de la fondatrice de l’institution. En un mot, les documents portant sur l’activité de Madame de Maintenon à Saint-Cyr constituent la part la plus significative de sa bibliographie. Jamais elle n’abandonnera Saint-Cyr, et après la mort de son mari, le 1 septembre 1715, elle s’y est définitivement retirée, dans ce havre de paix et de méditation, mais qui deviendrait aussi l’antichambre de sa mort. Nous nous pencherons assez longuement sur la présence de Madame de Maintenon à Saint-Cyr, sur l’influence qu’elle y a eue, sur l’autorité qu’elle y exerce d’une façon doucereuse mais efficace. 54 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches Nous en relevons les points forts, mais aussi les points faibles. Saint- Cyr, institution pour jeunes filles, n’a pas été une réussite sur tous les plans. La griffe de Madame de Maintenon y était douce ou acérée. Il y eut des triomphes et des échecs, des grandeurs et des bassesses. C’est la signification de ce petit royaume fait sur mesure pour et par Madame de Maintenon, que nous essayons de capter. Saint-Cyr révèle le vrai caractère de Madame de Maintenon, bien plus que les intrigues politiques dont on l’a souvent faussement accusée, et plus que ses rapports d’amitié ou d’amour avec Louis XIV, passablement homogènes dans leur déroulement. Elle n’a cessé d’aimer le roi (à sa façon), même si elle se plaint parfois de son « esclavage », et des contraintes qu’elle a dû s’imposer. Elle l’a aimé parce qu’il était le roi, parce qu’il avait le charme de sa grandeur, et parce qu’il était devenu le prix ultime de l’œuvre de conversion à laquelle Madame de Maintenon s’est attelée à partir de son mariage morganatique. Louer le prosélytisme de Madame de Maintenon auprès du roi, c’est bien plus que reconnaître la ténacité de sa dévotion ; c’est surtout découvrir en elle le besoin constant de maîtriser les autres, de faire plier les volontés devant la sienne, d’imposer sa vision du monde, pour le salut éternel des âmes, sans doute, mais davantage encore pour satisfaire en elle un goût irrésistible de puissance. Louis XIV a eu son corps. Elle voulait avoir son âme et, n’en doutons pas, elle l’a eue. Exposer ce trait de caractère permanent de Madame de Maintenon n’est pas une critique de sa personnalité, mais le constat de sa force et de son ascendant sur son entourage. Madame de Montespan, la première, en a senti le poids et s’y est opposée, en vain. Le roi en a éprouvé la pression insinuante et y a finalement cédé. Pour Madame de Maintenon, Saint-Cyr fut l’arène de son hégémonie, la visière à demi levée. Ses relations avec les jeunes demoiselles de Saint-Cyr, cristallisées dans ses Conversations, en témoignent amplement, tout comme sa relation avec la première supérieure de l’institution, Madame de Brinon, relation curieuse à laquelle il a fallu donner quelque ampleur, compte tenu de son caractère révélateur. *** 55 La mésentente au cœur de Saint-Cyr La mésentente au cœur de Saint-Cyr Étant donné que Madame de Montespan s’était faite la protectrice d’une centaine d’orphelines, Madame de Maintenon songe dès 1680 à créer à son tour une maison d’éducation où seraient rassemblés filles et garçons pauvres ; l’œuvre de charité aurait lieu d’abord à Montmorency, puis à Rueil où Madame de Brinon, ursuline de son état, et amie de la future épouse de Louis XIV, prendrait les rênes en mains 93 . Madame de Brinon est, écrit Jean Cordelier, « de bonne naissance, intelligente, dévouée et douée pour l’enseignement 94 ». Madame de Maintenon est intervenue auprès du roi pour que la maison de Rueil soit déménagée au château de Noisy, mais celui-ci étant également devenu trop étroit, des plans sont dressés par Louvois et Mansard pour la construction d’une maison d’éducation au village de Saint-Cyr, dans le val de Gally. Dès le 1 er mai 1685, les travaux sont entrepris et la maison de Saint-Cyr naissait l’année suivante. En tant que fondatrice officielle de la maison de Saint-Cyr, Madame de Maintenon reçoit le titre de supérieure perpétuelle, tandis que Madame de Brinon, nommée supérieure à vie, est à toutes 93 La première correspondance avec Madame de Brinon date du 30 juin 1680. Par le ton de la lettre il est évident que les deux femmes se connaissent assez bien et s’estiment. Après avoir quitté son couvent à cause de son extrême pauvreté, Madame de Brinon s’était installée aux environs de Montchevreuil où Madame de Maintenon semble l’avoir rencontrée pour la première fois. D’après les manuscrits des Dames de Saint-Louis, Madame de Maintenon fut frappée par la piété et l’intelligence de l’ursuline. On notera que les filles que Madame de Maintenon envoie chez Madame de Brinon sont fort jeunes et doivent être formées pour servir, tout en sachant lire, écrire et compter, sans oublier leur éducation religieuse. Voir Correspondance générale, II, p. 109-110. 94 Jean Cordelier, op. cit., p. 386. Par contre, Paul Rousselot écrit au sujet de Madame de Brinon qu’elle était « une ursuline, mais une ursuline lettrée et quelque peu précieuse, amie de M lle de Scudéry et de Pellisson, femme de beaucoup d’esprit et d’un esprit séduisant, de peu de jugement et sans aptitude pédagogique ». Bref, un compliment, puis une critique intransigeante. Voir Paul Rousselot, Histoire de l’éducation des femmes en France, II, Paris, Didier et C ie , 1883, p. 4. Enfin, le jugement (presque ridicule) de Beaumelle : « La supérieure (Madame de Brinon) avoit tous les talents, hormis celui de gouverner. Madame de Brinon savoit le monde, les peres de l’église, les poëtes ; elle ne savoit que la théorie de son état. Elle étoit d’une humeur inégale, brusque, impérieuse, prodigue, avide de gloire et de bien » (Mémoires et Lettres de Madame de Maintenon, 1789, t. III, ch. XI, p. 149). L’intendant Manseau (voir plus loin) est vraisemblablement la source du commentaire de La Beaumelle. 56 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches fins utiles celle qui dirigera la maison, strictement réservée cette fois aux jeunes filles nobles mais pauvres. Il y a donc au départ une supérieure fondatrice qui rend régulièrement visite à sa maison, et une supérieure en fonction qui veille à la bonne marche de l’institution. Une autorité représentative et une autorité réelle. Peuvent-elles vraiment s’accommoder l’une de l’autre, ou est-ce la source d’un conflit latent ? La personnalité des deux femmes, très différente, est de mauvaise augure, et une sourde mésintelligence risque donc de s’insinuer. L’une est doucereusement autoritaire et fort soucieuse de sa gloire ; l’autre est plus affairée et dédiée avec une ferveur quelque peu naïve, sinon quelques pointes d’orgueil, à son rôle d’éducatrice. La scission deviendrait inévitable, et Madame de Brinon en ferait les frais. Elle sera bel et bien démise de ses fonctions et, ensuite, priée de quitter les lieux. Pourtant, l’abondante correspondance de Madame de Maintenon avec Madame de Brinon, qui se poursuivra jusqu’en 1698 95 , porte peu de signes d’une mésentente profonde et irréparable, et même de quelque ressentiment de part et d’autre. Les récriminations sporadiques, mais insistantes, de Madame de Maintenon se font surtout par personne interposée, en l’occurrence l’abbé Gobelin, son confesseur. De toute évidence, elles sont même restées amies après l’évincement de Madame de Brinon en novembre 1688 96 . Quelles que soient les excuses invoquées, il est indéniable que seule Madame de Maintenon est responsable du départ forcé de l’ursuline. Le 10 octobre 1688, elle écrit à l’abbé Gobelin : il faudra remédier à tout ce qui se passe à Saint-Cyr, car nos Dames sont un peu tourmentées entre elle et moi ; elles ne peuvent être gouvernées par deux personnes qui pensent si différemment. Dieu m’est témoin que je ne veux que le bien et que je donnerois mon sang pour que Madame de Brinon gouvernât Saint-Cyr fort régulièrement 97 . 95 Dans une lettre du 15 juillet 1694, Madame de Maintenon écrit, tout sourire, à Madame de Brinon : « Je ne doute pas qu’on n’ait prié à Saint-Cyr pour M me de Montbas ; on y conserve pour vous un souvenir bien tendre » (Lettres historiques et édifiantes, I, p. 368). 96 « Dès le 27 novembre 1688, un carrosse conduisait discrètement à l’hôtel de Guise la supérieure qu’une lettre de cachet rendait à jamais inoffensive » (Jean Cordelier, op. cit., p. 392). 97 Correspondance générale, III, p. 121. 57 La mésentente au cœur de Saint-Cyr C’est dire que Madame de Brinon ne gouverne donc plus « régulièrement », bref, qu’elle ne suit plus la règle 98 de Saint-Cyr, reproche qui masque peu la duplicité compassée d’une femme qui donneroit tout son sang pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes à Saint-Cyr ! Il semble donc à première vue que Madame de Brinon, au gré des années, a perdu la main ; en d’autres mots, sa compétence pédagogique. C’est à elle pourtant que Madame de Maintenon fait pleine confiance lorsque l’ursuline s’occupait de Rueil, C’est elle encore qui a entraînée l’ursuline dans la grande aventure de Saint-Cyr 99 . Que pouvait-on, que pouvait-elle lui reprocher au juste en 1688 ? Dans une note de Théophile Lavallée, tirée de sa Maison royale de Saint-Cyr, en bas de page de la lettre citée à l’abbé Gobelin, on lit : Dès Noisy, elle (Madame de Maintenon) s’était aperçue de ses défauts. Voyant que Madame de Brinon inspirait aux novices son esprit de grandeur et ses idées de dames importantes, qu’elle voulait éviter aux demoiselles le travail des mains, qu’elle usait souvent les journées en cérémonies inutiles, elle lui en témoigna ses craintes, et lui donna des avis, mais avec des ménagements qui allaient jusqu’à la prière. Madame de Brinon n’en ayant pas tenu compte, elle pria l’abbé Gobelin, comme nous l’avons vu, de l’avertir. Ces avertissements furent inutiles. Elle continua à leur donner le mauvais exemple de son luxe et de sa vanité 100 . « Dès Noisy » signifierait que le mécontentement de Madame de Maintenon remontait à une époque pré-saint-cyrienne, et on a donc quelque difficulté à comprendre pourquoi la direction de Saint-Cyr 98 « Regle, se dit particulierement de certaines constitutions sur lesquelles sont établies des Maisons Religieuses » (Furetière). 99 Relisons un passage d’une lettre écrite à Madame de Brinon en décembre 1684 : «… il est fortement question présentement de l’établissement de Saint-Cyr. Je vous prie donc de vouloir, le plus tôt que vous pourrez, en faire un projet, sans rapport, par complaisance, à ce que vous m’avez vu penser là-dessus, mais tel que vous le feriez si c’étoit vous seule qui en fussiez chargée ». Suit une longue liste de détails d’organisation, qui montre combien Madame de Maintenon voulait travailler la main dans la main avec Madame de Brinon. Voir Correspondance générale, II, p. 394-395. 100 Voir son Histoire de la Maison royale de Saint-Cyr. Voir aussi la Correspondance générale, III, p. 121-122. Nous faisons remarquer que Noisy remonte à 1684. Si on connaissait ses défauts, pourquoi fut-elle nommée supérieure à vie de Saint-Cyr en 1686, et maintenue jusque fin novembre 1688 ? Une note des Lettres de Madame de Sévigné répète, sans preuves, la prévention à l’égard de Madame de Brinon : « M me de Brinon, directrice de Saint-Cyr, s’était rendue insupportable par sa hauteur » (voir Lettres, III, p. 965). 58 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches avait été confiée à une ursuline soi-disant incompétente. Il va sans dire que les remarques de Lavallée tendent à justifier, et le geste de Madame de Maintenon, et l’éviction de Madame de Brinon, devenue, semble-t-il, non seulement inapte à diriger, mais aussi trop hautaine 101 . On peut émettre quelque doute sur la véridicité de ce jugement. En effet, cette caractérisation de Madame de Brinon ne ressort pas précisément de la correspondance saint-cyrienne. Il y a, à l’occasion il est vrai, quelque léger frottement, mais le comportement pédagogique de Madame de Brinon n’est jamais vraiment mis en cause. En avril 1687, Madame de Maintenon écrit dans une lettre à l’abbé Gobelin qu’elle est « très-contente de Madame de Brinon, et j’espère qu’avec l’aide de Dieu tout ira bien à Saint-Cyr 102 ». On sait qu’elles se sont échangé des lettres à partir de 1680, et qu’elles se fréquentent assidûment dès 1682 : en principe, Madame de Maintenon a donc eu d’amples occasions pour observer les dits manquements et défauts de son amie, et, à la rigueur, de s’en inquiéter. En réalité, il est plus probable que Madame de Maintenon jalousait l’emprise de Madame de Brinon 103 sur les jeunes demoiselles de Saint-Cyr qui, on s’en doute, s’émerveillent chaque fois que leur fondatrice, épouse royale (les filles chuchotent entre elles ! ), leur rend visite. Le prestige de Madame de Maintenon est évidemment plus impressionnant que les rudes exigences de Madame de Brinon, et aucun problème de préséance sociale ne se posait. Madame de Bri- 101 Madame de Maintenon se mit à se plaindre en 1685 dans une lettre à l’abbé Gobelin, du 10 octobre : « Vous ne pouvez trop, en public et en particulier, prêcher à nos postulantes l’humilité, car je crains que M me de Brinon ne leur inspire une certaine grandeur qu’elle a, et que le voisinage de la cour, cette fondation royale, les visites du roi et même les miennes, ne leur donnent une idée de chanoinesses ou de dames importantes qui ne laisse pas d’enfler le cœur et qui s’oppose au bien que nous voulons faire » (Lettres sur l’éducation, p. 16). Et il lui faudra ensuite trois ans pour se décider à la congédier ! Faiblesse ou accommodement ? 102 Correspondance générale, III, p. 77. 103 Dans une lettre du 29 octobre 1685, elle écrit à M. Jassault, missionnaire : «… je ne sais plus où j’en suis (…), car madame de Brinon a aussi ses volontés et veut que l’on y défère. Elle a dans la tête de former une communauté de filles de quinze ans, pour n’en avoir pas une seule qui n’ait été formée par elle » (Correspondance générale, III, p. 431). Était-ce une prérogative dans laquelle Madame de Maintenon voyait un obstacle à son autorité ? Lavallée cite ce mot de Madame de Maintenon : « La maison ne peut être gouvernée par deux personnes qui pensent si différemment » (Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, p. 92). 59 La mésentente au cœur de Saint-Cyr non a évidemment sa mission d’éducatrice, et elle doit dès lors veiller à la discipline de la maison, en somme à l’application de la fameuse règle. Rôle ingrat qui suscite sans nul doute à un moment ou autre quelques plaintes et gémissements. Quant à Madame de Maintenon, elle reste toujours superbe et suffisamment distante auprès des élèves, comme il convient à une dame de renom de la cour de France. Lors de ses visites à Saint-Cyr, il est plus facile pour elle de sourire, et de se faire aimer, que d’exercer une autorité forcément rébarbative. Madame de Brinon est motivée, contrainte même par ses devoirs de directrice. Madame de Maintenon est mue par une fierté légitime que lui inspire la création de Saint-Cyr, sa chose, et, n’en doutons pas, par un appétit de gloire 104 et un besoin d’autorité seigneuriale qui lui ont été refusés à une cour où elle n’est pas trop bien vue, ni considérée, et où elle a sans doute, à son cœur défendant, plus d’ennemies que d’amies. Elle est aussi la femme à qui Louis XIV n’a pas voulu donner le titre de reine, sorte de répudiation morale qui risque d’être la source d’une frustration qu’elle cherche à compenser en imposant sa loi à la direction de Saint-Cyr, et en s’attachant avec ferveur à l’œuvre de sa vie, qui deviendrait aussi le legs de sa renommée. On a beaucoup parlé du venin de Saint-Simon lorsqu’il fit le portrait de Madame de Maintenon. Il est vrai que le mémorialiste n’a pas été tendre pour l’épouse de Louis XIV, mais peut-on croire que son témoignage soit moins valable que celui, fort tardif, de certains biographes qui se sont penchés sur le destin de Madame de Maintenon ? Nous songeons particulièrement à l’histoire réinventée de Madame de Maintenon, écrite par M me de Genlis, où la vérité du personnage 104 Ce mot « gloire » revient souvent dans les écrits de Madame de Maintenon, toujours associé à la « bonne gloire » (voir les Conseils et Instructions aux demoiselles pour leur conduite dans le monde, I, p. 71 et ss., et p. 76 et ss. Parmi les Conversations, dans les Conseils et Instructions (I, p. 213) la gloire occupe toute la Conversation VII. Dans l’Entretien XXXIV, avec les Dames de Saint-Louis, datant de 1702, on relève : « cultivez soigneusement en elles (les demoiselles) les sentiments d’honneur, qui sont naturels aux personnes de notre sexe, principalement aux nobles ; et n’allez pas exiger d’elles des pratiques qui pourraient affaiblir cette bonne gloire et les rendre hardies » (Entretiens sur l’éducation des filles, p. 130). Notons enfin ce mot de Voltaire dans Le siècle de Louis XIV, I, Paris, Garnier frères, 1947, p. 249 : « M me de Maintenon, avec toutes les qualités estimables qu’elle possédait, n’avait ni la force, ni le courage, ni la grandeur d’esprit nécessaire pour soutenir la gloire d’un État ». À défaut d’État, Saint-Cyr était le meilleur substitut. 60 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches succombe à l’hagiographie. Le venin de Saint-Simon, quoiqu’on en pense, vaut parfois mieux que trop d’encens : Elle eut aussi la maladie des directions, qui lui emporta le peu de liberté dont elle pouvoit jouir. Ce que Saint-Cyr lui fit perdre de temps en ce genre est incroyable ; ce que mille autres couvents lui en coûtèrent ne l’est pas moins. Elle se croyait l’abbesse universelle, surtout pour le spirituel, et de là entreprit des détails de diocèse. C’étoient là ses occupations favorites. Elle se figuroit être une mère de l’Église. (…) De là une mer d’occupations frivoles, illusoires, pénibles, toujours trompeuses, des lettres et des réponses à l’infini, des directions d’âme choisies, et toutes sortes de puérilités qui aboutissoient d’ordinaire à des riens, quelquefois aussi à des choses importantes, et à de déplorables méprises en décisions, en événements d’affaires, et en choix 105 . Il est vrai que la correspondance et tout écrit de Madame de Maintenon, sans parler de témoignages directs de ses activités diverses, sont un tissu de conseils et de recommandations, dénotant une femme qui tient constamment à dicter la conduite de son entourage, et particulièrement celle des religieuses et des demoiselles de Saint-Cyr. À ce propos le Recueil des instructions que Madame de Maintenon a données aux demoiselles de Saint-Cyr 106 est particulièrement éclairant : les sujets les plus variés se suivent et ne se ressemblent pas : « des qualités que doit avoir la véritable piété » - on croirait entendre saint François de Sales ! -, « sur la communion », « de l’amour des parents » ; « instructions pour les (les demoiselles) précautionner contre les nouveautés en matière de religion », où on lit que les lectures « de Messieurs de Port-Royal portent un venin d’autant plus dangereux que leur style flatte davantage le goût naturel et élève l’esprit » (p. 89), allusion directe aux Provinciales, le livre le plus séduisant de la pensée janséniste. Et plus loin : « Les jansénistes ont écrit des lettres diffamantes, pleines d’aigreur, d’animosité et de médisances contre les jésuites, parce que 105 Saint-Simon, op. cit., p. 410-411. Rappelons ce que Sainte-Beuve disait du portrait que Saint-Simon fit de Madame de Maintenon : « … d’une attention à plaire à tout le monde, et d’une complaisance industrieuse que Saint-Simon a notée avec raison et qu’il a peinte aux yeux comme il sait faire ; car, au milieu de ses exagérations, de ses injustices et de ses inexactitudes, il y a (ne l’oubliez pas) de grands traits de vérité morale dans ce qu’il dit de Madame de Maintenon ; mais l’explication qu’il donne de ce zèle empressé a plus de dureté qu’il ne convient… » (Causeries du Lundi, IV, p. 375). 106 Comtesse de Gramont d’Aster, Recueil des instructions que Madame de Maintenon a données aux Demoiselles de Saint-Cyr, Paris, Dumoulin, 1908. 61 La mésentente au cœur de Saint-Cyr cet ordre a toujours tenu plus ferme contre les nouveautés. Ces lettres sont si mauvaises, qu’elles ont été brûlées par la main du bourreau, et qu’on ne peut les lire sans danger de commettre un péché mortel » (p. 91) 107 . Madame de Maintenon a toujours eu la dent dure pour les jansénistes. En 1713, à M me de Vandam, elle tempêtait également contre les jansénistes et les calvinistes : « Le calvinisme et le jansénisme s’opposent à tout ce que l’Église approuve : il ne faut point honorer la Vierge, ni les saints, il est pitoyable de dire son chapelet, etc. » 108 . Un même antipathie pour Madame de Maintenon, mais néanmoins plus nuancée, se retrouve dans Le siècle de Louis XIV, où Voltaire, sur un ton bon enfant, n’est pas très impressionné par sa correspondance dont une partie avait été livrée au public en 1752 : Elle est auteur, comme Madame de Sévigné, parce qu’on a imprimé ses lettres après sa mort. Les unes et les autres sont écrites avec beaucoup d’esprit, mais avec un esprit différent. Le cœur et l’imagination ont dicté celles de Madame de Sévigné ; elles ont plus de gaieté, plus de liberté. Celles de Madame de Maintenon sont plus contraintes : il semble qu’elle ait toujours prévu qu’elles seraient un jour publiques 109 . Toujours dans le même ordre d’idées, on remarque dans une lettre datée du 1 er août 1756, que Grimm, ami de Voltaire, n’épargne pas non plus son sarcasme à l’endroit de Madame de Maintenon : Ranger l’histoire de M me de Maintenon dans la classe des anecdotes, c’est prononcer son arrêt. C’est dire que quelque singulier qu’ait été le rôle de cette femme, sa mémoire ne mérite point d’être conservée parmi les hommes, et c’est dire la vérité. Que son histoire, qui vient d’être publiée par le dernier des écrivains [La Beaumelle, auteur de six volumes de Mémoires], soit traitée par le premier écrivain du siècle, par M. de Voltaire lui-même, il en fera un morceau agréable, parce que tout le devient sous 107 Recueil, tiré de l’Entretien LXXV, 1715, p. 327. 108 Lettres sur l’éducation, p. 328. 109 Voltaire, Le siècle de Louis XIV, II, p. 319. Ce jugement est tempéré par un autre, plus flatteur : « Madame Scarron, depuis madame de Maintenon, avait, à la vérité, plus de lumières acquises par la lecture ; sa conversation était plus douce, plus insinuante : il y a des lettres d’elle où l’art embellit le naturel, et dont le style est très élégant » (II, p. 8). Rappelons encore que Voltaire détestait La Beaumelle, le premier éditeur des lettres de M me de Maintenon, et que Voltaire, de concert avec son ami Grimm, n’a cessé d’accabler les travaux de La Beaumelle, et par ricochet, l’œuvre épistolaire de Madame de Maintenon. 62 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches sa plume ; mais, à moins d’offenser la vérité à chaque instant, il ne rendra jamais la personne de son héroïne intéressante 110 . Et plus loin, cette caractérisation féroce de celle qu’il appelle une « bégueule artificieuse » 111 : Pour M me de Maintenon qui, sans être reine, eut l’honneur d’être sa femme (de Louis XIV), ses ennemies disaient qu’elle était fausse, intrigante, hypocrite. Les amis de la vérité diront qu’elle était dévote de très bonne foi, qu’elle avait ce qu’on appelle dans le monde, de l’esprit, et, ce qui n’en est pas, que son esprit était petit, commun, rétréci, sans aucune sorte d’élévation, bonne femme au demeurant, sans talents, si ce n’est pour l’intrigue et pour les petites choses, sans mérite et sans vices, excellente pour être supérieure d’un couvent de religieuses, ridiculement déplacée à la place où elle avait eu l’adresse de s’élever 112 . À côté de ce dénigrement sans merci, on trouve, grâce à Dieu, des témoignages plus flatteurs qui tentent de contrer la malignité de Saint-Simon ou la causticité de Voltaire et de Grimm. Dans une lettre du comte de Bussy nous lisons : Jamais femme n’a été si universellement aimée que Madame de Maintenon, et il faut qu’elle ait autant de bonté que d’autres grandes qualités ; car d’ordinaire le mérite, sans celles-là, attire plus d’envieux que d’amis, et tout le monde a été ravi de ses prospérités. Il faut dire la vérité, quelque grande que puisse être sa fortune, elle sera toujours au-dessous de la vertu 113 . Même son de cloche chez Manseau 114 , l’intendant de Madame de Maintenon, et chez La Beaumelle, sans parler de la bienveillance de Théophile Lavallée, l’éditeur infatigable de la correspondance de Madame de Maintenon et de presque de tous les écrits qu’on lui a attribués. Dans ce camp des admirateurs, Manseau a sans doute été le plus explicite. Il est intéressant de lire la comparaison qu’il fait entre Madame de Maintenon et Madame de Brinon : 110 Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, III, Paris, Garnier frères, 1878. p. 264. 111 Ibidem, p. 266. 112 Ibidem, p. 265. 113 Cité par Madame de Genlis, op. cit., p. XXVII. 114 Mémoires de Manseau, intendant de la maison royale de Saint-Cyr, éd. Taphanel, Versailles, L. Bernard, 1902, ou Revue de l’histoire de Versailles et de Seine-et-Oise, 1899- 1901. Notre pagination réfère à la Revue. 63 La mésentente au cœur de Saint-Cyr La première ne cherchoit que l’élévation de l’âme, la simplicité dans la conduite de cette maison, un ménage raisonnable, donnant tout aux choses nécessaires et retranchant les superflues, une grande attention à l’éducation des demoiselles et ce recueillement intérieur si nécessaire à tous les chrétiens. (…) D’un autre costé, on voyoit en M me de Brinon de bonnes qualités mêlées d’amour-propre, une sévérité qui ne permettoit pas souvent d’approcher, une sensibilité au plaisir, à la diversité. Ces deux caractères tenoient celles qui estoient obligées de plaire à l’une et à l’autre dans un estat trop serré pour qu’on ne s’en aperçut point 115 . Mais alors, plus ou moins en contradiction avec ses propres aspirations qui consistent à « élever les esprits », Madame de Maintenon « prie M me de Brinon de tenir entièrement le spirituel de cette maison, et qu’elle se chargeoit du temporel qui estoit alors très pénible 116 ». La vérité sur ces deux personnages se trouve sans doute à mi-chemin entre les détracteurs et les flagorneurs. Madame de Maintenon s’était montrée de plus en plus dévote au fil des ans : à force de paraître dévote, elle avait fini, pour ainsi dire, à le devenir 117 ; en même temps elle était aussi fort soucieuse de la réussite de Saint- Cyr. Que son parcours à partir de son veuvage, après la mort de Paul Scarron, jusqu’à son mariage avec Louis XIV, apparaisse quelque peu suspect, on en conviendra. Son dévouement comme préceptrice des enfants royaux n’était peut-être pas tout à fait désintéressé, mais elle s’est quand même fort bien acquittée de sa tâche. C’est d’ailleurs cette première vocation d’éducatrice qui l’a probablement incitée à s’investir dans le destin de Saint-Cyr. Dans ses fonctions auprès de Madame de Montespan, elle a pris l’habitude de diriger des enfants, de leur inculquer la droiture et l’importance de leur rôle dans le monde. Très tôt elle a exercé une autorité inespérée auprès d’enfants royaux, ce qui a dû la griser un peu. À force de servir le roi sans devoir rendre beaucoup de comptes, elle a pris goût à son emprise sur de jeunes esprits, et son tempérament aidant, elle supporte assez mal tout partage d’autorité. La clé des dissidences entre Madame de Maintenon et Madame de Brinon est peut-être dans ce passé somme 115 Manseau, p. 210. Manseau est la première source des malveillances à l’égard de Madame de Brinon. 116 Ibidem. 117 Ce mot sans merci de René Jasinski : « On le sait : sa dévotion manque et manquera toujours de profondeur » (Op. cit., p. 73). 64 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches toute glorieux, à l’ombre de Madame de Montespan, lorsqu’elle pouvait en toute impunité imposer sa propre loi et sa propre vision du monde. Madame de Brinon, n’en doutons pas, est donc à son insu une menace virtuelle à l’exercice du pouvoir absolu de Madame de Maintenon. Madame de Maintenon n’était ni ange ni démon, ce qui n’empêche que l’on peut tout de même s’interroger sur les raisons diverses du limogeage peu cérémonieux de Madame de Brinon. Même Madame de Sévigné en a été déconcertée : Voici un fait : M me de Brinon, l’âme de Saint-Cyr, l’amie intime de M me de Maintenon, n’est plus à Saint-Cyr ; elle en sortit il y a quatre jours ; M me d’Hanovre, qui l’aime, la ramena à l’hôtel de Guise, où elle est encore. Elle ne paroît point mal avec M me de Maintenon ; car elle envoie tous les jours savoir de ses nouvelles ; cela augmente la curiosité de savoir quel est donc le sujet de sa disgrâce. Tout le monde en parle tout bas, sans que personne en sache davantage ; si cela vient à s’éclaircir, je vous le manderai 118 . Faut-il en conclure que Madame de Brinon s’est comportée avec dignité et une fière résignation ? Que les défauts qu’on lui a attribués ne sont finalement que le reflet de sa grandeur d’âme, et qu’elle n’a jamais voulu compromettre celle qui fut son amie et sa compagne ? De son côté, Madame de Maintenon sauve adroitement les apparences en maintenant sa correspondance onctueuse avec l’ancienne supérieure de Saint-Cyr. Si toutefois les chiffres ont quelque signification, on en apprend un peu plus sur les véritables sentiments de Madame de Maintenon. En 1689, elle écrit trois lettres à Madame de Brinon 119 ; en 1690, sept, ce qui signifierait en quelque sorte un regain d’intimité ; en 1691, trois lettres ; en 1692, quatre ; en 1693, six et en 1694, deux ; deux en 1695 et sept en 1696 ; une en 1697, et deux lettres en 1698 120 . Enfin, remarquons la froideur avec laquelle elle annonce la mort de Madame de Brinon, en 1701, à l’abbesse de Fontevrault : 118 Lettre à Madame de Grignan, du 10 décembre 1688, dans Lettres, III, p. 272. 119 À titre de comparaison, entre janvier 1681 et janvier 1688, elle n’écrit pas moins de 33 lettres à M me de Brinon. 120 Notons au passage que certaines lettres qui paraissent à la fois dans les Lettres historiques et édifiantes et dans la Correspondance générale ne sont pas toujours tout à fait identiques : on en retire la conclusion que les copies faites par les dames de Saint- Louis sont parfois sujettes à caution. 65 La mésentente au cœur de Saint-Cyr Apprenez-lui, Madame, la mort de Madame de Brinon 121 . Ce laconisme vaut sans doute son pesant d’or. Il est indéniable qu’il y a eu mésentente entre les deux femmes, mais il est peu probable qu’elle remonte à Noisy. Madame de Brinon, dit-on, a des ambitions littéraires, ce qui, selon certains, aurait déplu à Madame de Maintenon : Madame de Brinon « avait fait déclamer d’anciennes tragédies sur des sujets pieux, et elle s’était elle-même risquée à plusieurs essais, médiocres il est vrai 122 ». Il est cependant inexact de dire que Madame de Maintenon le lui a reproché du premier jour. Elle se rend compte que les aspirations littéraires de Madame de Brinon ne conviennent guère au goût des gens du monde, mais elle-même y a quand même pris quelque plaisir : Vos opéras seront toujours tournés en ridicule par les gens du monde, mais ils me divertissent, et j’entre fort bien dans l’utilité dont ils sont pour les petites filles 123 . Curieusement, Madame de Maintenon change d’avis dix ans plus tard et se prononce alors contre toute prétention littéraire chez les religieuses, comme si elle craignait de se souvenir de celle de son amie de jadis. En apprenant qu’une des sœurs de la Maison croit avoir des aptitudes d’auteur, Madame de Maintenon écrit aussitôt à Madame du Pérou, la Supérieure d’alors : Ne laissez rien composer aux filles ; elles n’en sont pas capables, et vous retomberiez aux étranges pièces de M me de Brinon. Tout ce qu’on peut faire est de prendre l’histoire et le discours de ceux qui l’ont écrit. (…) On voulait autrefois ériger ma sœur de Saint-Aubin 124 en prédicateur, et qu’il 121 Correspondance générale, IV, p. 426, le 18 avril, 1701. Madame de Brinon est morte en mars. 122 René Jasinski, Op. cit., p. 79. 123 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 4 (1 er janvier 1681). Lavallée est de mauvaise foi lorsqu’il commente ce passage de la façon suivante : « M me de Brinon avait la manie de faire des vers et des comédies sur des sujets religieux ; nous n’avons pas la force de l’en blâmer, car ces opéras, dont M me de Maintenon se moquait, sont l’origine lointaine d’Esther et d’Athalie » (nous soulignons). 124 Louise de Saint-Aubin de Lépine (1669-1700), douée d’un grand talent oratoire, aimée des demoiselles, mais donnant des inquiétudes à Madame de Maintenon qui voulait lui épargner l’orgueil et le ridicule. Il est possible aussi qu’elle lui enviait son talent naturel et son ascendant sur les demoiselles. Elle évoque la mort de Louise de Saint-Aubin, à l’âge de trente et un an, dans une lettre à M me de Glapion, du 5 avril 1700. Voir Lettres historiques et édifiantes, II, p. 59. 66 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches n’y eût qu’elle qui parlât en public ; je m’y opposai et m’opposerai tout de même à voir ma sœur de Bouju s’ériger en auteur 125 . L’attitude de Madame de Maintenon envers la sœur Bouju ne manque pas d’intérêt pour qui veut comprendre son suave prosélytisme, expression mitigée de l’autorité qu’elle aime exercer. En effet, les Lettres historiques et édifiantes comportent une bonne douzaine de lettres à M lle (ou M me , selon les années) Bouju, novice, puis enseignante à Saint-Cyr. D’après la correspondance de Madame de Maintenon, la sœur Bouju avait plus de caractère qu’elle ne l’aurait voulu. Elle lui fait donc constamment de douces remontrances, insistant particulièrement sur la nécessité de l’humilité. Ainsi, nous lisons dans une lettre du 16 octobre 1694 : …vos défauts sont la grande activité d’imagination qu’il faut mortifier : le silence fera tout cela ; je dis le silence extérieur et le silence intérieur, et si l’on ose dire une manière de silence dans vos lettres. Ne multipliez point vos paroles ; ne dites et n’écrivez que le nécessaire ; supprimez bien des pensées qui sont bonnes, et ne dites pas tout ce que vous pouvez dire 126 . La sœur Bouju a apparemment son franc parler, ce qui plait peu à Madame de Maintenon. Le ton de ses lettres à M lle ou M me Boujou est cependant toujours d’une condescendance désespérante : Madame de Maintenon s’est littéralement transformée en directrice de conscience, très soucieuse du salut des âmes ! Il n’est même pas impossible que M lle Bouju ait inspiré le personnage de l’arrogante Blandine, dans les Conversations XXVI (Sur l’Ajustement) et XXX (Sur la générosité). Convenons qu’il ne s’agit là cependant que de broutilles, et que l’amitié des deux femmes n’a pas pu dépendre uniquement du talent douteux de Madame de Brinon. C’est plutôt l’épineux sujet de la direction de Saint-Cyr qui est en cause. Deux ans après la fondation de Saint-Cyr, Madame de Maintenon estime que Madame de Brinon n’est plus à la hauteur, du moins comme elle aurait voulu qu’elle soit. Il s’agit donc nettement d’un conflit d’autorité que Madame de Maintenon ne peut résoudre sans se débarrasser de sa partenaire. Il aurait 125 Dans Lettres historiques et édifiantes, I, p. 489. Raymond Picard la date du 15 mai 1697, donc neuf ans après le départ de madame de Brinon. Voir La carrière de Jean Racine, 5 e éd., Paris, Gallimard, 1956, p. 395. 126 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 385-386). 67 La mésentente au cœur de Saint-Cyr sans doute mieux valu qu’elle s’en soit expliqué franchement avec la supérieure afin de régler une fois pour toutes leurs divergences. Elle préfère un faux-fuyant, et elle charge donc l’abbé Gobelin de signifier à Madame de Brinon que son attitude, réelle ou imaginaire, n’est plus tolérable. La lettre qu’elle adresse en avril 1688 à l’abbé Gobelin vaut la peine d’être citée in extenso afin que l’on puisse en mesurer toutes les perfides nuances : Écrivez à Madame de Brinon : remontrez-lui combien elle est éloignée des voies où elle doit conduire les autres ; elle a tous les jours de nouveaux caprices ; et si M. Manseau ne s’opposoit pas adroitement à ses innovations, elle auroit déjà changé toute la maison. Que veut-elle ? que demande-telle ? Elle est aussi libre que si elle n’étoit pas religieuse ; toute la communauté prévient ses désirs, ses fantaisies même ; elle est estimée à la cour, considérée à la ville, consultée par d’habiles gens ; elle règne sur la partie la plus malheureuse, et la mieux élevée de la noblesse du royaume, que lui manque-t-il ? Je crains que le malin esprit ne veuille jeter des semences de division dans cette maison qui ne fait que de naître pour l’empêcher de produire les fruits que nous en attendons. Je voudrois que Madame de Brinon fût moins éloquente 127 et plus régulière, qu’elle connût moins le monde et mieux les devoirs de son état, qu’elle fût moins visitée au dehors et plus accessible au dedans, qu’elle usât de plus de sévérité à l’égard d’elle-même et de plus d’indulgence à l’égard des autres. Les choses sont au point que personne n’ose l’aborder. Tout tremble devant elle ; et tout devroit l’aimer, et l’aimoit autrefois. Écrivez-lui donc fortement, mais sans qu’il paroisse que vous êtes instruit ; ménagez tout cela avec charité et prudence 128 (nous soulignons). 127 Dans les Lettres sur l’éducation, on relève la remarque suivante, faite en l’année 1686 dans une lettre à Madame de Brinon : « il faut abandonner l’éloquence, qui pourrait attirer l’admiration des auditeurs » (p. 22). Madame de Brinon, n’en doutons pas, a dû se sentir visée. Madame de Maintenon n’aimait pas l’éloquence, surtout celle des autres, de M me de Brinon ou de la sœur Saint-Aubin. À ce sujet ce propos de Théophile Lavallée : « (Madame de Brinon) était une femme d’un grand zèle et d’un grand esprit, ayant beaucoup de lecture, des manières de cour, et une éloquence si naturelle sur les choses saintes…» (La Maison royale de Saint-Cyr, 2 e éd., Paris, Plon, 1862, p. 48). Puis, revers d’opinion : « Elle (M me de Maintenon) ne pouvait souffrir en elle (M me de Brinon) la hauteur, l’étourderie, la vanité, la paresse et l’humeur, et voulait que la raison les dominât en tout. C’était à la raison qu’elle les ramenait toujours dans ses avis et ses répréhensions, et c’était à former leur raison que tendaient les divers exercices qu’elle avait prescrits » (ib., p. 81). Faut-il rappeler que la « raison » de Madame de Maintenon était essentiellement sa raison ? 128 Correspondance générale, III, p. 111-112. 68 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches C’est sur cette description des activités « autoritaires et mondaines » de Madame de Brinon que plusieurs commentateurs se sont appuyés pour donner raison à Madame de Maintenon, en d’autres mots pour justifier le renvoi 129 . La supérieure, dite une précieuse religieuse, reçoit sans protester, il est vrai, de grandes dames de la cour, qui voient dans Saint-Cyr le dernier cri de la mode. Madame de Maintenon a fini par voir ces intrusions d’un mauvais œil car, après tout, Saint-Cyr est à elle 130 ; c’est sa création, et elle n’a nulle intention de baisser pavillon devant le prestige quelque peu tapageur de princesses ou de duchesses qui défilent à Saint-Cyr. On ne s’étonnera donc pas qu’elle ait refusé de recevoir personnellement la duchesse de Montpensier, dite la Grande Mademoiselle, et Madame de Montespan, qu’elle a fini par détester cordialement, et qu’elle s’absente expressément de Saint-Cyr pour l’occasion de ces visites gênantes, tout en confiant le rôle d’hôtesse à Madame de Brinon : J’ai ordonné à Manseau de dire à Madame de Thuméry de tenir la tribune bien propre et ouverte, afin que si les princesses y vont, elles soient tentées d’y entrer. Vous ne l’emporterez pas loin, car Mademoiselle va à vêpres, et sera, je crois, suivie de Madame de Montespan. Je prends part à la peine qu’elles vous donneront. Je voulais y aller ; mais il vaut mieux prier Dieu ici que d’aller causer à Saint-Cyr avec elles et les frotter partout. Il est cruel d’être chassée d’un lieu où on a tant de raison d’aller 131 . Que Madame de Brinon prenne quelque plaisir à recevoir tour à tour la nièce et la maîtresse de Louis XIV va plus ou moins de soi. C’est un honneur auquel son humilité ne résiste pas. Pour sa part, Madame de Maintenon, « cruellement chassée », exagère de façon mélodramatique la concurrence prestigieuse venue de Versailles. Madame 129 Pourtant, « en décembre 1686, M me de Maintenon rédige de sa main une « disposition des plaisirs ». L’austère couvent de la fin du règne prend un départ qu’anime dangereusement l’esprit du monde. Jusqu’aux trop fameuses représentations d’Esther, cette ambiance mondaine ira s’infiltrant, grisant le monarque, la fondatrice, jusqu’aux institutrices et, naturellement, jusqu’aux élèves » (Jean Cordelier, op. cit., p. 395-396). Il va de soi que Madame de Brinon n’était pas la seule à aimer le faste… 130 Elle en retirait beaucoup d’orgueil. Le 13 décembre 1710, dans une lettre à M me de la Vieuxville, abbesse de Gomer-Fontaine, elle écrit : « Je donnerois de mon sang pour communiquer l’éducation de St. Cyr à toutes les maisons religieuses : elles feroient de plus grands biens que nous, parce qu’elles élevent des filles qui auroient de plus grands établissemens » (Lettres de Madame de Maintenon, éd. Glasgow, 1756, II, p. 135). 131 Correspondance générale, III, p. 39, août 1686. 69 La mésentente au cœur de Saint-Cyr de Brinon ne mérite ici aucun reproche : elle doit tout simplement s’acquitter d’une tâche que Madame de Maintenon lui a confiée. Le sourd (ou mielleux ? ) antagonisme entre les deux femmes, qui n’est finalement perceptible que chez Madame de Maintenon, n’a pas été provoqué par les mondanités de Madame de Brinon. Les reproches dans la lettre à l’abbé Gobelin ne sont qu’un prétexte qui masque les véritables raisons du limogeage de la Supérieure. La fissure apparaît dès avril 1687, au moment où Madame de Maintenon écrit à Madame de Brinon : Vous ne pouvez croire, ma très-chère, avec combien de peine je m’oppose à vos volontés et le besoin que j’ai de vous rappeler à tous moments le soin dont Dieu et le roi m’ont chargée pour cette maison. Vous ne sauriez douter que je n’aimasse mieux ennuyer ou geler les rouges et les vertes que de vous fâcher ; il faut en tout nous oublier et mettre ceci sur le pied qu’il doit demeurer 132 . Madame de Maintenon se croit chargée d’une haute mission sanctionnée par Dieu et par le roi. Dieu et le roi deviennent ainsi les complices de ses propres ambitions et de sa gloire, de son besoin de plaire 133 à tous, et de sa soif d’honneur 134 . Une seule lumière doit éclairer 132 Lettre à Madame de Brinon, en avril 1687, dans la Correspondance générale, III, p. 75. 133 Dans une lettre à l’abbé Gobelin, du 8 janvier 1680, elle écrit : « j’ai un désir de plaire et d’être aimée qui me met sur mes gardes contre mes passions » (C. G., II, p. 96). Dans une première version d’un « Entretien particulier avec M me de Glapion » (1707), elle dit : « Il n’y a rien que je n’eusse été capable de faire et de souffrir pour faire dire du bien de moi. Je me contraignais beaucoup, mais cela ne me coûtait rien pourvu que j’eusse une belle réputation : c’était là ma folie » (voir Lettres historiques et édifiantes, II, p. 215). 134 Dans la deuxième version de l’entretien avec M me de Glapion, Madame de Maintenon s’est laissée aller à d’autres confidences. Le passage vaut la peine d’être cité : «… dans mon enfance, j’étois ce qu’on appelle un bon enfant ; de sorte que tout le monde m’aimoit, et qu’il n’y avoit pas jusqu’aux domestiques de ma tante qui ne fussent charmés de moi, parce que je ne pensois qu’à leur faire plaisir » (cf. les Conversations, dans Conseils et instructions, p. 348, « Sur les Égards », avec la réplique de M lle Louise : « il faut des égards pour ses domestiques ») (…) … vous savez combien j’y étais chérie de mes maîtresses et de mes compagnes, toujours par la même raison, parce que je songeais, du matin au soir, qu’à les servir et à les obliger. (…) Je ne voulois point être aimée en particulier de qui que ce soit, je voulois l’être de tout le monde, faire dire du bien de moi, faire un beau personnage et avoir l’approbation des honnêtes gens ; c’étoit là mon idole ; (…) j’étais élevée de cent piques au-dessus de l’intérêt : je voulais de l’honneur » (Lettres historiques et édifiantes, II, p. 220-221). Ce passage important a été rapporté par Sainte-Beuve, dans les Causeries du Lundi, IV, p. 375-376, et dans la biographie « romancée » de Madame de Maintenon, par Françoise Chandernagor, p. 120. 70 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches Saint-Cyr, et Madame de Brinon a trop d’éclat auprès des grands pour qu’elle puisse être plus longtemps tolérée 135 . La lettre à Gobelin en avril 1688 témoigne amplement du ressentiment de Madame de Maintenon et des vraies raisons de l’éviction de Madame de Brinon. Les biographes qui ont donné raison à Madame de Maintenon ont insisté sur la mégalomanie de Madame de Brinon, et, bien entendu, sur le sens profondément chrétien de la décision prise par la fondatrice de Saint-Cyr. Ils ont donc vu dans l’expulsion de Madame de Brinon l’expression d’un souci moral et social, mue par une profonde dévotion. D’autres, presque en contradiction avec les premiers, ont dit que Madame de Brinon avait poussé la religiosité et les bondieuseries jusqu’aux limites du bon sens, négligeant ainsi l’éducation séculière des jeunes demoiselles au profit d’un endoctrinement conventuel. Il faudrait donc s’entendre : ou Madame de Brinon était devenue une bigote insupportable, ou elle prenait trop de plaisir aux compliments des courtisans. La vérité, croyons-nous, est que Madame de Maintenon est particulièrement sensible à l’impression qu’elle fait sur son propre entourage, et à l’image projetée par ses interventions. Elle se sait aimée des filles de Saint-Cyr, puisque chacune de ses visites est accueillie par des murmures d’admiration. Elle veut plaire à tout prix, et sa magnanimité royale, non dépourvue de condescendance, garantit la reconnaissance des demoiselles et le plaisir qu’elles éprouvent à côtoyer l’épouse du roi. Elle est fière de la confiance que l’on a en elle, et des confidences qu’on lui fait, et auxquelles elle prête volontiers l’oreille. Il est donc plus important de plaire aux filles de Saint- Cyr que de céder aux éventuelles velléités dévotes de Madame de Brinon. Dans la lettre déjà citée d’avril 1687, on relève précisément 135 Jean Cordelier écrit : « M me de Brinon n’était ni intrigante ni bassement ambitieuse » (op. cit., p. 390). Remarquons surtout que « M me de Brinon était fort appréciée par le roi qui estimait ses mérites et ses façons de vraie grande dame » (Ibidem, p. 391). Ayant eu la « rougeole vérole », elle avait été reçue avec les honneurs lorsqu’elle passait sa convalescence à Bourbon, et, selon le mot de la sœur du Pérou, « comme si ç’avait été M me de Maintenon » (voir Cordelier, Ibidem, p. 391). Ce prestige qui dépassait amplement les frontières de Saint-Cyr, n’était pas pour plaire à Madame de Maintenon. Madame de Brinon devenait encombrante à tous points de vue, et au besoin d’unicité de Madame de Maintenon s’ajoutait vraisemblablement une ridicule jalousie de femme. 71 La mésentente au cœur de Saint-Cyr un autre reproche adressé à Madame de Brinon. En évoquant les filles de Saint-Cyr, Madame de Maintenon écrit : Il est vrai que, comme on me parle très librement, je sais que ces jours-là sont appréhendés ici par la peine et par les gronderies que cela attire et aux enfants et aux maîtresses 136 . Elle retire d’ailleurs une certaine fierté des confidences que lui font les demoiselles. Déjà en 1685, dans une lettre à l’abbé Gobelin, du 10 octobre, elle écrit : elle (Madame de Brinon) croit que les filles n’en (manque de liberté pour la conscience) souffrent pas, parce qu’elles n’osent s’en plaindre, mais, comme elles sont fort libres avec moi, elles me montrent leurs peines 137 . C’est dire qu’il y a toujours eu de timides récriminations du côté des demoiselles ou des maîtresses, dans l’espoir sans doute de voir Madame de Maintenon venir au secours des « demoiselles qui, certainement, Madame, sont trop à l’église pour des enfants 138 », car, après tout, écrit-elle : … songez, je vous en conjure, qu’il n’y a pas un cloître ici, et que trois cents filles autour de l’avant-chœur ne font qu’une confusion ; que les demoiselles sont tuées de porter des chasses sur leurs épaules, et qu’en vérité ce n’est que par ces considérations-là que l’on a retranché quelque chose, car, grâce à Dieu, je n’ai nulle aversion pour tout ce qui se fait à l’église, et je suis aussi charmée que vous de voir nos demoiselles à l’œuvre 139 . 136 À Madame de Brinon, Correspondance générale, III, p. 75. La sévérité de Madame de Brinon aurait été, parmi d’autres, une raison de son renvoi. Manseau écrit : « Personne n’osoit se plaindre de sa sévérité. Tous les esprits de cette maison étoient dans une situation qui faisoit visiblement remarquer la peine où chacun se trouvoit ». Et après la décision de renvoyer Madame de Brinon, on eut encore l’inélégance de la garder au cours des répétitions d’Esther auxquelles elle « prenoit un plaisir singulier (…) goûtait par anticipation celuy qu’elle espéroit avoir quand cette pièce seroit représentée dans toute sa beauté » (Manseau, p. 303). Disons-le : il y avait une certaine cruauté en sous-main à vouloir priver Madame de Brinon du plaisir d’une représentation théâtrale, elle qui avait eu des prétentions d’auteur et, n’en doutons pas, un goût sincère pour la littérature. Faut-il imaginer que Madame de Maintenon n’aurait pas pu supporter les compliments qu’on aurait faits à Madame de Brinon, si elle avait été trop engagée dans la répétition des demoiselles ? 137 Lettres sur l’éducation, p. 14-15. 138 Ibidem. 139 Ibidem. 72 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches Pourtant, le 20 septembre 1691, après la débâcle d’Esther et la mise en couveuse d’Athalie en début d’année, elle écrit à Madame de Monfort : Élevez vos filles bien humblement ; ne songez qu’à les instruire dans la religion ; n’élevez pas leur cœur et leur esprit par des maximes païennes, parlez-leur de celles de l’Évangile. Ne leur apprenez point les conversations 140 que j’avais demandées ; laissez tomber toutes ces choses-là sans en rien dire, et que tout soit conduit par la piété 141 . Voilà, certes, des conseils pédagogiques qu’elle a apparemment condamnés lorsqu’ils étaient mis en pratique du temps de Madame de Brinon. Deux poids, deux mesures ? Oui et non. Toute sa vie, Madame de Maintenon oscille entre l’attrait du faste de Versailles, auquel elle est finalement peu mêlée, vu sa condition obscure d’épouse « secrète » du roi, et le monde cloîtré de la dévotion que le refuge de Saint-Cyr lui a ouvert. Et lorsqu’elle a failli « corrompre » la sérénité pieuse de Saint-Cyr en y introduisant les grâces des vers raciniens, elle se rend compte qu’elle a été d’abord éblouie par sa propre audace qui, cette fois, l’accable de remords. Une lettre à Madame de Vancy, datée du 26 septembre 1691, confirme son état d’âme après l’alerte de l’intrusion racinienne : On a pris toutes les manières du monde pour éviter celles du couvent, et je crains que Dieu ne nous bénisse point, à moins que nous ne soyons humbles et simples ; mais simples et humbles en effet dans le fond du cœur, car pour les discours et les définitions des vertus, nous allons plus loin que personne 142 . Le 13 décembre 1688, Manseau, l’intendant se charge d’un monument d’hypocrisie en s’adressant à Madame de Brinon comme si c’était elle qui avait pris la décision de quitter Saint-Cyr : Je viens d’avoir ordre de madame de Maintenon de faire charger demain vos meubles (…) Je suis bien touché du déplaisir de vous rendre ce service. Je ne savois pas, lorsque j’eus l’honneur de vous accompagner, que vous abandonniez entièrement cette maison où vous avez laissé tant de piété et d’ordre qu’il sera difficile que l’on ne se souvienne, dans tous les mo- 140 Il s’agit des Conversations de M lle de Scudéry, jugées trop profanes après que le vent de la réforme de Saint-Cyr avait soufflé, et auxquelles Madame Maintenon substituera les siennes. 141 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 175-176. 142 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 177-178. 73 La mésentente au cœur de Saint-Cyr ments de la vie, des soins que vous y avez donnés. Il faut espérer que votre résolution changera, et que vous continuerez ce que vous avez si bien commencé, etc. Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter de son départ puisque son remplacement était déjà tout prévu. En effet, Madame de Brinon a été promptement remplacée par Madame de la Maisonfort, cousine de Madame Guyon et disciple zélée du quiétisme de Fénelon. Faut-il rappeler que les doctrines du quiétisme avaient provoqué la sévérité de l’Église, et que Madame de Maintenon, effrayée par la tournure des événements, s’en est repenti amèrement auprès du roi qui avait vu dans le quiétisme un danger aussi imminent que dans le jansénisme. Après tout, le dit rigorisme de Madame de Brinon avait été beaucoup moins compromettant et, finalement, relativement innocent. Huit jours après le départ forcé de Madame de Brinon, le 27 novembre 1688, Madame de Maintenon écrit à l’abbé Gobelin « que Madame de Brinon et moi sommes embarrassées de nous voir, et cela ne serait bon à rien », ce qui fait dire à Théophile Lavallée qu’elle « écrit sous l’émotion que lui causait cette résolution, pour laquelle elle ne prit définitivement conseil que du roi et de l’abbé des Marais 143 ». Gageons que ni le roi ni des Marais n’ont voulu intervenir directement dans ce qui était simplement devenu à leurs yeux une petite querelle de femmes, une mésentente un peu mesquine, une guerre intestine sans éclat. Après tout, Madame de Maintenon n’estelle pas la fondatrice de Saint-Cyr et sa supérieure perpétuelle ? Comment et pourquoi s’opposer à son avis et à son conseil ? Pour ce qui est de l’émotion, il faut s’en référer à une courte lettre écrite le 15 décembre 1688 à l’abbé Gobelin qui avait été bouleversé par le départ de Madame de Brinon : Vous ne croyez peut-être pas qu’une exclamation soit une chose bien plaisante, cependant j’ai pensé mourir de rire de la vôtre et de l’étonnement où vous êtes de ce qui s’est passé 144 . Ce n’est peut-être pas une coïncidence que Madame de Maintenon ait cherché dès ce moment à se débarrasser de l’abbé Gobelin 145 , vieux et décrépi, et à le remplacer par un autre directeur de 143 Théophile Lavallée, Madame de Maintenon et la maison royale de Saint-Cyr, p. 107. 144 Correspondance générale, III, p. 161. Nous soulignons. 145 Pourtant, elle lui devait beaucoup, et elle l’avait beaucoup estimé : « M. l’abbé Gobelin que je voudrois que nous eussions pour supérieur : c’est un bon homme, 74 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches conscience, en principe plus compréhensif. Après tout, le désarroi de son vieux confesseur peut être pris pour une critique de ses actions, ou, du moins, pour une marque de désapprobation. Est-ce un hasard que l’abbé Gobelin soit remplacé par Godet des Marais, qui deviendra plus tard, en 1690, l’évêque de Chartres grâce à l’intervention de Madame de Maintenon ? C’est l’austère des Marais qu’elle a consulté, dit-elle, au sujet de l’éviction de Madame de Brinon. Il a donc été en quelque sorte son complice, bien qu’il soit peu probable que des Marais ait eu des objections aux pratiques religieuses dites intempestives de Madame de Brinon. En effet, il avait la réputation d’être un farouche défenseur de la foi, voire un fanatique. En 1689 il sera horrifié par la mondanité des représentations d’Esther. Enfin, c’est lui qui jouera un rôle considérable dans la « réforme » de Saint-Cyr, cette maison d’éducation soi-disant corrompue par l’attrait et les grâces du théâtre 146 . Faisons le point. Madame de Brinon n’est pas démise de ses fonctions, ni parce qu’elle était un peu chaisière d’église ou parce qu’on la trouvait trop hautaine 147 ; ni parce qu’elle avait l’estime de Versailles savant, pieux et sans cabale » (Lettre à Jassault, le 29 octobre 1685, Correspondance générale, III, p. 430-431). M lle d’Aumale n’est pas exacte quand elle écrit qu’ « elle (Madame de Maintenon) prit monsieur Godet des Marais, évêque de Chartres, pour son directeur, à peu près dans le commencement de l’établissement de Saint-Cyr », car Gobelin y était encore en 1688. À la suite d’une lettre de Bourdaloue à Madame de Maintenon, en novembre 1688, les Dames de Saint-Cyr notent que Madame de Maintenon avait eu dessein de prendre le P. Bourdaloue pour son directeur, mais comme le prédicateur « ne pourroit la voir qu’une fois en six mois », elle « jeta en sa place les yeux sur M. l’abbé des Marais » (Correspondance générale, III, p. 157). Le 19 avril 1689, elle écrit à Gobelin que « l’abbé des Marais est à Saint-Cyr d’hier au soir, et s’en retournera, je crois, demain » ; Gobelin est donc déjà remplacé au printemps 1689. D’après une note dans l’édition Lavallée (III, p. 328), il meurt en 1692 : pas un mot sur cette mort en 1692 dans la Correspondance générale ou dans les Lettres historiques et édifiantes de Madame de Maintenon. Dans les Souvenirs de M lle d’Aumale, une note situe sa mort le 7 mai 1691 (I, p. 50) ; erreur sans doute, puisque Madame de Maintenon lui envoie un court billet le 22 avril 1692. 146 Pour le détail de la mondanité qui encensait Esther et causa ensuite l’obscurité relative d’Athalie, voir les pages que Raymond Picard y consacre, op. cit., p. 393-433. 147 Écoutons Manseau, source de tous les ragots : « La joie régnoit par toute la maison ; cependant il paroissoit quelque chose dans l’esprit de M me de Brinon que l’on ne pouvoit deviner. Elle agissoit avec plus de hauteur qu’elle n’avoit fait autrefois. Les dames étoient dans la crainte en l’approchant, celles qui tenoient les registres de dépenses de la maison commençoient souvent à pleurer dès la veille de la reddition de compte » (p. 277). Il faudrait citer tout Manseau pour comprendre qu’il souffrait d’un 75 La mésentente au cœur de Saint-Cyr et du roi 148 , même si de tels hommages pouvaient être suspects aux yeux de Madame de Maintenon. La mise en scène d’Esther, un an plus tard, démontre suffisamment que Madame de Maintenon a, elle aussi, le goût de la splendeur et de la reconnaissance de ses pairs. Elle est vraisemblablement très flattée par l’attention que l’on prête enfin à son œuvre d’éducatrice. Plus qu’Esther, à qui on l’a comparée, elle brillait de mille feux au milieu d’une faune nobiliaire enchantée par le spectacle à Saint-Cyr. C’était son moment de gloire, même si elle devait déchanter deux ans plus tard à la suite des déboires d’Athalie, la pièce de Racine qui ne serait jamais jouée qu’en répétition, dans un décor et avec des costumes des plus dépouillés. En somme, les défauts et les manies de Madame de Brinon étaient aussi ceux de Madame de Maintenon. La différence était que l’une était ursuline et vouée dès lors à la discrétion, tandis que l’autre, sous le voile de la modestie morale, était l’épouse du roi, sans grande fonction officielle à la cour, mais fière d’avoir trouvé, enfin, la cause et la raison d’être de son existence. L’éviction de Madame de Brinon a été, ni plus ni moins, une prise de pouvoir. En fin de compte, Madame de Brinon est-elle sans défauts ni reproches ? Loin s’en faut, mais les lettres de Madame de Maintenon en témoignent relativement peu. Mises à part les quelques réserves que nous avons relevées, leur correspondance reste amicale et se poursuit bien au delà du départ de Madame de Brinon. Dans l’analyse de la relation entre Madame de Maintenon et Madame de Brinon, on a malheureusement trop insisté sur la mondanité de cette dernière 149 . Madeleine Daniélou a eu pour l’ursuline complexe d’infériorité. C’est la raison pour laquelle il se réfugiait derrière l’autorité « royale » de Madame de Maintenon, en somme son employeuse. 148 « Le Roy venoit même de tems en tems à Saint-Cyr, qui la (Madame de Brinon) louoit sur le bon ordre et la modestie de la communauté ; et, avec cette bonté qui luy est naturelle, ne luy disoit rien qui ne lui marquast son estime. Cela fit éclater dans le monde sa réputation, et son poste devint d’une considération à être enviée de tout ce qu’il y avoit de plus grand dans les monastères » (Manseau, p. 208). On comprend mieux pourquoi la « rivalité » des deux femmes s’est accrue au gré des sept années. 149 À propos d’une lettre à M me de Brinon (20 août, 1691, dans les Lettres historiques et édifiantes, I, p. 173), voir cette note sévère dans le Maintenoniana, I, p. 93 : « Parvenue à un degré d’élévation pour laquelle elle n’étoit point faite, la tête lui tourna ; elle méconnut son état, sa bienfaitrice et elle même ». À ce sujet Théophile Lavallée n’a pas fait le détail : « Chez leur supérieure, madame de Brinon, cet orgueil était poussé 76 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches la plus grande sévérité : elle lui a intenté un véritable procès 150 . Elle lui reproche tout d’abord d’avoir perdu les qualités habituelles d’ursuline, associées évidemment à l’effacement 151 et au dévouement pédagogique discret, mais efficace. Grisée par la présence et l’appui des grands, Madame de Brinon aurait eu en quelque sorte la folie des grandeurs 152 . Douée d’un grand don d’éloquence, elle en abusait, jusqu’à l’excès : accablée d’imprudentes faveurs par madame de Maintenon, qui lui fit donner des pensions pour elle, des places pour ses parents ; regardée affectueusement par le roi, qui l’appela plusieurs fois dans son cabinet ; adulée par les grands, correspondant avec les ministres, elle se crut un personnage de l’État et en perdit la tête, etc. » (Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, p. 89). Il faut croire que tout le monde, y compris le roi, s’était trompé sur son compte… 150 Madeleine Daniélou, Madame de Maintenon éducatrice, Paris, Bloud et Gay, 1946. Le point de vue de Madeleine Daniélou (1880-1956), que nous ne partageons guère, n’enlève rien à ses grandes qualités d’éducatrice. C’est elle qui fonda la communauté « Saint François-Xavier » et qui créa en 1913 le premier lycée en France, où les jeunes filles passent un baccalauréat classique. Elle était une enseignante hors du commun dont la pédagogie allie humanisme et christianisme. 151 Madame de Maintenon est obsédée par la nécessité de l’humilité et de l’effacement de soi. Dans une lettre à madame de Bouju, datée du 11 novembre 1706, elle écrit : « Vous n’êtes pas assez occupée des autres à la récréation ; venez-y avec des manières humbles, vous comptant pour rien, ne tournant jamais la conversation selon votre goût, entrant dans celui des autres, ne décidant point, ne dogmatisant point, ne parlant pas toujours de piété, ne demandant pas continuellement les moyens d’y avancer » (Lettres historiques et édifiantes, II, p. 195). Cet état d’esprit se retrouve pleinement dans les dialogues des Conversations, et, dans le cas présent, recoupe son déplaisir avec l’attitude de Madame de Brinon. Que deux femmes, Madame de Brinon et Mademoiselle de Bouju aient des ambitions d’auteur, et Madame de Maintenon aussitôt se dresse sur ses ergots. 152 C’est à quoi Madame de Maintenon faisait allusion dans une lettre du 30 septembre 1685, à l’abbé Gobelin : «…je crains que Madame de Brinon ne leur (les postulantes) ait inspiré une certaine grandeur, et que le voisinage de la cour, une fondation royale, les visites du Roi, et même les miennes ne leur donnent une idée de chanoinesses et de dames importantes…», reproche où l’on détecte quelque jalousie à l’endroit de religieuses que la bienveillance du roi honorait. Le roi était déja son fief à elle, et elle seule pouvait y prétendre ! La mesquinerie de Madame de Maintenon ressort de la même lettre lorsqu’elle ergote au sujet du nom de la communauté religieuse que dirigea Madame de Brinon : « Je ne sais pas encore quel nom on les (les religieuses) appellera : si vous avez vu les constitutions, Madame de Brinon les appelle les dames de Saint Louis ; ce qui ne peut être ; car le Roi ne se canonise pas lui-même ; et c’est lui qui les nomme en les fondant : leurs habits seront noirs, sans cheveux, et sans ajustements, et tels que Saint Paul les demande pour des veuves chrétiennes » (Lettres de Madame de Maintenon, 1752, I, p. 218-219). Tout cela, est-ce souci de modestie, ou crainte de femme préoccupée de son exclusivité auprès du roi ? 77 La mésentente au cœur de Saint-Cyr dit-on, en offrant ses commentaires sur l’Évangile après l’office, de toute évidence ravie par la présence de personnes étrangères à Saint- Cyr 153 . Autant dire qu’elle pavanait. La grandiloquence mise à part, elle est néanmoins fidèle à la tradition éducative de l’ordre des ursulines, centrée sur l’instruction chrétienne. C’est aussi ce qui explique qu’elle fait réciter aux élèves des œuvres dramatiques pieuses et édifiantes ; qu’elle en propose même qui sont de son cru. Qu’on le veuille ou non, une telle pédagogie n’est pas sans mérite puisqu’elle illustre les vertus chrétiennes par le biais du théâtre. On peut à la rigueur regretter des sursauts de vanité, mais on doit néanmoins reconnaître l’originalité de sa méthode d’enseignement. Et, à bien y penser, ce n’est pas elle qui a fait entrer Esther à Saint-Cyr, mais Madame de Maintenon, avec le résultat que les jeunes demoiselles, se prenant pour de vraies actrices, en retirent beaucoup de suffisance. Plus tard, Madame de Maintenon s’en est évidemment mordu les doigts, comme il ressort de sa lettre à Madame de Fontaines, datée de septembre 1691 : J’ai voulu que les filles eussent de l’esprit 154 , qu’on élevât leur cœur, qu’on formât leur raison ; j’ai réussi à ce dessein : elles ont de l’esprit, et s’en servent contre nous ; elles ont le cœur élevé, et sont plus fières et plus hautaines qu’il ne conviendroit de l’être aux plus grandes princesses ; à parler même selon le monde, nous avons formé leur raison, et fait de discoureuses présomptueuses, curieuses, hardies. C’est ainsi que l’on réussit, quand le désir d’exceller nous fait agir. Une éducation simple et chrétienne auroit fait de bonnes filles dont nous aurions fait de bonnes femmes et de bonnes religieuses, et nous avons fait de beaux esprits que nous-mêmes, qui les avons formés, ne pouvons souffrir ; voilà notre mal, et auquel j’ai plus de part que personne (…) Nos filles ont été trop considérées, trop caressées, trop ménagées ; il faut 153 « M me de Brinon instruisoit tous les jours pendant plusieurs heures les nouvelles professes et les novices, et faisoit des exhortations dans l’église de cette communauté sur les épîtres et évangiles du jour avec tant d’éloquence, que non seulement toute la maison l’admiroit, mais encore les étrangers qui venoient l’entendre souvent à la grille du chœur » (Manseau, p. 205). Elle s’adressait donc à des filles qui avaient fait leurs vœux ou qui étaient sur le point de les faire. En quoi ce genre d’instruction, compte tenu du contexte, peut-il être critiqué ? C’étaient les louanges qu’elle recevait qui semblent avoir irrité Manseau et, qui sait ? Madame de Maintenon. 154 On relève un souvenir de l’éducation des filles à Saint-Cyr avant la « réforme » dans l’Entretien LXIV, qui date de 1708 : « Vous ne devez pas donner à vos demoiselles une éducation trop élevée ni curieuse comme nous avions fait d’abord » (Entretiens sur l’éducation, p. 275). 78 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches les oublier dans leurs classes, leur faire garder le règlement de la journée, et leur peu parler d’autre chose. Il ne faut point qu’elles se croient mal avec moi ; ce n’est point leur affliction que je demande ; j’ai plus de tort qu’elles ; je désire simplement réparer par une conduite contraire le mal que j’ai fait. (…) Il faut encore défaire nos filles de ce tour d’esprit railleur que je leur ai donné, et que je connais présentement très opposé à la simplicité ; c’est un raffinement de l’orgueil qui dit par ce tour de raillerie ce qu’il n’oseroit dire sérieusement. Mais, encore une fois, ne leur parlez ni sur l’orgueil ni sur la raillerie ; il faut la détruire sans la combattre, et par ne s’en plus servir … 155 . Le 22 septembre 1691, à la même, elle avoue les fautes de son orgueil, et s’en repent : Ce n’est point par humilité que je prends sur moi l’éducation hautaine et fière des filles de Saint-Cyr. Il est très vrai que c’est moi qui ai tout gâté, quoiqu’avec de bonnes intentions, mais j’espère que Dieu nous fera la grâce de nous corriger 156 . Les extraits que nous venons de lire sont à la fois un acte de contrition et une mise en examen des principes pédagogiques de Madame de Maintenon. D’une part elle regrette d’avoir formé des filles qui ont trop de personnalité, et qui veulent s’exprimer sans contrainte ! D’autre part elle se désole de ce que ses filles aient de l’esprit 157 , c’està-dire une intelligence fondée sur le sens critique et l’opiniâtreté du jugement. Elle aurait préféré que les filles soient plus strictement tenues en laisse ; en somme, comme elles l’étaient probablement lorsqu’elles étaient soumises à la sévérité quelque peu démagogique de Madame de Brinon, à qui on avait jadis reproché d’avoir provoqué des remous de couloir. Cinq ans après le départ de Madame de Brinon que l’on a accablée de tous les maux, Madame de Maintenon se plaint auprès de 155 Lettres sur l’éducation des filles, p. 77-79. 156 Ibidem, p. 81. 157 Relevons ce mot dans une lettre à Madame de Veilhan, du 24 mars 1694 : « Renoncez à l’esprit ; c’est votre grande tentation : qu’en voulez-vous faire ? (…) Il faut une éducation très-simple aux demoiselles : abjurez donc ce goût de l’esprit, cette curiosité, ces raffinements, et mettez à leur place l’humilité, la douceur, l’estime du prochain, la simplicité, la déférence des sentiments des autres, la condescendance pour leurs faiblesses, et soyez bien persuadée que la plus grande de toutes est de vouloir attirer l’attention » (Lettres historiques et édifiantes, I, p. 342). On retrouvera ce « programme » dans les Conversations. 79 La mésentente au cœur de Saint-Cyr Madame du Pérou d’avoir fait fausse route à Saint-Cyr. N’oublions pas que nous sommes alors en 1693, c’est-à-dire quatre ans après le déluge d’Esther, auquel Madame de Brinon n’a eu aucune part. En fait, les premiers objectifs éducatifs de Saint-Cyr, auxquels Madame de Brinon n’était certainement pas étrangère, avaient une solidité enviable que Madame de Maintenon reconnaît, mais dont elle a regretté ensuite la réalisation. Dès que ses demoiselles montrent quelque signe d’émancipation, elle se hérisse et se rabat sur les devoirs de la piété et de la dévotion 158 . Le programme de Saint-Cyr a été admirablement conçu, mais il aboutit à une négligence fondamentale des principes de base de l’éducation scolaire. La pédagogie a dû céder la place à une spiritualité salvatrice : Voyez ce que nous avons fait en prenant un autre chemin : nous voulions une piété solide éloignée de toutes les petitesses de couvents ; nous voulions de l’esprit, de l’élévation, un grand choix dans nos maximes, une grande éloquence dans nos instructions, une liberté entière dans nos conversations, un tour de raillerie agréable dans la société, de l’élévation dans notre piété, un grand mépris pour les pratiques des autres maisons ; vous l’avez vu, revenons donc de bonne foi et avec une grande humilité… 159 . Faisons aussi remarquer que Madame de Maintenon est peut-être moins l’inspiratrice et la championne de ce programme qu’elle ne l’a laissé entendre. En effet, lorsqu’elle écrit à Madame de Brinon, le 12 août 1683, alors que Saint-Cyr n’est toujours qu’un projet, elle 158 On en trouve un bel exemple dans l’Entretien XII, avec les dames de Saint-Louis, datant de 1698. On lui demandait si les enfants devaient apprendre le Nouveau Testament par cœur. À quoi elle répondit : « Le Nouveau Testament est un livre si sacré qu’il ne doit être lu que par des personnes qui ont assez de raison et de piété pour s’en nourrir ; il ne le faut pas lire indifféremment comme un autre livre, seulement pour se remplir l’esprit, mais il faut en lire peu et méditer beaucoup » (Entretiens sur l’éducation, p. 36). Il faut dire que ce genre de conseil était courant à l’époque. Richard Simon ne parle pas autrement : « Les anciens Peres de l’Église ont eu raison d’exhorter les fideles de leur temps à la lecture des Livres Sacrés, parce qu’en effet L’Écriture Sainte a esté donnée pour l’instruction de tout le monde. (…) Mais depuis que quelques esprits seditieux ont abusé de cette lecture pour introduire des nouveautés dans la Religion, il a esté necessaire d’user en cela de precaution, et de ne le permettre pas indifferemment à toutes sortes de personnes » (Histoire critique du nouveau Testament, Rotterdam, Renier Leers, 1690, ch. XLIV). 159 Lettre à M me du Pérou, datée du 27 février 1693, dans Lettres historiques et édifiantes, I, p. 276. 80 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches fait le recensement de la bibliothèque de la maison à Rueil, où règne Madame de Brinon, et elle conclut en ces termes : Je n’ai guère vu une plus mauvaise bibliothèque que celle dont vous m’envoyez le mémoire, et dans quelque envie et besoin que je sois de me remplir de quelque chose de bon, je ne vous puis demander que : L’Instruction à la vie dévote ; Les Méditations de sainte Thérèse sur le Pater ; Cinq tomes du Nouveau-Testament ; Les Psaumes de David. De tout le reste je ne vois que les livres de M. de Condom [Bossuet] qui méritent d’être gardés 160 . Aussi édifiantes que soient ces œuvres de piété, elles n’incitent guère à la curiosité de l’esprit ou à la réflexion critique. C’est, en somme, une première censure de l’influence de Madame de Brinon, même si elle lui a écrit en février 1683 : Prenons courage ; élevons des enfants qui multiplieront après nous votre bonne éducation 161 . Si Madame de Maintenon se désole après quelques années du système éducatif de Saint-Cyr, c’est parce que son autorité est compromise, non seulement par la présence de Madame de Brinon, mais aussi par l’épanouissement de ses filles. Elle agit envers elles comme une mère possessive qui se plaint après une quinzaine d’années de la conduite de sa fille adolescente, devenue délurée, et se demande, désemparée, où ai-je failli ? Elle a momentanément partagé sa responsabilité avec Madame de Brinon, sans doute un peu à contrecœur, mais cette abdication partielle de son unicité ne peut durer, et toutes les excuses sont bonnes dès lors pour justifier le renvoi de l’ursuline. Madame de Maintenon souffre de la griserie de sa gloire. Saint-Cyr lui a offert le plaisir intense d’un sentiment de supériorité. Lorsque ses filles semblent échapper à son contrôle, elle s’en plaint, car elle supporte mal leur croissance intellectuelle et leurs insolents signes d’indépendance. C’est à ce point de vue que les Conversations de Madame de Maintenon apportent un témoignage précieux. Dans l’égrènement de tous les débats entre les demoiselles, un personnage aisément reconnaissable incarne les interventions de Madame de Maintenon. Il 160 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 17-18. 161 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 14. 81 La mésentente au cœur de Saint-Cyr s’agit de la demoiselle la plus « raisonnable » - entendez, la plus apte à se contraindre -, distribuant conseils et instructions à de jeunes femmes parfois sceptiques 162 qui émettent des opinions contraires ou ont même de sérieuses objections. Étant donné toutefois que Madame de Maintenon peut agir comme une marionnettiste qui détient tous les fils de ses pantins, les filles finissent la plupart du temps à se ranger du côté de la sagesse de la meneuse de jeu. Autant dire que les dés sont pipés. Ceci n’a pas empêché toutefois que ces dialogues imaginés entre jeunes femmes confirment précisément les nombreux sujets de plainte, auxquels la lettre citée à Madame de Fontaines avait fait allusion, et que Madame de Maintenon reconnaît implicitement dans ses Conversations. À l’occasion, les filles se montrent même autoritaires, hautaines, cyniques ou dubitatives. Elles « abusent » de leur esprit, quitte à se soumettre enfin à la voix de la raison. On ne voit pas en quoi Madame de Brinon pourrait être responsable de cet état de chose. Quels que soient les us et coutumes, la jeunesse grandit avec ses erreurs et sa propre sagesse. Il y a là une marée que personne ne peut endiguer. Rappelons ici que les Conversations de Madame de Maintenon ne sont, tout compte fait, que des mises en scène de réunions dites intellectuelles des filles de Saint-Cyr 163 . Il ne s’agit pas de comptes rendus de la réalité scolaire, mais de l’imagination et de la réflexion de Madame de Maintenon. Sous cet angle, les Conversations sont donc le fruit d’une introspection qui lui fait honneur. Elle était consciente de ses faux pas, de ses manquements pédagogiques. Elle s’interroge 162 Théophile Lavallée rapporte le propos suivant de Languet de Gergy (1677-1753), archevêque de Sens, et l’auteur en 1748 des Mémoires : « Ces Conversations, pleines d’esprit, de sentiment, de réparties vives et agréables, sont préparées pour chaque classe et proportionnées à l’âge des enfants » (Lavallée, Conseils et instructions, I, p. III, ou dans Madame de Maintenon et la Maison royale de Saint-Cyr (1686-1793), p. 247). Il n’y a rien dans les Conversations qui ferait croire que les conversations ont été écrites pour des classes différentes en âge ; de par les thèmes et la vivacité des répliques, on reste convaincu que Madame de Maintenon pense surtout à recréer des filles de la classe bleue (de dix-sept à vingt ans). 163 Difficile ici de se ranger du côté de Théophile Lavallée : « Les Conversations, encore bien qu’elles aient été écrites sans prétention, au courant de la plume, à mesure qu’un sujet se présentait, sont presque toutes des chefs-d’œuvre de bon sens, de grâce et d’esprit. Nulle part la raison, cette raison que madame de Maintenon définit en des termes dignes de Platon, ne parle un langage plus agéable, plus séduisant, plus imprévu… » (Madame de Maintenon et la Maison royale de Saint-Cyr, p. 247). 82 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches donc à travers les dialogues des pensionnaires, quitte à s’accrocher à son bon droit. On risque parfois d’être sévère, comme nous le sommes à l’occasion, pour l’exécution de la mission éducative de Madame de Maintenon, mais il faut néanmoins reconnaître qu’elle avait une lucidité exceptionnelle devant l’ampleur et la difficulté de sa tâche. À ce point de vue les Conversations ne sont pas seulement l’exposition d’un programme éducatif ; elles sont aussi pour ainsi dire la catharsis d’une pensée qui sait avouer en catimini ses limites et ses faiblesses. En somme, malgré les défauts de son humanité, Madame de Maintenon a le mérite d’avoir voulu le meilleur pour les filles dont elle avait assumé la charge. L’épisode de Madame de Brinon, plus rivale que collaboratrice, s’inscrit précisément dans le cadre de sa volonté pédagogique et de l’auto-persuasion de sa bonne foi. L’épisode que nous venons d’évoquer n’a évidemment pas manqué de mesquineries. Ainsi, on reproche à Madame de Brinon qu’elle était très dépensière 164 . Quand on sait ce que le roi a versé pour la création de Saint-Cyr, pour plaire à la charité condescendante de son épouse, on s’étonne que la dépense dite extravagante de Madame de Brinon ait posé problème 165 . C’était un cas typique de la paille et de la poutre. Admettons même que Manseau voit d’un mauvais œil que l’ursuline est un peu fermière mondaine, ou qu’elle pousse 164 « Pendant les premiers mois de la jouissance de cette maison (Saint-Cyr), qui sont les six derniers de cette année mil six cent quatre-vingt-six, toutes ces charges domestiques furent payées, à la volonté de M me de Brinon qui en ordonnoit comme il luy plaisoit, ainsy que des autres dépenses, quoyque M me de Maintenon s’efforçast d’en empescher plusieurs qui paroissoient peu nécessaires. Et, sans l’ordre qu’elle m’avoit donné d’y veiller de près, il s’en seroit fait beaucoup d’autres de la part des dames ; car, pour M me de Brinon, j’avois ordre d’aller au devant de tout ce qui luy pourroit plaire » (Manseau, p. 203). Il semblerait que Manseau voulait avoir les mains libres et appréciait peu le fait de devoir partager la responsabilité des comptes avec une tierce personne. Ses Mémoires sont truffés de remarques désobligeantes à l’endroit de Madame de Brinon. En somme, un autre conflit d’autorité avait eu lieu entre Manseau et Madame de Brinon. 165 Il suffit de donner raison aux comptes d’apothicaire de Madame de Maintenon et aux jérémiades de l’intendant Manseau (voir Mémoire, p. 281 et ss). Faisons également remarquer une folle dépense de Madame de Maintenon lorsqu’elle se grisait du succès anticipé d’Esther : « M me de Maintenon fit faire des habits magnifiques à toutes les actrices, et un théâtre avec trois décorations convenables au sujet et au lieu, ce qui luy couta plus de quinze mille livres » (Manseau, p. 303). 83 La mésentente au cœur de Saint-Cyr trop loin son amour des oiseaux et des fleurs, jusqu’à remplir son antichambre de cages et de pots décoratifs 166 . Ce ne sont là que d’innocents caprices de femme seule, un peu ridicules sans doute, mais pas suffisamment sérieux pour qu’elle soit « remerciée ». Avec un peu de générosité d’âme Madame de Maintenon aurait pu sourire des bizarreries ou des prétendues extravagances de son amie ; elle aurait, certes, pu lui en toucher un mot en toute simplicité, mais elle a préféré entretenir une correspondance faite de douceur et, parfois, de feinte bienveillance. Quant à cette dépense, peut-on même se fier aux seuls dires de Manseau ? À la soi-disant prodigalité de Madame de Brinon s’oppose, il est vrai, le sens de l’économie de Madame de Maintenon : elle était même un peu fesse-mathieu, ce qui s’expliquerait par l’indigence de son passé. En outre elle était pointilleuse jusqu’à l’excès 167 , et chicanière de nature. Saint-Simon avait raison : elle aimait s’occuper de mille petits détails domestiques qu’il aurait mieux valu confier aux religieuses qui veillaient, sur place, à la bonne marche de Saint-Cyr. En fait, Madame de Maintenon se voulait à la fois supérieure, intendante et directrice de conscience 168 . On pourrait citer cent lettres édifiantes de sa main, où elle prodigue ses conseils et ses instructions. Nous citons à titre d’exemple celle à Madame de Brinon, datée d’octobre 1686, où s’étalent sa bondieuserie 169 et l’exiguïté de 166 Tous ces petits détails sont fournis par Manseau, Mémoire, p. 277-278. 167 Manseau écrit : «… et dans les instructions que M me de Maintenon me donna, (elle) me dit de me jetter dans tous les détails possibles et d’y marquer jusqu’aux moindres bagatelles, d’y garder une modération sans frugalité, afin d’y trouver une vie aisée sans superflu, et de faire autant de cahiers qu’il y auroit de dépenses différentes » (p. 49). Plus loin il écrit : « Il ne se passoit point de repas, quand elle y estoit, qu’elle ne fust voir les cuisines et le réfectoire, goustoit à tout pour sçavoir sy leur manger estoit bon. Et, lorsqu’elle n’y pouvoit être, elle m’ordonnoit d’y être et de controller sur toutes choses (…) Je l’ay vue demeurer plusieurs heures dans la cuisine, pour accoutumer les cuisinières à travailler proprement » (p. 201). Il y a un degré de mesquinerie dans cette activité de touche-à-tout de Madame de Maintenon, où on détecte un penchant à vouloir avoir un œil sur tout, voire une méfiance dont Madame de Brinon a été la victime. 168 «… je n’aurais nulle peine à être leur intendante, leur femme d’affaires, et de tout mon cœur leur servante, pourvu que mes soins leur soient utiles pour les mettre en état de s’en passer » (à Madame de Brinon, janvier 1688, dans Lettres historiques et édifiantes, I, p. 58). 169 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 35-37. 84 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches ses vues pédagogiques 170 . En un mot, les restrictions qu’elle voulait imposer à l’éducation des novices, et par extension, n’en doutons pas, aux jeunes pensionnaires. Nous en avons souligné les temps forts : étouffer la curiosité de savoir, réprimer une tendance à penser pour soi, éviter tout dialogue trop critique, se soumettre constamment de bonne grâce, cette dernière exigence étant répétée deux fois ; enfin, bannir la séduction des choses de l’esprit, et se vouer à l’ignorance : Ce que je vis hier au noviciat m’oblige à vous donner quelques avis, sur lesquels je vous prie de faire vos réflexions. Opposez-vous en public et en particulier à cette quantité de questions que font vos filles, et n’en souffrez jamais que celles qui vont à s’instruire des choses nécessaires ; il est aisé de connoître si c’est ce qu’elles cherchent ou si elles veulent s’amuser ou se divertir, ce qui ne doit pas être sur ces matières qui doivent être traitées sérieusement. Qu’elles ne s’accoutument point à parler de Dieu qu’avec un extrême respect ; je sais la liberté qu’il donne à ceux dont le cœur est véritablement à lui, mais je sais aussi que ces libertés sont dangereuses entre les jeunes personnes, et que les unes en abusent et les autres s’en scandalisent. Il y a encore un autre inconvénient dans les questions curieuses, extraordinaires et inutiles, c’est que leurs visions se communiquent. Inspirez-leur une piété simple, droite, sans raffinement, qui consiste en l’éloignement du péché, à marcher en la présence de Dieu et à se laisser conduire avec docilité ; s’il plaît à Dieu de les appeler à une haute perfection et à des voies extraordinaires, il faut que ce soit un secret entre elles et leur confesseur. (…) la docilité à se laisser conduire les mettra en paix et en sûreté ; l’éloignement du péché est la vraie preuve de l’amour de Dieu et une preuve plus convaincante que tous les désirs et les sensibilités que vous leur verrez quelquefois ; la présence de Dieu est cette vie intérieure absolument nécessaire à des religieuses ; la docilité à se laisser conduire (…) et à demeurer en paix par l’obéissance… On ne peut trop les rendre simples, soit que nous les gardions, soit qu’elles aillent dans d’autres maisons ; il faut les désabuser de l’esprit : il faudra qu’elles le sacrifient et l’abaissent, à quoi bon l’élever et l’orner ? 171 170 Dans une lettre apocryphe, par les soins de La Beaumelle, du 24 octobre 1686, adressée à Madame de Saint-Géran, on lit un détail intéressant, même s’il n’est pas authentique : « Si cela se soutient, il ne se commettra pas dans cette maison deux péchés mortels par année » (Correspondance générale, III, p. 45). 171 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 36-37. Dans les Lettres sur l’éducation, en août 1686 : « On doit moins songer à orner leur esprit qu’à former leur raison » (p. 23). 85 Madame de Maintenon, éducatrice Il s’agit là à proprement parler d’un programme d’abêtissement, sous la grande enseigne d’une dévotion exacerbée. Tout en offrant ses conseils à Madame de Brinon, Madame de Maintenon vise et condamne les ambitions culturelles de son amie, tout comme celles des âmes qui lui avaient été confiées. On peut croire que l’influence et l’enseignement de l’ursuline éveillaient le goût du savoir et l’intelligence active. Il fallait y mettre un frein, ce qui fut fait brutalement en 1688. *** Madame de Maintenon, éducatrice 172 En marge de cette relation assez déplorable entre Madame de Maintenon et Madame de Brinon, la question la plus importante porte évidemment sur la qualité de l’enseignement dispensé à Saint- Cyr. Madame de Brinon aurait failli. Madame de Maintenon aurait réussi. Encore faudrait-il préciser dans quels domaines il y eut échec ou réussite. Nous avons vu au cours de ces sourdes mésententes que la plupart des vues pédagogiques étaient toujours ramenées à la stabilité d’une morale et d’une piété irréprochables. Il fallait surtout « sauver » les demoiselles des tentations du monde, leur inculquer la piété et la crainte de Dieu. Le programme de Saint-Cyr, dans de telles conditions, risquait de se transformer d’une façon permanente en un cours de catéchisme. Qu’en est-il ? Les défenseurs de Madame de Maintenon soutiennent tout d’abord qu’elle avait constamment à cœur le bien-être des novices et des pensionnaires. Le tout, c’est d’entrer dans les vues de Madame de Maintenon et d’y voir une direction légitime. « Ce fut son originalité d’avoir introduit dans l’éducation des jeunes filles un élément humain, d’avoir voulu les préparer à bien tenir leur maison, à faire honneur à leurs maris 173 ». C’est ce qu’on appelle le culte des cours de maintien, encore à la mode il n’y a pas si longtemps dans les « bonnes » maisons d’éducation. La grande différence toutefois 172 Notre sous-titre est celui-là même de l’ouvrage de Madeleine Daniélou. La ressemblance s’arrête là. 173 Madeleine Daniélou, op. cit., p. 82. 86 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches est que du temps de Madame de Maintenon, l’accent portait sur le « maintien », moral, spirituel et social, tandis que de notre temps, le « maintien » n’est plus qu’un complément mondain à une éducation rigoureuse qui forme des jeunes femmes prêtes à exercer des métiers traditionnellement réservés aux hommes. En fait, « Madame de Maintenon prépare des jeunes filles nobles, mais pauvres et humiliées de leur condition déchue, à une vie qui sera toujours ingrate, si elles ne font un riche mariage ou si elles n’entrent au couvent, de sorte qu’elle doit les élever à la fois pour le couvent et pour le monde… 174 ». On n’a pas manqué de mettre le programme d’éducation à Saint- Cyr en parallèle avec celui de Fénelon. Il y a de grandes similitudes dans la mesure où les deux éducateurs songent bien plus au modus vivendi social et moral des jeunes filles qu’à l’épanouissement de leurs facultés intellectuelles. Ajoutons à cela une préoccupation commune pour leur bien-être spirituel et pour la ferveur de leur dévotion. Bref, les deux fondements de l’éducation conventuelle. En 1687, Fénelon donnera nettement l’impression d’approuver le mode de vie prescrit aux demoiselles de Saint-Cyr : Pour les filles, dit-on, il ne faut pas qu’elles soient trop savantes, la curiosité les rend vaines et précieuses, il suffit qu’elles sachent gouverner un jour leurs ménages, et obéir à leurs maris sans raisonner 175 . Quelques lignes plus loin, il craint même que les filles ne soient élevées par des mères ignorantes, et il en conclut : Voilà donc les occupations des femmes, qui ne sont guère moins importantes au public que celles des hommes, puisqu’elles ont une maison à régler, un mari à rendre heureux, des enfants à élever 176 . 174 Louis Hémon, Cours de littérature, t. 5, Paris, Delagrave, s.d. (Madame de Maintenon, p. 27-28). C’est peut-être à cause de ce double objectif de l’éducation conventuelle que Madame de Sévigné écrivait à Madame de Grignan : « Gardez votre fille près de vous ; ne croyez pas qu’un couvent puisse redresser une éducation, ni sur le sujet de la religion, que nos sœurs ne savent guère, ni sur les autres choses. Vous lui ferez lire de bons livres, vous causerez avec elle : je suis persuadée que cela vaut mieux qu’un couvent » (Lettres, III, le 24 janvier 1689, p. 327 ; également citée par Paul Rousselot, dans La pédagogie féminine, Paris, Delagrave, 1887, p. 43-44). 175 De l’éducation des filles, Avallon, Comyet, 1822, p. 6. 176 Ibidem, p. 9. 87 Madame de Maintenon, éducatrice Évidemment, lorsqu’il s’adresse « à une dame de qualité, sur l’éducation de mademoiselle sa fille », il met des gants et lui dit : Je vous préfère, pour son éducation, à tous les couvents. Si un couvent n’est pas régulier [observance des règles], elle y verra la vanité en honneur, ce qui est le plus subtil de tous les poisons pour une jeune personne 177 . Il craint aussi l’intrusion au couvent de la mondanité, comme s’il avait prévu le sort de Saint-Cyr en 1689 : Ainsi je craindrais un couvent mondain encore plus que le monde même. Si, au contraire, un couvent est dans la ferveur et dans la régularité de son institut, une jeune fille y croît dans une profonde ignorance du siècle : c’est sans doute une heureuse ignorance, si elle doit durer toujours 178 . Il songeait ici avant tout à une jeune fille destinée à l’état de religieuse ; quant à celles qui entreraient dans le monde, il estime qu’elles risquent de subir un choc si elles n’ont jamais été exposées aux pièges de la mondanité : Mais si une fille sort de ce couvent, et passe à un certain âge dans la maison paternelle, où le monde abonde, rien n’est plus à craindre que cette surprise et que ce grand ébranlement d’une imagination vive. Une fille qui n’a été détachée du monde qu’à force de l’ignorer, et en qui la vertu n’a pas encore jeté de profondes racines, est bientôt tentée de croire qu’on lui a caché ce qu’il y a de plus merveilleux 179 . Fénelon avait donc un certain sens des accommodements que nécessitait l’entrée dans le monde, ce que Madame de Maintenon ne semble pas avoir eu. Elle aurait dû se rendre compte que les velléités mondaines de Madame de Brinon n’étaient finalement qu’une initiation salutaire, bien qu’involontaire, à la vie sociale. 177 Op. cit., p. 185. Louis XIV avait ses propres réserves au sujet de l’éducation conventuelle. Dans une lettre (introuvable) à Madame de Brinon, le 17 octobre 1686, Madame de Maintenon aurait écrit : « (le roi ne voulait) rien qui sente la cathédrale, encore moins l’abbaye » (cité par Jean Cordelier, op. cit., p. 395). Notons que cette lettre n’est ni dans la Correspondance générale de l’édition Lavallée, ni dans les Lettres historiques et édifiantes, ni dans les Lettres sur l’éducation des filles. Octave Gréard (L’éducation des femmes par les femmes, Paris, Hachette, 1889, p. 113) reprend la citation, élargie : « Il (Louis XIV) voulait qu’il n’y eût à Saint-Cyr rien qui sentit le monastère ni par les pratiques extérieures, ni par l’habit, ni par les offices, ni par la vie, qui devait être active, mais aisée et commode, sans austérités ». 178 Ibidem, p. 185. 179 Ibidem, p. 186. 88 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches La pédagogie de Madame de Maintenon est fataliste, même si les jeunes filles peuvent encore s’imaginer que Saint-Cyr, sous la protection royale ( ! ), leur ouvrirait les portes du bonheur. Elles vivent dans un douillet cocon, fières d’avoir moralement redoré le blason terni de leurs parents, choyées par un environnement idyllique avec ses beaux jardins, ses espaces sablés pour les jeux, ses fruits et ses fleurs en abondance 180 . Le roi lui-même a contribué à cette illusion de grandeur et de félicité précieuse, car « il se plut à donner lui-même des noms aux allées et aux salles de verdure 181 ». On se serait cru revenu au joli temps de la Carte de Tendre de Madeleine de Scudéry, les fleuves allégoriques ayant été remplacés par des allées verdoyantes 182 qui inspiraient le « luxe, le calme, et la volupté ». Que Madame de Maintenon ait eu une grosse part à cette atmosphère de béatitude, il n’y a pas de doute. Elle entretient soigneusement les chimères du désert. Ce rêve de sa vie, avec ses délices et son charme sublime, tournera cependant en cauchemar. Il a fallu payer le prix de l’enchantement au moment de l’épisode grisant d’Esther, où Madame de Maintenon fut dépassée par des événements dont elle a pourtant été l’instigatrice 183 , sous l’œil complaisant de Louis XIV. Deux ans plus tard, c’est le désenchantement d’Athalie, lorsque la crainte du qu’en dira-t-on la saisit 184 . Il était donc temps de passer à la réforme, quitte à faire de Saint-Cyr une institution où se répandrait dorénavant une odeur de sainteté, et où régneraient l’étroitesse d’esprit et 180 Voir Madeleine Daniélou, op. cit., p. 82-83. 181 Ibidem. 182 « l’allée solitaire, l’allée des réflexions, l’allée du cœur, l’allée de l’institutrice, le bois de la jeunesse, le cabinet de la fontaine, le banc de Madame de Maintenon, l’allée des Dames, l’allées des Bleues » (Daniélou, Ibidem). 183 « Les représentations d’Esther sont une preuve éclatante que l’épouse du Roi se donne à elle-même de son pouvoir : elle est alors effectivement associée au culte royal, mais dans l’atmosphère un peu recueillie, de vertu et de piété, dans laquelle elle tient à se placer » (R. Picard, op. cit., p. 401). 184 Les défenseurs des « bonnes mœurs » ne tardèrent pas à se manifester. Quesnel écrit : « J’ai peur que l’exemple de cette maison (Saint-Cyr) ne porte l’amour de la comédie dans tous les monastères qui prennent des pensionnaires, et que les religieuses même ne montent sur le théâtre » (cité par Raymond Picard, op. cit., p. 423). L’hostilité du curé de Versailles, François Hébert, était également palpable : « Il ‘y a personne à la cour qui ne sache que je suis très opposé à ces sortes de divertissements, que j’ai toujours été très fortement persuadé être absolument contraires à la piété et à l’esprit du christianisme » (cité par Raymond Picard, Ibidem, p. 424). 89 Madame de Maintenon, éducatrice l’étouffement de toute culture. Madame de Maintenon, certes, a pris l’éducation des filles à cœur : elle en parle constamment, comme par exemple dans son « Avis aux dames de Saint-Louis », datant de 1688, à qui elle conseille même de ne pas accabler les demoiselles sous le poids de la dévotion : L’institution de Saint-Louis est une manière de collége : il faut que tout ait rapport à l’instruction et à l’éducation, et que la maison se conforme à ce qui est le plus utile à l’avancement des demoiselles. (…) puisque la clôture est établie, les filles ne pourroient aller chercher dans les églises cette consolation et cette nourriture pour leur piété ; mais il ne faut pas qu’elles augmentent là-dessus ce qui est établi, et qu’il n’y ait jamais plus de temps au chœur ni plus de chant, se tenant toujours au principe que tout doit être par rapport aux demoiselles qui ne peuvent être plus longtemps à l’église, et qui doivent partager leur journée entre la prière, l’instruction, le travail et le relâchement qui leur est nécessaire 185 . Le climat avant 1692, tout en étant à l’ombre de la piété, semble donc avoir été moins tendu, au point de tolérer pour un temps les frasques mondaines de Madame de Brinon, suivie en 1689 de la grande fête d’Esther. « La réforme, écrit un historien, a été regrettable, non dans ses principes, car elle était nécessaire, mais dans son application, car elle a été excessive. La réaction fut sans mesure, condamnant tout à la fois, l’utile et le nuisible, l’indispensable et le superflu 186 ». On en trouve un exemple dans une lettre à Madame de Fontaines, de décembre 1691 : … je vous prie, Madame, que le plus petit nombre cède au plus grand, qui, grâce à Dieu, est le meilleur, et qu’elles s’habillent et coiffent toutes avec une égale modestie, qu’elles ne se frisent plus du tout, et qu’elles ne se poudrent jamais les vendredis et les jours de confession et communion 187 . La réforme porte en somme sur une foule de petits détails qui ne sont finalement que des vétilles : « L’action s’exerça d’abord sur les demoiselles dans le détail même de leurs études et de leur vie. On visita les classes, on examina les livres et les cahiers, pour ne laisser rien subsister de ce qui pouvait exciter la pensée ; les Conversations de M lle de Scudéry 185 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 66-67. 186 Paul Rousselot, Histoire…, p. 12. 187 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 184. 90 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches furent proscrites ; Racine fut sacrifié à Duché 188 . On s’en prit jusqu’à l’uniforme ; les choux furent supprimés, les provisions des rubans réduites et ramenées par quartier de trois aunes à deux, puis à une 189 ». On est évidemment tenté de croire que la réforme au lendemain d’Esther a tout bouleversé, et tranche donc nettement sur l’état d’esprit que Madame de Maintenon a voulu inculquer au cours des premières années de Saint-Cyr. Il y a cependant de la marge entre ce qu’elle a prétendu faire et ce qu’elle a fait en réalité 190 . Pour s’en convaincre il suffit de lire quelques articles des Constitutions de Saint- Cyr 191 . La majorité de ces articles concerne la communauté religieuse. 188 Duché de Vancy (1668-1704), auteur d’insipides tragédies chrétiennes - Jonathas (1700), Absalon (1702), Débora (1706). On remarquera que ce plumitif ne fut associé a Saint-Cyr qu’au début du XVIII e siècle, donc plusieurs années après la réforme. 189 Octave Gréard, Op. cit., p. 118. Madeleine Daniélou confirme et approuve ces points de réforme absolument puérils : « Le silence, la suppression des rubans et des parures qui flattaient la vanité, et celle des lectures et conversations profanes qui excitaient l’orgueil, voilà les premiers remèdes que M me de Maintenon proposera. Ce n’est pas encore un programme positif d’éducation, M me de Maintenon ne le concevra que plus tard, quand les circonstances l’auront amenée à diriger Saint-Cyr par elle-même et de plus près » (op. cit., p. 95). N’exagérons rien : il y a eu Madame de la Maisonfort, Madame de Loubert (supérieure de la Maison de Saint-Louis en 1688, qui remplace Madame de Brinon), Françoise-Angélique Priolo, nommée en 1692, Madame de Fontaines (maîtresse générale des classes en 1690, supérieure en 1694), Madame du Pérou (élue sept fois), etc. Voir Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, p. 338. 190 Au sujet des Constitutions et de leurs exigences nous reprenons les pages que nous y avons consacrées dans notre Les Loisirs de Madame de Maintenon (1757), Paris, Classiques Garnier, 2010. 191 En réalité, les Constitutions de la maison de Saint-Louis, mais les demoiselles sont également concernées. En avril 1686, Madame de Maintenon écrit à Madame de Brinon : « On travaille fortement à Saint-Cyr : vos Constitutions ont été examinées ; on a retranché, ajouté et admiré. Priez bien Dieu qu’il inspire tous ceux qui s’en mêlent » (Lavallée, Correspondance générale, III, p. 19). En fait, ces Constitutions avaient été rédigées « par M me de Brinon de concert avec M me de Maintenon, soumises à l’évêque de Chartres et au père de La Chaise, revues par le roi, enfin examinées pour le style par Racine et Despréaux » (Lavallée, Lettres historiques et édifiantes, I, p. 31-32). En octobre 1685, Madame de Maintenon avait écrit à M. Jassault : « Voici les constitutions que je vous envoie ; lisez-les, je vous prie, avec attention, pour m’en dire votre avis ; j’y vais joindre les règles de la journée et la manière dont je voudrois les charges et tout l’ordre de la maison » (Correspondance générale, II, p. 432). On ne manquera pas de remarquer que la contribution de l’autorité de Madame de Maintenon fut grande dans la rédaction des constitutions. En mai 1686, Madame de Maintenon écrit à Madame de Brinon : « Vous n’aurez pas vos constitutions pour aujourd’hui ; M. Racine et M. Despréaux les lisent, les admirent et corrigent des défauts de langage et d’orthographe que 91 Madame de Maintenon, éducatrice Quant aux demoiselles, elles sont assez peu mentionnées, et l’éducation qu’on a prévue pour elles est loin d’être stimulante. Sous l’article 7, « Le Silence », il est dit que « le silence, qui sied particulièrement aux filles 192 , est une vertu nécessaire à tous les chrétiens ». Ainsi le ton est donné. L’article 54 est spécialement réservé aux demoiselles : « Ce qu’il faut enseigner aux demoiselles ». Le programme est simple : aimer Dieu, la morale et la vérité de l’Évangile. Il faut qu’elles aient horreur du vice et qu’elles aient l’amour de la vertu. Surtout, qu’elles ne donnent jamais l’impression d’être savantes (ce qui est peu probable dans la situation où elles se trouvaient). Il faut leur expliquer la loi de Dieu, les devoirs d’une honnête femme, et d’une bonne ménagère qui prendra soin de son mari, de ses enfants 193 et de ses domestiques. On leur conseille l’altruisme (entendez la soumission 194 ) et la crainte ces messieurs (l’évêque de Chartres et le père de La Chaise), ou leur copiste, ont fort augmentés » (Lettres historiques et édifiantes, I, p. 31-32). L’invocation à l’inspiration divine - Priez bien Dieu… - montre encore nettement que Madame de Maintenon avait été activement engagée dans la rédaction et qu’elle en avait approuvé toute la teneur. 192 La Conversation IV, Sur le silence, se termine ainsi : « Plus vous vivrez, mademoiselle, et plus vous connoîtrez qu’il n’y a rien de si beau à une fille que de savoir se taire » (Conseils et instructions, I, p. 200). 193 Dans ses Conseils aux demoiselles pour leur conduite dans le monde, Madame de Maintenon écrit : « Qu’il (le mari) vous trouve toujours gaie, soumise, occupée de lui, toujours prête à souffrir ses bizarreries, et ne le faisant point souffrir des vôtres (…) L’obéissance pour votre mari est le premier devoir du mariage, l’éducation des enfants le second » (1698) (Conseils et instructions, éd. Lavallée, p. 10). À comparer avec ce qu’elle disait d’elle-même, selon M lle d’Aumale : « Je n’aspire qu’à faire goûter la piété au Roi ; il faut pour cela qu’il me trouve toujours gaie, complaisante, car si je lui portois mes peines, j’aurois peur qu’il ne crût que c’est la dévotion qui est en cause » (op. cit. I, p. 95). 194 Ce mot dans l’Entretien LXV (1709) : « Vous qui êtes si bien instruites, à qui on tâche d’apprendre si tôt à obéir, faites-le volontiers, soumettez-vous sans peine à tout ce que l’on désire de vous ; rien n’est meilleur, c’est le partage de notre sexe, et j’espère que vous profiterez des leçons qu’on vous donne là-dessus, et que vous excellerez dans l’art merveilleux de savoir se vaincre soi-même, et de plier à toutes mains, selon la volonté de ceux dont vous dépendez » (p. 290). Dans un « Entretien sur l’éducation » (XXXVIII), datant de juin 1703, elle écrit : « Il y a trois choses que j’ai toujours désirées dans les filles de Saint-Cyr, et que je vous recommande d’une manière particulière, (…) c’est l’horreur du péché, la présence de Dieu et la docilité » (Entretiens, éd. Lavallée, p. 154). On se référera aussi à une lettre à la duchesse de Bourgogne, en 1700 : « Votre sexe est encore plus exposé à souffrir, parce qu’il est toujours dans la dépendance » (Lettres, éd. 1752, II, p. 96). 92 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches de toute galanterie. L’accent est aussi mis sur le « maintien » qui demande de la grâce et non de la vanité. La modestie en tout est de rigueur afin d’échapper aux pièges du monde. Et de leurs lectures, que l’on ne précise pas ici, elles ne doivent retenir que l’essentiel. Qu’elles apprennent à écrire, l’orthographe, l’arithmétique et les bonnes maximes. Surtout qu’elles ne succombent pas à la coquetterie et à trop vouloir se peigner et se coiffer. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’âme des demoiselles était certainement plus importante que leur esprit, voire leur individualité. L’article 23 et 24, « Des Lectures », et « Des livres qu’elles doivent lire », paraît de prime abord plus prometteur. Il s’agit de conseiller les « bons livres », et… d’invoquer le Saint-Esprit avant toute lecture. Quant aux livres conseillés (ou imposés), on retient surtout le Nouveau Testament, l’Imitation de Jésus-Christ, l’œuvre de Rodriguez 195 , de Saint François de Sales, et les Méditations d’Abély 196 ; enfin, il faut lire les constitutions de la maison, et Saint Augustin 197 et ses épîtres ! 198 195 Rodriguez (1538-1616), théologien jésuite, auteur d’une Pratique de la perfection chrétienne, manuel d’ascétisme à l’usage des chrétiens et surtout des religieux. L’ouvrage connut un immense succès. 196 Louis Abelly (1640-1691), auteur prolifique de pas moins de 39 ouvrages, parmi lesquels une Institution chrétienne (1644), et La solitude chrétienne, ou Méditations propres pour se disposer à recevoir le sainct habit et à faire les vœux solennels de religion (1657), et Les fleurs de la solitude chrétienne, ou Méditations, etc. (1673). 197 Mais le saint Augustin des Confessions inspirait malgré tout quelque méfiance. Ce n’était pas un livre à « porter à l’Église » : « je ne croirois pas, par exemple, disait Madame de Maintenon, qu’il fût à propos d’y porter les Confessions de saint Augustin, quoique ce soit un bon livre » ; et pour François de Sales, à propos de l’Introduction, elle disait : « Quoique ce livre soit excellent, il ne conviendroit pas d’y lire quand on doit prier, à moins que ce ne fût pour prendre les méditations qui y sont » (Entretien XII, p. 34-35). 198 À titre de comparaison on peut dresser la liste des lectures à l’abbaye de Port-Royal : « l’Imitation de Jésus-Christ, Grenade, la Philothée, S. Jean Climaque, la Tradition de l’Église, les Lettres de Monsieur de S. Ciran, la Théologie familière, les Maximes Chrestiennes(…), les Meditations de Sainte Thérèse sur le Pater, et autres livres qui ont pour but de former une vie vraiment Chrestienne (…) On doit avoir pour but de les accoutumer à ne point entendre les lectures dans un esprit de divertissement, ny de curiosité, mais avec désir de se les appliquer ; et il faut pour cela que la manière de les leur faire comprendre aille bien plus à les rendre bonnes Chrestiennes et à les porter à se corriger de leurs défauts qu’à les rendre savantes » (les Constitutions du Monastère de Port-Royal du Sacrement, Mons, chez Gaspar Migeot, 1665, p. 520-521). Rappelons que le « Reglement pour les Enfans », dont sont extraites ces quelques lignes, a été rédigé par la sœur de Sainte Euphémie Pascal. On se rend compte que l’enseignement n’y visait pas plus haut qu’à Saint-Cyr. 93 Madame de Maintenon, éducatrice S’il y a d’autres lectures, la permission du supérieur et de la supérieure 199 est nécessaire, et tout le monde se doute jusqu’où cela peut mener. Étant donné que ces articles semblent s’adresser indifféremment aux novices et aux demoiselles, il y avait de quoi faire de toutes les demoiselles des novices en puissance. Et voilà précisément où le bât blesse. La maison de Saint-Cyr n’a pas de programme structuré ni la moindre envergure intellectuelle. Le souci majeur de l’enseignement sur lequel Madame de Maintenon entend régner, est de former des jeunes femmes honorables, modestes et réservées, jamais savantes, toujours dévotes et sans cesse soumises à la volonté de Dieu. Il faut le répéter : qu’elles deviennent des épouses exemplaires et de bonnes mères ; qu’elles sachent toujours plaire à leur mari sans maugréer ; qu’elles soient effacées et obéissantes aux canons de la société patriarcale du temps 200 . La Saint- Cyrienne doit refléter l’image d’Épinal d’une femme que Simone de Beauvoir appellera un jour « la femme rompue ». On a essayé à grand-peine de justifier l’enseignement que prône Madame de Maintenon, même de l’apprécier. Madeleine Daniélou y consacre un chapitre entier, « Une éducation classique », mais l’apologie reste courte en arguments convaincants, car les seules vertus que l’on puisse retirer de l’enseignement saint-cyrien sont des vertus exclusivement chrétiennes. Il n’y là aucun mal, dira-t-on. La Maison de Saint-Cyr se devait d’être une école de vertu, mais malheureusement elle n’a été que cela. En somme, la pensée morale et chrétienne supplante toute velléité d’émancipation culturelle. 199 Il s’agit d’un principe auquel Madame de Maintenon ne dérogera jamais. En 1708, dans l’Entretien LXIV, elle écrit : « Les livres sont un article bien important dans votre maison ; vous ne sauriez observer trop exactement la régle de n’en laisser entrer aucun qui n’ait été examiné et approuvé par vos supérieurs ; je ne dis pas seulement les livres de conséquences, mais je dis généralement ; vous ne devriez pas laisser entrer un manuscrit, un imprimé, sans cette précaution » (p. 282), et elle s’en prendra ensuite aux mauvais livres des jansénistes et des quiétistes ! 200 Dans l’Entretien LVI, avec les dames de Saint-Louis, Madame de Maintenon estime qu’il faut « leur (les jeunes filles) inculquer de bons principes, de bonnes maximes, et encore plus de bons sentiments et de bonnes habitudes ; car tout n’est pas fait, par exemple, quand vous avez réussi à tenir vos filles si recueillies à l’église qu’elles n’osent y lever les yeux ; il est vrai que cela édifie et leur est utile à elles-mêmes pour les accoutumer à la contrainte et à l’assujettissement si nécessaire aux jeunes personnes » (p. 232-233). 94 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches À la décharge de Saint-Cyr, il faut dire que cette prépondérance du spirituel et de l’éthique, tout comme cette crainte de la croissance de l’esprit, remontent jusqu’à Saint Jérôme dont les lettres, surtout à Eustochie, regorgent d’instructions pastorales. Depuis lors toute éducation de la femme est passée par là, et Saint-Cyr ne fait pas exception. Madame de Maintenon a été l’ultime « abbesse » de Saint-Cyr 201 , parce qu’elle y a apporté l’esprit de dévotion, aisément confondu avec la bigoterie. Les uns l’ont accusée d’être une bigote incorrigible 202 , tandis que d’autres ont essayé de rendre justice à sa dévotion irréprochable 203 . Quoi qu’il en soit, car ce sont là discussions de clercs, le programme scolaire de Saint-Cyr ne vole pas haut. Ce programme s’adresse évidemment à de jeunes filles nobles mais pauvres, c’est-à-dire à des membres d’une classe sociale malgré tout privilégiée. L’appui du roi en est la meilleure preuve. De par le choix des candidates, Saint-Cyr tombe aussitôt dans l’élitisme. N’importe qui n’a donc pas droit à l’éducation saint-cyrienne : il y faut la particule. Qu’on ne s’en indigne guère, car la pratique est en conformité avec la philosophie éducative du XVII e siècle. En effet, l’enseignement prodigué par les jésuites depuis le XVI e siècle va aussi dans ce sens : « les Jésuites n’admettent guère la valeur intrinsèque de la culture intellectuelle. Ils ne comprennent cette culture que comme une convenance imposée par le rang à certaines classes de la socié- 201 « Quand on a lu les innombrables lettres que M me de Maintenon a adressées aux maîtresses ou aux élèves de Saint-Cyr, on se la représente moins comme une politique intrigante que comme une supérieure de couvent qui avait réellement la vocation de l’enseignement et de la direction spirituelle. Par son intervention dans les affaires théologiques, elle a été une mère de l’Église, et, si je puis dire, un pape en jupons » (Gabriel Compayré, Histoire critique des doctrines d’éducation en France, 2 t., 7 e éd., Paris, Hachette, 1904, I, p. 341). 202 Thierry Maulnier l’a traitée à la fois de dévote (« Racine revient (au théâtre) que pressé par une favorite dévote ») et de bigote («…c’est à la demande d’une bigote mesquine et bornée que Racine réalise enfin dans son ampleur la nouvelle intention etc…») (Racine, Paris, Gallimard, 1947, p. 296-297). 203 « Sa dévotion n’est ni outrée, ni étroite, ni sotte. (…) Les extravagances de certaines dévotes lui font horreur, et la démesure ici n’est point son fait (…) il n’y a aucun pharisaïsme dans son cas (…) Une dévotion solide n’était nullement pour elle (Madame de Maintenon) une dévotion compassée ; elle détestait qu’on mêlât Dieu à toutes les conversations » (Jean Cordelier, op. cit., p. 413-414). Ce dernier point reste contestable, à en juger des nombreuses lettres empreintes d’une dévotion excessive que Madame de Maintenon écrit aux Dames de Saint-Louis. 95 Madame de Maintenon, éducatrice té 204 ». Ils voient dans la culture « une arme dangereuse qu’il est bon de ne pas mettre dans toutes les mains. Pour Loyola, tout se subordonne à la foi, et la foi du peuple n’a pas de meilleur sauvegarde que son ignorance 205 ». Nous ne sommes pas loin de Saint-Cyr ! Si par ailleurs on se tourne vers le programme scolaire de l’école jésuite, on remarque qu’il dépasse de cent coudées celui de Madame de Maintenon. Depuis l’humanisme du XVI e siècle, « l’étude de la littérature ancienne était devenue une nécessité 206 ». Les jésuites n’hésitent donc pas à faire de cette étude un élément clé de leur enseignement. C’est là que Pierre Corneille, parmi d’autres, a reçu sa formation humaniste. Rien de tel à Saint-Cyr. Louis XIV avait pourtant exprimé le désir que Saint-Cyr ne soit pas un endroit triste. Ne doutons pas que Madame de Maintenon a sincèrement voulu que les vœux du roi soient exaucés : « …ce qu’on ne peut contester, c’est son zèle, c’est son dévouement, c’est l’intérêt profond qu’elle porte à son œuvre, et qui se révèle par les recommandations les plus minutieuses 207 ». Sa méticulosité et sa curiosité de tout savoir et de tout diriger, jusqu’aux âmes, révèlent toutefois son inflexible désir de maîtrise. Saint-Cyr lui appartient, c’est son bien ! « Saint-Cyr va donc représenter son « Amérique 208 », c’est-à-dire le seul lieu où elle peut remplacer la contrainte par la liberté, l’ennui par le divertissement, et la tristesse par la joie 209 ». Précisons : sa liberté, son divertissement, sa joie. Dans ces conditions, Saint-Cyr est à toutes fins utiles moins une expérience pédagogique, qu’une distraction passionnée de femme 210 , frustrée sans doute par son impuissance politique. 204 Compayré, op. cit., p. 170. 205 Ibidem. Gabriel Compayré cite un passage intéressant des Constitutions de la Société des jésuites : « Nul d’entre ceux qui sont employés à des services domestiques pour le compte de la Société ne devra savoir lire et écrire, ou s’il le sait, en apprendre davantage ; on ne l’instruira pas sans l’assentiment du général, car il lui suffit de servir en toute simplicité et humilité Jésus-Christ notre maître » (Ibidem, p. 171). 206 Compayré, Ibidem, p. 171. 207 Compayré, p. 341. 208 Le mot est de Jean Cordelier, op. cit., p. 401. 209 Jean Cordelier, Ibidem. 210 Le 24 octobre 1686, elle écrit à M me de Saint-Géran : « Je n’avois pas besoin de cet engagement (le titre d’institutrice) pour faire du bien à cette fondation : vous savez que c’est ma grande passion » (Correspondance générale, III, p. 46 ; Lavallée relève plusieurs erreurs dans cette lettre, sans toutefois en contester l’authenticité). 96 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches La question de l’insipidité de l’enseignement à Saint-Cyr a fait l’unanimité, même parmi ceux qui, après les férocités de Saint- Simon, réhabilitent Madame de Maintenon. « L’éducation, à Saint- Cyr, devint peut-être un peu trop pratique. Le travail des mains, les lectures édifiantes, les soins domestiques, furent les principales occupations des jeunes filles. L’instruction ne joua qu’un rôle secondaire 211 ». Même Théophile Lavallée, pourtant fort dithyrambique par moments, n’a pas été enthousiaste : en parlant des études, il note qu’on « les trouvera sans doute trop sévères, trop religieuses, trop monacales 212 ». Et plus près de nous, ce constat forcé de Madeleine Daniélou : « Il n’y a presque rien à dire des études que l’on faisait à Saint-Cyr » et « Il reste qu’on ne les instruisait pas, qu’on ne leur faisait lire aucun auteur ancien ou moderne 213 ». Madame de Maintenon n’a d’ailleurs rien fait pour dissiper la morosité de ses commentateurs les mieux disposés. En parlant des jeunes filles bourgeoises qu’elle envoie chez Madame de la Vieuxville, abbesse de Gomer-Fontaine, elle écrit : Il faut élever vos bourgeoises en bourgeoises : il ne leur faut ni vers, ni conversations : il n’est point question de leur ouvrir l’esprit ; il faut leur prêcher les devoirs dans une famille, l’obéissance pour le mari, le soin des enfans, l’instruction de leur petit domestique (…) il faut pourtant que l’instruction soit plus étendue pour la fille d’un gentilhomme, que pour les filles d’un vigneron. Expliquez-leur librement la différence des conditions. (…) L’éducation doit être différente : il suffit à la bourgeoisie de savoir ce qui est absolument nécessaire pour être sauvée. 214 . Et ailleurs, La lecture fait plus de mal que de bien aux jeunes filles (…) Les livres font de beaux esprits et excitent une curiosité insatiable 215 . Cette condamnation de lectures autres que pieuses éclate au grand jour dans l’Entretien VIII : Il y a des livres mauvais par eux-mêmes, tels sont les romans, parce qu’ils ne parlent que de vices et de passions ; il y en d’autres qui, sans l’être autant, ne laissent pas d’être dangereux aux jeunes personnes, en ce qu’ils 211 Compayré, p. 345. 212 Dans la préface de Théophile Lavallée aux Entretiens, p. IV, cité par Compayré, p. 345, n. 1 213 Op. cit., p. 152 et 153. 214 Lettres de Madame de Maintenon, éd. Glasgow, 1756, II, p. 137-139. 215 Cité par Compayré, p. 346. 97 Madame de Maintenon, éducatrice peuvent les dégoûter des livres de piété, et qu’ils enflent l’esprit, comme, par exemple, l’histoire romaine ou l’histoire universelle, du moins celle des temps fabuleux 216 . Et, en 1704, à M me de Glapion, elle écrit : Pourquoi Dieu vous a-t-il donné tant d’esprit et tant de raison ? Croyezvous que ce soit pour discourir, pour lire des livres agréables, pour juger des ouvrages de prose et de vers, pour comparer les gens de mérite et les auteurs les uns aux autres ? Ces desseins ne peuvent être de lui ; il vous en a donné pour servir à un grand ouvrage établi pour sa gloire ; tournez donc vos idées sur ce côté aussi solide que les autres sont frivoles 217 . Comme un leitmotiv, la crainte de lectures enrichissantes qui vont au-delà du salut des âmes, hante la pensée de Madame de Maintenon, et jamais elle n’abandonnera les fondements des Constitutions de Saint-Cyr, dont nous avons vu l’étroitesse d’esprit. L’article 54 des Constitutions a été indestructible, malgré toutes les bonnes intentions qui ont suivi et échoué. Car les bonnes intentions y sont. Madame de Maintenon croit en l’enseignement mutuel, même si c’est plus sur le plan moral que sur le plan culturel. Le programme officiel de Saint-Cyr, en principe, compte plusieurs disciplines qui auraient pu former de jeunes esprits. Encore aurait-il fallu les enseigner sans la constante arrière-pensée d’une éducation strictement morale et spirituelle, canalisant en fin de compte toutes les entreprises éducatives. On a prévu des cours de religion, de lecture, d’écriture, de calcul, de grammaire de la langue française, quelques notions d’histoire, de géographie et de mythologie, le tout bien entendu sous l’enseigne de la prudence et de la vigilance morales. À ne s’en tenir qu’à l’esprit de la lettre du programme de Saint-Cyr, on peut dire avec Paul Rousselot qu’il est « bien supérieur à celui de n’importe quel couvent de l’époque, relativement large malgré son insuffisance 218 ». Dans la réalité, les matières profanes qu’on prétend enseigner sont traitées avec d’extrêmes réserves. On a déjà vu dans quelle mesure les lectures sont restrictives, et lorsqu’il s’agit de l’enseignement de « l’histoire romaine ou universelle », la plus grande méfiance s’impose. Autant dire que le programme d’histoire, en tout état de cause, est carrément balayé, exception faite pour l’histoire de France, afin 216 Entretien VIII, p. 21, cité également par Paul Rousselot, Op. cit., p. 40. 217 Lettres historiques et édifiantes, II, p. 125. 218 Op. cit., I, p. 39. 98 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches d’en savoir suffisamment pour ne pas brouiller la suite de nos rois et leurs personnes avec les princes des autres pays 219 . Après la réforme qui a suivi le cauchemar d’Esther, tout espoir de former de jeunes demoiselles capables de raisonner et de s’intégrer intelligemment dans la sphère culturelle de leur temps est définitivement perdu. Madame de Maintenon confie d’ailleurs ses intentions à Madame de Rocquemont, en unisson avec ses plaintes adressées à Madame de Fontaines 220 : … et quelle peine nous avons eue à les ramener à la simplicité convenable à notre sexe… Encore une fois, vos demoiselles ont infiniment plus de besoin d’apprendre à se conduire chrétiennement dans le monde et à bien gouverner leur famille avec sagesse que de faire les savantes et les héroïnes ; les femmes ne savent jamais qu’à demi, et le peu qu’elles savent les rend communément fières, dédaigneuses, causeuses, et dégoûtées des choses solides 221 . Les restrictions imposées au développement intellectuel des jeunes filles justifiaient sans aucun doute la méfiance des uns et des autres de l’enseignement conventuel. Louis XIV, nous l’avons vu, aurait probablement voulu une instruction plus libérale, mais c’était Madame de Maintenon qui était maître à bord, après Dieu ! Madame de Sévigné se méfie de ce type d’enseignement comme de la peste, et préconise une formation beaucoup plus aimable, comprenant la lecture des « belles comédies de Corneille, et Polyeucte, et Cinna, et les autres » (à Madame de Grignan, le 5 mai 1689). Quant aux lectures de Pauline, la fille de la comtesse de Grignan, M me de Sévigné écrit : J’aime mieux qu’elle en (livres) avale de mauvais que de ne point aimer à lire ; les romans, les comédies, les Voiture, les Sarrasin, tout cela est bientôt épuisé : a-t-elle tâté de Lucien ? est-elle à portée des petites Lettres ? après, il faut l’histoire ; si on a besoin de lui pincer le nez pour la faire avaler, je la plains. Et après avoir déconseillé la lecture de Montaigne ou de Charron, elle s’empresse d’ajouter : 219 Cité par Compayré, p. 346. 220 Voir plus haut cette lettre de septembre 1691, note 134. 221 Entretien VIII, p. 22, cité également par Paul Rousselot, Op. cit., p. 40-42. 99 Madame de Maintenon, éducatrice À l’égard de la morale, comme elle n’en ferait pas un si bon usage que vous, c’est celle qu’on apprend dans les bonnes conversations, dans les fables, dans les histoires par les exemples 222 . C’est ce contraste entre deux enseignements, qui fait ressortir l’agrément de l’un et la fadeur débilitante de l’autre. La vérité est que Madame de Maintenon n’avait pas une grande estime pour l’intelligence des femmes ; il fallait, pour leur bien, réduire la portée de leurs études : Nous avons autant de mémoire, écrit-elle, mais moins de jugement ; nous sommes plus folles, plus légères, moins portées aux choses solides, et, comme mademoiselle Hélène l’a dit, élevées différemment 223 . Il faut donc bien se rendre à l’évidence : selon Madame de Maintenon, les femmes ne sont guère des êtres indépendants et ne doivent surtout pas le devenir. En 1694 elle écrit dans une lettre aux religieuses de Saint-Louis : Dieu a soumis notre sexe au moment qu’il l’a créé : la faiblesse de notre esprit et de notre corps a besoin d’être conduite, soutenue et protégée ; notre ignorance nous rend incapables de décision, et nous ne pouvons, dans l’ordre de Dieu, gouverner que dépendamment des hommes 224 . C’est à partir de tels prémisses que l’on peut juger de la qualité de l’éducation saint-cyrienne. Le souci majeur est de former des femmes pieuses qui s’inclinent devant l’autorité de l’Église et devant celle de leurs maris. Il y a eu à Saint-Cyr, sous l’œil vigilant de Madame de Maintenon, une constante dépersonnalisation de la nature féminine. Les instructions s’adressent indifféremment aux élèves des classes rouge (au dessous de dix ans), verte (de onze à treize ans), jaune (de quatorze à seize ans), bleue (de dix-sept à vingt ans). Les distinctions ne se font qu’au moyen de rubans de couleur que portent les filles. Elles sont toutes habillées de noir, et les grandes, classe jaune et classe 222 À Madame de Grignan, le 15 janvier 1690, Lettres, III, p. 650. 223 Dans la bouche de Gabrielle, ou Madame de Maintenon : Conversation XLV, « Sur la lecture ». Voir Conseils et instructions, I, p. 449. L’Histoire du féminisme français, de M. Albistur et D. Armogathe, I, Paris, Éd. des femmes, 1977, p. 221, s’en réfère à l’ouvrage de Rousselot, II, p. 41 : ce mot de Gabrielle n’est pas dans Rousselot. Il est même possible que cette réflexion soit de M lle d’Aumale, mais prêtée à Madame de Maintenon. 224 Lettres historiques et édifiantes, I, p. 392. 100 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches bleue, s’ornent de quelque ruban noir si elles sont appelées à servir de monitrices aux plus jeunes. Les écrits de Madame de Maintenon sur l’éducation des filles ne tiennent pas compte de leur progression chronologique ; il n’y a nul souci d’adaptation selon les âges. L’enseignement étant fondé sur la tenue morale et religieuse des élèves, il importe peu de prendre en considération l’évolution physiologique et psychologique de jeunes filles destinées au monde ou à la vie religieuse. Lorsqu’on l’interroge sur certains principes fondamentaux de l’éducation, comme sur le jugement et la mémoire, Madame de Maintenon s’embrouille parfois dans des réponses quelque peu contradictoires. D’une part elle craint que la mémoire ne nourrisse la vanité. Le 1 er août 1686, elle écrit aux Dames de Saint-Cyr : Quand on veut seulement orner leur mémoire, il suffit de les instruire quelques heures par jour, et ce seroit même une grande imprudence de les accabler plus longtemps… 225 . Douze ans plus tard, se souvenant sans doute de l’état de Saint-Cyr avant la réforme, elle écrit : il ne faut donc jamais se piquer de faire briller les filles en leur faisant apprendre plusieurs choses par mémoire ; c’est une vanité qui est ordinaire aux personnes qui élèvent les enfants : elles croient par là en faire de petites merveilles ; et, en effet, on les admire… 226 . Puis encore que la mémoire n’est pas un talent bien rare, elle ne fait rien au mérite, et j’aimerois mieux une fille qui auroit retenu les meilleurs endroits du sermon et qui en sauroit faire une juste application, qu’une qui le sauroit d’un bout à l’autre par mémoire 227 . D’autre part, et comme dans un même souffle, elle dira du talent d’avoir de la mémoire qu’il 225 Lettres sur l’éducation, p. 22. 226 Entretien XII, p. 35 (1698). La mémoire a toujours eu mauvaise presse dans les institutions d’éducation pour jeunes filles. On lit dans le Reglement pour les enfants, écrit par Jacqueline Pascal, sœur sainte Euphémie, religieuse à Port-Royal : « Notre exemple est la plus grande instruction que nous leur puissions donner. Car le diable leur donne de la mémoire pour les faire ressouvenir de nos moindres défauts, et il la leur oste pour empécher qu’elles ne se souviennent du peu de bien que nous faisons » (« Reglement pour les enfans », dans Les constitutions…, p. 483-484). 227 Entretien LXIII, p. 272. 101 L’Épouse et la veuve du roi (1683-1719) ne faut pas le mépriser, il a son utilité comme un autre : on doit le conserver et même le cultiver quand Dieu l’a donné et le mettre à profit, mais je ne voudrois pas qu’on estimât une fille pour ce seul avantage ; une marque qu’il est peu solide, c’est qu’on l’attribue à notre sexe au lieu qu’on réserve le jugement aux hommes 228 . Outre que l’on détecte ici un autre élément de dénigrement de l’intelligence des femmes 229 , on notera aussi que cette réponse est donnée à Madame de Vandam, « qui a beaucoup de mémoire (et qui) déploroit ce talent, comme s’il eût été incompatible avec le jugement ». Voilà la clé de la dialectique courante de Madame de Maintenon : dominer le débat et contredire le jugement de son interlocutrice font partie de sa stratégie argumentative, quitte à se contredire elle-même. Un instant plus tard, elle se reprendra, et dira à propos de l’exercice de la mémoire qu’il n’est pas question de remplir leur esprit, mais qu’elles (les filles) comprennent ce qu’elles pratiquent 230 . Cette méthode de discussion, où il s’agit avant tout de mettre son adversaire dans son tort, peu importe la vérité, est tout entière dans les Conseils et Instructions aux demoiselles pour leur conduite dans le monde. C’est cette dialectique de la persuasion, mais plus insinuante, sournoise diront certains, qui a dû jouer un rôle important dans sa conquête du cœur d’un roi. *** L’Épouse et la veuve du roi (1683-1719) La lune de miel qui a suivi le mariage secret de 1683 s’est d’abord déroulée sous les auspices d’un roi triomphant : en 1683 l’Espagne avait déclaré la guerre à la France, mais l’année suivante la trêve de Ratisbonne rétablissait l’entente entre l’Espagne, la France et l’Empire. En 1685 les huguenots trop affairés sont tenus en échec 228 Ibidem. 229 Ce mot de Montherlant : « Ça, c’est de la mémoire ; cela n’a rien à voir avec le jugement. La mémoire, je te la laisse : elle est l’intelligence des sots » (Fils de personne, acte III, scène 1, dans Montherlant, Théâtre, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1972, p. 245). 230 Entretien LXIII, p. 272. 102 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches ou fuient le pays sous menace de persécution. La guerre entre les grandes puissances de l’Europe reprend de plus belle, mais Louis XIV n’est pas sans remporter quelques victoires éclatantes, ce qui raffermit sa réputation de guerrier héroïque. Jusqu’en 1697 le roi reste fidèle à son image glorieuse, celle qui a fasciné Françoise d’Aubigné, et qui l’a incitée à vouloir conquérir avec un enthousiasme discret un dieu du monde, plus qu’un homme. Il n’y a pas de doute que Françoise a aimé Louis XIV parce qu’il portait les lauriers d’un héros. Lorsque son mari la tient à l’écart des affaires sérieuses, et qu’elle se rend compte qu’elle ne régnerait jamais sur la cour de France, elle se rabat sur Saint-Cyr, tout en retirant d’énormes satisfactions de son union matrimoniale : la création même de la maison d’éducation, les largesses du roi et son approbation de quelques folies de femme, comme la brillante production d’Esther dans l’enceinte de l’institution. Au gré des années, Françoise s’est également mise en tête qu’elle peut ramener le roi à des mœurs plus austères sous l’œil approbateur de Dieu. Elle s’est habituée à son rôle de servante de l’Église, et, contrairement à toutes celles qui avaient accompagné le roi dans ses débauches, elle a fini par s’atteler à la noble tâche de conversion, digne de sa propre gloire. Le proverbe dit : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron ». Pour Françoise on pourrait dire : c’est en priant qu’on devient dévote, et que l’on part à la conquête des âmes. Tout comme Saint-Cyr, le roi volage devint un objet de triomphe. Nous pouvons difficilement souscrire à l’avis de Jean Cordelier lorsqu’il explore les événements au tournant du siècle, et écrit que « Madame de Maintenon qui, jusqu’ici, avait été la femme d’un monarque heureux et n’avait pas trouvé le bonheur, va désormais vivre avec un homme boudé par la fortune et qui voudra, malgré tout, mener le même train 231 ». Le bonheur, après tout, est relatif : il peut être fait de prestige - que Françoise avait -, d’accomplissements gratifiants - qui ne lui manquent pas -, de respect et d’admiration, ce dont les zélées Dames de Saint-Louis ne la privent pas. Le fait est que Madame de Maintenon commence à se lasser de la cour parce qu’elle n’y a pas été reconnue en tant que reine ; aussi parce que cette cour, si souvent hostile pourtant, n’a plus le lustre d’antan, et que le prince qui y avait présidé est devenu un homme vieilli avant l’âge - en 1700 231 Op. cit., p. 436. 103 L’Épouse et la veuve du roi (1683-1719) Louis XIV avait soixante-deux ans - qui n’amuse plus personne, y compris son épouse. La couronne scintillante du roi lui est tombée de la tête. Madame de Maintenon va donc recréer les mêmes chimères qu’elle entretenait lorsqu’elle s’est vue impuissante devant Madame de Montespan, et que les sympathies du roi n’étaient encore que des courbettes de politesse. Elle va - une fois de plus - regretter de ne pas être entrée au couvent, et d’avoir quitté ce monde qui, aujourd’hui, a perdu de son attrait. Selon elle, les plaisirs de la cour ne sont plus qu’artifices, poudre aux yeux, illusions. À soixante-huit ans, après vingt ans de mariage, Françoise est désabusée et souffre d’une lancinante dépression. Madame de Beaulieu, la première maîtresse des « vertes », reçoit alors ses confidences : Ô mes chères filles, que vous êtes heureuses d’avoir quitté le monde ! il promet joie et n’en donne point. Le roi d’Angleterre [Jacques III 232 ] jouoit hier dans ma chambre avec M me la duchesse de Bourgogne 233 et ses dames à toutes sortes de jeux ; notre Roi et la reine d’Angleterre les regardoient ; ce n’était que danses, ris et emportements de plaisirs, et presque tous se contraignoient et avoient le poignard dans le cœur. Le monde est certainement un trompeur ; vous ne pouvez avoir trop de reconnoissance pour Dieu de vous en avoir tirées 234 . Et en avril 1704, cette fois à M me de Glapion, elle fait une sorte de bilan rétrospectif de tout ce qui a pesé sur son existence mondaine, et il ressort nettement de ses complaintes qu’elle regrette, avec le recul du temps, de ne pas avoir troqué sa mondanité contre la sérénité de la vie monacale : Souvenez-vous, ma chère fille, que vous êtes chrétienne et religieuse ; votre vie doit être cachée, mortifiée, privée de plaisirs, chaste en tout, et vous contentant du parti que vous avez choisi ; vous ne vous en repentez pas, prenez-le donc avec ses austérités et ses sûretés. Vous auriez eu plus de plaisirs dans le monde, mais, selon toutes les apparences, vous vous y seriez perdue ; Racine vous auroit divertie, et vous auroit entraînée dans la cabale des jansénistes ; M. de Cambrai auroit contenté et renchéri même 232 Ce titre de roi lui avait été conféré par Louis XIV qui avait recueilli Jacques II d’Angleterre, exilé, et son fils, dit Jacques III, âgé en 1703 de quinze ans. 233 Marie-Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne (1685-1712), épouse du petit-fils de Louis XIV, Louis de France (1682-1712), le père du futur Louis XV. Elle était vive et charmante, et elle apportait un peu de joie au roi vieillissant. Lorsqu’elle mourut en 1712, le roi en éprouva un grand chagrin. 234 Lettres historiques et édifiantes, II, p. 115-116. 104 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches sur votre délicatesse, et vous seriez quiétiste ; jouissez donc du bonheur de la sûreté 235 . Un an plus tard, Madame de Maintenon se livre tout entière dans un « Entretien particulier d’une confiance intime de M me de Maintenon avec M me de Glapion ». Il s’agit peut-être du texte le plus significatif que l’on ait sur les différents états d’âme de Madame de Maintenon, alors âgée de soixante-dix ans, fatiguée, abattue même, faisant le point en s’abandonnant à des confidences qui révèlent à la fois ses déceptions et ses triomphes. Même Théophile Lavallée, qui est si souvent d’une générosité incommensurable pour Madame de Maintenon, a eu des réserves au sujet de cette véritable « confession ». Il écrit : « Cette femme si réservée, si mesurée, est, avec sa chère Glapion, ouverte, abandonnée, avouant ses répugnances, ses ennuis, même ses petitesses, et le tableau n’est pas de tous points à son avantage. Ainsi dans l’entretien qu’on va lire, on la trouve certainement à plaindre, mais on voudrait la voir moins occupée d’elle-même, plus tendre pour Louis XIV, moins sévère pour toute la cour, se plaignant moins vulgairement des embarras et des gênes de sa position 236 ». Lavallée est donc visiblement troublé par la franchise compromettante d’une femme qu’il a l’habitude de porter aux nues. La déesse est descendue de son socle, le colosse aux pieds d’argile vient de s’effondrer. Rassurons-nous : tout n’est pas aussi dramatique qu’il en paraît. Madame de Maintenon se confie, bien sûr, mais ce n’est pas sans qu’elle ne tire adroitement son épingle du jeu. N’oublions pas que son dessein est de convaincre M me de Glapion, qui n’a que 31 ans et qui n’est pas toujours très sûre de sa vocation, que la vie claustrale est supérieure aux promesses trompeuses de la vie mondaine. En même temps Madame de Maintenon se convainc elle-même, et peutêtre même s’y complaît, que son existence à la cour est devenue un purgatoire. Si elle y reste, c’est qu’elle a été investie d’une mission de Dieu. Sa présence à la cour prend donc des allures à la fois d’apostolat et de martyre. Elle voudrait bien quitter tout l’artifice de la mondanité, mais elle ne le peut pas parce qu’elle y pratique une vertu salvatrice. Elle est devenue indispensable, auprès des autres, mais surtout 235 Lettres historiques et édifiantes, II, p. 123-124. 236 Lettres historiques et édifiantes, II, p. 153-154, note 2. 105 L’Épouse et la veuve du roi (1683-1719) auprès du roi qu’elle ne peut abandonner aux flammes de l’enfer ! Cette fidélité au poste n’est pas aisée, mais elle doit tenir bon, là où toutes les passions sont en mouvement, l’intérêt, l’ambition, l’envie, le plaisir, etc. ; c’est donc ce monde si souvent maudit de Dieu. Je vous avoue que ces réflexions me donnent un sentiment de tristesse et d’horreur pour ce lieu où il faut pourtant que je demeure 237 . En dépit de ses soucis et de ses souffrances, elle se rend compte néanmoins qu’elle est devenue persona grata, recevant des gens qui la sollicitent : « ce sont des allées et des venues perpétuelles », mais ceux-là enfin se retirent lorsque plus importants qu’eux se présentent à elle : … il y a là même un petit agrément, c’est qu’ils ne sortent de chez moi que quand quelqu’un d’au-dessus les chasse 238 . Et puis, … chacun veut me servir et s’empresse pour m’apporter ce qu’il me faut, ce qui est encore une autre sorte d’embarras et d’importunité pour moi 239 . On aura compris que Madame de Maintenon, malgré ses soupirs, se délecte de tous ces honneurs et de l’importance de sa petite personne. À l’entendre elle croule sous le poids de ses responsabilités et de ses obligations. Contrairement aux autres dames de la cour, il faut, dit-elle, que je paye ce qui s’appelle de ma personne et que je cherche quoi dire ; cela n’est pas fort réjouissant 240 . Il y a là un narcissisme qui ne trompe pas. En égrenant ses tâches et ses devoirs, elle observe dans son propre miroir l’image tant cajolée de sa gloire. Elle dresse le bilan de ses journées et l’on songe qu’ « à tout moment (elle) fait aller la machine », comme la mouche affairée dans Le Coche et la mouche, du malicieux La Fontaine, où « la mouche en ce commun besoin/ Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin ». Elle prétend s’étonner de son crédit, mais elle y découvre avec ravissement combien son 237 Lettres historiques et édifiantes, II, p. 155. 238 Ibidem, p. 158. 239 Ibidem, p. 159. 240 Ibidem, p. 159. 106 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches état est bien singulier, car il faut bien que ce soit Dieu qui l’ait fait. Je me vois là au milieu d’eux tous ; cette personne, cette vieille personne, devient l’objet de leur attention ! … C’est à moi qu’il faut s’adresser, par qui tout passe 241 ! Il ne s’agit plus là d’un gémissement, mais plutôt d’une pleine satisfaction de soi qui n’ose plus se l’avouer, car, dit-elle : Dieu me fait la grâce de ne voir jamais ma condition par ce qu’elle a d’éclatant ; je n’en sens que la peine, et il me semble que, Dieu merci ! je n’en suis pas éblouie, qu’il permet que je voie cela tel qu’il est, que je ne me laisse point aveugler par la grandeur et par la faveur qui m’environnent. Je me regarde comme un instrument dont Dieu se sert pour faire du bien ; que tout le crédit qu’il permet que j’aie doit être employé à le servir et à soulager qui je puis, à unir entre eux tous ces princes 242 . Madame de Maintenon est donc parvenue à transformer son ascendant en véritable sacerdoce. Elle s’est condamnée à rester à la cour parce qu’il le faut. Personne, et surtout pas le roi, ne peut y survivre sans elle. En somme, elle est une mégalomane qui s’ignore. Nous en avons ici la preuve éclatante lorsqu’elle évoque ces moments d’intimité avec son mari, car il faut essuyer ses chagrins, s’il en a, ses tristesses, ses vapeurs ; il lui prend quelquefois des pleurs dont il n’est pas le maître, ou bien il se trouve incommodé. Il n’a point de conversation 243 . Ainsi, le roi est devenu un enfant, son enfant, qu’il faut constamment consoler, dorloter ; dont il faut guérir les maux et dont il faut essuyer les larmes ; un enfant qui « n’a point de conversation », c’est-à-dire qui ne parle plus, et qui s’en remet tout entier à la bienveillante tendresse d’une mère qui possède son cœur et ses pensées. Madame de Maintenon, qui n’a jamais eu d’enfant, épanche sa maternité virtuelle sur un roi qui, comme un enfant, se met sous sa protection et se laisse entièrement dominer. Parfois même cet enfant-roi la poursuit jusqu’à son chevet. Si elle est lasse, le roi lui conseille de se coucher et, dit-elle, 241 Ibidem, p. 161. 242 Ibidem, p. 161-162. 243 Ibidem, p. 163. 107 L’Épouse et la veuve du roi (1683-1719) Je me couche donc ; mes femmes viennent me déshabiller ; mais je sens que le Roi veut me parler et qu’il attend qu’elles soient sorties, ou bien il y reste encore quelques minutes, et il a peur qu’on entende 244 . Cette timidité presque puérile du roi, ce besoin d’être réconforté avant de se coucher, montre dans quelle mesure les relations entre Madame de Maintenon et Louis XIV sont devenues celles d’une mère et de son fils. De trois ans son aînée, l’ancienne préceptrice des enfants royaux est devenue la conseillère lénifiante d’un homme déchu. Ce triomphe absolu d’une vieille femme vaut bien qu’elle s’accroche à la cour, et vaut bien aussi quelques lamentations de feinte détresse. Il n’est pas surprenant qu’elle ait enfin quitté la cour lorsque le roi, son mari et son enfant, est mort. En 1715, Madame de Maintenon se réfugie définitivement à Saint-Cyr où elle a toujours été reçue en vraie reine ! Tout ce dévouement qu’elle étale avec une indiscrétion surprenante, et qui frise même le mauvais goût, tant elle dévoile des détails de son intimité avec le roi, ne masque pas la grande satisfaction de soi qu’elle a retirée de son rôle à la cour où elle ne vivait, dit-elle, que pour servir les autres : Vous savez que ma maxime est de prendre sur moi et de penser aux autres 245 . « Servir les autres », et, bien entendu, servir Dieu. Lorsque M me de Glapion lui demande si la lourdeur de ses tâches ne lui donne point d’impatience, elle se dresse comme une figure de proue qui affronte la violence de la mer : Ah ! vraiment oui, j’y suis ; je me trouve quelquefois dans un état à en avoir, comme on dit, jusqu’à la gorge ; mais il faut durer, et puis c’est Dieu qui arrange tout cela 246 . On a peine à croire que la vie de Madame de Maintenon soit devenue un calvaire à ce point ; que ses journées ne sont que des étapes de son sacrifice quotidien. Elle a eu, certes, des moments de découragement, de dépression même, comme il arrive à tous ceux qui voient la vie 244 Ibidem, p. 164. 245 Ibidem, p. 165. 246 Ibidem, p. 167. 108 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches s’écouler entre leurs doigts. On la soupçonne toutefois d’avoir grossi ses peines afin que l’on garde à tout jamais le souvenir de ce qu’elle appellerait volontiers son douloureux sacerdoce. Les confidences à M me de Glapion sont finalement une habile mise en scène où le personnage persécuté s’offre en holocauste à la postérité. Avant la mort de Louis XIV, elle a délibérément refusé la vie cloîtrée que Saint-Cyr lui offrait parce qu’elle ne pouvait pas s’arracher aux délices de sa suffisance. Madame de Maintenon, imbue de son importance, n’a pas voulu quitter le théâtre fastueux où, souvent méprisée et brimée, elle a quand même fini par briller de mille feux, même sous des regards hostiles. Durant plus de dix années après ses litanies auprès de M me de Glapion, elle endure encore « l’enfer » de la cour. C’est un peu trop gros pour qu’elle puisse nous convaincre de la torture morale qu’elle aurait subie jour après jour. Tout en son honneur, par contre, et en dépit de son attachement à sa gloire, a été sa fidélité indélébile à son mari royal, ce pécheur qu’il faut constamment arracher à la tentation de la chair ou à l’indifférence spirituelle. Les pulsions sexuelles de Louis XIV, certes, se sont affaiblies avec les années de vieillissement, mais il faut malgré tout continuer à veiller sur son salut, sur son âme. Sa conversion ne sera jamais parfaite s’il ne s’y abandonne pleinement. Ce grand projet glorieux de Madame de Maintenon est également responsable de sa présence continue à la cour 247 . Avec le déclin de la vitalité physique, l’âge incite à une intériorisation spirituelle qui donne malgré tout un sens à l’existence. Françoise d’Aubigné, jadis croyante tiède qui préféra le boudoir de Ninon de Lenclos aux piliers d’église, s’est graduellement métamorphosée en une dévote convaincue : l’âge - et l’image de la mort - rapprochent de Dieu ! Elle a été l’artisane de son propre prosélytisme, et chemin faisant, elle s’est promise d’entraîner le roi dans son sillage. C’est sur son lit de mort que Louis XIV rend finalement les armes. 247 À M me de Glapion, le 18 octobre 1717 : « Non, je vous l’ai dit bien des fois, sans la piété, je ne serois pas restée à la cour, mais quand on me disoit : Le temps que vous croyez perdre n’est pas perdu ; Dieu vous compte celui où vous attendez sans rien faire ce prince dans votre chambre ; ce qui vous paroît oisiveté en demeurant à cause de lui est une très-bonne œuvre (…) cela me consoloit de mes peines » (Lettres historiques et édifiantes, II, p. 456-457). 109 L’Épouse et la veuve du roi (1683-1719) Au mois d’août 1715, le roi tomba sérieusement malade. Il a la gangrène à la jambe gauche. L’amputation n’est plus une solution, vu son âge et les souffrances qu’il aurait dû encourir. Alité, et sachant sans doute que sa fin est proche, Louis XIV ordonne que l’on prépare une chambre contiguë à la sienne pour Madame de Maintenon. Il a enfin reconnu en elle son ange gardien et il le veut auprès de lui. M lle d’Aumale raconte que Madame de Maintenon ne quittait jamais la chambre du roi, sauf pour cacher ses larmes de détresse. L’ombre de la mort réunissait deux êtres qui avaient souvent vécu en étrangers. Une fois de plus, Madame de Maintenon entreprend de sauver son mari pour l’éternité. Alors qu’il prétend qu’il ne se sent pas trop mal, elle insiste pour qu’il se confesse, et elle lui rappelle les péchés qu’il a commis dans sa vie et dont il doit maintenant se repentir avant de paraître devant Dieu. Elle pleure pour le corps malade de son mari, mais elle prie pour son âme à laquelle elle peut encore promettre une bienheureux repos 248 . Louis se rend aux pieux vœux de son épouse, et puise même de nouvelles forces dans la sérénité de sa foi restaurée. Dangeau rapporte que le roi, sachant qu’il va mourir, donna ordre à tout comme un homme qui va mourir, mais avec une fermeté, une présence d’esprit et une grandeur d’âme dont il n’y a jamais eu d’exemple 249 . Sa contrition, selon Dangeau, est totale : il avoue même quelquesunes de ses grandes erreurs du passé au petit Dauphin qu’il aimait tant : 248 Madame de Maintenon a souvent parlé du roi après sa mort, parfois avec exaltation, parfois avec rancune. Elle écrit à M me de Montalembert, le 20 octobre 1715 : « Avezvous su dans quelle disposition le roi est mort ? Tous les gens de bien ne doutent point de son salut » ; par contre, à M me de Glapion elle dit en parlant du roi : « Mais quand je me rappelle les dégoûts que j’ai eu à essuyer de sa part, le peu de fruit que je voyois et son éloignement pour ce que je tâchois de lui inspirer, je ne m’étonne plus de ce que M. de Chartres m’écrivoit si souvent de prendre patience, d’attendre en paix l’ouvrage de Dieu, que je ne perdois pas mon temps, que ce qui me paroissoit oisiveté ou complaisance vaine serviroit à attirer le Roi et feroit enfin son effet ; que peu à peu la piété entreroit dans son cœur, que je ne perdisse pas courage. Sa foi lui faisoit espérer ce qu’on a vu depuis, quand ce grand Roi a paru à sa mort si résigné, si humble, si rempli de piété, de religion, de paix et d’amour de Dieu » (Lettres historiques et édifiantes, II, p. 455). Elle l’a donc finalement gagné à sa cause, elle l’a sauvé. 249 Le marquis de Dangeau [Pierre de Courcillon, 1638-1720], Mémoire sur la mort de Louis XIV, éd. Soulié, Dussieux et Chennevières, et alt., Paris, Didot Frères, 1858, p. 15, extrait du vol. XVI du Journal de Dangeau, Paris, Firmin-Didot, 1854. 110 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches Ne suivez pas le mauvais exemple que je vous ai donné sur cela ; j’ai souvent entrepris la guerre trop légèrement et je l’ai soutenue par vanité. Ne m’imitez pas, mais soyez un prince pacifique, et que votre principale application soit de soulager vos sujets 250 . En outre, il s’est enfin rendu compte combien Madame de Maintenon lui a été chère : Après la messe, le roi a encore envoyé quérir le duc d’Orléans, qui a dit à ceux qui se sont trouvés auprès de lui au sortir de la chambre (…) que c’étoit pour lui recommander madame de Maintenon 251 . Madame de Maintenon est d’ailleurs constamment à son chevet : Madame de Maintenon était seule dans la chambre et à genoux au pied du lit pendant qu’on pansoit S.M., qui l’a priée d’en sortir et de n’y plus revenir, parce que sa présence l’attendrissoit trop. Elle n’a pas laissé d’y revenir après la messe ; mais après ce pansement le roi lui a dit que puisqu’il n’y avoit plus de remède, il demandoit au moins qu’on le laissât mourir en paix 252 . Il est vrai, en effet, qu’elle le quittera avant sa mort, le 1 septembre 1715, mais il ne s’agit pas d’un abandon, mais de son obéissance aux désirs de son roi. Sa mission salvatrice est accomplie 253 , et elle peut dorénavant se cloîtrer dans la solitude, heureuse d’avoir conduit son mari, paisible, devant les portes du ciel. Le soir le roi agonisant dit à Madame de Maintenon : J’ai toujours ouï dire qu’il est difficile de mourir ; pour moi, qui suis sur le point de ce moment redoutable aux hommes, je ne trouve pas que cela soit si difficile 254 . 250 Ibidem, p. 22-23. 251 Ibidem, p. 24. Une note, p. 25, rapporte que Théophile Lavallée a cité un Mémoire sur Madame de Maintenon, dans son Histoire de la Maison royale de Saint-Cyr, où Madame de Maintenon évoque, cette fois avec tendresse, les derniers jours de Louis XIV et ses relations avec lui : il lui disait « qu’il n’avoit de regret que celui de me quitter (…) il me demanda pardon de n’avoir pas assez bien vécu avec moi ; qu’il ne m’avoit pas rendue heureuse, mais qu’il m’avoit toujours aimée et estimée également. (…) Il pleuroit (et) il dit : Quand on entendroit que je m’attendris avec vous, personne n’en seroit surpris [il s’était alors adressé au duc d’Orléans et lui dit : Elle m’a été utile en tout, mais surtout pour mon salut ». 252 Ibidem, p. 22. 253 Dangeau rapporte que « Madame de Maintenon et son confesseur (du roi) ont été presque tout le jour dans sa chambre, et il a encore, cette après-dinée, fait des actes de piété avec la résignation d’un vrai saint aux volontés de Dieu » (op. cit., p. 30). 254 Ibidem, p. 27-28. 111 L’Épouse et la veuve du roi (1683-1719) Deux jours avant la mort du roi, Madame de Maintenon, obéissant à ses vœux, « s’en est allée à cinq heures à Saint-Cyr pour n’en revenir jamais 255 ». Ainsi s’achève la vie mondaine de Madame de Maintenon. Durant les quatre années qui vont suivre, elle deviendra plus que jamais l’âme de Saint-Cyr, portée aux nues par les Dames de Saint- Louis qui récoltent pieusement (qui boivent) chacune de ses paroles, chacun de ses conseils ; qui ont, en fait, créé la légende d’une éducatrice sans défauts, d’une directrice des consciences sans failles, d’un esprit supérieur qui a dominé son temps par sa lucidité, sa raison et son bon sens 256 . Le caractère hagiographique du récit de sa vie est né dans l’enceinte de Saint-Cyr. Saint-Simon, malgré son antipathie, en a marqué les points forts : … le goût de la direction surnagea toujours à tout, et comme elle écrivait singulièrement bien et facilement, elle se plaisoit à dicter ses lettres (…) M lle de Rochecouart fut une des jeunes [de son entourage] ; elle la prit en amitié, et autant en une sorte de petite confiance que son âge le pouvoit permettre ; et comme elle lui trouvoit de l’esprit et la main bonne, c’étoit à elle qu’elle dictoit toujours. (…) Elle étoit Madame tout court dans la maison, où tout étoit en sa main ; et, quoiqu’elle eût des manières honnêtes et douces avec les dames de Saint-Cyr, et de bonté avec les demoiselles, toutes trembloient devant elle. (…) Jamais abbesse, fille de France, comme il y en a eu autrefois, n’a été si absolue, si ponctuellement obéie, si crainte, si respectée, et, avec cela, elle étoit aimée de presque tout ce qui est enfermé dans Saint-Cyr 257 . Madame de Maintenon est donc révérée à Saint-Cyr. Elle y continue à tout dominer, à mettre des jeunes filles ravies à son service, à dicter ses réflexions et sa correspondance, toujours filtrées par la présence même des copistes, à répandre sa bienveillance autoritaire sur la communauté, à se faire aimer et à se faire craindre. Dans ses vieux jours, Madame de Maintenon raffermit l’influence morale qu’elle 255 Ibidem, p. 31. 256 «… le culte s’organise et quatre-vingts ans après sa mort, M me de Maintenon règne encore au vallon. Les soirs, à la communauté, les religieuses ouvrent les grands tomes où l’on a tout transcrit, tout copié : les instructions, les entretiens intimes, les lettres à l’abbé Gobelin, celles à l’évêque de Chartres. Si longtemps qu’elle avait pu, M me de Glapion avait lu à haute voix les enseignements qu’on voulait incorporer : les novices, la tête inclinée sous le respect d’une grande mémoire, s’imprégnaient de ces textes » (Taillandier, Saint-René, Madame de Maintenon, Paris, Hachette, 1920, p. 280). 257 Saint-Simon, op. cit., p. 508-509. 112 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches a exercée sur le roi, en l’imposant à son entourage à Saint-Cyr. Les petits triomphes de sa vie mondaine, qu’elle prétend haïr, se répètent quotidiennement dans les murs d’une communauté religieuse. Ainsi, Madame de Maintenon est restée fidèle à elle-même. Dans un tel climat de vénération, on peut cependant s’interroger sur l’authenticité et la véracité de ses propos souvent rapportés par de tierces personnes. Un très grand nombre de lettres adressées à des Dames de Saint-Louis sont en somme des comptes rendus de dialogues présumés entre Madame de Maintenon et ses correspondantes. Quelle a été la part de fiction et la part de vérité ? Quelle a été la part d’embellissement ? On ne peut prendre tous les manuscrits sortis de Saint-Cyr comme argent comptant. La seule chose que l’on puisse dire, c’est que ces manuscrits reflètent pleinement l’état d’esprit de Madame de Maintenon. La cohérence entre les différents témoignages est telle qu’on ne pourrait sérieusement mettre en doute leur fidélité à la pensée de Madame de Maintenon. N’oublions toutefois pas que tous ces témoignages émanent d’une communauté, c’est-àdire d’un ensemble de personnes réunies par les mêmes idéaux, les mêmes visions du monde, et enfin, par une même admiration pour celle qui régnait sur le petit royaume de Saint-Cyr. Saint-Cyr est Madame de Maintenon, et vice-versa. C’est dans ce contexte d’une communion à la fois spirituelle et intellectuelle qu’il faut juger les écrits attribués à Madame de Maintenon, qu’il s’agisse des Entretiens sur l’éducation, des Conseils aux jeunes filles, voire de certaines Lettres édifiantes et historiques. Les années passées à Saint-Cyr, après la mort du roi, ont donné à Madame de Maintenon une force tranquille et une autorité irréfragable que ses pires détracteurs ne lui ont jamais pardonnées. Dans l’esprit de la haute noblesse, à laquelle appartenait, entre autres, le duc de Saint-Simon, elle n’a jamais été qu’une intrigante, opportuniste et arriviste, de petite naissance et dès lors peu digne d’être devenue l’épouse du roi. Même la retraite à Saint-Cyr ne calme pas la hargne de ses ennemis, comme s’ils jalousaient le prestige royal que lui avaient accordé les filles et les dames de Saint-Cyr. Pourtant, cette retraite ne menaçait plus personne et l’influence politique de Madame de Maintenon, si elle a jamais existé, n’était plus à craindre. Elle passe ses dernières années en toute quiétude, et soutenue par sa dévotion, parmi ses filles. Qu’elle se soit attribué le rôle tout-puis- 113 L’Épouse et la veuve du roi (1683-1719) sant de directrice des consciences et des âmes n’aurait dû inquiéter personne en dehors du cadre paisible de l’institution. Tout ceci n’a pas empêché qu’elle fut constamment l’objet des pires calomnies, jusqu’au jour de sa mort, survenu le 15 avril 1719, et même au-delà. Lorsque Saint-Simon fait le récit de la disgrâce du ministre Louvois, que Madame de Maintenon détestait et qui le lui rendait bien, il développe amplement la thèse de l’empoisonnement de Louvois en 1691, mais sans oser accuser l’épouse du roi d’en avoir été l’instigatrice, même si l’arrière-pensée y est, alors que l’on sait que Louvois est mort d’un infarctus. Vingt-huit ans plus tard, au lendemain de la mort de Madame de Maintenon, cette sourde accusation n’a pas manqué de faire surface sous la plume vitriolée d’Élisabeth-Charlotte, duchesse d’Orléans, âgée alors de soixante-sept ans : La vieille guénipe est crevée à Saint-Cyr, samedi passé, entre quatre et cinq heures. C’est à un orage qu’il faut s’en prendre de sa mort, car il a fait rentrer la rougeole qu’elle avait. (…) La vieille sorcière avait fait empoisonner Louvois qui s’opposait à la déclaration de son mariage : les sommes dont les Noailles, neveu et nièce, héritent sont immenses, mais on ne sait pas tout ce qu’elle avait caché (…) elle avait débauché la duchesse de Bourgogne (…) le vieux méchant diable de Fagon 258 avait empoisonné la reine pour assurer la fortune de la vieille 259 . La dernière humiliation a lieu lors de la Révolution, sous le régime de la seconde Terreur. La Maison royale de Saint-Cyr avait déjà été supprimée par l’Assemblée législative le 16 août 1792. En octobre 1792, l’établissement est totalement évacué, et les Dames de Saint-Louis sont définitivement dispersées le 1 mai 1793. En convertissant la chapelle en des salles d’infirmerie, des ouvriers découvrent le caveau où le corps de Madame de Maintenon a été déposé. C’est alors une véritable furie de sabbat où on la dépouille de ses vêtements, pour ensuite briser ses os et les enfouir dans un trou du cimetière. Peu de temps après, des âmes pieuses, fidèles à sa mémoire, trouvent les ossements de son squelette et les enterrent dans le jardin, près de son ancien logis. La paix lui est cependant refusée une seconde fois en 1805, cinq ans après l’évacuation de l’hôpital, et à la suite de la 258 Guy-Crescent Fagon (1638-1718), médecin de la cour royale, très respecté, membre honoraire de l’Académie des Sciences en 1699. Selon ses bonnes habitudes, Élisabeth-Charlotte crache son venin. 259 Taillandier, op. cit., p. 279. 114 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches création de la future grande école militaire. Le général Duteil, premier commandant du nouveau Saint-Cyr, eut alors des états d’âme de réformé, et ordonna que l’on détruise la tombe de celle qu’il tenait pour la grande responsable de la Révocation de l’Édit de Nantes ! En 1836 un autre commandant de l’école, plus éclairé certes, le colonel Baragauy d’Hilliers, obtient la permission d’enterrer les restes de Madame de Maintenon dans la chapelle : c’est là enfin qu’elle repose pour l’éternité. Madame de Maintenon a eu un destin assez extraordinaire. Petite fille délaissée, transportée aux îles où fleurissaient d’étranges rites religieux, elle est devenue très tôt une orpheline de cœur. Dès son plus jeune âge elle est soumise à l’école de la solitude, où elle apprend à se battre pour sa survie. Si elle a eu beaucoup d’ambition, c’est sans doute parce qu’elle a été conduite par des parents indifférents dans une impasse apparemment sans issue. Seules son ambition et sa volonté indestructible l’ont sauvée de l’obscurité et de l’indigence. La rencontre avec Paul Scarron, sans être séduisante, lui a servi alors comme un premier tremplin à un monde un peu hâbleur mais intelligent. Quelles que fussent ses répugnances, elle s’est évertuée à jouer honnêtement son rôle de jeune épouse. Lorsqu’elle devient veuve à l’âge de vingt-cinq ans, elle est riche d’expérience, à défaut de biens. Sa cousine est venue à son secours, et en dépit de la réputation de Scarron, elle se voit bientôt gratifiée d’une pension que lui accorde Anne d’Autriche. Plus qu’une assurance vie, cette protection royale rapproche Françoise Scarron de l’entourage royal et des grands de ce monde, qui aiment son sérieux, son esprit et ses conseils. Elle sait comment se rendre utile et comment se créer un nom. On parle d’elle, presque toujours en bien, et en 1667, à trente-deux ans, elle est remarquée par la maîtresse officielle du roi, Madame de Montespan, qui cherchait quelqu’un pour prendre soin de sa progéniture royale. Dès ce jour, Françoise entre dans l’orbite du roi soleil, mais sans se brûler les doigts. Patiemment elle s’acquitte de ses tâches de gouvernante, puis de préceptrice, jusqu’à ce que le roi, attiré par sa beauté, la remarque, d’abord avec quelque dédain, ensuite avec curiosité et bienveillance. Françoise n’a plus qu’à attendre que Madame de Montespan fasse un faux pas, ce qui arriverait, tôt ou tard. À partir de 1675, à mesure que le roi se détache de sa maîtresse, il se rapproche, presque par voie de conséquence, de celle qui porte 115 L’Épouse et la veuve du roi (1683-1719) dorénavant le titre de Madame de Maintenon. Il est peu probable que Madame de Maintenon ait attisé les discordes croissantes entre le roi et la belle Athénaïs de Montespan. Elle a elle-même ses querelles avec cette dernière, ce dont elle se plaint amèrement, mais l’heure de son triomphe n’a pas encore sonné. Françoise n’a vraiment pas à jalouser qui que ce soit, ce qui n’est pas tout à fait le cas pour Athénaïs qui voit d’un mauvais œil la familiarité de plus en plus suspecte du roi avec une dame qui est à son service et qu’elle a tirée en quelque sorte de l’obscurité. Louis XIV affronte à ce moment-là deux femmes totalement différentes : l’une effrontée, capricieuse, exigeante, irritable ; l’autre aux manières doucereuses, l’œil baissé, pénétrée d’une paisible dévotion, cultivée au gré des années, mais dotée d’un charme austère et mystérieux, qui peut aisément susciter un désir de possession. On ne saura jamais jusqu’à quel point Françoise a joué un rôle de biche effarouchée et vulnérable, susceptible d’enflammer le cœur du roi, mais on imagine mal qu’elle ait toujours résisté aux empressements d’un homme qui se croyait le maître du monde. Quoi qu’il en soit, elle épouse secrètement le roi en 1683, deux mois après la mort soudaine de Marie-Thérèse, l’épouse légitime. Il y avait de quoi jaser. C’est ainsi que Françoise d’Aubigné, dite Madame de Maintenon, est arrivée à ses fins. Elle n’a plus rien à désirer, si ce n’est d’assurer la pérennité de sa renommée. La création de Saint-Cyr en prendrait soin : elle y passerait trente-cinq ans de sa vie et y acquerrait le prestige historique des grands de ce monde. Nombreux sont ceux qui s’accordent pour dire que Madame de Maintenon n’inspire pas la sympathie. Que signifie ce jugement collectif absolument subjectif ? Comment peut-on se rendre sympathique ? En souriant beaucoup ? En étant toujours d’accord avec tout le monde ? En ne proférant jamais un mot plus haut que l’autre ? En étant d’un altruisme admirable, dépourvu de toute ambition et de tout projet de réussite ? Nous craignons que toutes ces belles qualités n’aboutissent pas à grand-chose, sauf à donner l’impression aux autres que l’on est tout à fait malléable et que l’on ne cesse d’être à leur merci, bref, de baisser l’échine pour que les autres se sentent plus grands. Madame de Maintenon n’a pas mangé de ce pain-là. Elle a eu ses faiblesses, comme dans son attitude envers Madame de Brinon, parce qu’elle a cru, à tort, que Saint-Cyr profiterait davantage d’une seule direction unidimensionnelle. Dans sa vie privée, elle a été une 116 Madame de Maintenon (1635-1719) : sans retouches bonne épouse, moins contrainte qu’elle voudrait nous le faire croire, mais elle n’a trompé, ou si peu, ni ses maris ni son amant royal. Elle était, certes, un peu chaisière, mais son prosélytisme ne fut jamais brutal, ni auprès des filles de Saint-Cyr ni auprès du roi dont elle voulait pourtant à tout prix assurer le salut. Ce qui caractérise Madame de Maintenon, ce sont ses « bonnes intentions », même si tout le monde ne tombe pas toujours d’accord sur la valeur intrinsèque de ses entreprises, ou de ses incursions dans la vie des autres. En somme, ce qu’on lui a surtout reproché, c’est d’avoir eu un destin exceptionnel ; c’est d’avoir réussi en dépit des embûches et de tous les élitistes d’une haute noblesse qui concevait mal qu’une petite naissance puisse s’élever jusqu’à des hauteurs inespérées. On peut manquer de sympathie pour elle, et désapprouver son message pédagogique, mais, en toute objectivité, on ne peut pas lui refuser une respectueuse admiration. *** Épilogue Quelques remarques s’imposent au terme de notre étude. Si nous avons voulu parler de Madame de Maintenon : sans retouches, c’est pour éviter le piège de la béate admiration. D’une façon générale tout auteur qui entreprend l’examen historique d’un personnage controversé éprouve dans le fond de lui-même une certaine attirance, voire une véritable fascination pour l’objet de ses recherches, source séduisante d’un discours dithyrambique, ou d’un maquillage avantageux et trompeur. Idéalement l’équilibre du discours entend reconnaître les qualités autant que les défauts de son sujet, sans tomber ni dans l’émerveillement ni dans la maligne dérision. Nos lectures nous ont exposé à l’un et à l’autre, tout en y reconnaissant un certain degré de véracité. Notre lecture, tout en avouant ses dettes, a voulu s’appuyer sur les textes, jugements ou confessions, qui, page après page, révèlent la personne plus que les commentaires usuels, souvent copie conforme de la bibliographie traditionnelle. Depuis les premiers travaux consacrés à Madame de Maintenon, prisés surtout au XIX e siècle, repris avec vigueur au XX e siècle grâce à l’érudition de Marcel Langlois et de Jean Cordelier, des chercheurs plus contemporains ont enrichi nos connaissances de la femme peut-être la plus énigmatique de son temps 260 . Une intrusion dans la vie d’un personnage fuyant ou 260 André Lambert, La reine sans couronne : Françoise de Maintenon, l’épouse secrète de Louis XIV, 1962. Françoise Chandernagor L’Allée du roi : souvenirs de Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon, épouse du Roi de France, 1995. André Castelot, Madame de Maintenon, La reine secrète, 1996. Leroy, Pierre E. et Loyau, Marcel, L’estime et la tendresse, 1998. Leroy, Pierre E. et Loyau, Marcel, Comment la sagesse vient aux filles, 1998. Simone Bertière, Les Femmes du Roi-Soleil, 1998. Alain Niderst, Autour de Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon : actes des Journées de Niort, 1996. 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La moins compromettante est celle de vouloir une description caractérielle désespérément objective, c’est-à-dire vidée de toute curiosité de lecture : devant un tableau figuratif ou abstrait on estime qu’il est beau parce qu’il pend au mur. Montaigne ou Racine sont grands, sans discussion, et il est tout à fait inutile de leur chercher une âme, car cela ne sert à rien. Dans le cas de Racine, René Jasinski en a fait suffisamment les frais, alors qu’il s’agissait simplement pour son lecteur d’être sceptique, prudent et curieux. L’invasion dans la vie des autres, autre paranoïa de notre temps, concerne autant les morts que les vivants. Une autre raison possible de la méfiance hérissée contre une intrusion « psycholisante », c’est que l’analyse psychologique, même équilibrée et sans malignité, ne correspond pas à celle des critiques offensé(e)s. Il s’agirait alors d’un simple désaccord sur les conclusions d’une lecture, mettant en cause, non pas le probabilisme d’un jugement, mais plutôt les divergences irréparables d’opinions. Les « préjugés » des uns - misogynie, anachronisme, obsolescence - irritent la « rationalité » des autres qui refusent de porter un jugement s’il n’est pas - pro domo - « scientifiquement » démontrable. À ce stade la confrontation des idées devient un triste dialogue de sourds. Madame de Maintenon, on le sait, a été la cible de beaucoup d’iconoclastes. Cela signifie qu’elle n’a jamais été une figure historique accueillie avec indifférence. Elle avait une personnalité qui intrigue, soit qu’elle plaise, soit qu’elle agace. Elle avait une force de persuasion que l’on a souvent confondue avec la démarche d’une arriviste. En somme, elle avait une intelligence remarquable qui, dans un monde singulièrement phallocratique, lui a fait plus de tort que de bien. Madame de Maintenon est une femme qui s’est battue toute sa vie, et contre vents et marées elle a réussi à triompher comme peu de femmes célèbres ont pu le faire. On ne peut donc pas 119 Épilogue parler d’elle sans vouloir la connaître, sans complaisance ni flagornerie. Quelle a été cette vigueur caractérielle qui n’est pas sans failles, mais parvient toujours à vaincre ? Notre analyse, parfois féroce, nous en convenons, n’est autre que la recherche d’une force de la nature qui parfois nous accable, mais souvent nous ravit. L’indifférence est exclue, ainsi que la froideur de l’analyse. Madame de Maintenon suscite, voire provoque des mouvements d’humeur, des réactions d’exaspération, même des mots injustes ou blessants, mais au terme de cette analyse, avec ses qualités et ses défauts, elle restera toujours une reine aux pieds de laquelle, fasciné, on s’incline avec déférence. *** Bibliographie Adam, Antoine, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, II, Paris, Domat, 1954. 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Assaf Biblio 17, Band 198 2012, 76 Seiten €[D] 39,00 / Sfr 52,90 ISBN 978-3-8233-6717-8 La première pièce d’Antoine Houdar de La Motte (1672-1731), Les Originaux ou l’Italien, fut représentée le 13 août 1693, à l’Hôtel de Bourgogne. L’auteur était alors âgé de vingt et un ans. Ce fut un four si complet qu’il poussa Houdar, dit-on, à se retirer à la Trappe. Mais en est-ce vraiment là la raison ? C’est ce que nous tentons d’élucider dans l’introduction à la présente édition critique. Pourtant, Les Originaux, qui contient nombre d’évocations du théâtre de Molière et peut donc se considérer comme un hommage au grand comique, se révèle à la lecture fort divertissant, dans la tradition de la Commedia dell’arte, qui a fortement inspiré Molière, explicitement imité et loué avec chaleur et même affection dans Les Originaux. Les personnages et les dialogues des scènes écrites font rire, mais le texte parle aussi à l’imagination dans les scènes à canevas, en appelant le lecteur à imaginer le jeu et les paroles des acteurs et donc à participer à la production de la pièce. La boucle est bouclée, pour ainsi dire, avec la structure et la forme de la pièce de La Motte. Hommage à la fois au grand Poquelin et au genre italien, ce premier effort dramatique de notre auteur a peut-être été traité injustement par l’histoire. Gageons qu’une production contemporaine en révélerait les attraits bien mieux qu’en 1693. Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG JUNI 2012 JETZT BES TELLEN! François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Étude biographique et littéraire, nouvel examen bde l’attribution du « Discours à Cliton » Biblio 17, Band 200 2012, 200 Seiten €[D] 52,00 / SFr 69,50 ISBN 978-3-8233-6719-2 Ce livre remet en lumière une ample documentation concernant Nicolas Gougenot, ignoré jusqu’à ce jour dans les manuels. Il dresse un panorama global de la production dramatique de Gougenot, et réhabilite de manière décisive l’attribution à celui-ci du Discours à Cliton, malmenée par un critique. Maître-écrivain dijonnais connu, huguenot, radicalement indépendant de Richelieu et des doctes, Gougenot devient à cinquante ans littérateur. En deux tragicomédies, un roman et un opuscule théorique, il livre les résultats d’une profonde méditation sociologique et théâtrale, appuyée sur le culte de son exact contemporain Alexandre Hardy. Un grand oublié renaît. 055612 Auslieferung Juni 2012.indd 4 02.07.12 15: 41