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L' Identité féminine dans l' oeuvre d' Elsa Triolet

2010
978-3-8233-7563-0
Gunter Narr Verlag 
Thomas Stauder

Ce volume collectif, comprenant vingt et une contributions de six pays, analyse pour la première fois l'oevre de l'écrivaine française Elsa Triolet (1896-1970) en partant de la perspective des études féministes. Bien qu'elle fût en 1945 la première femme à obtenir le prestigieux Prix Goncourt, dans la perception publique elle resta longtemps dans l'ombre de son mari Louis Aragon, qui la célébrait dans de nombreux et fameux poèmes d'amour, la rédusiant ainsi à un rôle plutôt traditionel d'idole féminine. Mais la vie et l'oevre d'elsa Triolet sont sans pareilles sous plusieurs aspects: non seulement pendant sa jeunesse à Moscou, mais aussi dans les années vingt à Paris, elle fut l'amie de quelques-uns des plus importants intellectuels et artistes de l'époque (elle entretint une relation très étroite avec le poète futuriste Maïakovski); ayant écrit ses premiers romans encore en russe, elle ne passa au français qu'au cours des années trente.

edition lendemains 21 Thomas Stauder (éd.) L’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet L’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet edition lendemains 21 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück) und Hans Manfred Bock (Kassel) Thomas Stauder (éd.) L’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet Für Angela und Aurelia. Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.d-nb.de abrufbar. Gedruckt mit freundlicher Unterstützung der Dr. Alfred Vinzl Stiftung (Universität Erlangen- Nürnberg) und der Kurt Bösch Stiftung (Universität Augsburg). Umschlagabbildung: Portrait d’Elsa Triolet en 1938, par Gisèle Freund ; © Agence Nina Beskow, Paris. © 2010 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6563-1 Table des matières Thomas Stauder (Augsbourg) L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet et les résultats de ce livre …………………..…… 9 Album de photos ……………………………………………………………...… 45 Elsa Triolet face aux deux hommes et écrivains les plus importants de sa vie : Vladimir Maïakovski et Louis Aragon Monica Biasiolo (Erlangen-Nuremberg) Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Vladimir Maïakovski entre biographie et textes ………………….………. 59 Matteo Tuveri (Cagliari) Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain ………………… 81 Alain Trouvé (Reims) Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon ………..………… 99 Elsa Triolet comparée à deux écrivaines émancipées : Virginia Woolf et Simone de Beauvoir Claire Davison-Pégon (Aix-en-Provence) Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin chez Virginia Woolf et Elsa Triolet ……………………...……… 123 Table des matières 6 Claudine Monteil (Paris) Elsa Triolet et Simone de Beauvoir, deux femmes témoins de leur siècle ………………………………….……… 143 Études transversales de l’identité féminine dans les œuvres d’Elsa Triolet Marianne Delranc-Gaudric (Paris) L’élaboration de l’identité féminine chez Elsa Triolet (1896-1948) …………………………………….…………… 171 Geneviève Chovrelat-Péchoux (Belfort-Montbéliard) Elsa Triolet, écrivain ou écrivaine ? ………………………………..………… 187 Marie-Thérèse Eychart (Paris) La construction de l’identité féminine dans les premiers romans en français d’Elsa Triolet …………………...………… 203 Loukia Efthymiou (Athènes) Genre, discours et engagement chez Elsa Triolet ……………………...…… 223 Gislinde Seybert (Hanovre) L’impact du politique dans la création des personnages de fiction dans l’œuvre romanesque d’Elsa Triolet ……………...………… 237 Table des matières 7 Études de l’identité féminine dans des œuvres particulières d’Elsa Triolet Svetlana Maire (Nancy) Fraise-des-Bois ou l’expression des tendances féministes d’une société ……………………..…………………… 255 Thomas Stauder (Augsbourg) L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse ou Comment lire Elsa Triolet avec l’aide de Jacques Derrida, Elisabeth Lenk et Luce Irigaray ………………….…… 271 Elisa Borghino (Turin) L’identité féminine dans Les amants d’Avignon d’Elsa Triolet ………..…… 295 Carolle Gagnon (Sudbury) Corps de la fête et corps de la guerre dans les Cahiers enterrés sous un pêcher d’Elsa Triolet ………………..…………… 305 Andrea Duranti (Cagliari) Elsa Triolet : une vie étrangère ………………………………..……………… 319 Anne-Marie Reboul (Madrid) La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon dans l’œuvre d’Elsa Triolet ……………………….……… 335 Dominique-Joëlle Lalo (Paris) Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet …………...………… 355 Table des matières 8 Graziella-Fotini Castellanou (Thessalonique) Le progrès au féminin, le progrès au masculin dans l’œuvre d’Elsa Triolet : Roses à crédit ………………..………………… 377 Edith Perry (Marly) Portrait de Blanche Hauteville en Galatée ……………..…………………… 389 Marjolaine Vallin (Orléans) L’identité de la narratrice dans Les Manigances …………………..………… 401 Jean-Pierre Montier (Rennes) Identité féminine et figure d’auteure chez Elsa Triolet, dans Le grand jamais, Écoutez-voir et La mise en mots …………..….………… 417 Les auteurs de ce livre ………………………………………………………… 431 Thomas Stauder L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet et les résultats de ce livre Elsa et les femmes. Je m’aperçois qu’il est impossible d’épuiser en un article un tel sujet. En pénétrant à nouveau et dans cette optique, au cœur des romans d’Elsa Triolet, je me suis convaincue qu’il y a matière à un grand livre ; il tentera, je l’espère, un jour, un écrivain. (Braun 1971 : 102) I. Résumé des recherches précédentes sur Elsa Triolet Depuis que Madeleine Braun ait formulé ce souhait dans le numéro spécial de la revue Europe consacré à Elsa Triolet en 1971, presque quatre décennies se sont écoulées. Et pourtant, la recherche internationale n’a pas encore examiné le thème de l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet d’une manière suffisamment approfondie. Pendant longtemps, l’intérêt pour la vie de l’auteure, née en 1896 à Moscou comme Ella Kagan et morte en 1970 en Saint-Arnoult-en-Yvelines comme Elsa Triolet, 1 était bien plus fort que l’intérêt pour son œuvre. Ceci est dû d’un côté à ses rapports avec un grand nombre d’intellectuels, d’artistes et d’écrivains importants - non seulement à Paris, mais déjà avant dans la capitale russe (où elle entretint une relation très étroite avec le poète futuriste Maïakovski) - et d’un autre côté, à son rôle comme objet de la poésie d’Aragon. 2 À cause de la place éminente occupée par Aragon dans l’histoire de littérature française du vingtième siècle, souvent la critique ne réussit pas à concevoir Elsa Triolet indépendamment de son fameux amant (à partir de 1928) et second mari (à partir de 1939), qui l’idéalisa dans ses poèmes tout au long de leur vie de couple. Ceci est prouvé par les titres des biographies lui étant consacrées en France, parmi lesquelles Les clés d’Elsa. Aragon-Triolet de Dominique Desanti (1983 ; reproposée en 1994 comme Elsa- Aragon. Le couple ambigu) et Elsa et Aragon. Souvenirs croisés de Pierre Hulin 1 Quand Elsa obtint le divorce de son premier mari, l’officier français André Triolet, elle décida d’en conserver le nom de famille, car à ce moment-là elle avait déjà publié un certain nombre d’ouvrages sous ce nom. 2 Pour Les yeux d’Elsa, cf. Stauder 2004 (93-109) ; pour Le fou d’Elsa, cf. Stauder 2003. Thomas Stauder 10 (1997). Les biographies publiées par Lilly Marcou et Huguette Bouchardeau en 1994 et 2000 ne portent pas le nom d’Aragon dans leurs titres, mais la vie d’Elsa Triolet à partir de l’année 1928 y est racontée conjointement à celle d’Aragon. Cette tendance peut être observée de manière encore plus claire dans les pays de langue allemande : Gerda Marko se pencha en 1995 dans un chapitre de son livre Schreibende Paare sur Elsa Triolet et Aragon, ce que fit également Unda Hörner en 1996 dans une section de son ouvrage Die realen Frauen der Surrealisten, avant d’élargir cet essai à une monographie complète dans Elsa Triolet und Louis Aragon - Die Liebenden des Jahrhunderts en 1998 ; seule Susanne Nadolny renonça en 2000 à mentionner Aragon dans le titre de sa biographie Elsa Triolet (mais pas à l’intérieur). Une synthèse biographique très bien documentée et très bien écrite avait été publiée déjà en 1992 en Angleterre par Lachlan Mackinnon sous le titre The Lives of Elsa Triolet ; ceci peut se référer non seulement aux années avant et après son émigration de Russie, mais aussi aux périodes de sa vie avant et après avoir connu Aragon (qui y joue un rôle central). Parmi les monographies centrées sur l’œuvre (et non sur la biographie) de l’écrivaine, les contributions les plus importantes proviennent de la recherche universitaire sous forme de thèses de doctorat, rédigées en langue française, anglaise et allemande. 3 Un ouvrage pionnier dans ce champ est Elsa Triolet : romancière et témoin de son époque par Janine Zinn ; dans cette analyse, présentée en 1972 à Lincoln/ Nebraska, l’auteure se penche sur le contexte historique et politique de l’œuvre trioletien. La thèse parisienne de Nicole Morel de 1973, L’histoire et le temps, l’art et l’errance : thèmes et variations dans « Le grand jamais » et « Écoutez-voir » d’Elsa Triolet, ne doit pas non plus être négligée; quant à la question de l’identité féminine, il faut mettre en relief ses remarques sur la figure de « l’errante », comme dans le cas de la transformation de Madeleine en une clocharde dans Écoutez-voir. Dans la thèse de Brenda Bruckner Casey, Elsa Triolet: A Study in Solitude, soutenue à Evanston/ Illinois en 1974, sont analysées quatre formes de solitude - celle de l’étranger, celle de l’artiste, celle de l’amour et celle de la vieillesse -, dont aucune n’est uniquement réservée aux femmes, bien qu’elles en soient aussi concernées. Michel Apel-Muller publia en 1975 à l’Université de Besançon comme thèse une édition critique de Mille regrets, dans laquelle il étudia la structure et l’écriture de ce recueil de nouvelles. La thèse d’André Lukusa, présentée en 1976 et également à Besançon, est basée par contre sur une approche sémiotique et concentrée sur Le grand jamais, tandis que la thèse de Margit Ebersbach, présentée à l’université est-allemande de Leipzig en 1978, applique une méthode structuraliste au roman trioletien Le cheval blanc. La 3 Ici, dans l’introduction à ce volume collectif, les résultats des recherches du passé ne peuvent être indiqués que très brièvement ; on trouvera des résumés plus exhaustifs chez Rezvani Khorasani (1995 : 67-79). L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 11 thèse de Nancy J. Breed, Feminine Self-Consciousness and Masculine Referent: The Image of Woman in the Novels of Elsa Triolet (Princeton, 1979) se penche sur le thème de l’identité féminine, prenant comme exemples trois types de femmes (« the woman in love », « the political woman » et « the woman as artist »). Quoique lié à la tradition un peu vieillotte de la recherche sur l’image de la femme, ce livre constitue un travail préparatoire important pour notre volume actuel. La thèse de France Sharratt, L’œuvre romanesque d’Elsa Triolet, fut publiée en 1980 à Edimbourg : les romans et nouvelles de l’écrivaine y sont groupés en trois phases chronologiques dans lesquelles un certain développement peut être observé ; mais certains aspects féministes y sont à peine évoqués. La thèse que Peter Matthias Phillips présenta à l’Université de Halle en 1981 témoigne de l’alignement marxiste de la recherche en RDA (la « DDR », en allemand) : obéissant à des prémisses de nature idéologique et extra-littéraire, l’œuvre de la romancière y est interprétée de manière tendancieuse, comme on peut le constater déjà dans le titre de cette analyse : Zur Darstellung und Kritik der spätbürgerlichen Gesellschaft im Romanwerk Elsa Triolets. Également en 1981 fut publiée à Besançon la thèse de Geneviève Chovrelat, Transcription théâtrale de l’écriture romanesque : « Personne ne m’aime », d Elsa Triolet, où est examiné le changement de genre littéraire de la narration au drame. La thèse parisienne de Mireille Gouaux, Recherches sur l’imaginaire : marxisme et psychanalyse (1987), traite d’Elsa Triolet au côté de deux autres auteurs, dont une - Colette - est d’une certaine importance pour la critique féministe. La thèse remise par Elizabeth Klosty Beaujour en 1989 à la Cornell University d’Ithaca (état de New York), Alien Tongues. Bilingual Russian Writers of the First Emigration porte en revanche sur le bilinguisme d’Elsa Triolet : on y apprend que l’auteure partage sa difficile situation linguistique avec un nombre considérable d’intellectuels russes qui, comme elle, ont dû abandonner leur pays natal après la révolution d’Octobre. Cette question est approfondie dans la thèse de Marianne Delranc-Gaudric de 1991, D’Elsa Triolet [en cyrillique] à Elsa Triolet. Les quatre premiers romans d’Elsa Triolet et le passage du russe au français, où sont pris en compte non seulement les textes qu’Elsa Triolet rédigea en français, mais aussi des textes en russe en partie peu connus (outre ses premiers romans, il s’agit également de lettres et de notes de journal, qui, à ce moment-là, n’étaient pas encore traduites en français). Le problème du changement de langue - effectué par Elsa Triolet en 1938 dans Bonsoir, Thérèse - concerne l’appartenance culturelle, la mentalité et l’identité de l’écrivaine ; Delranc-Gaudric analyse tout cela de manière très convaincante. Dans la thèse présentée en 1991 par Claire Davison à l’Université de Leeds, Art and the Artist in the Literary Works of Elsa Triolet, est examinée la tension entre liberté artistique et responsabilité éthique dans les personnages d’artiste de l’écrivaine ; Davison souligne Thomas Stauder 12 l’influence du modèle de l’avant-garde russe. De 1993 date la thèse de Lorene Mae Birden, Ella / Elsa: The Making of Triolet, acceptée à l’Université de Massachusetts ; y sont expliquées les techniques littéraires inspirées par des théoriciens comme Chklovski et Jakobson qu’Elsa Triolet utilisa dans ses romans. La thèse qu’Alain Trouvé présenta en 1993 à l’Université de Reims, Pour une relecture d’Elsa Triolet : « L’Âge de Nylon » - « Les Manigances » (dont une version remaniée fut publiée en 2006 sous le titre La lumière noire d’Elsa Triolet), est basée sur la théorie de l’esthétique de la réception, où le rôle de la lecture (selon Trouvé, « sociale », « fantasmatique » ou « ludique ») est décisif pour la constitution du sens de l’œuvre littéraire. Cette année-là fut également publiée la thèse berlinoise d’Unda Hörner, Das Romanwerk Elsa Triolets - Im Spannungsfeld von Avantgarde und Sozialistischem Realismus, dont le titre indique à peine la richesse et la variété de son contenu ; un des chapitres les plus stimulants est celui sur l’intermédialité, où Hörner analyse « l’écriture filmique » de certains romans trioletiens. De 1995 date la thèse parisienne de Marie-Thérèse Eychart, L’Individu dans l’histoire : figures de la dissonance dans les romans d’Elsa Triolet (1943-1953) ; les œuvres parues dans la période nommée sont attribuées à un « cycle de la guerre », qui se distingue par une représentation indirecte et allusive de l’histoire contemporaine et par l’absence d’« héros » selon la conception du réalisme socialiste. La même année fut présentée la thèse de Doris Rezvani Khorasani à l’Université de Münster, Elsa Triolet - das erzählerische Werk, la monographie la plus volumineuse en langue allemande consacrée jusqu’à ce jour à notre écrivaine. Cette analyse - rédigée sous la direction de Wolfgang Babilas, un des meilleurs spécialistes d’Aragon en Allemagne - contient un chapitre sur « Die Darstellung der Frau », où se trouvent des remarques très intelligentes sur les personnages féminins trioletiens, mais aucune discussion de la question d’une possible « écriture féminine ». En 1996, à l’occasion du centenaire de la naissance d’Elsa Triolet, Marianne Delranc- Gaudrig dirigea à Saint-Arnoult-en-Yvelines un colloque, dont les actes parurent en 2000 sous le titre Elsa Triolet, un écrivain dans le siècle. Ce volume offre des approches très différentes à la recherche trioletienne ; l’article le plus important du point de vue des « gender studies » est celui dans lequel Amy Smiley se penche sur Les amants d’Avignon, en soulignant la revalorisation sociale des femmes de par leur participation à la Résistance. La dernière thèse qu’il faut ici mentionner est celle de Susanne Ditschler, Einschreibungen und Um-Schreibungen des Ich: Elsa Triolet und ihr Roman « Le Rossignol se tait à l’aube », conçue sous la direction binationale d’Almuth Grésillon et Joseph Jurt, soutenue en 2001 à Paris et publiée en 2004 en Allemagne. Ditschler, qui travailla pendant la préparation de cette monographie à l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes de la capitale française, suit la méthode de la critique génétique en examinant les diverses L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 13 phases de l’écriture trioletienne, des premiers brouillons jusqu’aux dernières versions de ses textes. À cause des limites naturelles de cette introduction, il est impossible de commenter ici chaque article qui a contribué à la recherche trioletienne ; on dira donc seulement que la majorité de ces articles a été publiée soit dans les Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet de l’Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Aragon (ERITA), soit dans les organes de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet (SALAET) - à savoir, dans la revue Faites entrer l’Infini et dans les Annales. 4 En tenant compte de son importance pour l’élucidation de l’attitude d’Elsa Triolet vis-à-vis de la question de l’émancipation féminine, je ferai une exception pour un seul article, qui mérite d’être regardé de plus près : « La femme ou l’épreuve de la différence », écrit en 2000 par Marie-Thérèse Eychart. Elle y met en relief qu’à la différence de Simone de Beauvoir, 5 Elsa Triolet n‘était pas une théoricienne du féminisme ; ses réflexions personnelles sur les relations entre les deux sexes et sur la position de la femme dans la société ne se trouvent pas dans des traités, mais uniquement dans ses fictions narratives. Également à la différence de Simone de Beauvoir, qui voyait dans la maternité et dans les travaux ménagers un piège pour les femmes qui les empêchait d’atteindre l’égalité intellectuelle et professionnelle avec les hommes, Elsa Triolet jugeait comme positive la responsabilité particulière des femmes pour les enfants, car à travers l’éducation elles pouvaient ainsi contribuer à changer les mentalités politiques. Eychart cite d’une conférence tenue par Elsa Triolet en 1949 au IIIème Congrès de l’Union des Femmes Françaises à Marseille : Je m’adresse à vous les femmes qui protégez vos enfants de la guerre, qui voulez les faire profiter des bienfaits du progrès ; pour cela vous devez les protéger de l’ignorance. Vous avez, en éduquant vos enfants, une responsabilité devant l’avenir, devant le progrès. (Triolet dans Eychart 2000 : 55) Elsa Triolet, qui de par sa conviction des qualités nécessairement inégales des deux sexes peut être perçue comme une avocate du « féminisme de la différence », croyait que le penchant des femmes pour le pacifisme était plus fort que celui des hommes, et qu’elles pouvaient donc jouer un rôle décisif au milieu des tensions de la guerre froide après la Seconde Guerre mondiale. 6 4 Dans mon article « Le regard féminin dans Mille regrets d’Elsa Triolet », paru en 2006 dans les Annales, j’ai déjà abordé le thème de l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet, quoique à ce moment-là sur la base d’un corpus littéraire encore assez restreint. 5 Pour une discussion approfondie de l’engagement féministe de Simone de Beauvoir, cf. Stauder 2008a et 2008b. 6 Eychart (2000 : 53-54) cite d’un article d’Elsa Triolet paru en mars 1948 dans Les Lettres françaises en occasion de la Journée internationale de la femme. Thomas Stauder 14 II. Les perspectives de recherche pour ce livre On peut essayer de donner une réponse à la question jusqu’à ce jour pas encore suffisamment éclairée de l’identité 7 féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet de deux manières différentes : d’un côté, à travers l’analyse des personnages féminins dans les fictions de l’écrivaine - c’est-à-dire, au niveau du contenu -, de l’autre côté, à travers la quête d’une hypothétique « écriture féminine » - donc au niveau de la forme. La recherche sur l’image de la femme dans la littérature est une méthode de la critique féministe qui a depuis longtemps fait ses preuves, 8 et qui continue à porter ses fruits. Un ouvrage pionnier en langue allemande de ce type d’approche est Die imaginierte Weiblichkeit de Sylvia Bovenschen : dans cette monographie de 1979, plusieurs stéréotypes littéraires de la femme sont examinés, entre autres la femme savante et la femme sentimentale. Une de plus importantes contributions en langue française à ce champ de recherches est États de femme - L’identité féminine dans la fiction occidentale, publié en 1996 par Nathalie Heinich. Dans ce livre, une impressionnante variété de clichés féminins dans la littérature est analysée, en passant par les filles-enfants et les vierges héroïques, les épouses et les veuves, les concubines et les courtisanes, sans oublier les cas singuliers comme la vieille fille et le bas-bleu. Cette approche offre normalement la possibilité de révéler des préjugés patriarcaux - ou leur ébranlement - quant aux rôles de la femme dans la société ; observer la description des modèles imposés au sexe féminin et la proposition de modes de vie plus libres et plus authentiques sera également possible en examinant les caractères féminins d’Elsa Triolet. En 1981, Béatrice Didier essaya dans L’écriture-femme - un ouvrage depuis plusieurs fois réédité - de définir en quoi pourrait consister un style spécifiquement féminin ; elle y parle de l’effort de certaines écrivaines d’échapper à une culture et une littérature dominées par la pensée masculine et de leur désir de se forger une expression propre à leur sexe : La femme a souffert pendant des siècles et souffre encore maintenant d’un malaise de l’identité […]. La relation entre écriture et identité est ressentie comme une nécessité par la femme - d’autant plus […] que son écriture est souvent autobiographique. […] On assiste alors à un renversement : non plus décrire, avec 7 Dans la philosophie actuelle et dans la théorie des « gender studies », on tend à être d’accord sur le fait qu’au vingtième siècle la construction de l’identité est une tâche personnelle de l’individu pensant, qui ne peut plus être déléguée à la société ou à d’autres autorités, ni à des instances métaphysiques (Breger 2005 : 48). Cet établissement de cohérence, dont le sujet moderne est lui-même responsable et qui passe souvent à travers la mémoire, est régulièrement réalisé de manière narrative, même par des personnes qui ne sont pas des écrivains (Kraus 2000 : 183). 8 Pour un commentaire sur cette tradition de la critique, cf. Stephan 2000 : 292- 295 et Kroll 2002 : 104-105. L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 15 un arsenal de stéréotypes, les grâces que la romancière prête à l’héroïne, parce qu’elle les a entendu louer en elle par des partenaires masculins (ou parce qu’elle aimerait les voir louer), mais exprimer son corps, senti, si l’on peut dire de l’intérieur : toute une foule de sensations jusque-là un peu indistinctes interviennent dans le texte et se répondent. […] Devenue plus libre, l’écriture féminine va souvent, au niveau non seulement des personnages […], mais davantage encore dans le tissu des images et des sensations, créer un autre ordre, spontanément hors-la-loi. […] On voit que, poussée à ses extrêmes conséquences, l’écriture féminine remet en cause l’ordre et l’idéologie sur lesquels a reposé notre civilisation […]. On voit aussi que la remise en cause de la société et celle du langage sont très exactement une seule et même chose, et qu’il n’est absolument pas étonnant que les textes de pointe du combat féminin apparaissent à beaucoup comme illisibles […]. (Didier 1981 : 34-38) Les tentatives actuelles des critiques littéraires de trouver les critères d’une écriture authentiquement féminine sont basées souvent sur la philosophie poststructuraliste de Jacques Derrida, mais la psychanalyse innovatrice de Jacques Lacan a également été importante pour les recherches dans ce champ ; 9 sans aucun doute, on pourra analyser l’œuvre d’Elsa Triolet en partant de ces deux bases théoriques. En Allemagne, il a été souligné par Vera et Ansgar Nünning en 2004 que des éléments structurels de romans comme la perspective de la narration ou la représentation de l’espace et du temps - longtemps prises en compte seulement par la narratologie, et pas par les « gender studies » - peuvent être marquées sexuellement et peuvent être l’expression d’une identité féminine ou masculine ; ce type d’interprétation peut être appliqué aussi à l’œuvre d’Elsa Triolet. Quoique le centre de gravité du but des recherches de ce volume collectif ait été posé dès le début sur l’œuvre d’Elsa Triolet et non sur sa vie, il n’était pas moins clair que des articles contenant une orientation biographique pouvaient également être très utiles : d’un côté, parce que la vie d’Elsa Triolet - qu’on peut reconstruire à l’aide de ses lettres et journaux intimes - était exceptionnellement intellectuelle, cosmopolite et émancipée pour une femme de son époque, de l’autre côté, parce que le caractère autobiographique d’une grande partie de ses romans et nouvelles justifie cet intérêt pour la vie de l’auteure. Aujourd’hui encore, la méthode biographique d’interprétation peut être pratiquée avec des bons résultats, si cette dernière est appliquée avec la nécessaire précaution et non excessivement comme au temps du positivisme (cf. Nünning 2001 : 62-64 et Becker 2007 : 37-39) ; elle peut donc aussi contribuer à l’élucidation de la question de l’identité féminine chez Elsa Triolet. 9 Quant aux rôles de Derrida et Lacan dans le cadre des « gender studies », cf. Osinski (1998 : 140-147) et Lindhoff (2003 : 67-102). Thomas Stauder 16 III. Les résultats des articles réunis dans ce livre Comme éditeur de ce volume collectif, je suis très fier d’avoir pu gagner comme collaborateurs quelques-uns des meilleurs spécialistes trioletiens au niveau international, dont plusieurs ont été nommés lors du résumé de la recherche antérieure; cette équipe a été renforcée par quelques chercheurs souvent plus jeunes, qui n’ont pas encore publié sur Elsa Triolet, mais qui ont majoritairement une certaine expérience dans le champ des « gender studies ». Dans ce qui suit, on présentera les résultats de leurs contributions, divisés en quatre groupes thématiques et dans l’ordre d’apparition dans le livre. Elsa Triolet face aux deux hommes et écrivains les plus importants de sa vie : Vladimir Maïakovski et Louis Aragon Monica Biasiolo (Erlangen-Nuremberg) montre dans « Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Vladimir Maïakovski entre biographie et textes » le rôle joué par le poète russe dans la constitution de l’identité de l’écrivaine - unie à lui par des liens intellectuels et sentimentaux - pendant sa jeunesse et aussi plus tard. À partir de 1914, ils se virent régulièrement et, au début, la fonction typiquement féminine d’une muse et assistante incomba à Elsa : Avoir la jeune fille chez lui et se promener avec elle l inspire pour ses lyriques. Elsa lit et corrige les fautes d’orthographe de son ami, entre dans son univers, et en en comprenant les règles, l’inspire grâce à la musique qu’elle joue lorsqu’ils sont ensemble. La relation amoureuse entre Maïakovski et Lili, la sœur d’Elsa, qui commence à se tisser en 1915 (bien que Lili soit à ce moment-là déjà mariée avec Ossip Brik), accable la jeune femme ; mais Maïakovski l’aidera par contre quelques années plus tard quand elle commencera à écrire (à cette époque-là encore en russe), en lui donnant quelques conseils précieux : On doit préférer les mots les plus expressifs, les plus rares, les plus nécessaires, faire attention à chaque expression, au potentiel du mot, à sa musicalité, soit seul soit combiné aux autres mots. Pendant ses séjours à Paris au cours des années vingt, Maïakovski contribua à rappeler à Elsa les racines russes de son identité : « Avec lui m arrivaient mon adolescence, mon pays, ma langue. » 10 On trouve des traces de la 10 En résumant ici les contributions à ce volume, j’évite de répéter les indications des lieux de provenance des citations ; le lecteur (ou la lectrice) qui voudrait connaitre ces détails, pourra trouver ces informations dans les articles en question. L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 17 présence de Maïakovski aussi dans des ouvrages trioletiens rédigés longtemps après la mort du poète russe ; ainsi par exemple dans les Cahiers enterrés sous un pêcher de 1943, où Louise Delfort raconte sa liaison avec un jeune homme nommé Vladimir, avec des allusions évidemment autobiographiques : « C est bien lui qui m a tout appris de l amour. Même l amour physique. » Le suicide du sculpteur Lewka dans Le monument (1957), causé par le conflit entre la conscience de l’artiste et la doctrine culturelle communiste, rappelle sans aucun doute les circonstances du décès de Maïakovski. Elsa Triolet continua à avoir une fonction dans la vie de Maïakovski comme traductrice et comme organisatrice d’une exposition itinérante inaugurée en 1967 à Montreuil ; cela lui facilita la réflexion sur sa propre situation comme auteure d’origine russe mais écrivant désormais en français. Biasiolo constate à la fin de son article : « Le ‹ moi › de l’écrivaine passe […] à travers l’autre, un autre dans lequel elle-même se reconnaît : Maïakovski. » Matteo Tuveri (Cagliari) analyse dans « Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain » les connections entre les poèmes d’amour dédiés par Aragon à Elsa à l’époque de la Seconde Guerre mondiale et la tradition de la poésie amoureuse de l’occident, afin de mettre en relief la nouveauté de l’image de la femme célébrée par Aragon. Déjà la poétesse grecque ancienne Sappho avait opposé aux valeurs de la force et de la guerre, appréciées alors par une civilisation patriarcale, une conception féminine de la suprématie de l’amour : « Soldatesque, cavalerie ou flotte, / Rien, selon les gens, sur la terre noire, / N’est plus beau : je dis que chacun préfère / L’être qu’il aime. » Assez similaire est la fonction sociale de l’amour dans la poésie de Résistance aragonienne, écrite pendant l’occupation de la France par les Allemands ; dans sa préface au recueil Les yeux d’Elsa (1942), Aragon observa : « à l’heure de la plus grande haine, j’ai un instant montré à ce pays déchiré le visage resplendissant de l’amour » (cité d’après Stauder 2004 : 93). 11 Le grand modèle pour Aragon dans cette situation précise était le troubadour provençal Arnaut Daniel, qui selon lui avait composé ses poèmes dans une constellation historique comparable : J’en reviens à la morale courtoise. Née dans le règne de la violence […], cette morale qui vient indiscutablement de Provence, grandit, on le sait, dans les cours désertées par les Croisés, autour d’Éléonore d’Aquitaine […]. Elle est une réaction prodigieuse à la barbarie féodale. (ibid. : 95) 11 En parlant des résultats de cette contribution, je me permets d’y ajouter quelques citations d’Aragon qui ne se trouvent pas chez Tuveri, mais qui à mon avis soulignent bien son argumentation. Afin de ne pas alourdir la bibliographie à la fin de cette introduction (limitée à un certain nombre de travaux de recherche), je cite Aragon de mes propres publications, qui font déjà partie de cette liste. Thomas Stauder 18 Malgré l’appartenance formelle de la poésie aragonienne à la tradition provençale et pétrarquiste, elle se distingue selon Tuveri par une image innovatrice de la femme, qui n’est plus un objet passif de l’adoration masculine comme Laura (ou comme Béatrice chez Dante), mais une femme moderne et émancipée, comme l’était dans la vie réelle l’épouse d’Aragon : Un homme réussit à mettre au cœur de sa propre existence et de son propre art un sentiment d’équilibre et de sérénité inspiré par une femme forte, forte dans les idées […], la femme représentée par Elsa. Tuveri voit dans Elsa et dans son influence sur Aragon la vraie raison de la séparation de celui-ci des surréalistes, coupables de marginaliser les femmes au sein de leur groupe : La substitution de la femme, ou sa réduction à l’appendice masculin selon la fantaisie et l’appétit de ces mêmes hommes, […] comme la célèbre enquête sur la sexualité réalisée par le cercle surréaliste en 1929, conduira Louis Aragon à s’éloigner du groupe artistique précédemment nommé, notamment lors du voyage en Russie avec Elsa. Il est tout à fait exact qu’on trouve dans l’œuvre aragonienne à partir de la première moitié des années trente des indices sur le fait que sa conception du rôle de la femme dans la société est en train de changer, probablement grâce à Elsa ; on pourrait citer par exemple le poème « Les amants de Magnitogorsk » du recueil Hourra l’Oural (1934), ou le panégyrique adressé à Clara Zetkin dans Les cloches de Bâle (de la même année) : Elle est la femme de demain, ou mieux, osons le dire : elle est la femme d’aujourd’hui. L’égale. Celle vers qui tend tout ce livre […] Ici pour la première fois dans le monde la place est faite au véritable amour. Celui qui n’est pas souillé par la hiérarchie de l’homme et de la femme, par la sordide histoire des robes et des baisers, par la domination d’argent de l’homme sur la femme ou de la femme sur l’homme. La femme des temps modernes est née, et c’est d’elle que je chante. (cité d’après Stauder 2003 : 321) Alain Trouvé (Reims) se penche dans « Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon » sur ce même couple, mais cette fois-ci sur la base des Œuvres romanesques croisées des deux auteurs, analysées du point de vue des « gender studies ». Soit Aragon soit Elsa Triolet s’attaquent à des clichés sexuels courants dans la société afin de les déconstruire avec ironie ; ainsi par exemple est critiqué le comportement machiste du protagoniste masculin dans le roman trioletien Roses à crédit : « Les femmes, en dehors de Martine, l’unique, n’étaient pas un problème pour Daniel, il était comme un bon chasseur qui trouve toujours du gibier au bout de son fusil. » Parmi les nombreux aspects traités par Trouvé, un des plus intéressants est le thème de la maternité empêchée dans les romans d’Elsa Triolet, ce qui renvoie probablement à un épisode traumatique de sa biographie - à savoir, une L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 19 grossesse avortée -, mais qui concerne aussi la question de l’identité féminine, traditionnellement définie sur la base de la capacité de la femme d’enfanter : Les thèmes de l’avortement et de la fausse couche sont associés aux personnages de Louison (L’Inspecteur des ruines) et de Martine Donelle (Roses à crédit), dont ils accompagnent ou précipitent l’évolution malheureuse. Clarisse, l’héroïne des Manigances, rencontre dans un ascenseur une femme enceinte qui occupe tout l’espace et impose agressivement aux autres la royauté de sa grossesse. Sur un mode plus souriant, Nathalie Petracci (L’Âme), artiste condamnée à l’impotence, accueille les enfants de ses voisins, un couple de militants communistes. L’un d’eux, Christo, passionné par les bandes dessinées qu’elle réalise et par les automates que conçoit son mari Luigi, devient en quelque sorte l’enfant adoptif du couple. Non seulement les thèmes des romans trioletiens sont typiquement féminins, mais aussi leur style ; Trouve aborde ici la question de « l’écriture féminine » à travers une comparaison avec le style aragonien et avec l’aide de la psychanalyse : L’ampleur métonymique, indice du réalisme, est une propriété aragonienne ; la prédominance des enchaînements poétiques est la marque de fabrique du roman trioletien auquel convient le qualificatif de réalisme poétique. Tandis que la métonymie, par la contiguïté, accueille la disparate du réel, l’analogie qui fonde le régime poétique privilégie le même. Il y aurait ainsi un peu moins d’altérité du côté de la métaphore, plus d’enracinement dans un imaginaire primordial non différencié. Le roman trioletien touche de plus près, peut-être, à ce que nous avons appelé plus haut la forme archaïque de la féminité. Elsa Triolet comparée à deux écrivaines émancipées : Virginia Woolf et Simone de Beauvoir Claire Davison-Pégon (Aix-en-Provence) met en parallèle dans « Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin chez Virginia Woolf et Elsa Triolet » des éléments distinctifs de la vie, de l’œuvre et de la réception de ces deux écrivaines. L’Anglaise est considérée à juste titre comme mère fondatrice du féminisme littéraire au vingtième siècle, surtout à cause de son traité A Room of One’s Own de 1928 ; mais aussi dans ses romans, assez novateurs dans leur technique narrative (entre autres, Mrs. Dalloway, de 1925 ; To the Lighthouse, de 1927 ; Orlando, de 1928 ; et The Waves, de 1931), elle se penche souvent sur la question de l’identité féminine. Il est frappant que les deux auteures aient souffert de manière comparable des préjugés de certains critiques masculins, convaincus de l’infériorité artistique innée de la femme. Ainsi par exemple s’exprima en 1932 Floris Delattre au sujet de l’Anglaise : Thomas Stauder 20 L’œuvre de Virginia Woolf ne possède ni la grandeur ni la solidité architecturale de certaines œuvres d’hommes, ni non plus cet équilibre des facultés créatrices qui en assure la durée. À la Française arriva la même chose ; même après avoir été décorée avec le Prix Goncourt, elle eut toujours à subir des invectives misogynes : Elsa Triolet […] parle […] en femme, en mode mineur, en un style volontairement incorrect et alourdi d’une abondance de détails souvent fastidieux. Il est tout à fait vrai que les deux écrivaines ont en commun une tendance à choisir des formes littéraires assez brèves et de créer des personnages souvent marginaux et difficilement saisissables ; ceci ne doit pas être interprété comme une faiblesse involontaire, mais plutôt comme un refus conscient de l’idéologie rationnelle et masculine dominante, un refus du « phallogocentrisme » selon Derrida et des discours totalisants dans le sens de Lyotard. Davison-Pégon souligne l’absence de dogmatisme chez Woolf et Triolet : Chez chacune on ressent une vive impatience dès lors qu’il s’agira de se laisser emporter dans les universels, les essences, l’abstraction théorique ; elles marquent une préférence nette pour le concret, le ici et maintenant, et la construction fictionnelle. […] Elles s’opposent dans leurs thématiques romanesques et dans leurs pratiques textuelles aux visions non-contradictoires du monde, à la langue trop pure, aux frontières trop nettes, comme elles déconstruisent tout le présupposé humaniste, patriarcal, selon lequel l’identité se conçoit dans son unicité, sa singularité, sa pureté, sa supériorité, sa centralité. Ceci peut très bien être observé dans deux ouvrages de maturité de ces écrivaines, The Waves et Le rossignol se tait à l’aube ; Davison-Pégon constate aussi bien chez Woolf que chez Triolet un « flottement onirique », considéré par elle comme typiquement féminin : Dans chaque cas, il s’agit d’explorer les différentes couches de l’identité, mais en montrant que, perçue de l’intérieur, celle-ci apparaît toujours comme un flux, un processus, infini et dispersé. Les deux auteures ont en outre en commun de se référer assez souvent au problème de la vieillesse avec son inévitable décrépitude corporelle, un phénomène particulièrement dur à vivre pour les femmes à cause de leur orientation imposée vers un idéal de beauté inaccessible pour la plupart des membres de leur sexe. Elsa Triolet questionna cette norme en 1943 dans Le mythe de la baronne Mélanie, en renversant la chronologie habituelle : « La baronne Mélanie va mesurer la force du passage du temps et l’absurdité de la construction sociale de la féminité au fur et à mesure que sa vie défile à l’envers. » Claudine Monteil (Paris) compare à son tour dans « Elsa Triolet et Simone de Beauvoir, deux femmes témoins de leur siècle » les vies et les L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 21 œuvres de ces deux écrivaines, dont l’une seulement - celle qui rédigea Le deuxième sexe - est considérée comme vraie théoricienne du féminisme moderne. Toutes deux étaient des compagnes de fameux hommes de lettres - Aragon pour l’une, Sartre pour l’autre - et toutes deux furent considérées pendant un certain temps par le public comme des accessoires insignifiants de ces hommes avant de pouvoir s’affirmer par leur propre écriture. Monteil confronte leur origine sociale, leur éducation et leur chemin vers la littérature ; dans notre contexte, le passage où elle évoque leurs « accords et désaccords sur la place de la femme dans la société » est particulièrement important : Leur conception de l’égalité diffère : pour Elsa Triolet, il s’agit de l’égalité dans la différence. La femme se doit d’assumer une féminité. Elle est aussi une mère qui s’occupe de ses enfants. Chez Beauvoir, la maternité est une ruse de la société patriarcale pour cantonner les femmes dans des rôles ingrats et répétitifs au sein du foyer, ne permettant pas de se dépasser. Monteil se penche aussi sur le détail - peu connu - de la biographie trioletienne qui évoque sa perte de la capacité de donner naissance à un enfant après un avortement mal effectué durant son adolescence en Russie ; cela pourrait expliquer en partie son désir de maternité. Mais ce point-là ne constitue pas l’unique contentieux idéologique entre Elsa Triolet et Simone de Beauvoir ; à différence de cette dernière, qui rejetait le mariage qu’elle percevait comme une forme d’esclavage pour la femme et qui ne légalisa jamais son union avec Sartre, Elsa croyait en la possibilité du bonheur conjugal et n’hésita pas à épouser Aragon après avoir obtenu le divorce de son premier mari, André Triolet. Malgré cela, Elsa revendiquait l’indépendance économique de la femme, si possible même au sein du mariage, ce qui pouvait être seulement obtenu au travers d’une activité professionnelle, pas du tout ‹ normale › pour la majorité des femmes de son époque. Un premier point de contact encore indirect entre les deux écrivaines fut établi lors du compte rendu du roman trioletien Bonsoir, Thérèse publié par Sartre en 1939. Puis on proposa les deux comme candidates pour le Prix Goncourt de l’année 1944 qui fut attribué à Elsa Triolet en 1945 ; Simone de Beauvoir eut à attendre jusqu’en 1954 pour finalement obtenir ce prix. Les rivalités littéraires ne manquaient pas au cours des années, comme par exemple lorsque Simone de Beauvoir commença à publier ses mémoires avec un succès foudroyant non seulement chez le public mais aussi chez la critique. Elsa écrivit alors dans une lettre à sa sœur Lili, le 5 avril 1961 : Oui, les mémoires sont à la mode. Julliard m’a demandé d’écrire les miennes pour faire concurrence à Simone de Beauvoir. J’ai été prise d’un tel ennui en envisageant la chose que je ne peux plus en entendre parler. Thomas Stauder 22 Quant à leurs positions politiques, les deux auteures défendaient des valeurs similaires mais pas toujours identiques. Ceci vaut pour leur engagement dans la Résistance, qui ne fut pas de la même nature, ou pour leurs manières différentes de transformer l’expérience de ces années-là en littérature (avec Le premier accroc coûte deux cents francs pour Elsa Triolet et Le sang des autres pour Simone de Beauvoir). On peut également constater des divergences d’opinions au sujet de l’Union Soviétique ou de la décolonisation (surtout en ce qui concerne la question de l’Algérie). Études transversales de l’identité féminine dans les œuvres d’Elsa Triolet Marianne Delranc-Gaudric (Paris), qui s’appuie sur de nombreux documents inédits en russe des cahiers et lettres de l’auteure, examine dans « L’élaboration de l’identité féminine chez Elsa Triolet (1896-1948) » la période qui va de la jeunesse trioletienne jusqu’aux années d’après-guerre. Née à la place d’un garçon attendu par ses parents, Ella (comme Elsa s’appelait alors) ne se sentait pas aimée par sa mère, qui lui préférait sa sœur aînée ; afin de compenser ce manque d’affectivité, elle développa une relation émotionnelle assez étroite avec sa nourrice Stécha, son premier modèle féminin. Une influence décisive sur la formation de sa personnalité est à attribuer à sa famille moscovite, des juifs cultivés appartenant à la grande bourgeoisie ; cela lui donna la possibilité d’apprendre deux langues étrangères (le français et l’allemand) dès son plus jeune âge. Après de brillants résultats à l’école, Elsa étudia, également avec bravoure, l’architecture ; pendant ses années à l’université, elle était l’amie de quelques-uns des plus importants intellectuels russes de l’époque : en premier lieu, il nous faut citer Maïakovski, auquel elle était intimement liée ; mais elle connaissait également Kamenski, Chklovski et Jakobson, et en outre Chagall, Babel et Pasternak. Ces jeunes hommes exceptionnels l’acceptaient comme interlocutrice d’égal à égal ; on peut donc parler d’une vraie émancipation d’Elsa Triolet déjà à cet âge-là. André Triolet, son premier mari, avait par contre des idées plutôt traditionnelles quant au caractère et au rôle de la femme ; cette attitude patriarcale fut probablement la raison de leur séparation et plus tard de leur divorce. Dans le milieu artistique de Montparnasse, au milieu d’un grand nombre d’émigrés russes, Elsa retrouva sa liberté, mais au prix de la solitude. Son désir d’avoir un enfant, mentionné en 1925 dans son journal intime, et l’impossibilité physique de réaliser ce rêve, peuvent être expliqués par un avortement pratiqué à l’âge de dix-huit ans : « Il me manque un être proche, dont je prenne soin et que j’aime comme l’enfant que jamais en effet je n’aurai. » Dans le manuscrit de Camouflage, son troisième roman, publié en 1928 encore L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 23 en russe dans l’Union Soviétique, on trouve dans le « Récit d’une femme irritée » des considérations sur la question des différences entre les deux sexes, avec une critique de la mentalité du patriarcat : Chez nous, Français, il existe une question terrible à propos des femmes : est-ce qu’elle couche ? On ne demande jamais cela à propos d’un homme. On demande s’il est intelligent, s’il est bon, riche, mais personne ne demande est-ce qu’il couche ? On ne s’y intéresse pas ; dans l’ensemble les femmes se divisent en quelque chose comme des Saintes Vierges (mères, femmes, sœurs) et en prostituées - toutes les autres. Quand Elsa en 1928 rencontre Aragon à La Coupole parisienne, elle voit surtout en lui un homme avec les mêmes intérêts intellectuels, ce dont elle avait besoin à ce moment-là. Mais il la sous-estime au début de leur relation, ne l’encourageant pas dans ses efforts littéraires ; cela prendra quelques années avant qu’Aragon reconnaisse sa compagne comme son égale : Elsa m’avait arraché mes lunettes masculines, ces préjugés de l’homme qui, sous prétexte d’assumer toutes les responsabilités du couple, confine la femme à n’être que sa femme, son reflet. Dans le manuscrit de Bonsoir, Thérèse, son premier roman en français, complété en 1938, Elsa note ses frustrations face à l’arrogance masculine, en sachant que le sien n’est pas un cas isolé : En français on dit - Homme, c’est à dire que l’espèce humaine est toujours représentée par un homme et non un être humain qui pourrait être homme ou femme. […] L’humanité se partage selon les uns - en classes, […] selon d’autres - ce sont les races qui s’opposent, pour d’autres encore les religions […] D’autres encore voient - les hommes et les femmes. Mais dans la vie, ils […] sont dressés les uns contre les autres dans une autre lutte. Les femmes opprimées comme le reste de l’humanité et ayant encore devant soi l’autre ennemi - l’homme. Ce passage encore plus long dans la version originale, citée entièrement dans l’article de Marianne Delranc-Gaudric, est évidemment d’une pertinence particulière lorsque l’on souhaite déterminer l’attitude exacte d’Elsa Triolet dans le débat féministe de son époque. Geneviève Chovrelat-Péchoux (Belfort-Montbéliard) commence sa contribution intitulée « Elsa Triolet, écrivain ou écrivaine ? » avec les années de l’adolescence de l’auteure ; en analysant ses notes intimes, on peut montrer qu’à cette période de sa vie elle hésitait encore entre l’acceptation d’un rôle féminin traditionnel et la volonté d’une émancipation future réalisable au travers de performances personnelles dans le champ littéraire, artistique ou professionnel. Le rêve du grand amour et les doutes persistants quant à sa propre attractivité qu’on rencontre chez Elsa à l’âge de dix-sept ans, sont quelque chose de très commun ; mais il faut remarquer qu’elle a absorbé un certain nombre de préjugés masculins quand elle écrit en Thomas Stauder 24 décembre 1913 qu’il serait le destin des femmes de rester confinées dans la sphère de la vie privée, tandis que les hommes seraient mieux dotés pour des exploits intellectuels et artistiques : Est-il vrai que pour devenir un grand artiste, il faut aimer son art par-dessus tout ? Je le crois. […] Y a-t-il rien qui pourrait m’absorber totalement ? Non, Dieu m’a donné le désir d’amour, a créé mon âme pour l’amour, mais ne m’a pas donné un corps fait pour l’amour. Peut-être toutes les femmes sont pareilles en cela et que c’est pour cette raison qu’il n’y a pas de grandes femmes, de femmes de génie. On ne peut en même temps aimer et se consacrer à l’art, je le sens maintenant tout à fait clairement, intensément. Chovrelat-Péchoux explique qu’à ce moment-là Elsa voyait encore dans sa sœur Lili la personnification de son idéal féminin car Lili avait un grand nombre d’admirateurs masculins, ce qu’Elsa aurait désiré pour elle-même : Mara n’aime que Lili en moi, il n’a aimé que notre extraordinaire ressemblance. […] Un jour, j’ai dit à Mara que je n’épouserais qu’un homme qui me placerait aussi haut qu’il place lui-même Lili. À travers sa difficile relation avec le poète Maïakovski, qui négligea l’amour que lui montra Elsa pour se tourner justement vers sa sœur Lili, elle découvrit la possibilité de sublimer et surpasser ses passions dans la littérature ; elle continua à penser à Maïakovski même après la mort de celui-ci, en luttant par exemple pour sa réhabilitation en l’Union Soviétique. Après son mariage avec André Triolet, Elsa - qui avant avait eu peur de finir ses jours comme femme au foyer - se voyait soudainement forcée de se comporter d’une manière qui ne correspondait pas du tout à l’idée qu’elle sa faisait de sa vie : André, comme tout mari français, me harcèle parce que je ne lui reprise pas ses chaussettes, ne lui fais pas de beefsteaks et qu’il y a du désordre. J’ai dû me changer en maîtresse de maison modèle et maintenant « j’ai de la propreté, j’ai de l’ordre ». Il est compréhensible qu’elle ne pût pas rester très longtemps aux côtés de cet homme qui n’acceptait pas son besoin de liberté ; Chovrelat-Péchoux met en relief que sa liaison puis son mariage avec Aragon lui offrirent un cadre bien meilleur pour son émancipation personnelle. Une femme qui fut importante pour Elsa comme nouvel idéal féminin à l’époque de la Deuxième Guerre mondiale fut la communiste et résistante Danièle Casanova, morte à Auschwitz en 1943 ; l’écrivaine lui rendit hommage la même année en publiant sa nouvelle Les amants d’Avignon sous le pseudonyme Laurent Daniel : « À la tête de l’Union des jeunes filles de France, elle militait pour l’égalité des sexes. » Tout en connaissant les œuvres de Simone de Beauvoir, dont elle cite une partie dans La mise en mots en 1969, Elsa L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 25 Triolet n’avait pas du tout la même conception de l’émancipation féminine que la compagne de Sartre. Marie-Thérèse Eychart (Paris) se concentre dans « La construction de l’identité féminine dans les premiers romans d’Elsa Triolet en français » sur les œuvres de l’écrivaine parues à partir de 1938 et jusqu’à la fin des années quarante, sans toutefois négliger le contexte du reste de ses écrits. En se réclamant de Sartre et de son fameux compte rendu de Bonsoir, Thérèse, Eychart fait remarquer que les personnages d’Elsa Triolet sont souvent « des femmes seules et marginales », sans liens avec un homme ou une famille, et avec une vie en-dehors des normes de la société. Ceci peut d’un côté être interprété comme un reflet des expériences de l’écrivaine comme émigrée russe en France, qui pendant quelques années - après la séparation d’André Triolet et avant la rencontre avec Aragon - était toute seule dans un pays étranger ; mais de l’autre côté, cette image littéraire de la femme isolée contient aussi un potentiel émancipateur. Ceci devient évident quand on regarde la liberté sexuelle avec laquelle vivent quelques-unes de ces femmes, profitant d’une promiscuité permise à cette époque-là uniquement aux hommes. Eychart cite le cas d’Élisabeth dans Le cheval blanc, qui en s’exclamant « On se prend, on se quitte », montre qu’elle peut très bien séparer la sexualité de l’amour. Malgré cela, une communication sincère entre hommes et femmes autour de ces sentiments est rarement possible dans les romans d’Elsa Triolet ; les personnages masculins conçus par l’écrivaine comprennent sous le terme d’amour surtout la conquête physique (jusqu’au viol, souffert par Élisabeth de la part de Michel), tandis que les personnages féminins associent à l’amour un goût de l’absolu : « L ’ amour semblait former l ’ idéal de cette femme de trente ans [à savoir, Élisabeth], un idéal comme ceux pour lesquels d ’ autres donnent leur vie... » Les femmes des romans et nouvelles trioletiens définissent leur identité aussi à travers la maternité, à laquelle elles pensent constamment ; ceci vaut par exemple pour la protagoniste de Fraise-des-Bois (publié en 1926 en russe), qui rêve d’un enfant à travers une icône de la publicité française des années vingt : Elle est dans sa chambre d’enfant à Moscou et tient sur ses genoux le Bébé Cadum. C’est son vrai enfant, chaud, lisse, doux. Elle l’aime terriblement, le serre contre son cœur et pleure [...]. Fraise-des-Bois sent avec épouvante qu’elle ne peut retenir le Bébé dans ses bras affaiblis. Les personnages de Louison et Francine dans Le cheval blanc, dont chacune a perdu un enfant par un avortement, possèdent également une composante autobiographique ; Eychart explique la blessure d’Elsa Triolet par cette expérience en citant une note de journal de 1925. Pour Charlotte, la protagoniste de la nouvelle « Le destin personnel », qui appartient au recueil Mille regrets, la maternité est essentielle pour l’identité de son sexe : « Moi je Thomas Stauder 26 n ’ ai pas d ’ enfant. Une femme qui n ’ a pas d enfants est un monstre, dans le genre d ’ un hermaphrodite. » Dans Les fantômes armés, Anne-Marie a eu des enfants, mais vit désormais séparée d’eux, ce dont elle souffre : « Me voilà privée de tout ce qui a été le sens de ma vie [...] les enfants. » On peut parler d’une vraie obsession de l’auteure qu’elle transmet à ses personnages tout au long de son œuvre, comme ici dans Écoutez-voir : « Il se disait l ’ ange Gabriel… Qu ’ était-il venu m annoncer ? Rien. Toute la question est là. Mes flancs sont vides, je n enfanterai point. » Un autre aspect de la vie qui également compte plus pour les femmes que pour les hommes, est la vieillesse ; Eychart montre que beaucoup de personnages féminins d’Elsa Triolet craignent le processus de la perte d’attractivité sexuelle, car elles sont habituées à définir leur propre valeur uniquement à travers le regard des hommes. En guise de conclusion, Eychart cite une note personnelle de l’écrivaine de 1928, où elle souhaite un rôle plus important pour les femmes dans la société : « Les femmes, c ’ est l ’ avenir du monde. Leur force n est pas découverte mais est-ce que l électricité a toujours été connue ? » Dans son article sur « Genre, discours et engagement chez Elsa Triolet », Loukia Efthymiou (Athènes) prend en considération non seulement les écrits publiés de l’écrivaine, mais aussi des documents d’archive très peu connus, qui sont conservés au Fonds Elsa Triolet - Aragon. L’analyse s’occupe des années trente et quarante, particulièrement significatives pour l’engagement politique trioletienne ; à cette période-là, on trouve aussi des observations de l’écrivaine au sujet des relations entre les deux sexes. Elle s’oppose à la volonté dominatrice du patriarcat, basée sur une prétendue supériorité physique : « Pourquoi est-ce si merveilleux et enviable que d’avoir des testicules ; une idée d’homme. » Indépendamment de Sartre et Beauvoir, qui arrivaient à des conclusions similaires à travers leur philosophie existentialiste, elle compare dans une note écrite à la main l’oppression de la femme avec celle de certains groupes ethniques : « Je déteste le fascisme, les antisémite [sic], les hommes, parce que je hais tous ceux qui profitent de leur force pour humilier, pour piétiner des êtres humains. » Également transmises en forme de manuscrit sont des réflexions trioletiennes sur la nécessité pour les femmes d’assurer leur indépendance économique par une activité professionnelle ; les hommes doivent appuyer les femmes sur le chemin de l’émancipation : Si elle ne peut pas gagner son pain quotidien, si on ne lui apprend rien, si son travail est mal payé, à qui faut-il s’en prendre, messieurs ? L’homme leur a tout pris. […] Qu’ils nous aident à ne pas devenir leurs cuisinières leurs femmes de ménages [sic]. Si on peut parler de militantisme féministe chez Elsa Triolet, il s’agit plutôt d’efforts personnels que d’une lutte au sein d’organisations officielles, qu’elle n’aimait pas : L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 27 Je n’ai jamais fait partie d’une association de femmes. Ni pour manger des petits fours ni pour réciter des poèmes ni pour des revendications politiques. Cela m’ennuyais [sic] et m’humiliais [sic]. […] Les femmes se réunissaient sur la base de leur infériorité. Je ne me sentais pas inférieure. Son combat pour une meilleure entente entre hommes et femmes faisait pour elle partie d’un projet politique plus vaste, incluant toute la société : « J’avais des soucis humains, je me sentais solidaire des femmes et des hommes. » Elle appartenait à une seule organisation pour le sexe féminin, l’Union des Femmes Françaises, proche du Parti Communiste, qui défendait une morale sexuelle assez conservatrice, en soulignant l’importance de la maternité pour l’identité féminine. Mais les communistes français avaient accepté après la Deuxième Guerre mondiale une certaine revalorisation des femmes à cause de leur participation à la Résistance, prouvant ainsi leurs capacités dans des domaines dont elles étaient restées exclues auparavant. Elsa Triolet célébra le courage de ces femmes non seulement dans plusieurs textes narratifs (entre autres, Les amants d’Avignon), mais aussi dans des discours publics et dans des articles : Les filles de France, sans peur et sans reproches, pures comme Jeanne d’Arc, ont eu le courage de la Pucelle pour se défendre devant les tribunaux et monter sur le bûcher. […] Et si toutes les filles n’ont pas été héroïques, il y en a eu des milliers, qui sans entendre des voix ont donné leur vie pour la France. Gislinde Seybert (Hanovre) analyse « L’impact du politique dans la création des personnages de fiction dans l’œuvre romanesque d’Elsa Triolet », en se penchant plusieurs fois sur la question du genre. Ainsi elle voit par exemple dans Le cheval blanc (1943) dans la décision d’Élisabeth à faveur de Bielinki et contre Michel Vigaud « un exemple d’Œdipe renversé, de Contre-Œdipe » : L’homme plus âgé qui représente l’instance paternelle, reprend la femme au fils, renforçant et reconstituant ainsi le système patriarcal ébranlé par l’émancipation de la femme, et son choix libre de partenaire sexuel. Dans Les amants d’Avignon, une des nouvelles de Le premier accroc coûte deux cents francs (1945), Seybert met en relief le fait que Juliette réussit à tromper la vigilance des soldats allemands par une faculté traditionnellement attribuée aux femmes, à savoir l’arme de la simulation : Vous me faites mal… gémit Juliette, et elle tournait vers l’homme des yeux pleins de larmes : c’étaient de splendides larmes qui remplissaient les yeux jusqu’aux bords, sans tomber, comme de jolies larmes de glycérine, au cinéma… Dans La vie privée ou Alexis Slavsky, artiste peintre, une autre nouvelle du même recueil, on peut observer dans la relation entre la protagoniste Henriette et son compagnon Alexis certains clichés sexuels. Le personnage féminin se laisse exploiter par le personnage masculin, jusqu’à l’abnégation Thomas Stauder 28 totale : « Henriette essaie même de mettre dans le lit d’Alexis la belle dame riche qu’il adore, pour lui rendre le goût de la vie et le travail plus agréable. » Mais cette attitude de souffre-douleur touche à sa fin quand Henriette est confrontée à sa rivale Cathy ; elle devient agressive et détruit involontairement sa liaison avec Alexis : « Sous la façade de l’amour maternel transparaît un amour atavique, existentiel et monstrueux qui n’a plus d’égard envers l’être aimé. » Dans Le rendez-vous des étrangers (1956), l’identité féminine est moins importante que le problème de l’exil ; on trouve quand même un caractère féminin assez intéressant dans Olga, une Russe qui vit à Paris : « Les hommes sont attirés par elle, par son élégance mondaine ainsi que sa mélancolie de solitaire. Elle dispose de la même attractivité qu’Élisabeth Krüger dans le roman Le cheval blanc. » Dans Le monument (1957), le sculpteur Lewka se pose la question de savoir si l’art doit se laisser instrumentaliser par la doctrine d’un parti ; mais l’épisode pendant lequel le protagoniste descend aux catacombes, où des opposants au régime vivent dans une situation de marginalisation sociale, peut être relié au « penchant [d’Elsa Triolet] pour la vie sauvage des clochards et son désir d’évasion vers les bas-fonds de la société pour échapper aux difficultés et à l’injustice d’une vie réglée de conventions », ce qui nous ramène au thème du genre. Un roman de grande pertinence quant au rôle de la femme dans la société est Roses à crédit, de 1959 ; Seybert compare la crise existentielle et l’endettement de la protagoniste Martine avec le destin tragique d’Emma Bovary : les deux femmes rêvent également d’amour et de luxe, mais échouent de manière brutale. Études de l’identité féminine dans des œuvres particulières d’Elsa Triolet Svetlana Maire (Nancy) s’intéresse dans « Fraise-des-Bois ou l’expression des tendances féministes d’une société » au deuxième roman d’Elsa Triolet, publié en 1926 à Moscou et toujours en russe. Bien qu’il soit manifeste que les descriptions de la vie de Fraise-des-Bois, née comme l’auteure en 1896 et déchirée comme elle entre son pays natal, la Russie, et son nouveau pays, la France, possèdent une forte empreinte autobiographique, il y a aussi certains détails fictifs, ce qui fait que l’on ne pourra pas parler d’un « pacte autobiographique » selon la définition de Philippe Lejeune. Il est vrai que l’auteure utilise son personnage principal pour se référer à des situations ou sentiments de sa propre existence ; mais elle fait cela toujours de manière indirecte, sans parler ouvertement d’elle-même comme dans une autobiographie classique. Elsa Triolet écrivit Fraise-des-Bois à partir de 1924 dans un état de solitude et de dépression, lorsqu’elle vivait seule dans un hôtel parisien après sa séparation d’André Triolet ; ses notes dans son journal L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 29 intime montrent que pour elle la rédaction de ce roman était plus une thérapie contre sa crise identitaire qu’un projet artistique : Après, à Paris j’ai habité à l’hôtel. Je n’avais plus de mari. Je me suis mise à l’écrire. J’étais très malade. Je suis restée couchée presque tout le temps durant deux ans. J’avais perdu mon « statut social ». […] J’ai vingt-huit ans et je m’ennuie terriblement avec moi-même. [...] Je n’attends rien de bon. Je ne suis pas un écrivain, mais seulement une femme malheureuse qui écrit son malheur. La première partie de Fraise-des-Bois, qui va de 1899 à 1918, raconte la jeunesse et l’adolescence de la protagoniste en Russie jusqu’au moment de sa décision d’abandonner sa patrie afin d’épouser un homme français ; la deuxième partie et l’épilogue se déroulent à Paris, quand Fraise-des-Bois s’est déjà séparée de son mari. On trouve des parallèles avec la biographie de l’auteure dans certains éléments de la vie familiale à Moscou : la sœur de la protagoniste s’appelle Liska (« petit renard »), et c’est exactement ce surnom que Maïakovski donna à Lili, la sœur d’Elsa, à cause de ses cheveux roux. Fraise-des-Bois a la même relation compliquée avec sa sœur aînée tout comme Elsa, empreinte d’un mélange d’admiration et de jalousie, car Liska a beaucoup de prétendants ; la protagoniste se sent par moment comme un laideron que personne n’aime : « Il me semble parfois que je répugne terriblement à tout le monde et alors je me déteste tellement moi-même que ça me donne des tics. » Pendant son adolescence, Fraise-des-Bois hésite comme Elsa entre un rôle féminin traditionnel et passif (devenir un « objet de luxe » et se laisser désirer par l’autre sexe) et l’objectif d’entrer dans la voie de l’émancipation par des performances intellectuelles. Elle trouve un reflet de sa situation dans le Journal de Marie Bashkirtseff - un ouvrage très populaire à la fin du dix-neuvième siècle, mentionné explicitement dans le roman trioletien -, où cette jeune femme qui allait devenir artiste peintre parle de son besoin de liberté et de développement personnel. L’emblème le plus important de l’oppression du sexe féminin par la société patriarcal est dans Fraise-des-Bois la prostitution, plusieurs fois évoquée au cours de la narration ; la protagoniste ne se résigne pas à l’accepter comme mal ancien et répandu, mais appelle à protester contre ce phénomène : « C’est ici qu’il serait bon de se mettre à hurler à pleine voix, se dit Fraise-des-Bois ; au moment de l’accouchement, on conseille même de crier, il paraît que ça soulage. » Thomas Stauder (Augsbourg) essaie dans « L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse ou Comment lire Elsa Triolet avec l’aide de Jacques Derrida, Elisabeth Lenk et Luce Irigaray » d’expérimenter une nouvelle approche théorique sur ce roman de 1938. Le centre d’intérêt de cette analyse n’est pas l’interprétation thématique - c’està-dire, un commentaire sur les problèmes de l’identité féminine qu’on trouve au niveau de l’action et des personnages -, mais la description d’une Thomas Stauder 30 manière particulière de raconter, qui peut être définie comme « écriture féminine ». En partant d’une lecture immanente de Bonsoir, Thérèse dans la première partie de cette contribution, on découvre que la narratrice autodiégétique et protagoniste de ce roman reflète sa propre conscience dans celles de plusieurs personnages féminins qu’elle rencontre à Paris ou dont elle lit dans les journaux (ce dernier cas s’applique à Anne Favart et Violette Nozière). Le nom « Thérèse », entendu par la narratrice accidentellement à la radio, devient le symbole de sa quête d’une identité féminine qui reste à déterminer ; c’est seulement plus tard qu’elle arrive à comprendre que le but de sa recherche a été elle-même : J’ai éteint la lumière, la radio fait veilleuse. Je vois Thérèse, elle s’avance entre les tables, je connais cette robe qu’elle porte. Je ne l’imaginais pas du tout comme ça […]. Où est-ce que j’ai déjà vu cette femme ? […] Je connais ce grain de beauté. Elle se coiffe comme moi. Elle a mon parfum. « Bonsoir, Thérèse… » C’est ma voix qui répond… Ce roman trioletien surprend par l’hétérogénéité de sa structure et de ses éléments, qui ne correspond pas aux attentes du lecteur (ou de la lectrice) de ce genre littéraire. Au milieu du discours prédominant autodiégétique sont insérés des longs passages intradiégétiques ; mais ce qui frappe le plus, c’est le regard insolite de la narratrice sur la réalité, qui n’est pas aperçue selon les règles bien établies de la rationalité traditionnelle et masculine, mais à travers le filtre d’une mentalité spécifiquement féminine. Dans la deuxième partie de cet article, quelques interprétations déjà corroborées de ce roman sont présentées ; les plus importantes sont l’approche autobiographique et l’analyse de la crise identitaire de l’auteure déclenchée par le passage du russe au français. En 1939, peu de temps après la parution du roman trioletien, Jean-Paul Sartre publia un compte rendu de Bonsoir, Thérèse avec quelques observations qui montraient la voie à la critique postérieure, en appelant la vision féminine de la narratrice « ce papillottement indéfini et figé, ces vagues qui se reforment toujours, ces mouvements qui n’avancent pas ». On peut approfondir cet aspect en tenant compte des théories poststructuralistes de Jacques Derrida, Elisabeth Lenk et Luce Irigaray, ce qui est fait dans la troisième partie de cette contribution. Les trois théoriciens partagent l’opposition déconstructiviste au « phallogocentrisme » traditionnel et revendiquent la libération de la femme de cette manière de penser patriarcale ; on découvre dans ces théories contemporaines des concordances stupéfiantes avec la fragmentation et la multiplication de l’identité féminine dans Bonsoir, Thérèse : « Dans la nouvelle relation de la femme avec elle-même, elle est plusieurs femmes », écrit Lenk, et Irigaray recommande comme chemin vers l’émancipation : « La femme resterait toujours plusieurs. » Dans la quatrième partie de cet article, la viabilité de l’approche poststructuraliste est confirmée par la prise en considération d’observations L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 31 d’Elsa Triolet au-dehors de ce roman, qui montrent la modestie épistémologique de l’auteure et son combat personnelle contre Aragon comme représentant du patriarcat. Elisa Borghino (Turin) montre dans « L’identité féminine dans Les amants d’Avignon d’Elsa Triolet » que Juliette, la protagoniste de cette nouvelle de 1943 sur le thème de la Résistance, est une femme émancipée dans le sens du « féminisme de la différence ». Au premier regard, elle représente l’image stéréotypée et un peu creuse de la beauté féminine en vogue dans une société et culture patriarcales, ce qui est souligné par la référence au média du film : Il est impossible de ne pas trouver Juliette séduisante comme une dactylo de cinéma : cheveux soyeux, longs cils, élégance naturelle dans un modeste chandail collant, une jupe très courte et des talons très hauts... En citant Madeleine Braun, Borghino met en relief le fait que l’on trouve dans les descriptions trioletiennes de femmes souvent une célébration joyeuse de leur beauté corporelle, ce qui ne laisse pas penser au début qu’il puisse s’agir de personnages féminins vraiment émancipés. Mais dans le cas de Juliette, l’auteure réfute cette attente du lecteur (ou de la lectrice), car la jeune femme s’engage dans la Résistance en y risquant sa vie ; cette forme de courage, liée aux conditions de la guerre, avait été réservée jusqu’alors aux hommes. Malgré ce changement de paradigme dans le comportement féminin, les femmes ne doivent pas essayer de ressembler aux hommes en tout. Dans des notes intimes, Elsa Triolet revendiqua ce droit à la différence sexuelle : « Les femmes, c’est l’avenir du monde. [...] Pas des amazones, des femmes, les plus femmes, seins, cheveux longs, fragilité et douceur... Et la puissance. » Juliette est appelée une « passante » ; cela se réfère d’abord à sa fonction dans la Résistance, mais avec une signification émancipatrice quant à son caractère : une « femme en transition ». Borghino souligne que l’engagement de la protagoniste n’est pas motivé unilatéralement par des considérations politiques : La guerre, la Résistance ne seraient toutefois qu’un prétexte pour raconter un sens d’inadéquation plus profond et le manque de liberté. Ce n’est pas seulement la participation au combat à pousser Juliette à l’action et au voyage - assumant par traits les caractéristiques de la fuite -, ce sont plutôt les contraintes liées à sa position et à sa condition sociale qui au fond ne la satisfont pas. Tenant compte de plusieurs coïncidences avec la biographie de l’auteure, on peut considérer la Juliette de Les amants d’Avignon comme un « alter ego » d’Elsa Triolet et ce surtout parce qu’elle exerce la profession de secrétaire, et doit donc écrire régulièrement (sans toutefois posséder l’ambition littéraire de sa créatrice). Thomas Stauder 32 Carolle Gagnon (Sudbury) commence son article intitulé « Corps de la fête et corps de la guerre dans les Cahiers enterrés sous un pêcher d’Elsa Triolet » en partant des réflexions du formaliste russe Boris Eichenbaum autour « du rôle organisateur que peut jouer le ton personnel d’un auteur dans la nouvelle ». Ce texte, publié après la fin de la Deuxième Guerre mondiale dans le recueil Le premier accroc coûte deux cents francs (exactement comme Les amants d’Avignon), obtient son unité selon Gagnon ni par la cohésion de l’action ni par le cadre historique, mais par la perspective du point de vue de la narratrice. L’expérience de la guerre y est transmise à travers le corps, ce qui peut être interprété comme typiquement féminin ; au corps de la période de guerre, souffrant de la faim et du froid, est opposé le « corps de la fête » qui vit dans le luxe de la période de paix, dont la narratrice se souvient et qu’elle espère rencontrer à nouveau dans le futur. L’empreinte de ce contraste se trouve à plusieurs endroits de la nouvelle, comme par exemple ici : Ma robe de soie beige, dans laquelle j’avais été prise et que je n’ai jamais changée, mon linge, mon manteau étaient des loques grouillantes de vermine. Mes cheveux aussi, des cheveux terrifiants, énormes, pleins de poux […]. […] Je rêve de luxe ! Ce ne serait pas du luxe que le luxe, mais un traitement. Non sans remord face aux victimes de la guerre, la narratrice rêve de bienêtre corporel : « Voilà que j’ai envie de fêtes, de champagne, de tziganes ! Plus la vie se fait sévère, dépouillée, et plus j’ai envie de perdre mon temps, je ne pense qu’aux réjouissances, au luxe… » Cette attitude un peu naïve et sensuelle de la narratrice peut être comparée selon Gagnon à la mentalité de la « femme-enfant » des surréalistes ; cette hypothèse est corroborée par le « ton d’émerveillement » avec lequel est décrite la province française : « Et je commence à trouver de la beauté à ce manque d’éclat, à ce pays qui n’a rien pour lui, rien pour plaire, raisonnable et simple. » Comme base théorique additionnelle pour son analyse, Gagnon choisit la « critique de l’imaginaire » de Gaston Bachelard et du disciple de celui-ci Jean-Pierre Richard. Gérard Genette a expliqué la méthode de ce dernier de la manière suivante : [Elle] consiste à chercher le sens et la cohérence d’une œuvre au niveau des sensations, des rêveries substantielles, des préférences avouées ou inavouées pour certains éléments, certaines matières, certains états du monde extérieur, au niveau de cette région de la conscience, profonde mais ouverte aux choses, que Bachelard a nommée l’imagination matérielle. Gagnon montre que l’image du « corps de fête » désirée par la narratrice des Cahiers enterrés sous un pêcher repose sur ses souvenirs d’enfance et de jeunesse en Russie, par exemple des promenades romantiques en traîneau dans la neige ; mais la beauté de sa sœur Odette et de son amie Élisabeth constituent également un emblème du luxe matériel. La narratrice mesure l’état de son corps le plus souvent en examinant ses cheveux, mal soignés L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 33 pendant la guerre ; leur valeur symbolique correspond selon Bachelard à la valeur de l’eau. Andrea Duranti (Cagliari) se consacre dans « Elsa Triolet : une vie étrangère » au roman dans lequel l’auteure se penche le plus intensément sur le thème de l’exil : Le rendez-vous des étrangers, paru en 1956. Dans son introduction à l’édition de 1967, intitulée « Préface au mal du pays », elle observe : « Un étranger, une étrangère, c’est toujours, au moins, étrange. J’ai même songé, jadis, à écrire quelque chose qui s’appellerait : Étrange étrangère. » Duranti souligne le fait qu’Elsa Triolet ne se sentait pas seulement marginalisée par la société française à cause de son origine russe, mais également en tant que communiste, juive, intellectuelle et femme. On peut interpréter son engagement dans la Résistance comme une tentative désespérée d’obtenir par la lutte patriotique le droit d’être reconnue comme citoyenne française à part entière, ce qui n’avait pas été le cas jusqu’à ce moment-là, malgré ses mariages avec André Triolet et Aragon. Ce désir ardent d’établir une nouvelle base pour son identité chancelante est mentionné dans la « Préface au mal du pays » : Oui, c’est comme je le dis dans ce roman : l’amour que l’immigré peut avoir pour son pays d’adoption est toujours un amour malheureux. Pour s’aimer, il faut être deux, or l’indigène ne rend pas son amour à l’étranger. Le rendez-vous des étrangers offre un panorama de différentes catégories d’exilés, qui pour des raisons très différentes vivent tous à Paris dans les années d’après-guerre ; le personnage le plus proche de l’auteure est la moscovite Olga Heller, qui continue à porter le nom de son premier mari, dont elle est déjà divorcée. Sa mentalité correspond à celle d’Elsa Triolet dans les années vingt, avant sa rencontre avec Aragon : il fallait vivre de façon constante comme si elle était en voyage. Il est naturel de vivre dans le provisoire, lorsqu’on n’est qu’une étrangère, même si on est une étrangère à passeport d’indigène. Plusieurs caractères de ce roman sentent le besoin d’établir un lien solide avec leur pays d’accueil ; cette attitude est particulièrement marquée chez Sacha Rosenzweig, qui a honte d’être le fils de juifs émigrés de Russie : Sacha ne pouvait supporter l’idée d’être un métèque, et il enviât intensément le moindre petit Dupont qui était français naturellement, sans se faire naturaliser. Il ne supportait pas l’idée de ne pas avoir de patrie comme tout le monde, et l’état d’infériorité dans lequel cela le mettait. Cette absence de patrie était pour lui comme une tare physique, une maladie honteuse. Que lui fallait-il aimer, cette Russie inconnue, la France ? Dans un autre passage de ce roman, les espagnols Fernando et Carlos parlent de leur sentiment d’appartenance à la culture d’un pays déterminé, et de ce que cela signifie pour leur identité : tandis que le premier, qui a Thomas Stauder 34 combattu contre Franco pendant la guerre civile, est très fier de ses racines ibériques, le second doute du sens du patriotisme traditionnel. Et puis il y a aussi l’américain Frank Mosso, qui pendant la persécution des communistes aux États-Unis organisée par le sénateur McCarthy, avait dû abandonner son pays natal ; sa décision de rester à Paris prononcée à la fin du roman peut être interprétée comme un acte de réconciliation avec son nouveau pays, qui correspondrait à l’attitude d’Elsa Triolet envers la France à cette époque-là. Anne-Marie Reboul (Madrid) analyse dans « La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon dans l’œuvre d’Elsa Triolet » une trilogie trioletienne sous le signe d’un progrès problématique : Roses à crédit (1959), Luna-Park (également de 1959) et L’Âme (1963). Que l’auteure ait choisi comme symbole de l’aliénation parmi les nombreuses conquêtes de la technique moderne et de la société de consommation précisément la matière synthétique du nylon indique qu’elle s’intéresse particulièrement aux personnages féminins (qui portent des bas de nylon). Dans ces trois romans, les inconvénients du progrès - qui n’est pas nécessairement bénéfique pour toute l’humanité - sont plusieurs fois mentionnés, par exemple dans le passage suivant : Qu’est le progrès non assimilé ou mal assimilé ? Il y a une poignée d’hommes partis en flèche, l’humanité leur court après. Où les rattrape-t-elle ? Au niveau de la consommation. Il y a ceux qui ont découvert les principes de la télévision et ceux qui restent à regarder des images stupides. Quant à sa beauté, maintes fois soulignée, qui n’exclût pas un caractère fort et en quête d’émancipation, Martine, la protagoniste de Roses à crédit, peut être comparée à Juliette dans Les amants d’Avignon. Reboul cite Madeleine Braun afin de rappeler qu’Elsa Triolet décrit souvent le corps féminin selon une esthétique traditionnelle (et donc masculine) sans pour autant renoncer à ces principes féministes : « Je crois qu’il est exceptionnel de trouver chez une femme l’alliance de ce regard viril et de ce clin d’œil féminin. » Martine, une femme volontaire, qui essaie de prendre sa vie en main et dont le destin tragique exige un certain respect du lecteur, est opposée dans le roman trioletien à Cécile, une femme conventionnelle qui s’adapte aux normes et qui est critiquée pour cela par Daniel : Tu sais ce qu’elle est ta Cécile ? Une huître… […] Toutes pareilles… On sait que c’est en vie quand on met du citron dessus… C’est muet, c’est nacré, et c’est rare quand on y trouve une perle… Reboul explique que Blanche et Nathalie, les protagonistes de Luna-Park et L’Âme, sont également - au moins pendant une partie de leurs vies - des femmes avec un désir de liberté et d’émancipation, surtout dans le domaine de l’amour et de la sexualité. Les personnages masculins dans toutes les parties de la trilogie ne montrent en revanche aucune compréhension pour L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 35 des femmes avec des idées modernes ; on trouve ce conservatisme patriarcal par exemple chez Pierre, le mari de Cécile, qui peste contre Martine : Je suis extrêmement sensible à tout ce qui chez une femme peut devenir emmerdant pour un homme… Vous savez, les femmes excessives, […] des idées trop prononcées […], des principes, des convictions quoi ! […] Martine a toujours eu quelque chose d’inquiétant… Dominique-Joëlle Lalo (Paris) se concentre dans « Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet » sur un seul roman de l’« Âge de Nylon » ; son approche est basée sur la psychanalyse de Freud et Lacan, ce dernier ayant fortement influencé la critique féministe en France. Selon Lalo, la formation du « moi » de Martine pendant sa jeunesse et au moment du « stade du miroir » (ainsi appelé par Lacan) est perturbée par la personnalité pathologique de sa mère : Si le visage de la mère ne répond pas, il n’est pas alors un miroir. […] Or, Marie, loin d’être une mère crédible sur laquelle construire son identité, est plutôt une image maternelle déstabilisante. En effet, son visage qui « ne change pas d’expression » ne renvoie qu’un sourire figé ; ses traits momifiés n’expriment aucune émotion. La loi dans le sens de Lacan n’est pas incarnée dans ce roman par le père de la protagoniste - qui est absent - mais par sa mère ; et ce n’est pas par hasard que cette dernière porte « un veston d’homme ». Lalo constate plusieurs cas de cet « effacement du père » dans Roses à crédit : Madame Donzert est veuve et la virilité de son deuxième mari, Monsieur Georges, laisse à désirer ; Dominique, la sœur de Daniel, a également perdu son époux ; Ginette, l’amie de Martine, est mère célibataire ; et Daniel, le mari de Martine, est représenté par des allusions symboliques comme castrat. Le souci obsessionnel de propreté chez Martine - dans une certaine mesure compréhensible, si on tient compte de la saleté de son milieu d’origine - est interprété par Lalo comme une tentative de la part de la protagoniste de refouler la vieillesse et la mort - pourtant des éléments naturels de la vie - de sa conscience : « C’est comme cela que Martine comprenait la vie : elle devait être pimpante, propre. » Martine fuit une réalité perçue comme repoussante en direction d’un imaginaire dans le sens de Lacan, en savourant l’esthétique parfaite et en même temps irréelle des revues féminines : Sur le papier glacé, lisse, net, les images, les femmes, les détails étaient sans défauts. Or, dans la vie réelle, Martine voyait surtout les défauts… […] Elle voyait tout ce qui était malade, mort, pourri. La nature était sans vernis, elle n’était pas sur papier glacé et Martine le lui reprochait. Avec l’absence d’enfants chez Martine - qui fait une fausse couche -, ressentie par elle comme une déficience, et avec sa peur de la vieillesse, on Thomas Stauder 36 trouve dans Roses à crédit deux aspects souvent représentés dans l’œuvre d’Elsa Triolet comme constitutifs de l’identité féminine. Que ces doutes et craintes ne se limitent pas à un cas isolé, mais concernent tout le sexe féminin, est souligné au début du passage suivant par la narratrice : Martine alla consulter son miroir, comme des centaines de millions de femmes l’ont fait depuis toujours, se mirant dans l’eau, le métal, les glaces… les yeux scrutateurs, sans merci, sur l’image qui là-dedans se flétrit. […] Et ce n’est pas à cause d’une ride que Martine ressentit soudain comme une décharge électrique : elle n’avait plus vingt ans, elle n’avait plus vingt ans : et cela se voyait : elle n’avait plus vingt ans ! […] Elle avait perdu quelque chose… le velouté, l’aimable, le féminin… […] Le ver était dans le fruit, la vieillesse était dans elle, la suçait, la perçait comme un fruit mûr à point, beau, sucré… Graziella-Photini Castellanou (Thessalonique) se penche sur le même roman dans « Le progrès au féminin, le progrès au masculin dans l’œuvre d’Elsa Triolet : Roses à crédit », mais en utilisant une perspective différente de celle de la contribution précédente. Castellanou montre qu’aussi bien Martine que son mari Daniel croient à une certaine forme de progrès, ce qui leur offre la possibilité de donner un sens à leur existence : Le progrès constitue un aspect positif du réel et est, pour cette raison, chargé de l’espoir tant de libérer l’homme de toutes ses contraintes que de lui faire « goûter le bonheur de vivre ». De plus, la notion de progrès intègre l’idée intuitive de continuité et de mouvement, de dépassement et de transformation et exprime la volonté de puissance humaine et de domination des choses. Mais tandis que l’idée que Martine se fait du progrès est déterminée par une espèce de « neo-matérialité » (selon l’expression de Castellanou), Daniel place ses espérances dans le progrès de la science. Quelles sont les différences exactes entre leurs visions du monde ? Martine admire les conquêtes matérielles de la civilisation contemporaine, qui complètent et enrichissent la nature par des créations artificielles. C’est pour cela qu’elle aime « le neuf, le brillant, le bien poli, le tout à fait propre, […] le moderne et l’impeccable ». Elle rencontre tout cela dans les revues de mode et de coiffure, où est étalée une élégance idéale loin de la grisaille quotidienne. Dans ce contexte est mentionné le tissu synthétique de nylon, qui a donné son nom à la trilogie à laquelle appartient ce roman : « des femmes très belles, et du nylon à toutes les pages ». Mais il devient évident que cet enthousiasme pour toutes les choses artificielles est une forme de pathologie mentale lorsque Martine est fascinée par une statue illuminée de la mère de Dieu, qui par son mauvais gout dévalorise la religion : « Une Vierge phosphorescente… phos-pho-res-cen-te… mi-ra-cu-leu-se… » À Martine, il importe seulement de satisfaire le plus vite possible ses besoins matériels toujours renouvelés, qui ne sont pas authentiques mais crées par la société de consommation ; et c’est pour cela qu’elle ne peut pas se fixer des objectifs L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 37 sérieux pour sa vie et qu’elle doit finalement échouer. L’attitude de Daniel est totalement différente : comme homme de science, qui travaille avec une méthode rationnelle pour cultiver de nouvelles espèces de roses, il conçoit des projets à long terme, ce qui selon les valeurs de l’existentialisme peut être interprété comme une forme d’auto-détermination et donc comme une vie authentique. Dans ce roman trioletien, l’étrange manière de Martine de percevoir le progrès empêche son émancipation, alors que pour Daniel le progrès est un concept raisonnable et fécond. L’auteure semble vouloir indiquer par cette distribution de mentalités divergentes entre des personnages féminins et masculins que les femmes se laissent séduire plus facilement par les tentations du confort moderne ; elle avait donc l’intention de mettre son propre sexe en garde contre le danger de l’aliénation par ce monde factice. Edith Perry (Marly) interprète dans « Portrait de Blanche Hauteville en Galatée » le deuxième roman du cycle de l’« Âge de Nylon », Luna-Park, sur la base de l’ancien mythe du sculpteur Pygmalion qui tombe amoureux de la statue qu’il a lui-même créée, ce qui amène la déesse Vénus à insuffler la vie à cette figure de pierre. La statue ne s’appelle pas Galatée dans la version originale du mythe (par exemple chez Ovide, où elle reste sans nom), mais porte ce nom dans la version racontée par Nathalie au chapitre XXXI du roman trioletien L’Âme (Perry met en relief ce lien à l’intérieur de la trilogie). On peut comparer la situation de Galatée, qui est une projection de la fantaisie érotique de Pygmalion, avec celle de Blanche dans Luna-Park, qui est évoquée d’abord seulement à travers les lettres de ses admirateurs, et qui reste donc un objet passif sans une identité féminine vraiment autonome. Perry souligne le parallèle avec la biographie de l’auteure : Elsa Triolet était également en danger de voir s’imposer à elle-même l’image qu’Aragon avait créée d’elle dans sa poésie. Son mari partageait - au moins pendant une certain période - le vice d’un grand nombre d’hommes, qui préfèrent s’imaginer la femme de leurs rêves au lieu d’être confrontés à une femme réelle, comme le rappelle la petite scène qu’Elsa a voulu insérer dans le film qu’Agnès Varda lui a consacré : elle frappe à la porte d’Aragon qui répond : « tu me déranges, je suis en train d’écrire un poème à la gloire d’Elsa ! ». La couleur blanche, dont dérive le nom de la protagoniste du roman trioletien, peut être expliquée comme « réunion de toutes les couleurs », ou - dans des termes plus scientifiques - comme « superposition des faisceaux monochromatiques » ; et l’image de Blanche est effectivement composée d’un collage kaléidoscopique de fantaisies masculins. L’accusation contre la manipulation patriarcale de l’existence féminine qu’on trouve dans Luna- Park est renforcée par des références explicites au roman Trilby de l’auteur anglais George du Maurier, résumé par Perry de la manière suivante : Thomas Stauder 38 Trilby est l’histoire d’une femme qui ne savait pas chanter mais dont le pouvoir étrange d’un homme va en faire une cantatrice : la Svengali. Le changement d’identité dit sa complète aliénation. Le talent lyrique n’advient à la jeune femme que lorsqu’elle est soutenue par le regard masculin. Sans lui, elle retourne à l’obscurité d’où elle venait. Alors que la protagoniste de George du Maurier ne peut échapper à la domination masculine qu’au moment de la mort de l’hypnotiseur, la Blanche d’Elsa Triolet réussit à se libérer par sa propre force du rôle passif dans lequel elle avait été poussée par ses admirateurs. Perry fait observer que l’auto-détermination de Blanche peut être interprétée comme projet émancipateur selon la théorie existentialiste de l’identité féminine dans Le deuxième sexe : D’objet construit par le discours masculin, elle devient sujet qui se construit luimême, suivant ainsi l’itinéraire indiqué par Simone de Beauvoir : « Du moment où la femme est libre, elle n’a d’autre destin que celui qu’elle se crée librement. » Marjolaine Vallin (Orléans) s’occupe dans « L’identité de la narratrice dans Les Manigances » d’un roman trioletien publié en 1962 qui occupe la position d’un ‹ intermède › avant l’achèvement de la troisième partie de l’« Âge de Nylon ». Dans la préface qu’elle rédigea lors de la réédition de cet ouvrage dans les Œuvres romanesques croisées, Elsa Triolet parle de « ces Manigances pour lesquelles je n’avais à brouter que l’herbe sous mes pieds, cherchant ma pâture en moi-même ». Vallin cite cette observation afin de souligner le caractère autobiographique de ce roman ; la tentative de Clarisse de réaliser son rêve et devenir actrice sans se laisser dominer par des hommes comme cela avait été le cas pendant sa carrière de chanteuse, peut être comparée à l’effort d’Elsa Triolet de devenir écrivaine en français sans se laisser décourager par l’attitude patriarcale d’Aragon. Nous rencontrons un problème typique de l’identité féminine, qui n’existe pas sous cette forme chez l’homme, quand Clarisse a mauvaise conscience à cause de son désir d’émancipation, qui enfreint les normes de la passivité et de la modestie féminine, qui lui avaient été imposées par la société et par sa famille : « quand j’ai commencé à avoir du succès, ce fut bien pis : me voilà devenue fière, renégate et, surtout, encore plus égoïste. » Pour l’auteure, le sous-titre des Manigances, « journal d’une égoïste », a une signification évidemment ironique, car le désir obstiné de Clarisse d’atteindre les buts qu’elle-même a choisis est vu dans ce roman avec sympathie. Selon le commentaire d’Elsa Triolet dans les Œuvres romanesques croisées, les artistes ont le droit d’agir sans égards pour les autres afin de rester fidèle à leur destin : Le jour où la vocation de Clarisse lui apparaîtra clairement, elle ne ménagera plus personne. Le vrai monstre sacré marche sur des cadavres, sans même s’en L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 39 apercevoir : pour que Clarisse devienne cette grande actrice dont elle a l’étoffe, il lui faudrait tourner le dos à tout le reste. « Tout le reste » se réfère ici surtout aux hommes, qui oppriment Clarisse pendant longtemps. Vallin cite des épisodes du roman, qui montrent que tout au long de la première partie de sa carrière, la protagoniste dépend encore entièrement du sexe masculin, sans alors considérer cela comme un désavantage : Or, mon professeur de chant est un homme à qui je dois tout […]. Je lui suis entièrement dévouée. […] Marc, c’est mon mari. Il fait mes chansons, paroles et musique, il s’occupe de moi et de nos affaires. […] A part Hanneton, et Marc bien entendu, il n’y a personne pour me remonter le moral. Avant d’entrer en scène, je regarde Hanneton, et ça me fait du bien. À la fin du roman, il n’est cependant pas clair si la crise identitaire de Clarisse connaîtra un dénouement heureux ou pas ni si la protagoniste pourra jouer le rôle de Zubiri, comme elle l’avait souhaité. Une ‹ mise en abyme › de cette aporie est insérée dans une visite au restaurant effectuée par Marc et Clarisse ; la narratrice remarque : « une fois la carte en main, il est rare qu’on choisisse le plat rêvé, on ne sait plus ce qu’on veut, et on se trompe régulièrement sur ses propres désirs. » Jean-Pierre Montier (Rennes) évoque dans « Identité féminine et figure d’auteure chez Elsa Triolet, dans Le grand jamais, Écoutez-voir et La mise en mots » trois ouvrages trioletiens qui furent publiés pendant les dernières années de la vie de l’écrivaine, décédée en 1970 : ils sont de 1965, 1968 et 1969 (dans l’ordre de leur apparition dans le titre de la contribution). Montier débute par un certain nombre de réflexions fondamentales et enrichissantes autour de la question d’une possible définition de l’« écriture féminine » (en citant les recherches de Béatrice Didier) et compare le style d’Elsa Triolet à celui de Colette ; chez les deux auteures, il constate « la pente de la confusion ou de la fusion entre roman et autobiographie ». Dans Le grand jamais, Écoutez-voir et La mise en mots - deux romans et un long essai - il s’agit principalement du rôle joué par Aragon. Montier rappelle la fameuse inscription sur leur tombe commune, rédigée par Elsa, où le lien indissoluble de leurs activités littéraires est revendiqué, ce qui était aussi visible dans leurs Œuvres romanesques croisées, publiés à partir de 1968 : Quand côte à côte nous serons enfin des gisants, l’alliance de nos livres nous réunira pour le meilleur et pour le pire dans cet avenir qui était notre rêve et notre souci majeur, à toi et à moi. De par la présence implicite d’Aragon dans toutes les œuvres trioletiennes depuis 1928 - dans ses fonctions de compagnon et mari, d’auteur et concurrent littéraire, mais aussi de lecteur idéal -, l’habituelle opposition entre les deux sexes y est selon Montier suspendue : « [mari / femme] + Thomas Stauder 40 [écrivain / écrivaine] = artistes » (ce dernier terme a une signification neutre, non marquée sexuellement). Cela explique en grande partie l’« affirmation volontairement faible du moi d’auteur » que Montier voit comme trait distinctif de l’écriture trioletienne. En réponse à la question qui constitue la motivation de ce volume collectif, il affirme « que l’identité féminine est pour partie dans le refus de penser selon une logique de l’identification, dans les ruses pour diffracter l’image de soi ». En interprétant l’attitude d’Elsa Triolet, Montier se réfère aux leçons de Roland Barthes sur « Le neutre » au Collège de France en 1977/ 78 ; Montier était alors parmi les auditeurs du sémiologue, et il cite de ses notes : « Tout le neutre est esquive de l’assertion » ; « Accepter la discontinuité à l’intérieur du sujet ». En outre, Montier voit également une expression de l’identité féminine chez Elsa Triolet dans « un usage particulier du registre du merveilleux poétique, tendant à remettre en cause la rationalité courante, la logique traditionnelle » ; mais cette « étrangeté revendiquée » ne serait pas la même que celle présente dans les romans des auteurs surréalistes (par exemple, Nadja d’André Breton, ou Le paysan de Paris d’Aragon). IV. Conclusion On peut affirmer sans exagération que les résultats de ces vingt et une contributions provenant de six pays différents prouvent suffisamment l’utilité de la quête de l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet. Il a été possible d’arriver à des conclusions nouvelles - au-delà des recherches précédemment effectuées - et ce, sur plusieurs aspects : dans la biographie de l’auteure - son attitude relative au rôle social de la femme et la mise en pratique de cette conviction dans sa propre vie - et dans son œuvre, analysée soit sous l’angle thématique (selon la tradition de la recherche sur l’image de la femme dans la littérature) soit sous l’angle stylistique (à travers des tentatives de définir les caractéristiques de l’écriture féminine chez cette auteure). Je voudrais exprimer ma gratitude vis-à-vis de deux fondations qui ont soutenu financièrement ce projet : la « Dr. Alfred Vinzl-Stiftung » (Université d’Erlangen-Nuremberg) et la « Kurt Bösch-Stiftung » (Université d’Augsbourg). Je tiens à remercier également Madame Aurélie Denoyer (Berlin), qui a contrôlé avec une grande fiabilité la qualité du français des articles de ce livre. Me joignant à Jean-Paul Sartre, qui en 1939, peu de temps après la publication de Bonsoir, Thérèse, voyait déjà la signification de ce roman trioletien dans l’effort de l’auteure de décrire l’identité de la femme moderne, indépendante de l’homme et des liens familiaux, je formulerais à L’intérêt des recherches sur l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 41 la fin de cette introduction qu’un seul vœu : « Il faut souhaiter beaucoup de lecteurs à M me Triolet. » Bibliographie Michel Apel-Muller, Mille regrets - Édition critique, Besançon 1975. Sabina Becker, Literatur- und Kulturwissenschaften - Ihre Methoden und Theorien, Reinbek bei Hamburg 2007. Lorene Mae Birden, Ella / Elsa: The Making of Triolet, University of Massachusetts 1993. Huguette Bouchardeau, Elsa Triolet, Paris 2000. Silvia Bovenschen, Die imaginierte Weiblichkeit - Exemplarische Untersuchungen zu kulturgeschichtlichen und literarischen Präsentationsformen des Weiblichen, Frankfurt/ M. 1979. 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Album de photos 53 Elsa Triolet au centre des maquis F.T.P. de la région de Saint-Donat, août 1944. (Chez les parents de la jeune femme qui avait prêté sa maison à Elsa et Aragon depuis juillet 1943.) Album de photos 54 Elsa Triolet à Prague en 1948, chez les Hoffmeister. Album de photos 55 Elsa et Aragon au Moulin de Saint-Arnoult, dans les années 1960. Album de photos 56 Provenance des illustrations Page 45 : Catalogue de l’exposition Elsa Triolet à la Bibliothèque nationale, avec des notices de Marcelle Beaudiquez et Alain Massuard, sous la direction d’Aragon, Paris 1972, 35. Page 46 : Lachlan Mackinnon, The Lives of Elsa Triolet, London 1992, entre 114 et 115. Page 47 : Europe, revue littéraire mensuelle, numéro spécial Elsa Triolet, 49° année, n° 506, juin 1971, entre 48 et 49. Page 48 : Catalogue de l’exposition Elsa Triolet (loc. cit.), 26. Page 49 : Les archives d’Alexandre Rodtchenko et Varvara Stepanova, avec la permission de Howard Schickler (H. S. Fine Art, Sarasota, Florida). Page 50 : Catalogue de l’exposition Elsa Triolet (loc. cit.), 45. Page 51 : Europe, numéro spécial Elsa Triolet (loc. cit.), ibid. Page 52 : Catalogue de l’exposition Elsa Triolet (loc. cit.), 55. Page 53 : Ibid., 63. Page 54 : Ibid., 89. Page 55 : Huguette Bouchardeau, Elsa Triolet, Paris 2000, entre 176 et 177. Elsa Triolet face aux deux hommes et écrivains les plus importants de sa vie : Vladimir Maïakovski et Louis Aragon Monica Biasiolo Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Vladimir Maïakovski entre biographie et textes Vladimir Maïakovski, qu’Elsa rencontra quand elle avait quinze ans, quand c’était encore qu’un inconnu ou presque, n’a pas seulement joué dans sa vie un rôle de formation, il est demeuré pour elle une image qui la hantera à travers les années, si bien que l’on peut voir en lui l’origine d’un thème obsessionnel, lequel se rencontre et se répète de livre en livre, si transposé que cela soit, pour qui sait le lire reconnaissable : le destin du créateur, la tragédie du créateur. (Aragon 1960 : 19-20) Bien qu’ils témoignent de l’importance même du profond lien qui unissait l’écrivaine à Maïakovski, les mots que Louis Aragon utilise dans le préambule de son anthologie Elsa Triolet choisie par Aragon 1 pour commenter la présence du poète dans les œuvres d’Elsa Triolet, n’approfondissent pas, du moins de manière explicite, la valeur dialogique propre de cette relation ou, plus exactement, la conception selon laquelle écrire dans et avec la langue de l’autre n’est pas à considérer comme une simple appropriation de l’une des deux parties, mais comme un dialogue et, dans le cas où celui-ci est interrompu, comme sa continuation ou reprise. Louis Aragon n’utilise pas non plus le terme « polyphonie », terme qui indique dans le domaine de la musique ainsi que dans la littérature, la combinaison d’au moins deux voix indépendantes et pourtant liées les unes aux autres par des compositions simultanées. L’écrivain français Drieu La Rochelle (1942 : 11) emploie l’adjectif « polyphone» pour définir son roman Gilles, tandis que Bakhtine utilise ce terme dans son essai Problèmes de la poétique de Dostoïevski publié en 1929 en reconnaissant dans ce même concept, ou plutôt « dans la pluralité des voix et des consciences indépendantes et séparées », « la caractéristique fondamentale de l’écriture de Dostoïevski » (Bakhtine 1929 : 10). Le terme est toutefois appliqué en référence au rapport qui unit les mots de l’écrivain et du protagoniste, tous deux prenant part au dialogue. Le langage, comme contact, comme proximité de l’un à l’autre, est donc, selon la théorie bakhtinienne, dialogue, de la même façon que la traduction. 1 Publiée en 1960 par Gallimard. Monica Biasiolo 60 Toutefois, polyphonie et dialoguicité ne sont pas seulement des concepts utilisés dans la théorie bakhtinienne, qui dépend de et est strictement liée à la pratique, comme démontré par leur application aux romans de Dostoïevski ; ils sont aussi relevables - conservés ou modifiés dans la signification qui leur a été donnée - chez de nombreux autres auteurs. On peut penser par exemple à la résonance alterne et simultanée typique du tissu narratif de certaines œuvres pirandelliennes ou à la dialoguicité qui se réalise entre les textes de Calvino et de l’Arioste ou de Calvino et Voltaire (Esposito 2007 : 9). Bien que celle-ci soit un exemple significatif résumant les deux concepts dont nous avons parlé, l’écriture d’Elsa Triolet n’est jamais mentionnée dans ce contexte. Comme Paul Celan, Triolet écrit en plusieurs langues, révélant ainsi sa capacité de traduction et de réflexion continue sur les mots. Son écriture, comme celle du poète juif bucovinien, possède de plus la caractéristique de dialoguer avec l’autre et d’accueillir une ou plusieurs voix grâce à la citation directe ou indirecte. La première d’entre elles est celle de son ami : le poète russe Maïakovski. Habiter dans la parole La date de la première rencontre entre Triolet et Maïakovski, qui restera pour Triolet « un génie entre les poètes », est incertaine. Les indications dont nous disposons sur cet événement, qui arrive chez les Hvas, amis des Kagan auxquels la jeune fille rend visite au retour de ses vacances, oscillent entre 1914, comme on peut le lire dans sa correspondance avec Lili, l’automne 1913, date citée dans les mémoires (Triolet / Maïakovski 2000 : 17, 18), 2 et 1911, année indiquée dans Maïakovski : poète russe (Triolet 1939 : 609) et confirmée par Louis Aragon (1975 : 433). Toutefois, nous savons de source sûre que la fréquentation entre les deux amis devient assidue à partir de l’année 1914. Maïakovski a, à cette date, déjà publié Ja ! (Je ! ), son premier recueil de poèmes qui lui inspire aussi l’œuvre théâtrale Vladimir Maïakovski, et La blouse du dandy, 3 dont il semble dédier un vers à Elsa. L’attitude de la jeune femme envers l’artiste, comme elle le décrit ellemême, reste, du moins dans les premiers temps, « affectueuse » mais « détachée ». Même si Elsa refuse de rencontrer Maïakovski à Malakhovka, où elle se rend suite à la maladie de son père, le poète éprouve le besoin de l’avoir chez lui, parce qu’elle est, comme le sera plus tard sa sœur Lili Brik, un point de repère dans sa vie. Avoir la jeune fille chez lui et se promener 2 Dans une lettre du 28 avril 1930 qu’Elsa Triolet envoie à sa sœur, l’écrivaine date la première rencontre avec le poète seize ans auparavant. (Triolet / Brik 2000 : 46) 3 Les vers sont publiés dans la Première revue des futuristes russes. Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Maïakovski 61 avec elle l’inspire pour ses lyriques. Elsa lit et corrige les fautes d’orthographe de son ami, entre dans son univers, et en comprenant les règles de celui-ci, l’inspire grâce à la musique qu’elle joue lorsqu’ils sont ensemble (Triolet 2000 : 21). 4 Même si la découverte du génie poétique de celui qui est auprès d’elle n’a pas lieu dès leur première rencontre, Elsa Triolet s’en rendra compte rapidement. Dans une des pages des souvenirs sur Maïakovski, l’écrivaine observe, parlant d’elle-même lorsqu’elle avait quinze ans : […] éberluée par la poésie de Maïakovski, je m’attachai aussitôt à lui de toutes mes forces, je me transformai en une défenseuse et une propagandiste acharnée de ses vers. Je savais par cœur tout ce qu’il avait écrit et je me lançais littéralement dans la bagarre si quelqu’un osait critiquer la poésie de Maïakovski ou sa personne. 5 (Triolet 2000 : 25) C’est en effet grâce à la jeune fille que Maïakovski rencontre en juillet 1915 Lili Brik, la sœur d’Elsa, et son mari, Osip Brik, qui deviendra son premier éditeur. Le déménagement de son ami à Saint-Pétersbourg ainsi que la relation du poète avec Lili Brik pèsent néanmoins à Elsa et sur le lien qu’elle avait établi avec Maïakovski jusqu’alors. Si on lit la correspondance des deux amis, qui débute par une lettre datée du mois de septembre de la même année, on trouve exprimé dans les messages de la jeune femme de la mélancolie, du découragement et du tourment. Le regret pour un passé qui ne se reproduira plus se mélange à une forte nostalgie de l’écrivaine qui a, à présent, conscience d’être seule. Les lettres de son ami et la poésie qu’elles contiennent sont pour Triolet sa seule consolation (Travi 2000 : 12). Le 21 septembre 1915, elle reçoit de lui la première édition de Nuage en pantalon avec la dédicace suivante : « À ma chère et aimée Elicka, son très affectionné 4 Dans une page des mémoires sur l’artiste Maïakovski, Triolet se rappelle de l’importance que les pièces musicales qu’elle avait jouées devant son ami avaient pour la création poétique du poète. Triolet prévient le lecteur de l’importance de cette composante dans la poésie de Maïakovski, ainsi que de la modalité d’écriture du poète dans un de ses articles pour la NRF : « Mais Maïakovski livrait en même temps la clef de sa poésie - la voix ! Car sa poésie est faite pour être lue à haute voix. » (Triolet 1939 : 613) Le souvenir sur l’importance de l’élément voix, que l’artiste utilise pour déclamer ses vers pendant ses lectures, s’accompagne ici de celui du travail infini que Maïakovski avait l’habitude de faire sur sa poésie : « Au début de son travail poétique, il écrivait, si l’on peut dire, tous ses poèmes dans sa tête, par cœur. Un vers qu’il transformait une dizaine, une centaine de fois, subissait toutes ces transformations dans sa tête, il barrait, changeait, récrivait mentalement un poème de 1500 lignes, se rappelant parfaitement chaque version. Et ce qu’il mettait enfin sur le papier était la copie du dernier brouillon, après une série de brouillons, sur lesquels il avait parfois travaillé pendant des mois. » (Triolet 1939 : 623) 5 La traduction du passage cité dans le texte est extraite de la préface écrite par Léon Robel (2000 : 8). Monica Biasiolo 62 V. V. », 6 que le poète fait suivre quelques jours après, le 7 octobre 1916, par l’envoi du recueil Simples comme un mugissement : Cher oncle Volodia, merci pour le livre. Je le dévore. Outre le fait qu’il est très bon, il me rappelle tant de choses. Presque à chaque page je rencontre un cher, un vieil ami. Je me rappelle tout, où, quand je te l’ai entendu dire. (Triolet 1998 : 147) Ces pages et la poésie qu’elles contiennent sont pour Triolet un succédané de la présence physique du poète. Quelques passages de cette correspondance, comme par exemple la parodie du prologue au poème Rouslan et Ludmila de Pouchkine (1820) que Maïakovski écrit dans le message qu’il envoie aux premiers jours de février à son amie (Triolet 1998 : 161) - ces vers contiennent de claires références biographiques sur la jeune fille, qui vivait alors avec sa mère dans une des traverses même de la rue indiquée - réapparaissent dans les romans de l’écrivaine. Dans les premières pages du chapitre XXIV du roman À Tahiti, publié en 1925, on lit : Toute en petits carreaux, dans une ruelle, À droite de la Piatnitskaïa Une maison abrite une péronnelle Qui me laisse sans nouvelles. (Triolet / Maïakovski 2000 : 161) Il était une maison, de fenêtres couvertes, À droite dans la rue Piatnitzki, Et l’affreuse petite à pattes de poulette Y vit et jamais m’écrit. (Triolet 1925 : 123) Mais les lettres de Maïakovski sont aussi pour la jeune fille des messages auxquels on doit répondre par des actions concrètes. Préoccupée par les états d’âme de son ami, que celui-ci a exprimé dans l’une de ses lettres en reprenant un vers de Nuage en pantalon (« Déjà les nerfs sentent leurs jambes se dérober sous eux », Triolet 2000 : 157), Triolet décide en décembre 1916 de le rejoindre à Saint-Pétersbourg. Maïakovski est alors occupé par l’écriture de La guerre et l’univers et L’Homme. De la première œuvre, pour laquelle l’écrivaine proposera pendant près de dix ans à son premier mari, l’officier André Triolet, une traduction à quatre mains (Bouchardeau 2000 : 58), le poète, comme la correspondance le documente, lit quelques passages à son amie. Maïakovski vit déjà depuis un an avec Lili Brik. Cité dans la correspondance aussi explicitement qu’implicitement à travers plusieurs vers de sa poésie et appelé par son nom, Maïakovski est aussi un des protagonistes du dialogue entre les deux sœurs. Le nom du poète est cité dans plusieurs passages où les deux femmes se donnent réciproquement des conseils, ainsi que dans ceux où elles parlent du matériau que l’une et l’autre ont à disposition pour leurs publications ou des 6 Dans un de ses souvenirs sur Maïakovski, l’écrivaine affirme avoir été « folle d’émotion » après que le poète lui ait lu ce texte (Triolet 1939 : 610). Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Maïakovski 63 projets à venir (ou déjà réalisés), ou encore ceux où l’une prie l’autre de l’envoi de quelques livres, de certains articles parus dans la presse ou de photos encore inconnues. 7 Les lettres, comme celle du 8 septembre 1921 ou celles du 1 et 19 juin 1928 que Lili adresse à sa sœur (Triolet / Brik 2000 : 32, 41), mettent par exemple en évidence les efforts faits par Maïakovski pour améliorer la situation financière de l’écrivaine, et en particulier, ceux faits pour la publication de Camouflage, le troisième roman de son amie : 8 Ma petite Elsa chérie, Je te le jure, il n’y a rien à écrire ! On a promis à Volodia de donner une réponse ces jours-ci au sujet de ton livre. (Triolet / Brik 2000 : 41) L’appropriation des vers de Maïakovski dans la correspondance des deux femmes n’est pas - et on doit ici le souligner - une simple citation littéraire. Dans le dialogue à deux voix que constitue cette communication épistolaire, les vers de l’artiste sont à considérer plutôt comme une troisième voix, avec laquelle elles continuent à se confronter malgré la mort de Maïakovski. Ce dernier, qui n’aime pas la prose - comme Triolet l’écrit dans une page de ses Fragments d’autobiographie - écoute la lecture de l’œuvre de la jeune écrivaine, à laquelle il donne aussi plusieurs conseils et opinions (Triolet 1998 : 354) : 9 on doit préférer les mots les plus expressifs, les plus rares, les plus nécessaires, faire attention à chaque expression, au potentiel du mot, à sa musicalité, soit seul soit combiné aux autres mots. Leurs échanges intellectuels se reflètent dans leurs œuvres, même si l’on doit admettre que ce sont celles d’Elsa qui en portent les traces les plus importantes. Paris, ainsi que les relations avec son amie qui se trouve dans la métropole à partir des années vingt, sont sources d’inspiration pour l’artiste Maïakovski, qui écrit pendant ces séjours Sur la Tour Eiffel, Versailles et Notre Dame (Triolet 1998 : 372). Mais la présence de cet homme dans la capitale est aussi significative pour l’écrivaine : c’est en effet à travers celui-ci qu’elle dit 7 On trouve aussi dans une des lettres un commentaire, écrit par Elsa, sur la traduction des poèmes de Maïakovski faite par Armand Robin : celle-ci ne lui plaît pas, parce qu’elle n’est pas fidèle à l’esprit des poèmes de son ami (Triolet / Brik 2000 : 140). 8 Lili Brik et Maïakovski s’étaient déjà impliqués pour la publication des premières œuvres en russe d’Elsa (À Tahiti et Fraise-des-Bois) ainsi que pour celle de certains articles de Triolet dans un journal de Moscou (Nadolny 2000 : 83). 9 Le poète lui dit d’écrire dans un carnet de poche tout ce qu’elle voit et d’y noter tout ce qui lui passe par la tête, ainsi que de choisir les mots du texte selon une série précise. Dans une page publiée dans Maïakovski, poète russe, Triolet écrit à ce propos : « Comme par exemple ‹ le port royal des Maoris… › dont malheureusement je parle dans mon livre À Tahiti : ‹ Alors, si tu dis port, il faut que tu dises royal ? Et moi je vois un roi avec une grande barbe et de la soupe aux choux qui dégouline par-dessus… › » (Triolet 1945 : 129). Monica Biasiolo 64 avoir récupéré (une fois encore) 10 une part importante de son identité, culturelle ou non : De temps en temps je me réveillais comme la Belle au Bois dormant : c’était aux passages à Paris de Maïakovski. […]. Avec lui m’arrivaient mon adolescence, mon pays, ma langue. (Triolet 1925 : 18) Le lien entre langue et identité dont Triolet semble parler dans ces lignes, se réalise pour elle in primis dans la traduction. Parallèlement à la traduction du poème Une flûte de vertèbres faite par Armand Robin, l’écrivaine voit publier en 1939 son article Maïakovski, poète russe tandis que Vers et proses, le recueil de textes du poète dont Triolet a aussi écrit le préambule et les introductions de chaque poème et qu’elle a traduit, sort en 1952. Dans cette dernière œuvre, elle reconstruit et raconte l’identité de son ami non seulement en s’appuyant sur ses textes, mais aussi à travers sa propre voix : Triolet rend la qualité de la langue utilisée par Maïakovski - « les expressions, les formes, les mots, les grâces, les élégances, les audaces heureuses » - sans atténuer l’identité de l’autre langue, mais en familiarisant le principe de son écoute de traductrice. Aussi, en traduisant, Triolet trouve l’occasion de réfléchir à son identité - ce dont l’écrivaine, se sentant étrangère autant en Russie qu’en France, a besoin. On trouve quelques indications sur la méthode appliquée à la traduction dans le volume Vers et proses et dans les pages de La mise en mots, publiés en 1969. Après avoir établi une ligne de continuité avec Pouchkine (auquel Triolet reconnaît le mérite d’avoir rendu accessible à un plus grand nombre de personnes, grâce à ses choix linguistiques, le monde de la poésie) et après avoir souligné la nouveauté de l’écriture de Maïakovski, Triolet note dans le premier des deux volumes : Je me suis laissé guider dans mes traductions par le rythme de l’original, ainsi que le font les « paroliers », qui écrivent les paroles sur une musique donnée. L’accent tonique de la langue russe - qui n’existe pas en français - joue ici le rôle de la mélodie. Je me suis pourtant parfois écartée du rythme, afin de ne pas m’écarter du sens, la précision de la pensée de Maïakovski ne tolérant pas la fantaisie du traducteur. Quant à la rime, j’ai abandonné tout espoir de la transposer en français, sauf pour quelques exceptions : il est pour ainsi dire impossible de « traduire » la vertigineuse virtuosité des rimes de Maïakovski. Je prie donc le lecteur de « rectifier » lui-même dans ce sens, et de ne jamais oublier que l’original est entièrement rythmé et rimé. (Triolet 1952 : 11) On ne doit pas oublier que la situation dans laquelle Elsa Triolet se trouve est celle d’un bilinguisme, 11 même s’il s’agit, comme elle l’écrit, d’un 10 Comme Marianne Delranc-Gaudric l’observe dans un passage de son essai « La culture russe dans les premiers romans d’Elsa Triolet », les liens avec la Russie sont en cette période plus que présents (Delranc-Gaudric 2000b : 59). Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Maïakovski 65 bilinguisme qui est plutôt « une bigamie » (Triolet 1969 : 54), qui réduit sa vie de moitié en la redoublant en même temps, et dans le cadre duquel la langue française est surtout un moyen d’affirmer sa propre identité d’écrivaine. 12 La traduction se révèle être pour elle, au-delà d’un travail intellectuel et d’un retour à ses racines, un chemin pour mieux comprendre Maïakovski ainsi qu’un plaisir d’habiter sa poésie et de recevoir en elle la langue du poète. 13 Avant d’être un exercice formel, la traduction est un moyen de revivre « l’acte créatif », qui a produit l’écriture de l’original, et s’avère donc un lieu de dialogue et de rencontre avec l’artiste. Cette expérience sert à Triolet pour rendre son écriture plus pointue en cueillant à travers chaque mot, même le plus insignifiant, les nuances les plus diverses. Une attention particulière est adressée au jeu des accents plus ou moins forts - « force substantielle, […] énergie essentielle du vers » dans l’œuvre de Maïakovski - dont les pauses ont une différente durée entre les mots, à la suggestion musicale d’une rime et au mélange des phonèmes. Il ne s’agit pas tant d’une grande habilité technique - qualité requise indispensable et sousentendue pour définir un bon traducteur - que d’une sensibilité poétique qui s’accorde à celle du poète. Celui - ici celle - qui traduit, suit tout d’abord presque d’une façon instinctive la musicalité de la dictée poétique, pour poursuivre là où on rencontre quelques difficultés de transposition dans la langue qu’on a choisi, par élimination : devant le choix de sacrifier le rythme ou le contenu, Triolet favorise le deuxième. 14 La fidélité au texte original dérive donc paradoxalement ici de ce que l’on pourrait appeler une trahison. Cette trahison a toutefois été plus forcée que voulue : la rime, qui n’a jamais la fonction dans les poèmes de Maïakovski d’un simple ornement extérieur, mais qui est partie intégrante du contenu sémantique, doit être abandonnée, parce qu’il est impossible d’y rester fidèle dans une langue différente de l’originale à cause des caractéristiques qui la rendent unique (Triolet 1939 : 11 Elsa et sa sœur profitent de la présence d’une nourrice française, qui leur enseigne sa langue, jusqu’à l’âge de six ans (Triolet 1969 : 82). Ce plurilinguisme - Triolet apprend aussi l’allemand dans son enfance - se retrouve dans la formation des amis les plus intimes de l’écrivaine, comme Isaac Babel et Roman Jakobson (Delranc-Gaudric 2000b : 55-56). 12 Triolet rédige ses premiers romans en langue russe et commence à écrire en français seulement en 1938 suite aux difficultés rencontrées en URSS lors de la publication de Colliers (Aragon 1964 : XIII). 13 « Traduire », écrit Paul Ricœur (1998 : 15) en citant Antoine Berman, « c’est à la fois habiter dans la langue de l’étranger et donner hospitalité à cet étranger au cœur de sa propre langue. » 14 La difficulté dans la reproduction du rythme est causée aussi par l’emploi de certains mots, qui contiennent les mêmes signes graphiques ordonnés en séquences différentes et disposés selon une précise symétrie. Ces mots ne sont pas liés sémantiquement mais phonétiquement l’un à l’autre. Monica Biasiolo 66 626). On garde au contraire - cela se ressent aussi dans la prose - la langue utilisée par le poète comme substrat, celui que Robert Dion et Hans-Jürgen Lüsebrink ont appelé « le substrat d’une langue pour ainsi dire secrète dans la langue affichée, à faire entendre l’imaginaire d’une autre langue sous la langue » (Dion / Lüsebrink 2002 : 12), un procédé par lequel l’écrivaine s’efforce de reconstituer sa double identité en thématisant en même temps cette marginalité, cet aspect « différent », qu’elle considérait comme faisant partie de sa réalité mais aussi celle de l’identité des protagonistes de ses romans. Si on veut maintenant approfondir le thème de la traduction et passer à une critique des choix faits par Elsa Triolet dans la pratique traductive, il convient de le faire à partir d’un exemple concret : la traduction du poème La flûte de vertèbres, dont la complexité symbolique rend le travail de transposition linguistique encore plus difficile. Loin de la segmentation dans la syntaxe qu’il avait adopté pour les vers de ses premières poésies, comme dans (D’une route à l’autre), publiée en 1913, Maïakovski utilise pour les vers de La Flûte un vocabulaire triste et douloureux, qui a la caractéristique de posséder des traits sonores et visuels particuliers que le traducteur doit suivre. Elsa Triolet ne cache pas les difficultés de son travail : si on lit le jugement de l’écrivaine, il est aisé de comprendre qu’elle considère la rime comme étant l’obstacle le plus grand pour la traduction. 15 Rime que Maïakovski utilise d’une façon toute singulière et avec de nouveaux buts : « lier les lignes pour maintenir les mots qui rendent une pensée; décharger l’emphase par le rapprochement humoristique et inattendu de deux mots, le rapprochement amené par la rime; souligner le mot «principal» d’un vers, en le révélant par la rime ; dorer la pilule et faire avaler au lecteur certaines choses... etc... » (Triolet 1939 : 626) Mais les difficultés rencontrées dans la traduction en français sont dues aussi bien aux caractéristiques de la langue russe, langue comprenant seulement trois temps verbaux et des déclinaisons (il s’agit donc d’une langue très différente du français), qu’au lexique de Maïakovski (Triolet 1939 : 626), qui choisit des mots atypiques et des expressions inédites difficiles à traduire. Le travail sur le langage doit, en outre, également 15 Les difficultés que Triolet rencontre en traduisant sont extrêmes : dans une lettre du 29 avril 1930 qu’elle adresse à sa sœur pour lui communiquer l’intérêt des surréalistes pour Maïakovski, l’écrivaine note : « La traduction est impossible. » (Triolet/ Brik 2000 : 47) Cette observation semble se répéter aussi en août 1955, alors que dans un autre message à Lili elle souligne encore une fois la complexité qu’il y a à traduire les textes du poète, et la douleur qu’elle éprouve en se souvenant de son ami et du temps passé : « Volodia verrait-il ce dur labeur comme un signe de fidélité à son égard, ou se moquerait-il de ces tentatives, qui finalement, ne valent pas un sou face à sa poésie. […] La difficulté n’est pas seulement dans le travail, bien sûr, mais dans le retour forcé en arrière. » (Triolet 2000 : 512) Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Maïakovski 67 garantir la traduction « du langage intime [de l’auteur] en langage public » (Delranc-Gaudric 2000 : 28) ainsi qu’une particulière accentuation du mot dans le vers. Triolet connaît le procédé de son ami, qu’elle a souvent écouté réciter, et connaît donc aussi l’intonation qu’il a donnée à ses vers. Même si elle suit les règles données par l’artiste pour la traduction, on doit toutefois relever que son travail est parfois une réécriture, ou plutôt une écriture avec, à sa base, des choix lexicaux précis. Des réflexions très intéressantes sont contenues dans le chapitre Vos pas dans ceux du créateur de l’essai La mise en mots pour approfondir l’approche choisie par Triolet dans la traduction des œuvres de son ami et pour comprendre sa pensée et son idée de la transposition d’une langue à l’autre. Comme le révèle le titre même, Triolet place au centre du discours la modalité du parcours du traducteur dans le jeu que l’auteur entreprend, sa capacité à s’insérer dans le texte qu’il doit traduire, qui ne signifie pas seulement la recherche de certaines correspondances lexicales : il faut savoir « copier la pâte, la patine, la couleur, le rythme d’un texte » (Triolet 1969 : 79). Quant aux modalités les plus satisfaisantes du travail de traducteur, elles sont rassemblées dans le texte que Triolet écrit comme préambule à l’anthologie des poètes russes (celui-ci est un recueil auquel l’écrivaine travaille à la demande de Pierre Seghers 16 ) : « Les conditions idéales d’une traduction de la poésie seraient qu’un grand poète traduise un autre grand poète qu’il aurait lu dans l’original et pour lequel il se serait pris de passion. » (Triolet 1965b : 9) La présence de Maïakovski dans les pages d’Elsa Triolet : fragments d’un dialogue Après avoir prêté sa voix au poète à travers la traduction, l’écrivaine utilise dans ses romans celle de l’ami, qui acquiert souvent certains traits d’un des protagonistes : comme Marie-Thérèse Eychart l’a remarqué, on peut retrouver plusieurs éléments de la personnalité de Maïakovski dans le 16 L’éditeur et poète Pierre Seghers avait avancé cette proposition en avril 1961 en mettant à disposition de l’écrivaine, pour la réalisation de l’anthologie, plusieurs traducteurs. L’intention de départ était de publier un livre de plus ou moins cinq cents pages qui comprît quelques exemples de la production poétique des derniers siècles. La sélection des poètes ainsi que celle des œuvres qui étaient à traduire fut donnée à Elsa Triolet. L’anthologie sera publiée sous le titre La Poésie russe en octobre 1965. Les auteurs traduits par l’écrivaine sont : Constantin Sloutchevski, Valéri Brioussov, Sacha Tcherny, Vélimir Khlébnikov, Igor Sévérianine, Nicolas Asséev, Boris Pasternak, Marina Tsvétaièva, Vladimir Maïakovski, Alexeï Sourkov, Mikhaïl Svétlov, Sémion Kirsanov, Alexandre Tvardovski, Boris Sloutski, Sémion Goudzenko, Andreï Voznéssénski, Bella Akhmadoulina, Mikhaïl Koultchitski, Boris Smolenski et Vsévolod Bagritski. Monica Biasiolo 68 personnage de Jenny Borghèze (Eychart 1996 : 11), l’héroïne du roman Personne ne m’aime. Comme Maïakovski, elle aussi a un caractère sombre et est persécutée et calomniée tant par la presse que par les personnes qui sont proches d’elle. Aussi, sa jalousie et son comportement exigeant à l’égard de son amie ainsi que son suicide rappellent ceux du poète. 17 Mais ces signes identitaires reportés dans la description de Jenny et que Triolet accompagne d’autocitation seront toutefois niés par l’écrivaine, qui - au moins dans un premier temps - affirmera que son héroïne est « entièrement imaginaire » et ne ressemble « en rien à Maïakovski » (Triolet 1964 : 20). Une confirmation de la présence d’éléments autobiographiques combinée avec le souvenir de Maïakovski, comme du manque de lien littéraire entre le personnage de Jenny et le poète, se trouve au contraire dans les premières pages de Maïakovski et nous, que l’écrivaine lit au Théâtre de l’Athénée à l’occasion du dix-septième anniversaire de la mort de son ami : Une petite fille de cinq ans, parce qu’elle a reçu une taloche, dit : « Personne ne m’aime! Je m’en vais vivre chez le gardien … » On n’a pas besoin d’être une toute petite fille pour éprouver ce sentiment de solitude, d’injustice. Il arrive certainement bien des fois à de tout à fait grandes personnes d’avoir envie d’aller vivre chez le gardien. Le gardien se nomme : voyage, couvent, suicide… (Triolet 1948 : 10) « Je m’en vais vivre chez le gardien... » (Triolet 1946 : 13) : l’expression est aussi contenue dans Fraise-des-Bois, le premier roman d’Elsa Triolet. En contraste avec ce qu’elle avait démenti dans les premières pages de Maïakovski et nous ainsi que dans un texte écrit en 1968 pour répondre aux critiques faites par des biographes soviétiques à son ami, l’écrivaine révèle un peu plus loin la connexion existante entre Maïakovski et son héroïne : Jenny Borghèse [sic] n’est pas le portrait de Maïakovski, mais consciemment et inconsciemment, je lui ai donné beaucoup de traits de son caractère. Ceux qui calomnient, qui bafouent Jenny ne sont, comme les ennemis de Maïakovski, qu’un petit groupe de malfaiteurs, écrasés par l’Histoire quand arrive leur heure, mais ils sont autour d’elle, tandis que l’amour, il faudrait le deviner par-dessus leurs têtes. (Triolet 1948 : 13) Si l’on veut comprendre ce lien, on se doit d’ajouter à la lecture de ces passages celle de la correspondance entre le poète et son amie. 18 Dans une lettre du 18 novembre 1916, évoquant son état d’âme, Triolet écrit : 17 Comme le poète, Jenny a aussi la passion du jeu (Triolet 1946 : 113). 18 Pour un approfondissement du signifié du jeu du revêtement littéraire dans les œuvres d’Elsa Triolet, on renvoie à la préface du roman écrit par Louis Aragon. En parlant des acteurs qui entrent en scène dans celle qu’il appelle « la comédie d’Elsa », l’écrivain cite en effet l’histoire de Jenny dont il souligne le fort lien avec celle de Maïakovski. (Aragon 1964 : XVI) Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Maïakovski 69 Oncle Volodia, je n’aime personne en ce bas monde, il faut croire que je ne sais pas, toi, tu es heureux... (Triolet 1998 : 156) Ce passage est intéressant à cause de la formule « Je n’aime personne […] [au] monde » : si on échange les éléments de la phrase, on obtient une autre fois « Personne ne m’aime ». 19 Dans le roman, dont ces termes sont le titre, l’écrivaine confie aussi sa réaction face à la mort de son ami (Triolet 1946 : 169). Dans sa correspondance avec sa sœur Lili (Triolet / Brik 2000 : 46) et dans l’un de ses souvenirs liés au poète, elle nous dit que sa mort est une blessure qui n’a jamais cicatrisé et qu’elle a vécu et vit encore avec une douleur profonde : Je rêve de lui toutes les nuits sans exception. C’est très dur. (Triolet 2000 : 46) La phrase ci-dessus semble aussi apparaître dans Luna Park par le biais de la citation de quelques vers d’un des intermèdes lyriques du Buch der Lieder de Heinrich Heine : Allnächtlich im Traume, seh ich dich, Und sehe dich freundlich grüssen, Und laut aufweinend stürz ich mich Zu deinen süssen Füssen… (Triolet 1998 : 107 ; Heine 1827 : 154) Les vers que nous venons de citer sont, pour ceux qui critiquaient le traumatisme vécu par Triolet les jours suivant la mort du poète, une claire allusion à la fin tragique de son ami. Les mêmes mots - bien que l’écrivaine les ait modifiés ici - se retrouvent aussi dans une des lettres envoyée à sa sœur, à travers ce qu’Anne-Marie, l’amie de Jenny, elle aussi obsédée par le suicide de son amie, dit : Ma chérie que je ne peux oublier un instant, dont je rêve toutes les nuits […]. Cette dernière nuit j’avais rêvé que je la persuadais de ne pas se tuer, puisque la vie valait la peine d’être vécue… Elle semblait convaincue, soulagée par ce que je lui disais, elle était pleine de joie, et puis elle s’est mise à pleurer et elle m’a dit : « Puisque c’est trop tard, puisque c’est fait… » Je me suis réveillée en larmes. (Triolet 1946 : 169) La thématique du suicide, ou plus généralement des intentions suicidaires d’un personnage d’écrivain, comme l’était Maïakovski, ainsi que certains passages qui laissent percevoir le modèle utilisé par Triolet pour la réalisation de plusieurs des personnages de ses œuvres littéraires, se répète autant dans Le Monument que dans Cahiers enterrés sous un pêcher. 20 La 19 On retrouve cette expression, malgré certaines différences, dans Camouflage à travers la description de la protagoniste : « Elle vivait comme une femme que personne n’aime. » (Triolet 1928 : 65) 20 Triolet écrit ce dernier texte à partir de l’été 1943 dans la période de son refuge à Saint- Donat, après qu’elle et Aragon aient été les hôtes de René Tavernier à Lyon. Monica Biasiolo 70 dernière de ces œuvres est un journal intime dans lequel Elsa Triolet présente la vie de Louise Delfort, de son enfance entre Paris et Moscou jusqu’à sa participation à la Résistance. Les moments racontés dans ce récit sont toutefois ceux que Triolet a elle-même vécus : dans ce que Louise Delfort raconte de ses premières années de l’adolescence, on retrouve la rencontre avec un jeune homme qui a toutes les caractéristiques de l’artiste Maïakovski. Le garçon s’appelle Vladimir, qui est aussi le prénom de l’artiste : 21 Vladimir était bien l’homme le plus beau que j’ai rencontré. J’avais treize ans quand je l’ai vu pour la première fois […]. Quand il tomba amoureux d’Odette, maman fut malade d’inquiétude, surtout qu’Odette n’avait que quinze ans. Pauvre Vladimir… Il y a bien eu un coup de feu, mais c’était sur le front. 22 (Triolet 1945b : 295-296) Les références autobiographiques et celles faites par Triolet sur son ami dans ces pages se réitèrent aussi dans le passage où l’écrivaine raconte l’amour et le lien qui unissait son ami à Lili 23 et dans celui où elle souligne l’inquiétude et l’hostilité exprimées par la figure de la mère de la protagoniste, qui, avant de partir pour Paris, refuse de rencontrer et de saluer sa fille aînée. 24 Mais Triolet utilise encore quelques autres particularités biographiques de sa famille et de l’artiste dans son écriture : le refuge de la sœur et du poète et les moments les plus intimes que Louise Delfort vit avec la personne qu’elle aime. Louise (et avec elle Elsa Triolet, qui fait allusion à son rapport avec Maïakovski) écrit dans l’une des pages : C’est bien lui qui m’a tout appris de l’amour. Même l’amour physique. (Triolet 1945b : 321) Triolet applique le même procédé dans les Cahiers, ainsi que dans Le Monument qui a été écrit et publié en 1957. Ce roman n’est pas seulement une suite chronologique de La Semaine Sainte (1958), qu’Aragon rédige entre 1956 et 1958, il est aussi esthétiquement identique à celui-ci et en reprend certains principes stylistiques. (Ravis 2001 : 29) Le texte trouve une de ses clefs de lecture dans l’œuvre du personnage, le sculpteur Lewka, un artiste 21 Les allusions à Maïakovski se trouvent dans la première partie de l’œuvre. 22 Le coup de pistolet du suicidé ouvre le poème La flûte de vertèbres que Maïakovski dédie à la sœur de l’écrivaine. Le thème se trouve toutefois traité de manière presque obsessive dans les œuvres de l’artiste. 23 Ici Odette. Le nom que Triolet choisit pour le personnage qui cache la sœur est celui d’un des protagonistes du ballet Le Lac des cygnes, le premier de trois ballets de Piotr Ilitch Tchaïkovski. L’écrivain fait alors allusion à la passion que Lili avait pour la danse. Odette est dans le ballet la reine qui enchante Siegfried par sa beauté et dont Odile, la fille du sorcier Rothbart, est le sosie. 24 Le comportement de la mère devant l’union de Lili avec Maïakovski est aussi décrit dans une page des mémoires de l’écrivaine. (Triolet / Maïakovski 2000 : 35) Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Maïakovski 71 qui a vécu a Prague et « qui avait mis fin à ses jours », comme Elsa Triolet le souligne, parce que son « immense monument à Staline, fait sur commande de l’État, s’était révélé hideux » (Triolet 1965d : 13). Triolet semble parler ici aussi de Maïakovski - son nom est du reste directement cité dans le texte (Triolet 1957 : 68) - 25 et de ce qui reste jusqu’à ce jour l’un des motifs possibles de son geste final (le coup de pistolet avec lequel il se tua le 14 avril 1930 dans son bureau à Lubjanskij Proezd, près de Moscou), qui paraît ici être sujet d’une interprétation différente de celle que le régime communiste et que « certains amis » du poète avaient donné et qui avaient conclu que la cause de son suicide était d’ordre personnel. Avec l’adjectif « hideux », Triolet semble nous renvoyer ici à la désillusion vécue par le poète face à un régime dont il avait chanté la grandeur. Ce sentiment, il l’exprime dans le poème À pleine voix, où il soutient (sans pitié dans le lexique qu’il utilise) que les descendants comme les archéologues auraient mis à jour « la merde pétrifiée d’aujourd’hui » - « aujourd’hui » faisant référence à la période soviétique - et que lui-même « s’était dominé », « faisant taire sa voix », plutôt que d’employer son inspiration à célébrer le régime (Maïakovski 2008 : 402-417 et Strada 2000 : 31). Le nom de Maïakovski apparaît aussi dans L’écrivain et le livre ou la suite dans les idées, un recueil qui rassemble plusieurs des interventions faites par l’écrivain à l’occasion de différentes conférences et rencontres, et plus exactement dans L’écrivain public, publié pour la première fois dans Les Lettres françaises le 23 mai 1947 et Prenez exemple sur nos ennemis, un discours tenu par Triolet en mars 1948 devant le Comité National des Écrivains et publié lui aussi dans la même revue. 26 Dans ce dernier, elle se souvient de l’interview que le poète russe avait faite avec Marinetti auquel il avait reproché avec colère d’être devenu fasciste, bien que son rôle ait été celui de père du futurisme, donc d’un art avant-gardiste qui, en tant que tel, n’avait rien de commun avec ce régime (Triolet 1948 : 61), et la fonction que son ami a eu comme écrivain public (« public » est synonyme ici d’« engagé »). Triolet souligne cette fonction là, lorsqu’en parlant du succès et de l’échec d’un livre dans la France de l’après-guerre, elle cite les mots suivants du poète : La compréhension des masses est le résultat de notre lutte et non la chemise dans laquelle naissent les livres chanceux de quelque génie littéraire. (Triolet 1948 : 66) 25 Le nom de Maïakovski, même si cette fois-ci c’est avec une référence à Personne ne m’aime, apparaît aussi bien dans la préface que Triolet écrit en août 1965 qu’à la fin du roman, où elle insère le texte par lequel elle répond aux critiques et aux discussions relatives au Monument (Triolet 1957 : 222 ; Triolet 1965d : 17-18). Les allusions contenues dans le roman cité dans le texte sont au contraire à lire parallèlement à l’autobiographie Moi-même, écrite et publiée par le poète en 1922. 26 Les deux articles ont été édités comme chapitres de L’écrivain et le livre ou la suite dans les idées (Triolet 1948 : 59-64 ; 65-88). Monica Biasiolo 72 Même si l’écrivaine semble partager le contenu de ce que son ami dit, elle constate aussi - si on applique les mêmes termes à ce qu’elle vit alors - que l’on peut noter la différence d’emploi par exemple des mots « lutte », « livres » et « nous » : Mais le nous n’est pas celui de Maïakovski, et les livres dont le succès est le résultat d’une lutte ne sont pas ceux que Maïakovski aurait appelés siens. (Triolet 1948 : 66) Mais nous nous limiterons dans cet essai aux romans écrits par Triolet : le lien avec Maïakovski vient de celui établi dans Le grand jamais ainsi que dans Écoutez-voir et dans Le rossignol se tait à l’aube, dans lequel l’écrivaine reprend en ouverture deux vers du poète qui deviennent une synthèse du texte entier. Les vers de son ami servent cependant également à Triolet à exprimer le fort lien qu’elle a avec la France, sa deuxième patrie. Dans une interview accordée à une station de radio française dans les années de l’après-guerre (Bouchardeau 2000 : 172-173), l’écrivaine cite quelques vers du poème Khorocho ! (Il fait bon) de Maïakovski traduits par elle même (Triolet 1945 : 74) : … J’aime cette terre. On peut oublier où et quand On prit du ventre Et un triple menton, mais la terre avec laquelle on a su ce que c’est que la faim, on ne peut jamais l’oublier. ……………………………. Mais la terre qu’on a conquise que demi-morte on a bercée, où la balle vous levait où le fusil vous couchait où on coule comme une goutte d’eau dans les masses avec cette Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Maïakovski 73 terre c’est à la vie au travail, à la fête, à la mort. Des citations de l’œuvre poétique de son ami (ainsi que le recours aux références, qui rappellent le nom de Maïakovski) sont, comme nous l’avons déjà mentionné, également utilisées dans Fraise-des-Bois. Le texte, que Triolet organise en le divisant en plusieurs chapitres et dans lequel elle parle de certains épisodes de son enfance et de ses souvenirs, reprend comme intro de deux chapitres de la deuxième partie (Paris et Les rues de Fraise-des-Bois) quelques vers de l’Adieu (1925) et de La flûte de vertèbres. Triolet résume dans le premier des deux chapitres son amour pour ses deux patries et l’enfer de la métropole dû au progrès de la croissance constante, qui a été déclenchée par le progrès technologique. La description de la ville respecte celle faite par les futuristes : 27 […] partout sur l’asphalte gris aux reflets d’acier c’est le train ininterrompu des taxis, autobus, tramways. Les taxis rouges rebondissent et roulent comme des groseilles répandues, les autobus verts et les trams rampent comme des crocodiles. Sur les maisons grises ceintes de balcons de fonte auxquels les lettres dorées des enseignes, les vitres brillent partout de même et les mêmes réclames familières mettent leur bigarrure, tapent, insistent. […] Et ce n’est que lorsque le dernier piéton pose le pied sur le trottoir d’en face que retentit un coup de sifflet et que l’énorme masse agglutinée de voitures s’élance en avant avec fracas et se disloque. Les automobiles jaillissent comme des éclaboussures, se dépassant à qui mieux mieux, mais la main d’un nouveau dieu se lève et de nouveau elles s’arrêtent net, comme clouées sur place. (Triolet 1926 : 100-102) 27 Quelques passages, qui rappellent le futurisme, sont contenus dans l’épisode dont le titre est Le silence du douze. L’enregistrement de la perception acoustique du mouvement des pieds des hôtes des chambres de l’hôtel, qui sont proches de celles de Fraise-des-Bois, rappelle en effet les images de l’histoire racontée dans Amore pedestre (Amour pédestre), film futuriste de 1914. Les seuls protagonistes sont ici les pieds des personnages. À travers leur mouvement, on raconte un adultère. L’action débute dans une maison bourgeoise, dans laquelle une des gouvernantes aide son maître à endosser son pardessus. De son coté, après avoir aidé une femme qui avait laissé tomber son sac à main et qu’il avait rencontrée en chemin, l’homme décide de la suivre. Tous les deux arrivent à la gare, où ils prennent le même train. Dans le compartiment, il essaye de lui faire des avances, mais la femme semble les refuser. Quand ils descendent du train, la femme s’arrête. En voyant la boite d’un cireur, l’homme commence à lustrer les bottes de l’inconnue. Un message avec une invitation suit. Le mari de la femme, qui maintenant sait probablement ce qui s’est passé entre eux, décide de défier l’homme en duel. L’homme est blessé, mais il conquiert le cœur de la femme, qui se donne à lui. Le dynamisme et le rythme créés dans la narration se retrouvent aussi dans l’œuvre d’Elsa Triolet que l’on a citée. Monica Biasiolo 74 Il est intéressant d’observer que l’écrivaine, tout en ayant des rapports amicaux avec plusieurs représentants de l’avant-garde futuriste, n’adopte presque jamais dans ses textes les procédés stylistiques typiques de ce mouvement littéraire. Bien qu’Elsa Triolet utilise des connotations différentes pour parler de la ville, le topos de la métropole - elle la décrit cette fois-ci avec des nuances apocalyptiques - que l’on retrouve dans Le Cheval roux ou les intentions humaines (1953), où le « point de départ » - écrit Aragon - « est le thème de Saint Jean à Pathmos, ou plutôt une utilisation de l’image de l’Évangéliste pour aborder le thème de l’apocalypse contemporaine » (Aragon 1960 : 56). Ce dernier est un texte très intéressant, comme l’indique Marie-Thérèse Eychart (1996 : 11), surtout si l’on étudie le manuscrit . En effet, c’est ici que l’on peut trouver une trace supplémentaire (reprise par une citation dans une des pages de son écriture épistolaire intime) de la présence de Maïakovski, dans laquelle Triolet exprime toute sa douleur suite à la disparition du poète : Quand Maïakovski s’est tué, j’ai rêvé de lui toutes les nuits, nuit après nuit, je lui expliquais qu’il ne devait pas se tuer, et il me répondait : - Comment faire maintenant ? C’est trop tard. Et il se mettait à pleurer. (Cahier 059, Fonds Triolet / Aragon, in : Eychart 1996 : 11) Triolet conserve toutefois un lien avec l’artiste tant par la conception de la figure de l’écrivain que par l’engagement que celui-ci se doit d’assumer : « Le sentier de la création était parallèle au chemin de l’Histoire », déclare Triolet en parlant de sa production artistique dans La mise en mots (Triolet 1969 : 27). Si l’on prend en considération les œuvres dédiées ou en relation avec la figure de l’ami-poète et sa signification dans l’écriture d’Elsa Triolet et que l’on veut s’attacher au texte dans lequel l’écrivaine explique sa position sur les relations entre politique et art, on doit se référer à Maïakovski et nous (1947). 28 Comme pour Maïakovski, mais également pour Aragon, faire de la littérature signifie pour Triolet s’engager : « L’engagement ne se décide pas, il s’impose au plus intime dans l’artiste et surgit comme une nécessité absolue. » (Eychart 2001 : 137) Mais La mise en mots, dont nous avons déjà parlé, est utile pour discuter d’un autre aspect, à savoir le parallélisme avec Comment faire les vers? (1926) de Maïakovski. À travers cela, il n’est pas question de faire allusion à de possibles ressemblances entre les deux œuvres - le titre des deux textes et l’espace de réflexion que le poète et l’écrivaine s’offrent là sont, même si inégaux, analogues - mais de souligner que les deux amis ont la même 28 L’analyse de l’engagement politique et intellectuel de l’écrivaine pourrait porter cet essai au delà de ses intentions. Pour cette raison, nous la négligeons ici. Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Maïakovski 75 nécessité de parler de la partie théorique de leur travail. 29 Bien que l’on relève de fortes différences entre La mise en mots et le livre de Maïakovski, il existe ce que l’on pourrait définir comme un intéressant point de contact en ce qui concerne l’exigence de description et d’explication. La lecture et l’analyse des règles poétiques adoptées par Maïakovski servent à Triolet, qui parle aussi dans son livre de la méthode de traduction qu’elle a employée pour transcrire l’écriture maïakovskienne, de guide supplémentaire pour son travail sur les textes du poète. Celui (ici celle) qui traduit doit suivre pas à pas l’artiste dans les sentiers de la création, se laisser glisser dans sa réalité, dans son âme. Dans ce contexte, c’est alors le mot, et avec lui son « se tordre », son « se débattre », son « discuter », son « se donner » et « se refuser », qui prend une position centrale. Comme pour la poétesse d’origine juive Rose Ausländer, pour Triolet aussi le mot - soit seul soit accompagné d’autres mots - exige d’être écouté avec attention, parce qu’à l’instar d’un individu, il a un caractère propre et des besoins précis que l’on doit satisfaire, même s’il devient contraire et hostile (Triolet 1969 : 56-57), parce qu’il représente aussi la patrie. L’analyse du langage est donc pour celui ou celle qui écrit ou traduit - et donc pour Triolet - aussi bien une réflexion continue sur soi et sur l’autre qu’une reconstruction de sa propre identité, du propre « moi » qui, perçu comme unique et divisé entre deux pôles culturels auxquels il/ elle appartient, se reconnaît lui-même. Dans le texte La mise en mots, l’écrivaine cite le nom du poète deux fois (Triolet 1969 : 94) : les deux fois, elle écrit sur lui en délaissant son œuvre et en se concentrant soit sur lui en tant qu’exemple de cette excentricité qui caractérise certains écrivains, soit sur le concept du mimétisme, qui est retenu par Triolet comme la plus grande qualité du traducteur, ainsi que comme un don qui appartient à ceux qui écrivent et composent des vers. Triolet pense également aussi certainement à son ami dans le passage où elle reprend les thèmes de ses deux dernières œuvres, c’est-à-dire la falsification de l’histoire et des biographies, à propos desquels elle écrit : « J’ai suscité une levée de boucliers discrète et efficace de ceux que cela concerne. » (Triolet 1969 : 97) Mais que c’était-il passé avant ? Quand quelques années après la mort de Maïakovski, Lili Brik décide d’écrire une lettre à Staline pour rappeler « le grand poète de la révolution », le nom de l’écrivain russe, même s’il n’a pas été complètement oublié, a presque disparu. Bien que les mots de la compagne de Maïakovski obtiennent l’effet voulu, c’est-à-dire la reconnaissance de l’artiste par le 29 La mise en mots diffère du genre « traité » et du simple œuvre théorique. Louis Aragon définira le texte dans le préambule du 39 ème livre des Œuvres croisées « le roman de l’écriture » (Aragon 1973 : 11). Monica Biasiolo 76 gouvernement, 30 les critiques ne manquent pas. 31 Le nom de Maïakovski, que Staline célèbre avec ceux d’autres artistes du réalisme socialiste comme par exemple Maxime Gorki, est mis de côté pour la seconde fois. En 1939, Maïakovski et la poésie russe a été confisqué, tandis qu’en 1958, la direction du PCUS (Parti Communiste d’Union Soviétique) bloquait la publication des œuvres du poète qui étaient déjà en cours d’impression. 32 Nous devons aussi rappeler que Staline est mort cinq ans auparavant, alors qu’en février 1956 Khrouchtchev lisait pendant une séance du XX e Congrès du Parti communiste le rapport dans lequel il dénonçait les violences et les atteintes à la liberté perpétrées sous le régime stalinien. En ce qui concerne les œuvres de Maïakovski qui ont été publiées, le douzième et le treizième livre sont éliminés, c’est-à-dire les parties qui contiennent plusieurs passages jugés politiquement incorrects, ainsi que ceux dans lesquels Maïakovski ne cache pas son admiration pour Trotski et pour d’autres hommes politiques de la révolution. Les attaques se répètent en 1962 avec la suppression du musée dédié au poète, ainsi qu’en 1968, lorsque V. Vorontsov et A. Koloskov, qui avaient écrit quelques années plus tôt un article sur l’artiste, signent une intervention très négative sur Maïakovski dans Ogonëk (Vorontsov / Koloskov 1968 : 11). 33 Même si elle rencontre plusieurs difficultés au cours de l’organisation, Triolet arrange en 1967, un an avant la publication de la traduction en français de Les Bains publics (1929), la satire maïakovskienne contre l’esprit bourgeois et petit bourgeois, une exposition avec le titre La vie illustrée de Maïakovski, poète russe. Dans sa correspondance avec sa sœur, Triolet écrit à la date du 17 janvier 1966 à propos de la réalisation de cette exposition : Chers Lilivassia, une importante bibliothèque de la banlieue parisienne s’est adressée à moi pour me demander de les aider à organiser une exposition Maïakovski. (Triolet / Brik 2000 : 1286) 30 Maïakovski avait contribué à la propagande politique non seulement à travers plusieurs œuvres littéraires mais aussi par la réalisation de slogans et d’affiches. Il avait été un des membres de l’IZO, la section des arts figuratifs du commissariat pour l’éducation publique, et avait également travaillé pour la ROSTA, l’agence télégraphique russe, pour laquelle il avait dessiné 3000 affiches de propagande. 31 Déjà dans une lettre du premier janvier 1936, Lili Brik décrit à sa sœur la lutte qu’elle a dû entreprendre et qu’elle doit encore poursuivre pour éliminer les obstacles à la publication des œuvres de Maïakovski (Triolet / Brik 2000 : 84-85). 32 Il s’agit du deuxième livre de la correspondance entre Lili Brik et Maïakovski et de celui marqué du nombre 66 dans la collection « L’Héritage littéraire ». 33 Dans un passage d’une lettre datée 17 avril 1968 et adressée à sa sœur, Lili semble faire allusion à l’article de Vorontsov et Koloskov. (Triolet / Brik 2000 : 1401) Peu après, le premier mai, Elsa Triolet fait publier dans Les Lettres françaises sa réponse à cette critique. Écrire dans (et avec) la langue de l’autre : Elsa Triolet et Maïakovski 77 Ce n’est pas la première fois que l’écrivaine s’occupe d’un événement lié au nom du poète. Elle a déjà eu l’occasion d’écrire en 1948 sur une exposition organisée par son ami lors d’une soirée de mars 1930 à la Komsomolskaïa Pravda, le siège du journal des Jeunesses communistes. Le poète et écrivain, qui a exposé les éditions de ses œuvres, les affiches de propagande politique ainsi que les publicités faites pour l’industrie d’État, est l’artiste que l’on retrouve lors de l’exposition itinérante inaugurée en 1967 à Montreuil. Les panneaux, inspirés par les paroles du poète, sont réalisés par Alexander Chem, 34 mais il est difficile d’attirer l’attention du grand public car la presse ne couvre pas l’événement. Pour ce qui est de la traduction de l’autobiographie de Maïakovski et du choix des œuvres à insérer (et insérées) dans le recueil de 1952, c’est un travail qui oblige l’écrivaine à retourner sur les traces de son ami et d’accomplir au moment où elle traduit la vie de l’artiste ce que l’on pourrait appeler un autre art de la traduction. L’écriture du scénario, qui a pour but de livrer un portrait complet de l’artiste Maïakovski, laisse penser à un projet d’exposition. Une certaine attention est portée à la composante visuelle, qui se développe dans les idées de celui/ celle qui écrit, à l’emploi d’un langage que l’on peut traduire en images et qui ne doit pas trahir la personnalité du poète. Pour résumer la vie et l’œuvre de son ami, Triolet choisit quelques thèmes particulièrement significatifs : la foi, l’espoir et l’amour, résumés dans De Ceci (1923), l’affirmation de la confiance dans l’homme à travers la citation de 150.000.000 (1920), et la croyance en la révolution, exprimée dans Ça va. L’organisation de l’exposition semble donc, d’une façon ou d’une autre, répondre au besoin de rappeler et de réhabiliter l’artiste - pour Triolet « modèle de l’avenir » à l’intérieur et à l’extérieur de son pays. Mais ce projet a une autre cause : l’imposition de la fermeture du Musée Maïakovski qu’Aragon décrira dans Le Roman inachevé comme un lieu où « nous étions tous ensemble assis » (Aragon 1956 : 255). 35 Occasion pour récréer ce contexte-ci, l’exposition - on l’interprète comme lieu des souvenirs - représente simultanément une reconstruction de ce morceau de patrie que les autres ont effacé et un endroit où l’on retrouve ce que l’on a perdu. Par elle ainsi que par la traduction, Triolet crée un espace impénétrable d’évocation (public et privé) qui unit son lien à sa terre avec sa mémoire. Le « moi » de l’écrivaine passe aussi dans ce cas-là à travers l’autre, un autre dans lequel elle-même se reconnaît : Maïakovski. Elle écrira sur son ami : 34 Je remercie pour ces informations Monsieur Bernard Vasseur, directeur du Centre de recherche et de création Elsa Triolet - Louis Aragon à Saint-Arnoult-en-Yvelines. 35 Avant d’être transformé en musée, l’édifice avait été la maison de monsieur et madame Brik et de Maïakovski. Monica Biasiolo 78 Il manque partout où il faut savoir aimer, s’indigner, défendre et attaquer. Il manque partout où il faut avoir du génie. Maïakovski vous manque, il est inoubliable, comme un bras dont on vous aurait amputé. On s’habitue à ne plus l’avoir, on ne l’oublie pas... (Triolet 1939 : 606) Bibliographie Elsa Triolet, À Tahiti, Paris 1964 (édition originale en langue russe : 1925). 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Matteo Tuveri Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain BENEM ERENTIUM ERGO imago muliebris alata, draco, Centaurus sagittans et astrum octocuspidatum à l’amour de ma vie et à Fernanda Pivano L’ancienne et la nouvelle poésie amoureuse : Sappho, l’amour courtois et Aragon Lorsque l’être aimé se révèle être une inattendue et quelques fois inatteignable fin érotique, lorsque cette érotisme naît ou devient, s’il est accompagné d’une exaltation des sentiments amoureux, une sorte de divinisation de la personne aimée, divinisation parfois rejetée à maintes reprises par le lourd poids de leurs propres cultures, alors jaillit la poésie amoureuse. Tentative cathartique et récit des merveilles de l’amour, la poésie chante la légèreté du prince des sentiments, la plus grande palette des sentiments humains. La poésie raconte l’inattendu désir d’un visage auquel s’ajoutent implicitement des désirs proprement masculins, des seins 1 pâles et droits, des cuisses et des fesses dessinées ; désirs exacerbés par la légendaire « bannière chimérique », comme est chimérique la bouche 2 qui l’accepte. La poésie raconte aussi la tristesse, l’extase et les souffrances ou la fin de cet amour considéré comme éternel. En fait, le poète s’adresse à lui comme à une divinité: , , ’ ’ ! , , " 3 1 « leggiadra ricoverse / co l’angelico seno » (Petrarca 2006 : 133). 2 « Seppi che v’era un’altra bocca da manomettere, segreta e non impube » (d’Annunzio 1959 : 227). 3 « Aphrodite au trône d’après, déesse / née de Zeus ! J’implore : immortelle fourbe, / fais que ni tourments ni dégoûts ne domptent / Reine, mon âme » (Sappho 1991 : 28-29). Matteo Tuveri 82 La phénoménologie de l’amour est née de l’invocation à Aphrodite. La main d’une femme, qui sera alors, pendant des siècles l’objet des versets de l’amour, sera en fait l’artisan d’un genre qui, pendant des siècles, fera souffrir la femme sous divers aspects. Par l’image d’Aphrodite assise sur son léger char richement décoré, Sappho, la poétesse de l’amour universel entre les personnes, évoque une phénoménologie de l’amour, plus tard réduite à une sexualité blâmable par la religion catholique, qui traversera les siècles et qui représentera pour les poésies successives une source inépuisable de topoi et d’images. Le principal aspect de la poésie de Sappho est l’amour pour les femmes du Tiaso, communauté de femmes capables de former et d’améliorer les talents naturels des jeunes filles, ce qui représentait alors une phase de préparation à la sexualité adulte. L’amour que Sappho ressentait pour les jeunes filles a été le sentiment absolu et la dévotion totale des enseignantes pour leurs élèves mais aussi l’envie ressentie par la femme d’âge mûr face aux corps et à l’esprit des femmes plus jeunes ; un amour étroitement lié au culte d’Aphrodite, comme celui qui apparaît dans « L’Ode à Aphrodite », qui ouvre le premier livre de l’œuvre poétique de Sappho et qui prend immédiatement les caractéristiques d’une invocation à la déesse, réconfortant la poétesse qui souffre d’un amour non réciproque. Déjà dans les poèmes de Sappho apparaît le thème central de l’amour comme sentiment divin, une force divine qui l’emporte sur la volonté des mortels qui ne peuvent donc y échapper. L’amour semble alors être la meilleure occasion pour transformer l’expérience personnelle en un parcours collectif qui caractérise la phénoménologie précise de l’amour ainsi que des règles amoureuses. Pour Aragon lui-même, de par son expérience amoureuse avec Elsa, il est en fait non seulement possible de créer et de représenter l’expérience personnelle des sentiments amoureux, mais aussi de montrer l’expérience collective de la guerre: un monde, qui, sous la pression de la guerre destructrice, est alors défiguré (Ray 2004 : 154), privé de sa forme originelle, tout comme semble privée de sa forme la même poésie, à laquelle, grâce à Elsa, Aragon offre une opportunité de réinvention, une Möglichkeitsform, qui prend la forme définitive « d’une prosodie savamment orchestrée » (Ray 2004 : 154) qui crée un nouveau monde : « Tu me dis Notre amour s’il inaugure un monde » (Aragon 1942). Louis devient alors poète d’Elsa « au sens total, au sens grec du terme et du verbe poiein qui signifie créer, qu’elle a modelé son œuvre en modifiant son être et en donnant à cette œuvre son sens » (Labry 1967 : 131). Tout comme Sappho, et en ce sens, Aragon est plus proche de la poétesse grecque que des poètes provençaux ou italiens, lorsqu’il pense que la poésie est une manifestation de la connaissance de la personne aimée, de la Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain 83 phénoménologie amoureuse, et non un symptôme ou un symbole de la possession. Parfois la poétesse désigne Eros comme un mélange de plaisirs et de souffrances, lorsqu’il est à même de causer à la fois joie et sérénité, mais aussi douleur et tristesse : « Doux-amer, invincible serpent, Eros me torture à nouveau, dissolvant mes membres ! » (Sappho 1991 : 117) 4 Sensation de feu qui bloque les membres, laisse en état de choc comme après une puissante attaque, l’amour arrive avec Aphrodite, serpentine de l’écume des mers qui tend ses nœuds comme le serpent qui tua Laocoon, dans un rythme à la fois léger et pesant. Là où le mâle viril recherche la bouche chimérique et les esprits qui s’y asservissent, indépendamment l’un de l’autre, se rendant à cet agréable monstre, se transcende alors le sentiment lui-même et achève ainsi les infinis parcours d’un voyage qui dure déjà depuis des millénaires. A partir de ce moment-là, émerge dans l’histoire de la littérature mondiale le rapport exclusif entre l’amant et la personne aimée, figures de l’Ars Amatoria, dans lequel convergent érotisme et sublimation spirituelle, tous deux à traiter avec soin : « Arte leves currus : arte regendus amor » (Ovide 1971 : 47). La valeur de l’amour, inséparable de celle de la beauté est le fait exceptionnel de sa propre manifestation, et devient alors un point de départ pour aborder les valeurs qui étaient alors considérées comme les principaux aspects de la société : celles de la force et de la guerre. De ce fait, la poésie de Sappho, en se comparant à l’éthique masculine, divise la société et la remet en question en créant un monde idéal dans lequel l’amour et sa phénoménologie, sont des valeurs inattaquables. Soldatesque, cavalerie ou flotte, Rien, selon les gens, sur la terre noire, N’est plus beau : je dis que chacun préfère L’être qu’il aime. Vérité que tous admettront sans peine ! Celle qui passait en beauté l’ensemble Des mortels, Hélène, abandonne le plus Noble des hommes, 4 « Dans Le paysan de Paris, Aragon décrivait l’amour comme ‹ un état de confusion du réel et du merveilleux ›. » (Labry, 1967 : 135) Matteo Tuveri 84 Part, s’enfuit vers Troie, et traverse l’onde, Sans se rappeler seulement sa fille Ni ses chers parents ! L’entraînait ailleurs (la fille de Chypre) …..C’est…………………………………. ……………….légèrement………….faire qu’à cette heure, d’Anactoria, l’absente, je me souvienne. Car j’aspire à voir sa démarche aimable Et l’éclat radieux de son doux visage, Plus que les chariots des Lydiens et leurs soldats en bataille ! Il n’est pas possible qu’advienne à l’homme …………………………..souhaiter sa part de …………………………………………………. …………….. (Sappho 1991 : 35) « L’éclat radieux de son doux visage », le visage de la personne aimée, semble alors être l’arme la plus puissante, la plus efficace pour s’opposer aux valeurs de la guerre. Sur la terre noire, en proie à des valeurs phallocentriques, seule l’antivaleur de l’amour semble gagner la course contre le temps. Le fait que les mots, et en particulier la poésie renforcée par l’amour, peuvent être une arme redoutable - « das Wort als Waffe » -, est démontré par le fait que, des siècles plus tard, dans la difficulté contingente, Louis Aragon, au lieu de prendre le maquis face à la furie du totalitarisme et du nazisme, estime possible de rendre à cet amour et à cette volonté de lutter un honneur mérité grâce à la continuation imperturbable de son travail d’artiste des mots. Un art qui aura pour thème principal l’amour, comme dans les œuvres de Sappho. En effet, dans les vers du poète, n’apparaissent pas seulement l’image de la personne aimée, mais aussi des visions plus noires, de tombes lointaines, comme dans la « terre noire » de Sappho, qu’il est possible de ressentir « dans le malheur », 5 de la vie dans laquelle sont ouverts ces larges horizons. 5 « Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche » (Aragon 1942). Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain 85 Une fois gagnée la prééminence poétique, le sentiment amoureux, de par la vision salvatrice de l’amour, qui naît de la même concession de l’amour faîte par les troubadours, rejoint la fonction divine présente dans les œuvres de Dante, récupère certainement la dimension terrestre de Pétrarque et termine chez Aragon à travers une Elsa émancipée, forte, elle-même enfant des lettres, alors plus une Béatrice muette et consentante, mais une fille des femmes de la Renaissance, une Emilia Pio, « donna elettissima, di sommo ingegno e somma eleganza » (Pizzagalli 2002 : 117) selon les mots de Pietro Bembo, qui murît dans les évènements européens et offre à l’homme non seulement la beauté de son visage Tes yeux sont si profonds… (Aragon 1942) - Amor vien nel bel viso di costei (Petrarca 2006 : 41) - ‘l vago lume oltra misura ardea di quei begli occhi (Petrarca 2006 : 108) - che dà per li occhi una dolcezza al core (Dante 1997 : 699) 6 - la dolce vista e ‘l bel guardo soave (Cino da Pistoia 1813 : 91) ou de ses mains Donne-moi tes mains que mon âme y dorme / Que mon âme y dorme éternellement (Aragon 1963 : 83) - Le man’ bianche sottili (Petrarca 2006 : 67) - ch’ella ti porgerà la bella mano (Petrarca 2006 : 67), mais aussi un monde d’idées et de mots, de complicité et partage, qui sera uniquement possible lors de l’émancipation des femmes (et du rapport homme-femme). Ainsi voit le jour un poète hybride comme Aragon, qui utilise les images, vers et lieux de l’Amour Courtois et fait mentir Chrétien de Troyes, qui regrettait plus tôt la fin de la poésie amoureuse, 7 la ravivant au travers de l’expérience de la lutte et de la souffrance, le convertissant en une expérience collective, un Walzer dans lequel les amants ont « traversé le cyclone et le sort / l’enfer est sur la terre et le ciel y cherra / mais voici qu’à l’horreur il succède une aurore » (Aragon 1942). Aragon célèbre la femme aimée et la poésie représente pour lui le chant de la force, non une poésie d’ « armi e amori », 8 mais la poésie comme arme elle-même, « parce qu’il est une arme lui aussi pour l’homme désarmé » (Aragon 1942). 6 Vous pouvez retrouver dans ces vers une image antique d’origine catullienne. 7 « Comme tous les idéaux placés à un très haut niveau, celui-ci aussi était destiné à se détériorer, et déjà Chrétien de Troyes, dans la seconde moitié du XIIème siècle, au début de son poème sur Ivan ( Le Chevalier au Lion) déplorait le déclin du concept de l’amour : Combien de personnes en aimant gagnaient la réputation d’être plein de prouesse, de courtoisie, de générosité et d’honneur, mais aujourd’hui n’est plus qu’un mythe. » (Borgogni Incoccia 2002 : <http: / / www.repubblicaletteraria.it/ PoesiaCortese. html>) 8 « C’est au sens de Virgile que je dis je chante quand je le dis : ‹ Arma virumque cano ›. ‹ Je chante les armes et l’homme ›, ainsi commence l’Enéide, ainsi devrait commencer toute poésie. » (Aragon 1942) Matteo Tuveri 86 Il écrit la poésie pour la femme, avec la femme et dans la femme (« par Lui, avec Lui et en Lui »), exerce une mission sacrée, une sacralité d’origine courtoise et dantesque, qui a la force de surpasser le climat de l’homme : « Je chante parce que l’orage n’est pas assez fort pour couvrir mon chant » (Aragon 1942). Les mains et le visage n’arrêtent ni la poésie ni le poète à la simple contemplation physique, il semble clair que l’expérience de l’amour se situe au carrefour de l’esprit et du corps. Le même Dante chante les deux côtés de l’amour, une Béatrice, « merveilleux, étonnant, mais la femme ». 9 L’amour, en effet, est éprouvé comme révélation de valeur : il n’est irrésistible que dans la mesure où son objet lui apparaît irrécusable. Il découvre, à partir du visage aimé, la gloire poétique du monde. Il est donc saisi du bien et du beau à travers un être singulier, investi d’un caractère sacré, et parfois même, dans la passion, transfiguré en absolu vivant. (Larroque 2006) Selon le point de vue d’Aragon, la poésie courtoise née d’Aragon mais insufflée seulement par Elsa et pour Elsa, est une poésie « idéalisant la femme » qui « n’est en effet que l’expérience spirituelle de l’amour, phénoménologiquement autre que l’accomplissement charnel », un « culte rendu à la femme aimée qui, dans l’amour courtois, est la règle » (Laroque 2006 : 37- 38, 40). Courtoise aussi parce que, dans une période historique où la méchanceté humaine semble devenir de plus en plus monnaie courante, un homme réussit à mettre au cœur de sa propre existence et de son propre art un sentiment d’équilibre et de sérénité inspiré par une femme forte, forte dans les idées. Le même thème des amants séparés, ou de l’amour lointain (lointain aussi bien dans l’espace que dans le temps), 10 déjà présent dans l’œuvre de Jaufré Rudel, bien que sous des termes différents, fait d’Aragon un Minnesänger moderne (moderne car il loue l’amour plongé au cœur des catastrophes de notre temps) : Dans le désastre général, le massacre absurde de la drôle de guerre, il prit conscience personnellement d’un thème désormais essentiel pour lui, qui le place en tant qu’homme et en tant que poète au cœur de la souffrance humaine : le thème des « Amants Séparés ». (Labry 1967 : 133) La poésie d’amour et l’admiration de Louis Aragon pour Elsa Triolet dans lesquelles les sentiments amoureux se manifestent au travers des canons classiques, qui dérivent de l’art des troubadours, des poètes siciliens et de la femme des poètes italiens (Dante et Pétrarque), comme la contemplation du visage de la bien-aimée (« Les yeux d’Elsa »), de ses mains (« Les mains 9 « Meravigliosa, stupefacente, ma donna » (Dante 1997 : 667). 10 « Since Aragon was conscripted, the couple was separated during the ‹ phoney-war ›. » (Holmes / Garton 1996 : 170) Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain 87 d’Elsa ») et de ses cheveux longs (« Elsa au miroir »), devient alors un sentiment héroïque et contemporain qui s’estompe dans le climat de la Résistance et des couleurs de l’amour consumé dans la fuite et dans la lutte. Un contexte dans lequel la femme, Elsa précisément, ne reste pas sujet passif de l’amour, mais devient protagoniste absolue de l’histoire du couple et de ses batailles politiques et personnelles, une Diane française pour être exact. Une centralité du reste évidente, qui se retrouve encore dans les titres des œuvres de l’écrivain et intellectuel parisien. De telles poésies, parfois mises en musique par Hélène Martin, Léo Ferré, Jean Ferrat et Georges Brassens, parmi les plus importantes expressions d’amour du siècle contemporain, doivent être analysées soigneusement, car elles représentent des tableaux féminins, expressions amoureuses et sensuelles, qu’il est possible de considérer comme l’évolution directe d’un parcours de la phénoménologie amoureuse: du Fin’amour courtois, qui représentait en son temps une révolution dans la conception de la femme, non plus méprisée et inférieure mais sublimée dans les nouveaux vers, à la femme représentée par Elsa Triolet, membre conscient du couple amoureux. La présente manière d’aborder le sujet a pour but d’explorer de la meilleure façon possible, mais non de manière exhaustive - puisque de nombreux livres et essais peuvent être écrits sur cet argument - l’image d’Elsa Triolet à travers la poésie amoureuse et passionnée de Louis Aragon et mettra l’accent sur, comme nous pourrons le confirmer à l’intérieur du texte, l’expression amoureuse littéraire présente aussi dans les œuvres de Pietro Bembo. Cars, brun e tenz motz entrebesc : « Les yeux d’Elsa » Le parcours de l’idéalisation de la bien-aimée se développe dans les œuvres d’Aragon, de Dante (« Mostrasi sì piacente a chi la mira / che dà per li occhi una dolcezza al core », Dante 1997 : 699) et de Pétrarque ; par le regard, la contemplation au travers des yeux, ouverture lumineuse provenant de l’intérieur, qui apportent un soupçon de transparence à la personne, à son corps. S’il est vrai qu’ils sont souvent comparés à des cristaux ou des étoiles, les yeux ouvrent l’âme de la bien-aimée au poète (« ove Amor co’ begli occhi il cor m’aperse », Petrarca 2006 : 133), ainsi retrouvons-nous dans les vers d’Aragon toute la tradition pétrarquéenne et jusqu’à celle précédente des préceptes de De Amore d’Andrea di Luyères, qui soutient que « Amor est passio quaedam innata procedens ex visione et immoderata cogitatione formae alterius sexus, ob quam aliquis super omnia cupit alterius potiri Matteo Tuveri 88 amplexibus et omnia de utriusque voluntate in ipsius amplexu amoris praecepta compleri » : 11 Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire J’ai vu tous les soleils y venir se mirer S’y jeter à mourir tous les désespérés Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire À l’ombre des oiseaux c’est l’océan troublé Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent L’été taille la nue au tablier des anges Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée Sept glaives ont percé le prisme des couleurs Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs L’iris troué de noir plus bleu d’être endeuillé Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche Par où se reproduit le miracle des Rois Lorsque le cœur battant ils virent tous les trois Le manteau de Marie accroché dans la crèche 11 « L’amour est une passion innée qui naît de la vue et de l’excessive imagination du sexe opposé, qui fait que plus que tout nous désirons embrasser l’autre, et que, lors d’un désir réciproque, dans l’accolade s’accomplissent les commandements de l’amour. » (Trojel 1892 : Capitulum I) Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain 89 Une bouche suffit au mois de Mai des mots Pour toutes les chansons et pour tous les hélas Trop peu d’un firmament pour des millions d’astres Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux L’enfant accaparé par les belles images Écarquille les siens moins démesurément Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens On dirait que l’averse ouvre des fleurs sauvages Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où Des insectes défont leurs amours violentes Je suis pris au filet des étoiles filantes Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d’août J’ai retiré ce radium de la pechblende Et j’ai brûlé mes doigts à ce feu défendu Ô paradis cent fois retrouvé reperdu Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent Moi je voyais briller au-dessus de la mer Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa La poésie « Les yeux d’Elsa » (Aragon 1942) est née de la contemplation de la bien-aimée. Comme Andrea di Luyères, et Pétrarque après lui (« mentr’io son a mirarvi intento e fisso », Petrarca 2006 : 44) l’ont écrit, la poésie passe en effet au travers des yeux et c’est Pétrarque, dans l’Amour Courtois, afin de communiquer sur l’élégance pensée, 12 qui crée à partir de simples mots 12 « Cars, brun e tenz motz entrebesc : / pensius, pensanz, enquier e serc - / com si liman pogues roire / l’estrain roïll ni·l fer tiure - / don mon escur cor esclaire » (Je noue de brunes paroles précieuses et colorées, / pensif, penseur, je vais chercher / comment en limant, elle peut corroder / la rouille étrangère et le calcaire du fer / et ainsi alléger Matteo Tuveri 90 l’expérience amoureuse et perfectionne la présence poétique, alors que chez Aragon, les yeux d’ Elsa seront métaphores obsessionnelles dans lesquelles on retrouve la fraicheur des rimes et un renouveau de la phénoménologie amoureuse. Comment ne pas constater dans le premier vers - « Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire » - la prenante et fraîche sensualité du vers « chiare, fresche, dolci acque » de Pétrarque (2006 : 133) et dans le second - « J’ai vu tous les soleils y venir se mirer » - le soleil du regard, les yeux de l’être aimé qui sont le soleil pour celui qui aime, loué de toujours par le poète d’Arezzo : « così costei, ch’è tra le donne un sole, in me movendo dè begli occhi i rai »(ibid. : 39), « e ‘l bel guardo sereno, / ove i raggi d’Amor sì caldi sono » (ibid. : 67), « mirando ‘l sol de’ begli occhi sereno » (ibid. : 168) ? Toujours selon le modèle pétrarquéen, le vers « Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire », dans lequel le poète se perd tellement dans les yeux de sa bien-aimée qu’il en perd même la mémoire, comme le lien amoureux que les yeux de la femme inspirent au poète italien : « quando i’ fui preso, et non me ne guardai / chè i be’ vostr’occhi, donna, mi legaro » (ibid. : 36). Les yeux, omniprésents yeux, ont la fonction et le pouvoir de créer des brèches, d’ouvrir les portes - « Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche » -, qui mènent ainsi au cœur (« aperta la via per gli occhi al core », ibid. : 36) et sont capables d’atténuer la rudesse de la réalité. A ce moment précis, nous retrouvons la valence salvatrice de la bienaimée, qui conduit à la vérité grâce à ses yeux, « con li occhi pieni di faville d’amor così divini » (Dante 1997 : 460, 461), recréant un « paradis cent fois retrouvé reperdu », paradis dont Elsa est la gardienne. Les yeux d’Elsa auxquels Louis « a donné des images de l’art et de la vie réelle » (Dante 1997 : 461), reflètent l’image millénaire de la femme, de la dame de Pietro Bembo, Lucrezia duchesse de Ferrara, elle aussi aux « occhi soavi e più chiari che ‘l sole » (Bembo 1992 : 510), mais aussi l’image « nouvelle » que la femme assume dans la société et dans les yeux de l’amant, une femme dont la particularité ne réside pas seulement dans la beauté du visage ou du corps, beauté à laquelle est souvent liée le désir, mais aussi dans une force pudique et terrestre née de l’absence d’un vrai et unique portrait animé d’une brise intimiste sans aucun détail intime, de celle d’une vrai et unique reformulation de la « mezura » 13 occitane au travers d’un audacieux « bonus sopor », 14 dans lequel il est facile de se perdre soi- mon cœur sombre), Canettieri : <http: / / knol.google.com/ k/ paolo-canettieri/ arnautdaniel/ vyvpjuoxc2n0/ 4# > . 13 La poésie dite de « fin’amor » ou « d’amour courtois », se concentrait sur le concept de « mesure », de modération, un juste milieu idéal entre sensualité et spiritualité, entre le feu de l’amour et la sublimité du sentiment. 14 Etat de détachement et d’extase dû à l’admiration pour l’être aimé. Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain 91 même (« Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire », « y dorme éternellement » ; Aragon 1963 : 82). En effet, Elsa devient, dans la poésie d’Aragon, le symbole de la nouvelle « mezura », dans laquelle sentiments privés et contexte historique trouvent leur place dans une relation où le « nous » ne désigne plus seulement le couple, mais aussi et surtout un ensemble humain dont le couple ne peut se dispenser. Elsa représente donc la concrétisation de la femme beauvoirienne, celle qui donne « leur réalité aux choses humaines » (Labry 1967 : 132). Il est donc possible d’affirmer que l’œuvre poétique d’Aragon n’atteint pas seulement des sommets linguistiques et musicaux, dans lesquels converge une tradition européenne millénaire, faîte d’attention pour la rime et le vers, pour le choix lucide et précis de l’adjectif, mais égale dans le même temps et sans aucun doute, la manifestation poétique encore invaincue de l’amour, manifestation présente dans les vers de Lope de Estúñiga, recopiés de Lucrezia Borgia dans une lettre adressée à Pietro Bembo, aujourd’hui visible à la Biblioteca Ambrosiana de Milan et qualifiée par Lord Byron de plus belle lettre d’amour au monde : Yo pienso si me muriese y con mis males finase Desear Tan grande amor fenesciese que todo el mundo quedase sin amar Mas esto considerando mi tarde morir es luego tanto bueno Que deuo usando gloria sentir en el fuego donde peno 15 15 « Je pense qui si je mourais, tout le monde resterait sans amour. » (Bellonci 1991 : 281) Matteo Tuveri 92 « Les mains d’Elsa » : Pietro Bembo, d’Annunzio et Aragon, un thème européen Donne-moi tes mains pour l’inquiétude Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé Dont j’ai tant rêvé dans ma solitude Donne-moi tes mains que je sois sauvé Lorsque je le prends à mon pauvre piège De paume et de peur de hâte et d’émoi Lorsque je le prends comme une eau de neige Qui fuit de partout dans mes mains à moi Sauras-tu jamais ce qui me traverse Qui me bouleverse et qui m’envahit Sauras-tu jamais ce qui me transperce Ce qui j’ai trahi quand j’ai tressailli Ce que dit ainsi le profond langage Ce parler muet des sens animaux Sans bouche et sans yeux miroir sans image Ce frémir d’aimer qui n’a pas de mots Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent D’une proie entre eux un instant tenue Sauras-tu jamais ce que leur silence Un éclair aura connu d’inconnu Donne-mois tes mains que mon cœur s’y forme S’y taise le monde au moins un moment Donne-moi tes mains que mon âme y dorme Que mon âme y dorme éternellement (Aragon 1963 : 82) Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain 93 Le thème des mains dans la poésie amoureuse, proposée ci-dessus dans la version d’Aragon, se caractérise par une certaine syntaxe mauresque, 16 « avec cette densité sensuelle propre au chant et à la langue castillane » (Bellonci 1991 : 281), indique l’origine, comme la thématique des yeux, et donne une dévouée et admirée révolte poétique envers l’objet de l’amour. Donc, si les yeux sont une fenêtre contemplative du monde intérieur de la bien-aimée, les mains, candides extrémités de son corps, deviennent dans la poésie européenne, et bien avant encore dans la poésie arabe et gitane, symbole d’accolade, rédemption, aide ou tentation. En effet, les mains produisent sur le poète le même effet que la rencontre avec Elsa, survenue le 5 novembre 1928 dans un café de Montparnasse : « J’ignorais que, de ce fait, ma vie allait changer de fond en comble. Et le lendemain, dans le même lieu de confusions et de courants d’air, un peu plus tard, brusquement, le local s’était fait presque vide, je rencontrerai Elsa Triolet » (Labry 1967 : 133) ; un effet équivalent « pour le poète à une résurrection personnelle, morale, et esthétique » (Labry 1967 : 133) : « Donne-moi tes mains que mon cœur s’y forme ». Depuis ses toutes premières origines, la présence du thème des mains est fréquente dans la poésie amoureuse, spécialement dans la poésie musicale ou mise en musique : Qual di due man mi fosse la più cara Amor mi stringe a dire ch’el cor mi serra Ch’essendo l’una e l’altra si preclara Questo mi fa più dubbiosa guerra. Ben credo che la fè ch’oggi è si rara Più voglia; se l’ingegno mio non erra Che chi a man destra ogni bellezza eccede Chiamando al cor che gli osservassi fede La composition ci-dessus reportée (Pizzagalli 2002 : 117), appelée « strambotto », 17 a été rédigée, selon les dires de Teofilo Collenuccio, 18 par le 16 « une certaine contagion de la syntaxe castillane mise sur des lèvres maures, ou comme on dit alors morisques » (Aragon, 1963 : 83). 17 Héritier du madrigal, pièce poétique d’ascendance populaire ou bouffonne, composée d’hendécasyllabes, généralement mis en musique. 18 « Teofilo Collennucio, premier enfant de l’humaniste originaire de Pescara, juriste et diplomate Pandolfo, qui, tout au long de sa carrière de courtisan paradigmatiquement irrégulière, a toujours pu compter sur la protection de Gonzaga et de Beatrice de Costabili, de la province de Ferrara, Teofilo fut probablement au service de Lorenzo de’ Medici (et devint à Florence élève du Poliziano, à qui on connaissait des rapports avec son propre père), pour ensuite passer [...] à celui du Marquis Francesco, pour lequel il a Matteo Tuveri 94 marquis Francesco Gonzaga qui, non sans l’aide secrète du même poète, voulait dédier ces vers aux mains d’Isabella d’Este, son épouse. Vus les liens étroits de la Corte di Mantova avec le poète de l’Amour Courtois, il n’est donc pas étonnant que ce même Pietro Bembo se réfère dans un de ses sonnets aux « man d’avorio, che i cor distringe e fura » (Costantini 1823 : 204) et les évoque répétitivement comme topoi préférés, que ce soit dans le sonnet IX des Rime - « Quando ecco due man belle oltra misura » - ou dans le sonnet XXII : « Mi porse ignuda la sua bella mano ». Il n’est, en outre, pas surprenant que ce même Bembo, vrai et unique carrefour vivant de la meilleure culture européenne, fasse écho à la poésie pétrarquesque lorsqu’il cite « le man’ bianche sottili » (Petrarca 2006 : 67) de Laura, représentées dans le geste, très commun, de se pencher vers l’être aimé: « ch’ella ti porgerà la bella mano » (ibid. : 67). Dans les œuvres de l’Annunzio, le thème des mains assumera donc un rôle central, comme celui de permettre d’atteindre les choses les plus hautes ou, comme pour Aragon, celui d’être un instrument essentiel au sommeil éternel : « Pallide mani, datemi il riposo » (Fior 2008 : XXXV-XXXVI) - « Que mon âme y dorme éternellement ». La femme substituée: être une femme dans la poésie et une femme dans la société La poésie d’Aragon, comme la poésie du Fin’Amour, révèle non seulement la présence d’une femme dans la vie du poète, mais aussi la présence de la femme dans la société et dans le monde ; plus précisément, en ce qui concerne Triolet et Aragon, la poésie parle du rôle intellectuel et physique qu’Elsa occupait dans les milieux politiques et intellectuels de la France de l’époque. Symbole de la ligne d’ombre entre races et cultures, « zwischen den Rassen », Russe parmi les Allemands, puis Russe parmi les Français, juive errante parmi les peuples, Elsa avait vécu un premier mariage sans amour ou presque, et une vie partagée entre la mélancolie génétique du grand peuple auquel elle appartenait et le réalisme profond, quasi rude, des auteurs russes ; 19 avant de partir à la découverte, avec certes beaucoup de mal au départ, de la vivacité parisienne. C’était sans compter sa joyeuse austérité et sa volonté de fer, qui plus tard allait fortement influencer Louis Aragon et toute la sphère intellectuelle parisienne. Célèbre pour ses yeux, entre autres supervisé la construction des palais de Marmirolo et de Gonzaga. Suivant les traces de son père, il se dédia ensuite à l’exercice littéraire, révélant des qualités notables de rimeur. » (Dolfo / Minutelli 2002 : 244) 19 « Elle, qui avait hérité du réalisme avec sa langue maternelle, fera le champion d’un réalisme nouveau. » (Labry 1967 : 136) Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain 95 symbole, selon Diana Holmes et Jane Garton, 20 de l’espoir de victoire contre le mal Nazi et symbole de la Résistance française, Elsa devient pour Louis bisexuelle et partisane du retour à la liberté sociale et artistique de la femme, la représentation de la rupture des limites, ces mêmes limites que les Surréalistes considéraient comme infranchissables. Cependant, Aragon se heurte à la conception de la femme telle qu’elle est perçue par le cercle des poètes surréalistes, qui, dans leur poésie reléguaient leurs propres compagnes ou épouses au « conventional role of Muse or object of desire » (Holmes / Garton 1996 : 168). Même André Breton, dans ses œuvres, confiait à la femme le rôle exclusif d’intermédiaire magique entre l’homme et le surréel, dessinant une figure féminine « objet » et jamais « sujet » de la composition, effet qui se retrouvait même dans l’utilisation des pronoms possessifs ou mots destinés à qualifier la femme, toujours par rapport à l’homme (rappelons-nous la litanie « ma femme » dans L’Union Libre). En pratique, Breton, ainsi que la majeure partie des compagnons surréalistes d’Aragon, utilisait pour la femme une image substituée, voire même absente : La condition de la femme dans l’histoire est la preuve de combien l’expression de l’originalité, la pensée et l’autonomie peuvent être considérées comme caractéristiques encombrantes et ennuyeuses : pensons à Cristina di Belgioioso, véritable mère substituée de la nation dans les livres d’histoire de Giuseppe Mazzini, à Lucrezia Borgia, bouc émissaire pour un siècle sauvage et très peu attrayant. Pensons un moment à la courageuse épouse de Giuseppe Garibaldi, une véritable femme indépendante qui prit dans les livres d’histoire l’image d’une épouse fidèle et passionnée prête à mourir pour suivre son mari. A travers chaque figure de la femme dans l’histoire s’est opérée - et s’opère - une substitution qui prive la mémoire historique de sa propre mémoire. (Tuveri 2007 : 67-68) Même derrière la femme louée par Dante ou celle louée par Pétrarque, on retrouve l’image de la figure féminine des poètes provençaux, qui cache un individu social et psychologique aussi différent que céleste et pleinement conscient de sa propre identité niée. Derrière Laura et Béatrice se cache une infinie catégorie de femme victime d’un mariage survenu trop jeune, d’une sexualité forcée et même d’une maternité non désirée, femme objet parfois même laissée dans l’ignorance de l’éducation qu’on leur a donnée, qui les veut belle, chaude et froide dans le même temps, comme l’affirme Simone de Beauvoir, créature silencieuse pour qui a été créé le masque du paradis : femmes substituées. 20 « Elsa Triolet is now best remembered in French literature for her eyes. Her eyes hold within them a world worth fighting for, and signify the hope of victory. » (Holmes / Garton 1996 : 167) Matteo Tuveri 96 La substitution de la femme, ou sa réduction à l’appendice masculin selon la fantaisie et l’appétit de ces mêmes hommes, mascarade d’une attitude démocratique, comme la célèbre enquête sur la sexualité réalisée par le cercle surréaliste en 1929, conduira Louis Aragon à s’éloigner du groupe artistique précédemment nommé, notamment lors du voyage en Russie avec Elsa, une affaire pour « petit-bourgeois ». Suite à l’éloignement du groupe surréaliste viendra l’inscription au Parti Communiste. Ce sera donc la tâche d’Elsa, de sa force dans le couple, surtout dans le couple intellectuel, de créer les conditions nécessaires à un parcours rigoureux, fait de complicité et partage. C’est exactement ce fait précis, associé à la Elsa « muse inspiratrice » de la poésie, qui permet de tracer une nette division entre la poésie courtoise, où la femme, même formellement supérieure à l’homme, « reste un objet » (Labry 1967 : 136), et la poésie d’Aragon dans laquelle, même si l’on retrouve quelques similitudes avec d’autres poésies de l’histoire de la littérature européenne, jamais le rôle de la femme-Elsa n’est masqué, nié ou substitué ; au contraire, elle « est autrement inspiratrice, d’autant qu’elle a exercé, outre son rôle affectif, une influence morale, politique et artistique sur Aragon : principe créateur, elle l’est dans sa totale réalité, de femme, de révolutionnaire et d’écrivain » (Labry 1967 : 136). A travers l’admiration pour les poètes provençaux et pour Dante et Pétrarque, Aragon arrive non seulement à affirmer son patriotisme 21 (« il carattere nazionale della rima »), 22 mais aussi, de ce fait, à restituer à la femme, après les siècles phallocentriques du Romantisme, son identité de la Renaissance - la loquacité d’une Emilia Pio, la rationalité satisfaite et terrestre d’une Isabella d’Este et la vibrante lumière d’une Lucrezia Borgia -, et il le fait non pas par envie d’élargir un rôle littéraire, mais bien pour Elsa elle-même, qui, avec ses antécédents et sa force intellectuelle, avait racheté le 21 « Le célèbre poème ‹ Plus belle que les larmes › est d’abord paru dans Tunis-Soir le 10 janvier 1942 et dans Le Curieux le 13 février de la même année. Aragon y exalte les villes et les hautes figures de l’histoire de France. C’est ainsi qu’il en vient à évoquer Laure, Pétrarque et Avignon : ‹ O Laure l’aurait-il aimée à ta semblance / Celle pour qui meurtrie / aujourd’hui nous saignons / Ce Pétrarque inspiré comme le fer de lance / Par la biche échappée aux chasseurs d’Avignon ›. Ce faisant, Aragon intègre pleinement à la grande histoire nationale française l’amour de Pétrarque le Toscan pour Laure et, du même coup, le chant pétrarquéen, bien qu’il se fasse entendre en italien. Il y a là un geste patriotique évident. » (Merger 2005 : <http: / / www.robertalessi.net/ vigier/ ERITA/ spip.php? article108>) 22 « Aragon parle du ‹ caractère national de la rime › et dit d’elle qu’elle est ‹ un être national ›. Ce résumé et ces affirmations relèvent du grand geste patriotique caractéristique d’Aragon dans ces années-là, qui consiste à exalter la grandeur de la culture française et à souligner que celle-ci a irrigué l’ensemble de l’Europe. » (Merger 2005 : <http: / / www.robertalessi.net/ vigier/ ERITA/ spip.php? article108>) Elsa et Louis : phénoménologie de l’amour contemporain 97 manque d’idées littéraires, intellectuelles et sociales auquel l’homme avait relégué la femme depuis des siècles. Non seulement Elsa se révèle être une femme capable d’ « une existence exceptionelle, dans une époque extraordinaire » (Madaule 1967 : 9), mais révèle aussi dans ses œuvres narratives, principalement celles de la Résistance, « characterised by the bringing of female experience into foreground : in three out of the five resistance stories the principal protagonist is a woman, and Resistance is consistently represented as an activity in which women are central » (Peitsch / Burdett / Gorrara 2006 : 13), des femmes réelles et actives, comme l’a aussi souligné Paula Schwartz dans son article « Redefining Resistance: Women’s Activism in Wartime France » : Present throughout the Resistance movement from positions of leadership to the base, women ran missions, collected intelligence, printed and distributed clandestine newspapers, smuggled arms and ammunition, staged demonstrations, and committed sabotage alongside men. (Schwartz 1987 : 141) Non plus seulement mère, non plus seulement compagne, fille ou veuve, mais compagne, porteuse d’« autres » éléments, complémentaires et égaux à ceux des hommes, qui dans leur majeure partie refoulaient leur côté féminin. Et c’est ici que les yeux d’Elsa reflètent les couleurs et les douleurs de la France, la femme qui incarne « l’immense chair française martyrisée, le sacrifice de ces patriotes, de ces femmes, les ‹ Françaises aux cent visages › qu’il a immortalisées dans les vers du Musée Grévin » (Merger 2005). Elsa incarne la France car elle s’en occupe, mais surtout parce qu’elle a conscience de la réalité. A travers la poésie de Louis Aragon, Elsa arrive à surpasser la présence-absence théorisée par Beauvoir et devient une expérience commune, un réalisme partagé, constant, toujours présent, jamais absent. Traduction : Océane Legrand Bibliographie Louis Aragon, Les yeux d’Elsa, Paris 2004 (édition originale : Paris 1942). 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Non content de remettre en cause les systèmes et les idéologies, le vingtième siècle a vu aussi émerger dans ses dernières décennies avec ces branches des Études culturelles que sont les Women’s studies, Gender studies et Queer critics, l’idée d’un « trouble dans le genre ». 1 Là où la grammaire, les institutions, l’art avaient jusqu’alors posé des catégories - le masculin, le féminin - perçues comme essences, la pensée nouvelle invite à voir des formations culturelles, historiquement déterminées. Entre le sexe (substrat biologique différencié) et le genre (culturellement codé, susceptible d’évoluer) le partage devient délicat à opérer quand il n’est pas simplement récusé. 2 Appliquée à la littérature, la question se complique par le caractère incertain de l’objet : désigne-t-on, chez une romancière comme Elsa Triolet, une identité scripturale, l’identité de ses personnages, voire des manières genrées de lire son œuvre ? L’hypothèse d’une identité scripturale féminine se heurte à la visée d’universalité de la littérature. Elle paraît de surcroît peu compatible avec la séparation entre la personne de l’écrivain et son œuvre qui prévalut dans les années 1970, même si le retour mesuré de l’Auteur opéré entre-temps n’exclut pas de prendre en compte à son sujet l’impact d’une identité de femme écrivain. La notion de lecture genrée n’est sans doute pas étrangère à la réception de l’auteur Elsa Triolet, sa minoration, à son statut d’épouse d’écrivain reconnu et surtout de Muse, objet d’un culte obsessionnel. Les clichés continuent probablement à faire office d’écrans, les préjugés divers 3 à sévir à propos de celle que beaucoup appellent encore dans un mélange de naïveté et/ ou de dédain « Elsa ». 1 Lire à ce sujet Butler 1990. 2 Par certaines extrémistes de la contestation culturelle qui suspectent de phallocentrisme les penseurs de la différenciation masculin/ féminin (Freud, Lévi-Strauss, Lacan) à propos de la question du langage et du symbolique. Voir à ce sujet Wittig 2001, auteur(e) dont les romans tentent d’éliminer la distinction des genres dans la forme narrative. 3 Pour prendre la mesure du problème identitaire, il faut sans doute considérer ici le triple statut de femme, d’étrangère et de juive. Alain Trouvé 100 Débarrassé de ces préjugés, on peut néanmoins tenter de réfléchir à partir de cette œuvre sur l’identité féminine, pourvu que soit affrontée la difficile question du personnage qui est aussi celle du roman. Deux idées guideront notre exploration qui opérera un déplacement et un décentrement pour tenter de mieux approcher son objet. Une réflexion de Jacques Derrida (1994), d’abord : « Tout récit fabuleux raconte, met en scène, enseigne ou donne à interpréter la différence sexuelle. » Il n’y a d’identité que par la différence et donc par l’altérité. Pas de féminin sans masculin. On retrouve avec le verbe interpréter qui clôt l’énumération de Derrida toute la gamme des effets de lecture générés par la littérature, notamment fictionnelle. L’autre idée est la priorité quasi exclusive accordée par Elsa Triolet à l’écriture romanesque et son inscription dans le monument des Œuvres Romanesques Croisées édifié conjointement par les deux auteurs à partir de 1964. Cet élargissement de la perspective peut aider à discerner quelques traits spécifiques et l’on voudra bien pardonner au nom de ce qui ne peut être qu’une esquisse de comparaison dans l’espace limité d’un article le caractère restreint et seulement indiciel des exemples commentés. Ainsi, le roman apparaît pour les deux auteurs comme un moyen de poser l’altérité, y compris de sexe, de la troubler simultanément, chacun offrant pour sa part des instruments propres à l’investigation identitaire du lecteur. Le roman comme lieu de l’altérité Se poser, s’exposer dans un rapport d’altérité, c’est affirmer une quête d’identité, qu’il convient sans doute de penser et de décliner au pluriel. 4 Cette pluralité observable dans le roman touche de diverses façons la question sexuelle. « Écrire, c’est fixer des secrets » note Aragon dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit. La formule s’applique à ses premières tentatives romanesques remontant à l’enfance. S’agissant d’Elsa Triolet, la question de l’identité féminine se conjugue avec la double origine russe et juive, donc avec les questions de la langue et de la culture. Observons d’abord cet objet construit par les deux auteurs à l’âge de la maturité, les Œuvres Romanesques Croisées d’Elsa Triolet et Aragon. 5 Nous proposons d’en faire le foyer de notre investigation. L’épuisement de l’édition et la réédition des textes de chacun dans des collections disjointes a fait perdre de vue ce que ce monument propose aux lecteurs futurs : le couple mis en mots, l’alternance de voix qui se font écho tout en marquant 4 Gladieu et Trouvé 2008. 5 La collection complète (désormais ORC) paraît de 1964 à 1974. Les tout derniers volumes seront complétés par Aragon après la mort d’Elsa Triolet en 1970. Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon 101 leur différence. 6 Symétrie et dissymétrie des deux noms d’auteurs. 7 L’ordre de succession grosso modo chronologique s’accommode de déplacements concertés et hautement significatifs. À l’ouverture, un volume dit de « Conversation avec soi-même » réunit À Tahiti (1925), Bonsoir, Thérèse (1938) et Les Manigances (1962). Aragon lui répond par le tome 4 dont la préface « Les contes de quarante et quelques années » annonce le rassemblement de textes écrits à différentes époques. À l’autre bout de la collection Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit (tome 42) fait écho à La Mise en mots (tome 40). Deux théories elles-mêmes romanesques de l’écriture y font entendre en parallèle leurs différences. 8 L’alternance des textes donne un cadre à la construction identitaire. Un premier point réunit les deux ensembles romanesques : parmi les histoires d’amour qui en tissent la trame de façon variée, priorité est donnée à l’amour hétérosexuel, d’Anicet à Blanche ou l’oubli, de Bonsoir, Thérèse au Grand Jamais. Pas de Charlus ni d’Albertine dans ces romans. Aucun volume non plus qui soit comparable aux Désarrois de l’élève Törless pour l’attention portée aux amitiés particulières. La composante homosexuelle de la relation érotique, qu’on retrouvera sous d’autres formes, n’occupe pas le premier plan de la narration. Michel Vigaud (Le Cheval blanc) est un jeune homme aux multiples relations féminines. Dans ce qui apparaît à certains égards comme un récit d’apprentissage, l’épisode Alfredo est expédié en trois lignes : Michel acceptait, se laissait faire... [...] Pourtant, l'adoration d'Alfredo se précisait, et Michel glissa là-dedans avec de brusques dégoûts et des envies de tuer. (Triolet 1943 : 54) L’homosexualité participe ouvertement de l’orgie érotique dans La Défense de l’infini mais Aragon n’en intégra qu’un fragment, Le Cahier noir, aux ORC. Le narrateur de ce court récit, d’abord publié dans La Revue européenne en 1926, avatar d’Adolphe en proie à un « Nouveau mal du siècle », 9 se déclare amoureux de Blanche et note au passage : « Je désirai connaître Gérard, pour me faire une idée de ses goûts, à elle. » (ORC, tome 4 : 44) Simple allusion. 6 Voir le second paragraphe de l’Ouverture du tome 1 : « Quand côte-à-côte nous serons enfin des gisants… » 7 Malgré son mariage avec Aragon à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, Elsa Triolet conserva de sa première union avec André Triolet ce nom qui la différencie. 8 Les deux livres ont d’abord été publiés de façon presque simultanée en 1969 chez Skira, dans la collection « Les sentiers de la création ». Voir à ce sujet notre communication, « Croisements des Incipit et de La Mise en mots : pensées de l’art », février 2009, <http: / / www.item.ens.fr/ index.php? id=533796>. 9 Pour reprendre le titre de l’article de Marcel Arland consacré à la littérature des années 1920, « Sur un nouveau mal du siècle », La Nouvelle Revue Française, 1 er février 1924. L’expression a été appliquée par Carine Trévisan (1996) au roman Aurélien qui représente à certains égards une amplification du Cahier noir. Alain Trouvé 102 Dans les éditions de La Défense publiées par Édouard Ruiz puis Lionel Follet, il en va tout autrement. Le récit fragmentaire intitulé par l’éditeur Le Projet de 1926 10 met en scène le trio Firmin, Blanche, Gérard. La confusion y règne, linguistique et sexuelle : Gérard ou Firmin frôle Firmin ou Gérard. Gérard, Gérard, Gérard, Gérard. Étrange absence de Blanche. Blanche, qui c’est ça ? Étrange attrait. Gérard, Gérard. Il faut en finir. Gérard. En finir. Gérard. Finir. Gérard. L’infini. L’infini, Gérard, l’infini. (Aragon 1926-28 : 80) L’objet privilégié des ORC reste, dans toutes ses variantes, la relation hétérosexuelle. L’écriture reprend de temps à autre les classifications genrées. Prélevons au hasard : « Il était devant elle, très près, il la dominait. […] Ce fut elle, qui, avec ce sens féminin de la défense, prit l’avantage de la première parole. » (Aragon 1944 [Aurélien] : 528) - « Les femmes, en dehors de Martine, l’unique, n’étaient pas un problème pour Daniel, il était comme un bon chasseur qui trouve toujours du gibier au bout de son fusil. » (Triolet 1959 [Roses à crédit]: 262) La relation suit ici et ailleurs la codification des conduites sociales marquant la domination masculine. C’est ce code que la poétique propre à chacun va ensuite retravailler. Un autre aspect de l’écriture romanesque concerne la projection de l’auteur dans un personnage de sexe opposé. Depuis Flaubert, l’idée d’une identification est devenue un poncif du discours auctorial. Un passage du Cheval roux (1953) lui fait écho. Ève, l’héroïne, est une romancière qui ressemble singulièrement à son auteur : J’écrivais Le Cheval blanc à la table de la salle à manger, au courant de la plume, j’écrivais comme on danse. « Madame Bovary, c’est moi », disait Flaubert : Michel Vigot [sic], le héros du Cheval blanc, c’était moi. (ORC, tome 21 : 199) Il n’empêche : cette transposition de la vision de l’auteur dans l’autre sexe est peut-être un point saillant de l’imagination romanesque. La capacité du narrateur à donner vie à la subjectivité d’autrui sous les traits du personnage et par la technique de focalisation étant par ailleurs une sorte de trait définitoire du roman, à en croire les théoriciens. 11 Précisément le procédé de transposition dans l’autre sexe ne paraît pas investi de part et d’autre avec la même intensité. Outre Michel Vigaud, déjà cité, Alexis Slavsky (héros éponyme), Antonin Blond 12 (L’Inspecteur des ruines, 1948), Lewka (Le 10 Conformément à un projet éditorial de La Défense de l’infini conçu alors par Aragon pour le mécène Jacques Doucet. 11 Voir à ce sujet Cohn 2001. 12 Il faut toutefois préciser à propos de ce personnage l’existence d’une première version féminine. Le roman devait être signé Antonin Blond et concourir sous ce pseudonyme pour un deuxième prix Goncourt après celui récolté pour Le Premier accroc. L’avortement du projet conduisit Elsa Triolet à remanier son texte avec pour première Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon 103 Monument, 1957), Justin Merlin (Luna-Park, 1959) sont revêtus d’un statut sans équivalent dans l’univers aragonien, malgré l’invention d’une Catherine Simonidzé (Les Cloches de Bâle, 1933). On parle ici de la macrostructure romanesque et du personnage comme support principal de la focalisation et actant autour duquel s’organise la progression du récit. Certes le roman aragonien fait la part belle aux femmes. Clara Zetkin, en point d’orgue des Cloches de Bâle incarne le message social du livre : « la femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante. Et c’est elle que je chanterai », assure le narrateur dans le décrochement lyrique final. Elle reste en partie l’objet inaccessible à ceux qui se débattent dans le « Monde réel », comme le marque la rupture de ton. Le titre Blanche ou l’oubli (1967) confère à la femme le statut d’objet privilégié, mais le sujet principal du livre est Geoffroy Gaiffier en quête d’une femme qui se dérobe à lui, figure de roman ou personnage de chair, Marie-Noire ou Blanche. Aurélien se fourvoie quand Bérénice fait dans l’épilogue le bon choix, mais le roman s’attarde sur la conscience malheureuse de son héros éponyme. 13 Une plus grande plasticité psychique est peut-être à l’œuvre, côté trioletien. Une certaine convergence s’observe en revanche à propos du rôle confié à la fiction mimétique d’accueillir le réel avec sa charge de connaissance et d’apprentissage pour le sujet écrivant. L’information livresque et de terrain est considérable dans la plupart des romans aragoniens, tel La Semaine sainte (1958) qui a fait l’admiration des spécialistes. À un moindre degré, Roses à crédit (1959) se nourrit d’une enquête sur le milieu des rosiéristes, L’Âme (1963), sur la cybernétique. La quantité plus limitée de signes prélevés sur les sources de réel se trouve peut-être compensée par l’acuité du regard de l’étrangère sur un monde français qu’elle découvre. 14 La seconde partie de Fraise-des-bois (1926) - « Paris » - débute ainsi : Sur cette route longue en distance, longue en durée, elle vit beaucoup de pays et de gens. Elle s’aperçut que les objets et les gens n’étaient pas dessinés, qu’ils possédaient trois dimensions, qu’on peut en faire le tour et leur trouver une quantité incalculable de propriétés de toutes sortes. (ORC, tome 39 : 97) conséquence le changement de sexe du protagoniste principal. Sur le dossier génétique de L’Inspecteur des ruines, voir Santonocito 1989 et 1991. 13 On pourrait sans doute étendre la réflexion aux Communistes : on a en effet quelque peine à suivre l’auteur déclarant que le titre doit s’entendre au féminin, tant au sein du collectif héroïque donnant au roman sa couleur particulière, et autour du couple central Jean de Moncey / Cécile Wisner, les personnages masculins, Raoul Blanchard, Eugène Decker, Armand Barbantane et quelques autres conservent une relative prééminence. 14 À ce sujet, Jean Cassou écrit : « Je me demande si nous autres écrivains français et même occidentaux, nous ne sommes pas des ignorants et si nous n’avons pas tout à apprendre de ceux pour qui le monde est perpétuellement frais et étonnant… Je vous avoue qu’il y a dans tout cela une étrange fascination » (Marcou 1994: 212). Alain Trouvé 104 Plus généralement, Elsa Triolet note en ouverture de son premier volume : « Tous mes romans sont tournés vers le soleil de la réalité et de son fantastique, l’inconnu, l’inconnaissable, l’inconcevable » (ORC, tome 1 : 46). La quête identitaire se nourrit de l’appropriation de l’inédit et de la rencontre de l’altérité dans un autre univers socioculturel. Elle s’alimente aussi à la source des textes convoqués dans l’écriture romanesque. Les plus fortes histoires d’amour empruntent au répertoire littéraire : « Je demeurai longtemps errant dans Césarée » (Aurélien) ; « Háfiz, tu recherches aussi ardemment que / les rossignols la jouissance qui s’élève / Paye donc de ta vie la poussière qui s’élève / sous les pas du gardien des roses » (Roses à crédit). La référence à la pièce de Racine Bérénice ou au répertoire de la poésie mystique persane introduit une altérité en miroir à partir de laquelle chacun des textes va élaborer ses propres significations. Les méthodes divergent, on y reviendra. Arrêtons-nous sur cette forme particulière que l’on pourrait appeler intertextualité réciproque. Laissant de côté le vaste renvoi aux œuvres de l’autre dans les préfaces des ORC, on peut entrevoir au sein des romans proprement dits une réciprocité inégale ou dissymétrique. L’intertexte trioletien occupe chez Aragon une place considérable dans les œuvres de la maturité ; le phénomène a déjà été largement commenté. 15 De manière moins ostensible et plus parcimonieuse, mais en des endroits stratégiques, les romans d’Elsa Triolet introduisent la référence à son époux auteur. Dans les ruines d’un monde ravagé par l’apocalypse nucléaire, la narratrice Ève fait une découverte bouleversante : Une énorme cloche avait sonné dans ma tête, un seul battement de cœur avait fait éclater ma poitrine et j’étais tombée la tête en avant, couvrant de mon corps toute ma vie dans un titre : ARAGON LE CRÈVE-CŒUR (Triolet 1953 : 124) Le roman s’achève sur la catastrophe, l’avion emportant Ève et Henry, son compagnon rescapé, va s’écraser : Henry, écoute la messe des vivants ! L’avion tombe lentement, une feuille de papier argenté… Nous tombons… la voix nous accompagne, elle ne nous abandonne pas… Adieu, Louis ! 15 Daniel Bougnoux (qui dirige l’édition des Œuvres Romanesques Complètes pour la collection de la Pléiade, à paraître pour le volume concernant ce roman) l’a étudié dans une monographie en 1973 ; Maryse Vassevière lui a également consacré un ouvrage (1998). Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon 105 Du nom d’auteur à son prénom, l’intertexte franchit ici la distance séparant l’écrivain de la personne, distance qui tend à s’effacer, pour le meilleur et pour le pire, avec le signifiant « Elsa ». Célébrée dans la poésie, sans aucun équivalent réciproque, et c’est peut-être le problème, la femme-Muse se confond à partir de La Mise à mort (1965) avec la femme écrivain 16 qui prend une place décisive dans Blanche ou l’oubli (1967). Le texte de Luna-Park, cité et commenté par Geoffroy Gaiffier, devient intertexte majeur. Les effets de sens en sont complexes : hommage au roman trioletien, pour son caractère d’initiateur dans l’invention romanesque ; lecture du texte de l’autre comme recherche d’une vérité sur soi, dans le droit fil de la quête identitaire ; plaidoyer indirect d’un écrivain reconnu pour une compagne moins bien cotée par la critique ; voire, sorte de mise à mort symbolique par l’appropriation du texte d’autrui et de son sens, mise à mort qui n’épargne pas le sujet écrivant. 17 Rien d’équivalent chez Elsa Triolet qui laisse le soin à son lecteur d’interpréter l’irruption du signifiant Aragon ou du titre de telle de ses œuvres. Ce qui ne signifie pas l’absence d’imprégnation souterraine par cette œuvre. On a ainsi beaucoup glosé sur ce que la Blanche de Gaiffier doit à celle qui hante Justin Merlin. Mais Luna-Park, parallèlement au roman aragonien, entreprend aussi la déconstruction du personnage, dans le contexte des années 1960, ébranlées par la crise du Nouveau Roman, prenant comme figure centrale et objet de la quête un personnage absent de la scène narrative. Le prénom de Blanche, très fortement surdéterminé, revêt à cet égard, une valeur symbolique et doit sans doute quelque chose à la première crise romanesque des années 1920, à son déploiement dans l’écriture narrative aragonienne de l’époque surréaliste, écriture que la romancière connaissait bien et appréciait… Les chemins romanesques divergent encore sur un autre aspect : la séparation entre le factuel, point de mire de l’autobiographie, et le fictionnel, critère du roman. La « volonté de roman » affirmée par Aragon contre l’interdit surréaliste édicté par Breton structure toute son œuvre, mais se combine avec une conception extensive du roman parfois confondu avec l’aventure de l’écriture. La frontière entre roman et poésie ou critique tend alors à s’effacer, ce qui permit ponctuellement ou durablement d’appeler romans des textes comme Le Paysan de Paris (1926) ou Henri Matisse (1971). Une vision moins extensive participe sans doute du geste éditorial de constitution des ORC qui suppose un relatif clivage entre autobiographie et roman, quitte à inviter ensuite ou parallèlement à une lecture autobiographique. En ce sens seulement, Elsa Triolet peut écrire, à la fin du tome 32 : « Ici s’arrête notre autobiographie littéraire. » (ORC, tome 32: 266) Cette façon un peu provocatrice de dire se comprend d’abord par rapport au 16 Voir à ce sujet le vrai-faux aveu de la postface : « Fougère, c’est Elsa Triolet ». 17 Je rejoins ici Maryse Vassevière, op. cit. Alain Trouvé 106 refus partagé par les deux auteurs de l’autobiographie directe. Elle revient à désigner l’espace romanesque conjoint comme espace autofictionnel. Concurremment, le maintien de la volonté de roman ouvre aussi cet espace à une exploration qui dépasse les frontières du moi auctorial. Quoi qu’il en soit, on discerne de part et d’autre tout ce que l’écriture doit au matériau biographique plus ou moins transposé. Ainsi, les héros des derniers romans sont-ils des artistes auxquels chacun peut prêter des traits personnels. Au point, par exemple, de poursuivre, par roman interposé, un dialogue avec l’autre dans lequel le lecteur se sent au mieux dans la position du tiers invité : telle est parfois l’impression ressentie côté aragonien. À la faveur du récit à la première personne, la parole de Madeleine Lalande, dans Écoutezvoir (1968), s’ouvre également sur une digression de deux pages consacrée à Nancy Cunard dont la résonance personnelle n’est pas mince dans ce roman de 1968. Chez Elsa Triolet, l’étanchéité relative de la fiction paraît néanmoins un peu mieux assurée, garantie par une relative permanence du nom de personnage. L’irruption en fin de roman du prénom « Louis » demeure à cet égard assez exceptionnelle. Le protagoniste masculin de L’Âme s’appelle, dans un jeu de cacher-montrer typiquement romanesque, « Luigi ». Les vacillements de la frontière entre roman et autobiographie sont plus marqués côté aragonien. En renfort de cette observation on peut aussi mentionner les intrusions d’auteur, comme celle qui clôt sur deux pages le chapitre « La nuit des arbrisseaux » dans La Semaine Sainte, levant un coin du voile de la création romanesque pour faire apercevoir derrière les pensées prêtées à Théodore Géricault les pensées et souvenirs personnels de l’écrivain Aragon. On se reportera, pour mesurer l’écart d’intensité dans l’usage du procédé, au début du chapitre XVI de Roses à crédit : « Si je n’étais pas celle qui raconte l’histoire », moins précis et moins disert dans l’évocation du souvenir personnel qui accompagne l’entorse à l’étanchéité fictionnelle. Ce procédé d’intrusion au demeurant traditionnel dans l’écriture romanesque n’annule pas l’effet d’altérité qu’il enrichit de résonances poétiques entre un premier plan fictionnel et un arrière-plan privé. L’immersion plus massive dans l’altérité fictionnelle, côté trioletien, est enfin contrebalancée par le rejet, aux marges de l’ensemble romanesque, de textes plus personnels, dont la coloration autobiographique est nette pour À Tahiti (1925, tome 1), Fraise-des-bois (1926, tome 39) et Colliers (1933, tome 40). 18 La publication de ces deux derniers textes de jeunesse écrits en russe 18 Fraise-des-bois et Colliers, deux textes traduits du russe par Léon Robel, furent écrits avant le passage de l’auteur à l’écriture en français en 1937-1938. Fraise-des-bois s’inspire d’un journal intime écrit dès l’enfance. Colliers raconte la période de la vie du couple, dans les années 1930, où Aragon vendait à de grandes maisons, pour faire vivre le foyer, les colliers créés par sa compagne. Elsa Triolet a également laissé un certain nombre de Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon 107 intervient à titre posthume, mais le geste accompli par Aragon ne fait que reprendre symétriquement ce qui, à l’ouverture, ressortissait à un classement poétique donnant à percevoir l’affirmation progressive d’un genre, du récit personnel à la nouvelle puis au roman. L’acmé du romanesque étant à nos yeux atteint avec la trilogie L’Âge de nylon. S’il faut pour finir faire un sort rapide à ce qui dans les romans signale peut-être un trait de femme écrivain, mentionnons la présence récurrente mais cependant discrète du thème de la maternité impossible. Un substrat biographique semble avoir existé. 19 Les thèmes de l’avortement et de la fausse couche sont associés aux personnages de Louison (L’Inspecteur des ruines) et de Martine Donelle (Roses à crédit), dont ils accompagnent ou précipitent l’évolution malheureuse. Clarisse, l’héroïne des Manigances, rencontre dans un ascenseur une femme enceinte qui occupe tout l’espace et impose agressivement aux autres la royauté de sa grossesse. Sur un mode plus souriant, Nathalie Petracci (L’Âme), artiste condamnée à l’impotence, accueille les enfants de ses voisins, un couple de militants communistes. L’un d’eux, Christo, passionné par les bandes dessinées qu’elle réalise et par les automates que conçoit son mari Luigi, devient en quelque sorte l’enfant adoptif du couple. Le rôle majeur joué par un enfant confère à ce roman une tonalité unique. Il s’en faut de beaucoup, cependant, que la relation mère enfant se limite à la surface de l’argument narratif. À ce titre on la retrouvera chez les deux auteurs dans les scénarios imaginaires qui doublent chacune des histoires. Par le roman, par le croisement des deux séries, les auteurs posent donc avec insistance cette altérité aux multiples formes nécessaire à la différenciation sexuelle. S’ils se rejoignent sur la place majeure accordée à la relation hétérosexuelle, leurs romans font déjà apparaître quelques différences. La plasticité de l’écriture trioletienne structure plus souvent la narration à partir du regard de l’autre sexe. Un réalisme moins dense s’y déploie, que compense peut-être l’altérité du regard de l’étrangère. Le traitement de l’intertexte conjugal diffère, incorporé au discours où l’interrompant comme un jalon énigmatique. On note enfin une plus grande étanchéité de la fiction trioletienne, dans tous les cas, majoritaires, où le genre roman se trouve représenté. Au total, il ne s’agit que d’inflexions que ne contredit pas vraiment la sensibilité plus marquée à la thématique de la maternité. À bien des égards, l’hypothèse d’une spécificité de l’écriture féminine ne sort guère renforcée de ce premier tour d’horizon. pages personnelles, notamment de journal, qui ont donné lieu à une publication d’Écrits intimes (1998). 19 Il est question dans un entretien de Colette Seghers avec l’auteur de « l’enfant qu’elle avait porté, dont elle avait failli mourir, et qu’il avait failli sacrifier » (Desanti 1983). Alain Trouvé 108 Altération d’altérité / déni d’altérité L’impression se confirme si l’on s’intéresse à présent au traitement poétique de cette donne romanesque. L’altérité masculin/ féminin subit une série d’altérations qui tend à brouiller la frontière entre les sexes, voire à inverser les rôles. Relation amoureuse et vision politique sont ici intriquées, on va le voir. L’orchestration des voix, le jeu des images et des intertextes participe de l’altération des rôles. Les décalages entre narrateur et personnage mettent à distance le personnage raconté et ses prétendues caractéristiques. Plus fondamentalement, l’approche littéraire du monde romanesque impose au lecteur de dépasser l’échelle du personnage et l’illusion référentielle qui s’y rapporte pour penser sa lecture en termes de scénario, mimétique et fantasmatique à la fois. L’orchestration complexe des voix, brouillant l’instance narrative, a retenu l’attention des commentateurs d’Aragon. Abordant son cycle Le Monde réel avec la ferme intention de rallier le roman à la cause du monde nouveau, à bâtir, l’auteur n’a pas pour autant renié cette souplesse d’écriture intégrant aux voix des personnages un indécidable style indirect libre. Une continuité est ainsi repérable, de La Demoiselle aux principes (Le Libertinage, 1924) à Blanche ou l’oubli, en passant par Les Cloches de Bâle 20 et Les Communistes. Le procédé atteint son paroxysme dans La Mise à mort qui soumet le lecteur au vertige identitaire, passant dans la plus grande confusion du narrateur à ses doubles Anthoine et Alfred. La fracture identitaire coïncide ici avec l’effondrement du projet idéologique poursuivi contre vents et marées dans les livres précédents. Elle ne signifie pas le reniement global des positions antérieures, plutôt, semble-t-il, l’exposition de la schizophrénie conduisant à reconnaître l’étendue du désastre tout en s’accrochant à ce qui donnait sens au combat de l’homme communiste. Un chapitre du livre suivant le confirme et montre la connexion de ce vertige identitaire avec la remise en cause de la frontière masculin/ féminin. « L’escargot tournant » (Blanche ou l’oubli, II, VII) met en scène Marie-Noire chez son amant Philippe et peut s’entendre comme le vertige des voix. Il croise l’histoire privée du couple et l’histoire en train de se faire qui arrive par la radio jusque dans la chambre. L’événement mis en relief est le massacre des communistes indonésiens que commentent Marie-Noire et, par un fondu enchaîné, le narrateur éclairant cette histoire à la lumière des années 1930. La fusion des voix masculine et féminine s’opère autour de ce qui, envers et contre tout, donne encore quelque sens au combat communiste. Blanche ou le roman de la folie continuée. Rien de comparable chez Elsa Triolet qui a pris soin de situer le combat politique en marge des préoccupations de ses héros et qui ne pratique pas 20 Sur la polyphonie dans ce roman, voir par exemple Grenouillet 2001. Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon 109 avec la même intensité le brouillage des voix. L’apolitisme de Michel, d’Antonin, de Martine, coïncide, si l’on y regarde de plus près, avec une intense réflexion politique de la part de l’auteur scripteur cherchant une voie originale pour son réalisme socialiste. 21 Le réalisme critique dénonce dans ces romans les aliénations du monde moderne, se mêlant parfois à un roman à thèse atténué ou masqué. La trilogie L’Âge de nylon illustre bien cette double tendance : dans le dernier volet (L’Âme), Nathalie Petracci, ancienne déportée, s’est mise en congé de militantisme pour s’adonner à l’art. Chez les Petracci, on ne perd pourtant rien de l’actualité et l’on est prêt à héberger les militants FLN traqués tandis que parviennent les échos de la répression qui frappa huit manifestants communistes au métro Charonne. On accueille aussi les enfants du couple Loisel (le mari milite au PC) et spécialement leur fils Christo, être en devenir grâce auquel le message humaniste conserve fraîcheur et légèreté. La noble image du couple ouvert aux autres et cimenté par les idéaux de l’Art et de la Science réunis se trouve toutefois contestée par le jeu de l’écriture convoquant intertextualité et mise en abîme. Ainsi le sujet de la bande dessinée réalisée par Nathalie dans la première partie du roman est inspiré du Joueur d’échecs d’Edgar Poe. Or ce joueur d’échecs est truqué : une place a été aménagée à l’intérieur par son concepteur Kempelen pour faire évader en 1776 un opposant polonais mutilé. La célébrité de l’automate lui a valu une invitation de la grande Catherine, celle-là même que Nathalie dessine à présent et qui profile en marge de son personnage l’image d’un double scandaleux. C’est aussi, peut-être, le mensonge d’une pseudo différenciation qui se trouve ainsi suggéré à un autre niveau de la lecture, on y reviendra. Les deux romanciers se rejoignent dans le questionnement poétique des identités genrées. Ainsi l’image masculine d’Aurélien revenant de la Grande Guerre est mise à mal par une série de notations. Le prédateur supposé, dont le regard se pose avec un dégoût suspect sur Bérénice, à l’incipit, s’adonne à une rêverie sur Césarée, ville romaine et cadre de la tragédie de Racine, puis à la vision, dans cette ville, de statues de Dianes chasseresses. Où l’on entrevoit déjà, grâce aux images, la réversibilité des rôles, plus tard confirmée lorsque Bérénice entre dans la garçonnière d’Aurélien, avec « l’air d’un chat. Ou plutôt, d’un félin, plus noble, plus puissant » (Aragon 1944 : 297). Le caractère enfantin du personnage est suggéré par le motif récurrent de l’île Saint-Louis qui conjugue les thèmes de l’insularité protectrice et du bateau ivre, lorsque le héros se retrouve abandonné par Bérénice : « Il y avait 21 Voir à ce sujet l’interview donnée par Elsa Triolet à l’Union des Étudiants Communistes à propos de la parution de son livre Le Monument (La Nouvelle Critique, mai 1958, repris dans ORC, tome 14 : 194-212) ainsi que notre essai La Lumière noire d’Elsa Triolet, 2006. Voir aussi nos articles « À propos de L’Inspecteur des ruines : lecture et intertextualité », 2000 ; « Le clair-obscur du Cheval blanc », 2001. Alain Trouvé 110 plus de quatre mois qu’Aurélien filait à la dérive. Le bateau de l’île Saint- Louis semblait emporté dans un courant de la durée. » (LXX) De même, différents traits contribuent à féminiser et à infantiliser Michel Vigaud ou Antonin Blond. « Tout ce que je veux, c'est de perdre conscience de moi-même, retrouver mon paradis perdu » (Triolet 1943 : 240), déclare Michel en quête de consolation auprès des femmes et aussi bien de son ami Bielenki, Michel qu’Elisabeth qualifiera de « poule de luxe » avant de le tromper avec l’ami en question (ibid. : 272). L’imaginaire prêté à Antonin Blond n’est pas moins régressif et les lieux de rencontre amoureuse ont des airs de substituts maternels : la chambre d'Aline se trouve dans la maison de la concierge, la chambre de l'Auberge allemande, théâtre de la rencontre avec la Bianca, est apparentée par de nombreux détails à un ventre maternel. 22 De part et d’autre, l’imaginaire scriptural vient corriger ou brouiller le face-à-face de l’homme et de la femme placé au cœur des romans. À l’altérité supposée se substitue une recherche du même qui s’apparente au déni d’altérité et peut se lire à deux niveaux, avec les moyens de la psychologie classique ou en rêvant un peu, grâce à la psychanalyse. L’amour, traité dans tous ses états, se polarise autour de trois formes de l’absolu : absolu de la passion, du nombre et de la durée. Pas de meilleur révélateur de la passion comme négation de l’altérité que cet amour puissant et létal qui s’empare d’Aurélien et de Bérénice. Avant que la seconde échappe au charme mortifère de la passion, se trouve le chapitre XXXVI, souvent commenté, sur le goût de l’absolu prêté à Bérénice. Un goût développé dès l’enfance et visant à poursuivre les rêves alors formés dans la réalité. Tel est le sens du masque de l’Inconnue de la Seine qu’Aurélien conserve chez lui et avec lequel il veut à tout prix confondre Bérénice. Les yeux fermés de la noyée condensent les thèmes de la mort et de la négation de l’autre. La surdétermination nervalienne est ici très forte. Comme le narrateur de Sylvie, Aurélien dont le prénom rappelle Aurélia, autre héroïne du même auteur, veut atteindre en Bérénice la femme de ses rêves, ellemême apparentée à une image maternelle. De même, la relation qui unit Martine à Daniel, connaît un temps le vertige de l’absolu, avec son cortège d’images : « Lorsque, une nuit, au-dessus de la Seine, dans le noir et le froid, il l’eut embrassée, il se sentit tomber verticalement dans une passion profonde et noire comme la nuit, avec tout ce que ces ténèbres l’empêchaient de voir dans ses profondeurs. » (Triolet 1959 : 92) De Martine, la narratrice dit : « Je ne peux pas me mesurer avec Martine. Elle a la force d’aller jusqu’au bout. » (ibid. : 171) Cette passion que connote la citation du poète mystique persan Hafiz coexiste avec l’aveuglement sur la réalité de l’autre. 22 À lire dans « À propos de L’Inspecteur des ruines », article cité. Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon 111 Par l’ironie, la narratrice souligne le divorce croissant entre le rêve de confort électroménager nourri parallèlement par Martine et les préoccupations plus intellectuelles de son mari. Il n’importe : dépassant la fragile illusion d’une psychologie fabriquée pour tel personnage, ce que ces deux romans donnent surtout à éprouver par le scénario mimétique est l’expérience de la passion, dans sa grandeur et ses fourvoiements. L’absolu dans le nombre occupe une place plus accentuée côté trioletien. Il est lié à une volonté de séduction. On le retrouve dans différentes figures : Jenny Borghèze (Personne ne m’aime 1946), Elisabeth (Le Cheval blanc), Clarisse (Les Manigances), Blanche (Luna-Park), Varvara (Camouflage). Le titre Personne ne m’aime, souvent prétexte à considérations sur le caractère hypocondriaque attribué à l’auteur, doit surtout s’entendre comme le revers de la quête d’absolu qui marque le don juanisme au féminin. Cette quête ne peut qu’aboutir à la négation de l’autre réduit au rang de numéro, ainsi que le condense la phrase finale de Camouflages : « ‹ Tu es le 88 e aujourd’hui ›, fredonne Varvara en débarrassant la table, ‹ Tu es aujourd’hui le 88 e ›. » 23 L’absolu dans la durée, c’est le couple uni à travers le temps par les mêmes idéaux ou une voisine quête intellectuelle. Les derniers romans d’Aragon en donnent une version passionnelle encore, minée par la jalousie à l’égard de l’autre, de ses amours et de son activité d’écrivain. L’intertexte shakespearien fait ici office de miroir et de révélateur des effets délétères de la jalousie représentée par l’évocation récurrente d’Othello. Plus apaisé en apparence, le couple Luigi-Nathalie (L’Âme) entretient une relation complexe où la sublimation est le revers de pulsions violentes, impossibles à réprimer totalement. Tel est le sens du rêve prêté à Luigi Petracci vers la fin du roman. Côté pile, la vision de son épouse aimée, minée par l’impotence et la maladie qui va bientôt l’emporter : Clouée à sa chaise, comme un arbre qui remue des branches, mais qui ne peut s’arracher à la terre et, même s’il tombe, tombe sur place, Nathalie, parfois, se mettait à se balancer, sans un mot, sans un cri, et les feuilles autour d’elle voltigeaient et tombaient soulevées par le même grand vent qu’elle. Luigi laissait passer l’orage. Côté face, ce souvenir d’un hêtre tombé une nuit d’orage dans une ancienne propriété, intéressant pour la série d’images évoquant le découpage de l’arbre après sa chute : Luigi regardait Nathalie se balancer et entendait en lui : « Le grand hêtre est tombé ! » […] le hêtre gisait, vivant, frais, gris-argent et vert, couvrant de son 23 Le rôle de prostituée qui attend peut-être Varvara à Marseille ne représente pas seulement la destinée malheureuse de l’étrangère, il apparaît sur un mode inversé comme l’aboutissement d’une trajectoire marquée par la quête d’absolu : « pourquoi m’as-tu embrouillée avec tes éternités et tes infinis ! » lui lance d’ailleurs trois pages plus haut son amie Lucile qui, elle, a « réussi » (ORC, tome 39 : 299). Alain Trouvé 112 immense désordre ce qui l’environnait, prenant toute la place, écrasant sous lui d’autres arbres, arbustes, buissons, fleurs… […] Il a fallu plusieurs jours pour dépecer ce corps de baleine ; le tronc cassé à deux mètres du sol, scié proprement à ras de terre, était devenu une plate-forme en bois, ronde, avec, autour, les racines grosses comme des pattes d’éléphant, le tout ressemblant à une gigantesque pieuvre agrippée à la terre. (ORC, tome 32 : 167-168 ; je souligne) La valeur indicielle de ce rêve éveillé est d’autant plus forte que le grand hêtre est un motif récurrent qu’on retrouve dans Le Cheval roux, chargé de connotations personnelles et notamment associé à l’autre monument, la tombe du couple, qu’on peut encore visiter dans leur propriété de Saint- Arnoult-en-Yvelines. L’interrogation sur l’absolu amoureux court donc parallèlement dans les deux œuvres, relayée, côté aragonien, principalement par le jeu des intertextes, tandis que chez Elsa Triolet la même fonction est un peu plus souvent assumée par les images. La coloration nettement fantasmatique du dernier exemple invite à dépasser la perspective jusqu’à présent adoptée en recourant aux outils forgés par la psychanalyse. On se contentera ici de quelques suggestions pour traiter de ce qui appellerait de plus longs développements, prenant appui sur divers travaux qui ont déjà exploré cette voie, dont les nôtres. 24 Non sans remarquer au passage qu’il ne peut être question sérieusement de psychanalyser un personnage, pas plus que son auteur, instance aujourd’hui hors de portée. Les structures inconscientes que l’on croit pouvoir discerner sont donc d’abord des constructions lectorales. Appréhender les romans en termes de scénarios fantasmatiques 25 ne fait que suivre les nombreuses incitations nées de la poétique romanesque développée par les deux auteurs. On aperçoit la mise en concurrence de deux structures, œdipienne et préœdipienne, dont l’enjeu commun alimenté à des sources différentes est l’effondrement de la figure paternelle. La question a été bien étudiée par Roselyne Collinet-Waller, 26 qui a montré dans les différents romans d’Aragon la coexistence de Narcisse et d’Œdipe. L’univers de Narcisse est celui de la monade préœdipienne, de l’omnipotence de l’enfant roi adulé par la ou les mères et qui n’a jamais rencontré la limite imposée par la loi paternelle. Le substrat biographique est aujourd’hui connu. Pour combler le déficit paternel, Aragon se choisit des pères de substitution, le Parti, Thorez, le Petit Père des peuples. Mais le substitut se révèle plus mensonger que l’original, d’autant qu’il prétend délivrer un message de vérité universelle. Tel est, grossièrement résumé, le résultat de l’approche psychocritique, si l’on veut quand même céder à cette 24 Côté aragonien, citons le livre de Roselyne Collinet-Waller (2001). 25 Dans le sillage de Marthe Robert (1972). 26 op. cit. Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon 113 tentation. Plus sûrement, il est intéressant de noter la connexion entre l’idéal politique et certaines formes de la passion amoureuse. L’articulation du masculin et du féminin touche à des ressorts inconscients. Le féminin est-il encore un terme adéquat dans l’univers préœdipien fondé sur l’exclusion du père et l’indifférenciation sexuelle ? Le Troisième conte de la chemise rouge dans La Mise à mort, Œdipe, est à cet égard intéressant. Œdipe qui se creva les yeux pour expier son aveuglement coupable est le double du poète fourvoyé trop longtemps et pour des raisons d’ordre affectif dans la défense de l’indéfendable. En même temps, cette nouvelle porte la trace de l’écriture postfreudienne, conjuguant sur un ton désopilant le plus invraisemblable vaudeville parisien et les repères mythologiques. Aragon récrit donc Sophocle à des fins qui ne sont pas seulement ludiques, car cette nouvelle version tend à éliminer la figure du père pour inventer une histoire dans laquelle prévaudrait la relation duelle. En quelque sorte un Œdipe préœdipien. 27 Par des voies différentes et en multipliant les ouvertures sur les formes archaïques de la psyché, Elsa Triolet met en relation la quête d’absolu et l’univers préœdipien. Les pères du roman trioletien sont des figures débonnaires mais faibles, occupant une position symbolique infantile face à une femme mère omniprésente. Luigi, le génial inventeur d’automates, fait plutôt figure de double du jeune Christo : « Il aurait suffi d’une cuisse de Nathalie pour faire le petit Luigi, son mari. » (Triolet 1963 : 17) Il en va de même de Pierre Peigner, l’homme de Marie Vénin (Roses à crédit), laquelle passe sa frénésie de sexe avec des hommes de passage par qui elle enfante seule dans sa cabane. L’« Univers brisé », titre du premier chapitre, connote encore la monade maternelle archaïque. C’est à cette source inconsciente que s’alimente la passion maniaque du confort et de la propreté prêtée à Martine, comme une forme inversée du cloaque initial. L’une des propriétés du roman trioletien est de mettre en scène cette maternité en ne la parant pas toujours des ornements de la sublimation. Dans Les Manigances nous avons ainsi pu repérer l’image d’une mère castratrice s’opposant à l’émancipation du sujet. Clarisse est en butte à des figures maternelles persécutrices liées à son accident et à ses angoisses de mutilation. Le déplacement de ce récit au début des ORC, loin de la trilogie L’Âge de nylon, écrite au même moment, n’obéit pas qu’à un souci d’ordre poétique. Peut-être fallait-il écarter des figures nobles, Nathalie et à un moindre degré Blanche, ce double inquiétant que le lecteur peut toujours s’amuser à réintroduire dans le jeu littéraire. Que l’écriture littéraire puisse mettre en coïncidence les extrêmes opposés 27 Collinet-Waller souligne cet effacement de la figure paternelle, ce qui ne signifie pas absence totale. On relève ainsi au passage cette phrase lourde de sous-entendus personnels : « Je n’ai jamais lu Sophocle et tiens de Sénèque seul l’histoire de Laïus, le salaud de père qui m’a abandonné. » (Aragon 1965 : 418) Alain Trouvé 114 est difficilement acceptable pour un esprit dominé par la rationalité consciente. Que Nathalie et Catherine II puissent être envisagées comme deux pôles de l’humain susceptibles de se côtoyer, voilà ce que donne pourtant à envisager la curieuse référence à Alfred Jarry et à son roman Le Surmâle qui fournit dans L’Âme pas moins de deux titres de chapitres. Deux univers littéraires a priori fort différents, mais l’identité des contraires est un des aphorismes de l’écriture jarryenne très tournée vers les formes les plus archaïques de la psyché. L’altérité posée par les ORC fait donc l’objet d’une série d’altérations qui permettent aux romanciers d’explorer poétiquement les profondeurs de la psyché : brouillage énonciatif, très marqué chez Aragon, force suggestive et troublante des images plus sensible peut-être, côté trioletien, recours partagé à l’intertextualité comme moyen d’enrichir et de déplacer les significations. L’aspiration à un idéal de société, qu’on l’appelle goût de l’absolu ou plus péjorativement thèse, se trouve de part et d’autre mise en relation avec ses soubassements inconscients : effondrement ou fragilisation de la figure du Père, régression vers les états primitifs de la psyché dominés par le rapport mère enfant. Cette féminité archaïque n’étant peut-être que l’autre nom de l’indifférenciation sexuelle. Identités auctoriales différenciées ? On peut à présent reprendre et préciser quelques différences entre les deux écritures narratives. La première concerne le contenu et l’enchaînement des séquences. Le roman trioletien progresse par discontinuité, montage, ellipse. Le blanc dont Aragon sait aussi faire usage 28 s’impose plus régulièrement chez sa compagne comme mode de composition, amenant le lecteur à combler les vides de la narration, souvent gouvernée par des enchaînements de type onirique. Les déambulations de Justin Merlin dans le Camping du Cheval Mort (Luna-Park), l’incursion de Clarisse dans la cave du dentiste avec ses rangées de moulages dentaires (Les Manigances), prennent pour principe d’enchaînement séquentiel des modèles de réalité à caractère hallucinatoire. D’un chapitre à l’autre, Michel (Le Cheval blanc) change de lieu et de femme sans que le narrateur se soucie trop de continuité ni de cohérence. Le goût de la fresque sociale et historique amène au contraire Aragon à saturer ses romans de détails et à respecter plus fréquemment le code de vraisemblance qui les articule logiquement. La comparaison entre Les Communistes et 28 L’exemple le plus probant est à cet égard son récit La Femme française dans Le Libertinage. Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon 115 L’Inspecteur des ruines l’illustre bien. 29 Ces deux romans traitent tous deux de la Seconde Guerre Mondiale avec un léger décalage de perspective temporelle, mais ils n’ont ni la même ampleur, ni la même précision, le cheminement idéologique proposé diffère, alors que les auteurs partagent à peu près la même vision. L’image polysémique des ruines s’applique aux dégâts de la guerre, aux ravages identitaires, en liaison avec les blancs de la mémoire, à l’effondrement des valeurs du monde ancien ; elle pourrait aussi désigner le récit lui-même avec ses failles et ses manques. L’Inspecteur deviendrait le lecteur. Pour le dire autrement, entre les pôles métonymique et métaphorique (Jakobson 1963), tous deux représentés dans chacune des œuvres, les deux romanciers ne placent pas le curseur au même endroit. L’ampleur métonymique, indice du réalisme, est une propriété aragonienne ; la prédominance des enchaînements poétiques est la marque de fabrique du roman trioletien auquel convient le qualificatif de réalisme poétique. 30 Tandis que la métonymie, par la contiguïté, accueille la disparate du réel, l’analogie qui fonde le régime poétique privilégie le même. Il y aurait ainsi un peu moins d’altérité du côté de la métaphore, plus d’enracinement dans un imaginaire primordial non différencié. Le roman trioletien touche de plus près, peut-être, à ce que nous avons appelé plus haut la forme archaïque de la féminité. Simultanément ce roman met au jour la réduction imaginaire du réel 31 ainsi opérée en exhibant sa connivence avec le conte sous toutes ses formes. Roses à crédit privilégie la relation au conte merveilleux, populaire ou traditionnel, que connote le surnom de son héroïne, « Martine-perdue-dansles-bois ». L’Âme s’ouvre au répertoire fantastique. À Poe succède Meyrink, second sujet de bande dessinée. Hantée par les images du récit qu’elle illustre, Nathalie croit voir surgir le Golem des fenêtres closes de la cour jardin sur laquelle donne son appartement. L’Inspecteur des ruines, encore, se trouve indexé sur le genre fantastique par l’épigraphe empruntée à Gogol et la place de choix réservée à l’intertexte hoffmannien dans la séquence de « La Loge des étrangers ». Côté aragonien, si l’on excepte les premiers récits - Anicet et les nouvelles du Libertinage (tome 2) - placés sous le signe de la fantaisie surréaliste, les romans se caractérisent plutôt par des ruptures tonales que représentent assez bien les trois Contes de la chemise rouge dans La Mise à mort. En ce sens Œdipe, déjà cité, relève de cette « Mythologie 29 Voir à ce sujet notre article « Lecture croisée des Communistes d’Aragon et de L’Inspecteur des ruines d’Elsa Triolet », 2001. 30 Voir à ce sujet notre article « Le réalisme poétique des Manigances », RCAET, n° 10, 2006, 135-151. 31 Cette réduction coïncide avec le déni de la différence sexuelle que connote aussi le thème du fétichisme, récurrent dans le monde romanesque trioletien (voir à ce sujet La lumière noire). Alain Trouvé 116 moderne » réclamée en ouverture du Paysan de Paris par l’inflation des détails réalistes, les fantaisies incohérentes de la métonymie et la divagation mythologique. Ces deux manières de jouer avec la tonalité et les références génériques se rejoignent dans la distance ainsi requise chez le lecteur. On peut encore distinguer deux modes de convocation de l’intertextualité. Omniprésente chez Aragon dont le répertoire est vertigineux, l’intertextualité est également très riche dans le roman trioletien. Mais là où Aragon, le plus souvent, cite, commente, interprète, réécrit, comme il le fait à propos d’Hypérion ou de Luna-Park dans Blanche ou l’oubli, Elsa Triolet se contente de mentions sans commentaires, quand il ne s’agit pas de simples allusions ou d’arrière-textes 32 à deviner. Le fonds slave d’Europe centrale, la littérature relative au mythe du juif errant, auxquels renvoie Le Golem de Meyrink, étendent leur ombre portée sur d’autres pages du Grand Jamais ou du Rossignol se tait à l’aube. La puissance poétique de ce mode de convocation voilée est assez remarquable. On peut à ce propos rappeler qu’Elsa Triolet dirigea la traduction en français d’une Anthologie : La Poésie russe (1965), qu’elle traduisit aussi Tchekhov, maître du silence. Le lecteur est ainsi invité à rêver à partir du texte à ses blancs ou à ses bizarreries. Au chapitre des curiosités, à approfondir, citons encore la connivence probable du titre Roses à crédit avec celui de Céline Mort à crédit dont la romancière traduisit en russe les premiers livres. Deux styles a priori fort éloignés mais deux modalités de la noirceur à confronter, peut-être. Il apparaît ainsi une dernière différence, de régime, entre les deux écritures. Tandis qu’Aragon balance entre deux régimes dominants, romanesque et poétique, au point de publier son œuvre dans de grandes collections séparées, 33 Elsa Triolet qui exprime dans La Mise en mots son incapacité à écrire le français en vers, semble infuser son goût et son sens poétique dans son écriture romanesque. Elle y parvient avec une maîtrise croissante qui culmine peut-être dans son dernier récit. Le Rossignol se tait à l’aube (1970) condense en effet dans l’espace d’une nuit deux vies, deux cultures, et fait signe une dernière fois en direction de l’altérité en matérialisant par ses écritures de couleurs différentes la coprésence du songe et de la réalité, de la nuit et de l’aube. L’objet poursuivi dans cette investigation parallèle semble donc en partie se dérober, surtout si on conçoit l’identité féminine comme une entité 32 La notion, inventée par Elsa Triolet, en traduction du podtekst (littéralement : sous-texte) créé par Khlebnikov, renvoie à l’arrière-plan culturel et biographique présidant à l’écriture et dont le texte manifeste n’est que la trace tangible. Aragon la reprend à son compte dans Je n’ai jamais appris à écrire et dans d’autres livres comme La Mise à mort. 33 À l’édition des ORC succède en effet celle de L’Œuvre Poétique en quinze volumes qui paraît de 1974 à 1981 et sera suivie d’une seconde édition posthume. Roman et différence sexuelle chez Elsa Triolet et Aragon 117 essentielle quelque part enclose dans les romans. L’objet construit par les ORC n’en affirme pas moins l’importance d’une différence entre les sexes, pendant que les textes nous disent la difficulté à la faire vivre dans un monde contemporain fortement tenté par la régression vers l’Un. Le roman est le terrain privilégié de cette exploration : la fiction, au sens plein du terme, implique en effet qu’une alternative soit possible. La conjugaison de la trame narrative et des multiples altérations apportées par le régime poétique à l’altérité des sexes laisse le champ ouvert au lecteur, en charge de la reconstruire. Elsa Triolet l’y aide-t-elle plus ou mieux que son prestigieux époux ? Si l’on distingue avec le secours de la psychanalyse, une féminité primordiale, concernant les deux sexes, peut-être ce pôle est-il plus sensible dans son œuvre que dans celle d’Aragon. Si en revanche on désigne par féminin l’autre du masculin et que l’on s’attache à leur différence, il est difficile de trancher : les observations faites tendent à s’équilibrer. D’un côté l’aptitude à ouvrir le champ romanesque à la profusion du réel reconstitué dans une bibliothèque aux allures de Babel, de l’autre une sensibilité rare à l’étrangeté et à l’altérité de ce réel reconstruit par les mots. Deux réalismes qui, à défaut de faire entendre une hypothétique et douteuse écriture genrée, ont su tresser sans les confondre deux voix littéraires. Bibliographie Œuvres Romanesques Croisées d’Elsa Triolet et Aragon (ORC), Paris 1964-1974. Elsa Triolet, À Tahiti [1925], ORC 1. Elsa Triolet, Camouflage [1928], ORC 39. Elsa Triolet, Colliers [1933], ORC 40. Elsa Triolet, Bonsoir, Thérèse, ORC 1 (édition originale : 1938). Elsa Triolet, Le Cheval blanc, Paris 1972 (édition originale : 1943). Elsa Triolet, Le Premier accroc coûte deux cents francs, Anne-Marie I, ORC 5-6 (édition originale : 1945). Elsa Triolet, Personne ne m’aime, ORC 9-10 (édition originale : 1946). Elsa Triolet, L’Inspecteur des ruines, ORC 13 (édition originale : 1948). Elsa Triolet, Le Cheval roux, ORC 21-22 (édition originale : 1953). Elsa Triolet, Le Monument, ORC 14 (édition originale : 1957). Elsa Triolet, Roses à crédit (= L’Âge de nylon I), Paris 1959 (ORC 31). Elsa Triolet, Luna-Park (= L’Âge de nylon II), Paris 1959 (ORC 31). Elsa Triolet, Les Manigances, Paris 1962 (ORC 1). Elsa Triolet, L’Âme (= L’Âge de nylon III), ORC 32 (édition originale : 1963). Elsa Triolet, Le Grand Jamais, ORC 35 (édition originale : 1965). Elsa Triolet, Écoutez-voir, Paris 1968 (ORC 36). Elsa Triolet, La Mise en mots, Genève 1969 (ORC 40). Elsa Triolet, Le Rossignol se tait à l’aube, Paris, 1970 (ORC 40). Alain Trouvé 118 Elsa Triolet, La Poésie russe (Anthologie, direction de la traduction française), Paris 1965. Elsa Triolet, Écrits intimes (Marie-Thérèse Eychart éd.), Paris 1998. Louis Aragon, Anicet, Paris 1921 (ORC 2). Louis Aragon, Le Libertinage, Paris 1924 (ORC 2) Louis Aragon, La Défense de l’infini, Paris 1996 [rédaction en 1926-1928]. Louis Aragon, Le Paysan de Paris, Paris 1926. Louis Aragon, Les Cloches de Bâle, Paris 1933 (ORC 7-8). Louis Aragon, Aurélien, Paris 1944. Louis Aragon, Les Communistes, Paris 1949-1951 (ORC 23-26). Louis Aragon, La Semaine sainte, Paris 1958 (ORC 29-30). Louis Aragon, La Mise à mort, Paris 1965 (ORC 33-34). Louis Aragon, Blanche ou l’oubli, Paris 1967 (ORC 37-38). Louis Aragon, Henri Matisse, roman, Paris 1971. Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, Paris 1969 (ORC 42). Louis Aragon, L’Œuvre Poétique, Paris 1974-1981. Daniel Bougnoux, Blanche ou l’oubli, Paris 1973. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris 2005 (édition originale : 1990). Dorrit Cohn, Le propre de la fiction, Paris 2001 (édition originale : 1999). 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Maryse Vassevière, Aragon romancier intertextuel, Paris 1998. Monique Wittig, La Pensée straight, Paris 2001. Elsa Triolet comparée à deux écrivaines émancipées : Virginia Woolf et Simone de Beauvoir Claire Davison-Pégon Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin chez Virginia Woolf et Elsa Triolet « I believe that all novels begin with an old lady in the corner opposite », écrivait Virginia Woolf dans son essai « Character in Fiction » de 1924 (Woolf citée dans McNeillie 1988 : 455). Vaste généralisation, fantaisie incongrue, déplacement provocateur des débats intellectuels dans les hautes sphères universitaires ? Cette remarque n’en reflète pas moins toute l’essence de la poétique et de l’engagement éthique de l’écrivain britannique. Il s’agissait justement de déplacer le débat sur le réalisme et l’art du portrait en montrant que derrière toute description de personne ou de paysage s’inscrit une idéologie, laquelle, chez la plupart de ses contemporains, participait des partis pris et hiérarchisations de la classe dominante, en l’occurrence masculine. Inscrire le flux du présent dans l’unicité du réel, leur rétorquait Woolf, était un leurre, faisant passer pour un reflet simple d’un monde donné un construit qui assignait une place, une voix et une identité à la femme. La démarche de Woolf est tout autre. Il s’agit de se tourner vers les personnages marginaux de la vraisemblance, les femmes qui passent, les petites gens que les grands récits oublient, les étrangers qui se débattent avec les pratiques et codes dominants, les dames âgées pour lesquelles il n’existe aucune esthétique ni code de la représentation. La vieille dame, une certaine Mrs Brown, assise discrètement dans un coin du wagon, voyageuse qui n’appartient ni à l’espace clos du train, ni au paysage extérieur qui défile, est une figure de la modernité qui domine à la fois la conscience politique et l’art du roman woolfiens. Fréquemment rencontrée, il est rare que cette dame n’arrive à destination ; aux quelques occasions où elle descend du train, c’est le narrateur qui la perd de vue, emporté plus loin en voyage. Nous sommes très loin, dans ces cas, de la poétique du train visible au XIXe siècle quand la locomotive servait à relier les géographies éloignées, à manigancer des rencontres fortuites, à marquer des pauses dans le récit qui permettaient d’échafauder des intrigues secondaires. Cette pratique triomphaliste du progrès sera brusquement détournée par Woolf, pour céder la place à une tout autre forme de réalisme où se tissent voix étrangères, objets banals, bribes de conversation et errances infinies. Il en résulte un Claire Davison-Pégon 124 paysage fictionnel nouveau, qui se déploie toujours à partir d’une femme, à l’identité mouvante, fragile, ténue. Si ces quelques traits brossés en guise d’introduction invitent évidemment à une lecture croisée de Virginia Woolf et d’Elsa Triolet, il n’empêche qu’aujourd’hui tout semble séparer la postérité politique, poétique et personnelle des deux écrivains. Si Woolf s’est imposée comme figure dominante, incontournable, de la littérature anglaise du XX e siècle, synonyme de l’avant-garde moderniste, Triolet est le plus souvent reléguée aux marges des courants esthétiques dominants, que ce soit l’écriture féminine, le réalisme socialiste, le roman expérimental ou l’autofiction. 1 Or, pour quiconque prolongerait son interrogation, il ressort des rapprochements frappants entre ces deux femmes-écrivains et leurs pratiques textuelles, des entrelacs qui en disent long sur la conscience féminine de chaque auteur, sur la périlleuse féminité d’une écriture et sur les pièges et les fausses promesses d’une identité de femme qui lui soit propre. 2 La biographie croisée des deux femmes met à jour quelques coïncidences frappantes : un cadre familial aisé et intellectuel, une sœur aînée objet de fascination, jalousie et désir de la part de la cadette, une place de choix dans les milieux avant-gardistes intellectuels pendant leur jeunesse, une activité politique surtout dans l’ombre du mari engagé, une souffrance ineffaçable d’avoir perdu, pour l’une sa mère et les sonorités rassurantes de la voix maternelle, pour l’autre son pays et les attaches de sa langue maternelle. Mais bien au-delà de tout fait biographique, c’est la part impitoyable qu’ont jouée les critiques aux jugements tranchés, pétris de préjugés ancestraux visà-vis de la femme écrivain, qui s’avère être le premier point commun. Car on oublie trop souvent que, si Virginia Woolf est entrée maintenant dans le panthéon du XX e , cet accès lui a été longtemps refusé, que ce soit en Grande- Bretagne ou à l’étranger. Et pour des raisons qui rappellent étrangement les griefs faits à Triolet. La réception de Virginia Woolf en France, par exemple, a été longtemps assez froide en raison d’une soi-disant légèreté féminine de son œuvre. Si dans la première monographie française à sortir sur Woolf, il y est fait grand cas de son originalité esthétique, l’auteur n’en conclut pas moins que « l’œuvre de Virginia Woolf ne possède ni la grandeur ni la solidité architecturale de certaines œuvres d’hommes, ni non plus cet équilibre des facultés créatrices qui en assure la durée » (Delattre 1932 : 255). 1 Cette observation ne tient aucunement à minimaliser ni toute la finesse ni toute la conviction des études consacrées à Triolet. Mais il est frappant de constater que l’angle d’approche part le plus souvent d’un sentiment d’injustice devant l’indifférence ou le silence rencontrés à son égard en dehors des cercles de spécialistes. 2 Comme Nathalie Heinich le rappelle, « Selon Norbert Elias, la plus grande révolution dans toute l’histoire des sociétés occidentales est, au cours du XX e siècle l’accession des femmes à une identité qui leur soit propre, sans plus être celle de leur père ou de leur mari. » (Heinich 1996 : 24) Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin 125 D’autres critiques n’ont su y voir qu’une fade réflexion de Joyce, où l’identité sexuée de Woolf vient rapidement étayer sinon expliquer son infériorité esthétique, même chez ceux qui pensaient lui rendre hommage: C’est pourtant ce qu’a réussi Mme Virginia Woolf : elle apprivoise en quelque sorte l’ours M. Joyce, elle l’a éduqué, nettoyé, peigné, parfumé, bichonné, bref elle l’a si bien léché que ce formidable animal est sorti de ses mains frisé comme un caniche et doux comme un agneau… (cité par Villeneuve dans Caws / Luckhurst 2002 : 20) Rappelons aussitôt comment la critique française en saluant, dans l’œuvre de Triolet, toute sa douceur, sa sensibilité et son sens fastidieux du détail, attribuait ces qualités à son caractère intrinsèquement féminin, et partant, mineur : 3 Des articles soulignaient à l’envie les « grâces bien féminines », les « trouvailles primesautières », les « belles histoires d’amour » évoquaient « la sensibilité frémissante »… D’autres revenaient sur le manque de maîtrise du style, manque féminin aussi ! « Elsa Triolet […] parle […] en femme, en mode mineur, en un style volontairement incorrect et alourdi d’une abondance de détails souvent fastidieux. » (Bouchardeau 2000 : 183) Les contre-lectures féministes des années 70 et 80 n’ont pas été mieux disposées envers leurs consœurs. Ni Woolf ni Triolet n’ont inspiré de grande revalorisation féministe dans la première vague des critiques engagées ; selon elles, Woolf se serait contentée de dépeindre des ménagères choyées, des dépressives veules et des privilégiées bourgeoises fuyant la matérialité du corps. À cette même époque, les critiques laissaient Triolet claustrée dans son rôle de muse, de midinette ou de manipulatrice, lui préférant Le deuxième sexe et son héritage constructionniste. À Woolf, on faisait le grief de s’être détournée d’une conscience politique en faveur d’une sensibilité secrète, intime, désincarnée. À Triolet, on lui reprochait soit une prétendue obéissance politique qui la rendait aveugle aux réalités matérielles de la condition féminine, soit une féminité de complaisance. Et l’on n’a voulu pardonner ni à l’une ni à l’autre d’avoir exprimé son impatience vis-à-vis d’une soi-disant solidarité féminine ou d’un ralliement à la cause féministe. 4 3 Même les critiques ostensiblement les mieux intentionnés enfoncent le clou en insistant avec une telle bienveillance sur la féminité délicate et gracieuse de l’écriture, que toute idée d’un projet esthétique nouveau en est exclu : « Et vous semblez toujours si à l’aise dans le concret et dans le quotidien (c’est une des grâces de l’état de femme) qu’on ne sent jamais la leçon ou plutôt qu’on ne la sent qu’à la fin, en comprenant qu’il faut relire. » (Camus, cité par Aragon 1990 : 31) 4 Voir le post-scriptum d’une lettre de Triolet à Maxwell Adereth : « J’ai oublié la malfaisance des femmes. Une haine collective : ‘qu’a-t-elle de plus que nous ? ’ Ceci se tasse avec les années, mes cheveux blancs calment les jalousies crasses. » (Adereth 1994 : 448) Et puis le défi provocateur de Woolf dans Trois Guinées : « What more fitting than to Claire Davison-Pégon 126 Il a fallu attendre l’étude séminale de Toril Moi, Sexual Textual Politics en 1985, avant que la doxa critique change de cap. Selon Moi, le fait que les principaux courants critiques féministes ne pouvaient faire une place centrale à Woolf en disait peut-être davantage sur l’insuffisance de leurs outils critiques, que sur une quelconque faille intrinsèque dans l’œuvre woolfienne. Et ces vingt dernières années ont largement montré la clairvoyance de T. Moi, en restituant Woolf au cœur même de la modernité. Ceci dit, Woolf n’est pas à l’abri d’autres récupérations frivoles ou réductrices. Si Triolet est trop souvent figée dans son destin de femme - l’enchanteresse mythifiée -, pour Woolf la réduction est plus marginalisante encore quand la popularisation l’enferme dans ses états de folie. Femme folle, hystérique, instable : autant de clichés qui la rendent prisonnière de son corps et de son esprit, mais qui semblent s’imposer comme rançon de la gloire. Dans l’étude qui suivra, je vais tenter de relire l’œuvre de Triolet à l’aune de la revalorisation woolfienne, lecture qui ne part aucunement d’une idée de dette ou d’influence intellectuelle, 5 mais qui, à partir d’un dialogue croisé, essaiera de mettre en valeur la manière dont leurs stratégies textuelles et leurs portraits de femmes fondent une poétique étrangement similaire. Il sera dans un premier temps question des écritures « mineures», les nouvelles qui tracent une voie fictionnelle à travers les petites vies, les figures anonymes. Nous verrons alors que ce croisement de chemins esthétiques s’exprime autant par le choix de thématiques que par des effets de styles : voix, syntaxe, méandres de focalisation qui font entendre une voix autre, étrangère, féminine. Il sera ensuite question de la manière dont les deux auteurs ont fait voyager le récit romanesque, passant par le croisement des genres pour ouvrir des espaces littéraires nouveaux. Chez l’une comme chez l’autre, cette ouverture romanesque part de portraits d’artistes femmes, et de femmes vieillissantes, figures autrement marginales ou occultées. Et c’est par ces figures étranges, déplacées, que les deux auteurs étudient toute la complexité de l’identité féminine, bien loin des mythes qui naturalisent ou essentialisent la femme, ou des discours démythologisants qui contreinterpellent et revendiquent. Dans les deux cas, elles auront beau décrier les pratiques d’exclusivité au centre de la scène politique ou esthétique qui font d’elles des exclues. Quand la possibilité de rentrer au cénacle se présente, elles lui préféreront systématiquement l’étrangeté, la différence, esquissant destroy an old word, a vicious and corrupt word that has done much harm in its day and is now obsolete. The word feminist is the word indicated. » (Woolf 1938 : 117) 5 Leurs chemins se seraient-ils croisés ? Leurs biographies sembleraient dire que non, si ce n’était qu’indirectement au Congrès des Écrivains à Londres en 1935. C’est à cette occasion que Woolf a rencontré Clara Malraux, future traductrice de A Room of One’s Own (Caws / Lockhurst 2002 : 21). Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin 127 des portraits d’une Mrs Brown, d’une Mme Brun peut-être, qui, en toute discrétion, tendent depuis les marges une lumière vers l’avenir. 6 C’est la nouvelle, chez Triolet autant que Woolf, qui offre la forme fictionnelle qui se prête la mieux à leurs explorations du récit de fiction. Pour chacune, les petits récits de vies à peine perçues, faits de souvenirs biographiques, d’espaces réels et imaginés, bribes de conversations et de monologues intérieurs, trouvent leur expression idéale dans la forme réduite, compacte, de la nouvelle. Ce choix d’une forme fictionnelle légère, marginale et onirique s’avère être une expression du corps féminin tout autant qu’un contre-chant au creux des grands récits dominants. On sait que pour Triolet, la nouvelle s’est imposée comme choix réaliste, pratique, à celle qui, déjà écrivain dans une vie antérieure, devait réapprendre à écrire en français. Et ce nouvel apprentissage, elle le faisait dans son temps perdu, en secret. Mais cela ne fera jamais un « roman », je ne suis pas une romancière. Mes moyens sont petits, petits… (Triolet 1938 : 235) Je n’aurai jamais le courage d’écrire un roman, c’est de trop longue haleine pour se permettre de le rater […]. (citée par Bouchardeau 2000 : 133) Une appréhension vis-à-vis de l’imposante forme et taille du roman qui se fait également entendre dans le journal de Woolf : […] here I am sketching out a new book; only don’t please impose that huge burden on me again I implore. Let it be random and tentative; something I can blow of a morning […] don’t I implore, lay down a scheme; call in all the cosmic immensities; & force my tired and diffident brain to embrace another whole. (Bell 1982 : 135) Ce choix d’une forme particulière, en adéquation avec sa vie matérielle et la force de son créateur, est l’une des bases sur laquelle Virginia Woolf a bâti son étude de la création littéraire et la marginalité féminines, A Room of One’s Own : The book has somehow to be adapted to the body, and at a venture one would say that women’s books should be shorter, more concentrated, than those of men, and framed so that they do not need long hours of steady and uninterrupted work. (Woolf 1928 : 101) 6 On se souviendra de la décision très claire de Triolet quand il s’agissait d’une possible « correction » de son accent : « J’ai préféré le garder. J’écris avec mon authentique accent, il est dans le caractère de mon écriture, dans mon style, dans ma folie ellemême : la folie aussi a une nationalité. » (Triolet 1969 : 56) Woolf dans A Room of One’s Own et Three Guineas donne tout un raisonnement politique à cette préférence pour les marges, allant jusqu’à proposer une société des marginales, « An Outsiders Society ». (Woolf 1986 : 122) Claire Davison-Pégon 128 Dans le 5 e chapitre, Woolf souligne que la femme qui arrive à la littérature écrira de façon inévitablement différente de celle de ces contemporains masculins. Non pas qu’elle soit destinée à produire une écriture inférieure, plus fragile ou plus frivole, en raison d’une loi biologique, mais parce que, de part sa vérité historique, et son conditionnement physique et sexué depuis de longues générations, la femme arrive à la littérature avec d’autres histoires à raconter et d’autres formes d’expression qui lui sont devenues propres : One goes into the room - but the resources of the English language would be much put to the stretch, and whole flights of words would need to wing their way illegitimately into existence before a woman could say what happens when she goes into a room. The rooms differ so completely; they are calm or thunderous; open to the sea, or on the contrary, give on to a prison yard; are hug with washing; or alive with opals and silks; are hard as horsehair or soft as feathers - one has only to go into any room in a street for the whole of that extremely complex force of femininity to fly in one’s face. For how should it be otherwise? (Woolf 1928 : 113-114) Ce point de départ dans la différence historiquement construite et avérée, aboutit inéluctablement à une façon différente, oblique, dans la manière de percevoir et rendre compte de son univers, autrement dit, dans une esthétique féminine nouvelle : All these infinitely obscure lives remain to be recorded, I said, addressing Mary Carmichael as if she were present… (Woolf 1928 : 116) Here then was I (call me Mary Beton, Mary Seton, Mary Carmichael or by any name you please - it is not a matter of importance) sitting on the banks of a river a week or two ago in fine October weather, lost in thought. (ibid. : 5) La démarche de Triolet est sensiblement la même, se penchant dans Bonsoir, Thérèse sur les contours flous et changeants des « trente-six destinées » de la femme. Chaque écrivain trouvera une poétique héritée de la « negative capability » de Keats, manière d’être tantôt autre, extérieur, spectateur, tantôt intimement lié à la vie de celui ou celle que l’on observait, au point de se fondre l’un dans l’autre. Tous ces rêves de Thérèse prennent leur point de départ dans la vie quotidienne, ils sont le prolongement intérieur de cette vie. (Triolet citée par Aragon 1990 : 18) On retrouve dans la structure, le déroulement et les moyens expressifs de Bonsoir, Thérèse comme un écho étrangement familier, rappelant le mode et les moyens mis en place par Woolf pour explorer la vie d’une femme. Des voix narratives singulières, féminines, nous mènent dans les méandres des rencontres possibles ou probables, nous embarquant tantôt dans de vrais voyages, tantôt dans des cheminements intérieurs : « Donnez-moi la main. Elle sera chaude et bonne, j’aurai des kilomètres à faire par des couloirs Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin 129 humides et visqueux, et noirs comme les sillons d’un cerveau. » (Triolet 1938 : 9) Et parmi les déclencheurs du récit dans Bonsoir, Thérèse, on trouve les figures d’inconnues, croisées par hasard dans le train, si ce ne sont que des reflets dans la vitre : Alors je rêvais à la verdure claire et bouclée des arbres de mon pays derrière la fenêtre d’un train. Chaque buisson t’invite au passage : descends, ici tu peux te promener confiante, assieds-toi, la terre te sera duvet… (Triolet 1938 : 11) Le train passait avec fracas d’une voie sur l’autre, choisissant son chemin parmi les paires de rails longues, longues, jusqu’au Midi. Les maisons nous tournaient le dos, laides… Dans le compartiment, il y avait une vieille dame peinte et un monsieur pas jeune, d’allure militaire. (ibid. : 15) Chaque récit va maintenir un équilibre précaire entre le récit fait par la narratrice, elle-même identifiée comme femme qui voyage, et l’autofiction, où les détails censés être observés pourraient tout aussi bien être des évocations d’une souffrance toute personnelle : Elle porte une espèce de robe compliquée de clocharde. Est-ce une folle ? ... Elle me frôle avec un petit bruissement de feuilles sèches. Je me cramponne au mur, je ne suis pas bien. […] Puisque c’est comme ça, j’irai encore ailleurs… jusqu’où vont-elles me mener, les empreintes de mes pas ? (Triolet 1938 : 168) All she did was to take her glove and rub hard at a spot on the window-pane. She rubbed as if she would rub something out forever - some stain, some indelible contamination. Indeed, the spot remained for all her rubbing, and back she sank with the shudder and clutch of the arm I had come to expect. Something impelled me to take my glove and rub my window. There, too, was a little speck on the glass. For all my rubbing it remained. And then the spasm went through me; I crooked my arm and plucked at the middle of my back. (Woolf 1918 : 107-108) Les projets esthétiques de la modernité telle qu’elle s’est imposée dans la première moitié du XXe siècle sont maintenant trop bien connus pour qu’on puisse reléguer ces explorations de voix, d’impressions et de perceptions à une quelconque écriture mineure. Ou disons plutôt qu’une partie importante de leur modernité réside justement dans la place privilégiée accordée à la voie marginale ou tangente, se définissant toujours à l’encontre d’une tradition imposante et dominante. C’est ainsi que les Mrs Brown des nouvelles et des essais de Woolf, les femmes souvent sans identité qui, errantes ou discrètement assises dans un coin du wagon, 7 se prêtent à lire comme les prémisses d’une nouvelle expression littéraire à venir, anticipent 7 L’essai « Street Haunting » se prête également à cette lecture d’une identité et d’une écriture en errance, et offre, à ce titre, des parallèles remarquables avec l’esthétique de Triolet. Voir par exemple la rêverie vers la fin : « Into each of these lives one could penetrate a little way, far enough to give oneself the illusion that one is not tethered to a single mind but can put on briefly for a few minutes the bodies and minds of others. » (Woolf 1930a : 14) Claire Davison-Pégon 130 de quelques années à peine les figures et reflets d’Anne-Marie Thérèse, les femmes sans nom et la femme aux cent noms, dans Bonsoir, Thérèse. Les nouvelles de Woolf offrent autant d’exemples d’une écriture foisonnante où il s’agit de se raconter et s’imaginer autre par le truchement d’une figure ou d’un reflet aperçus en passant. 8 C’est dans cette lignée que Bonsoir, Thérèse doit être inscrit, qui à son tour cherchera à détourner son angle de vision pour y incorporer les liens invisibles entre les choses, les instants, les êtres et les lieux. Et il est clair que cette poétique qui consiste à montrer ce qui reste à représenter, ou ce qui échappe si souvent à la représentation, comme le visage de la femme âgée, le regard de « la femme non liée », 9 ne relève aucunement d’une esthétisation détachée des enjeux de la vie quotidienne. Au contraire, il y a une dimension politique et éthique incontournable dans la manière où elles donnent à voir, et à entendre, les laissées-pour-compte des histoires et de l’Histoire. Les « clochardes dans l’âme » 10 que dépeignent Woolf et Triolet ne sont pas non plus des simples flâneuses, équivalentes au féminin de la célèbre figure de la modernité, qui de Baudelaire et Huart à Benjamin et Rostand, promène son regard sur les paysages mouvementés de l’époque moderne. Le flâneur, lui, laisse traîner son regard sur la femme ; l’errante ou l’étrangère chez Woolf et Triolet regarde, se regarde et se sait regardée. 11 Et quand elle regarde dehors, sa vision vient s’arrêter parfois sur la surface de la vitre qui lui renvoie sa propre réflexion. Elle a catastrophiquement changé. Sa tête n’est plus qu’un crâne, avec la peau comme un vieux gant blanc, glacé, un gant de mariage qui aurait traîné et jauni dans un tiroir ; ses yeux, ces flots sombres, bleus, vacillent au fond des orbites. Des mèches blanches encadrent ce masque… Quand je disais que c’était une vieille femme. (Triolet 1938 : 168) She stood perfectly still. At once the looking glass began to pour over her a light that seemed to fix her; that seemed like some acid to bite off the unessential and superficial and to leave only the truth. It was an enthralling spectacle. […] Here was the woman herself. She stood perfectly naked in that pitiless light. And there was nothing. Isabella was perfectly empty. She had no thoughts. She had no friends. She cared for nobody. As for her letters they were all bills. Look, as she 8 « An Unwritten Novel », par exemple, « Lady in the Looking Glass » ou « The Mark on the Wall ». 9 Dans la classification proposée par N. Heinich, la femme non liée est celle qui, au XXe siècle, définit son identité en dehors des limites de l’identification par l’homme. 10 L’expression est bien sûr d’Elsa Triolet, mais elle pourrait tout aussi bien venir de Woolf elle-même. « Street Haunting » nous offre un exemple percutant de cette même sensibilité. 11 Ce parallèle est exploré de façon très porteuse par Rachel Bowlby dans « The Crowded Dance of Modern Life » (Bowlby 1997 : 180-190). Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin 131 stood there, old and angular, veined and lined, with her high nose and her wrinkled neck, she did not even trouble to open them. (Woolf 1926 : 219) Ainsi les deux auteurs posent-elles un cadre à l’identité féminine, dans lequel se trouve leur perception d’elle-même et de leurs semblables, la façon dont elles se représentent et la manière dont elles sont désignées. Bref, elles montrent que la nouvelle se prête à une nouvelle forme de fiction, une forme qui cherche non pas à assigner une voix, un corps et un rôle à la femme, mais à rendre visibles les femmes qui passent. Dans l’essai « Character in Fiction », Mrs Brown n’est pas seulement un personnage fictif créé pour les besoins de démonstration ; c’est une fiction qui incarne la vie elle-même, et les nouvelles formes du roman qui pourront la mettre en mots. C’est une femme fugitive (« a will o’the wisp », nous dira Woolf), et comme l’être-femme de Bonsoir, Thérèse, elle est tout en mouvement, pour mieux rappeler au lecteur qu’elle ne saurait être enfermée dans un moule, un corps, une essence. C’est précisément ce mélange des genres, faisant surgir au cœur même d’un essai critique un nouvel élan fictionnel qui donne forme et vie au propos initial, que Frédéric Regard tient pour l’avènement du féminin dans la poétique de Woolf. C’est un discours qui s’écarte volontairement des genres et modes purs de l’écriture, pour explorer les enjeux de la vie quotidienne dans une esthétique nouvelle, dont la dimension politique est strictement ancrée dans cette poésie ordinaire : Le féminin est donc aussi une voix démocratique, une voix autrefois interdite ou normée, qui se déploie dans le bruit des totalitarismes pour signifier une existence à la fois singulière et collective, que l’on peut nommer l’Autre, l’Etrangère dira Woolf. (Regard 2002 : 7) Dans l’analyse que propose Regard, dans le sillon de Derrida, ce féminin ne peut être attribué à l’identité sexuée de l’auteur, ni confondu avec une quelconque féminité du texte. Or cet échappatoire par la philosophie de la déconstruction, anxieux qu’il est de se démarquer de toute empreinte d’essentialisme, passe peut-être trop vite sur le fait que c’est bien par le biais de femmes, personnages ou figures de l’auteur, que cette « autre différence » se fait entendre dans l’œuvre de Woolf. Et l’on remarque qu’il en va de même dans l’écriture de Triolet : quand elle cherche à dépasser les limites des genres, ou à donner une incarnation à une forme romanesque, à un paradigme philosophique ou à une intuition politique, c’est bien par le féminin et la femme que cette innovation s’exprimera. Huguette Bouchardeau, d’ailleurs, le souligne : Enfin, si l’on veut bien regarder de plus près ce que fait la particularité de cet essai par rapport à celui auquel il voulait répondre, on devra convenir que la part féminine de l’écriture d’Elsa s’y donne libre cours, par référence à ces réalités concrètes de l’existence que la plume philosophique abandonne trop souvent comme scories résistant au grand souffle des idées. (Bouchardeau 2000 : 170) Claire Davison-Pégon 132 Au-delà des nouvelles, on constate que les deux écrivains vont sans cesse mettre les genres sous tension, troublant les discours trop logiques, déjouant les binarismes hiérarchiques et exposant les incongruités dans les ordres sociaux trop lisses. Ni l’une ni l’autre ne va essayer de le faire au nom d’un présupposé féminin ; au contraire, c’est parce qu’elles identifient toute la spécificité de la vie d’une femme telle qu’elle est construite par son histoire et sa place dans l’ordre social et économique, qu’elles vont partir d’une femme pour essayer de cerner cette réalité donnée et les directions qu’elle pourrait prendre dans l’avenir. Chez chacune on ressent une vive impatience dès lors qu’il s’agira de se laisser emporter dans les universels, les essences, l’abstraction théorique ; elles marquent une préférence nette pour le concret, le ici et maintenant, et la construction fictionnelle. Deux exemples frappants de cette poétique de la contestation oblique, selon laquelle une tangente est dessinée qui, pour fantaisiste qu’elle soit, n’en trouble pas moins le grand récit d’où elle est partie, se trouvent dans A Room of One’s Own et « Le Mythe de la Baronne Mélanie ». C’est dans le 3 e chapitre de A Room que Virginia Woolf se penche sur le soi-disant fait avéré qu’aucune femme n’aurait eu le génie d’un Shakespeare mais en interrogeant les réalités contextuelles qui définissaient la femme d’antan. Très rapidement, le narrateur se détourne des études historiques et les ricanements inspirés par l’idée d’une prétendue égalité des sexes, préférant raconter une histoire. Autrement dit, elle abandonne les armes que pourraient être l’argumentation, la rhétorique ou l’indignation, pour créer une pause dans son récit. Pause qui deviendra le cœur de son argument et qui illustrera, mieux que toute antithèse logique, la réalité de la vie, et de l’identité de la femme. Il convient, nous dit-elle, de penser à Judith, sœur de Shakespeare, dotée de talents égaux à ceux de son frère : The manager - a fat, loose-lipped man - guffawed. He bellowed something about poodles dancing and women acting - no woman, he said, could possibly be an actress. He hinted - you can imagine what. She could get no training in her craft. Could she even seek her dinner in a tavern or roam the streets at midnight? Yet her wave of genius was for fiction and lusted to feed abundantly upon the lives of men and women and the study of their ways. At last - for she was very young, oddly like Shakespeare the poet in her face, with the same grey eyes and rounded brows - at last Nick Greene the actor-manager took pity on her; she found herself with child by that gentleman and so - who shall measure the heat and violence of the poet’s heart when caught and tangled in a woman’s body? - killed herself one winter’s night and lies buried at the crossroads where the omnibuses now stop outside the Elephant and Castle. (Woolf 1928 : 62) De façon frappante, Triolet va adopter la même tactique et le même art de la contre-fiction quand il s’agit de relire la philosophie existentielle de Camus. Dans son essai « Quel est cet étranger qui n’est pas d’ici ? », elle commence par s’engager dans la même logique que Camus, mais elle délaissera vite la Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin 133 philosophie en faveur d’une envolée fictionnelle. Cadence fantaisiste qui vient à point nommé donner corps et résonance à la réserve toute personnelle qu’elle veut marquer. La voix dubitativement contestataire que Triolet emprunte dans son essai va partir d’une posture narrative initialement sans identité sexuée : Si vous ne l’avez pas lu, il faut que je vous dise que dans son Mythe de Sisyphe, Albert Camus entreprend un gigantesque combat contre l’absurde, qui naît de la confrontation du monde illimité et de la vaine agitation de Sisyphe qu’est la vie limitée de l’homme. (cité dans Aragon 1990 : 220) L’instinct de conservation de l’homme construit un système de défense contre les épouvantails qu’il rencontre sur son chemin. (ibid. : 221) C’est la passion qui pousse le soldat percé par les balles à avancer, c’est elle qui donne aux martyrs la force de supporter la souffrance. (ibid. : 223) Mais subitement, c’est une voix et une expérience de femme qui va troubler la logique triomphaliste de la liberté et de la passion fondées sur l’absurde : Et subitement je me trouve seule. L’Etranger, lui, continue, tandis que le temps de ma vie s’arrête au seuil de la vieillesse… (ibid. : 223 ; c’est nous qui soulignons) Brutalement les figures et les exemples préalablement évoqués paraissent moins universels que masculins : De ce combat de David contre Goliath, il prétend sortir vainqueur et de cette lutte, de ce défi jeté à l’absurde, faire une passion, une raison de vivre. L’homme qui mène ce combat s’appellera l’Etranger. (ibid. : 220) Le courageux, le fier, le probe, le malheureux Etranger, celui qui de s’être posé ces questions a déjà cessé de s’incorporer à ce monde, ouvre ses yeux tout grands et regarde le visage de la Méduse. (ibid. : 221) Certes, Triolet ne s’arrêtera pas aux seules femmes qui vieillissent. Les deux premiers contre-exemples qu’elle évoque (Don Juan et le comédien) sont bien masculins. Mais dès lors qu’il sera question de narrer une vie libérée des entraves autrement plus absurdes du vieillissement, c’est bien la femme qui passera au centre du récit. Et le lecteur comprend que ce glissement vers le genre féminin est nécessaire à la mise en place d’une parabole alternative. Dès le début de l’essai, Triolet avait posé la figure de l’épouvantail comme étant celui qui se dresse devant l’homme héroïque, qui tourne à la dérision ses ambitions et qui lui renvoie une image grotesque de lui-même. Dans la narration enchâssée, cet épouvantail revient à la vie, en quelque sorte, dans une version bien différente de celles des Galatée et autres statues et représentations auxquelles le créateur d’antan insufflait la vie : Son visage aux yeux ouverts prenait une couleur terreuse, la peau habillait son corps comme un vêtement trop large, usé… Les cicatrices près des oreilles, et celles des seins, aggravaient le spectacle de la débâcle. (ibid. : 226) Claire Davison-Pégon 134 Comme l’histoire de Judith, cette contre-narration d’une vie de femme doublement étrangère, (elle est un étranger qui n’est pas d’ici, titre dépourvu de pléonasme malgré les apparences, car il s’agit de femme dans un monde socio-économique masculin, désigné par un nom grammatical masculin censé rendre ce qui est universel, et d’une revenante dans un monde de vivants) va s’enraciner clairement dans un ici-et-maintenant tangible. Mais elle va aussi subir et puis se libérer des confins d’une identité définie par le temps, par l’homme et par le corps en découvrant le sens d’une vie à rebours. Aristocrate par le mariage seulement, la baronne Mélanie va mesurer la force du passage du temps et l’absurdité de la construction sociale de la féminité au fur et à mesure que sa vie défile à l’envers. Les liftings qui auront tenté de préserver un pouvoir de séduction deviendront des cicatrices qui doivent s’estomper ; les enfants qui, n’en déplaise aux mythes, ne lui apporteront aucune joie ni grâce, pourront être convenablement oubliés tantôt l’accouchement passé ; la virginité (autrefois déterminante dans l’identité féminine) ne sera que petite enquête sous forme de jeu qui finira par s’oublier dans la pureté. Autrement dit, Triolet montre de façon lucide et éloquente que le corps a une histoire, que l’humanisme universalisant a une face cachée, et que l’identité féminine ne devrait être ni comprise à l’intérieur d’une identité de l’homme, ni pensée entièrement à part. Chacune à sa manière, Virginia Woolf et Elsa Triolet relient le genre et l’art du roman à la problématisation de l’identité féminine, cherchant dans les formes libres et non cartographiées du féminin une autre voix de la modernité. Au-delà de l’exploration et des croisements des genres, et des destins, c’est la langue elle-même qui est entraînée dans la recherche identitaire, quand elle est marquée non par la grammaire mais par la métaphore au féminin. Chez Virginia Woolf, la vie, le roman et la langue sont incarnées dans des figures féminines : And if we can imagine the art of fiction come alive and standing in our midst, she would undoubtedly bid us break her and bully her, as well as love her and honour her, for so her youth us renewed and her sovereignty assured. (Woolf 1919 : 154) Indeed, the less we enquire into the past of our dear Mother English the better it will be for that lady’s reputation. For she has gone a-roving, a-roving fair maid. (Woolf 1937 : 102) Si le genre dans son acception grammaticale permet moins de jeu à Triolet dans les représentations de la langue en français, l’art du roman et l’identité linguistique ne sont pas moins empreints du féminin. Le titre même de l’essai, La Mise en mots, fait appel essentiellement à un vécu de femme à l’époque, et aux petits gestes quotidiens par lesquels elle se construit pour être regardé : Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin 135 On a beau les repasser, les marques restent. Il y a des mots dont la tête ne me revient pas, je les élimine, c’est plus facile que d’enrichir leur choix. Ce que j’appelle les plis, ce sont les tics, les tournures qui vous sont habituelles, si bien que la libre mise en mots devient une mise en plis rigide. Je regarde cette page que j’écris et cela me fait le même effet que de me regarder dans une glace. (Triolet 1969 : 98-99) Plus parlante est l’illustration, sinon l’incarnation de ce constant tiraillement entre l’auto-perception du créateur, ses langues (la représentation) et la désignation par autrui dans l’image de la femme en Janus Bifrons (ibid. : 84- 85) : celle qui regarde le monde, se regarde dans la glace et se trouve une seconde fois dédoublée dans une réflexion qui la scrute. Pour Triolet la mise en mots est une histoire d’amour, d’amant-lecteur, de mariage bigame, de séduction et d’infidélité : autant de thématiques classiques dans une littérature couramment appelée féminine, mais qui se trouvent déplacées pour subvertir toute idée d’un destin immuable. Les deux auteurs, par la pratique d’une langue qui est toujours légèrement décentrée, prenant les expressions au pied de la lettre pour les rendre étrangères à elles-mêmes, qui dévoilant les systèmes de pensée déjà construites dans une langue, et l’envers d’une langue fait de rythmes, de musique, d’images, donnent une voix aux exclues, aux marginales. Il ne s’agit pas de dénoncer le sort fait aux femmes, mais en toute simplicité de l’explorer, le suivre, le faire dévier. Il convient chaque fois de créer une forme d’expression apte à montrer ce qui reste d’une identité de femme quand le pendant social de sa vie, la part traditionnellement définie par rapport à l’homme, est absente. A l’époque où elles écrivaient, ni Madeleine ni Mrs Dalloway n’aurait pu être pensée, ni exprimée sous les traits d’un homme. Jusqu’ici, nous nous sommes essentiellement concentrés sur les fragments et bribes de l’identité féminine, sur les méandres dans la trame narrative toute en genres différents, qui permettent de penser ensemble la vie féminine, la forme du roman et la langue qui sied à son expression. Or il paraît important, pour conclure, de se tourner vers deux romans de la maturité, Les Vagues de Virginia Woolf, et Le Rossignol se tait à l’aube d’Elsa Triolet, où il est autant question d’esquisser des tangentes qui traversent l’espace fictionnel, que de brosser des portraits beaucoup plus complets de ces étrangères qui permettent de rêver à la création artistique et à la femme sous un autre jour. Ce sont deux œuvres expérimentales qui viennent contester les limites classiques de la fiction et explorer les formes et les moyens par lesquelles raconter une vie. 12 Elles nous rappellent tout ce qui 12 La nouvelle forme littéraire qu’envisageait Woolf est décrite dans « The Narrow Bridge of Art » comme étant celle qui épouserait prose, poésie et théâtre : « something of the exaltation of poetry, but much of the ordinariness of prose. It will be dramatic, and yet Claire Davison-Pégon 136 est laissé de côté dans un récit classique, et en particulier la fluidité entre expérience individuelle et collective, entre veille et rêve, entre la nuit des temps et le temps d’une nuit. Dans chaque cas, il s’agit d’explorer les différentes couches de l’identité, mais en montrant que, perçue de l’intérieur, celle-ci apparaît toujours comme un flux, un processus, infini et dispersé. Et au centre de ces deux textes, on retrouve ce que Woolf appelle « The Lonely Mind » (Woolf 1930a : xvii), un esprit solitaire, une conscience de femme, point centripète du récit et pourtant inapprochable, qui figurera l’ancrage et la logique de la narration, et l’acte poétique du créateur. 13 Les deux romans jouent des unités classiques de la représentation théâtrale, mais pour mieux y tisser un temps et un espace différents qui ne sauraient s’inféoder aux frontières de l’espace-temps scientifique ; de même, ils partent des normes de l’imprimerie, mais pour dépasser la topographie habituelle de l’encre sur la page. Il s’agit de textes à la fois très personnels, mais impersonnels aussi dans la mesure où, sans intrigue, ils s’essaient à penser l’impensable : l’effacement de soi et l’extinction de la voix. Commençons par la mise en place d’une diégèse pensée au féminin, pour cerner cette identité féminine qui s’inscrit autant dans la textualité que dans l’art du portrait. Dans Le Rossignol se tait à l’aube, l’espace est d’abord campé de façon réaliste, pour situer la dizaine de convives à la fin d’un dîner, dans une grande salle donnant sur un parc par une belle nuit étoilée. Mais traversant cette scène réaliste, comme une anamorphose encore inaperçue, est le doute sur une inconnue qui tarde à arriver : Ils l’attendaient avec vaillance, espérant qu’elle serait en retard. (Triolet 1970 : 9) Elle se surprenait cette nuit, comme toutes les nuits et tous les jours, à regarder l’heure de plus en plus souvent bien que l’heure et la date du rendez-vous n’aient pas été fixées, et qu’elle ne connût pas la personne qu’elle devait rencontrer. (ibid. : 13) Bref, le rendez-vous avec la dame en question est inévitable. (ibid. : 14) Un autre brouillage entre les personnages et l’espace-temps apparaît en toute douceur par le biais d’une syntaxe méandreuse qui maintient les entrelacs ambigus entre personnage, personnification, antécédent grammatical et auto-textualité : Prise au jeu, la femme attendait que le léger brouhaha disparate devienne, et peu à peu cela devint l’harmonie de la nuit, elle éteignit les voix, fit couler son noir sur eux tous. (ibid., 18) not a play. It will be read, not acted. » (Woolf 1930a : xxi) Le parallèle avec Le Rossignol, ainsi qu’avec l’œuvre rêvée Opera de Triolet, est frappant. 13 A ce titre, le choix qu’a fait Triolet de faire de ce personnage une femme, et non un homme comme c’était le cas dans le premier manuscrit (Ditschler 1998), nous semble encore plus révélateur. Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin 137 Avant même que la première rêverie en couleur détache l’envolée poétique du récit du banquet, un glissement s’opère entre la femme qui écoute le chant du rossignol, et l’oiseau qui figure la voix de la narratrice : Depuis que la science s’en est mêlée, songeait la femme, l’homme privé de rêves s’en trouve profondément blessé, et lorsque le rossignol lança son premier trille, elle aussi partit docilement à la dérive du rêve. (ibid. : 19) Ce flottement onirique - entre l’identité de la femme narrée (convive au repas), la figure de la femme attendue (l’allégorie révisée de la mort), le rossignol (symbole classique de la voix du créateur mais aussi de la femme démunie de sa voix), et puis entre métaphores convenues, brusquement littéralisées (« Elle allait sortir de l’auberge, la dame souriante et osseuse était au rendez-vous », ibid. : 154) et antécédents ambigus - sera maintenu tout au long. La clausule vient impitoyablement marquer la fin : fin du texte, du chant, de la nuit, de la vie ; et la femme est à peine identifiée, que la clarté du jour met fin à la révélation. Les Vagues offre une instrumentalisation comparable du temps, entrelaçant le temps du récit, la vie solitaire d’une femme au centre du texte et une identité féminine faite de métaphores, d’allégories et de bribes d’existence. La construction temporelle du texte est à l’inverse de celle mise en place dans Le Rossignol : les préambules rêveurs, sans sujet apparent, détachés du corps du récit, prennent pour cadre une seule journée, s’étendant des premières lueurs du lever du soleil à la première page à l’extinction finale du couchant à la dernière. A la différence de la mythologie classique, cette trajectoire du soleil est figurée en femme : Behind it, too, the sky cleared as if the white sediment there had sunk, or as if the arm of a woman couched beneath the horizon had raised a lamp […]. Then she raised her lamp higher… (Woolf 1930b : 3) The sun had risen to its full height. It was no longer half seen and guessed at, from hints and gleams, as if a girl couched on her green-sea mattress tired her brows with water-globed jewels… (ibid. : 121) En contrepoint aux stations du soleil marquant une journée complète et une allégorie au féminin se déploie un récit à six voix qui embrasse toute une vie. Le journal de Woolf explique comment le texte est conçu pour explorer la vie imaginative de la femme et les rythmes de sa langue et de son corps. Elle parvient à le faire en scindant l’image centrale de la femme - protagoniste, allégorie et texte -, en six personnages-voix, trois hommes et trois femmes. Inversement, elle réunit les six vies différentes tantôt par la figure de Percival, poète absent, tantôt sous la plume de Bernard, l’écrivain parmi eux, qui rassemble les fragments pour en faire une vie, seule mais collective : Claire Davison-Pégon 138 There is no division between me and them. As I talked I felt, « I am you ». This difference we make so much of, this identity we so feverishly cherish, was overcome. (ibid. : 241) Et c’est Bernard qui se dresse contre la figure de la mort qui s’abat sur lui à la fin du texte, tel un chevalier de la destruction, ou telle une vague qui vient mourir sur la plage. Dans les deux œuvres, les contours changeants d’une identité féminine, que ce soit en construit fictif, en collage autobiographique ou en rêverie entre les deux, se dessinent et s’effacent au rythme du sommeil : Cette voix, je la rêve. Elle vient du fond des âges, disparaît. Je l’oublie. Je saute d’un train comme tous les soirs. (Triolet 1970 : 27) Elle ne dormait pas, les yeux fermés, elle reconstituait le passé… seule dans son coin. (ibid. : 82) It is, however, true that my dreaming, my tentative advance like one carried beneath the surface of a stream, is interrupted, torn, pricked and plucked at by sensations, spontaneous and irrelevant of curiosity, greed, desire, irresponsible as in sleep. (Woolf 1930b : 93) Chaque roman met en scène à sa façon les accessoires nécessaires pour créer l’illusion d’un cadre réaliste : les amis qui vont et viennent, les rassemblements autour d’une table, les bruitages du quotidien, le chant des oiseaux, mais ces éléments extérieurs se confondent sans cesse avec les figures de l’imagination : But without Percival there is no solidity. We are silhouettes, hollow phantoms moving mistily without a background. (ibid. : 100) I wish then after this somnolence to sparkle, many-faceted under the light of my friends’ faces. I have been traversing the sunless territory of non-identity. (ibid. : 95) Je rêve d’insomnie solitaire dans un monde barbouillé de lune, le chant du coq viendra dissiper les horreurs nocturnes. (Triolet 1970 : 21) Comme le disait si bien Marguerite Yourcenar à propos du roman de Woolf, « Les Vagues en effet autant qu’une méditation sur la vie, se présente comme un essai sur l’isolement humain. » (Woolf 1957 : v) Il en va de même du dernier roman de Triolet. Le lecteur ne peut qu’être frappé par la comparaison poignante entre la femme sans nom dans Rossignol qui se retrouve seule face à sa crainte vertigineuse de la solitude ou même de l’absence à soi, et le portrait de Rhoda, étrangère parmi les six voix des Vagues en raison non pas de frontières nationales, mais d’un décalage infranchissable : Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin 139 Je suis perdue, je ne peux plus supporter cette souffrance, où es-tu, tends moi la main, un seul doigt! Je perds l’équilibre, j’agrippe l’air et je m’effondre. (Triolet 1970 : 67) Mon corps ne froisse pas les draps du lit. Rien ne traverse la carapace de mon crâne, rien n’y pénètre, emmurée en moi-même, je vis désarmée dans mon armure. Rien de moi ne transpire au-dehors, je ne reçois rien des autres. (ibid. : 121) That is my face, said Rhoda, in the looking glass behind Susan’s shoulder - that face is my face. But I will duck behind her to hide it. For I am not here. I have no face. Other people have faces; Susan and Jinny have faces, they are here. (Woolf 1930b : 32) I touch nothing. I see nothing. We may sink and settle on the waves. The sea will drum my ears. The white petals will be darkened with sea water. They will float for a moment and then sink. Rolling me over the waves will shoulder me under. Everything falls in a tremendous shower, dissolving me. (ibid. : 171) De même Jinny, la mondaine, brisera le vernis d’une identité sociale épanouie, pour faire face au vieillissement, au moment où, comme la narratrice dans Rossignol, elle sait que la femme est seule quand son identité ne tient qu’à sa beauté fragile : It is true; I am not young - I shall soon raise my arm in vain and my scarf will fall to my side without having signalled. I shall not hear the sudden sigh in the night and feel through the dark someone coming. There will be no reflections in windowpanes in dark tunnels. I shall look into faces and I shall see them seek some other face. (ibid. : 161) Dans le vertige, le malheur s’emballe… ah, m’imaginer jeune, balayer les années, sciure de bois, crachats, mégots… non, non, ce que le temps a fauché, c’est l’herbe haute, les fleurs sauvages, les arbres qui ont mis tant d’années pour devenir grands, et voilà qu’ils sont un danger, secs, pourris, qu’il faut les abattre… Je pleure. Je veux m’obliger à rêver comment au réveil je n’aurai plus de ride. (Triolet 1970 : 120) Les romans de la maturité, Les Vagues, Between the Acts, Ecoutez-Voir, Le Rossignol, posent au centre de leur récit une femme dont l’identité, pour fuyante qu’elle soit, permet de rassembler tous les fils épars du texte. Et c’est en femme-artiste, la tricoteuse, la conteuse, l’actrice, la metteur en scène, qu’elle viendra, faute d’avoir su se définir, donner une cohérence artistique à une narration au féminin : Assise parmi des cris d’enfants, je tricote une mince dentelle d’Irlande, avec un crochet fin comme une aiguille. (Triolet 1970 : 19) Now is the moment, said Jinny. Now we have met and have come together. Now let us talk, let us tell stories. Who is he? who is she? (Woolf 1970 : 143) Claire Davison-Pégon 140 Les deux écrivains racontent la douleur et l’exquise beauté de la création - « Elle resta seule, encore une fois embrochée par le cri... Ça n’avait jamais cessé de crier à travers son corps, cette fois le cri se divisait en mots, ça criait en elle » (Triolet 1970 : 96) - à travers des femmes étrangères toujours déplacées, excentrées. Certes, on pourrait y voir une volonté de jouer sur les deux tableaux : dénonceraient-elles la marginalisation et l’exclusion de la femme, tout en encensant la différence et en choisissant la solitude ? On pourrait également n’y voir qu’une version au féminin de l’artiste romantique, puisant dans sa solitude les preuves d’une âme exquise. Mais il me semble que les exemples évoqués ici, auxquels pourraient s’ajouter des myriades d’autres, pointent vers une autre version de l’identité féminine. Elles s’opposent dans leurs thématiques romanesques et dans leurs pratiques textuelles aux visions noncontradictoires du monde, à la langue trop pure, aux frontières trop nettes, comme elles déconstruisent tout le présupposé humaniste, patriarcal, selon lequel l’identité se conçoit dans son unicité, sa singularité, sa pureté, sa supériorité, sa centralité. Again if one is a woman one is often surprised by a sudden splitting off of consciousnesses, say in walking down Whitehall, when from being the natural inheritor of that civilisation, she becomes on the contrary, outside of it, alien and critical. Clearly the mind is always altering its focus, and bringing the world into different perspectives. (Woolf 1928 : 127) Arrêt, une femme monte, elle est en uniforme, elle se met à fouiller les bagages, et moi de dire et de redire, mais il n’y a pas de frontière ici, pas de frontière, pas de frontière. Jusqu’à ce que tout et tous, tant que nous sommes, tombions dans un trou sans fond… (Triolet 1970 : 22) De même qu’elles font dissoudre les frontières du sujet souverain, elles portent le roman au-delà de son identité figée depuis l’ère Gutenberg vers d’autres espaces, ceux de la voix, de l’image, du corps. Si cette recherche délibérée de voies nouvelles passe si souvent par la figure féminine, ce n’est pas parce qu’elles tiennent à faire perdurer une quelconque différence ou réductionnisme sexué. C’est plutôt parce que, au moment où elles écrivaient, c’était la femme qui avait l’identité la moins explorée par l’imagination, mais la plus désignée par l’histoire, la législation, la biologie, le roman réaliste, la psychanalyse. Ainsi elles dédoublent la féminité biologique d’un féminin comme opérativité poétique et comme conscience sociale. Et de montrer que si « la femme » est une fiction, la fiction, elle, recèle un potentiel féminin (on serait tenté de dire un féminisme lunaire) qui reste à explorer. Et c’est ce dernier qui permettrait d’imaginer, de rêver « les façons plurielles d’être une femme, quelque part entre l’unicité fantasmatique imaginée parfois de l’extérieur, par des hommes en mal d’idéalisation (chantres de ‹ la femme › ou propagandistes du ‹ devenir-femme ›) et l’infinie diversité des situations Genres d’errance : les méandres d’une identité au féminin 141 réelles, dont la particularité échappe par définition à toute généralisation. » (Heinich 1996 : 322) Rêve éveillé que décrit Maïakokovski dans Jubilaire, cité par Triolet en illustration de son romantisme lunaire : Quand, soudain, la vie apparaît toute différente, et l’essentiel se fait comprendre à travers un rien. (Triolet 1959, dans Aragon 1990 : 381) Et qui se fait l’écho du nouveau réalisme féminin dont rêve Woolf dans A Room of One’s Own : What is meant by ‘reality’? It would seem to be something very erratic, very undependable - now to be found in a dusty road, now in a scrap of newspaper in the street, now a daffodil in the sun. It lights up a group in a room and stamps some casual saying. It overwhelms one walking home beneath the stars and makes the silent world more real than the world of speech - and then there it is again in an omnibus in the uproar of Piccadilly. (Woolf 1928 : 143-144) Bibliographie Elsa Triolet, Ecrits intimes 1912-1939, Paris 1998. Elsa Triolet, Correspondance 1921-1970, Paris 2000. Elsa Triolet, Bonsoir, Thérèse, Paris 1978 (édition originale : 1938). 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Claudine Monteil Elsa Triolet et Simone de Beauvoir, deux femmes témoins de leur siècle Elsa Triolet et Simone de Beauvoir ont toutes deux marqué le XXème siècle par leurs écrits, leurs vies, et leurs engagements. Elles se sont croisées et je pus mesurer, dans mon amitié avec Simone de Beauvoir, combien Elsa Triolet était présente dans l’esprit de Simone de Beauvoir, notamment sur les questions de création littéraire. Chacune mentionne l’autre, Elsa dans ses lettres à Lili Brik et Simone de Beauvoir dans La Force des choses. Leur histoire littéraire et politique mérite qu’on étudie ensemble les deux parcours. 1. Deux adolescences aux intelligences précoces Elsa Triolet est l’aînée de douze ans de Simone de Beauvoir et connut tôt une ouverture culturelle et internationale sur le monde qui fut à la fois sa force et sa fragilité. Elle naquit au XIXème siècle en 1896 dans une famille juive bourgeoise et cultivée russe qui l’ouvrit à quatre cultures : russe, allemande (qu’elle apprit en deuxième langue), française et anglaise. Triolet lisait aussi bien dans toutes ces langues les mêmes livres que les enfants français. Sa mère, pianiste, l’initia à la musique classique dès son plus jeune âge et à la culture allemande. Il s’agit là d’une force. Des fragilités majeures tempèrent cet avantage : sa condition de jeune fille juive, dans un monde marqué par l’antisémitisme et née dans une famille qui tenait avant tout à s’intégrer. Dansant lors d’une soirée, elle raconte : « Ils ont un appartement superbe, la collation était excellente, l’ordonnateur des danses, l’orchestre (des youpins en veux-tu en voilà, comme me l’a expliqué l’un de mes cavaliers) » (Triolet 1998 : 59 ; 21 février 1913). Elle explique dans son journal son désir de ne pas épouser un juif, fruit d’une éducation laïque et sans doute par volonté d’être considérée comme Russe à part entière. La blessure la plus profonde provient de sa jeunesse et de l’écrasante présence d’une aînée de cinq ans, Lili, dont la beauté et l’intelligence plongent la cadette dans l’ombre. Elsa ne se sent pas aimée, en particulier par sa mère vers laquelle cependant elle ira se réfugier à Londres lorsque sa vie à Paris lui semblera, en dépit de ses prétendants, Claudine Monteil 144 trop solitaire. L’amour de Maïakovski, volé par sa sœur Lili, alors qu’Elsa a été celle qui a fait découvrir son talent de poète, laissera des traces indélébiles en dépit de sa relation avec Aragon et de sa correspondance entretenue sa vie durant avec sa sœur. Simone de Beauvoir naquit le siècle suivant en 1908, dans une famille aristocratique catholique, anti-dreyfusarde, d’extrême-droite et antisémite. Pas de langue étrangère, ni de culture cosmopolite mais plusieurs fêlures. La famille sortit de la première guerre mondiale ruinée. Le père devint aigri et séducteur. La mère, catholique très stricte, se vengea de son humiliation sociale et de sa détresse intérieure en imposant à Simone et à sa sœur Hélène le modèle des jeunes filles rangées sans culture et dociles. Simone de Beauvoir puise sa force dans cette atmosphère peu propice à la création et à la construction d’une œuvre littéraire. D’abord, elle est l’aînée. Sa naissance est accueillie à la fois avec joie et déception. Elle n’est pas le fils tant attendu, mais on la couvre d’attention, elle se croit l’unique. Très vite son père s’adresse à elle d’égale à égale. La naissance en 1910 de sa cadette de deux ans, Hélène, est source de jalousie qu’elle compense en décidant que celle-ci serait son inférieure et sa sujette, et qu’elle en sera donc sa protectrice. Elle lui apprend très tôt à lire et à écrire, et lui apporte en effet un soutien tant moral que financier sa vie durant. Jeune agrégée de philosophie, elle partage son salaire pour louer à sa cadette un atelier d’artiste-peintre et l’aide sa vie durant à financer l’envoi de ses toiles pour les expositions de l’œuvre d’Hélène de Beauvoir à l’étranger. Leur père, Georges Bertrand de Beauvoir, est passionné de littérature française. Le soir, il lit des pièces de théâtre à son épouse et à ses filles, où chacune joue un rôle. Impressionnée et soucieuse de communiquer avec le monde, Beauvoir veut devenir écrivain et commence un journal intime dans lequel elle s’exclame : « Je veux une vie grande. Je l’aurai. » (Beauvoir 2008 : 375) Ce journal témoigne de la force de sa pensée littéraire et philosophique et de sa culture encyclopédique, confirmée lors de sa réussite à l’agrégation de philosophie la même année que le normalien Sartre, son aîné de trois ans. L’ouverture sur le monde dont bénéficie Elsa Triolet depuis son enfance explique sans doute en partie l’épaisseur de ses personnages romanesques et son regard sur les mondes qu’elle peut comparer aisément. Chaque culture l’inspire. Son goût des nouvelles viendrait ainsi de ses lectures tant des grands auteurs russes que de Maupassant. Et pourtant, ce cheminement vers l’écriture fut plus difficile pour Elsa Triolet que pour Beauvoir. Elsa Triolet a besoin de l’appui moral de Gorki pour se lancer dans la rédaction de son premier livre. Beauvoir sait très jeune qu’elle veut devenir écrivain. Et si Sartre et Beauvoir ont dès leur rencontre le lien de l’écriture et la volonté de créer une œuvre, Aragon ne finira à reconnaître à Elsa Triolet sa qualité Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 145 d’écrivaine que lorsque, avec douleur et rage, elle composera un ouvrage en français, Bonsoir, Thérèse. Simone de Beauvoir ne s’ouvre vraiment à l’international, et donc aux autres cultures, qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, d’abord par des conférences données au Portugal à l’invitation de son beau-frère, ensuite par un déplacement aux États-Unis où elle vit un amour avec l’écrivain Nelson Algren et se lie d’amitié avec Richard Wright. Ce dernier lui permit d’approfondir ses réflexions sur la condition noire qu’elle compara avec celles des femmes dans Le Deuxième Sexe. Enfin, elle effectue de nombreux déplacements d’abord en Italie puis dans le reste du monde avec Sartre. Elle n’avait jusque là réussi à dépasser les frontières qu’à travers ses lectures d’écrivains et de philosophes pour préparer l’agrégation de philosophie, puis dans ses conversations avec Sartre. Cette soif d’apprendre est manifeste dans ses Cahiers de jeunesse. Beauvoir s’attelle à apprendre l’anglais. Progressivement, elle lit des ouvrages dans le texte original, mais s’exprime dans un anglais parfois difficilement compréhensible. La douleur du déracinement imprègne l’œuvre et la vie de Triolet, alors qu’elle n’apparaît chez Beauvoir que lors de son amour avec Nelson Algren. Celui-ci lui demande de l’épouser et de demeurer aux États-Unis. Elle refuse de quitter Sartre et d’abandonner sa culture, française, source même de son écriture et de ses combats. 2. Accords et désaccords sur la place de la femme dans la société L’une et l’autre ont confié à leur journal leurs émois d’adolescente et leurs interrogations. Dans les Écrits intimes (publiés en 1998), Elsa Triolet témoigne de son désir de plaire, de séduire, et laisse apparaître une sensualité rare dans son expression pour une jeune fille du début du XXème siècle qui cherche aussi l’amour : Il a été mon voisin de table et c’est là que je l’ai achevé. Kotelnikov ne pouvait même pas lever ses yeux sur moi. C’est vrai que mes lèvres étaient triomphantes et mes yeux rayonnants. A trois heures et demie, nous sommes allés faire un long tour en traîneau couvert… Kolia était assis à côté de moi et me tenait par la taille. Je le taquinais des lèvres et de tout mon corps. (Triolet 1998 : 61 ; 21 février 1913) Simone de Beauvoir dans ses Cahiers de jeunesse paraît plus rangée et moins mûre, préoccupée par ses lectures intellectuelles et philosophiques, dévorant une liste d’ouvrages impressionnants qui l’inspireront pour la rédaction du Deuxième Sexe et de La Vieillesse. La légèreté de ton, la description de ses tenues vestimentaires, ne sont pas pour autant chez Elsa Triolet signe de superficialité. Celle-ci observe avec acuité le monde des adultes et de la société qui l’entoure, analyse avec Claudine Monteil 146 lucidité l’écrasante beauté, la force de caractère mais aussi l’intransigeance de son aînée de cinq ans, Lili Brik : « Lili, elle, ne tient absolument pas compte de l’opinion d’autrui. Elle traite par le mépris quiconque n’est pas de son avis. » (Triolet 1998 : 56 ; 13 février [1913] minuit). De nombreuses expressions en allemand témoignent de sa connaissance de la langue et du mode de pensée germaniques. Les références au français y sont bien moindres. Lili Brik décrit sa cadette comme « une enfant très douée et très tenace. Elle ne faisait jamais les choses à moitié […]. Elle faisait tout à fond. Elle obtint son diplôme au lycée avec la médaille d’or, et celui de l’institut d’architecture avec le maximum de voix. » (Brik dans Avec Maïakovski ; citée par Marie-Thérèse Eychart dans Triolet 1998 : 75) Son journal est plus le confident de ses conquêtes et de la recherche de l’amour que de sa force de travail qui lui permet, ce qui n’est pas courant pour une jeune femme en ce début du XXème siècle, de réussir des études d’architecte. Leur conception de l’égalité diffère : pour Elsa Triolet, il s’agit de l’égalité dans la différence. La femme se doit d’assumer une féminité. Elle est aussi une mère qui s’occupe de ses enfants. Chez Beauvoir, la maternité est une ruse de la société patriarcale pour cantonner les femmes dans des rôles ingrats et répétitifs au sein du foyer, ne permettant pas de se dépasser : « On exalte la maternité parce que la maternité c’est la façon de garder la femme au foyer et de lui faire faire le ménage… On l’a convaincue qu’elle ne serait pas une femme complète si elle n’a pas d’enfants. » (Francis / Gonthier 1979 : 510-511 ; déposition de Simone de Beauvoir au procès de Bobigny.) Sa formule devenue célèbre « On ne naît pas femme, on le devient » (Beauvoir 1949 : II, 13) est inspirée de cette constatation, fortement inspirée d’une réaction de rejet à l’encontre du dogme catholique dans lequel elle a été élevée : J’avais envie de parler de moi... Je m’avisais qu’une première question se posait : qu’est-ce qu’avait signifié pour moi d’être femme ? … Je regardai et j’eus une révélation : ce monde avait été masculin, mon enfance avait été nourrie des mythes forgés par les hommes et je n’avais pas réagi de la même manière que si j’avais été un garçon. Je fus si intéressée que j’abandonnais le projet d’une confession personnelle pour m’occuper de la condition féminine dans sa généralité. (Beauvoir 1963 : 109) L’on sait que si Elsa Triolet et Aragon ne purent finalement adopter un petit garçon espagnol, en revanche Simone de Beauvoir après la disparition de Sartre adopta Sylvie Le Bon, jeune normalienne agrégée comme elle de philosophie, et qu’elle nous surnommait affectueusement « les filles ». L’on peut aussi s’interroger sur le traumatisme qu’a pu représenter l’avortement clandestin qu’aurait subi Elsa Triolet en Russie alors très jeune et les conséquences sur sa capacité ensuite à avoir des enfants, expliquant peutêtre la place qu’elle reconnaissait aux femmes dans leur maternité. Cette Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 147 position correspondait d’ailleurs à celle du Parti Communiste Français où une femme était d’autant plus respectée parce que mariée et mère de famille. Cela renvoyait en effet à la notion de mère patrie très importante dans la culture russe. Les militantes communistes n’ont d’ailleurs pas signé avec nous le Manifeste des 343 pour la libéralisation de l’avortement qui déclencha un scandale lors de sa publication en avril 1971, réclamant ainsi une maternité choisie et dénonçant la barbarie des avortements clandestins. Nous étions considérées comme des « bourgeoises » par le PC. Elsa Triolet, pour sa part, décéda quelques mois avant la création du M.L.F. et un an avant la publication de ce Manifeste. Il est probable qu’elle n’aurait pas appuyé ce mouvement qui incarnait une image de la femme loin de la sienne telle qu’exprimée dans ses Écrits intimes. J’ai discuté avec Simone de Beauvoir de l’importance pour les féministes d’avoir des enfants si elles le souhaitaient. Ainsi, lui disais-je, ces enfants seront élevés par des femmes sensibles aux droits humains. Elle répondit qu’elle comprenait mon point de vue, sachant que ma mère avait été féministe avant moi. Mais elle restait très circonspecte sur la maternité, y compris à la fin de sa vie. Pour Elsa Triolet, le mariage est un acte important pour une femme tout en respectant le travail que celle-ci pourrait assumer. Compte tenu de la situation financière précaire de sa famille après la Première Guerre mondiale, Georges de Beauvoir avait prévenu ses filles. Il ne pouvait leur garantir une dot. Elles devraient être les premières de leur milieu à devoir chercher un emploi. Simone de Beauvoir n’a pas eu le choix et ce fut l’une de ses motivations pour réussir l’agrégation, l’autre étant de devenir libre afin d’échapper à la condition de femme soumise de sa mère. Simone de Beauvoir ne se maria pas, estimant qu’elle devait garder sa liberté et garantir à toute relation amoureuse son authenticité. Elle ne comprit pas que sa sœur, l’artiste-peintre Hélène de Beauvoir, accomplisse cet acte qu’elle qualifiait de « bourgeois ». L’autre point sur lequel insiste Beauvoir tout au long de sa vie, et bien après la publication du Deuxième Sexe, c’est la nécessité de l’indépendance économique, premier fondement de toute indépendance. Elsa Triolet, de son côté, se bat pour sauvegarder sa situation financière en plus de l’aide accordée par son premier mari, André Triolet. En témoigne son ouvrage Colliers, relatant ses créations artistiques qu’Aragon, en excellent démarcheur, allait vendre aux grands couturiers pour survivre. Plus tard, ses chroniques théâtrales, ses ouvrages et ses traductions contribuèrent à son indépendance économique, alors qu’elle était déjà mariée à Aragon. Si Triolet considère le mariage comme un lien important, et celui avec Aragon en sera la confirmation, elle rend aussi hommage à maintes reprises Claudine Monteil 148 aux femmes seules, inconnues et travailleuses, dans son œuvre romanesque comme dans son journal : Les femmes, c’est l’avenir du monde. Leur force n’est pas découverte mais est-ce que l’électricité a toujours été connue ? Elle remuera encore des montagnes, cette force faite d’instinct, d’énergie et qui est toute de sorcellerie, parce que nous ne la comprenons pas encore. Pas des amazones, des femmes, les plus femmes, seins, cheveux longs, fragilité et douceur… Et la puissance. (Triolet 1998 : 399 ; cahier 053, 1928-1929) Triolet fit des études d’architecture à Moscou, métier alors fermé aux femmes en France. Elle travailla sa vie durant. Et même si ses deux maris André Triolet puis Louis Aragon lui apportèrent, chacun à leur manière, un soutien financier, elle assuma envers et contre tout son indépendance économique, une carrière professionnelle, réalité peu répandue à son époque. Elle rejoignit ainsi le principe énoncé dans Le Deuxième Sexe que l’indépendance des femmes commence par l’indépendance économique. 3. Des personnages féminins au cœur de leurs œuvres En 1938, Jean-Paul Sartre propose aux éditions Gallimard le premier recueil de nouvelles de Beauvoir, Primauté du Spirituel. Sa publication est refusée au motif que les personnages féminins sont trop indépendants et que les lecteurs pourraient ne pas s’y reconnaître. Début 1939, alors que Beauvoir n’a aucun ouvrage en librairie et n’existe donc pas encore en tant qu’auteure, Elsa Triolet a déjà publié plusieurs courts romans en russe, notamment À Tahiti, Fraise-des-Bois, Camouflage et Colliers. Au même moment, et alors que le climat se tend en Europe et que la menace de l’antisémitisme se précise, Elsa Triolet s’essaie à l’écriture dans une nouvelle langue, le français, lorsque la publication de l’un de ses romans rédigé en russe est refusé. Il s’agit là d’un acte à la fois douloureux, politique et libérateur. Elsa Triolet déclare : « J’ai maille à partir avec les mots… On dirait une maladie : je suis atteinte de bilinguisme. » (Triolet 1969 : 54-55) Aragon lui reconnaît enfin sa qualité d’écrivain, à l’inverse de l’amie intime d’Elsa Triolet, Clara Malraux, qui ne reçoit pas de soutien moral de la part d’André Malraux. Ce premier ouvrage en français porte le titre de Bonsoir, Thérèse. Elsa Triolet peste contre les articles à son égard, et contre son éditeur Denoël qui se plaint que les ventes ne sont pas assez conséquentes. Et pourtant, c’est une réussite. En témoigne la critique la plus élogieuse, celle de Sartre. Elsa Triolet la mentionne dans son journal : « Article intéressant et près de la vérité. Probablement le meilleur qu’on ait fait. » (Triolet 1998 : 330 ; 19 Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 149 février 1939) Sartre rend hommage à ce qui fait la force du roman, un sujet qui sera repris plus tard par Simone de Beauvoir : Un monde de femme seule. Il y a les familles, il y a les couples et puis il y a les femmes seules. Les femmes seules n’attendent jamais personne, on les aperçoit parfois à la terrasse des cafés, elles regardent avec des yeux fixes […]. Le monde de Thérèse se découvre […] en suspens dans cette solitude et dans cette liberté : le sujet du roman c’est, si je puis reprendre une expression de Heidegger, « l’êtredans-le-monde » d’une femme seule. (Sartre 1939 : 281-282) Beauvoir mentionnera dix ans plus tard, en 1954, dans Le Deuxième Sexe, puis dans ses romans, la condition des femmes seules. Celles-ci le sont après avoir été abandonnées par leur mari, comme Paule dans Les Mandarins et d’autres héroïnes dans les trois nouvelles de La Femme rompue. Ses personnages incarnent des femmes désespérées et au bord de la folie, qui ne parviennent pas à accéder à une indépendance tant économique que psychique. Les personnages féminins d’Elsa Triolet sont plus nombreux et variés, moins désespérés, au sein d’une œuvre romanesque plus conséquente (une vingtaine de romans et nouvelles) que celle de Beauvoir (sept romans et un recueil de nouvelles). Pour ma part, j’avais déploré auprès de Simone de Beauvoir le caractère dépressif de certaines de ses héroïnes, atteignant parfois la folie. Dans un entretien qu’elle m’accorda sur ce sujet, elle répliqua : Je n’aime pas les héroïnes positives : je n’ai pas besoin d’être didactique pour que la perspective féministe soit sous-jacente. Le grand défaut des livres que l’on m’envoie, et que je lis avec attention, consiste dans cette morale didactique, trop présente. Le sens est trop souvent donné à l’avance. [...] D’ailleurs personne n’est entièrement positif dans la vie : ni homme ni femme. C’est une idée qui vient du froid. Je suis contre l’optimisme sans nuance. (Beauvoir dans Monteil 2009 : 247) Il est probable que Beauvoir pensait alors aux œuvres d’Elsa Triolet et de Louis Aragon ainsi qu’à d’autres ouvrages tolérés par le régime communiste et dont la qualité littéraire lui posait problème. La notion d’héros positif était encore dans les esprits, mais en seize ans d’échange et d’amitié, Beauvoir, qui évoquait peu les œuvres d’autres écrivains, ne mentionna pas une seule fois les noms de Triolet et d’Aragon. Sa critique à l’égard des héros positifs revint souvent dans nos conversations, signe de l’importance qu’elle y accordait, attentive à l’ambiguïté de toute chose et de tout être humain. Chez Triolet les personnages féminins sont centraux, tant dans ses premiers écrits en russe (Fraise-des-Bois, Camouflage) que dans Le premier accroc coûte deux cent francs et dans Bonsoir, Thérèse. C’est une femme qui meurt dans Le Rossignol se tait à l’aube. Dans ses premiers romans, ses héroïnes, Lucile dans Camouflage ou dans Le Cheval blanc, évoluent dans le luxe et l’oisiveté et dans un tourbillon ou un feu d’artifice ininterrompu, comme le nota Albert Camus pour Le Cheval blanc. Elles vivent des passions Claudine Monteil 150 brèves, des histoires d’amour où le contexte politique est peu présent. D’autres sont d’origine modeste ou exilées russes, telle Varvara dans Camouflage, qui fuit vers la prostitution. Elles jouent un rôle plus prépondérant que chez Beauvoir, même si Françoise dans L’Invitée et Anne dans Les Mandarins tiennent une place majeure. Elsa Triolet est attentive aux faibles et aux déshérités. Beauvoir les défend également, plus volontiers dans ses essais comme Le Deuxième Sexe et La Vieillesse. Dans Le Premier accroc coûte deux cent francs, les femmes ont une épaisseur, une volonté de se battre contre la misère, une destinée de résistante, dont la vie quotidienne est rapportée avec acuité. Elsa Triolet a connu la pauvreté lorsqu’elle vendait des colliers. Ses personnages se trouvent confrontés à des situations dramatiques qui donnent une épaisseur imprévue à leur vie. Certaines ne s’en sortent pas. Les héroïnes de Simone de Beauvoir sont souvent proches de son propre vécu. Elles sont souvent des intellectuelles : écrivaine dans L’Invitée, héroïne de résistance dans Le Sang des autres, psychanalyste dans Les Mandarins, universitaire dans La Femme rompue. Seul le roman Les Belles Images présente deux femmes dans le monde de l’entreprise et son univers de technocrate apparaît dans un ton moins naturel que ses autres fictions. C’est un monde que Beauvoir appréhende mal. Sa description lui fut reprochée. Ses lectrices se sentirent trahies. Il y a plus de personnages féminins dans l’œuvre de Triolet que dans celle de Beauvoir et ceux-ci sont plus divers. En revanche, les contextes dans les romans de Beauvoir sont plus politiques et sociaux que dans les premiers écrits de Triolet. À partir de 1945, les héroïnes de Triolet évoluent dans des univers qui traitent de la Résistance, puis de la guerre atomique comme dans Le Cheval roux, au moment de la guerre froide, et de la course aux armements. La féminité y est souvent plus représentée que chez Beauvoir, avec dans les romans russes des descriptions poussées de tissus, de vêtements, qui témoignent d’une féminité assumée. Ainsi le personnage de Simone (Le Cheval blanc) a un emploi dans la haute couture, milieu où travaillent tant de femmes et que Triolet décrit avec acuité. L’une et l’autre ont décrit New York et les États-Unis. Beauvoir dans L’Amérique au jour le jour et dans son roman Les Mandarins (Goncourt 1954). Chez Elsa Triolet, le personnage de Michel (Le Cheval blanc) a une aventure aux États-Unis avec une femme richissime qui l’entretient. Les descriptions de New York prouvent la fascination qu’exerce cette ville sur les Européens et confirme aussi le talent et le goût de Triolet pour décrire les mystères urbains, souvent sur un ton presque poétique. On retrouve cet esprit chez Beauvoir dans L’Amérique au jour le jour et La Longue Marche, mais les descriptions de ces villes y sont plus historiques, sociales et politiques. Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 151 La condition noire est abordée tant par Triolet que par Beauvoir. Dans Le Cheval blanc, Michel a une aventure amoureuse heureuse avec la jeune noire Lilly. De son côté, Beauvoir, qui se rend aux États-Unis à partir de 1946 pour donner des conférences sur l’existentialisme, fait la connaissance de l’écrivain noir Richard Wright qui lui fait approcher la condition noire et lui permet, comme mentionné plus haut, alors qu’elle est en pleine rédaction du Deuxième Sexe, de comparer l’oppression des Noirs à celle des femmes. Une critique sous-jacente de la société américaine est donc malgré toute présente dans Le Cheval blanc tandis que Les Mandarins traitent plutôt de la condition des intellectuels pris entre les deux grandes puissances de la guerre froide. 4. La Résistance et l’angoisse partagée des totalitarismes et de la guerre froide Toutes deux ont vécu et retranscrit dans leurs œuvres les enjeux de la Résistance et de la guerre froide. Les personnages féminins du Premier accroc coûte deux cent francs en 1944 dépassent leur condition ordinaire, cette même condition que décrit vingt ans plus tard en 1964 et 1965 Beauvoir dans Les Belles Images et La Femme rompue, mais sur un ton plus sombre. Laurence, dans Les Belles Images, essaye de parvenir à l’authenticité dans un monde artificiel entouré de technocrates ; Monique, dans La Femme rompue, est désespérée. En revanche les personnages de femmes ordinaires, ces héroïnes qui, selon Elsa Triolet, semblent « toutes deux sortir des magazines féminins » se dépassent et démontrent une capacité de courage qui les renvoie à une notion d’héroïsme de la condition humaine : La dactylo Juliette Noël est une fille comme une autre, banale comme tant d’autres. En temps ordinaire. Mais voilà venir le temps de l’apocalypse et Juliette se conduira comme si le péril était la règle habituelle de l’existence et le courage aller de soi. Dans la nuit et le brouillard, il y avait beaucoup de filles banales comme Juliette. (Préface à la clandestinité ; Triolet 1965b : 13) Juste après guerre, Simone de Beauvoir publie un roman basé sur la Résistance, Le Sang des autres. Celui-ci suscita des critiques. Les héros semblaient trop positifs pour être vrais. L’héroïne principale, Hélène (prénom de sa sœur), sacrifie sa vie pour une cause noble et pour la Résistance. Beauvoir elle-même porte sur cet écrit un jugement sévère : « Bien qu’en 1945, sous l’effet des circonstances, il ait reçu un accueil chaleureux, l’opinion générale, celle des gens que j’estime, la mienne, m’assurent qu’il est inférieur à L’Invitée. » (Beauvoir 1963 : 558) Le contenu de ce roman semblait trop moraliste, trop engagé, et donc pas assez ambiguë. Sa conclusion témoignait d’une envolée lyrique. Claudine Monteil 152 L’engagement est présent à un moindre degré dans son roman suivant, Tous les hommes sont mortels, publié en 1946. Écrit en 1945 alors que l’ouverture des camps de concentration nazis vient de dévoiler l’horreur de l’Holocauste, il y est rappelé que toute conscience est éphémère et que la mort est un bien nécessaire. Simone de Beauvoir insiste tout au long de sa vie sur la notion d’ambiguïté. En 1947, elle publie un essai sur ce sujet, Pour une morale de l’ambiguïté, critique voilée du réalisme socialiste en littérature et du refus de la notion caricaturale du bien et du mal. Et cependant, être qualifié de « bourgeois » par Simone de Beauvoir, représentait une condamnation sans appel. On n’est pas loin de l’opprobre communiste et de certaines de ses expressions parfois caricaturales pour démolir un ennemi politique. De son côté, l’introduction du Premier accroc coûte deux cent francs est l’occasion pour Elsa Triolet de régler ses comptes avec l’existentialisme. Beauvoir connaissait alors une célébrité grandissante. Elle avait reçu, neuf ans après Triolet, le prix Goncourt pour Les Mandarins. Son essai Le Deuxième Sexe était une référence mondiale, les trois premiers tomes de ses Mémoires avaient atteint des ventes inespérées, y compris à l’étranger. Triolet et Aragon avaient eu un parcours dans la Résistance plus conséquent que celui de Beauvoir et Sartre et atteignaient aussi une célébrité établie. Il est donc possible de supposer qu’Elsa Triolet s’en prit donc, sans les nommer, à Sartre et Beauvoir, dont la revue Les Temps Modernes était influente chez les intellectuels et publiait, par exemple, un numéro spécial (129-131) contre la répression en Hongrie en 1957. Comme en écho à Beauvoir, Elsa Triolet écrit : La littérature de la Résistance aura été une littérature dictée par l’obsession et non par une décision froide. Elle était le contraire de ce qu’on décrit d’habitude par le terme d’engagement, elle était la libre et difficile expression d’un seul et unique souci : se libérer d’un intolérable ordre des choses. (Préface à la clandestinité ; Triolet 1965b : 12) Triolet publie en 1953 Le Cheval roux, en contrepoint du Cheval blanc. L’histoire est celle d’une femme défigurée après l’explosion d’une bombe atomique. Sujet polémique écrit en 1952 en pleine guerre froide, alors que Staline était encore en vie (il décède le 5 mars 1953). Cet ouvrage peut être interprété comme une incitation au désarmement. Il est au cœur des angoisses de l’après-guerre et du risque d’une Troisième Guerre mondiale entre l’Europe de l’Ouest où elle habite et l’URSS dont elle vient et où vit sa sœur. Au même moment, Beauvoir achève la rédaction des Mandarins, qui obtient le Goncourt en 1954 et qui traite de la délicate situation des intellectuels écartelés entre les camps soviétiques et américains. Chacune réagit à la fin du mythe du communisme et à la désillusion qu’elle entraîne. Beauvoir se sentait proche de l’URSS et le déclarait dans Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 153 La Force des choses. Elle le fut parce que les États-Unis soutenaient les régimes fascistes de Salazar au Portugal et de Franco en Espagne. Mais elle éprouvait aussi une tendresse pour ce pays comme en témoigne son Amérique au jour le jour, en dépit de l’ostracisme à l’égard des Noirs qu’elle avait pu approcher grâce à l’écrivain Richard Wright. De même par réaction anticolonialiste elle rend hommage à la Chine communiste en 1957 en écrivant La Longue Marche. Antifasciste et anticolonialiste, Beauvoir demeura prudente à l’égard du régime soviétique. Ses livres n’étaient pas traduits en russe. Ses personnages féminins, trop indépendants, avaient des amants, alors que la morale soviétique affichée présentait des analogies avec la rigueur de la morale catholique : mariage, fidélité dans le couple, maternité comme épanouissement de la femme, rôle premier accordé à l’homme. Pourtant, ce fut la délégation soviétique en 1949 aux Nations Unies qui contribua fortement à ce que, dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, les femmes ne soient pas oubliées. Le représentant de l’URSS intervint pour que le mot « homme » soit, à la demande des deux femmes seules membres du comité de rédaction de la Déclaration, la représentante de l’Inde Hansa Mehta et l’américaine Eleanor Roosevelt, veuve du président Franklin D. Roosevelt et ardente défenseure des droits humains, remplacé par celui « d’être humain ». Elsa Triolet de son côté s’était mariée en 1939 avec Aragon et vivait avec lui. Celui-ci publiait des poèmes en honneur à Staline et n’avait pas alors remis en cause la manière dont Paul Nizan, ami de Sartre depuis l’Ecole Normale Supérieure, fut calomnié par le Parti Communiste lorsqu’il décida de le quitter après avoir, en août 1939, dénoncé la signature du pacte germano-soviétique qu’il considérait être une alliance insupportable entre nazis et communistes. Beauvoir fut marquée à vie par la manière dont Nizan fut calomnié par le PCF. Elle y fit allusion devant moi vingt-cinq ans plus tard, dans les années 1970. Le stalinisme puis la déstalinisation allaient devenir pour Triolet et Aragon une source d’angoisse pour leur image. L’arrestation du général Primakov, amant de Lili Brik, puis sa disparition, enfin les vagues d’antisémitisme en URSS, décillèrent leur regard sur l’URSS. Marie-Thérèse Eychart souligne que dans La Mise en mots, Elsa Triolet remarquait que son « sentier de la création était parallèle au chemin de l’Histoire ». Elle avait commencé à écrire en français « juste avant d’être projetée dans les horreurs de la guerre et celles de la paix qui s’ensuivit ». La fin de la guerre n’avait pas véritablement changé le monde, et pour être juive et avoir dû se cacher pendant la guerre, elle sentait que le nazisme n’était pas mort, tapi sous la protection américaine. Beaucoup de nazis influents avaient trouvé refuge en Amérique du Sud. Les Américains avaient Claudine Monteil 154 récupéré leurs meilleurs scientifiques, comme Wernher von Braun, inventeur du V2 et des fusées de Cap Canaveral. Il y a chez les deux écrivaines une peur des totalitarismes fascistes. Cette horreur se retrouve en 1953 dans Le Cheval roux, publié l’année de la disparition de Staline, et plus encore dans L’Inspecteur des ruines en 1948. Les origines catholiques et aristocratiques de Simone de Beauvoir expliquent sans justifier que sa conscience viscérale de l’antisémitisme ne surgiront qu’en 1945, à l’ouverture des camps, avec la culpabilité de ne pas avoir compris le génocide qui se passait, au contraire d’Elsa Triolet qui vit dans sa chair et depuis son enfance le racisme. Cependant, lors de la création de la revue Les Temps Modernes en 1945, Beauvoir, avec Sartre, publie de nombreux témoignages sur les camps et le nazisme, et considère qu’elle a un devoir de transmission à l’égard des jeunes générations sur les dangers du fascisme et du nazisme. Plus tard, Beauvoir appuya l’initiative de l’ancienne résistante italienne, ancienne député communiste, Maria Antonietta Macciocchi, qui réalisa à l’Université Paris VIII-Vincennes un séminaire sur les « Éléments pour une analyse du fascisme », regroupés dans deux volumes publiés en 1976. Sur son conseil, j’assistai, lors de ce séminaire, aux présentations critiques des films de propagande fasciste et nazie et aux interventions de François Châtelet, Jean-Toussaint Desanti, Roger Dadoun, Gérard Miller, Jean-Michel Palmier, Nikos Poulantzas et Armando Uribe. 1 Le poids des totalitarismes chez Beauvoir s’exprime avant tout par son inquiétude de l’influence et de la pression du monde religieux sur les États et sur les citoyens, sujet qu’elle évoqua à maintes reprises en ma présence. Son excommunication par l’Église ne l’atteint pas. Sa dénonciation du colonialisme tant français pendant la guerre pour l’indépendance de l’Algérie qu’américain lors de la guerre du Vietnam représente sa manière la plus vivante de s’attaquer à cette question. 5. La démystification du communisme Alors qu’Aragon avait publié des poèmes en hommage au « petit père des peuples », le rapport Khrouchtchev, la déstalinisation et enfin le soulèvement de Budapest donnent l’occasion à Elsa Triolet d’écrire le deuxième roman antistalinien, Le Monument, qui parut en 1957 en feuilleton dans Les Lettres Françaises, puis chez Gallimard. L’histoire raconte celle d’un jeune sculpteur qui réalisera un monument à la gloire de Staline dont il a finalement honte et pour lequel il recevra le Prix Staline. Il décide d’accepter l’argent du prix et de le distribuer à de jeunes aveugles qui ne peuvent pas la voir. Puis il met fin à ses jours. Dans cet ouvrage, qui n’est pas sans rappeler 1 Pour plus de détails, voir Monteil 2009 : 27-30. Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 155 la difficulté des intellectuels à être à la hauteur des ambitions et des rêves politiques, on songe aussi au suicide de Maïakovski, qui hantera Elsa Triolet et sa sœur leur vie entière. Ce roman est publié trois ans après que Les Mandarins de Simone de Beauvoir aient séduit les Goncourt et dans lequel étaient décrites les interrogations et les angoisses des intellectuels à la Libération, tandis que s’installaient les tensions de la guerre froide. Si Beauvoir mit quatre ans pour composer avec difficulté et parfois écœurement ce roman de huit cent pages, Elsa Triolet en revanche déclare à Lili Brik avoir rédigé cet ouvrage avec facilité et bonheur, tant il lui fut un acte de libération. Beauvoir et Triolet découvrirent ensuite Soljenitsyne au même moment. Triolet a pour elle l’avantage de lire le russe, sa langue natale, et de découvrir dans Novy Mir, en novembre 1962, le roman de cet inconnu, Une Journée d’Ivan Denissovitch, dont l’action se déroule dans un goulag. Dans sa correspondance à sa sœur, en dépit de la censure qui lit son courrier et des précautions qu’elle prend pour ne pas la mettre en danger, elle écrit : Ivan Denissovitch […] ne se plaint pas, pour lui, c’est dans l’ordre des choses... Et nous, à cause de lui, parce que nous l’aimons, nous perdons le goût de vivre. J’ai le cœur en capilotade comme après un accident de voiture […]. Nous sommes coupables devant Ivan Denissovitch de nous être montrés trop confiants ; ce n’est pas nous les faux-monnayeurs, mais nous avons tout de même mis les fausses pièces en circulation, par ignorance. (Brik / Triolet 2000 : 1019 ; 28 novembre 1962) Durant son séjour en URSS avec Sartre en 1963, Beauvoir éprouva des difficultés à prendre conscience des réalités du totalitarisme soviétique. Elle rédigea sur les camps soviétiques des commentaires prudents. La déportation de la maîtresse de Pasternak fut édulcorée : « Si son ancienne amie a été envoyée dans un camp, c’est qu’elle s’était livrée à un trafic de devises. » En note sur la même page de ses Mémoires, elle justifia l’existence de ces camps : « On y enferme que des droits communs. » (Beauvoir 1963 : 474) La rivalité pour publier Soljenitsyne fit rage. Beauvoir raconta à son ancien amant, l’écrivain américain Nelson Algren, son séjour de deux mois en URSS : Nous avons rencontré de jeunes écrivains tellement critiqués en ce moment et avons noué des amitiés solides. De vrais talents, l’un d’eux, Soljenitsyne, qui a dénoncé les camps, est de premier ordre... Ils s’accrochent à l’espoir de gagner la bataille engagée contre eux par les stupides académiciens soutenus par Khrouchtchev. (Beauvoir 1997 : 898 ; lettre n° 297, avril 1963) C’est en fait dans Les Lettres Françaises, le 7 décembre 1962, que parut l’article d’Elsa Triolet « Pour l’amour de l’avenir », qui commence ainsi : Claudine Monteil 156 Il existe divers points de vue quant à l’opportunité de revenir sur le grand désastre qu’a vécu l’Union Soviétique pendant un quart de siècle… Que deux cent millions d’hommes et de femmes gardent leur secret comme d’un accord tacite […]. [J]e salue avec bonheur la parution d’une œuvre qui aborde la réalité jusque là interdite avec un sens de la grandeur… La voie vers la déstalinisation était ainsi ouverte. Beauvoir, en intellectuelle critiquée à droite comme à l’extrême-gauche, avait déjà, depuis de nombreuses années, ouvert les pages des Temps Modernes aux dissidents, comme ceux du soulèvement de Budapest en 1954. Un an plus tard, en octobre 1963, le numéro 209 des Temps Modernes offrait ses colonnes à cet auteur encore peu connu en France. Comme Beauvoir et Sartre, Elsa Triolet et Aragon ont réagi vivement à l’invasion en août 1968 de la Tchécoslovaquie. Ils dénoncèrent le régime soviétique. Mais cette critique à l’encontre du régime soviétique était trop tardive. D’ores et déjà, Triolet et Aragon avaient perdu influence et crédibilité auprès de la nouvelle génération née après guerre. Cette année-là la jeunesse française s’était détournée du Parti Communiste, tant en France lors des évènements de mai 1968 que dans ses affrontements à Prague avec les tanks russes. Il n’y avait plus ni espoir ni confiance. Les critiques d’Elsa Triolet risquaient de mettre en danger Lili Brik à Moscou, où sévissait Mikhaïl Souslov au Kremlin, défenseur redouté de la stricte doctrine communiste. Beauvoir, en revanche, qui avait peu de temps auparavant appuyé la jeunesse de Mai 1968, ne fut guère conviée à s’exprimer. La parole ne fut une fois encore, accordée qu’aux hommes, y compris à Sartre. J’ai ainsi pu assister également à la discussion place Auguste Comte entre Aragon et Daniel Cohn-Bendit. Une fois de plus, nous les femmes présentes n’avons pas eu notre mot à dire. Elsa Triolet, à la santé fragile, était absente. En revanche, l’année de la disparition d’Elsa Triolet, en juin 1970, fut crée le Mouvement de Libération des Femmes. Simone de Beauvoir allait vivre avec nous une deuxième jeunesse jusqu’à sa disparition seize ans plus tard, en 1986. 6. Une attitude différente dans la lutte pour la décolonisation : l’exemple de la guerre d’Algérie Même si le PCF aujourd’hui se considère comme le premier parti politique ayant lutté pour l’indépendance de l’Algérie, de 1954 à 1962 celui-ci devait tenir compte de son électorat « pied-noir ». Une partie de ses militants et sympathisants en métropole était favorable au maintien de la présence française. Ses militants ne se mobilisèrent pas pour le FLN. Le PCF vota même les pouvoirs spéciaux au gouvernement Mollet qui donnaient toute latitude à la police et à l’armée. Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 157 Il s’agit là d’une attitude délicate pour un parti politique qui dénonce l’anticolonialisme et jongle sur cette affaire. Elsa Triolet et Louis Aragon ne signèrent pas le Manifeste des 121 portant le sous-titre « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » et paru le 6 septembre 1960 dans le magazine Vérité-Liberté avec la signature de quelques uns de leurs amis ou anciennes relations, comme la veuve de Paul Éluard et Vercors. Aragon et Triolet ne furent pas mis au ban de la société française comme Simone de Beauvoir et Sartre, qui durent fuir leurs domiciles pendant près de deux ans. L’appartement de Sartre à Saint-Germain des Prés fut plastiqué. De son côté, Beauvoir rédigea la préface au témoignage de Gisèle Halimi sur Djamila Boupacha, dénonçant les tortures commises par l’armée française. Dans la lutte contre le colonialisme, Beauvoir fut beaucoup plus en pointe qu’Elsa Triolet et prit des risques plus conséquents. Ses Mémoires en témoignent à travers de nombreuses pages de La Force des choses et de La Force de l’âge. Cependant Aragon et Triolet participèrent à quelques grandes manifestations. Pendant plusieurs années, mois après mois, de 1958 à 1962, Les Temps Modernes publièrent des témoignages sur la guerre d’Algérie vécue au jour le jour et sur les centres de tortures. 7. Des correspondances, témoignages du XXème siècle et de leur condition de femme écrivain et de femme d’écrivain Elsa Triolet et Simone de Beauvoir ont eu une partie de leur œuvre publiée après leur disparition. L’une et l’autre ont laissé une correspondance considérable. Les 1550 pages de lettres à Lili Brik concernent plus de quarante ans de leurs vies. Il s’agit de lettres écrites sous le signe de la prudence et de l’autocensure. L’une et l’autre savaient que leur courrier était lu. Il en résulte un échange centré sur l’intime du couple Aragon-Triolet avec des allusions, sans développement, au travail politique, aux discussions, à l’évolution du monde. Les bruits de la vie du XXème siècle, ses enjeux, y apparaissent comme étouffés, dans un brouillard, à l’image même de la presse soviétique. L’Humanité est dans ces échanges le quotidien le plus cité pour des raisons compréhensibles. Triolet cependant peste contre les mauvaises traductions des œuvres d’Aragon, contre l’incompétence des traducteurs et des bureaucrates soviétiques chargés de la culture, et ose quelques lignes sur Soljenitsyne et sur Beauvoir. Les lettres permettent de découvrir combien Aragon et Triolet étaient des travailleurs acharnés et comment la médisance et la jalousie pouvaient les atteindre. Traductrice d’écrivains russes, Elsa Triolet a grandement contribué à transmettre la culture russe en France. Ses critiques théâtrales dans Les Lettres Françaises lui permirent de donner régulièrement son avis sur les pièces qu’elle voyait Claudine Monteil 158 avec Aragon, tout en restant prudente. Elle consacre également une très grande part de son énergie à organiser des expositions et témoignages pour rendre l’œuvre de Maïakovski accessible au public français. Les deux sœurs s’écrivent presque chaque semaine, parfois deux fois par semaine, elles se téléphonent. Après la guerre, les deux pays souffrent de pénurie. Les produits de première nécessité sont rares ou introuvables. Lili Brik dispose cependant, quand elle le demande, d’une voiture avec chauffeur et a accès aux boutiques réservées de la nomenklatura. Dans ses lettres, Triolet peste contre le temps perdu par Aragon à écrire son Histoire parallèle des U.S.A. et de l’U.R.S.S., puis son ouvrage Les Communistes. Il est doué, selon elle, pour la poésie et la création romanesque. Triolet a ainsi aimé deux poètes, comme Beauvoir deux écrivains, Sartre et Nelson Algren. Beauvoir écrit, d’abord à Sartre, des lettres d’amour, littéraires, mais aussi des commentaires sur leurs liaisons respectives. Avoir des amants et des maîtresses représente pour eux deux, avant et après-guerre, l’affirmation de leur liberté. Cette correspondance met à nu le jeu trouble et cruel aux dépens de personnes jeunes et manipulables. Ce côté sombre jette une ombre sur les relations du couple avec l’extérieur. Les lettres adressées à Nelson Algren décrivent la vie intellectuelle parisienne, les enjeux politiques, les obstacles, les manifestations d’hostilité féroces lors de la publication du Deuxième Sexe. Des aspects de leur caractère apparaissent aussi. Beauvoir et Sartre sont intolérants à l’égard de toute personne qui ne pratique pas la même vie bohème qu’eux. Sa sœur Hélène et son beau-frère Lionel de Roulet sont victimes de ces confidences acerbes. Celles-ci sont d’autant plus imméritées que Lionel de Roulet, en dépit d’une tuberculose très grave, a été un agent des réseaux de la France Libre du général de Gaulle et a eu face au nazisme une attitude exemplaire. Si les lettres à Nelson Algren sont des peintures politiques, sociales et culturelles de l’après-guerre et fourmillent d’anecdotes, celles à Jacques- Laurent Bost, ancien amant resté ami, n’apportent pas d’éléments nouveaux à l’histoire de l’époque ni d’éclairages intéressants. Une correspondance de Simone de Beauvoir avec sa sœur Hélène existe aussi. Pour l’avoir lue à la demande d’Hélène de Beauvoir, il m’est possible d’affirmer que celle-ci renferme des éléments supplémentaires intéressants sur les évènements culturels et politiques de l’époque. Beauvoir fait part de ses espoirs et de ses inquiétudes dans sa vie privée, dans sa création littéraire et dans son engagement politique. Elle y exprime une tendresse affectueuse à l’égard de sa sœur, un humour moins caustique, plus humain que dans ses autres correspondances. Il est regrettable que celles-ci n’aient toujours pas pu être publiées, tout comme celles adressées à Claude Lanzmann. Cet ensemble de documents inédits apporterait, par sa Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 159 publication, un témoignage complémentaire et dense sur l’histoire intellectuelle du XXème siècle. 8. Rivalités et conceptions différentes de l’écriture Elsa Triolet et Beauvoir sont les deux écrivaines les plus en vue au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Les études sur Simone de Beauvoir mettent surtout l’accent sur la rivalité entre l’auteure de L’Invitée et Nathalie Sarraute, qui avait eu l’honneur d’une préface de Sartre pour la publication de L’Ère du soupçon. Beauvoir supportait les conquêtes féminines de Sartre, dans la mesure où celles-ci n’étaient pas de véritables rivales sur le plan intellectuel. Sarraute lui avait semblé un vrai danger. Sartre de son côté rendit hommage à un des romans d’Elsa Triolet. La rivalité entre Triolet et Beauvoir a été manifeste pour les prix littéraires : toutes deux ont été candidates pour le Goncourt de 1944 décerné en 1945, l’une pour Le premier accroc coûte deux cent francs, l’autre pour L’Invitée. Triolet reçut le prix. Beauvoir dut attendre 1954 pour que Les Mandarins fussent couronnés. En 1945, Triolet avait déjà publié trois livres en russe et d’autres romans. Elle était reconnue. L’on avait extrait du Le Premier accroc coûte deux cent francs l’expression célèbre reprise par le Parti Communiste Français, « le parti des fusillés ». Les deux femmes furent poussées à devenir rivales par le milieu littéraire. Triolet écrit à Lili Brik : Oui, les mémoires sont à la mode. Julliard m’a demandé d’écrire les miennes pour faire concurrence à Simone de Beauvoir. J’ai été prise d’un tel ennui en envisageant la chose que je ne peux plus en entendre parler. Les mémoires, qu’ils soient historiques ou autobiographiques, ne m’intéressent pas. L’éditeur aurait voulu une autobiographie, mais je ne m’intéresse pas le moins du monde à moimême, y penser me répugne ; même en tant que simple échantillon de l’humanité, je ne m’intéresse pas. Je n’ai rien de neuf pour moi, je suis si lasse de moi que je préfère n’importe quelle fiction. Les « mémoristes » mentent tous, l’histoire ment cruellement, les causes des actes ne sont jamais (ou, en tout cas, pas toujours) celles que l’on croit. Seul l’art ne ment pas. (Brik / Triolet 200 : 847 ; lettre du 5 avril 1961) Et pourtant les romans d’Elsa Triolet s’entrecroisent sur des souvenirs, selon les conseils littéraires donnés par Gorki. Fraise-des-Bois peut être comparé aux Mémoires d’une jeune fille rangée, même s’il est moins détaillé et laisse des passages en sous-entendu. Ouvrage écrit en russe et rejeté : « …un jour sans doute il se trouvera des gens pour imaginer la biographie d’Elsa, sur ses romans et nouvelles… » (Aragon, préface à Fraise-des-Bois ; Triolet 1926, édition Paris 1974 : XI) Claudine Monteil 160 Par ailleurs Marie-Thérèse Eychard a inséré dans les Écrits intimes d’Elsa Triolet des fragments d’autobiographie d’une soixantaine de pages dans lesquels elle raconte brièvement son enfance, sa jeunesse et sa rencontre avec Maïakovski, des croquis de la vie à Paris et son quartier d’artistes, Montparnasse, enfin ses remarques sur le bonheur. Cet ensemble est riche d’observations qu’elle reprend dans ses romans. Le portrait qu’elle exécute de Gorki, à qui elle doit de s’être attelée à l’écriture avec effort et chaque jour devant la page blanche, est empreint de tendresse et de reconnaissance : Gorki était un de ces grands hommes qui égalent leur œuvre. […] Chaque jeune auteur pouvait compter sur Gorki. Il avait du chercheur d’or la passion, la ténacité et aussi l’espoir de trouver un grain d’or de talent dans les montagnes de manuscrits qu’il recevait. Et quel professeur ! Je crois qu’avec lui, le dernier petit écrivassier aurait fini par sortir quelque chose d’humain. (Triolet 1998 : 404-405 ; 1938) Simone de Beauvoir a tenu près de cinq mille pages de journal intime, tout au long de sa vie, depuis les Cahiers de jeunesse, publiés après sa mort, jusqu’à La Cérémonie des adieux, autobiographie tirée de son journal. Si les Cahiers de jeunesse témoignent de la maturation et de la culture exceptionnelles d’une jeune fille de famille catholique étriquée, de son désir d’écrire pour communiquer avec le monde, les autres volumes donnent à découvrir la vie intellectuelle et affective de Beauvoir et Sartre, leurs combats pour les droits humains, leurs voyages et observations, leurs échanges sur leurs œuvres, et même l’autocritique de certains passages de son œuvre. L’on suit ainsi au fil des années, des succès et des épreuves de la vie, le parcours de Simone de Beauvoir sur près de soixante années qui se confond souvent avec l’histoire du XXème siècle, dans sa vie quotidienne et politique et littéraire. Journal et Mémoires confondus, comme La Force des choses et La Force de l’âge, demeurent des témoignages sur le vif de sa vie, de ses interrogations, de ses révoltes et des grands évènements politiques du monde, vécus au jour le jour. Ces ouvrages restent parmi les plus lus, en particulier les Mémoires d’une jeune fille rangée. Simone de Beauvoir ressentit tout au long de sa vie le besoin de tenir son journal. En revanche Elsa Triolet n’éprouva le besoin de tenir un journal que jusqu’à son passage du russe au français. Le journal s’achève, dans la présentation des Écrits intimes de Marie-Thérèse Eychart, le 1 er mars 1939, au moment de la publication de Bonsoir, Thérèse, le lendemain de son mariage avec Aragon, de la reconnaissance de son talent romanesque en français qui va s’épanouir jusqu’à sa disparition en 1970. Elle n’éprouve plus le besoin d’exprimer ce qu’elle ressent dans un écrit intime au moment même où Simone de Beauvoir, séparée de Sartre par la guerre, a besoin plus encore de transcrire dans son journal sa détresse de femme seule isolée de son compagnon, de sa sœur partie rejoindre son futur mari, Lionel de Roulet au Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 161 Portugal et d’autres amis. Les commentaires de Triolet sur ses propres textes se firent au fur et à mesure des préfaces et dans les œuvres croisées. Ils revêtent aussi une allure autobiographique et apportent des éléments instructifs sur son parcours et les raisons de la création de certaines de ses œuvres, et des personnages. 9. « Personne ne m’aime » : deux écrivaines confrontées à l’hostilité et à la jalousie Les deux écrivaines ont été confrontées à la même hostilité. Elsa Triolet est encore qualifiée d’arriviste, froide, manipulatrice, d’agent du régime soviétique. Triolet décrit ces attaques, dont la violence lui est douloureuse, dans son journal intime et dans ses lettres à Lili Brik. Beauvoir dut faire face aux mêmes assauts, comme en témoigne cette lettre à Nelson Algren juste après la publication du Deuxième Sexe où on l’apostrophait dans les lieux publics. À la demande de Raymond Queneau, elle rencontra aux Deux Magots un réalisateur qui effectuait un reportage sur Saint-Germain-des- Prés : Dès qu’on eut branché les projecteurs et commencé à me filmer, des […] garçons debout sur les tables m’ont crié : « À poil ! à poil ! ». Ils ont ensuite gueulé : « Elle écrit trop vite, elle ne pense pas » et autres joyeusetés. Bon, que pouvais-je faire, sinon semblant de ne rien entendre, ni rien voir, et continuer à écrire, jusqu’à achèvement des prises de vues ? (Beauvoir 1997 : 320 ; lettre n° 150, du 22 novembre 1949) Cependant Simone de Beauvoir y résista mieux car elle eut très vite une compensation. En dépit des manifestations de haine à son égard, elle trouvait un réconfort dans le courrier de ses lectrices auquel elle répondit systématiquement. Des femmes lui écrivaient du monde entier, les traductions et sa célébrité à l’étranger ont contribué à populariser son œuvre. Envers et contre tout, elle se sentait soutenue. Elsa Triolet, pour sa part, dispose après-guerre du soutien d’un parti politique au sommet de sa puissance en France. Certaines de ses œuvres reçoivent des critiques élogieuses et bénéficient d’un lectorat assez large. Pour autant, aucune ne suscite un scandale aussi fort que Le Deuxième Sexe ni de réactions de sympathie aussi vives que celles dont a bénéficiées Beauvoir. Le Deuxième Sexe fut d’ailleurs critiqué par le Parti Communiste Français et Jeannette Vermeerch, selon Françoise d’Eaubonne, ne cessait de rappeler dans les réunions de femmes : « Surtout pas de féminisme. » Proches de Simone de Beauvoir, nous avions le sentiment qu’il n’y avait qu’une seule femme détestée au sein de la société française. En réalité, il y en avait deux. Elles l’étaient finalement moins pour des raisons politiques ou intellectuelles Claudine Monteil 162 que du fait d’une misogynie également répartie sur l’échiquier tant politique que culturel. L’une et l’autre s’expliquent sur la construction de leur œuvre littéraire. Elsa Triolet présente les réimpressions de plusieurs de ses ouvrages en expliquant le mécanisme de leur création. Beauvoir effectue le même travail, non dans des préfaces mais au sein même des recueils de ses Mémoires. Ces deux créatrices expliquent, observent, et construisent une œuvre, sans jamais se relâcher. Beauvoir pourtant abandonne la création romanesque plus de seize ans avant sa mort, après le succès mitigé des Belles Images et de La Femme rompue, en 1969, soit un an avant la publication du Rossignol se tait à l’aube. Elle explique à Hélène de Beauvoir que sa cadette a la chance d’être artistepeintre, et donc qu’elle aura toujours quelque chose à exprimer sur la toile. Elle, en revanche, considérait son œuvre romanesque achevée. Néanmoins, elle publia des essais et des Mémoires après la disparition de Sartre, puis des textes en faveur des droits des femmes. Les cinq dernières années de sa vie, de 1981 à 1986, témoignent de son silence littéraire. La Cérémonie des adieux, en hommage à Sartre, scelle aussi ses adieux à la littérature. Elsa Triolet, quant à elle, ajoute à son œuvre romanesque jusqu’à l’épuisement de ses forces, et connaît un très grand succès peu de temps avant sa mort, le public ayant aussi compris qu’il s’agissait également d’un adieu. Les femmes qui pensent et créent sont ainsi l’objet d’attaques bien plus féroces que celles proférées à l’encontre d’hommes créateurs. 10. Un désir de transmission Grandes travailleuses, toutes deux d’une énergie insatiable, Triolet - en dépit de soucis de santé et d’une plus grande fragilité physique - et Beauvoir ont chacune joué des rôles de coordonnatrices et de passeuses. Même si Sartre en était le directeur de publication, Beauvoir a de facto coordonné la revue Les Temps Modernes depuis sa création en 1945 jusqu’à 1986. Elle en fut la directrice à la disparition de Sartre. Triolet coordonna des journées de rencontres d’écrivains. Son organisation des journées du Comité National des Écrivains et son travail au sein de ce comité représentèrent un effort constant durant des années et une promotion du livre français et russe, dont elle raconte par le détail à sa sœur Lili la tâche épuisante. Elle participa activement à la rédaction des Lettres Françaises, dont elle tenait la rubrique théâtre, hebdomadaire culturel communiste dirigé par Aragon et qui rivalisait à gauche avec Les Temps Modernes. Toutes deux ont favorisé la découverte en France de la littérature américaine pour Beauvoir, de la littérature russe pour Triolet. Celle-ci fut une traductrice acharnée des Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 163 œuvres d’écrivains russes, et fit notamment connaître Maiäkovski au public français. 11. Un autre sujet commun aux deux œuvres : la vieillesse Outre leur jeunesse, leurs amours et l’histoire de leur vie, la description de la vieillesse est importante chez les deux auteures. Beauvoir y consacre trois ouvrages, dont un sur la mort de sa mère, l’autre sur les dernières années et la déchéance physique de Sartre, enfin un essai, La Vieillesse, traduit dans le monde entier. Toutes deux ont exprimé l’angoisse de la vieillesse, en particulier pour les femmes, tant à travers leurs lettres, mémoires, que dans leurs interventions dans les médias. Lors d’une apparition à la Tour Eiffel pour la sortie de Roses à crédit, derrière une voilette où ses rides sont visibles, Triolet déclare qu’apparaître ainsi sera peut-être un réconfort pour les femmes qui n’osent plus se montrer. Elle tient également à souligner que la création est possible en dépit de l’âge. Cette notion des années qui passent et de la dureté pour les femmes a crée un lien furtif un soir entre les deux auteures. En 1958, pendant la guerre d’Algérie, Beauvoir et Sartre s’étaient rapprochés des communistes. Ils acceptèrent de dîner avec l’ambassadeur de l’URSS. Beauvoir raconte : Elsa Triolet était assise en face de moi, entre l’ambassadeur et Sartre ; […] elle avait un joli sourire qui contrastait avec l’amertume de son visage. Comme on parlait de découvertes qui permettaient de rajeunir les vieillards et de prolonger la vie, elle a dit avec élan : « Ah non ! elle n’a duré que trop ; j’arrive enfin au bout, qu’on ne m’oblige pas à revenir en arrière ». Nous avions un trait commun, m’avait dit Camus en 46 : l’horreur de vieillir. Un jour, faisant allusion au début du Cheval roux […], Sartre lui avait demandé comment elle avait eu le courage de s’imaginer avec ce visage d’épouvante. « Mais je n’ai qu’à me regarder dans une glace », dit-elle. Sur le moment, je m’étais dit : « Elle se trompe : une vieille femme n’est pas une femme laide. C’est une vieille femme. » Aux yeux des autres, soit ; mais pour soi-même, passé un certain seuil, le miroir reflète une femme défigurée. Maintenant, je la comprenais. (Beauvoir 1963 : II, 271-272) Dans Le Rossignol se tait à l’aube, le personnage féminin observe autour d’elle des personnes âgées et insiste sur leurs limites : Les vieux […], en règle générale, avaient déjà tout dit et tout fait de ce qu’ils avaient à dire et à faire […]. Quant aux femmes… Si aujourd’hui elle était la seule présente à ce rendez-vous nocturne des amis de jeunesse, c’est que les autres avaient abandonné en route, parties vers d’autres bras, ou mortes peut-être. Ou ne voulaient-elles pas se montrer sans leur beauté, déchues de leur jeunesse ? Pas une seule qui aurait eu avec ces hommes des liens autres que d’amour. L’amour fini, elles s’évanouissaient. La femme présente était membre à vie de leur passé commun. À vie… (Triolet 1970 : 12-13) Claudine Monteil 164 Cette vieillesse est l’occasion pour chacune d’entre elles d’évoquer leurs rêves. Beauvoir y consacre un chapitre dans l’avant-dernier recueil de ses Mémoires, construit sur une structure plus thématique : Je veux parler d’un domaine que je n’ai jamais abordé : mes rêves. C’est une des diversions qui m’est le plus agréable. J’en aime l’imprévu et surtout la gratuité. Ils se situent dans mon histoire, ils fleurissent sur mon passé, mais ils n’ont pas de prolongement dans l’avenir : je les oublie. Tels qu’ils s’offrent à moi, ils ne sont pas marqués par l’expérience, c’est-à-dire par le vieillissement : ils surgissent, ils s’effondrent, sans s’accumuler, dans une perpétuelle jeunesse. (Beauvoir 1972 : 139) Les rêves du personnage féminin du Rossignol se tait à l’aube occupent près de la moitié de l’ouvrage, et sont imprimés en encre brune, comme prélude à la mort à l’aube. 12. Femmes écrivains, femmes d’écrivain : croisement et individualité Elsa Triolet et Simone de Beauvoir ont été compagnes d’écrivains célèbres alors qu’elles bâtissaient au même moment une œuvre littéraire. L’une mariée, l’autre critiquant le rôle conventionnel du mariage. Si Aragon et Triolet ont consacré une énergie considérable à préparer leurs œuvres croisées (42 volumes), et ont mentionné maintes fois dans leurs écrits des phrases, des poèmes de l’autre, Beauvoir et Sartre n’ont pas essayé de renvoyer à l’œuvre de l’autre, ou très épisodiquement pour Beauvoir sur des questions de philosophie existentialiste. En revanche, le croisement s’effectue dans les tomes des Mémoires de Beauvoir, où celle-ci raconte sa vie et ses combats, et donc ceux de Sartre, le confortant dans sa notoriété. Des milliers de pages lui sont ainsi consacrées, tandis que Sartre arrête ses propres mémoires à son enfance. Ce n’est qu’au crépuscule de sa vie dans La Cérémonie des adieux qu’un dialogue s’instaure entre Sartre et Beauvoir, publié après la disparition de celui-ci. Dialogue décidé par Beauvoir pour distraire Sartre de sa cécité qui le conduisait au désespoir de ne pouvoir achever son Flaubert. Leurs tombes résument la nature de ces croisements et du maintien de deux individualités. À Saint-Arnoult-en-Yvelines, comme au cimetière Montparnasse, une stèle de pierre blanche très simple, mentionne les noms. Celle d’Aragon et de Triolet comporte une citation d’Elsa sur le désir de se rejoindre : Quand côte à côte nous serons enfin des gisants, l’alliance de nos livres nous unira pour le meilleur et pour le pire dans cet avenir qui était notre rêve et notre souci majeur, à toi et à moi. La mort aidant, on aura peut-être essayé et réussi à nous séparer plus sûrement que la guerre de notre vivant : les morts sont sans Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 165 défense. Alors nos livres croisés viendront, noir sur blanc, la main dans la main, s’opposer à ce qu’on nous arrache l’un à l’autre. ELSA. En revanche Beauvoir conclut dans son ouvrage consacré aux dernières années de Sartre: « Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi ; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s’accorder. » (Beauvoir 1981 : 159) Elles restent toutes deux des écrivaines associées à leur compagnon d’écriture. Et ce ne sont pas les œuvres croisées qui sont le plus lues, mais les œuvres individuelles. Tandis que celles d’Aragon sont publiées dans la Pléiade, Elsa Triolet risque de rester une icône de femme aimée, peut-être à cause de la publication des poèmes portant son nom. Beauvoir échappe à cette situation finalement pleine de danger pour une créatrice que d’être transformée en muse et donc dépossédée de la valorisation de son œuvre, puisque Sartre n’a pas écrit sur elle. 13. Différents moyens pour un même objectif : la postérité littéraire Elsa Triolet reste lue et étudiée, même si nombre de ses textes sont aujourd’hui difficilement accessibles. Des collèges et médiathèques portent son nom. L’ensemble de ses ouvrages est cependant moins disponible que ceux de Beauvoir, dont la célébration du centenaire de sa naissance en 2008 a donné un nouvel élan à sa notoriété. Le rayonnement international de Beauvoir bénéficie de son rôle au sein des mouvements pour les droits des femmes de par le monde. Des États-Unis à l’Iran, où de nombreux sites internet la mentionnent, aux Nations Unies dans les instances internationales, Simone de Beauvoir reste une référence. Elle est citée tant pour Le Deuxième Sexe que pour La Vieillesse. L’œuvre plus intimiste d’Elsa Triolet ne lui a pas permis, à ce stade, d’acquérir une résonance aussi large et pourrait tomber plus aisément dans l’oubli. La chute du Mur de Berlin en 1989, sept ans après la disparition d’Aragon, et celle du communisme a sans doute contribué à la mise à l’écart de ses écrits. En dépit des travaux de la fondation Aragon-Elsa Triolet, des manifestations sur son lieu de mémoire, le Moulin de Villeneuve, du travail sans relâche de Jean Ristat, l’omerta qui règne parfois sur l’œuvre de Triolet risque de la réduire au rôle d’une muse au détriment de l’écrivaine. Conception classique du monde patriarcal, sachant que Beauvoir n’est guère enseignée dans les lycées, également, à l’exception des Mémoires d’une jeune fille rangée, et, rarement, du Deuxième Sexe. Le monde universitaire français est peu favorable à des doctorats consacrés uniquement à Beauvoir. La Claudine Monteil 166 volonté de réduire ces femmes de caractère à de simples compagnes risque encore une fois de faire plonger leurs œuvres dans l’ombre. À nous d’essayer d’y remédier. Bibliographie Elsa Triolet, À Tahiti, Leningrad 1925 (en langue russe). Elsa Triolet, Fraise-des-Bois, Moscou 1926 (en langue russe). Elsa Triolet, Camouflage, Moscou 1928 (en langue russe). Elsa Triolet, Bonsoir, Thérèse, Paris 1938. Elsa Triolet, Mille regrets, Paris 1942. Elsa Triolet, Le Cheval blanc, Paris 1943. Elsa Triolet, Qui est cet étranger qui n’est pas d’ici ? ou le mythe de la Baronne Mélanie, Paris 1944. Elsa Triolet, Le Premier accroc coûte deux cents francs, Paris 1945 (Prix Goncourt). Elsa Triolet, Personne ne m’aime, Paris 1946. Elsa Triolet, Les Fantômes armés, Paris 1947. Elsa Triolet, L’Inspecteur des ruines, Paris 1948. Elsa Triolet, Le Cheval roux ou les intentions humaines, Paris 1953. Elsa Triolet, L’Histoire d’Anton Tchekhov, Paris 1954. Elsa Triolet, Le Rendez-vous des étrangers, Paris 1956. Elsa Triolet, Le Monument, Paris 1957. Elsa Triolet, Roses à crédit, Paris 1959. Elsa Triolet, Luna-Park, Paris 1959. Elsa Triolet, Les Manigances, Paris 1961. Elsa Triolet, L’Âme, Paris 1963. Elsa Triolet, Le Grand Jamais, Paris 1965 [= Triolet 1965a]. Elsa Triolet, Préface à la clandestinité, dans : Le Premier accroc coûte deux cents francs, édition Paris 1965, 7-26 [= Triolet 1965b]. Elsa Triolet, Écoutez-Voir, Paris 1968. Elsa Triolet, La Mise en mots, Genève 1969. Elsa Triolet, Le Rossignol se tait à l’aube, Paris 1970. Elsa Triolet, Écrits intimes 1912-1939, édition établie, préfacée et annotée par Marie- Thérèse Eychart, Paris 1998. Simone de Beauvoir, L’Invitée, Paris 1943. Simone de Beauvoir, Pyrrhus et Cinéas, Paris 1944. Simone de Beauvoir, Le Sang des autres, Paris 1945. Simone de Beauvoir, Les Bouches inutiles, Paris 1945. Simone de Beauvoir, Tous les hommes sont mortels, Paris 1946. Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris 1947. Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, Paris 1948. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris 1949. Simone de Beauvoir, Les Mandarins, Paris 1954. Simone de Beauvoir, Privilèges, Paris 1955. Elsa Triolet et Simone de Beauvoir 167 Simone de Beauvoir, La Longue Marche, Paris 1957. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris 1958. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris 1960. Simone de Beauvoir, La Force des choses, Paris 1963. Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris 1964. Simone de Beauvoir, Les Belles Images, Paris 1966. Simone de Beauvoir, La Femme rompue, Paris 1967. Simone de Beauvoir, La Vieillesse, Paris 1970. Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris 1972. Simone de Beauvoir, Quand prime le spirituel, Paris 1979. Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, août septembre 1974, Paris 1981. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre (tome I : 1930-1939, tome II : 1940-1963), Paris 1990. Simone de Beauvoir, Journal de guerre, septembre 1939 janvier 1941, Paris 1990. Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, traduction de l’anglais par Sylvie Le Bon, Paris 1997. Simone de Beauvoir, Correspondance croisée avec Jacques-Laurent Bost, Paris 2004. Simone de Beauvoir, Cahiers de jeunesse, 1926-1930, Paris 2008. Lili Brik / Elsa Triolet, Correspondance 1921-1970, préface et notes de Léon Robel, Paris 2000. Pierre Daix, Aragon, Paris 1994. Marie-Thérèse Eychart, Préface, dans : Elsa Triolet, Écrits intimes 1912-1939, Paris 1998, 9-38. Claude Francis / Fernande Gonthier (édition établie par), Les Écrits de Simone de Beauvoir, textes inédits ou retrouvés, Paris 1979. Lilly Marcou, Elsa Triolet, Les Yeux et la Mémoire, Paris 1994. Claudine Monteil, Les Sœurs Beauvoir, Paris 2003. Claudine Monteil, Simone de Beauvoir, modernité et engagement, Paris 2009. Jean Ristat, Aragon, « Commencez par me lire ! », Paris 1997. Jean Ristat, Avec Aragon, 1970-1982, entretiens avec Francis Crémieux, Paris 2003. Jean Ristat, Aragon, l’homme au gant, Paris 2005. Jean-Paul Sartre, compte-rendu d’Elsa Triolet, Bonsoir, Thérèse ; dans : Europe, n° 194, 15 février 1939, 281-283. Études transversales de l’identité féminine dans les œuvres d’Elsa Triolet Marianne Delranc-Gaudric L’élaboration de l’identité féminine chez Elsa Triolet (1896-1948) L’identité féminine, ainsi que l’a montré Simone de Beauvoir, est une notion aux contours flous, variant avec les individus, les sociétés, les époques… Suivant son enseignement, nous écarterons l’idée d’un « éternel féminin » et envisagerons cette notion dans son évolution. Elsa Triolet fut l’une de ces femmes du vingtième siècle qui s’engagèrent dans les chemins difficiles de la liberté, en luttant, comme leurs consœurs des siècles passés, pour leur émancipation, et qui changèrent ainsi l’image de la féminité. Son originalité est sans doute d’être née dans une famille multiculturelle, d’avoir vécu dans plusieurs pays et différents milieux, ce qui lui donna une expérience de la vie peu commune. C’est aussi d’avoir obtenu dès 1918 un diplôme universitaire, chose rare pour les femmes à cette époque, d’avoir exercé plusieurs métiers, d’avoir fait œuvre créatrice et de s’être engagée dans des luttes historiques. Ses débuts dans la vie ne jouaient cependant pas en faveur de sa féminité ; comme elle l’écrit dans un passage autobiographique fortement raturé du Cahier 142 (manuscrit de Cahiers enterrés sous un pêcher), sa sœur était une « enfant de l’amour », alors qu’elle-même naquit dans des circonstances dramatiques : Puis vint un jeune garçon, né-mort [Puis c’était mon tour] <Et on se mit à en> attendre un <autre> garçon qui devait s’appeler Boris. [Et puis [<pas du tout>] c’était une fille, c’était moi]. Je suis née à la place de ce Boris et ma mère [était fort déçue et] me donna le premier nom venu. J’ai eu une nourrice, tandis que ma sœur, c’est ma mère qui l’avait nourrie. 1 (f° 19-20) Naître en remplacement d’un frère disparu rend certainement difficile l’acquisition d’une féminité, qui plus est sans grand soutien maternel, et en étant la cadette d’une sœur préférée par la mère. Nombre de ses livres portent trace de cette carence, de Fraise-des-Bois jusqu’au Rossignol se tait à l’aube. Par bonheur, sa nourrice Stécha (à qui elle rend hommage notamment dans À Tahiti et dans Fraise-des-Bois) va représenter pour elle une image maternelle et féminine à la fois, à laquelle elle peut s’identifier, du moins en partie : « Je ressemble davantage à Stécha qu’à maman. Stécha est blanche et 1 Les […] désignent les ratures et les <…> les ajouts. Marianne Delranc-Gaudric 172 rose, potelée, rieuse, parfaitement inoffensive, et aime le sexe masculin. Aussi a-t-elle souvent été nourrice » écrit-elle dans Zoo (Chklovski 1923 : 85). Cette maternité-féminité si attirante s’étend, dans ses œuvres, au-delà des personnages féminins ; c’est en particulier l’attribut de la terre russe, avec son caractère doux et accueillant: Alors, je rêvais à la verdure claire et bouclée des arbres de mon pays derrière la fenêtre d’un train. Chaque buisson t’invite au passage : descends, ici tu peux te promener confiante, assieds-toi, la terre te sera duvet… (Triolet 1938 : 156) Malgré cette carence initiale, la jeune Ella se construit comme beaucoup de jeunes filles de son âge, à ceci près qu’elle fait partie de la bourgeoisie juive de Moscou, en butte à des discriminations antisémites. Son père, avocat, n’a pas le droit de plaider ; l’affaire Mendel Beïlis (accusé d’un meurtre rituel, puis acquitté) la marque profondément comme en témoigne son journal intime. Les jeunes gens juifs se fréquentent en général entre eux. Son journal de 1912-1913 raconte les bals, les vacances d’été à Hangö en Finlande (Triolet 1913 : 69), ou dans les environs de Moscou et les relations éphémères entre garçons et filles dans une atmosphère de liberté et d’émancipation peu commune en comparaison des mœurs de la bourgeoisie française à la même époque. Les jeunes filles vont à la plage en maillots de bain, Ella s’exerce à la séduction et consigne dans son journal ses réussites, ses premiers baisers, ses doutes, ses échecs et ses émois adolescents, sources d’inquiétude morale pour cette toute jeune fille : « Ah, il me semble que chaque amour s’éteindra dans ma sensualité » écrit-elle le 24 février 1913 (Cahier 062 : 22v°). À la différence de ce qui se pratique en ce début de vingtième siècle, elle reçoit une éducation intellectuelle développée : elle apprend deux langues étrangères dès son enfance (le français avec une gouvernante, l’allemand avec sa mère), on lui offre les œuvres complètes de Tchékhov : « Tout Tchékhov » 2 (Cahier 053 : 179). Elle voyage chaque été en Europe avec sa sœur et sa mère, femme cultivée et pianiste presque professionnelle, qui s’intéresse également aux problèmes sociopolitiques et communique sa passion à ses filles. Dans un article paru en mai 1968, Elsa Triolet raconte ses souvenirs de la révolution de 1905 : Ma mère appartenait à cette foule fervente qui se tient sur le trottoir au passage des manifestations. Elle m’emmenait avec elle. Il y a eu le grand cortège qui suivait le cercueil du bolchevik Bauman, assassiné par un agent de l’Okhrana 3 […]. Puis je me vois, tenant la main de ma mère, sur le boulevard des Étangs- Propres : il y a, en face, barrant une rue, des rangées de cosaques à cheval ; rigolards, ils tirent dans la direction du boulevard. (Triolet 1968 : 27) 2 Et non : « Tchékhov tout craché », comme traduit dans Triolet 1998 : 208. 3 La police politique. L’élaboration de l’identité féminine 173 L’engagement de sa sœur, dès 13 ans, est aussi évoqué dans Fraise-des-Bois. À cette éducation politique s’ajoutent de longues études universitaires : elle termine brillamment le lycée, « avec la médaille d’or », écrit Lili (L. Brik 1980 : 14) et obtient un diplôme d’architecture le 27 juin 1918 « avec le maximum de voix » (ibid.), chose remarquable lorsque l’on connaît le numerus clausus sévère à l’égard des juifs, à cette époque, à l’Université et si l’on considère que l’architecture est une discipline à majorité masculine, actuellement encore. C’est ce métier peu commun pour une femme qu’elle exercera pendant un certain temps à Londres. Est-ce le sentiment initial de devoir justifier son existence qui a déterminé chez elle ce sérieux souligné par sa sœur ? « Elle faisait tout à fond », écrit Lili Brik (1980 : 14). En tout cas, sa rencontre avec Maïakovski, lui-même alors étudiant aux Beaux-Arts, s’effectue dans ce milieu de jeunes lycéens et étudiants, qui se retrouvent chez les uns ou les autres, et vont constituer une grande partie de l’avant-garde russe : futuristes et formalistes en particulier. Ses amis sont écrivains, peintres, ou chercheurs, comme V. Chklovski, D. Bourliouk, V. Khlebnikov, V. Kamenski, M. Chagall, I. Pougny, I. Babel, B. Pasternak… Elle est également l’amie d’enfance de R. Jakobson, qui fonde avec O. Brik et V. Chklovski la Société d’étude du langage poétique (OPOÏAZ). C’est en tant qu’étudiante qu’elle fréquente ces cercles et il faut donc abandonner le cliché d’une jeune fille passive, pur témoin de ce bouillonnement d’idées, inférieure intellectuellement ou sur le plan des connaissances, aux jeunes hommes qui l’entourent. Les relations intellectuelles, artistiques, amoureuses sont liées. C’est dans ce milieu qu’elle vit son amour malheureux pour Maiäkovski et que d’autres jeunes hommes soupirent après elle comme Vassili Kamenski, Victor Chklovski ou Roman Jakobson, son ami d’enfance, qui lui proposera le mariage un peu plus tard. Il est certain qu’Elsa Triolet construit alors son identité féminine en se démarquant de sa sœur. La souffrance de la perte de Maïakovski s’exprime à demi-mots dans les lettres qu’elle adresse à celui-ci en 1917. Quelque temps plus tard, on voit apparaître dans Camouflage des personnages féminins doubles : Varvara et Lucile, qui se répartissent les traits de Lili et d’Elsa. Dans bon nombre de ses manuscrits, les personnages féminins changent d’identité, mais à chaque fois, la référence à sa sœur est sous-jacente : par exemple, dans celui de Cahiers enterrés sous un pêcher, « Lili » devient « Odette » (prénom du cygne blanc du Lac des Cygnes, double d’Odile, le cygne noir). Dans Bonsoir, Thérèse, l’identité féminine est l’objet d’une quête infinie: elle se dessine en creux à travers toutes les Thérèse supposées ou rencontrées, elle est omniprésente et absente à la fois ; insaisissable, elle est du domaine du futur. La révolution de 1917, répondant aux souhaits d’un bon nombre de ces jeunes intellectuels qui s’y engagent parfois corps et âme comme Isaac Babel, Marianne Delranc-Gaudric 174 vient aussi bouleverser sa vie ; Elsa Triolet exprime son enthousiasme et son engagement dans une lettre du 8 mars 1917 à Maïakovski : ! ! " ! # $ # ! $ % # ! & ' ( % ' ( # $ $ ' ) * + # ' Cher oncle Volodia, ce qui se passe est vraiment formidable ! Et maintenant, j’ai incroyablement envie d’y prendre part, depuis une semaine déjà, je bats le pavé du matin jusque tard dans la nuit. En cours, il y a des assemblées et toutes sortes de choses. J’espère que demain les occupations commenceront. Et en plus, je vais certainement faire quelque chose au conseil municipal. (Triolet-Maïakovski 1990 : 32) Elle rejoint ainsi l’exemple de sa mère et de sa sœur. Mais sa situation matérielle est difficile ; son père est mort en juillet 1915, et pour vivre, elle travaille en usine fin 1916 - début 1917, comme en témoignent aussi ses lettres à Maïakovski (ibid. : 28, 30). C’est le travail qui va lui permettre de s’affirmer en tant que femme (et l’on rejoint là une thématique omniprésente dans les pièces de Tchékhov). Travail contraint d’abord, comme on le voit ; puis travail chez un architecte, à Londres ; et plus tard, au début des années trente, après sa rencontre avec Aragon, la nécessité de gagner sa vie va la conduire à fabriquer des colliers pour la Haute-Couture. Dans ces expériences se trouve peut-être l’origine de sa prédilection pour ces héroïnes qui ont un métier et prennent en main leur destin, comme la Juliette des Amants d’Avignon, la Nathalie de L’Âme, ou la Blanche Hauteville de Luna-Park. Toujours est-il qu’en échappant par son mariage avec André Triolet à une situation sentimentalement et matériellement dramatique, et en abandonnant tout métier, elle va tomber dans un univers aux antipodes de ce qu’elle a connu: un milieu provincial bourgeois, refermé sur lui-même, où la femme est cantonnée dans son rôle traditionnel de maîtresse de maison et/ ou d’objet ornemental, milieu qu’elle évoque dans le début de Bonsoir, Thérèse. André Triolet, amateur de chevaux et séducteur, l’emmène à Tahiti où elle mène l’existence oisive des Européens qu’elle décrit ensuite dans À Tahiti, son premier grand roman en russe. Homme au grand cœur, André Triolet a cependant de la femme une conception très traditionnelle : de même que Helmer, dans Maison de Poupée, appelle sa femme « alouette » ou « petit étourneau », il appelle Elsa « Mme Cockotoo » comme en témoigne le manuscrit du livre (expression transformée en « Mme Colibri » dans le texte définitif). À Paris, il veut qu’elle tienne bien son ménage comme elle le raconte à sa sœur dans sa lettre du 21 septembre 1921 (Brik-Triolet 2000 : 31- 32). Le malaise qu’elle ressent dans ce milieu étouffant l’amène à se séparer L’élaboration de l’identité féminine 175 de son mari assez rapidement. Elle ne correspond pas aux clichés de « l’éternel féminin ». C’est son séjour à Londres en 1921 où elle travaille comme architecte, puis son départ pour Berlin où elle renoue avec son milieu intellectuel et artistique, qui vont lui permettre de vivre une émancipation impossible si elle était restée en compagnie d’André Triolet. À Berlin, elle retrouve sa famille, ses proches, ses amis peintres et écrivains. V. Chklovski, en incluant plusieurs de ses lettres dans son roman Zoo, qu’il lui dédie, va la pousser non seulement à écrire, mais à travailler comme écrivain professionnel. Ses lettres, pleines de charme et de sensualité, témoignent de son goût pour l’indépendance et la liberté : Ne me parle pas uniquement de ton amour. Ne me fais pas, au téléphone des scènes sauvages. Ne te déchaîne pas. Tu sais empoisonner mes journées. J’ai besoin de liberté : que personne n’ose même rien me demander. […] Je t’écris de mon lit parce qu’hier j’ai dansé tard. À présent, je vais prendre un bain. écrit-elle, par exemple, dans la troisième lettre (Chklovski 1923 : 25). Mais c’est sa vingt-et-unième lettre, consacrée à Tahiti, qui suscite l’enthousiasme de Chklovski - un enthousiasme semblable à celui d’Aragon plus tard - car elle utilise, dit-il, les « mots interdits » : Interdits les mots qui concernent les fleurs. Interdit le printemps. En général que de mots excellents sont à moitié évanouis […] Ta lettre m’a rendu envieux. (Chklovski 1923 : 96) De même, Gorki, l’ayant lue, conseille à Elsa Triolet d’écrire, recommandation à l’origine de son premier roman, À Tahiti, qui paraît en 1925 à Leningrad, tiré à 3150 exemplaires. Elle inaugure avec ce livre un ton nouveau, qui tranche avec la tradition romanesque du XIX ème siècle. Le parti pris du lieu commun, des « images légalisées par le temps » comme elle le dit dans son journal du 18 septembre 1924 (Carnet 052 : 4-5), brave les interdits évoqués par Chklovski et se démarque de Maïakovski, lequel lui avait reproché l’usage de « clichés ». Ce que l’on prend parfois dans ses œuvres pour une incapacité à écrire dans un beau style recherché, est en réalité un goût personnel et un choix, celui de la communication, de l’« immédiatement déchiffrable », écrira-t-elle plus tard dans La Mise en mots. D’ailleurs, elle ne tient quasiment pas compte des conseils d’écriture de Gorki ni de Chklovski. Un parti pris presque « barbare » s’exprime dans l’écriture de À Tahiti, un « primitivisme » dans l’air du temps et dans la lignée de Gauguin, auquel s’ajoute l’évocation de la liberté sexuelle des femmes et des hommes tahitiens, mais aussi, comme dans Noa-Noa, des ravages de la colonisation : Marianne Delranc-Gaudric 176 Quand un blanc marque une préférence pour une indigène, toute la famille de celle-ci, la naturelle et l’adoptive, favorise leur liaison, que la femme soit mariée ou pas. […] Chaque blanc de l’île est supposé être le père d’un nombre extraordinaire d’enfants, puisque les mères maories affirment toujours que le père de l’enfant est un blanc, même si elles ont eu en même temps une dizaine de tanés indigènes. (Triolet 1925 : 89) On est loin, dans ce livre, des clichés exotiques sur les Tahitiennes. L’idée d’un « amour libre » est, au début du siècle, un grand sujet de discussion en Russie. Chklovski, Asséev, Maïakovski en discutent (Chklovski 1964 : 336). Lénine aussi, en 1915, avec Inès Armand (ibid. : 269). Déjà à la fin du XIX ème siècle, beaucoup de jeunes femmes russes se sont émancipées, comme en témoignent les œuvres de Tchékhov ou de Tourguéniev : étudiantes « allant au peuple », risquant la prison ou le bagne avec leurs camarades hommes. En 1905, les femmes participent aux grèves ; elles jouent un rôle économique important pendant la première guerre mondiale, participent à l’insurrection de 1917, obtiennent le droit de vote dès 1918, ainsi que le respect de l’union libre, la facilité du divorce (décembre 1918) et la légalisation de l’avortement thérapeutique gratuit, en novembre 1920. En ce qui concerne la condition féminine, Elsa Triolet, en venant en France, plonge dans une société à la législation et aux mentalités arriérées (ni droit de vote, ni divorce par consentement mutuel, avortement interdit). Elle ne va retrouver une certaine liberté d’esprit et de mœurs que dans le milieu de Montparnasse, où elle vit à partir de 1924 (en revenant cependant à Moscou pendant près d’un an, en 1925-1926). Montparnasse est « le rendezvous des étrangers », le centre d’un bouillonnement d’idées et de créations, le lieu de rencontre d’artistes de tous pays et de femmes libérées des conventions : entre autres Meret Oppenheim, Youki, « Treize » (Thérèse Maure), la meilleure amie de Kiki, elle-même nommément citée dans Camouflage, Nancy Cunard, qui apparaît de façon allusive dans Bonsoir, Thérèse. Hors de ce milieu, la misogynie (mêlée de xénophobie) de la société française est bien réelle. Elsa Triolet raconte comment elle est dénoncée à la police et accusée de prostitution, ainsi que d’être une « bolchévique » et une « tchékiste » (Cahier 054 : 45) ; c’est son mari qui la sauve de ces accusations. Un autre jour, boulevard Montparnasse, deux hommes l’agressent à coups de canne : Un soir, Boulevard Montparnasse, <j’ai croisé> trois types saouls, l’un d’eux m’ayant dépassée, m’a flanqué <dans le dos> un grand coup de canne. Je n’ai même pas eu le soulagement du réflexe puisqu’il aurait fallu courir après eux. J’ai bien sangloté de rage. (Triolet ff.ms 1937-1938 : 2) L’anecdote est reprise dans « Je cherche un nom de parfum » (Triolet 1938 : 206). L’élaboration de l’identité féminine 177 Difficile liberté ! Les contradictions dans lesquelles se trouve plongée la femme qui veut vivre libre sont le sujet même de Camouflage, sorte de roman-exorcisme où apparaissent toutes les potentialités de ce qu’elle-même aurait pu devenir. Les deux héroïnes, Lucile et Varvara, sont un seul personnage dédoublé, comme le montrent les manuscrits et le titre envisagé au départ : « $ » / « L’Être à la découpe». Lucile, jolie, féminine, séductrice, ne travaille pas, a un mari, des amants… Varvara, plus masculine, mais séduisante également, travaille, s’intéresse à la vie de la société, a aussi des amants, mais ne réalise pas pleinement ses potentialités, n’ose pas affirmer son talent de peintre. En réalité, écrit Elsa Triolet : « Valéria 4 est l’âme de Lucile, cette âme moustachue dont elle parle. Elle ne suit pas le destin de son âme, son enveloppe <de camouflage> la sauve. V. porte ses souffrances à elle. » (Cahier 040 : 46) C’est qu’en 1928, travailler, créer, s’intéresser aux problèmes sociaux et politiques, vouloir être libre, c’est encore ne pas être « féminine », c’est « avoir une âme moustachue ». Cependant, les deux héroïnes ont une chose en commun, l’idée d’un amour libre : « c’était l’unique idée de liberté qui lui donnait la force d’étrangler tous les maîtres d’esclaves, de se battre contre les hydres à trois têtes ! et de vaincre ! » fait-elle dire à Lucile et à Valéria à peu près dans les mêmes termes (Cahier 040 : 12-13, 17). Or, l’impossibilité de la liberté, même lorsque l’on n’est pas mariée, va conduire Varvara, à la fin du livre, à la prostitution. Prostitution, avortement : ce roman aborde des questions rarement évoquées par des auteurs féminins en ce début de XX ème siècle. Varvara raconte de façon très précise son avortement (Triolet 1928 : 105-107). L’épisode autobiographique est évoqué dans le manuscrit : Quand j’avais 18 ans, je pensais que j’aimais un homme - non, qu’un homme m’aimait. Il me tourmentait, me disait que j’étais une séductrice. J’avais terriblement peur, mais encore plus peur de me sentir séductrice. J’acceptais… et je pensais que tout était arrivé et que j’étais enceinte. De la rue, j’entrais chez une sage-femme, c’était… Mon Dieu, comment était-ce chez elle… En même temps, rien n’était arrivé. Simplement <rien du tout> j’étais idiote, on m’a tourmentée inutilement. Je pense que c’est de ce temps-là que mon cœur s’est desséché. La sage-femme avait des seins petits avec des rides blanches. (Cahier 015 : 88 ; texte en russe in Delranc-Gaudric 1991 : 46) L’événement est repris et transposé dans Le Rossignol se tait à l’aube, comme l’a remarqué Michel Apel-Muller. Il y avait déjà, dans Fraise-des-Bois, une scène onirique où l’apparition du Bébé Cadum, sorti de son affiche, traduisait un attachement tragique à l’enfance, à un bébé désiré, mais qui échappait sans cesse (Triolet 1926 : 117-119). Et son journal intime exprimait, le 7 mars 1925, le même désir d’enfant, la même impossibilité et le besoin de 4 Premier nom de Varvara dans le manuscrit. Marianne Delranc-Gaudric 178 transférer cet amour sur un autre être : « Il me manque un être proche, dont je prenne soin et que j’aime comme l’enfant que jamais en effet je n’aurai. » (Carnet 052 : 13v° ; texte russe in Delranc-Gaudric 1991 : 62) La maternité impossible, après la carence maternelle de son enfance, est donc un élément constitutif de l’identité féminine chez Elsa Triolet, dont les œuvres mettront en scène, par la suite, des enfants aux caractères variés. Aucun homme n’a la part belle dans Camouflage. C’est que, pour eux « Il y a deux catégories de femmes : les saintes-vierges et les autres. De cette façon, tout le monde en a son content. » (Cahier 053 : 82) Le « Récit d’une femme irritée », dans le manuscrit, est plus explicite : Chez nous, Français, il existe une question terrible à propos des femmes : est-ce qu’elle couche 5 ? On ne demande jamais cela à propos d’un homme. On demande s’il est intelligent, s’il est bon, riche, mais personne ne demande est-ce qu’il couche 6 ? On ne s’y intéresse pas ; dans l’ensemble les femmes se divisent en quelque chose comme des Saintes Vierges (mères, femmes, sœurs) et en prostituées - toutes les autres. (Cahier 039 : 10-12 ; en russe in Delranc-Gaudric 1991 : 51-54) Et Elsa Triolet renvoie cruellement la balle aux hommes : les femmes ont aussi leurs « Saintes Vierges du genre masculin » ; elles ont des amis, « ceux qui ne demandent pas, à votre propos : est-ce qu’elle couche ? » ; puis il y a « les autres ». Et là, c’est œil pour œil, dent pour dent… Camarades hommes restants, vous êtes pour nous ces mêmes prostituées, nous vous choisissons soigneusement pour que tout soit à notre guise, nous nous vantons de vous auprès de nos amies, nous rions avec vous et nous mettons pour vous des robes neuves, et c’est vous que nous abandonnons de même. (ibid.) Camouflage est publié non sans mal en Union soviétique en 1928 ; il est tiré à 5000 exemplaires, alors que Fraise-des-Bois l’avait été à 4000. À partir de là, Elsa Triolet devient réellement un écrivain professionnel, pouvant vivre de ses œuvres et des articles qu’elle écrit pour la presse soviétique. Chklovski l’a encouragée dans cette voie, notamment dans une longue lettre du 5 août 1927, où il critique la première version de Camouflage (qui a brûlé à Franzensbad) et où il essaie de la tirer véritablement de l’abîme où elle a failli sombrer, en la persuadant qu’elle peut devenir un bon écrivain et qu’elle a d’autres potentialités que de s’embourgeoiser : En Russie, tu ne pourrais pas faire à la vie mauvaise figure, tu lirais les journaux et La Vie économique. Être une personne est beaucoup plus intéressant que d’être une dame, d’autant plus que tu es une personne remarquable. (Texte russe in Delranc-Gaudric 1992 : 41-51) 5 En français dans le texte. 6 Également. L’élaboration de l’identité féminine 179 C’est donc en tant qu’écrivain déjà consacrée dans son pays qu’elle participe aux mouvements artistiques de Montparnasse, ceux des artistes russes de ce qu’on a appelé « L’École de Paris », auxquels son ami Fernand Léger est très lié, et qui organisent des galas au Bal Bullier, ou ceux du mouvement surréaliste avec ses amis Vitrac ou Duchamp dont elle est un temps amoureuse. Là encore s’affirme son féminisme libertaire : Du temps des surréalistes je voulais comme tout le monde faire un ‘objet érotique’. Cela devait être un aquarium (je n’ai jamais eu d’argent pour l’acheter) avec de l’eau bleue et tiède, presque chaude (ceci - il n’y aurait eu que moi pour le savoir) dans l’eau, des coquillages nacrés, roses, une tête de poupée, renversée, les yeux fermés, des cheveux longs, noyés. Puis, en dehors de l’aquarium - une porte : l’attente <Et voyez-vous, cet objet érotique est en même temps une image de bonheur. Il n’y a pas de quoi être fière d’ailleurs, mais faisait partie du même ‘objet érotique’ une> Et puis - le contre, 7 l’effroyable : une pissotière, des chaussures d’hommes qu’on voit en dessous… le mot clignotant - hôtel -, il s’allume, il s’éteint ; ceci est l’horreur. (Cahier 053 I : 4-5) Images mêlées de la maternité, de la jouissance, de la féminité, opposées à une masculinité vulgaire et rétrograde, avec la prostitution en toile de fond : on trouve dans ce passage des préoccupations sous-jacentes à Fraise-des-Bois, Camouflage ou Bonsoir, Thérèse. En 1928, la rencontre d’Aragon à la Coupole, tant de fois décrite, est donc la rencontre de deux écrivains. Parce qu’elle a lu Le Paysan de Paris et qu’elle a été « frappée par la poésie de cette prose merveilleuse », comme elle le dit dans ses souvenirs sur Maïakovski (Triolet 1975 : 65-66), elle souhaite en rencontrer l’auteur. Aragon correspond à l’homme idéal dont elle discutait le soir avec son amie d’enfance Nadioucha (Nadia Kerkoff) : ( # % $ + # $ # #' , # $ # ' / Mais il me semble que ce serait bien d’épouser un homme avec lequel il serait possible de travailler ensemble. Ce doit être formidable. (Cahier 017 : 29v°) Elle a donc déjà, toute jeune, une idée moderne du mariage et du couple, idée qu'elle réalisera, non sans mal. Car Aragon n’échappe pas à l’idéologie dominante. Si les surréalistes ont une haute idée de l’Amour, s’ils idéalisent la femme, comme les Romantiques, elle reste encore la « femme aux épaules de champagne » (André Breton) et non une égale qui travaille. Pourtant, Nancy Cunard, qu’Aragon revoit après 1928, travaille d’une certaine façon : elle a créé sa propre maison d’édition, Hours Press ; Lena Amsel, l’autre amour d’Aragon, est danseuse. Mais Elsa Triolet va avoir du mal à se faire reconnaître et respecter comme femme libre et écrivaine. D’un côté, elle 7 Et non le « centre » comme indiqué dans Triolet 1998 : 398. Marianne Delranc-Gaudric 180 regrette sa liberté solitaire et confortable de l’Hôtel Istria ; elle écrit le 8 avril 1929 : - # . + ' / # + + #' 0 % #' / Que faire ? Nous sommes toujours à deux. Je n’ose même plus penser, quand je suis à côté de lui, comme si l’on pouvait deviner les pensées. Bref, il m’empêche de penser. (Cahier 053 : 150) Elle craint ses infidélités, son instabilité : « - # ! / C’est un beau garçon, une prima donna. » (ibid. : 148) Elle envisage même de quitter Paris définitivement et de retourner à Moscou avec Maïakovski (ibid. : 146). Mais peu à peu, comme l’indique son journal, les instants de bonheur prennent le pas sur le désespoir, ce que seules la persévérance et les concessions réciproques semblent avoir permis à ces deux êtres désespérés et habitués à vivre libres. Le couple est donc une construction, où l’identité de l’un et de l’autre se font jour progressivement. Elle écrit le 30 mai 1929 : 1 # ' 2 # % $ + $ * ! * ' + + ' 0 # ' 0 #+ $ + $ # + # 3 + * . ( ! * * ' - ( ' / Je vis à l’atelier. J’ai emménagé, cousu des rideaux, planté des clous, réparti les affaires dans des tiroirs. Toujours à deux, toujours. Le bonheur. Avec ou sans argent, en bonne santé ou malade, le bonheur, toujours. Il m’aime, que vouloir de plus ? Aucun étranger, ni homme ni femme. À part Nancy. (ibid. : 145) Toutes ces difficultés, ces souffrances et ces luttes, sont à la source de l’écriture de Bonsoir, Thérèse dont le manuscrit n’est pas séparé de celui de Camouflage. Poussant plus loin la logique de Camouflage, Bonsoir, Thérèse est un roman à géométrie variable, fondé sur l’idée d’un thème et de variations, comme l’indique le manuscrit : 45 & 4 6 $ # # ' 1 $ # + # # ! ! 78 $ 9 : ( # $ # + + ! + $ # ' / « Thème et variations » : la vie d’un être telle qu’elle est - c’est le thème. La vie d’un être telle qu'elle aurait pu être si, dans quelque circonstance, il s’était comporté autrement (si je n’avais pas quitté Moscou). Non seulement sa vie aurait été différente, mais l’être lui-même, sa psychologie, ses convictions, sa santé, ses principes, son œuvre. (Cahier 013 : 26v°) Le roman est donc une exploration des potentialités de la vie (et notamment de celle de l’auteur). Bonsoir, Thérèse met en scène un personnage virtuel, aussitôt perdu qu’entrevu : c’est un prénom entendu fortuitement à la radio, une violoniste aperçue dans le métro, une femme élégante du « bal nègre », une habituée du bar du Dôme, une femme adulée dans une loge de gala, une acrobate extraordinaire, et encore Anne-Marie-Thérèse Favart, puis la clocharde sur L’élaboration de l’identité féminine 181 son banc dans l’Épilogue, que l’on imagine morte dans la maison d’ateliers de la rue Campagne-Première… Son identité est multiple, variable, incertaine ; la question « Était-ce Thérèse ? » revient sans cesse ; aucune des femmes entrevues ne correspond totalement au personnage ; la narratrice poursuit sa quête, passe de l’une à l’autre, tisse des liens, et Thérèse est en réalité toutes ces femmes à la fois et la narratrice elle-même : « J’ai vécu trente-six destinées et mille morts. » (Triolet 1938 : 156) L’écriture de Bonsoir, Thérèse s’accompagne d’une réflexion simultanée sur la féminité, d’un éloge des femmes, d’une revendication féministe tournée vers le futur : Les femmes, c’est l’avenir du monde. 8 Leur force n’est pas découverte, mais est-ce que l’électricité a toujours été connue ? 9 Elle remuera encore des montagnes, cette force, faite d’amour, d’instinct, d’énergie, de leur intelligence dont on ne sait encore rien et qui est toute de sorcellerie parce que nous ne la comprenons encore pas. Pas des amazones - des femmes les plus ‘femmes’, seins, cheveux longs, fragilité et douceur…Et puissance. (Cahier 053 : 6-7) L’avant-texte de Bonsoir, Thérèse comporte également des feuillets écrits en réaction à des critiques concernant la « page de la femme » de Ce soir, à laquelle elle collaborait ; le ton y est cinglant : En allemand on dit - Mensch En russe on dit - Tcheloviek, En français on dit - Homme, c’est à dire que l’espèce humaine est toujours représentée par un homme et non un être humain qui pourrait être homme ou femme. […] L’être humain, c’est tout le monde, c’est moi. Je le regarde dans la rue, je vois des camarades d’infortune, nous sommes solidaires - […] L’humanité se partage selon les uns - en classes, […] selon d’autres - ce sont les races qui s’opposent, pour d’autres encore les religions […] D’autres encore voient - les hommes et les femmes. Mais dans la vie, ils […] sont dressés les uns contre les autres dans une autre lutte. Les femmes opprimées comme le reste de l’humanité et ayant encore devant soi l’autre ennemi - l’homme. [Et je ne parle pas de] <Pas> celui qui fait la traite des blanches, mais [de] nos maris. Des hommes de bonne volonté, aux idées avancées, particulièrement sur les femmes. Et qui <se conduisent> à notre sujet comme au Moyen-âge. Cette mise en cause des hommes, même les plus « évolués » est directement liée à son expérience. En particulier, au moment où elle se lance, un peu contrainte et forcée, dans l’écriture en français (Camouflage a été mal accueilli 8 Aragon reprendra cette formule, beaucoup plus tard, dans Le Fou d’Elsa, formule qui est presque devenue un proverbe. 9 Elsa Triolet utilise cette formule dans Camouflage au sujet de Varvara. Marianne Delranc-Gaudric 182 par une partie de la critique soviétique et son reportage, Colliers, refusé à la publication en tant que livre), Elsa Triolet ne reçoit au début aucun encouragement d’Aragon : Tu aurais pu m’aider en prenant parti, en me disant : ‘écris ! ’ Mais tu ne voulais pas le dire, tu ne savais rien de ce que j’écrivais, tu ne connaissais pas le russe, et tu craignais le pire. Tu ne me faisais pas confiance sur ma bonne mine, et je t’en voulais. (Triolet 1964 : 30) C’est donc aussi pour s’affirmer aux yeux d’Aragon et contre ses préjugés, qu’elle se met à écrire en français la nouvelle « Une Vie étrangère », dans la lignée de Camouflage : Et quand j’ai recommencé à écrire, c’était contre toi, avec rage et désespoir, parce que tu ne me faisais pas confiance. J’allais essayer d’écrire en français, pour que tu me dises : écris ! - ou, n’écris pas ! ; en connaissance de cause. (ibid. : 31) En cette première moitié de vingtième siècle, il y a peu de femmes romancières et celles qui sont reconnues ont dû s’imposer au prix, souvent, de bien des souffrances, comme Colette par exemple. Aragon a regretté son aveuglement, comme en témoigne ce qu’il écrit dans l’Œuvre poétique : « Et moi le sourd… Et moi l’aveugle ! » (Aragon 1975 : 221) ; ce n’est qu’en juillet 1937 (Aragon 1977 : 364-367) qu’Elsa, gravement malade, lui raconte « bien des choses » qui sont à la source de ses romans, et lui « avoue » (le mot est d’Aragon ! ) qu’elle a commencé à écrire en français. Dans l’« Après-dire », Aragon affirme que Blanche ou l’oubli a été écrit en partie pour « avouer » (à son tour ! ) son aveuglement à Elsa Triolet (Aragon 1971 : 217). Une lettre du 29 mars 1938 d’Elsa à Lili témoigne de cette lutte pour être reconnue d’Aragon: Je suis terriblement contente que Camouflage 10 t’ait plu. Je me suis un jour disputé avec Aragon et, de rage, j’ai traduit un petit bout de ce qui n’est pas passé dans l’Almanach. Je l’ai envoyé à Cassou pour Europe (la revue), j’ai reçu une réponse enthousiaste et aujourd’hui, j’ai déjà les épreuves ! Cela sortira dans le numéro de juin 11 (si nous vivons jusque-là ! ). Sur mon élan, j’ai écrit une nouvelle, directement en français ; 12 Aragocha est terriblement ému, il dit que c’est remarquable, que cela ne ressemble à personne ! (Brik-Triolet 2000 : 119) Cette motivation se retrouve encore dans ses écrits de la guerre : Alexis Slavsky, peintre et Cahiers enterrés sous un pêcher, nouvelles écrites en parallèle d’août 1943 à avril 1944, comportent toutes deux un même texte 10 Il s’agit en réalité de la première version de Bonsoir, Thérèse, conçue d’abord comme un prolongement de Camouflage en langue russe. (n.d.e.) 11 « Une Vie étrangère (fragment) » est paru dans Europe, n° 186, 15 juin 1938, p. 215-241 (Paris, Ed. Rieder). (n.d.e) 12 Probablement « La Femme au diamant ». (n.d.e.) L’élaboration de l’identité féminine 183 autobiographique, commençant par ces mots : « Oui, cette fois-ci, je voudrais écrire pour plaire à un homme, user de l’écriture comme d’un moyen de séduction. » (Delranc-Gaudric 2000 : 129-144) Schéhérazade, disait Aragon… Mais l’écriture est aussi un moyen de conforter sa propre féminité et de se materner elle-même : toujours dans les circonstances tragiques de la guerre, elle écrit au début de Cahiers enterrés sous un pêcher : Je vais écrire pour rien, comme on rêve dans les nuits d’insomnie ou couchée dans un hamac, les yeux au ciel, en regardant filer les nuages. Avant de partir, je brûlerai ce que j’ai écrit mais, en attendant, ce cahier d’écolier me tiendra compagnie, c’est toute mon intimité, toute ma douceur dans cette vie qui n’est que devoir, et je veux bien que cela soit un devoir exalté, il y a des jours où j’ai envie du laisser-aller, d’une main amie, d’une main caressante, de la tiédeur, du plaisir… On me dit forte, courageuse et dure. (Triolet 1945 : 15) Avec la guerre et l’engagement dans la Résistance, l’image de cette femme de l’avenir, entrevue dans Bonsoir, Thérèse, va prendre corps : apparaissent alors Juliette Noël, dans Les Amants d’Avignon, ou Louise Delfort dans Alexis Slavsky et dans Cahiers enterrés sous un pêcher. Avec ces personnages, Elsa Triolet prend le contre-pied de la propagande vichyste antiféministe stigmatisant les femmes qui se sont un tant soit peu émancipées : Parce qu'enivrée d’elle-même, éprise d’action directe, d’ambition personnelle - avocate, docteur, ‘homme d’affaire’ -, la femme a peu à peu été détournée de son rôle éternel […]. Parce qu’elle n’a pu transmettre à son mari, à ses fils, la flamme qu’au plus profond d’elle-même elle n’entretenait plus, la femme française porte aujourd’hui dans la défaite de la France sa part, sa lourde part de responsabilité. (Corthis 1941, cité dans Muel-Dreyfus 1996 : 50-51) Son engagement dans la Résistance se fait aussi contre l’avis d’Aragon qui considérait que, pour elle, écrire était suffisant. Il faut qu’elle menace de le quitter pour qu’il l’accepte ; « l’essentiel de cette histoire », déclare-t-il plus tard à F. Crémieux est que Elsa m’avait arraché mes lunettes masculines, ces préjugés de l’homme qui, sous prétexte d’assumer toutes les responsabilités du couple, confine la femme à n’être que sa femme, son reflet. (Aragon 1964 : 99-100) Pendant la guerre, elle agit donc tantôt avec Aragon, tantôt seule, ou avec d’autres résistants - effectuant par exemple un reportage dans les maquis du Lot pour Les Lettres françaises. Aragon la soutient dans cette démarche et développe, dans ces années-là, sa réflexion sur la femme, comme en témoignent Les Yeux d’Elsa. Ces activités lui valurent - chose méconnue - d’être décorée de la médaille de la Résistance (deuxième et seule décoration créée par de Gaulle pendant la guerre, avec l’Ordre de la Libération), par décret du 11 mars 1947. Peu de femmes écrivains ont obtenu cette décoration. Marianne Delranc-Gaudric 184 En 1948, à l’occasion de la journée internationale des femmes, Elsa Triolet publie un article dans Les Lettres françaises sur la « dignité de la femme ». Elle y prolonge une réflexion amorcée dans les années vingt sur le sexisme du langage, et y synthétise ses réflexions: « le même mot accolé au mot femme ou au mot homme prend une signification différente» écrit-elle. « Un homme honnête est celui qui ne vole pas, une femme honnête est celle qui n’a pas d’amant. » Or, la dignité de l’homme n’est pas autre chose que la dignité de l’être humain, êtrefemme ou être-homme. Les femmes se sont battues dans cette guerre pour la dignité de l’homme, pour ne pas vivre à genoux, pour que l’homme n’ait pas à essuyer de crachats sur son visage, dans ce combat elles ont subi la prison, le martyre, la mort… Et elle poursuit, avançant des idées et revendications progressistes et féministes: La ‘dignité de l’homme’ chez la femme, la dignité de l’être humain est, comme pour l’homme, dans sa liberté, son indépendance, son droit au travail, ses droits et devoirs de citoyen, de citoyenne. Croyez-vous que j’enfonce des portes ouvertes ? Que je prêche devant des convaincus ? À l’usage, ces convictions ne sont chez les hommes que des fauxsemblants. La dignité de la femme en tant qu’être humain demande en premier lieu que la poussière des siècles soit enlevée de la tête des hommes. (Triolet 4 mars 1948 : 1) Cette « poussière des siècles », Elsa Triolet a contribué à l’épousseter, non sans mal. Petite fille malvenue, incertaine ; jeune architecte puis romancière en son pays ; obligée de changer de langue et de conquérir un nouveau public en surmontant l’indifférence ou la méfiance de l’homme qu’elle aimait, Elsa Triolet s’est transformée, poussée par les circonstances, mais aussi à force de courage et d’intelligence, en une femme émancipée et créatrice. C’est la Résistance qui lui a donné son assise et a favorisé la naissance de personnages féminins moins évanescents, plus affirmés que ceux de ses premiers romans. Ainsi, Elsa Triolet a contribué, avec d’autres, à élaborer un nouveau type de féminité, dans la lignée de Tchékhov, que l’on retrouve dans ses œuvres d’après-guerre, et qu’Aragon s’attachera à célébrer tout au long de sa vie. Bibliographie (avec des sources non imprimées) Elsa Triolet, Cahier 062 : journal 1912-1913 Elsa Triolet, Carnet 052 : 1924-1926 Elsa Triolet, À Tahiti, Paris 1964 (édition originale : 1925). Elsa Triolet, Cahier 017 (Fraise-des-Bois). L’élaboration de l’identité féminine 185 Elsa Triolet, Fraise-des-Bois, Paris 1974 (édition originale : 1926). Elsa Triolet, Cahiers 040, 015, 039 (Camouflage) Elsa Triolet, Camouflage, Paris 1976 (édition originale : 1928). Elsa Triolet, Cahiers 013 (Camouflage et Bonsoir, Thérèse), 054 (Bonsoir, Thérèse), 053 (Bonsoir, Thérèse et journal 1928-1929). Elsa Triolet, Bonsoir, Thérèse, Paris 1964 (édition originale : 1938). Elsa Triolet, Cahier 142 (Cahiers enterrés sous un pêcher). Elsa Triolet, Cahiers enterrés sous un pêcher, Paris 1965 (édition originale : 1945). Elsa Triolet, La Dignité de la femme, dans : Les Lettres françaises, 4 mars 1948. Elsa Triolet, Du point de vue de l’aïeule, dans : Les Lettres françaises, 15 mai 1968. Elsa Triolet, * ! ; , dans V. Majakovskij, Memoirs and Essays, Stockholm 1975. Maïakovski - Elsa Triolet, ) + ''' / Cher oncle Volodia… Correspondance 1915-1917, Stockholm 1990. Lili Brik - Elsa Triolet, Correspondance, Paris 2000. Aragon, Entretiens avec Francis Crémieux, Paris 1964. Aragon, Après-dire, dans Europe, n° 506, juin 1971, 214-222. Aragon, 1935, dans Œuvre poétique, Paris 1975, 207-225. Aragon, Elsa, dans Œuvre poétique, Paris 1977, 351-373. Lili Brik, Avec Maïakovski, Paris 1980 (édition originale : 1978). Victor Chklovski, Zoo, Paris 1963 (édition originale : 1923). Marianne Delranc-Gaudric, La genèse de Camouflage, dans : Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet, n° 3, 1991, 37-81. Marianne Delranc-Gaudric, Victor Chklovski : Lettre inédite à Elsa Triolet, dans Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet, n° 4, 1992, 40-51. Marianne Delranc-Gaudric, Cahiers enterrés sous un pêcher : des racines aux fruits, dans Elsa Triolet - Un écrivain dans le siècle, Actes du colloque international 15- 17 novembre 1996, ouvrage coordonné par Marianne Delranc-Gaudric, Paris 2000, 129-144. < = 1 / Victor Chklovski, Sur Maïakovski, dans : Ils étaient une fois, Moscou 1964. Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, Paris 1996. Geneviève Chovrelat-Péchoux Elsa Triolet, écrivain ou écrivaine ? Les pratiques discursives sont révélatrices d’une société et de ses représentations. L’hexagone pour lequel, dès la Révolution française, l’individu citoyen est masculin, se démarque, dans l’espace francophone, par sa difficulté persistante à féminiser certains noms de métiers. Le monde littéraire n’échappe pas à ces réticences. Le cas d’Elsa Triolet qui, en France, à l’épreuve du feu a été reconnue « écrivain de la Résistance », est symptomatique des contradictions de l’individualisme libéral hexagonal. Première femme française à recevoir le prix Goncourt, Elsa Triolet, née en 1896 à Moscou, nous invite à nous interroger sur le genre et la représentation de la féminité tels que la romancière, passée de la langue russe à la langue française, les a appréhendés dans sa culture, sa vie et son œuvre. 1. « Il n’y pas de grandes femmes » Elsa Triolet, Ella Kagan pour l’état civil russe, appartient à une famille d’origine juive, aisée, passionnée par les arts… Les parents, en bons Moscovites, 1 ont eu le souci de donner à leur fille une solide éducation qui lui a permis, grâce à la transmission des savoirs scientifiques, linguistiques, littéraires, artistiques, de se construire en tant qu’être pensant, dans un système cognitif où la différence des sexes n’a donné lieu à aucune discrimination d’apprentissage. 1.1. La jeune fille et la culture Ella Kagan a grandi auprès de parents aux goûts artistiques très prononcés. Sa sœur aînée, Lili, doit son prénom à l’enthousiasme du père pour Goethe « en l’honneur de Lili Schönberg, la fiancée du poète » (Brik / Triolet 2000 : 8). Toutes les histoires racontées par Elsa Triolet s’inscrivent dans ce 1 « Le niveau d’éducation avait à Moscou une valeur socioculturelle spécifique : c’est la richesse de sa vie scientifique, littéraire et artistique qui assura à Moscou la conservation de sa dimension de capitale […] De là découla l’intérêt général de la société moscovite pour tout ce qui était lié, de près ou de loin, aux sciences et à l’éducation. » (Nossov 2007 : 616) Geneviève Chovrelat-Péchoux 188 « Dichtung und Wahrheit de Goethe » (Triolet 1964 : 19). Elena, sa mère, lui donne la musique au quotidien avec ferveur : Notre maison était une maison de musique. Les murs, les vitres, les meubles étaient saturés, imbibés, lourds de sons. Ma mère, excellente pianiste, réunissait des quatuors, des trios, ou alors c’était (sic) les deux pianos qui marchaient, à quatre ou huit mains. […] Ma mère allait à Bayreuth, en pèlerinage, comme les fidèles vont à La Mecque. (Triolet 1957 : 15-16) De l’univers familial très cultivé aux meilleures écoles, Ella reçoit l’éducation d’une jeune fille d’excellente famille. Malgré les discriminations subies par les Juifs dans la Russie tsariste, son collège lui permet de fréquenter l’aristocratie et même de chanter lors d’une visite du tsar. Elle manifeste un vif intérêt pour les études, une curiosité intellectuelle tant pour les sciences que les lettres ; elle réussit brillamment, comme en témoigne sa sœur : Elsa était une enfant très douée et très tenace. Elle ne faisait jamais les choses à moitié. Au lycée, elle préparait tout avec le plus grand soin, ce que je ne suis jamais arrivée à faire. Elle étudiait la musique chez les Gnessine, sans enthousiasme particulier mais avec détermination. […] Elle faisait tout à fond. Elle obtint son diplôme au lycée avec la médaille d’or, et celui de l’Institut d’architecture avec le maximum de voix. (Brik 1978 : 14) Pourtant, Ella n’échappe pas à l’air du temps ; il y a en elle quelque chose de Natacha, la petite comtesse Rostov de Guerre et Paix qui rêve au prince Andreï Bolkonski. Son journal de jeune lycéenne montre une appartenance de sexe surtout « par transmission horizontale, c’est-à-dire avec ses pairs » (Monnot 2009 : 8) : toutes ses condisciples, comme elle, baignent dans un romantisme littéraire, marqué par un désir obsessionnel d’un amour qu’Ella cherche dans tous les jeunes gens qu’elle croise. Aussi se sent-elle seule, sans amour, lors de la fête de fin d’études, malgré la note maximale obtenue : J’ai achevé mes études secondaires avec la médaille que j’avais tant désirée, puis qui m’est devenue indifférente. Aux examens, j’ai eu une chance inouïe, et maintenant, j’ai un peu peur : cela va être le tour de la malchance. Je suis à la fois contente et un peu gênée d’avoir eu des « cinq » partout. […] Presque tout le monde avait son cavalier ou sa cavalière, pas moi, c’est sans doute pour cela que je me suis embêtée. (Triolet 1998 : 75) Sans amoureux attitré, l’adolescente cultivée et grande lectrice s’interroge sur le destin des femmes et note, le 12 décembre 1913, ce qui lui semble une contradiction personnelle : choisir l’amour ou l’art. Est-il vrai que pour devenir un grand artiste, il faut aimer son art par-dessus tout ? Je le crois. Il faut l’aimer über alles, ne l’aimer que pour lui-même et non pour la gloire, la célébrité, pour prouver « qui l’on est » (mein Fall). […] Y a-t-il rien qui pourrait m’absorber totalement ? Non, Dieu m’a donné le désir d’amour, a créé mon âme pour l’amour, mais ne m’a pas donné un corps fait pour l’amour. Peut-être toutes les femmes sont pareilles en cela et que c’est pour cette raison Elsa Triolet, écrivain ou écrivaine ? 189 qu’il n’y a pas de grandes femmes, de femmes de génie. On ne peut en même temps aimer et se consacrer à l’art, je le sens maintenant tout à fait clairement, intensément. Je crois que si j’avais besoin de gloire, ce ne serait pas pour la gloire, mais comme remède contre mon culte de l’amour. (Triolet 1998 : 134) La formule « remède contre mon culte de l’amour » trahit et traduit la force de la tension entre sa culture, qui l’amène à nourrir des aspirations artistiques incompatibles avec l’intégration des normes d’une identité sexuée qui la conduisent à accepter l’amour comme vocation féminine et la suprématie masculine dans l’art. 1.2. La jeune fille et l’amour La brillante élève rêve d’amour, du prince charmant qu’elle essaie de trouver dans de multiples flirts ou de simples conversations amoureuses avec des jeunes gens de son âge. Les premières pages de son journal témoignent de sa très grande culture mais aussi d’une préoccupation sentimentale obsessionnelle : trouver le grand amour. Je commence à me demander si j’ai raison de vouloir rester une honnête fille… Non, ce sont des bêtises, l’amour viendra, la passion, et rien n’y fera, mais en attendant, cela n’a aucun sens de se salir. Sur le moment, c’est le plaisir, mais au matin, le dégoût. On pourrait croire que je ne parle pas de caresses somme toute innocentes, mais d’autre chose… Le principal, c’est que je n’ai pas encore trouvé d’amateur. Est-ce que je ne plais pas ou est-ce ma réputation de sévérité qui me protège ? Par moments, cela me chagrine, à d’autres, je suis contente. (Triolet 1998 : 75-76) Si elle dissèque avec un plaisir non dissimulé les désaccords qui vont jusqu’à la culpabilisation entre son éducation de jeune bourgeoise et sa sensualité, c’est que l’écriture, déjà, permet une sublimation inconsciente. Dans ces pages de jeunesse perce une conscience aiguë de la banalité laissant deviner la romancière qu’elle deviendra, celle des creux de la vie : Oui, il est surprenant de voir à quel point, sous ma plume, toutes mes aventures de l’été (j’ai écrit tout à fait involontairement « aventures », je voulais dire « relations » c’est au point que je m’en veux) sont monotones. (Triolet 1998 : 98) Ella s’inquiète de n’être point aimée et cette inquiétude est renforcée, dans le cercle familial même, par son aînée, très belle et toujours entourée d’une cour d’admirateurs au point que l’adolescente délaissée nourrit des doutes sur sa féminité. Sa solitude de cadette en est plus forte. Elle grandit avec ce sentiment ambigu d’admiration et de détestation ponctuelle de sa sœur. Comme d’habitude, au cours du dîner, Lili n’a prêté aucune attention à ce que je disais. Cela m’a beaucoup agacée, je craignais que les autres s’en aperçoivent, et après, elle s’est mis en tête d’aller au « Chez Maxime ». Quel égoïsme. Elle sait Geneviève Chovrelat-Péchoux 190 que je ne peux pas y aller, qu’une soirée comme celle-là était pour moi exceptionnelle, mais elle a tout de même emmené tout le monde et m’a laissée seule. J’ai eu tort de partir aussitôt avec papa et maman. J’aurais pu rester et peutêtre qu’après, quelqu’un serait venu me trouver mais, en fait, ils étaient tous en train de dîner. J’espérais un peu que Mara me raccompagnerait. (Triolet 1998 : 128-129) Le dépit de l’adolescente à laquelle l’aînée renvoie son insignifiance ne dure jamais, même si elle est consciente de la séduction qu’exerce Lili sur la gent masculine : « Mara n’aime que Lili en moi, il n’a aimé que notre extraordinaire ressemblance. » (Triolet 1998 : 55) La petite sœur admire si profondément la grande que cette dernière est son modèle de féminité, plus même, la référence dans le rapport qu’elle voudrait avoir aux hommes. « Un jour, j’ai dit à Mara que je n’épouserais qu’un homme qui me placerait aussi haut qu’il place lui-même Lili. Il ne m’a rien répondu, il savait sans doute que j’avais raison. » (Triolet 1998 : 121-122) Avec ses condisciples, face à Lili, Ella Kagan est en proie à un souci de femme, croit-elle : l’amour. Soif d’absolu et désir physique l’obsèdent. Son identité féminine passerait-elle par l’amour, cet amour tant désiré mais néfaste à une vocation artistique ? C’est ce qu’elle semble croire mais dans une « intranquillité » qui ne la laisse jamais en repos. Être aimée comme Lili, la femme par excellence, Ella l’espère ! Mais son esprit tourmenté, qui balance entre amour et art, ne peut se satisfaire de ce chemin qui lui paraît tout aussi impossible que banal. Lili, égérie des artistes et intellectuels d’avant-garde, au mari exceptionnel qu’elle a épousé en 1912, n’est pas une grande femme… L’adolescente sent qu’il y a quelque chose qui ne lui convient pas. Quoi ? Elle ne le sait pas, mais sa culture lui permet de mettre à distance cette représentation normative de la femme. Elle se voit certes pathétique, mais en même temps banale dans ses émois de jeune coquette séductrice, découvrant le plaisir des sens chatouillés et les limites d’une audace toujours retenue par l’éducation des filles. Malgré sa soif d’amour, la jeune diariste s’alarme de l’exclusion des femmes de l’art et reste dans une incertitude identitaire que les soubresauts du cœur vont bousculer. 2. Entre amour et mariages : la littérature 1915 est une année terrible pour la jeune Ella : son père décède prématurément et l’élu de son cœur, le poète Vladimir Maïakovski, tombe amoureux de Lili. Elsa Triolet, écrivain ou écrivaine ? 191 2.1. Une blessure matricielle Une fois de plus Ella s’efface devant son aînée qui devient la compagne de Maïakovski. Seules ses lettres au poète suggèrent la blessure. Cher Vladimir Vladimirovitch, Lili est arrivée, nous avons parlé de vous. Je me suis rappelé le bon vieux temps, j’ai eu très envie de vous voir ou au moins de vous écrire. Quel dommage que vous soyez devenu un étranger, que vous n’ayez rien à faire de moi. J’ai même peine à y croire, mais c’est l’habitude entre Lili et moi, nous n’avons pas d’amis communs. (Triolet 1998 : 145) Il n’y a pas de journal pour cette douloureuse année 1915 mais une évocation beaucoup plus tardive de ces événements dans un ouvrage destiné à faire connaître le poète russe à un public français, publié en 1957. Cette anthologie, « choisie, traduite, commentée par Elsa Triolet » est précédée de Souvenirs. Elle y parle du poète et… d’elle-même. C’est une présentation, qui tait la blessure secrète, inaudible hormis pour les intimes, indicible également. En revanche, sa relecture des événements après toutes ces années passées, fût-elle « édulcorée » (Desanti 1994 : 27) ou pudique - et peu importe ! -, permet de mesurer le chemin qui sépare la jeune Ella Kagan, en proie aux doutes sur sa féminité, de la femme de lettres de 1957. Un itinéraire de plus de quarante années de la vie d’une femme désormais célèbre. Faut-il vraiment s’étonner d’un changement de point de vue ? Laissons l’écrivaine canadienne Gabrielle Roy répondre, elle qui a aussi vécu en deux langues et deux cultures et qui a saisi l’étrangeté inhérente aux différentes périodes d’une vie dans son autobiographie La détresse et l’enchantement : Je peux parler d’elle sans gêne. Cette enfant que je fus m’est aussi étrangère que j’aurais pu l’être à ses yeux, si seulement ce soir-là, à l’orée de la vie comme on dit, elle avait pu m’apercevoir telle que je suis aujourd’hui. De la naissance à la mort, de la mort à la naissance, nous ne cessons, par le souvenir, le rêve, d’aller comme l’un vers l’autre, à notre propre rencontre, alors que croît entre nous la distance. (Roy 1984 : 80) Dans ses Souvenirs, Elsa Triolet insiste sur ce qui est essentiel pour la femme de lettres qu’elle est devenue : la littérature. La jeune fille romantique qui hésitait entre l’amour et l’art s’est effacée depuis longtemps pour laisser place à la femme qui a choisi l’art. Son « remède au culte de l’amour », Elsa Triolet l’a trouvé, c’est la littérature. L’amour pour Vladimir Maïakovski s’est transformé en une admiration pour le poète dont l’œuvre, suggère-telle, marque les jours qui ébranlèrent la vieille Russie : Il nous fallait un nouveau tremblement de terre et ce tremblement de terre était Maïakovski. Mais ceux de ma génération qui avaient senti l’emprise de la poésie Geneviève Chovrelat-Péchoux 192 de Maïakovski étaient des pionniers, avec toute la passion, l’endurance et la résolution de vaincre, propres aux pionniers. Je parlais de la poésie de Maïakovski chaque fois que l’occasion s’en présentait, je discutais, je la défendais à en devenir aphone, comme les candidats pendant une campagne électorale ! Je voulais prouver, démontrer, avec toute l’exaltation d’une moins de dix-sept ans et qui croit que la poésie est la grande affaire de la vie, ce qui était lumineux pour moi - son génie. (Triolet 1957 : 20) Avec le recul, elle explique sa farouche détermination par son extrême jeunesse en une expression ambivalente « une moins de dix-sept ans » où le « moins » connote la fougue mais aussi l’errance de jeunesse. L’engouement pour l’œuvre demeure ; quant à l’amour, il n’en est question publiquement que par le truchement de la littérature. Son admiration, qu’elle veut faire partager au public français, laisse percer la confusion des sentiments tandis qu’elle rappelle que c’est elle qui a ouvert les yeux à ses proches sur le génie du poète qui s’est suicidé en 1930. Le milieu de Lili, des Brik, avait un fort préjugé contre la poésie de Maïakovski, d’ailleurs sans la connaître. Là comme ailleurs j’avais beaucoup bataillé, j’ai beaucoup crié et expliqué avant qu’on lui ait enfin permis de dire ses vers. Mais alors l’adhésion à sa poésie fut complète. Je me rappelle la première lecture de La Guerre et l’Univers, dans l’appartement de Lili, à Petrograd, en 1916. Victor Chklovski, sanglotant, la tête posée sur le piano, l’espèce de frisson collectif, celui que provoque le tambour devant une troupe vers le front, ce silence martelé par le pas rythmé, le désespoir, le cœur qui n’est plus qu’une loque… (Triolet 1957 : 36) Ainsi achève-t-elle de raconter cet épisode sur une note où l’intime surgit dans le collectif. Dans ce bouleversement général, il y a le choc esthétique mais aussi le sanglot de Victor Chklovski, l’amoureux éconduit par Ella, ellemême éconduite pour Lili et hantée jusqu’à la fin de sa vie par le suicide de Maïakovski que l’amour de sa sœur n’a pu empêcher … En réaction aux tours que joue la vie, Elsa Triolet a compris que seule la littérature lui permet de composer avec l’inextricable complexité de l’existence et de « supporter l’insupportable » (Triolet 1963 : 319). Cette blessure d’amour, portée par les êtres les plus chers, est matricielle car profonde au point de mener la jeune fille à un travail sur elle-même. Ella éprouve douloureusement que l’amour n’est pas consubstantiel à sa féminité. Malgré l’air ambiant qui borne l’horizon d’une fille au mariage et à l’enfantement, elle comprend que l’amour ne peut combler sa soif d’absolu. 2.2. Les deux mariages Si le grand amour a pu faire rêver la jeune Ella, ce n’est certes pas le cas du mariage qui ne semble pas particulièrement séduisant à la jeune fille Elsa Triolet, écrivain ou écrivaine ? 193 romantique, entourée de domestiques : le care 2 n’a jamais fait partie de son apprentissage de la féminité. Prendre soin d’un mari et d’une maison, ce n’est pas sa vocation. Ainsi dans son journal réagit-elle avec violence à une affirmation d’un jeune homme qui l’a provoquée : Il m’a prédit que je serais une Hausfrau allemande, que je passerais la main dans les cheveux de mon mari, que je ferais des bises sur les lèvres à mes enfants. […] Folle de rage, je lui ai parlé de ma sensualité, mon trait dominant. (Triolet 1998 : 97) En 1913, nous la voyons - certes avec de la réticence - dans une vision duelle et convenue de la femme : épouse ou amante. Mais la jeune personne n’est pas décidée à se laisser asservir par un époux. Dans le journal de la même année, elle énonce clairement que son mari devra la traiter sur un pied d’égalité. Cette affirmation est confortée par une citation empruntée à un ouvrage qu’elle est en train de lire : « Le pire des maris n’est pas celui qui bat, trompe, boit ; c’est celui qui ne croit pas en nous, qui nous juge inférieure à lui. » (Triolet 1957 : 122) Le « nous » féminin n’est pas du ressort de la jeune fille mais de l’auteur cité, car il est impossible à Ella Kagan de penser « nous, les filles » en cette année 1913 tant la comparaison perpétuelle avec Lili la tient, lors de son adolescence, dans une relation ambivalente : affection versus rivalité. Ella Kagan, follement désirée par André Triolet, épouse le Français à Paris en 1919. Cet « adorable fou » - ainsi qualifie-t-elle son ex-époux dans ses Souvenirs sur Maïakovski - lui prouve qu’elle est une femme aimée, pour elle, rien que pour elle. « Petrovich », 3 qui ne supporte pas Lili, l’impose à sa bourgeoise famille, elle, la jeune Russe d’origine juive. Il renonce ainsi, à cause de son mariage, à une partie de l’héritage familial. Un acte fort pour la jeune fille blessée et désireuse de changer, elle qui écrivait cinq années plus tôt : Je voudrais que ma vie s’arrête subitement pour pouvoir la recommencer heureuse et calme. Me laver dans une eau pure, me rincer de tout ce qui fut, puis recommencer à vivre et que tout se passe autrement. (Triolet 1998 : 116) Ce nouveau départ dans la vie, n’étaient les tracasseries administratives et l’air du temps, la guerre, n’est pas exempt de romantisme. Mais comme la petite Natacha de Tolstoï face à son ravisseur, Ella déchante. Une lettre à Lili, datée de 1921, laisse entendre le décalage entre sa vie russe de jeune étudiante fréquentant l’avant-garde artistique et sa vie matrimoniale française, toute de contraintes : 2 Ce concept, utilisé dans les travaux anglo-saxons, désigne aussi bien une certaine disposition affective et/ ou morale qu’une pratique de soin. 3 C’est le surnom russe qu’elle lui a donné. Geneviève Chovrelat-Péchoux 194 André, comme tout mari français, me harcèle parce que je ne lui reprise pas ses chaussettes, ne lui fais pas de beefsteaks et qu’il y a du désordre. J’ai dû me changer en maîtresse de maison modèle et maintenant "j’ai de la propreté, j’ai de l’ordre" Pour tout le reste, absolument pour tout - j’ai une pleine liberté, mais comme ma vie, ici, ne fait que s’arranger, je ne sais encore ce qui arrivera ni comment. Je m’entends bien avec André, maintenant encore mieux qu’au début. (Brick / Triolet 2000 : 31-32) La comparaison « comme tout mari français » en dit long sur sa vision d’une France patriarcale... Madame André Triolet est si peu « Hausfrau » qu’elle quitte son époux l’année même où elle écrit à sa sœur la lettre citée, soit 1921. Son destin de femme n’est pas dans la vie conjugale même dans un pays où la femme, mineure perpétuelle, passe de l’autorité des parents à celle du mari. Ainsi va-t-elle connaître la suspicion sociale à laquelle se heurte une femme seule, de surcroît étrangère. Prostituée ou/ et espionne laisse sous-entendre une lettre anonyme envoyée contre elle à la police (Triolet 1998 : 353). À l’étrangère d’origine juive, au seuil de la Seconde Guerre mondiale, dans l’ambiance xénophobe et antisémite de l’époque, le mariage apporte « un statut social » qu’elle dit avoir perdu dans ses Fragments d’autobiographie quand elle « n’avait plus de mari » (Triolet 1998 : 353). Elle épouse en secondes noces l’écrivain Louis Aragon, le 28 février 1939, après une décennie de vie commune pas toujours facile. La future épouse consigne dans son journal les tracasseries administratives dont la première ligne donne le ton : « Nous nous marions mardi. Il paraît. Témoins : Unik, Sadoul. Avoué, notaire, mairies, actes de naissance, assignations, transcriptions, etc., etc. Mon vocabulaire est inutilement enrichi. Ces mots, je ne veux pas les connaître. » (Triolet 1998 : 332) Le mariage est donné à voir comme un épisode administratif fastidieux presque improbable, aussi bien avant qu’après la cérémonie. « C’est hier que nous nous sommes mariés. J’ai eu toutes les peines du monde à entraîner Aragon qui était au beau milieu de son article et ne voulait pas partir avant de l’avoir fini… » (Triolet 1998 : 336) Les notes en amont du mariage se terminent par une allusion aux derniers vers de Maïakovski que Lili vient de lui faire parvenir et qui dévoilent des préoccupations plus du côté créatif que matrimonial: « J’ai pleuré, j’ai le cœur déchiré. La mystérieuse perfection de ces lignes, de quoi est-elle faite ? » (Triolet 1998 : 336) Les pages suivantes relatent une visite de Clara Malraux et présentent la diariste sans illusion aucune sur le mariage. À six heures est arrivée Clara Malraux. Radieuse. Elle prend une espèce de revanche sur les jours d’humiliation et de malheur par lesquels elle a passé. Elle a un amant, une fille, du travail qui lui donne de l’argent et de l’importance. Et Malraux lui fait comprendre que c’est elle qui compte dans sa vie. Alors… (Triolet 1998 : 337-338) Elsa Triolet, écrivain ou écrivaine ? 195 L’intérêt pour Clara Malraux tout comme pour Greta Tzara (Triolet 1998 : 328) montre, en revanche, une solidarité féminine qui prend racine dans l’histoire personnelle passée, et aussi présente, vécue dans le pays d’accueil auprès d’un homme célèbre. Ses deux mariages ont été un moyen et non une fin, qui marquent son évolution d’un romantisme virginal à un réalisme pragmatique de la maturité. Bonsoir, Thérèse, son premier ouvrage, écrit directement en français, publié en 1938 sous le nom d’Elsa Triolet, signe, à double titre - nouvelles et nom de plume -, la fin des illusions romantiques sur l’amour. Son prénom francisé gomme l’origine juive et le patronyme du premier mari offre, outre la polysémie heureuse du mot, l’avantage de sonner bien français, dans une France plus que méfiante alors à l’égard des étrangers. 4 Cette signature affiche son désir d’intégration mais surtout sa volonté de ne pas rester dans l’ombre du célèbre époux. Par sa manière d’appréhender, de vivre le mariage, Elsa Triolet participe à l’ébranlement de l’institution matrimoniale et aux conséquences de non exclusion des femmes du contrat social. Ainsi, lorsqu’on parle d’elle en référence à Louis Aragon, le lien matrimonial est souvent gommé par l’appellation de « compagne d’Aragon ». Sans doute la muse du poète n’est-elle pas absente dans cette expression mais prévaut ici surtout l’étymologie du mot « compagne », le cum latin évoque celle qui partage les occupations, sans connotation hiérarchique dans le couple. Ce qui est patent lors de la Seconde Guerre mondiale. 3. Guerre et paix : le féminin marginal Si Ella Kagan semble être passée à côté de la Révolution d’Octobre, Elsa Triolet, elle, s’intéresse à la politique et c’est avec consternation qu’elle suit la montée du nazisme et la démission des gouvernements occidentaux. 3.1. « Un écrivain de la Résistance » La compagne d’Aragon entend, dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, ne pas rester passive. Revenir à la nouvelle Les Amants d’Avignon 4 Romain Gary en a témoigné dans La Promesse de l’aube. L’écrivain, né à l’Est lui aussi, raconte avec humour comment l’élève officier qu’il était à l’école de l’air avant la Seconde Guerre mondiale n’a pas été promu, à cause d’une naturalisation trop récente. Il invente, pour ne pas casser l’image maternelle d’une France idéale, une histoire destinée à occulter la suspicion institutionnelle à l’encontre des immigrés. Il a séduit la femme du colonel, raconte-t-il à sa mère, et ce dernier s’est vengé en bloquant sa promotion. Ce mensonge pathétique témoigne de la xénophobie ambiante. Geneviève Chovrelat-Péchoux 196 et à ce que la nouvelliste en dit a posteriori dans la Préface à la clandestinité est révélateur d’une féminité engagée dans la marche du monde et sa mise en question par la littérature. C’est à Lyon, au début de 1943, que j’ai écrit Les Amants d’Avignon, nouvelle parue illégalement, sous le pseudonyme de Laurent Daniel, en octobre 1943, aux Éditions de Minuit, à Paris. La force des événements avait soufflé les destins de toutes les femmes, de tous les hommes et avait mis à nu leur véritable nature. Des circonstances fantastiques avaient révélé les possibilités insoupçonnées des êtres. La vie quotidienne des dactylos, horlogers, apiculteurs, couturières, vendeuses, savants, instituteurs, concierges, le train-train de leur vie, ils le laissaient soudain se muer en danger permanent, prenant des risques insensés jusqu’à l’héroïsme. Les voilà, ces gens ordinaires, devenus chefs de maquis, agents de liaison, les voilà qui abritent des résistants, portent des paquets, cachent des armes, les prennent, se laissent torturer sans flancher, vont à la mort. La dactylo Juliette Noël est une fille comme une autre, banale comme tant d’autres. En temps ordinaire. Mais voilà venir le temps d’apocalypse et Juliette se conduira comme si le péril était la règle habituelle de l’existence et le courage allait de soi. Dans la nuit et le brouillard, il y avait beaucoup de filles banales comme Juliette. (Triolet 1964 : 13) D’emblée, elle met sur le même pied d’égalité le courage des femmes et des hommes entrés en Résistance. Son pseudonyme rend hommage à la communiste Danièle Casanova, grande figure de la Résistance qui, avant la guerre, exerçait un métier rare pour les femmes : chirurgien dentiste 5 . Inscrire le prénom de Danièle comme patronyme masculin équivaut pour Elsa Triolet à un vibrant hommage pour cette femme d’exception, mais la masculinisation qui en découle en fait un hommage paradoxal qui, tout en plaçant l’héroïsme des femmes à hauteur de celui des hommes, éclipse la femme. Ainsi, Marie-Thérèse Eychart note-t-elle que l’auteur inconnu des Amants d’Avignon est pris pour « un écrivain homme » « Laurent Daniel excelle dans la peinture d’atmosphère. Il a su trouver le cadre qui convenait… » (Eychart 1994 : 199) Curieusement dans cette préface écrite vingt ans plus tard, et dont un des objectifs était de prendre date pour la postérité, Elsa Triolet ne donne pas les clés de ce pseudonyme : explication jugée totalement inutile pour une figure de légende ? Volonté de discrétion sur le nom du mari communiste, Laurent Casanova, écarté du comité central en 1961 avec Servin, pour avoir voulu déstaliniser le parti communiste ? Gêne à propos de cette « affaire Servin - Casanova » qui a laissé une pénible impression? Inscription inconsciente dans une écriture de l’Histoire au masculin ? Durant toutes ces années, l’Histoire a été écrite par des hommes 5 À la tête de l’Union des jeunes filles de France, elle militait pour l’égalité des sexes. Résistante infatigable, même à la prison de La Santé, même en camp : elle meurt à Auschwitz en 1943, après avoir contracté le typhus. Elsa Triolet, écrivain ou écrivaine ? 197 au masculin, ce que constate Guylaine Guidez dans la préface à son livre Femmes dans la guerre 1939-1945, publié en 1989. Dans l’extrait de la Préface à la clandestinité cité plus haut, Elsa Triolet évoque dans son énumération métonymique la Résistance par huit métiers : trois sont au féminin, quatre au masculin et le dernier est épicène. Cette énumération de métiers dits « modestes » montre que, plus que la question de genre, c’est la question de classe qui compte. Triolet rappelle la Résistance des humbles, symbolisée pour elle par le parti communiste français, désigné dans Les Amants d’Avignon comme « le parti des fusillés » : A la Libération, cette expression de Célestin a été reprise par le parti communiste et grand a été mon étonnement quand j’ai vu afficher sur les murs cette phrase : Adhérez au « Parti des fusillés » Comme dit un écrivain de la Résistance Et, ensuite, sur la petite carte des adhérents, en 1944, et sur celle de 1945. Peu de gens savent qu’elle vient des Amants d’Avignon et je ne vois pas pourquoi je tairais ce dont je m’honore. (Triolet 1965 : 14) Dans la perception française de l’époque, Elsa Triolet est « un écrivain de la Résistance » et c’est l’expression qu’elle reprend à son compte pour cette Préface à la clandestinité. Que la juive Russe, jusqu’alors traitée comme une étrangère venue de l’Est rouge, se sente honorée, c’est fort compréhensible. La reconnaissance dépasse largement le cadre du PCF puisqu’elle obtient aussi celle du monde littéraire avec le prix Goncourt, pour l’année 1944, décerné en 1945. Elle est la première femme à recevoir cette distinction littéraire, ce qui va rapidement être retournée contre elle. Le prix Femina de la même année, décerné à Vercors qui l’a refusé, a été collectivement attribué aux éditions de Minuit mais a aussi été collectivement refusé. Nous imaginons aisément ce que le prix Femina pouvait présenter de réducteur dans un contexte si particulier, surtout pour une femme dont la nouvelle publiée aux éditions de Minuit donne à voir la Résistance par le truchement d’une héroïne féminine. Les femmes ne sont pas, n’ont jamais été un lectorat privilégié pour Elsa Triolet en une époque où, quand on associe lecture et femmes, le plus souvent, c’est la presse féminine qui domine avec tous ses clichés. Triolet le précise en sa préface, évoquant la même erreur de lecture pour la tragique Martine Donelle de Roses à crédit : « Il faudrait une bonne dose de naïveté, une lecture vulgaire, pour croire que l’auteur et son héroïne, Juliette, relèvent de la presse du cœur. » (Triolet 1965 : 16) L’écrivain femme de la Résistance écrit pour être lue du plus grand nombre. Si le féminin est déformé par la presse du cœur ou invisible, ce n’est pas son fait mais celui d’un pays qui s’est tardivement aligné sur « les autres démocraties occidentales, dont la plupart avait reconnu bien plus tôt les droits politiques des femmes. » (Scott 1998 : 219). L’Européenne qui vient Geneviève Chovrelat-Péchoux 198 d’un pays où les femmes ont pu voter dès 1918 saisit que les Françaises sont des « citoyennes, mais pas encore des individus » (ibid. : 217). 3.2. « Étrange étrangère » Pour échapper à l’ambiance délétère de la Guerre froide, Elsa Triolet songe à un pseudonyme en 1948 pour la publication de L’Inspecteur des ruines. Elle donne une explication idéologique métaphoriquement colorée à son désir de rester masquée sous la signature masculine d’Antonin Blond. La masculinisation de ce pseudonyme envisagé, qu’elle ne commente pas, elle qui n’a pas respecté les standards normatifs du genre, révèle les difficultés de la femme dans le monde des belles lettres. Cette femme très particulière cumule alors toutes les étiquettes rédhibitoires pour le tout Paris littéraire : femme, étrangère, muse d’un poète devenu communiste par sa faute, suppôt des bolcheviques, bourgeoise, épouse sans enfant… Une des Mythologies de Barthes, intitulée « Romans et Enfants », montre bien qu’Elsa Triolet ne coïncide pas au portrait convenu de la romancière véhiculée par la presse féminine : A en croire Elle, qui rassemblait naguère sur une même photographie soixante-dix romancières, la femme de lettres constitue une espèce zoologique remarquable : elle accouche pêle-mêle de romans et d’enfants. […] Qu’est-ce que cela veut dire ? Ceci : écrire est une conduite glorieuse, mais hardie ; l’écrivain est un « artiste », on lui reconnaît un certain droit à la bohème ; comme il est chargé en général, du moins dans la France d’Elle, de donner à la société les raisons de sa bonne conscience, il faut bien payer ses services : on lui concède tacitement le droit de mener une vie un peu personnelle. Mais attention : que les femmes ne croient pas qu’elles peuvent profiter de ce pacte sans s’être soumises au statut éternel de la féminité. Les femmes sont sur terre pour donner des enfants aux hommes ; qu’elles écrivent tant qu’elles veulent, qu’elles décorent leur condition, mais surtout qu’elles n’en sortent pas : que leur destin biblique ne soit pas troublé par la promotion qui leur est concédée, et qu’elles payent aussitôt par le tribut de leur maternité cette bohème attachée naturellement à la vie d’écrivain. […] Un roman, un enfant, un peu de féminisme, un peu de conjugalité, attachons l’aventure de l’art aux pieux solides du foyer. (Barthes 1957 : 56-57) Décalée, Elsa Triolet ! Pourtant, elle se sait femme et l’affirme en comparaisons insolentes. « Dire qu’il y a des femmes qui auraient voulu être des hommes - la plupart. Échanger ma douceur contre leurs poils. » (Triolet 1928-1929 in 1998 : 399) Ce fragment autobiographique se retrouve dans Cahiers enterrés sous un pêcher : « Serais-je une de ces femmes qui regrettent de ne pas être un homme ? Ça me fait penser à Élizabeth, à l’effroi avec lequel elle disait : ‹ Ne pas avoir de seins ! Faire son service militaire ! ... › Mais Élizabeth était un être d’abandon et de fantaisie. » (Triolet 1945 : 349) Elsa Triolet, écrivain ou écrivaine ? 199 L’envie de pénis semble bien loin de ce personnage de fiction, que Triolet affectionne - nous le retrouvons dans d’autres fictions - et qui semble préluder, de manière humoristique, les critiques féministes de la théorie freudienne. Élisabeth affiche de manière jubilatoire « la maîtrise d’un tropplein de plaisir lié au franchissement des frontières de la différence sexuelle » (Scott 2009 : 158). Elsa Triolet reste en marge des luttes féministes. Elle a lu Simone de Beauvoir à laquelle elle fait allusion dans la Mise en mots à propos « du décalage entre les différents secteurs de notre existence. […] Sur le chemin littéraire du même auteur : d’abord Les mandarins, ensuite La femme rompue » (Triolet 1969 : 94). Elle n’évoque pas Le Deuxième sexe, paru en 1949. Son silence sur cet essai et les luttes féministes s’explique par son histoire personnelle et ses contradictions : 1) ancienne méfiance vis-à-vis des femmes, rivales 6 potentielles ; 2) peu d’intérêt pour « l’universalisme imparfait du républicanisme » (Scott 1998 : 226) ; 3) appartenance à l’Union des Femmes françaises 7 , réactionnaire en matière de mœurs, et sa vie privée plus proche des féministes favorables à l’avortement auquel elle-même a discrètement recouru (Bouchardeau 2000 : 57) ; 4) marginalité de la langue maternelle ou « bi-destin ou demi-destin ». Ce n’est pas la condition de la femme qui préoccupe Elsa Triolet mais le suicide de Maïakovski qui hante toute son œuvre, tant il nourrit de doutes : « Je porte en moi la plaie ouverte du suicide de Maïakovski. » (Triolet 1965 : 16) La reprise théâtrale de la première partie de Personne ne m’aime, revient implicitement sur le suicide de Vladimir Maïakovski avec celui de la grande comédienne, Jenny Borghèze, héroïne de la pièce. L’évocation de Pouchkine et le récit de sa mort tissent des liens entre gloire, poésie et politique et amènent le coup de feu de Jenny. « Le danger du génie de Pouchkine, l’atout qu’il représentait pour ceux qui voulaient transformer le monde, explique Raoul, personnage poète qui apparaît dans la version théâtrale, était tel, si grand, que c’est peut-être le tzar lui-même qui a mené l’offensive contre le plus grand poète de toutes les Russies ! » (Triolet 1981 : 28) Comment ne pas entendre Maïakovski quand elle écrit Pouchkine ? Comment ne pas lire un palimpseste à rebours sur la mort brutale du chantre de la Révolution ? 6 Même moribonde, Nancy Cunard, dont Aragon n’entend pas l’appel désespéré, reste « l’amie éclatante et brune » de son compagnon. François Nourissier rapporte le long monologue d’Aragon lors d’une soirée au Stella, le lendemain de la mort de Nancy. « Elsa observait son compagnon avec une attention amicale, résignée, loyale […] dans la lumière blanche du Stella, avec son visage curieux et désolé. Elle regardait autour d’elle. (Nourissier 2000 : 323-324) 7 Issue des comités féminins de la Résistance, l'Union des femmes françaises est créée par un Congrès le 21 décembre 1944. En 1956, la vice-présidente, Jeannette Vermeersch, épouse de Maurice Thorez, condamne le "contrôle des naissances" et l’avortement. Geneviève Chovrelat-Péchoux 200 Mais au-delà des doutes politiques, Jenny, double féminin du poète qui s’est tiré une balle en plein cœur, laisse aussi deviner la difficulté pour la femme étrangère d’être acceptée. Quelles que soient les raisons pour lesquelles un homme a quitté sa patrie - politiques, économiques ou sentimentales - pour l’indigène il est toujours un personnage sans aveu, douteux, louche, coupable de ne pas être à sa place. Un étranger, une étrangère, c’est toujours, au moins, étrange. J’ai même songé, à écrire, jadis, quelque chose qui s’appellerait : Étrange étrangère. (Triolet 1966 : 14) La reprise au féminin du mot étranger après cette énumération péjorative, le titre féminin de ce quelque chose non écrit accentuent la part personnelle de ce « destin traduit » sur lequel pèse partout le soupçon. En URSS, les bureaucrates soviétiques censurent Elsa Triolet et l’accusent en des notes secrètes de « ne pas travailler pour le bien commun » (Balachova 2000 : 101). En France, elle est certes devenue écrivain, mais elle reste une étrangère. Ainsi a-t-elle vécu dans son pays d’accueil la masculinité positive et la féminité péjorative qui lui ont fait préférer l’étiquette française masculine, mais avec le regard distancié grâce à sa langue maternelle qui appréhende différemment cette distinction de genre. Chroniqueuse, critique théâtrale, nouvelliste, romancière, traductrice, Elsa Triolet a féminisé le métier. Pourtant, dans sa pratique d’écriture, elle ne s’est pas désignée par le féminin pour un public français, en un temps où mettre au féminin écrivain n’était pas pensable. Elle a pris acte des contradictions de l’individualisme libéral de son pays d’accueil et a composé avec ses propres contradictions et celles de son compagnon, en un chemin solidaire mais dans la plus haute des solitudes. Lorsqu’elle évoque « le créateur » ou « l’auteur » ou encore « le lecteur » dans La mise en mots, le masculin de la langue française reste, pour elle locutrice native de Russie, un simple générique qui n’assimile pas individualité et masculinité, même s’il est enseigné dans les écoles de France que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Dans son pays natal, le mot écrivain se décline au féminin. Les schémas linguistiques russes expliquent que « l’écrivain de la Résistance » ne se sente pas déféminisée par l’appellation masculine française. Elle se sait - au féminin. Sa langue maternelle la conforte dans son identité féminine d’écrivaine avant la lettre. Bien qu’inscrite dans une hétérosexualité normative, elle a montré que l’avenir de la femme peut être dans la création, sans tribut nécessaire à la procréation, transgressant ainsi la naturalisation de la famille conjugale française, revanche de l’étrangère, qui affiche sa différence. « Pour ce qui est de moi, j’écris en français, mais je suis Russe, une Russe qui écrit en français. » (Triolet 1966 : 15) Féminin singulier majuscule ! Elsa Triolet, écrivain ou écrivaine ? 201 Bibliographie Elsa Triolet, Bonsoir, Thérèse, Paris 1978 (édition originale : 1938). Elsa Triolet, Le premier accroc coûte deux cent francs, Paris 1973 (édition originale : 1945). Elsa Triolet, Personne ne m’aime, Paris 1964 (édition originale : 1946). Elsa Triolet, L’inspecteur des ruines, Paris 1978 (édition originale : 1948). Elsa Triolet, Personne ne m’aime, théâtre (manuscrit annoté par Geneviève Chovrelat en 1981). Elsa Triolet, Souvenirs, Paris 1957. Elsa Triolet, Roses à crédit, Paris 1959. Elsa Triolet, L’âme, Paris 1963. Elsa Triolet, Préface à la clandestinité, Paris 1964. Elsa Triolet, Préface au désenchantement, Paris 1965. Elsa Triolet, Préface à la lutte avec l’ange, Paris 1965. Elsa Triolet, Préface au mal du pays, Paris 1966. Elsa Triolet, La mise en mots, Genève 1969. Elsa Triolet, Écrits intimes 1912-1939, Paris 1998. Elsa Triolet / Lili Brik, Correspondance 1921-1970, Paris 2000. Tamara Balachova, Le double destin d’Elsa Triolet en Russie, dans : Marianne Delranc-Gaudric (éd.), Un écrivain dans le siècle. Actes du colloque international 15-17 novembre 1996, Paris 2000, 93-101. Roland Barthes, Mythologies, Paris 1957. Huguette Bouchardeau, Elsa Triolet, Paris 2000. Lili Brik, Avec Maïakovski, Paris 1978. Dominique Desanti, Les clés d’Elsa, Paris1983. Dominique Desanti, Elsa Aragon. Le couple ambigu, Paris 1994. Marie-Thérèse Eychart, Réception du prix Goncourt 1944, dans : Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet, n° 5, 1994, 197-228. François Nourissier, À défaut de génie, Paris 2000. Romain Gary, La promesse de l’aube, Paris 1960. Guylaine Guidez, Femmes dans la guerre 1939-1945, Paris 1989. Catherine Monnot, Petites filles d’aujourd’hui. L’apprentissage de la féminité, Paris 2009. Alexandre Nossov, L’université de Moscou, dans : Les sites de la mémoire russe, Paris 2007, 614-618. Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement, Montréal 1984. Joan W. Scott, La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris 1998 (édition originale : 1996). Joan W. Scott, Théorie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques, Paris 2009. Léon Tolstoï, Guerre et paix, Paris 2000 (édition originale : 1864-1869). Charles-J. Veyrenc, Grammaire du russe, Paris 1973 (édition originale : 1968). Marie-Thérèse Eychart La construction de l’identité féminine dans les premiers romans en français d’Elsa Triolet Une tradition romanesque solide inscrit l’itinéraire des personnages dans un cadre familial et social nettement cerné. À l’époque où Elsa Triolet écrit ses premiers textes en français, les femmes sont encore largement dépendantes des hommes. Démunies des droits citoyens, elles sont encore peu nombreuses à faire des études et beaucoup de professions leur sont fermées. Parler des femmes dans une perspective réaliste devrait impliquer de se placer dans un tel contexte. Or, Elsa Triolet pratique tout autrement. La place de la famille et donc du milieu social y est des plus réduite, voire inexistante. L’homme - père, mari ou amant - voit sa place coutumière gommée ou subvertie. L’existence des femmes, leurs problèmes, ne sont pas a priori subordonnés à l’homme. Ce sont le plus généralement des femmes seules et marginales qui mènent leur vie hors des normes sociales et morales courantes et s’assument comme telles. Sartre, en son temps, l’avait constaté dans sa critique de Bonsoir, Thérèse : « [J]’ai trouvé quelque chose que je n’attendais pas : un monde de femmes seules. Il y a les familles, il y a les couples et puis il y a les femmes seules. » (Sartre 1939 : 281) Cette focalisation sur ce genre de femmes tient certainement à la vie d’Elsa Triolet. En Europe, dans les années de l’entre-deux-guerres, on voit se multiplier un certain type de femmes libérées de toutes attaches familiales, vivant seule au milieu d’artistes et d’écrivains et qui errent d’un pays à l’autre. 1 Leurs écrits témoignent généralement d’un mal être et d’un sentiment de solitude. Si Elsa Triolet appartient dans une certaine mesure à ce genre de femmes, sa situation de Russe émigrée, liée à l’Union soviétique par son statut de jeune romancière, les articles qu’elle y envoie, ses liens familiaux et amicaux maintenus avec des amis qui avaient pris parti pour la 1 On songe à Djuna Barnes, Nathalie Clifford Barney, Else Lasker-Schüler ou Rosa Chacel et à celle qui les a précédées dans le déracinement et l’exil : Isabelle Eberhardt. Elles n’ont d’ailleurs rien à voir avec un autre type de femmes libres et provocantes, modèles et maîtresses d’artistes comme celles qui hantaient Montparnasse et dont on trouve l’écho dans Camouflage : Kiki et son ami Thérèse Maure (surnommée « Treize » par Desnos), Youki, Jacqueline Barsotti... Marie-Thérèse Eychart 204 révolution augmentent sa marginalité. Suspecte aux yeux des Français, même si la vie politique n’entrait pas dans ses préoccupations, 2 elle fit l’expérience douloureuse du rejet et de la solitude. Cette expérience fondamentale marqua d’une empreinte définitive ses écrits, non seulement par la place accordée aux étrangers dans sa littérature, mais surtout par l’éclairage qu’elle projette sur ses personnages et principalement les femmes. Dégagés des caractéristiques personnelles de la romancière mais soustendus par ses angoisses profondes, ses personnages, au travers des situations les plus diverses, vivent un sentiment identique de marginalité et d’inadaptation. Les femmes, victimes des représentations sociales oppressives et aliénantes, sont d’autant plus fragilisées. Dans ses premiers romans en langue française, Elsa Triolet met en place d’une façon désormais pleinement maîtrisée, un système de représentation de l’identité féminine dont les éléments avaient été ébauchés dans ses œuvres de jeunesse en russe. 1. La femme face aux stéréotypes sociaux : l’affirmation de sa liberté Ainsi définis, les personnages féminins d’Elsa Triolet ont un comportement qui, ne répondant pas aux normes sociales, est une cause de scandale ou d’incompréhension qu’ils doivent assumer. Jenny 3 en fait très tôt l’expérience. Différente, dans une société où l’on n’admet la différence de l’artiste qu’à condition qu’il se soumette à un ordre convenu, elle souffre de se voir poursuivie par des haines, incompréhensibles pour elle, qui se manifestent par l’envoi de lettres anonymes révoltantes. Leurs termes - « des ordures dans ton genre, des putains internationales n’ont rien à voir avec notre France » (Triolet 1947 : 103) - sont symptomatiques d’un état des mentalités que seule la femme est amenée à subir quand des injures mêlent les mœurs et la politique. Les conventions sociales sont partout présentes, même chez les amis les plus chers ; ainsi, Anne-Marie, 4 dépouillée de toute attache, 2 Aragon disait que, lorsqu’il l’a connue, elle ne lisait pas un seul journal. Dans des fragments d’autobiographie, elle rapporte quelques-unes des avanies qu’elle eut à subir. (Voir Triolet 1912-1939 : 353) 3 Jenny est l’héroïne de Personne ne m’aime. Actrice célèbre, entourée d’amants et de parasites, elle se dévouera à la cause espagnole. Mais victime de calomnies et de désillusions amoureuses, elle se suicidera de désespoir et de solitude sans que ses vrais amis, Anne-Marie et Jacquot, ne soient parvenus à la sauver. 4 Héroïne des Fantômes armées, Anne-Marie apparaît dans Personne ne m’aime comme un substitut maternel pour Jenny. Elle entre dans la Résistance et à la fin de la guerre, toujours aussi solitaire et lucide, elle pense que rien n’est jamais gagné et que la lutte contre le Mal est toujours à recommencer. La construction de l’identité féminine 205 malheureuse, se voit proposer par Jacquot, comme remède à sa solitude, de se remarier. Cependant, toutes ces femmes résistent à la pression sociale, jusqu’à la toute jeune Louison que le père veut « marier, vite, vite, avant sa mort, pour qu’[elle soit] casée avant de faire une autre blague » (Triolet 1948 : 140). Dans Le Cheval blanc, l’excentricité d’Elisabeth, sa beauté, sa liberté sexuelle affichée seront source des pires calomnies sur son compte. Même Michel Vigaud, qui mène pour ce qui le concerne une vie fort libre, est terriblement gêné par son indifférence au qu’en dira-t-on et s’indigne : « [E]lle n’a aucun respect humain, cette fille. Ces gens croient qu’elle sort du lit, qu’elle y a été avec [moi]... » (Triolet 1943 : 248) Néanmoins, ce système de références typiquement masculin n’a pas de prise sur ces femmes, il les ennuie mais ne les bouleverse pas. L’indifférence au jugement des autres assure véritablement leur liberté tout en les rendant incompréhensibles même à leurs proches. La manière dont Elisabeth, Anne-Marie ou Louison gèrent leur liberté sexuelle les marginalise non seulement par rapport au comportement des « honnêtes femmes », aux adultères mondains bien codifiés, mais aussi par rapport à celles qui jettent comme un défi à la face des autres leur libération. On ne rencontre jamais de provocation, jamais de « chasse à l’homme » qui reproduirait de manière inversée le comportement masculin, comme c’est le cas dans un certain nombre de textes qui évoquent l’émancipation féminine ou l’attitude de mondaines. On songe aux Rose Melrose, Mary de Perceval, Diane de Nettencourt dans Aurélien ou, sur un autre plan, à certaines femmes de Colette. Sartre, dans l’article cité, après avoir mis en relief l’originalité d’Elsa Triolet, écrit : « Beaucoup de livres ont raconté la vie de femmes qui n’avaient pas d’hommes. Mais je n’en connais pas d’autres qui parlent d’une femme seule. » Il repousse ainsi la comparaison possible avec Colette. La Vagabonde, roman auquel on peut songer, s’éloigne fondamentalement, selon lui, des personnages féminins d’Elsa Triolet. Renée déclenche chez l’homme les sentiments les plus classiques : « rêve de consoler, de dominer », alors qu’Elsa Triolet « leur épargne ces abjectes tentations ; Thérèse n’est pas une femme qui se puisse séduire, ni consoler. Elle ne cherche pas d’homme » (Sartre 1939 : 281) Dans cette caractérisation, on reconnaîtra la plupart des héroïnes de la romancière : Elisabeth, Marina, Anne-Marie, Louison, et plus tard, Olga Heller, 5 Madeleine Lalande. 6 Leur vie sexuelle est donc celle d’une femme entièrement libre. « On se prend, on se quitte », dit Elisabeth, et c’est ce que met en pratique aussi Anne-Marie dans ses brèves rencontres nocturnes avec le général de Chamfort, qu’elle abandonne sans lui avoir parlé ni donné de rendez-vous. Et l’homme 5 Héroïne du Rendez-vous des étrangers. 6 Héroïne du Grand Jamais et d’Écoutez-Voir. Marie-Thérèse Eychart 206 constate qu’« elle venait pour son plaisir et rien d’autre ». La petite Louison agit de même avec Antonin Blond. Elle le suit « très naturellement », elle ne lui demande rien et il ne sait rien d’elle. Dans cette situation de noncommunication, de séparation du sexuel et de l’affectif, comment se nouent - ou se dénouent - érotisme et relation amoureuse ? 2. L’érotisme : de la liberté au néant Pour ces femmes, l’amour n’a pas a priori de lien avec sa réalisation physique. On peut aimer en pensant que la relation des corps serait la perte d’un absolu ou la confirmation de l’impossible union totale. On peut ne pas aimer mais aimer l’amour physique. Elisabeth rêve d’un amour hors du commun en même temps qu’elle a « des amants comme tout le monde ». Mary qui soumet toute sa vie à sa passion pour Michel, ne cherche à aucun moment à avoir des relations physiques avec lui : « Ils coucheraient ensemble peut-être si cela s’arrangeait, mais elle n’y tenait pas. » Cette indépendance du cœur et du corps dans l’amour reste longtemps incompréhensible à Anne-Marie. L’intransigeance amoureuse de Jenny lui semble en contradiction avec sa vie : « Si elle savait aimer d’un amour éternel, elle n’aurait pas eu tant d’amants. » Pourtant, ce point de vue conformiste ne résiste pas à la transformation de la petite bourgeoise d’avant-guerre encore « très rue de Rennes » en une femme parvenue à la maturité par la guerre et les échecs personnels. Si « personne n’aime personne », pourquoi n’avoir pas « couché » avec Raoul pendant la guerre ? Pourquoi ne pas utiliser le sexe comme un divertissement au sens pascalien du terme ? Dans le couple d’amants, la femme a le même comportement que l’homme. Michel, qui a perdu Elisabeth, cherche une femme « qui ne sache rien de lui […]. Ni vu, ni connu. Il faisait l’amour, avare de paroles, distant [...]. Ainsi, c’était parfait, aucun ennui... » (Triolet, 1943 : 356). Quant à Elisabeth, elle passe « d’un homme à l’autre, voyage[r] de vide en vide ». De cette simple nécessité physique ou mentale, Michel ne tire aucune joie, aucune force pas plus que son ancienne maîtresse : « Cela ne la rend donc pas triste ? Cela devrait la rendre triste, triste à mourir », pense-t-il dans un commentaire qui s’applique tout autant à lui. Une vie sexuelle dissociée d’une relation affective n’offre pas même un succédané de bonheur. Cette existence, loin d’aider à vivre, laisse un goût de destruction. Anne-Marie, elle aussi, en prenant Philippe de Chamfort pour amant pense, comme Louise Delfort, l’héroïne des « Cahiers enterrés sous un pêcher », « enrayer le mal de mer ». Quand Célestin vient la retrouver dans sa chambre, la jeune femme ne sait rien de lui, il n’a pas davantage La construction de l’identité féminine 207 d’épaisseur physique, il n’est que « le général, mince, brun, aquilin comme un méhariste », pour qui elle ne semble pas avoir le moindre désir. Au petit matin, l’amant ne sera toujours que « le général » et Anne-Marie toujours aussi mal : « Elle avait peur de remuer, comme sur un bateau par grosse mer, quand on est couché et qu’on se dit que le moindre mouvement déclencherait le mal de mer. » (Triolet, 1947 : 75) Pourtant elle va poursuivre cette liaison, moindre mal dans les moments de grande panique. Le rez-dechaussée parisien où la conduit son amant pour leurs rendez-vous d’amour est représentatif de cet échec. Il participe d’une déréalisation de l’espace rendant plus confus les repères personnels. Le lieu avec son grand lit, son alcôve aux lourds rideaux, ses volets fermés devrait faire songer aux « rendez-vous d’amour ». Rien n’est moins érotique, moins fait pour l’épanouissement des sens que cet abri amoureux. La pièce poussiéreuse respire l’abandon et le principal ornement en est la photographie grandeur nature d’une femme austère qui semble fixer Anne-Marie comme « une intruse ». Aucun mot n’est échangé et la narration fait l’ellipse sur le rapport amoureux. 7 L’espace extérieur tout aussi morbide s’infiltre dans le lieu clos : la jeune femme songe aux arbres squelettiques entr’aperçus, au jour pluvieux et « sans force ». L’érotisme est absent de ce lieu de déliquescence et d’anémie où le temps se fait pesant. Chacun des amants est seul, muré dans son silence et ses idées. La torpeur saisit la jeune femme restée seule ; ses réveils et ses endormissements successifs évoquent un lieu voué à la mort. Finalement, le froid envahira la chambre. Thanatos a définitivement chassé Eros. Anne-Marie, dans un ultime effort, quitte définitivement cet endroit pour tenter de vivre. L’énonciation qui termine le chapitre met en relief l’impuissance de l’érotisme pour renouer avec la vie : « Ça ne fait rien, les nuits d’amour ne lui réussissaient pas ! » La sexualité n’est qu’une mystification puisque le moment de plaisir supposé se dissout dans le morbide. Proche du pessimisme schopenhauerien, cette vision selon laquelle « l’amour et la mort scellent tous deux le triomphe du corps, l’extinction de la conscience individuelle » (Chardin, 1983 : 209), embrasse jusqu’au véritable amour. Quand Elisabeth se donne à Michel Vigaud, une expression frappante s’apparentant à l’oxymore caractérise le visage de la femme dans l’union physique : « une beauté de cadavre ». La brutalité de l’oxymore, évoquant la mort sous son aspect le plus insoutenable, nous éloigne de toute perspective romantique ; il n’y a pas de sommet extatique dans le rapprochement des 7 Peut-être une influence culturelle russe joue-t-elle ici. On ne parle guère directement d’érotisme dans la littérature, sujet tabou malgré la liberté sexuelle réelle. Léon Robel signalait à ce propos que les textes érotiques de Pouchkine étaient encore inédits dans la Russie des années quatre-vingt. Il existe cependant des moyens discrets, qui comblent le silence littéral pour donner la mesure affective ou physique de cette expérience. Marie-Thérèse Eychart 208 corps mais l’anéantissement terrible, la preuve de la détresse humaine, de l’échec inéluctable des désirs et la solitude irrémédiable. 3. L’amour : bouleversements et déceptions Pour ces femmes seules et souffrantes, l’amour se présente comme une tentative souvent désespérée d’échapper au sentiment du vide en constituant un pivot à leur l’existence. L’amour il est une aventure bouleversante où s’inscrit « le goût de l’absolu ». Cette expression maintenant attachée à Bérénice, nous paraît intéressante dans sa fausse simplicité pour caractériser ce qui meut la plupart des héroïnes d’Elsa Triolet. On sait qu’Aragon dans Aurélien, consacre un chapitre entier à tenter de définir cette notion et qu’il propose, selon sa coutume, un système de valeurs ambiguës. Posé d’abord comme une maladie, « un tabès moral », le goût de l’absolu est ensuite valorisé : « il suppose […] une foi profonde, totale, en la beauté, la bonté, le génie, par exemple ». Cette définition s’applique parfaitement à ce qui anime nombre de femmes de ces romans qui sont poussées par cette force à la fois positive et destructrice. Elisabeth met cette « folie » dans l’amour qu’elle voudrait au cœur de sa vie. Mais rien n’est simple dans une telle passion, et Aragon constate que « si on la reconnaît mieux quand elle atteint les cœurs élevés, elle a des formes sordides qui portent ses ravages sur les gens ordinaires, les esprits secs, les tempéraments pauvres » (Aragon 1944 : 249). Nous la retrouvons chez des personnages du Cheval blanc comme Irène ou Mary, chez qui l’on n’aurait pu soupçonner de telles aptitudes. Aragon remarquait encore sur un ton clinique : « Si divers que soient les déguisements du mal, il peut se dépister à un symptôme commun à toutes les formes […] une incapacité pour le sujet d’être heureux. » (Aragon 1944 : 250) Le vertige de l’absolu s’exerce en effet au « point vif, au centre de la destruction » et l’être en est consumé, prisonnier du malheur. 3. 1. Le goût de l’absolu et ses dérives Le narrateur du Cheval blanc caractérise ainsi Elisabeth : « L’amour semblait former l’idéal de cette femme de trente ans, un idéal comme ceux pour lesquels d’autres donnent leur vie... » (Triolet 1943 : 255) Dans sa façon de déclarer son amour à Michel, tout en refusant l’intimité physique, s’exprime une conception idéalisée de l’amour où l’union des corps ne rime pas avec l’union des âmes : « Je ne peux pas ! Je ne peux pas parce que je vous aime... C’est trop immense... j’ai peur... » Le jeune homme qui ne connaît pas l’amour ne peut que l’interroger : « - Mais peur de quoi, mon Dieu ! - De La construction de l’identité féminine 209 l’immense... J’ai peur d’en mourir... » La formule prend toute sa portée quand, dans la consommation amoureuse, le visage de la femme prend « une beauté de cadavre ». L’absolu de l’amour qui provoque dans sa réalisation l’anéantissement de soi est, par là même, difficilement conciliable avec la vie. Sa forme est obsessionnelle et aliénante. Ainsi, Simone de Bressac essaye de faire comprendre à Michel Vigaud la violence de la passion dont Irène est possédée : « Essayez donc d’imaginer que toutes vos pensées sont concentrées sur un seul être, que seul cet être possède le pouvoir de vous rendre heureux, ou plutôt de vous enlever le malheur. » (Triolet 1943 : 223) Mary, l’épouse non aimée de Michel, vit dans le même assujettissement. Elle passe des heures à se projeter « cinquante, cent fois de suite » le film où Michel chasse le lion en Afrique si bien que « cela touchait à la démence». Cette monomanie des personnages va de pair avec un désir violent de possession. Célestin avoue à Anne-Marie : Je suis obligé de te garder. Quand un homme de mon âge a besoin d’une femme, il la garde. […] En dix jours, je suis devenu un maniaque. Un maniaque dangereux. Tu es mon vice. Anne-Marie lui demandant ce qu’il compte faire, il rétorque : - Je vais te séquestrer. C’est ce que je vais faire. - Tu n’es pas dément ? - Non, pour tout le reste je suis sain d’esprit. Tu es ma seule démence, ma manie. (Triolet 1947 : 244-245) L’image du prédateur s’impose et l’appellation généralement tendre utilisée par l’amant « mon oiseau » prend dès lors un sens inquiétant : la femme n’est plus qu’une proie fragile. Mais la femme, elle aussi, peut devenir prédatrice. De la même façon, Mary, dans sa folle passion, croit pouvoir s’approprier Michel : « Ce à quoi elle tenait était de l’avoir à elle, rien qu’à elle, et à personne, jamais à personne d’autre... Ceci, elle le désirait avec violence. » (Triolet 1943 : 314) Entre chasseurs et gibiers, il n’y a pas d’égalité possible. Et le couple authentique est condamné. Dans une telle exacerbation des sentiments, le viol devient une des seules façons de posséder l’être aimé. Déjà, Jacquot peignant pour lui-même dans des situations intimes Jenny - dans sa nudité, sa toilette -, s’occupant de ses bijoux, objets dont la valeur symbolique est évidente, commettait une effraction dans la vie de Jenny. Ces différentes actions évoquent, sur un mode symbolique, le viol. C’est d’ailleurs le terme que le narrateur du Cheval blanc emploie pour qualifier la décision de Mary d’épouser Michel Vigaud : « c’était un véritable viol ». Mais le viol réel est commis par le héros du Marie-Thérèse Eychart 210 roman qui jugera ensuite son crime pareil à celui d’« un chemineau qui viole une femme dans un sous-bois ». Si la violence de celui qui aime est un tourment, une dépossession de soi, si elle enferme davantage encore les êtres dans leur solitude, elle joue exceptionnellement dans le cas du couple de Michel et d’Elisabeth un rôle particulier. Le viol amène étrangement la jeune femme à comprendre enfin l’amour total, désespéré et définitif que lui porte son ancien amant. Michel, qu’Elisabeth voit comme « un échantillon démodé de la France romanesque », agit comme une brute. Pourtant, c’est parce que la jeune femme sait que son jugement est juste que l’acte de Michel prend une valeur nouvelle. Il devient pour Elisabeth le signe bouleversant d’une passion si absolue que l’individu le plus digne, le plus généreux n’a plus la maîtrise de lui-même. Alors qu’elle ne liait pas dans le passé la possession physique à la réalité de la passion, elle accepte ici le désir désespéré de l’homme comme un désir d’union totale. Et pour la première fois elle reconnaît l’authenticité de l’amour que lui porte Michel : « Mon petit, disait-elle doucement, mon petit... quoiqu’il arrive, je me rappellerai toujours que tu m’as aimée. Comme ça, je serai peut-être moins malheureuse... » (Triolet 1943 : 391) Ce moment unique est pourtant éphémère. Dans le même temps où Elisabeth reconnaît leur amour, elle reconnaît aussi son impossibilité : « Trop tard, mon chéri, chuchota Elisabeth, trop tard... C’est bientôt fini... L’amour, les arbres, nous deux... » Irrémédiablement tragique, l’amour qui se veut absolu ne peut se vivre. L’image de la séparation du couple porte toute cette dimension de la tragédie de la passion : « Elle s’arracha de lui, comme on arrache une veuve du corps de son mari, quand il est temps de clouer le cercueil. » (Triolet 1943 : 395) À l’instant de l’union, le lien des amants se dénoue. Tous les amours sont ainsi soumis à la destruction. Quand la passion n’est pas réciproque, celui qui aime sombre de toute façon dans l’abîme, la mort lente ou brutale. Irène se suicide, Stanislas abandonné d’Elisabeth n’est plus qu’une loque hantée par la mort et Mary annonce dérisoirement son destin à un Michel sarcastique : Why, Why are you so mean to me? ... - Oui, je connais la chanson... - Je ne chante pas... J’en meurs. (Triolet, 1943 : 370) La cruauté de tous ceux qui n’aiment pas s’affiche impitoyablement envers ceux qui implorent leur amour. Et pourtant ce sont les mêmes devenus insensibles qui ont autrefois été désespérés. L’expérience de la souffrance amoureuse ne rend pas par la suite plus compréhensif, plus généreux celui qui l’a éprouvée. Cet univers particulièrement dur, renvoie les êtres dos à dos. La construction de l’identité féminine 211 De tels rapports aux autres pourraient donner à l’individu le sentiment d’une vie aliénée et douloureuse certes, mais en même temps intense, soit parce qu’il aime soit parce qu’il est aimé. Or, il n’en est rien. Nous avons vu que l’aspect obsessionnel de l’amour se résolvait dans le tragique. Mais, auparavant, il use la force vitale et précipite le détachement du monde. 3.2. Les discordances dans les relations amoureuses Les personnages sont, par une fatalité toute racinienne, emportés par une passion qui ne pourra pas être réciproque parce qu’elle tient à la nature même de celui qui aime ou qui est objet d’amour. Ainsi Jenny, « si intelligente, avec un goût si sûr pour toute chose, était immanquablement attirée vers des hommes de peu de bien et auprès desquels elle n’avait aucun succès » (Triolet 1946 : 70). Sa passion pour Lucien, vulgaire, noceur et coureur, son désintérêt pour ceux qui l’aiment vraiment, la conduisent au déchirement et au désespoir. Incapable de se détourner de Lucien, d’avoir un sentiment autre que l’amitié pour les hommes à ses genoux, elle est prisonnière d’une fatalité qui, par ricochet, frappe son entourage. Jacquot sait que Jenny est « inatteignable ! Pas parce qu’elle est Jenny Borghèze et [lui] un simple artisan, mais parce qu’elle aime des hommes comme Lucien ! » (Triolet 1946 : 132) Et Anne-Marie, si droite, aimera un Raoul séduisant mais menteur, coureur, peut-être responsable en partie de la mort de Jenny qui exprimait sa méfiance par une image : « Il y a en lui comme une lave noire. » Irène, la mondaine fortunée, poupée sophistiquée et Mary, la riche américaine, brillante financière, qui auraient dû aimer un homme de leur milieu, se prennent d’une passion fatale pour Michel, vagabond, indépendant et marginal. Les mêmes métaphores du « mur lisse imprenable », « ce mur lisse sur lequel on se brise les ongles », servent à Irène comme à Mary à exprimer une incommunicabilité définitive et un amour impossible à partager. Mais le caractère fatal de la passion amoureuse, le fait que celui qui aime ne choisit pas l’objet de son amour, voue par avance à l’échec toutes les tentatives de résolution du conflit. Personne n’a de prise sur l’amour, les êtres destinés à s’aimer ne parviennent pas à communiquer entre eux et ratent à jamais la constitution du couple désiré. Elisabeth dévoile rapidement sa passion à Michel qui ne la comprend pas et ne songe qu’à assouvir le désir qu’il a d’elle. L’attitude de Michel vis-à-vis de l’amour n’est pas sans rappeler ce comportement masculin que fustigeait Aragon dès sa jeunesse : L’amour salauds l’amour pour vous c’est d’arriver à coucher ensemble Marie-Thérèse Eychart 212 D’arriver Et après ha ha tout l’amour est dans ce Et après (Aragon 1929 : Poème à crier dans les ruines) L’homme recherche à tout prix la possession, l’amour est avant tout conquête physique mais le « et après ? » n’entre pas dans ses perspectives. Attitude primaire à l’opposé de celle de la femme et de l’idée totalisante qu’elle se fait de la passion vraie. La péripétie du viol d’Elisabeth est comme une réponse tardive à la question que Michel n’a pas voulu se poser ; après la possession qui n’est pas ou plus fondée sur une fusion complète du couple, sur un avenir, il n’y a rien. Quand il aura enfin la révélation de ce qu’est l’amour, il sera trop tard. Elisabeth n’a pas su ni voulu l’attendre. Inadéquation tragique qui n’a pour origine que ce drame permanent entre les êtres : jamais deux cœurs ne battent l’amble. Le décalage affectif constant tient donc à la nature même de l’humain. En effet, chacun vit dans une sphère personnelle inaccessible à autrui. On ne perçoit de l’autre que des images qui ne peuvent rendre compte de sa vérité profonde. Jacquot ou Célestin tentent de posséder la femme aimée en la représentant par une forme picturale : aquarelles de Jacquot, référence systématique au tableau de Fouquet. Mais, la femme reste insaisissable ; l’amoureux de Jenny multiplie les images, celui d’Anne-Marie les dédouble en dénonçant l’équivoque de la représentation : la Vierge est aussi Agnès Sorel, 8 la mère et la femme désirable au sein nu. On ne perçoit de l’autre que des fragments de son être, éléments d’un puzzle qui miroitent comme dans un kaléidoscope et que l’on ne reconstitue jamais. Mais c’est surtout l’homme qui fausse toujours le jeu. Incapable d’aimer simplement, il complique tous les sentiments par une duplicité dont il n’a pas conscience. Célestin, homme double, est incapable de voir, de tenter de comprendre Anne-Marie pour elle-même. Enfermé dans son narcissisme, il veut, à travers cette femme courageuse et belle, retrouver ce qui l’attirait en Juliette 9 autrefois. Au lieu d’apprendre à connaître Anne-Marie, il ne sait qu’évoquer en sa présence l’autre femme - son bonheur raté - et établir des comparaisons, superposer en permanence les deux aventures. Conduisant Anne-Marie à travers Avignon, il refait pas à pas la même promenade qu’avec Juliette. En tentant de ressaisir le passé, de retrouver par une autre femme ce qu’il a perdu, il trahit Anne-Marie, la nie en tant qu’individu. Ils seront toujours l’un à l’autre « des étrangers dont les pensées n’étaient jamais parallèles ». 8 Favorite du roi de France Charles VII. 9 Voir Les Amants d’Avignon. La construction de l’identité féminine 213 Ce mode de relation, où règne la confusion et qui rend problématique l’amour, l’amitié et la confiance, se double souvent d’un aspect plus déstabilisant encore. L’insupportable est dans l’abus de confiance sur lequel les individus butent perpétuellement. Mais l’abus de confiance le plus terrible concerne l’amour. De Jean Le Moël qui menait une double vie à l’insu de son amante, la narratrice de Bonsoir, Thérèse disait : « Jean était un type bien. C’est du moins ce que je croyais. Je me suis trompée. Ce n’est pas possible. C’est possible puisque cela est. Oui, mais je ne peux pas vivre avec cette idée. » (Triolet 1938 : 98-99) Jenny non plus ne le pourra pas et en mourra. Comme pour se convaincre en permanence de cette réalité, l’actrice garde de vieilles lettres d’amour « toutes fausses [...]. Tous les amants sont des faux-monnayeurs ». Ce thème sera souvent repris dans les romans ultérieurs mais plus dans l’implicite que sous la forme de discours. Le comportement des personnages parle à lui seul. Raoul prétend aimer Jenny par dessus tout, serait prêt à lui sacrifier sa vie mais il a discrètement pour maîtresse Marie, soi-disant amie de l’actrice. Et il lui a caché qu’il a une femme dont il n’a pas l’intention de se séparer et qui ignore tout. Plus tard, il déclarera son amour à Anne-Marie dans des termes déjà utilisés envers Jenny : « Je vous aime, Madame. » Après la mort de Raoul, elle découvrira qu’au moment où il disait l’aimer, il la trompait avec une, peut-être deux jeunes filles du pays. Rien n’échappe à la désillusion. 4. Une frustration irréparable : la maternité impossible La femme a toutefois, dans l’esprit des gens, une félicité ou une dignité particulière : la faveur d’être mère. La maternité peut permettre une affirmation de soi, un épanouissement de sa féminité et une intégration familiale ou sociale. Par leurs réactions face à cette question, les personnages d’Elsa Triolet semblent souscrire à cette conception de la femme. Toutes les femmes sont hantées par la maternité impossible et subissent dans ce domaine, un échec complet. Seule Anne-Marie a des enfants, mais elle les a quittés. Séparée d’eux, elle pense les avoir perdus définitivement. Quand la jeune femme dresse le bilan de sa vie à la sortie de la guerre, elle constate : « [J]e ne peux plus atteindre ceux que j’aimais. Me voilà privée de tout ce qui a été le sens de ma vie [...] les enfants. » (Triolet 1947 : 16) Mais ce qui rend tragique le destin de ces femmes, c’est la présence partout de la mort, quand on attend la vie... Elisabeth a manqué mourir pour avoir à quarante ans un enfant et celui-ci est « né mort ». Bielenki et Michel, les anciens amants, comprennent alors que c’était le seul moyen de faire d’Elisabeth un être comme les autres, non plus insaisissable, en fuite perpétuelle : Marie-Thérèse Eychart 214 - Si on s’y était pris plus tôt, Elisabeth avait un enfant et le père de l’enfant la tenait. - Il y a des chances ! [...] Je te dis que nous sommes des couillons. (Triolet 1943 : 548-549) Cette façon assez grossièrement masculine d’envisager la réalité, de mettre à plat le mystère et l’étrangeté d’Elisabeth contient néanmoins une vérité essentielle : la femme, en donnant naissance à un être de sa propre chair, pouvait retrouver pied dans le monde et assumer des relations simples, « naturelles », avec celui qui lui aurait donné cette possibilité d’ancrage. Mais, en même temps, on mesure toute la solitude féminine, l’impossible communication entre les sexes. Quand la femme est prête à mourir pour avoir un enfant, l’homme le plus amoureux, dans tout son égocentrisme, ne voit que le moyen de la « tenir », de se l’approprier, d’en faire une proie, non plus le sujet de l’amour mais un objet. Le mystère de la femme restera inaccessible à l’homme et manifeste la séparation des âmes. Cette obsession de la vie à donner se conjugue presque systématiquement avec celle de la mort. Le poupon qu’Antonin Blond a trouvé dans les ruines allemandes apparaît comme le symbole du bébé allemand élevé par Joë et disparu. C’est à l’Inspecteur des ruines que revient la charge de ramasser ce jouet, image morbide de l’enfant mort : « [U]ne poupée en celluloïd, un baigneur, lui aussi intact sauf pour la couleur, il n’avait plus ni yeux, ni lèvres. C’était un poupon pâle, voilà tout. » (Triolet 1948 : 178) Bien au-delà du simple cas de Joë, ce poupon des ruines nous semble l’emblème de toutes ces maternités inaccessibles, celle de Louison et de Francine qui ont été contraintes de se faire avorter, d’Elisabeth et de son enfant mort né. Ce sujet revient en effet d’une façon compulsive dans les écrits d’Elsa Triolet. Dès ses premières œuvres, le motif est frappant. Fraise-des-Bois, seule à Paris, rêve : Elle est dans sa chambre d’enfant à Moscou et tient sur ses genoux le Bébé Cadum. C’est son vrai enfant, chaud, lisse, doux. Elle l’aime terriblement, le serre contre son cœur et pleure [...]. Fraise-des-Bois sent avec épouvante qu’elle ne peut retenir le Bébé dans ses bras affaiblis. Tintements, fracas et des milliers d’éclats de roses ! Fraise-des-Bois se prend la tête dans les bras et pousse des cris sauvages. (Triolet 1926 : 117) Dans le roman suivant, Camouflage, Varvara souffre de sa solitude et songe : « L’amour aurait pu lui venir en aide, mais, d’amour, elle n’en avait pas. Ou un enfant... Un tout petit corps avec des petits plis, des fossettes et une odeur de lait... » (Triolet 1928 : 89) La jeune femme de Mille Regrets constate La construction de l’identité féminine 215 désespérée : « J’étais seule […]. Il y avait des enfants qui naissaient, il y avait la vie qui continuait, mais pas pour moi, pas pour moi... » (Triolet 1942 : 24) Dans le même recueil, Charlotte, personnage de la nouvelle du « Destin personnel », a avorté dans le passé pour complaire à son amant, et constate aigrie : « Moi je n’ai pas d’enfant. Une femme qui n’a pas d’enfants est un monstre, dans le genre d’un hermaphrodite. » (Triolet 1942 : 176) La dimension tragique de l’échec de la maternité sera exprimée plus tard dans Écoutez-Voir. La pensée de l’héroïne renouvelle celle de la plupart des personnages féminins d’Elsa Triolet : […] il se disait l’ange Gabriel… Qu’était-il venu m’annoncer ? Rien. Toute la question est là. Mes flancs sont vides, je n’enfanterai point. Un simple enfant humain m’aurait suffit. (Triolet 1968 : 177) Le caractère obsédant de ces reprises romanesques, la perception si douloureuse de la maternité impossible sont tels qu’il est difficile de ne pas songer à une source autobiographique comme permet de le supposer le journal du 7 mars 1925 d’Elsa Triolet : « Il me manque un être […] que je pourrais aimer comme l’enfant que je n’aurai jamais. » (Triolet 1998 : 194) 10 Dans son ultime ouvrage, Le Rossignol se tait à l’aube, le thème entêtant de l’avortement est repris sur le mode fantasmatique : ...a-a-h! le crochet me traverse l’index! j’ai mal. Comme j’ai peur du médecin qui va me le retirer! [...] j’ai peur, le docteur va tirer dessus, il ramènera avec les crochets les nerfs, l’os, les chairs, j’ai mal, j’ai peur. (Triolet 1970 : 20) Aragon a évoqué à mots plus ou moins couverts cette douleur d’Elsa et il n’est pas anodin que Bérénice dans Aurélien soit frappée elle aussi du malheur de la maternité impossible, douleur secrète qu’Aurélien est incapable de déchiffrer. 11 Au travers de la fiction se poursuit cette « conversation secrète » dont parlera Aragon. L’échec de la maternité est donc une expérience qui laisse une cicatrice définitive et brise les êtres. Francine, la jeune fille passionnée, amoureuse de Michel Vigaud qui voulait abandonner sa famille bourgeoise, travailler « pour ne pas être nourrie grâce à l’exploitation de l’homme par l’homme », finit par s’enfuir avec un homme ressemblant à Michel. Et son frère raconte : Quand Francine a su qu’elle était enceinte, elle est revenue à la maison, persuadée que cela allait tout arranger ; un enfant, c’est sacré... Alors on l’a forcée à se faire 10 Colette Seghers évoque l’émotion d’Elsa Triolet qui la regardait lorsqu’elle était enceinte et lui avoua avoir eu une grossesse avortée. Là est vraisemblablement l’origine de cette hantise de la maternité inaccessible. (Voir Pierre Seghers, un homme couvert de noms, Paris 1981, et aussi Marcou 1994 : 189-190.) 11 Voir l’excellente analyse de Lionel Follet à ce sujet : « Aurélien, le fantasme et l’Histoire » (Follet 1980 : 85-86). Marie-Thérèse Eychart 216 avorter [...] Francine, la pauvre fille, s’est laissée faire... Elle a failli mourir, je ne sais pas si elle s’en remettra jamais. (Triolet 1943 : 292) Elle ira en fait jusqu’au bout de sa destruction en rentrant dans le rang par son mariage avec un industriel travaillant pour la Défense nationale, une des grosses fortunes de France. Le lecteur de 1943, qui connaît par l’actualité le devenir de cette bourgeoisie d’affaires, est à même de mesurer le suicide moral de la jeune fille qui lisait L’armée nouvelle de Jaurès, Le Capital et croyait à la lutte des classes. Pour Louison aussi l’avortement fut un ravage affectif : « Maintenant, je n’aime plus personne : ni papa mort, ni maman, ni toi... », affirme-t-elle à Antonin. Elisabeth, après ce qui lui est arrivé, ne sait plus sourire et tourne vers Michel « des yeux énormes [...] d’une lassitude atroce ». Si Anne-Marie en 1945 est « malade de souvenirs », paralysée, les causes en sont complexes mais pourtant l’une semble dominer toutes les autres, la perte de ses enfants, Lilette, Georges et surtout de Jenny. « J’avais du courage, confie-t-elle à Jacquot, son meilleur ami, quand c’était simple. Et puis je n’ai plus personne. » (Triolet 1947 : 30) Cette expression de la solitude n’est qu’une façon pudique de s’affirmer essentiellement comme une mère. De ce fait, rien ne peut remplacer la place vide laissée par les enfants, leur existence était pour la jeune femme le fondement de sa vie ; dépossédée de ce qui en donnait le sens, elle perd toute attache vitale au monde. « La Vierge à l’enfant » de Jean Fouquet qui, pour Célestin, offre l’image la plus frappante d’Anne-Marie, évoque d’une façon emblématique le manque. La ressemblance n’en est que plus déchirante puisque l’héroïne est en réalité seule et frustrée de ce qui l’aiderait à constituer son identité : « Il manquait l’enfant sur ses genoux... » L’unique remède contre la solitude serait donc les enfants ; cela semble à tel point évident qu’Elisabeth réapparaîtra dans Le Rendez-vous des étrangers avec une fille adoptive, unique lien sérieux avec le monde pour ne pas sombrer. Quand Anne-Marie choisira de vivre réellement, de se battre avec les autres pour que ne triomphent pas les « fantômes armés », sa première démarche sera d’aller dans les îles chercher son fils. Le rêve d’enfant touche aussi, plus étrangement au regard des conventions, certains personnages masculins habités par le désir informulé d’avoir un enfant. Mais si, incontestablement, ces hommes regrettent de ne pas être père, se sentent de ce fait plus seuls et plus en échec encore, cette nostalgie de la paternité ne revêt pas le caractère désespéré de la frustration féminine. D’autre part, les hommes ne ressentent jamais cet autre déchirement féminin, la destruction provoquée par la vieillesse. La construction de l’identité féminine 217 5. Le « grand jamais » de la vieillesse En effet, au désir maternel insatisfait vient s’ajouter, pour les femmes qui atteignent la maturité, l’horreur de la vieillesse qui transforme les relations humaines. C’est le second thème lancinant des romans d’Elsa Triolet qui prendra toute sa dimension tragique dans Le Cheval roux. Sur ce sujet encore, très tôt, la romancière montre des jeunes femmes présentant une fascination morbide pour la vieillesse et intériorisant une déchéance future. De Varvara à Anne Favart, de la narratrice de Bonsoir, Thérèse, à celle de Mille Regrets, le motif ne cesse de s’amplifier et de s’approfondir : peu de textes où il n’existe pas. La romancière l’introduit même lorsque d’un simple point de vue narratif ou thématique il ne s’impose pas. Ainsi, la genèse de L’Inspecteur des ruines met en évidence que le personnage d’Emma dans le texte définitif n’existe que pour pouvoir parler de la vieillesse. 12 La vieillesse, « vice de fabrication, irrémédiable et général », 13 est perçue comme une effroyable déchéance physique qui dégrade tous les rapports humains et condamne la femme à la solitude absolue. Emma développe avec une complaisance morbide les multiples aspects de la destruction corporelle : La vieillesse est une maladie incurable comme la lèpre. […]. Ce n’est pas la mort qui m’effraie, c’est le cours de la maladie. Une terrible maladie de la peau, des glandes, des os... Les poches sous les yeux, les bajoues, le nez qui s’allonge, la bouche qui s’enfonce, la peau qui se ratatine comme une baudruche crevée, les dents qui jaunissent, les jointures qui perdent leur souplesse, les cheveux qui se raréfient... (Triolet 1948 : 300) Ces images épouvantables servaient déjà à dépeindre, dans Le Cheval blanc, la débâcle physique de Mary : cheveux raréfiés, « joues trop lourdes pour la peau flasque [qui] faisaient bajoues ». L’horreur de ce corps qui subit peu à peu ces terrifiants changements anticipe la vieillesse elle-même ; Emma avoue qu’elle n’est pas encore, objectivement, vieille, mais les transformations dont elle est à l’affût précipitent l’entrée subjective dans la vieillesse. Elle dit avoir « perdu la sève, la féminité qui est l’attrait, l’appel du sexe... » et affirme : « C’est fini, Monsieur, le désir est mort en moi et autour de moi. » Il y a bien sûr une blessure narcissique mais, au-delà, c’est la terrible réduction de la femme au désir qu’elle inspire à l’homme qui 12 Voir Santonocito 1991 : « Nora ou la frise et la mousse. Éléments pour une étude génétique informatisée ». 13 En 1943, dans Quel est cet étranger qui n’est pas d’ici ? ou Le mythe de la Baronne Mélanie, Elsa Triolet l’envisageait déjà comme la tare essentielle de l’existence humaine qui remettait en cause, plus que la mort, la philosophie de l’absurde : « Sisyphe et Don Juan édentés sont malheureux ; devant le néant de la vieillesse se repose la question : à quoi bon ? » Marie-Thérèse Eychart 218 l’entraîne à ne croire en son identité que tant qu’elle possède jeunesse et beauté. Cette identité vacille dès qu’elle s’imagine apercevoir dans le regard des autres l’affirmation de sa dégradation physique. La narratrice de Mille Regrets prenait conscience de sa flétrissure dans le miroir des yeux de Maître Ferdinand. A partir de ce moment, son existence, comme une peau de chagrin, se rétrécissait à la conscience de sa vieillesse irrémédiable dont le suicide était la seule issue. Si Emma n’envisage pas une telle solution, elle s’enferme dans une sorte de mort sociale : « Je n’ai plus rien à dire aux gens, ils n’ont plus rien à me dire. Je m’ennuie avec eux, ils s’ennuient avec moi. » (Triolet 1948 : 301) Envahie par sa subjectivité, elle projette sur les autres son propre dégoût d’elle-même : « On m’évite. On part s’amuser sans moi », pense-t-elle. Réflexion qui fait écho à celle de la narratrice de Bonsoir, Thérèse songeant à ce que pouvait être la vieillesse : « Ce qu’il doit y avoir de terrible dans la vieillesse, c’est la solitude... Les gens ne veulent plus jouer avec vous. » (Triolet 1938 : 164) La reprise de ce thème développé, enrichi d’œuvre en œuvre et qu’Aragon comparait à celui du musicien, se joue d’une façon générale dans la même tonalité de douleur marquée par la perte d’identité, une relation frustrante aux autres et le peu de goût pour la vie. Alors que la plupart des femmes s’abandonnent à cette souffrance, Anne- Marie, cas particulier, ne l’éprouve aucunement et même la réprouve. Face à une jeune femme, Colette, frivole et assez sotte, l’héroïne des Fantômes armés oppose à ses jérémiades effrayées sur la vieillesse une sérénité absolue. « C’est normal qu’on vieillisse, je n’y pense jamais, moi », avoue-t-elle. Colette alors se fait l’écho caricatural des héroïnes d’Elsa : « J’aurais trop honte d’être vieille... » dit-elle à Anne-Marie qui, scandalisée, rétorque : La vieillesse est une chose qui ne me fait pas honte du tout [...]. Les choses que je veux et les choses que je peux vont de pair... On en abandonne en cours de route, c’est entendu, mais c’est un perfectionnement... Les prophètes étaient vieux, la sagesse appartient aux vieillards. (Triolet 1947 : 191) Ce discours si rationnel oppose à une sensibilité narcissique dont la vie intérieure et les aspirations sont pauvres, un dépassement de soi-même dans des valeurs supérieures : maîtrise de soi-même, connaissance, regard distancié et paisible sur le présent et l’avenir. Cette approche stoïcienne du vieillissement est exceptionnelle dans les romans d’Elsa Triolet. Pourquoi cette remise en cause d’une sensibilité féminine telle qu’elle est généralement dessinée ? Peut-être parce que l’héroïne ici présente une certaine différence de situation avec les autres personnages féminins, ce qui a pu l’amener à une conduite moins égocentrique. En effet, Anne-Marie, devenue solitaire à cette étape de sa vie, a eu des attaches véritables avec le monde : ses enfants, Jenny, la Résistance et ses amis… Sa vie ne s’est jamais réduite à elle seule. De plus, l’amour des hommes n’a jamais été son idéal : La construction de l’identité féminine 219 un mariage raté, un amour bref pour un Raoul qui meurt en lui laissant des souvenirs troubles, un amant qui reste « un étranger ». Ce sont l’amitié et peut-être un jour, avec Rolland, une relation amoureuse fondée sur l’admiration, l’estime réciproque - n’empêchant pas la séduction - qui l’attirent. Que pèse alors la dégradation physique ? Son identité, ses attaches, ne passent pas par le désir des hommes. Jacquot le lui dit d’ailleurs « avec ferveur » : « Anne-Marie n’a pas besoin d’être jeune, il y a des choses impérissables ! » Personnage rare de ce point de vue et dont la sagesse ne sera plus celle des autres femmes fragiles et submergées par la douleur de la destruction, même si elles semblent faire face devant autrui. La femme n’est pas systématiquement, chez Elsa Triolet, le personnage central des romans. La romancière ne cherche pas comme certains écrivains femmes à peindre avant tout la situation féminine avec sa sensibilité particulière, ses tourments qui lui sont propres, ses difficultés dans une société où elle n’a pas la place qui lui revient. Pourtant l’intérêt d’Elsa Triolet pour les femmes vient de loin et des notes de ses cahiers de 1928 ont un accent des plus féministes quand elles évoquent « [l]es femmes opprimées comme le reste de l’humanité et ayant encore devant soi [...] l’autre ennemi, l’homme », de ces hommes qui, avec des « idées avancées […] se conduisent à notre sujet [...] comme au moyen-âge ». 14 (Delranc 1991 : 590) Du jugement lapidaire d’Anne-Marie : « Mes lieux communs sur les hommes sont : vaniteux comme un homme, intéressé comme un homme, illusionniste comme un homme, traître comme un homme... » (Triolet 1948 : 32) aux allusions « en creux » sur leur comportement, les hommes offrent une image peu glorieuse. Le regard de l’homme le plus aimant réduit la femme à n’être qu’objet érotique, soit d’une façon assez vulgaire - « elle est rudement bien fichue, des seins [...]. Je trouve ça irrésistible, la minceur de sa taille et les seins pleins et ronds... » (Triolet 1948 : 60) -, soit par le filtre de la culture favorisant une sublimation, ce qui revient sur le fond au même. Ainsi Célestin « imaginait le sein rond d’Anne-Marie sortant du corsage serré, comme celui de La Vierge à l’Enfant, de Jean Fouquet » (Triolet 1948 : 333). Rarement la femme est vue pour ce qu’elle est, dans son autonomie et sa richesse. Les hommes sont incapables de répondre à la générosité féminine, à son goût d’absolu. Les amants qui entourent Jenny sont prisonniers de leurs maladresses, de leurs arrangements mesquins. Par contraste, la femme désarmée et malheureuse, inadaptée et ignorante, porte en elle une force cachée qui souvent bouscule les autres et peut devenir levain. Sans que cela 14 Aragon rappelait sa réticence à voir sa femme s’engager dans la Résistance : « Elsa m’avait arraché mes lunettes masculines, ces préjugés qui, sous prétexte d’assumer toutes les responsabilités du couple, confine la femme à n’être que sa femme, son reflet. » (Préface de 1966 à Aurélien ; Aragon 1944 : 16) Marie-Thérèse Eychart 220 soit jamais formulé ainsi, on retrouve en arrière-plan la jeune femme qui, avant Aragon, écrivait dans son journal de 1928 : Les femmes, c’est l’avenir du monde. Leur force n’est pas découverte mais est-ce que l’électricité a toujours été connue ? Elle remuera encore des montagnes cette force [...]. Pas des amazones - des femmes les plus « femmes », seins, cheveux longs, fragilité et douceur... Et la puissance. (Triolet 1998 : 399) Quelle meilleure description d’Elisabeth, de Marina, d’Anne-Marie et... d’Elsa ? Pour l’heure, être femme reste dans les romans d’Elsa Triolet un gage de souffrance supérieure, de blessure irrémédiable. La femme rêve d’absolu mais ne trouve chez son partenaire que médiocrité et faux-semblant. Elle se veut libre mais le regard masculin fonde une identité qui ne peut être que source d’angoisse. Basé sur le désir - du moins c’est ainsi que la femme l’intériorise - il devient aveugle à la femme vieillissante. Dès sa jeunesse, la femme sait qu’elle sera fatalement un jour une « Reine détrônée, sans pouvoir ni sujets » et la maternité manquée signe l’échec d’un ancrage possible dans le monde. Il y a donc un malheur particulier chez les héroïnes d’Elsa Triolet qui vivent dans la contradiction : indépendantes et dépendantes tout à la fois, elles ne peuvent se construire pleinement femme qu’en se référant à des valeurs qu’elles ne pourront jamais vivre soit par fatalité biologique soit par aliénation. Ce qui paradoxalement n’en fait pas des êtres soumis. Le rapport qu’elles ont à l’homme les maintient dans une situation d’infériorité morale et de souffrance parce qu’elles restent attachées à des rêves d’absolu incompatibles avec la vie telle qu’elle est. Bibliographie Elsa Triolet, Écrits intimes, 1912-1939, Paris 1998. Elsa Triolet, Fraise-des-Bois, Paris 1978 (édition originale : 1925). Elsa Triolet, Camouflage, Paris 1976 (édition originale : 1928). Elsa Triolet, Bonsoir, Thérèse, Paris 1938. Elsa Triolet, Mille Regrets, Paris 1942. Elsa Triolet, Le Cheval blanc, Paris 1944. Elsa Triolet, Cahiers enterrés sous un pêcher, dans : Le premier accroc coûte deux cents francs, Paris 1945. Elsa Triolet, Personne ne m’aime, Paris 1964 (Œuvres romanesques croisées, tome 9 ; édition originale : 1946). Elsa Triolet, Les Fantômes armés, Paris 1965 (Œuvres romanesques croisées, tome 10 ; édition originale : 1947). Elsa Triolet, L’Inspecteur des ruines, Paris 1948. La construction de l’identité féminine 221 Elsa Triolet, Le Rendez-vous des étrangers, Paris 1956. Elsa Triolet, Le Grand Jamais, Paris 1965. Elsa Triolet, Écoutez-Voir, Paris 1968. Elsa Triolet, Le Rossignol se tait à l’aube, Paris 1970. Louis Aragon, Poème à crier dans les ruines, dans : La Grande Gaîté (édition originale 1929), Œuvres poétiques complètes, tome 1, Paris 2007, 448. Louis Aragon, Aurélien, Paris 1944. Philippe Chardin, Le roman de la conscience malheureuse (Svevo, Gorki, Proust, Mann, Musil, Martin du Gard, Broch, Roth, Aragon), Genève 1983. Marianne Delranc-Gaudric, D’Elsa Triolet (en cyrillique) à Elsa Triolet, Thèse de doctorat, Institut national des langues et civilisations orientales, Paris 1991. Lionel Follet, Aurélien, le fantasme et l’Histoire, Paris 1980. Lilly Marcou, Elsa Triolet, Les yeux et la mémoire, Paris 1994. Ivana Santonocito, Nora ou la frise et la mousse. Éléments pour une étude génétique informatisée, dans : Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet, n° 3, 1991, 83-104. Jean-Paul Sartre, compte-rendu d’Elsa Triolet, Bonsoir, Thérèse, dans : Europe, n° 194, 15 février 1939, 281-283. Loukia Efthymiou Genre, discours et engagement chez Elsa Triolet « J’ai fini par considérer l’homme comme l’ennemi héréditaire », notait dans un de ses cahiers de la période du passage du russe au français Elsa Triolet (tps, boîte 25, FTA). Formule féministe certes, formule de féministe toutefois ? Si la question n’est pas inédite (cf. Eychart 2000), l’investigation des différents langages entre lesquels est écartelée la pensée « féministe » de l’écrivaine, sollicitée tant par son vécu de femme que par ses fidélités idéologiques, peut encore, à notre avis, amener à en découvrir des aspects insoupçonnés. Fondé sur un corpus de sources variées, 1 le présent travail se propose de revisiter le discours, public et intime, de Triolet à travers le prisme de la catégorie d’analyse du genre ; plus précisément, il s’agit d’en repérer les modèles et les références, les contradictions et les nuances éclairant aussi, dans une certaine mesure, l’implication de femme dans le devenir social et politique de la période allant de la prise de conscience politique de l’auteure - années 1930 - à sa crise de confiance aiguë à l’égard du parti communiste - années 1950. 1. La question des rapports sexués dans le discours d’Elsa Triolet Observatrice perspicace de la société sexuée de son temps, Elsa Triolet en repère très tôt les représentations culturelles. Partant cependant de sa propre expérience, 2 elle se montre particulièrement sensible aux « préjugés 1 Documents d’archives conservés aux Fonds Elsa Triolet-Aragon, textes autobiographiques, articles de presse, discours et essais. 2 Mise à l’écart culturelle, dont le silence sur ses « droits d’auteure » et la sous-estimation de l’importance de son œuvre font la preuve : « […] grand a été mon étonnement quand j’ai vu afficher sur les murs cette phrase : « Adhérez au ‹ Parti des fusillés ›, comme dit un écrivain de la Résistance » et, ensuite, sur la petite carte des adhérents, en 1944, et sur celle de 1945. Peu de gens savent qu’elle vient des Amants d’Avignon et je ne vois pas pourquoi je tairais ce dont je m’honore. » (Triolet 1965 : 13) ; ou encore : « […] rappellelui […] que l’on connaît Maïakovski à travers mes livres, mes conférences, mes articles, et non à travers cette ancienne traduction de quelques pages faite par Aragon. Le temps viendra bientôt pour moi de mourir, et je n’arrive toujours pas à me faire reconnaître. » (Brik / Triolet 2000 : 531) Loukia Efthymiou 224 indéracinables» concernant la présumée infériorité des compétences intellectuelles de ses semblables : Une femme peut être actrice, bien sûr, et aussi sage-femme [...], mais la « femme de lettres » suscite fatalement l’ironie. [...] on n’attend même pas de savoir si une femme écrit bien ou mal pour savoir que ce n’est « pas sérieux », voire grotesque. (Triolet 1981 : 133) Une femme inspire toujours moins la confiance qu’un homme, qu’elle soit médecin ou avocat. (Triolet, Les Femmes et les Hommes, La Dignité de la femme, tps, s.d., boîte 25, FTA) L’absurdité de telles croyances amène Elsa à la constatation que la féminité et la masculinité (attributs et destinée) sont construites et donc sociales, ce qui signifie pratiquement que le sexe n’est point le fondement de la différence intellectuelle : « il y a longtemps que je ne reproche à l’homme que de se croire supérieur. Et qu’il ne l’est pas ». Sa « pseudo-supériorité » consiste finalement dans une marque biologique que ce « maître » séculaire a investie d’une importance symbolique surévaluée : « Pourquoi est-ce si merveilleux et enviable que d’avoir des testicules ; une idée d’homme. » (Triolet, textes, ms, s.d., cahier 0011, f. 88 v°-89, FTA) Et pour cause ! La femme chez Triolet se sent outrée par l’exhibition de cette partie répulsive du corps masculin : « Ah les hommes, avec leurs pantalons fripés entre les jambes, se boutonnant en sortant de la pissotière, ces rois de la création… Échanger ma douceur contre leurs poils… » (Triolet 1998 : 399 ; cf. Triolet, tps, période passage du russe au français, boîte 25, FTA ; Triolet 1945 : 349) Dans le même ordre d’idées, il paraît qu’Elsa considère que les schémas culturels de l’infériorité de la féminité sont fortifiées par le cantonnement des femmes dans ce qui est tenu de spécifiquement féminin et donc de déprécié. 3 C’est pour cette raison que, construisant sa pensée autour de la notion de « dignité », elle valorise « la dignité de l’être humain » - qui est pour la femme « comme pour l’homme dans sa liberté, son indépendance, son droit au travail, ses droits et ses devoirs de citoyenne » - au détriment de « la dignité de la mère, de l’épouse, de la femme ‹ honnête › » (Triolet 1948a : 1). Ce rejet du cloisonnement dans la féminité est aussi lisible dans sa vision de l’avenir des femmes et de l’humanité : Les femmes, c’est l’avenir du monde, écrit-elle. Leur force n’est pas découverte […] Elle remuera encore des montagnes, cette force faite d’instinct, d’énergie […]. Pas des amazones, des femmes, les plus femmes, seins, cheveux longs, fragilité et douceur… Et la puissance. (Triolet 1998 : 399) Il en résulte que les femmes de l’avenir seront simultanément porteuses des signes de ce qui est considéré comme féminin (seins, cheveux longs, douceur, fragilité, instinct) et investies des attributs de l’homme : force, 3 « … l’intelligeance [sic] [du] cœur, [les] intuitions […], [le] romantisme, [la] tendresse, [le] dévouement sans limites. » (Triolet, textes, ms, s.d., cahier 0011, f. 87 v°, FTA) Genre, discours et engagement chez Elsa Triolet 225 énergie, puissance. Pour Triolet donc l’être humain n’est pas fait que de « féminin » ou que de « masculin ». De même, la société se devrait d’être construite à son image. Au sein d’une organisation où femmes et hommes constituent deux castes tranchées, l’auteure rêve d’un métissage des sexes : « Il n’y a pas raison apparente à ce fait », écrit-elle dans un tapuscrit à propos des pages des journaux consacrées au sexe féminin, « qu’on a mis ensemble toutes les femmes qui écrivent [...] et à l’écart des hommes, comme dans un harem ou dans une synagogue. » (Triolet, Les Femmes et les Hommes, La Dignité de la femme, tps, s.d., boîte 25, FTA) C’est dans le même esprit qu’elle y souligne, avec un bon sens implacable, que le lancement d’une page pour les femmes, « petit tas de sottises inutiles », devrait avoir son pendant masculin, la « page de l’homme ». Question d’élémentaire justice et de respect certainement envers les intérêts des femmes et des hommes. Mais, en même temps, ceci est une mise en cause de la spécificité des sexes et de leurs besoins spéciaux, puisque Triolet va jusqu’à déconstruire le genre de la coquetterie, des tâches ménagères, de la précarité : les hommes aussi, note-t-elle, « sont coquets », vivent seuls et souvent n’ont pas beaucoup d’argent, ce qui justifierait la rédaction à leur intention d’articles sur le « raffermissement des seins », la mode, la cuisine… Par ailleurs, l’écrivaine cherche à promouvoir un univers composé d’hommes et de femmes également au niveau linguistique. Dans ses écrits, les deux sexes ont une présence textuelle systématique. Elsa s’adresse « à chacun et à chacune » ; a confiance dans la capacité « des hommes et des femmes » ; souligne que le peuple est « l’ensemble des hommes et des femmes » ; distingue les « citoyens » des « citoyennes ». Ce choix linguistique conscient amène la russophone qu’est Triolet à la constatation d’une déficience de la langue française au regard de la visibilité des sexes : « On sait que la langue française ne possède pas de mot pour désigner les unités dont se compose l’humanité [...] il faudrait dire être humain. Mais on ne le dit pas, on dit : homme. » Pour elle, utiliser ce terme (homme), en tant que générique, c’est méconnaître son vrai sens : « En français l’humanité se compose d’hommes, bien qu’une partie de ces hommes soient des femmes. Comme si le mot homme ne désignait pas le genre masculin. À moins que les femmes ne comptent pas. » (Triolet 1948a : 1 ; cf. Triolet, Les Femmes et les Hommes, La Dignité de la femme, tps s.d., FTA) 4 Elles ne comptent effectivement pas ou peu, dans un monde fait par et pour les hommes. Ce qui frappe effectivement dans la pensée « féministe » 4 Ce raisonnement de Triolet renvoie à la pensée des féministes françaises des XVIII e et XIX e siècles. Sur l’histoire de l’invisibilité du féminin dans la langue française de la Révolution française à nos jours voir Ménégaki / Efthymiou 2009. Loukia Efthymiou 226 d’Elsa Triolet, c’est la modernité d’une approche des rapports des sexes en termes de dissymétrie et de pouvoir : « Je déteste le fascisme, les antisémite (sic), les hommes, parce que je hais tous ceux qui profitent de leur force pour humilier, pour piétiner des êtres humains. » Visiblement, l’écrivaine assimile domination masculine à fascisme : les hommes, « nos fascistes à nous », se réservent le droit de « créer les lois » qu’ils imposent ensuite aux femmes. (Triolet, Le mystère de l’homme, ms, s.d., dossier 31, FTA ; Triolet, textes, ms, s.d., cahier 0011, f. 95, FTA) Or, Triolet se limite à signaler le caractère foncièrement inégalitaire de la société en désignant le coupable qui n’est autre que le « Roi de la création » : « Si elle ne peut pas gagner son pain quotidien, si on ne lui apprend rien, 5 si son travail est mal payé, à qui faut-il s’en prendre, messieurs ? L’homme leur a tout pris. » (Triolet, textes, ms, s.d., cahier 0011, f. 95, FTA) Conséquemment, ce n’est que de l’homme et de son bon vouloir que dépend la libération des femmes. Et Triolet d’inciter ces « seigneurs » : « Qu’ils nous aident à ne pas devenir leurs cuisinières leurs femmes de ménages [sic]. Pour les hommes qui ont de l’argent rien de plus facile, les autres feraient bien de respecter notre travail. » (Triolet, Le mystère de l’homme, ms, s.d., dossier 31, FTA) Il est plus qu’évident que cette attitude, en invitant à un « féminisme » plutôt individuel, 6 rejette l’idée de mobilisation collective des femmes. En effet, durant toute sa vie, Elsa s’est tenue à l’écart de l’associativisme féminin, ces « harems », comme elle caractérise avec mépris les clubs des femmes dont elle tire une impression d’étroitesse accablante : « Je n’ai jamais fait partie d’une association de femmes. Ni pour manger des petits fours ni pour réciter des poèmes ni pour des revendications politiques. Cela m’ennuyais [sic] et m’humiliais [sic]. » 7 Elle se justifie dans un premier 5 Triolet note ailleurs: « La vie des hommes est pleine ‹ des trente et un ›. Il y a des choses qu’ils savent tous tout naturellement et que je ne sais pas. Les femmes ne les apprennent que par hasard. » (Triolet, Critique de Vendredi, ms, s.d., dossier 31, FTA) 6 Le combat personnel de Triolet contre la masculinité en vue de devenir visible et de faire reconnaître ses qualités ne ménage aucun homme, pas même son compagnon célèbre, Aragon. Véritable réquisitoire, cette transcription brute des pensées de l’écrivaine en est la preuve : « Et Louis donc ! [...] j’ai dit que moi je n’irai pas voir une pièce aussi emmerdante [...]. Et puis voilà que Breton lui fait mot pour mot les mêmes observations que moi. Quand je le lui ai fait remarqué [sic], il m’a laissé [sic] seule dans la rue, de colère, de rage folle que je me suis permise de juger ce qu’il écrit. [...] Cela a pris à peu près dix ans pour rétablir les choses. Et encore… » (Triolet, textes s.d., cahier 0011, f. 88v°-88, FTA) 7 Le mouvement féministe et ses historiennes semblent l’ignorer également: « Ces ‹ féministes ›, n’ont jamais voulu me remarquer à l’ombre d’Aragon » écrit-elle (Aragon 1994 : 46). Dans Les années Beauvoir, histoire du mouvement féministe de 1944 à 1970, le nom de Triolet n’est mentionné que deux fois : à propos de la question de la littérature Genre, discours et engagement chez Elsa Triolet 227 temps en avançant l’argument suivant : n’ayant pas profité, elle, des bénéfices du statut féminin (protection, assurance), pourquoi consentiraitelle à faire partie de cette catégorie « d’esclaves » ? Adhérer à une société de « suffragettes », ce serait accepter l’infériorité assignée à son sexe : « Les femmes se réunissaient sur la base de leur infériorité. Je ne me sentais pas inférieure. » (Triolet, notes autobiographiques, ms, s.d., cahier 0042, f. 24v°, 25, 26 FTA). Mais, un examen plus attentif de son discours révèle aussi qu'en décidant de ne point s’associer à la mouvance féministe, elle persiste dans son horreur native du ghetto et rejette l’idée d’incommunicabilité entre les sexes : « J’avais des soucis humains, je me sentais solidaire des femmes et des hommes. » (Triolet, notes autobiographiques, ms, s.d., cahier 0042, f. 24v°, FTA) Ce souci de décloisonnement ne ménage évidemment pas non plus les sociétés masculines : Dîner d’hommes à Ivry. Quand dans les pays progressistes (! ) même l’enseignement est mixte… […] « Fraternité virile » et autres foutaises. Comme si les femmes n’étaient pas pour quelque chose dans la vie de ces hommes, comme si elles n’étaient pas dans le coup. (Triolet 1998 : 306) Si Elsa a tout de même appartenu à l’Union des Femmes Françaises, association féminine du PCF, cette adhésion symbolique plutôt qu’acte d’idéologie féministe doit être inscrite dans le cadre plus large de l’action des intellectuelles de gauche liée à la conjoncture politique de l’après-guerre. D’ailleurs, fidèle à ses convictions concernant une société bi-sexuée, elle choisit, une fois impliquée dans l’Histoire, de promouvoir des causes qui ne sont pas exclusivement celles du mouvement féminin : la résistance à la guerre et à une culture « de la réaction », 8 combat inextricablement lié à celui pour la paix. 2. Résistance et engagement: de Juliette Noël à Danielle Casanova Comme pour de nombreux intellectuels de l’époque, le passage de l’apolitique au politique s’effectue, chez Elsa Triolet, au moment de la montée du danger fasciste en Europe. Sensibilisée par l’engagement d’Aragon au PCF, Elsa découvre son « historicité » et l’importance de la politique. 9 Elle se met alors à écrire ses pensées, ses peurs provoquées par la enfantine, et à l’occasion de la création du foyer de formation baptisé du nom de Danielle Casanova (cf. Chaperon 2000 : 86, 133). 8 « Une certaine littérature américaine, la littérature française à scandale, la littérature des collaborateurs. » (Triolet 1948b : 1) 9 « Je veux simplement dire que [...] pour les absolument apolitiques, les événements extérieurs à leur vie personnelle et intime jouent un rôle. Et pas seulement comme Loukia Efthymiou 228 marche des événements dans son journal intime et dans certaines de ses chroniques (cf. Triolet 1939b). Elle publie par ailleurs dans des revues russes des reportages sur l’actualité politique. L’idée d’une action plus directe contre le fascisme, cette « nuée immonde », « base idéologique de tous les mauvais instincts humains » (Triolet 1998 : 263, 267), commence à la hanter, mais elle constate qu’il n’y a pas d’emploi utile pour elle dans la sphère publique : « Je n’ai rien à faire dans le monde, je n’ai rien à faire avec le monde… Guerre ou pas guerre [...] Qu’est-ce que je pourrais bien faire de moi-même ? Avant de mourir ? » Qui plus est, elle craint que le courage lui manque (Triolet 1998 : 259, 262). La guerre et l’occupation allemande provoquent enfin le « déraillement » tant attendu dans son existence : à partir de ce moment, en quête de son accomplissement personnel, elle s’engage pleinement dans le devenir politique. Son action dans la Résistance est connue et maintes fois relatée et commentée. Pourtant, une analyse en termes de genre du discours dont elle est enrobée révèle l’acceptation (consciente ? ) de la part de l’auteure d’une répartition sexuée des rôles. Triolet s’efface, dès qu’elle se réfère à cette période, derrière un « nous » collectif, qui, englobant le couple Aragon, la relègue à une place de seconde. 10 D’une manière générale, si un nom émerge de cette unité duelle, c’est bien celui d’Aragon. Celui-ci occupe le devant de la scène, laissant ainsi dans l’ombre la contribution d’Elsa : « Je peux vous en parler en connaissance de cause, puisque je me trouvait [sic] à côté d’Aragon qui dirigeait le travail clandestin parmi les intellectuels de zone sud. » (Triolet, Conférence sur la Condition de l’écrivain, Bataille du livre, tps, f. 1, carton ET BBL) Le « je », toujours en retrait dans le témoignage de Triolet, recouvre ses droits dans ses reportages, véritables documents historiques, publiés dans Les Lettres françaises ou La Drôme en armes (1943-1944) ainsi que dans ses récits de guerre. C’est dans sa nouvelle « Cahiers enterrés sous un pêcher » que l’héroïne, alter ego d’Elsa, attirée par la vie aventureuse des combattants, bref par l’action masculine, exprime une sorte de regret de ne pas être un homme, de ne pas pouvoir rejoindre la résistance armée, d’être confinée dans une existence de femme (Triolet 1945b : 349). Il ne lui reste donc que l’option du reportage sur ce milieu masculin 11 qui renforce répercussion directe (l’homme qu’on mobilise qu’on tue) mais pour les pensées de tous les jours… » (Triolet 1998 : 249) 10 « Nous sommes passés dans la clandestinité le 11 novembre 1942 [...] Nous travaillions avec les intellectuels, Aragon avait la responsabilité de toute la zone libre. Nous sortions le journal Les Etoiles et nous avons monté une maison d’édition : La Bibliothèque française. Dans la clandestinité, bien sûr. […] Nous avions nos agents de liaison […] Le principal adjoint d’Aragon… » (Brik / Triolet 2000 : 160) 11 Le reportage incorporé dans la nouvelle est celui sur les maquis du Lot que Triolet avait publié en 1943 dans Les Lettres françaises. Ainsi, réalité et fiction s’y Genre, discours et engagement chez Elsa Triolet 229 toutefois son désir de rejoindre les maquisards : « […] je suis prise au piège du maquis, à leurs risques, leur élan, leur espoir… J’étais déjà avec eux théoriquement avant d’y aller voir, maintenant je voudrais être avec eux pour de bon. » (Triolet 1945 : 404, cf. 1944a : 6) N’empêche qu’un tel voyage demeure, de toute manière, hors-norme pour une femme seule : « J’ai peur de faire sensation et qu’on se demande ce que c’est que cette femme. » (Triolet 1945b : 392) La recherche d’une nouvelle identité féminine par l’action directe dans la Résistance transparaît également au travers des « Amants d’Avignon ». Elsa y fait ressortir les circonstances extraordinaires qui engendrent la métamorphose des « êtres » dont Juliette Noël, l’héroïne, est la parfaite incarnation. Cette petite dactylo abandonne, tout comme l’auteure, son existence morne, féminine et fait du péril « la règle habituelle » de sa vie. Elsa Triolet souligne dans ce récit, ainsi que dans d’autres textes sur cette période, la transgression des rôles sexués rendue possible par la disparition des préjugés sociaux en « ces temps de l’apocalypse ». Du coup, les femmes portent « le même poids d’horreur que le reste du monde » (Triolet 1965 : 13 ; Jeanne et l’oie blanche, tps, s.d., publié Radio 45 1/ VII, FTA). La guerre, moment transitionnel, les pousse à « sortir de leur maison » et, en leur apprenant « la solidarité, les problèmes politiques, le courage civique et militaire », elle leur donne une consistance masculine: elles deviennent « patriotes ». Ce nouveau profil masculin du sexe féminin enfin libéré, pousse Triolet à s’exclamer d’enthousiasme : « Je suis fière d’être femme. » (Triolet, notes autobiographiques, ms, s.d., cahier 0042, f. 25-25v°, FTA) Par ses écrits, Elsa Triolet a donc contribué à la valorisation de la femme. La construction d’une image féminine noble ira, à la Libération, de pair avec la glorification de la Résistance. Inversement, la faiblesse de certaines femmes auprès de l’ennemi déshonore l’ensemble de l’effort national. C’est ce contexte particulier qui éclaire l’absence de toute trace d’empathie de la part d’une championne de la dignité humaine devant la cruelle humiliation des femmes tondues (cf. Virgili 2000). Son rapport de 1944 sur les purges à Montélimar en est révélateur : Elles avaient les cheveux rasés et, je ne sais pourquoi, j’avais l’impression qu’elles louchaient ! [...] De la fenêtre de la mairie, je les voyais qui marchaient à petits pas avec une drôle de démarche, comme si elles se tenaient en équilibre sur une corde raide. La foule les laissait passer, sifflant et huant. « Ça risque de devenir à la mode, ces cheveux rasés », dit à côté de moi un petit homme bien soigné, grisonnant, la cravate correcte, et il ajoute, songeur : « Pourvu que cela ne devienne pas de l’engouement ! » [...] ces dames dûment fardées, déjà coiffées avantageusement de turbans multicolores, qui ne laissaient évidemment passer confondent inextricablement : « Lorsque je suis partie faire un reportage dans le maquis, j’emmenai avec moi Louise Delfort. » (Triolet 1965 : 22) Loukia Efthymiou 230 aucune frisette ! Ça a la vie dure une femme… (Triolet 1944, cf. Annales 2004 : 332) L’exaltation de la Résistance féminine continuera une fois la guerre terminée. Il est ici intéressant de signaler que la rhétorique de Triolet obéit dès lors à la ligne de l’UFF concernant la construction d’une mémoire communiste de la Résistance au féminin (Chaperon 2000 : 86-87, 132) et contribue à la canonisation de figures comme celle de Danielle Casanova transmuée en archétype de la Résistante : « L’apport à l’humanité de Danielle, c’était sa personnalité elle-même, et si on l’oublie, si elle se fige, l’humanité perd l’apport de son exemple. » (Triolet, Discours prononcé pour l’anniversaire de Danielle Casanova, ms, boîte 25, FTA ; cf. Danielle Casanova, ms non publié, boîte 25, FTA) Suivant aussi la tendance initiée par les militantes communistes, Triolet procède à une comparaison des jeunes Françaises à la Pucelle : Les filles de France, sans peur et sans reproches, pures comme Jeanne d’Arc, ont eu le courage de la Pucelle pour se défendre devant les tribunaux et monter sur le bûcher. Car rien n’a changé dans ce pays et si toutes les filles n’ont pas été héroïques, il y en a eu des milliers, qui sans entendre des voix ont donné leur vie pour la France. (Triolet 1965 : 13 ; Jeanne et l’oie blanche, tps, s.d., publié Radio 45 1/ VII, FTA) 3. « La nouvelle Résistance » : genre et bataille culturelle pour la paix En ces débuts de guerre froide, la défense de la littérature « progressiste » française, puis son prolongement dans la « Bataille du livre » 12 incarnent pour Triolet une sorte de nouvelle Résistance. Enveloppées par l’auteure d’un discours viril émaillé de termes guerriers, 13 ces causes, assimilées à un combat anti-impérialiste pour le progrès et pour la paix, se trouvent au centre des préoccupations de la gauche intellectuelle en général et du camp communiste en particulier. 12 Lutte visant le circuit de diffusion des livres « progressistes » et s’inscrivant dans le cadre de la politique culturelle du PCF: les « batailles du livre », formule élaborée par Triolet, constituent la réponse communiste à l’appel aux intellectuels du gaulliste Malraux. Dans Les années Beauvoir, le rôle de Triolet dans ce projet est cependant passé sous silence. (Chaperon 2000 : 170 ; cf. Sapiro 2000 : 216) 13 Par exemple : « La propagande de l’ennemi a si bien porté que même dans nos rangs, on nous croit sans armes ni généraux » (Triolet 1948b : 5) ; « il est naturel qu’un guerrier se serve de son arme pour se battre, et non pour la ciseler » (Triolet 1948c : 5) ; « La littérature est une arme puissante […]. Il s’agit de rendre cette arme inoffensive, de lui enlever son tranchant. » (Triolet, Conférence sur la condition de l’écrivain (Bataille du livre), tps, carton ET BBL, f. 6, FTA) Genre, discours et engagement chez Elsa Triolet 231 Le discours prononcé par Triolet en juin 1949 au Congrès national de l’Union des Femmes Françaises constitue un des rares documents où la militante aborde ces questions dans une optique sexuée. Une remarque s’impose ici toutefois : au-delà de la nécessité de toucher le public d’un congrès de femmes, la valorisation du rôle social des mères doit y être lue aussi à la lumière du maternalisme qui, à partir de 1945, envahit l’idéologie et l’activisme de l’UFF, à l’image des associations conservatrices. Le but en est double : il s’agit « de moins prêter le flanc à la critique et de sauvegarder les positions du parti » (Chaperon 2000 : 113-114) : Je m’adresse à vous, les femmes, qui protégez vos enfants de la guerre, qui voulez les faire profiter des bienfaits du progrès ; pour cela, vous devez les protéger de l’ignorance. Vous avez en éduquant vos enfants, une responsabilité devant l’avenir, devant le progrès. C’est des enfants d’aujourd’hui que dépend le progrès de demain. Il faut donc leur donner ce qui leur revient de droit : l’héritage du savoir amassé durant des siècles par les hommes. Le leur donner pour qu’ils le transmettent aux générations suivantes, augmenté, amélioré. C’est cela qui s’appelle le progrès tel que nous le comprenons, le progrès qui porte en lui la paix. (Triolet, Intervention au III e Congrès national de l’Union des Femmes Françaises, juin 1949, tps., dossier 31, f. 6, FTA ; 1949b : 11, cf. Annales 2004 : 374) Triolet demande aux mères qui l’écoutent de jouer le rôle qui leur a toujours été dévolu : protéger leur progéniture. Mais, en même temps, elle profite de sa prise de parole pour les rallier à ses préoccupations personnelles de militante. Ainsi, la protection maternelle revêt ici un aspect qui déborde le cadre des soins physiques prodigués aux enfants et s’étend au domaine de la connaissance (avec la propagation de la littérature « progressiste »), seule arme contre l’ignorance génératrice de guerres. Cette médiation culturelle féminine en vue de préparer l’homme de demain (référence au rôle traditionnellement féminin d’éducatrice) 14 est promue en vecteur solide d’un progrès, qui, assimilé à l’avenir, est visionné, par cette pessimiste invétérée mais digne héritière des penseurs du XVIII e siècle, dans sa dimension linéaire et donc optimiste. 15 Dans un contexte de guerre froide, qui oppose deux blocs rivaux, ce progrès à touches féminines et communistes ne peut, selon Triolet, que concourir à la consolidation de la paix. Par cette intervention donc, la militante pacifiste apporte son soutien au versant féminin du PCF qui s’emploie à cette époque à canaliser les femmes dans le mouvement des mères pour la paix et la défense de la République contre les nouveaux fascistes. (Chaperon 2000 : 116, 117, 126-131) 14 La réunion des troupes vives des « Jeunes poètes » contre « l’ennemi » et leur formation suivant les idées esthétiques, morales et politiques du PCF sera la contribution personnelle de Triolet à cet effort (Triolet 1950a : 7). 15 Humanisme idéaliste qui donne, ailleurs, dans l’utopie scientiste (cf. Triolet 1950b : 7). Loukia Efthymiou 232 Pour ce qui est, enfin, du discours public de Triolet concernant le rôle des sexes dans la lutte pour la paix, son examen révèle que l’écrivaine aborde la question en faisant surgir - de manière très personnelle il est vrai - la sempiternelle dualité culture/ nature, fondement théorique de l’inégalité des sexes. Un exemple en serait ce discours de 1949, où l’oratrice, tout en adhérant à l’argument de la spécificité de chaque sexe, affirme sa conviction dans l’identité de leur « nature » en matière de paix : « l’ensemble des hommes et des femmes est paisible ». Mais, alors que chez la femme cette nature pacifique et pacifiste définissant sa sensibilité personnelle et commandant son action sociale demeure inaltérable, l’homme sous l’influence du milieu social « invente la guerre ». Il s’ensuit que le bellicisme du sexe masculin est construit socialement, ce qui infirme le stéréotype largement véhiculée du « guerrier né ». Par extension, l’oratrice en induit implicitement que les femmes sont, sur ce plan, supérieures aux hommes, puisque leur pacifisme naturel est imperméable à toute interférence sociale. Partant cependant de la thèse d’une société perfectible, elle n’en croit pas moins dans l’amélioration, par un nouveau conditionnement social, des hommes ainsi déformés. (Triolet, Discours/ Causerie faite à Valence, Mouvement de la paix, ms, 1949, carton ET BBL, f. 3-5, FTA, cf. Annales 2004 : 368) Or, celui-ci ne pourrait jamais être une affaire exclusivement masculine. En effet, Triolet avait déjà mis en relief, dans un article de 1948 consacré au jour de la femme, l’importance de l’intervention culturelle des femmes dans la construction d’une conscience universelle de paix. 16 Dans cet appel adressé à la société (aux hommes ? aux féministes ? ) pour assurer au sexe féminin une meilleure place dans la sphère publique, l’auteure présente l’accès, voire la participation des femmes au travail et à la culture comme des conditions indispensables au progrès humain. Et Elsa termine son syllogisme en s’interrogeant : « Qui sait ce que le génie féminin nous réserve de trésors, et ce que la féminité peut apporter au monde ? Et si c’était la Paix ? » (Triolet 1948a : 1) 17 Cette analyse fait état, à notre avis, de la vision égalitaire des sexes que s’est forgée cette militante, consciente tout de même du pouvoir des constructions culturelles imposées par la société. En d’autres termes, aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue, son approche naturaliste du combat pour la paix lui sert de support pour faire ressortir l’identité 16 Cf. aussi notre analyse précédente concernant le discours prononcé en 1949 au Congrès national de l’UFF. 17 Elle éclaire ce propos dans un autre texte : en jouant un rôle culturel actif, les femmes pourront « faire pénétrer le plus profondément dans la conscience du pays, jusqu’à l’intérieur de chaque foyer, l’amour de la paix et la connaissance des moyens de lutter pour elle. » (Triolet, Bataille du livre, ms, s.d., carton ET BBL, f. 2, FTA) Genre, discours et engagement chez Elsa Triolet 233 intrinsèque des hommes et des femmes, si ce n’est la supériorité inhérente à son propre sexe ; pour souligner, également, le rôle catalyseur du genre de la culture dans la génération des guerres ou la conservation d’une paix synonyme de progrès. Conclusions Après une longue errance à travers les textes d’Elsa Triolet abordés sous l’éclairage de l’outil théorique du genre, quelles seraient les conclusions à en tirer ? Finalement, pour boucler la boucle, Elsa Triolet peut-elle être classée comme féministe ? À un niveau individuel, la militante se fraie un chemin singulier, évolue et se bat pour se réserver une place à égalité dans les cercles intellectuels masculins, pour vivre « dans le pouvoir » et non suivant sa nature. 18 Pour ce faire, elle prend appui, comme ses écrits introspectifs le révèlent, à une pensée forgée par l’expérience et ses déboires intimes et construit progressivement, vis-à-vis des rapports sexués, une attitude qui la rapproche des positions du féminisme de l’égalité. En ce qui concerne son implication dans le devenir politique de la période étudiée, elle s’embarque dans la défense d’une culture « progressiste » garantissant la paix et la démocratie contre toute sorte de fascisme. Cette cause ne cadre que très partiellement avec les enjeux de la mouvance féministe de l’époque au sein de laquelle elle ne jouera jamais un rôle important. Dans ces rares interventions commandées par les instances féminines du PCF et mises au service des stratégies du moment, Elsa, cherchant surtout à éviter de transgresser la ligne du parti, dissimule, autant que cela se peut, sa philosophie égalitaire sur les sexes derrière une rhétorique rassurante car reproduisant les lieux communs de la propagande maternaliste et naturaliste. C’est peut-être aussi ce qui explique son silence au sujet de la bible du féminisme, Le Deuxième sexe, paru en 1949 et présenté par le camp communiste comme « un produit de la décadence bourgeoise » détournant ouvriers et femmes de leurs réels intérêts. (Chaperon 2000 : 174-177) 19 Pour resserrer le propos, sans vouloir pourtant verser dans une vision simplificatrice de la réflexion « féministe » de Triolet, nous considérons que la notion qui la qualifie le mieux est celle de contradiction : association, certes, à un féminisme de l’égalité dans son discours introspectif, mais 18 La maternité n’a pas été un choix pour elle. Elle note à propos des enfants dans un article de 1939 : « J’aime les enfants sans devenir gâteuse d’attendrissement devant chaque petit, juste parce qu’il est petit. » (Triolet 1939a) 19 Il ne paraît donc point surprenant que cette œuvre n’est pas incluse dans les catalogues des bibliothèques de la « Bataille du livre ». D’ailleurs, la production littéraire féminine n’y est représentée que par deux noms : celui de Triolet, bien évidemment, et de Panova Vera. Loukia Efthymiou 234 promotion du différentialisme sexuel dans la sphère publique ; combat individuel et quotidien contre le deuxième rang dévolu à son sexe, et, en parallèle, rejet de la nécessité d’une action féministe collective pour la promotion de toutes les femmes (chacune pour soi ? ), au nom d’une société bi-sexuée en voie de progrès. Il n’en demeure pas moins que, dans l’ensemble des textes d’Elsa Triolet étudiés pour cette recherche, l’approche que fait l’auteure des rôles sociaux des sexes en termes d’égalité l’emporte sur la valorisation de leur différence naturelle. Deux de ses réponses au test de personnalité Marcel Proust en offrent encore un exemple caractéristique : - Votre qualité préférée chez l’homme ? - Le charme du génie. - Votre qualité préférée chez la femme ? - Le charme du génie. (Triolet, Questionnaire Marcel Proust, tps, s.d., questions 11 et 12, boîte 25, FTA) Bibliographie (avec des sources non imprimées) Fonds Elsa Triolet-Aragon Cahiers 002, 011, 026, 042 Boîte 25 Dossier 31 Comité National des écrivains : cote ROS, cote HONG. Bibliothèque de la Bataille du livre : Carton BBL, cote ET BBL. Elsa Triolet, Je suis encore petit…, dans Ce soir, février 1939 (1) [= 1939a]. Elsa Triolet, La manche après la cognée, dans Ce soir, février 1939 (2) [= 1939b]. Elsa Triolet, Le cheval blanc, Paris 2004 (édition originale : 1943). Elsa Triolet, Aux armes, citoyens ! , dans Les Lettres françaises, n° 16, mai 1944 (1), 5-6 [=1944a]. Elsa Triolet, Voyageurs fantastiques, dans Les Lettres françaises, n° 18, juillet 1944 (2), 1, 4 [= 1944b]. Elsa Triolet (signé Laurent Daniel), Prisonniers allemands, dans La Drôme en armes, n° 4, septembre 1944 (3) [= 1944c]. Elsa Triolet, Les routes de la Drôme, dans La Drôme en armes, n° 4, septembre 1944 (4) [= 1944d]. Elsa Triolet, La Prison, dans Action, n° 47, juillet 1945 [= 1945a]. Elsa Triolet, Le premier accroc coûte deux cents francs, Paris 2001 (édition originale : 1945) [= 1945b]. Elsa Triolet, La dignité de la femme, dans Les Lettres françaises, n° 198, mars 1948 (1), 1 [= 1948a]. Elsa Triolet, Prenez exemple sur nos ennemis, dans Les Lettres françaises, n° 201, mars 1948 (2), 1, 5 [= 1948b]. Genre, discours et engagement chez Elsa Triolet 235 Elsa Triolet, Capitaine Fédotov, dans Les Lettres françaises, n° 226, septembre 1948 (3), 1, 5 [= 1948c]. Elsa Triolet, L’écrivain et le livre ou la suite dans les idées, Paris 1948 (4) [= 1948d]. Elsa Triolet, Le Pacte pacifique, dans Femmes Françaises, n° 231, avril 1949 (1), 3 [= 1949a]. Elsa Triolet, Ne laissons pas mourir le livre ! , dans Femmes Françaises, n° 243, juillet 1949 (2), 11 [= 1949b]. Elsa Triolet, Réponse collective aux jeunes poètes inconnus, dans Les Lettres Françaises, n°295, janvier 1950 (1), 7 [= 1950a]. Elsa Triolet, En l’honneur de Frédéric Joliot-Curie, Le pourvoyeur de rêves, dans Les Lettres Françaises, n°306, avril 1950 (2), 7 [= 1950b]. Elsa Triolet, Préface à la clandestinité, dans Le premier accroc coûte deux cents francs, Paris 2001, 9-26 (édition originale de la préface 1965). Elsa Triolet, Préface au désenchantement, dans Œuvres croisées d’Elsa Triolet et Aragon, 3, Paris 1969. Elsa Triolet, Chroniques théâtrales, textes recueillis, choisis et annotés par Monique Lebre-Peytard, Paris 1981. Elsa Triolet, Elsa choisie par Aragon, Paris 1990. Elsa Triolet, Écrits intimes 1912-1939, Édition établie, préfacée et annotée par Marie- Thérèse Eychart, Paris 1998. Lili Brik / Elsa Triolet, Correspondance 1921-1970, sous la direction de Léon Robel, Paris 2000. Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, Louis Aragon et Elsa Triolet en Résistance, n° 6, 2004. Louis Aragon, Correspondance générale, Aragon-Paulhan-Triolet. Le temps traversé, Paris 1994. Huguette Bouchardeau, Elsa Triolet, Paris 2001. Sylvie Chaperon, Les années Beauvoir, Paris 2000. Pierre Daix, Aragon, Paris 1994. Dominique Desanti, Elsa-Aragon : le couple ambigu, Paris 1994. Marie-Thérèse Eychart, La femme ou l’épreuve de la différence, dans Faites entrer l’infini, n° 30, décembre 2000, 51-55. Maria Ménégaki / Loukia Efthymiou, Lorsque les femmes de France se battaient pour le nom, ou Pourquoi la langue les voulait invisibles [en grec], Athènes 2009. Gisèle Sapiro, La politique culturelle d’Elsa Triolet au CNE (1949-1951), dans Marianne Delranc-Gaudric (dir.), Elsa Triolet - Un écrivain dans le siècle, Actes du colloque international 15-17 novembre 1996, Paris 2000, 205-247. Fabrice Virgili, La France virile, Paris 2000. Gislinde Seybert L’impact du politique dans la création des personnages de fiction dans l’œuvre romanesque d’Elsa Triolet « Je ne savais pas encore que le destin c’est la politique. » Elsa Triolet Dans ses romans, Elsa Triolet réussit parfaitement à décrire les répercussions des événements historiques sur le destin de ses personnages de fiction, c’està-dire du général sur le singulier, ainsi que Sartre l’a formulé dans L’Être et le Néant. Elle s’intéresse surtout à l’impact des événements politiques sur la vie des petites gens, de l’homme et de la femme pour ainsi dire normal, douée d’un sens aigu de l’injustice du monde contemporain. L’auteur poursuit les avatars de l’histoire avec une intuition psychologique fine pour ses protagonistes, à partir de la révolution soviétique, présente dans les personnages de Russes blancs réfugiés à Paris et de communistes français convaincus de sa valeur de vérité absolue, jusqu’à l’époque d’après-guerre d’une Allemagne rasée. Comme Elsa Triolet enrichit ses intrigues de personnages des deux bords, communistes et fascistes et tous ceux qui s’agitent et s’orientent difficilement dans l’entre-deux, il n’y a pas de noir et blanc bien nets, mais des nuances innombrables de gris des personnes qui cherchent une voie pour préserver leur vie quotidienne et intellectuelle en renversant les hiérarchies sociales, dans l’alternance contraignante des événements. D’ailleurs, dans les scènes de guerre de la fin du Cheval blanc (1943), l’auteur évoque la misère des simples soldats français sacrifiés aux stratégies incompréhensibles des dirigeants militaires. « Il faut comprendre » est la formule des hommes exposés inutilement au danger de vie et de mort sur le front de l’année 1940. Le cheval blanc (1943) Le cheval blanc est le roman le plus élaboré et le plus volumineux d’Elsa Triolet. Il reconstitue la vie en France et à Paris des années trente, de l’immédiate avant-guerre jusqu’au début de la drôle de guerre, autour du personnage de Michel Vigaud qui réunit dans son patronyme le vigoureux vaillant et le suffixe du nigaud. Simplet, joli brun aux cheveux bouclés, il Gislinde Seybert 238 plaît aux femmes, mais il a l’habitude de quitter les milieux aisés dans lesquels il est choyé, pour poursuivre des destins inconnus. Né d’une mère russe qui l’adore et d’un père qu’il a perdu tôt, il vit une vie de picaro moderne aimé par les femmes comme le Bel Ami de Maupassant et le Felix Krull de Thomas Mann. Les situations pénibles comme le service militaire lui donnent l’occasion de sauter le mur de la caserne ; pour la prison, c’est le même genre de fuite. Emprisonné pour trafic de drogue à la frontière espagnole, il profite de la somnolence des gardiens et de la faiblesse des femmes de hasard et se libère sans violence et sans cruauté. Dans les moments désespérés de dépression amoureuse et de dégoût devant la bassesse des hommes, il est toujours recueilli par des femmes de la haute société mondaine, comme par la princesse Marina qui le marie à une milliardaire américaine. Par son manque de perspective morale, le roman offre un tableau de mœurs balzacien de l’époque moderne, particulièrement pour cette époque de l’union américaine. Le protagoniste profite d’une richesse immense qui n’est d’aucun secours devant son malheur sentimental. Ni le ranch californien, ni la maison de plaisir au Connecticut, ni le yacht, ni l’avion privé ne peuvent sauver ce mariage de convention, contracté en connaissance de cause par les deux partis. Comme l’épouse continue de croire à un bonheur illusoire dans les conversations intimes de son « boudoir de Glaces », elle s’effondre à la révélation d’un Michel volage, que son désir à elle a rendu cruel. L’auteur organise l’intrigue si bien que le tort est des deux côtés, du côté de la femme et de l’homme ; la femme même en dirigeant un empire industriel et financier ne réussit pas à construire et à garantir son bonheur personnel. D’un manque de sensibilité semblable à celui de Meursault dans L’Étranger d’Albert Camus, le jeune Michel Vigaud est devenu insensible après la mort de sa mère russe, d’une affectivité exubérante. Après avoir brûlé les étapes de sa vie sans amour, il tombe enfin éperdument amoureux de la Suédoise Elisabeth qui ne le lâche plus pendant plusieurs mois d’une vie à deux, passionnée et intense. Son meilleur ami et confident qui joue un rôle paternel, le Biélorusse Stanislas Bielenki, lui ravit son amour à la première rencontre. Cette trahison d’Elisabeth pour Bielenki reste floue et mystérieuse. Michel ne comprend pas si elle est causée par la richesse de Bielenki ou par un sentiment d’ennui destructeur de la part d’Elisabeth. Ce revirement d’Elisabeth représente un exemple d’Œdipe renversé, de Contre-Œdipe : L’homme plus âgé qui représente l’instance paternelle, reprend la femme au fils, renforçant et reconstituant ainsi le système patriarcal ébranlé par l’émancipation de la femme et son choix libre de partenaire sexuel. La blessure narcissique infligée à Michel par Elisabeth reste brûlante jusqu’à la fin de ses jours. Lorsqu’il la revoit pour la première fois après l’échec du mariage américain, elle lui apparaît comme « la reine de L’impact du politique dans la création des personnages 239 neiges dans le conte d’Andersen, habitant un château de glace » (Triolet 1943 : 447). Sa carrière de chansonnier préparée stratégiquement par la représentante de la Haute Couture Simone de Bressac débouche sur la mobilisation générale de la Deuxième Guerre mondiale. Mobilisé comme simple soldat, revêtu de son accoutrement ordinaire avec casque et fusil, Michel revoit Simone de Bressac une dernière fois dans un Paris vidé de ses habitants, avant de périr dans le chaos produit et subi par les dirigeants militaires désemparés. Le premier accroc coûte deux cents francs (1945) Les nouvelles de l’occupation et de la Résistance Lyon, capitale de la Résistance et le réseau des traboules Elsa Triolet reçut le prix Goncourt en 1944 pour son recueil de nouvelles Le premier accroc coûte deux cents francs, qui, entre autres, contient Les amants d’Avignon et La vie privée ou Alexis Slavsky, artiste peintre. La nouvelle Les amants d’Avignon avait déjà paru clandestinement aux Éditions de Minuit pendant l’occupation. Selon Elsa Triolet, ses textes littéraires sur la Résistance lui sont dictés par l’obsession de « se libérer d’un intolérable état des choses ». Pour elle, les événements ont mis à nu « la véritable nature » des hommes et des femmes. Ils prennent des risques insensés jusqu’à l’héroïsme (Triolet 1945 : 12). La résistante profite de son statut de femme en s’engageant clandestinement. Les soldats allemands sont attirés par sa féminité et relâchent leur attention et leur perspicacité. Les femmes ne sont pas vraiment regardées comme des ennemis, leur féminité touche la sensibilité des Allemands, soldats et civils. Dans Les amants d’Avignon, il s’agit d’un amour contrarié dans son essor printanier, entre Juliette, jeune fille « banale » et le résistant Célestin. À Lyon, elle réussit à lui sauver la vie en se mettant elle-même en danger. Quand Juliette est surprise par deux Allemands de la Gestapo en civil, elle profite de l’occasion pour s’enfuir. Lorsque l’un des Allemands la serre de plus près : Vous me faites mal… gémit Juliette, et elle tournait vers l’homme des yeux pleins de larmes : c’étaient de splendides larmes qui remplissaient les yeux jusqu’aux bords, sans tomber, comme de jolies larmes de glycérine, au cinéma… Il en fut tout décontenancé : vraiment, Juliette avait un genre de beauté qui touchait tous les hommes. (Triolet 1945 : 106) La comparaison avec les larmes de cinéma révèle l’inauthenticité de la situation. La proximité avec la femme éveille les sentiments de l’Allemand comme lors d’un film, qui remplace la femme présente pour une absente. La Gislinde Seybert 240 guerre place les hommes dans des situations illusoires, les faisant vivre la contrainte d’une attitude équivoque qui s’oppose à leurs sentiments intimes. Par cette scène, l’auteur atteint le propre de la modernité, avec le déplacement de l’homme dans un monde faux, de mauvaise foi qui provoque l’aliénation psychique. Pour Juliette, cette proximité sentimentale équivoque sert de planche de salut. Dans ce moment de rapprochement que la beauté de la jeune femme éveille chez l’Allemand, Juliette réagit spontanément, traverse la rue au trafic dense et s’échappe dans le labyrinthe des traboules. Comme en rêve, elle s’oriente sans réfléchir dans ce réseau qui s’ouvre devant elle miraculeusement. Par la description de la cité lyonnaise et ses traboules qui sont tout d’abord annoncées comme un système de clôture et d’emprisonnement, les barrières des cours et des fenêtres préparent à l’arrestation de Juliette par la Gestapo. Paradoxalement, le système de clôture de la ville protègera la fuite. Les deux Allemands attirés par les vitrines des magasins où ils remarquent des cartes postales, relient leurs activités actuelles à leur vie privée laissée derrière eux en Allemagne. Lorsque l’un d’eux entre dans le magasin pour en acheter, Juliette saisit sa chance pour s’enfuir. Malgré cette fuite réussie, la nouvelle n’a pas de « happy end » ; l’union des amants reste impossible. Dans la deuxième nouvelle du recueil, La vie privée ou Alexis Slavsky, artiste peintre, la protagoniste Henriette est le type de femme qui ne pense qu’à rendre son homme heureux. En parfait jeu de collusion, son compagnon Alexis Slavsky est le type d’homme qui vit ses humeurs d’artiste sans égards pour la femme. Le couple n’est pas marié et Henriette essaie même de mettre dans le lit d’Alexis la belle dame riche qu’il adore, pour lui rendre le goût de vivre et le travail plus agréable. Alexis, de père noble polonais et de mère russe, belle et juive, se laisse mener où le vent l’emporte. À Montparnasse, la vie à deux les satisfait, mais l’occupation allemande va briser la tranquillité de leur existence. La persécution des juifs fait craindre à Alexis pour sa vie, car la petite Mizzi de Montparnasse a découvert le portrait de sa grand-mère Esther et veut absolument l’acheter pour un trafiquant du marché noir. Après une réquisition par la Gestapo, le couple ne se sent plus en sécurité et s’enfuit à la campagne. Pendant qu’Henriette cherche un nouveau foyer, Alexis doit rester en compagnie de riches Français jadis amis de ce peintre de renom, mais suspectant son origine juive, ils lui rendent la vie pénible. Trouvant enfin refuge dans une pension des Basses Alpes, le couple vit dans une pension où les réfugiés s’entassent et se surveillent, ne laissant pas Alexis en paix. Henriette et Alexis sont tout de suite soupçonnés d’être dans l’illégalité, parce qu’ils se détachent du groupe des pensionnaires. Une des dames richissime s’éprend d’Alexis dans ce romantique paysage montagnard. Lorsque cette dame part pour Lyon, L’impact du politique dans la création des personnages 241 Alexis veut la suivre et Henriette doit se résoudre à son destin de femme rejetée. Elle continue à vivre avec Alexis, et, pour ne pas le perdre, provoque même l’occasion que les amants se retrouvent dans son propre lit. Ce n’est que le lendemain qu’Henriette prend conscience de la situation qu’elle a créée et oblige dame Cathy à plier bagage. Après que Cathy ait quitté Lyon, selon le dire de son domestique, Alexis rode dans son quartier. Une dernière rencontre avec elle se révèle être une scène d’adieu. Les amants se retrouvent dans une traboule qui les remplit de nostalgie pour la vie d’autrefois. Mais l’eau boueuse de la traboule fait un fort effet de contraste avec les souliers fins de Cathy qui risque d’être éclaboussée par les flaques d’eau sale : « La traboule malodorante était leur seul refuge. » (Triolet 1945 : 209) Cathy part pour l’Amérique à jamais perdue pour Alexis. Celui-ci, désabusé, retourne à ce même hôtel aux galeries de bois près du pont pour oublier son échec douloureux. Henriette, infatigable, part à nouveau à la campagne pour essayer de trouver un logis. Entretemps, Alexis a failli mourir d’une crise d’appendicite qui n’est opérée qu’au dernier moment. Après la convalescence d’Alexis, le couple part pour un deux-pièces meublé dans un village à une heure de Lyon. Là, ils sont surprotégés par la propriétaire qui ne les laisse jamais seuls. Une Parisienne ayant trouvé refuge dans la villa d’un trafiquant du marché noir offre à Alexis le pavillon comme atelier. Le couple réussit à vivre presque normalement essayant d’éviter la compagnie de la propriétaire. Alors que celle-ci est absente pour le weekend, Alexis recueille un garçon affamé et trempé par la pluie. Il le fait passer dans une ferme qui appartient à la Résistance. À cette époque, Henriette est une femme qui ne vit que pour son homme. Rusée et active, elle réussit à surmonter tous les aléas de la France occupée. Semblable à la Juliette des Amants d’Avignon qui se met en danger pour son adoré, elle se charge de toutes les corvées quotidiennes pour rendre la vie supportable à son bien-aimé. Avec les dangers créés par l’occupation, Henriette qui avait été une femme libre de Montparnasse, se range parmi les femmes dévouées à leur compagnon sans avoir d’idées personnelles. Elle adore la peinture d’Alexis et la protège comme si c’était sa propre création. Le lecteur éprouve un sentiment de tranquillité paisible en suivant la vie du couple dans ses moments de solidarité compréhensive. Mais avec l’arrivée de Cathy, Henriette se montre vulnérable et perd son équilibre habituel. Quand le fondement de sa vie à deux est atteint, elle sort alors ses griffes et défend son amour qui, soudain, s’oppose aux sentiments de son compagnon. Sous la façade de l’amour maternel transparaît un amour atavique, existentiel et monstrueux qui n’a plus d’égard envers l’être aimé. Quand la réciprocité est rompue, son équilibre psychique bascule. L’amour réciproque demande le même engagement de l’homme et de la Gislinde Seybert 242 femme. Avec l’intruse, la relation est brisée. Henriette fait une crise de nerfs et Alexis est détruit psychiquement par le départ de Cathy pour l’Amérique, provoqué par la scène qu’Henriette a fait à Cathy, à l’insu d’Alexis. L’auteur se veut impartial. Elsa Triolet expose successivement le point de vue d’Henriette et d’Alexis. Le lecteur est le seul juge. À nouveau, la passion se révèle indomptable. Elle détruit le couple et, subrepticement, le lecteur découvre qu’Alexis n’aime pas l’odeur d’Henriette. Ainsi, l’auteur confirme, une autre fois encore, le fondement pulsionnel de la passion. Dans la nouvelle La vie privée ou Alexis Slavsky, artiste peintre, la narration déploie cette nécessité élémentaire : dans une époque de danger et de manque matériel, l’émancipation de la femme peut s’évaporer comme une chimère. Elle est le fruit de luttes et de travaux laborieux qui ne résiste pas à la guerre et à l’occupation, là où le couple devrait se serrer les coudes pour survivre. À l’époque de la guerre, la dissolution des liens culturels encourage cet homme artiste à suivre encore plus ses passions et à négliger les besoins affectifs de sa compagne qu’il prend pour sa servante. Le rendez-vous des étrangers (1956) « La bagarre après la Libération, dans tous les domaines, est autrement sournoise que le danger mortel de la guerre. » (Rezvani Khorasani 1995 : 27) Le roman Le rendez-vous des étrangers fait suite au Cheval blanc dans le genre du roman social, reflet d’une époque troublée. Après l’occupation allemande et la Libération, quatre jeunes gens rentrent désabusés, accablés par le souvenir de la drôle de guerre et de l’expérience des camps. Patrice est diplomate, Serge Grammond appartient à la deuxième génération de russes juifs émigrés, Alberto a été général dans l’armée républicaine espagnole vaincue par les fascistes, Sacha Rosenzweig est journaliste, romancier en devenir, vivant dans une chambre de bonne de l’appartement de sa sœur, et Yves est l’avocat des mineurs polonais du nord et des communistes. Vers la fin du roman, les protagonistes de chapitres où chacun à son tour joue un rôle, se rassemblent pour le réveillon du Nouvel An dans la petite maison de campagne que Serge a hérité de sa tante, tout comme ils s’étaient rassemblés au début du roman pour une partie de campagne. Chaque personnage représente une couche sociale et une fraction politique, allant de la haute bourgeoisie jusqu’aux communistes. Le descendant de la haute bourgeoisie, le pilote de guerre Duvernois, se révèle être mortellement amoureux de la suédoise Elisabeth Krüger qui réapparaît, ayant figurée dans Le cheval blanc. Elle évoque pour le lecteur son prétendant antérieur, Michel Vigaud, tombé L’impact du politique dans la création des personnages 243 en 1940 dans une forêt de la Somme, mort qui clôt Le cheval blanc d’une manière tragique. Dés le début du roman, le lecteur se sent désorienté parce que dans chaque chapitre apparaît un nouveau personnage qui porte la perspective dans un entourage particulier. En reliant les nombreux fils de l’intrigue, Olga, une Russe mystérieuse pour le personnel de son hôtel, prend de plus en plus d’envergure. Le Grand Hôtel Terminus situé sur les quais de la Seine dans le centre historique de Paris qu’elle habite, a gardé son caractère prestigieux même après la guerre. Le gardien de nuit, un jeune garçon espagnol, et le garçon d’étage polonais représentent l’un la catastrophe de la guerre civile espagnole, l’autre l’occupation de la Pologne par les nazis et l’armée soviétique. Avec Olga, Elsa Triolet fait entrer la politique secrète et l’espionnage des deux bords dans l’intrigue. Son père avait réussi à quitter l’Union soviétique pour la France en emportant les secrets des dirigeants. Même après la mort de son père, Olga se sent toujours en danger, poursuivie par les services secrets soviétiques, et également par la police française qui ne voit pas d’un bon œil la présence de tous ces étrangers sur le sol français et à Paris. La peur des étrangers se manifeste par l’observation continue de leur entourage ; à chaque moment, une main peut se poser sur l’épaule et une voix d’agent peut les contraindre à le suivre. Le roman Le rendez-vous des étrangers peint l’atmosphère turbulente du Paris d’après la Deuxième Guerre mondiale et l’existence pénible des étrangers réfugiés dans ce pays des Droits de l’homme qui, pour le moment, les protège du danger de vie et de la guerre. Mais le combat politique continue entre les combattants de la Guerre Froide et les partis politiques de droite et de gauche. La politique chancelante du parti communiste français dirigé secrètement et de loin par Moscou inquiète ses membres, idéalistes abusés, et les républicains espagnols vaincus. Nathalie Sarraute a décrit cette ambiance floue dans son livre L’Ère du soupçon. Émigrée russe également, elle a développé la même sensibilité qu’Elsa Triolet pour analyser la situation. L’espionnage et les pièges opaques des services secrets de tous les États influencent et détruisent la vie personnelle ainsi que les rapports intimes des personnages romanesques, dans la fiction comme dans la vie réelle. Dans la colonie espagnole ouvrière de la Plaine Saint-Denis, les Espagnols républicains tremblent d’être recherchés par la police et d’être renvoyés dans l’Espagne fasciste. Lorsqu’un clandestin espagnol tombe malade, ses compagnons n’osent pas l’hospitaliser par crainte de la police française. Dans Le rendez-vous des étrangers, l’Américain Frank Mosso est un cas exceptionnel. Ayant vécu comme artiste peintre à Montparnasse avant la guerre, l’ambassade américaine le soupçonne d’être communiste. Comme il vit dans l’entourage de vieux amis peintres proches des idées de gauche, Gislinde Seybert 244 l’ambassadeur l’oblige à délivrer son passeport et à rentrer aux États-Unis immédiatement. Le maccarthysme ayant visé les membres de la colonie américaine de Paris atteint également sa femme ; Frank Mosso perd ses repères psychiques et meurt d’une crise cardiaque. Avec l’Américain Frank Mosso, soupçonné d’être communiste par son propre gouvernement, Elsa Triolet rompt avec ce préjugé de l’après-guerre considérant tous les Américains comme des privilégiés qui n’affluent à Paris que pour s’amuser à Montmartre. Même les Américains deviennent des réfugiés politiques, tout comme le seront les déserteurs de la guerre du Vietnam dans la décennie à venir. L’avocat Yves revenant de son soutien aux mineurs polonais du nord, passe par Arras où il visite la Citadelle où les Allemands avaient fusillé les résistants. Là, il répète la chanson « Grenade, ma Grenade » qui structure tout le roman, en lui donnant une dimension mythique. Cette même chanson réunit les personnages pour le réveillon du Nouvel An de la fin du roman. Olga, devenue le personnage central au fil de l’action, y prend part aussi. Les hommes sont attirés par elle, par son élégance mondaine ainsi que sa mélancolie de solitaire. Elle dispose de la même attractivité qu’Elisabeth Krüger dans le roman Le cheval blanc. Ce dernier roman développe un côté mythique dans le fantasme de Michel Vigaud qui veut sauver la princesse comme dans les épopées et les contes de fées. Cette image du cheval blanc sur lequel il part pour le combat imaginaire a donné son titre au roman. En discutant le réalisme de ses œuvres romanesques, Elsa Triolet accentue sa perspective : La réalité fantastique est bien plus mon domaine, et ce que je cherche dans l’avenir, c’est l’homme. (Triolet 1964-74 : II, 22) Le rendez-vous des étrangers est un roman politique et engagé dans un sens humanitaire et empathique. L’écrivaine réussit à y présenter un documentaire fictionnel sur la misère et l’insécurité vécues par les réfugiés politiques de l’époque de l’après-guerre. Son monument dressé aux réfugiés reste actuel encore aujourd’hui. Le monument (1957) Lewka, sculpteur du monument en hommage à Staline, échoue d’une manière monstrueuse parce que le sujet du monument, le personnage de Staline, est monstrueux. L’intrigue du roman parle de cette monstruosité de Staline et du régime communiste de manière indirecte, à travers des persécutions et de la disparition des camarades de Lewka. L’épisode central de la rencontre fortuite avec l’ami d’enfance Frère Ignace en dit long. Ignace, un moine qui L’impact du politique dans la création des personnages 245 s’est réfugié dans les catacombes de la vieille ville avec d’autres marginaux « inadaptés », retient Lewka d’une manière irrésistible. Lewka se soûle avec lui pendant toute une nuit et devient ainsi témoin du monde souterrain des catacombes et de ses marginaux exclus de la société « propre » du régime communiste. Dans le désespoir et une sorte de perte d’identité, Lewka se laisse aller dans le cauchemar de ce monde et devient la proie facile d’une femme résidant dans les catacombes. C’est une des meilleures scènes que l’écrivaine ait créée, qui excelle dans la description de ce monde surréaliste fait de cauchemars et de fantômes resurgissant de l’autre monde et de la géhenne, héritage de la tradition littéraire russe. C’est dans ce monde souterrain que les justes survivent à la persécution contingente et imprévisible. Sans que l’on sache pourquoi, les ministres tombent en disgrâce ainsi que les artistes et les écrivains. Le sculpteur termine le monument à Staline au moment de la mort de celui-ci. C’est l’ironie du hasard que Lewka reçoive même le prix Staline au moment de la révolte générale naissante. La correspondance d’Elsa Triolet ne mentionne pas la mort de Staline explicitement, mais sa sœur Lili Brik indique sa tristesse en mars 1953 qui doit se référer à ce moment décisif de l’avenir de l’Union soviétique et de sa population. Lewka, le sculpteur, qui avait adhéré au cubisme pendant son séjour à Paris, refuse la théorie du réalisme socialiste devenue doctrine d’État, qui oblige les artistes à la suivre. Il pense que son échec ne résulte pas de la commande de l’œuvre, mais de son insuffisance à lui. Il tient à présenter le personnage de Staline dans sa jeunesse pour accentuer peut-être l’éventuelle innocence ou la bonne volonté des idéaux révolutionnaires des débuts. Pour Lewka et ses anciens camarades, l’angoisse est omniprésente, le président Torsch lui-même n’en est pas exempt. Henri Wormser, cité par Elsa Triolet dans « La lutte avec l’ange (Fragments) », en postface de l’édition du roman Le monument, insiste sur l’incongruité du monument à Staline, qui va à l’encontre de la théorie du socialisme sur le culte de la personnalité : Le monument est peut-être en contradiction avec le socialisme par l’attention requise au profit d’un seul, dressé dans sa singularité. (Triolet 1957b : 209) Au cours du roman, Lewka aperçoit et accentue de plus en plus la beauté des statues séculaires de la vieille ville. Avant de commencer la statue en hommage à Staline, il s’était consacré au travail de restauration de l’autel de Sainte-Barbe, en évitant les obligations conférées par le ministère des Beaux- Arts et le parti. Le comble de son irritation est causé par l’installation du monument à Staline à l’endroit le plus en vue, oblitérant le site de la vieille ville, ce qui signifie une profanation de la tradition séculaire. Gislinde Seybert 246 Dans la même postface, Elsa Triolet rappelle la nouvelle de Gogol « Le portrait », dans laquelle « le personnage démoniaque d’un usurier a un effet destructeur sur les propriétaires suivants du portrait » (ibid.) Lewka a honte du peuple qui ridiculise le monument comme tous les projets du parti. De plus en plus, il conçoit le monument comme un monstre, comme une grue cimentée défigurant la silhouette de la vieille ville. Il ne voit d’autre issue à son échec artistique que la mort. En reconnaissant la vérité concrète de la métaphore que, à partir du désastre du monument, il ne peut plus que « tuer le temps », il décide de se tuer. Par son suicide, il veut réagir à l’incompréhension totale de Torsch, son ancien camarade, maintenant président, et de celle du parti. Il comprend qu’il a trahi l’art ainsi que l’artiste en lui-même. En 1957, Aragon reçoit le prix Staline, rebaptisé en prix Lénine, confirmation du roman Le monument par la réalité de l’écrivain communiste. On reste rêveur quant à la vérité sous-jacente du roman. Est-ce qu’il s’agirait du phénomène Balzac, légitimiste et monarchiste, qui a écrit son cycle de romans La comédie humaine imprégné de responsabilité sociale ? D’ailleurs, on ne peut que se livrer à la spéculation sur les déchirements du couple Triolet-Aragon. L’œuvre romanesque d’Elsa Triolet témoigne de l’esprit humanitaire qui relie toute littérature « engagée ». Elle prend au sérieux les besoins de l’individu et les conflits de conscience des « petites gens » ainsi que de l’artiste. Dans Le monument, l’écrivaine réussit à transposer en narration les abus d’un gouvernement communiste qui trahit ses propres idéaux, ainsi que les anciens camarades qui l’ont établi, par la violence totalitaire. Les expériences vécues par sa famille russe et par elle-même lors de ses voyages fréquents en Union soviétique pour participer aux congrès des écrivains lui ont livré la matière brute de ce roman. Sa transposition littéraire devait surtout prendre égard des membres de sa famille, dont sa sœur Lili Brik avait été la plus proche de Staline par ses liens avec Maïakovski et ainsi exposée le plus à la persécution imprévisible. Par ses moyens stylistiques, Elsa Triolet sait récupérer le fond mythique de l’Antiquité, du Moyen-âge et de la guerre civile espagnole. La puissance du mythe s’accentue avec l’image du « cheval blanc », symbole de l’amour chevaleresque et de l’authenticité. Le chevalier valeureux et irréprochable, sans crainte et sans reproches, qui défend sa dame dans toute adversité, structure le roman comme image intérieure du protagoniste, qui contraste avec l’échec répété pour chaque aventure de la vie moderne. Dans L’Inspecteur des ruines, roman de l’heure zéro de l’après-guerre et du passage initiatique à travers la mort et l’enfer, le protagoniste répète la descente d’Orphée dans le monde souterrain. Il perd, sans retour possible, L’impact du politique dans la création des personnages 247 son Eurydice dans ce souterrain constitué par l’abri d’une maison bombardée, qui hante ces lieux de décombres dévastés. D’une manière semblable, le protagoniste du Monument descend dans les catacombes en-dessous de la vieille ville, refuge des marginaux persécutés par le gouvernement communiste. Lui aussi rejoint son Eurydice dans la personne d’une femme avec laquelle il passe la nuit dans une sorte de perte d’identité désespérée. Dans la correspondance avec sa sœur Lili Brik, Elsa Triolet exprime son penchant pour la vie sauvage des clochards et son désir d’évasion vers les bas-fonds de la société pour échapper aux difficultés et à l’injustice d’une vie réglée de conventions. Roses à crédit (1959) Le roman Roses à crédit, deuxième roman de la trilogie « L’Âge de Nylon », poursuit le destin désastreux de Martine, jeune femme moderne ayant réussi à sortir de la misère de sa mère célibataire. Cette misère a tout pour préfigurer le malheur futur de Martine. Sa mère habite une cabane en bois hors du village, où les nombreux enfants de pères différents vivent pratiquement de rien, dans la boue et parmi les rats. L’ascension sociale de Martine est due à son obstination de bonne élève et à la compréhension de la mère d’une amie qui lui donne la chance de devenir apprentie coiffeuse dans son salon de coiffure. Une autre chance surgit par le déménagement de la coiffeuse qui se marie à Paris et emmène Martine et sa propre fille. À Paris, le succès continue pour Martine, picara favorisée par la fortune. Elle réussit à trouver un poste de manucure dans un institut de beauté chic où elle rencontre des gens fortunés menant un train de vie élégant. Elle rencontre Daniel, un garçon originaire de son village, qu’elle avait considéré alors comme hors de son champ social, car Daniel est l’héritier d’une famille traditionnelle d’horticulteurs de roses, enracinée dans le terroir depuis un siècle. Le couple se forme spontanément dans une union chaleureuse sans consensus préalable. La vie à deux continue d’une façon évidente, décrite dans des chapitres à point de vue changeant. L’incompréhension s’installe peu à peu quand Martine refuse de loger dans la vieille maison villageoise du père de Daniel. La coiffeuse devenue mère adoptive lui fait en cadeau de mariage un petit appartement moderne « cosy » dans un nouvel immeuble dans la banlieue de Paris où Daniel se sent déplacé. À partir de ce moment, la dégradation psychique de Martine est inévitable. Elle passe de l’achat à crédit de mobilier à des dépenses de plus en plus importantes, jusqu’à l’achat d’une voiture. Au bout d’un certain moment, Martine ne réussit plus à payer les échéances du crédit. Délaissée par Daniel, elle décrépit Gislinde Seybert 248 mentalement, semblable à Emma Bovary, si ce n’est les amants. Une dernière visite de Daniel pendant laquelle il lui annonce sa détermination à divorcer, aboutit à la dévastation du mobilier de l’appartement « cosy » et à l’attaque brutale de Daniel par Martine. Daniel l’attache à une chaise et appelle un ami médecin qui la fait « soigner » dans une clinique psychiatrique. Martine sort de cette clinique ravagée et brisée par les électrochocs. Résignée, elle accepte le divorce et rentre dans son village natal où elle rencontre un ancien ami de sa mère, revenu à la cabane en souvenir de celle-ci. Ils font l’amour dans le camion. Après que l’homme soit parti, Martine se couche dans le lit de sa mère et se laisse manger par les rats. Cette fin atroce rappelle la torture de Winston par les rats dans le roman 1984 de George Orwell. Conclusion L’œuvre romanesque d’Elsa Triolet, dont je n’ai analysé que quelques étapes paradigmatiques, constitue une chronique des années quarante et cinquante qui tourne autour de l’axe de la Deuxième Guerre mondiale, catastrophe apocalyptique. L’occupation par les nazis détruit les restes de vie civilisée, de l’art et de la pensée libre que la Première Guerre mondiale avait laissé intacts. Cela est valable pour la France, les autres pays occupés ainsi que pour l’Allemagne elle-même. Elsa Triolet avait déjà perçu cette destruction dans la Russie soviétique. La correspondance avec sa sœur Lili Brik montre la lutte quotidienne des artistes dépendants de la direction du parti soviétique. Le suicide de Maïakovski en 1930 et la mémoire de son œuvre qu’elle commence à publier tout de suite après, détermine la vie de Lili Brik dont la sécurité est en danger au moment de l’arrestation de son mari, le général Vitali M. Primakov en 1937, exécuté immédiatement après. Elsa Triolet parle de « la terrible nouvelle » dans sa lettre du 17 juin 1937 et offre son soutien à sa sœur (Triolet 2000 : 108). Fin 1935, Lili Brik avait demandé le soutien à la publication de l’œuvre de Maïakovski dans une lettre adressée à Staline (« le patron »), ce qu’elle annonce à Elsa dans sa lettre du 1 er janvier 1936. Dans cette même lettre assez longue, elle fait une commande de tissus et de robes avec d’autres articles à Elsa, ce qui laisse supposer qu’elle a reçu une somme élevée. Elsa Triolet s’engage pour la publication de l’œuvre de Maïakovski en France, ce qui relie les deux sœurs pendant des décennies. Pendant la guerre, la correspondance est interrompue pour une période de cinq ans. Elle ne reprend qu’en novembre 1944 après la rentrée d’Elsa Triolet à Paris. Toute sa famille russe gagne une partie de sa vie par des traductions ; même leur mère traduit le livre d’Elsa Triolet sur Maïakovski qu’elle a publié en France. L’impact du politique dans la création des personnages 249 Après la guerre, leur correspondance témoigne d’un vif échange de nourriture de Moscou vers la France, ainsi que de Paris vers la Russie, de tissus, de chaussures, de médicaments et d’articles de luxe comme du parfum et du rouge à lèvres. Cette correspondance unique par sa longue durée et les étapes historiques documentées fait partie intégrale de l’œuvre d’Elsa Triolet et demande une analyse approfondie. La mort de Staline n’est pas mentionnée explicitement pour des raisons personnelles et pour ne pas éveiller la suspicion de la censure. Les lettres échangées entre les deux sœurs montrent la vie et les besoins de tous les jours, condition humaine fragilisée par les évènements politiques et la guerre. Lili Brik ne peut informer Elsa Triolet sur la mort de leur mère qu’avec deux ans de retard. Leur mère est morte juste avant l’occupation nazie, sa sœur qui a accompagné sa maladie et d’autres membres de la famille ont été tués par les Allemands. L’engagement politique d’Elsa Triolet, qui n’est jamais devenue membre du parti communiste français, témoigne de son amour pour la Russie et de sa proximité psychique avec sa famille, surtout avec sa sœur Lili Brik. Les voyages en Russie et la participation aux congrès soviétiques des écrivains constituaient un moyen de revoir sa famille et sa patrie. Ses intérêts littéraires sont inextricablement liés à la tradition russe, à Maïakovski et à Chklovski qui l’adorait depuis sa jeunesse jusqu’à la vieillesse avancée. Les nouvelles sur la Résistance sont rédigées dans un style plutôt traditionnel, mais conscient d’une psychologie profonde des rapports entre le couple composé par l’artiste exposé aux vicissitudes de la vie quotidienne causées par les évènements politiques, et de sa compagne s’affairant à lui faciliter la vie et à faire avancer son œuvre. La femme dépasse son rôle traditionnel par le courage demandé dans des situations de persécution et de danger de mort. Par contre, les romans de l’après-guerre participent à l’apogée du roman existentialiste avec des antihéros perdus dans une réalité diffuse et surréaliste. Dans Le cheval blanc, L’Inspecteur des ruines et Roses à crédit, les scènes d’égarement psychologique dans un monde incompréhensible abondent. L’antihéros du Cheval blanc parcourt le monde dans une impassibilité flaubertienne sans attachement profond possible. L’antihéros de L’Inspecteur des ruines erre dans une petite ville allemande totalement détruite et devient témoin d’une démoralisation générale, des vaincus ainsi que des vainqueurs. Il appelle son voyage en Allemagne « un essai d’évasion dans l’irréel » (Triolet 1948 : 186). Il découvre la maison de l’écrivain romantique E.T.A. Hoffmann, surnommé « écrivain des fantômes » et y vit une aventure avec une danseuse italienne dans un rêve détaché de la vie qui l’entoure. Dans ses promenades nocturnes, il rencontre une jeune femme sauvage, ancienne déportée, abrutie d’abord inabordable, décharnée par la faim dans la cave Gislinde Seybert 250 d’une ruine, qu’il nourrira par la suite de ses provisions de jambon et de cigarettes. Il en résulte une sorte d’amitié précaire qui le soutient dans sa solitude. Le réveillon qui a lieu dans la cantine des soldats américains est un autre exemple d’une vie plongée dans l’amoralité. Roses à crédit accompagne la reconstruction de l’après-guerre décrivant l’influence de la vie économique américaine sur le psychisme de la femme. Dans une sorte d’émancipation négative liée à l’achat à crédit d’objets mobiliers et ménagers tant convoités après la guerre, la jeune héroïne perd le contact avec son mari qui la quitte pour une Américaine plus jeune et riche d’un héritage immense. Ayant perdu tous ses repères, elle se laisse glisser vers une mort atroce. Ainsi, dans le processus de l’émancipation de la femme due à l’organisation économique moderne, la femme devient, une fois encore, la victime sacrifiée à un système que, grâce à sa vulnérabilité psychique, elle ne réussit pas à manipuler. Le destin des antihéros et des antihéroïnes d’Elsa Triolet est dominé par l’impact des vicissitudes de la guerre et de la Résistance qui brisent la vie personnelle et intime des individus et du couple. Dans l’après-guerre, l’influence croissante de l’économie américaine n’est pas moins dévastatrice. Elle détruit le consensus social et laisse les individus se perdre dans la solitude et l’anonymat. Bibliographie Elsa Triolet, Mille regrets, Paris 1942. Elsa Triolet, Le cheval blanc, Paris 1943. Elsa Triolet, Le premier accroc coûte deux cent francs, Paris 1965 (édition originale : 1945). Elsa Triolet, L’inspecteur des ruines, Paris 1978 (édition originale : 1948). Elsa Triolet, Le rendez-vous des étrangers, Paris 1956. Elsa Triolet, Roses à crédit, Paris 1959. Elsa Triolet, Le grand jamais, Paris 1965. Elsa Triolet, Le rossignol se tait à l’aube, Paris 1970. Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et d’Aragon, Paris 1964-1974 (42 volumes). Lili Brik - Elsa Triolet, Correspondance 1921-1970, Paris 2000. Dominique Desanti, Les clés d’Elsa, Paris 1983. Dominique Desanti, Elsa-Aragon. Le couple ambigu, Paris 1994. Unda Hörner, Das Romanwerk Elsa Triolets. Im Spannungsfeld von Avantgarde und Sozialistischem Realismus, Essen 1993. L’impact du politique dans la création des personnages 251 Alexandra König, Littérature féminine? Französische Romanautorinnen der dreißiger Jahre, München 2005. Doris Rezvani Khorasani, Elsa Triolet - das erzählerische Werk, Münster 1995. Thomas Stauder, Wege zum sozialen Engagement in der romanischen Lyrik des 20. Jahrhunderts (Aragon, Éluard - Hernández, Celaya - Pavese, Scotellaro), Frankfurt/ M. 2004. Études de l’identité féminine dans des œuvres particulières d’Elsa Triolet Svetlana Maire Fraise-des-Bois ou l’expression des tendances féministes d’une société Elsa Triolet est l’auteur de plusieurs ouvrages remarquables dont l’un, Le premier accroc coûte deux cents francs, fut même couronné par le Prix Goncourt en 1945. 1 Nous avons choisi pour notre étude un de ses romans peu connus : Fraise-des-Bois (1926). Cette œuvre, où le je autobiographique se cache derrière le il du personnage, est intéressante de deux points de vue : tout en entrouvrant le rideau sur la « propriété privée » de sa vie, Elsa Triolet y décrit étape par étape la construction d’une identité féminine au sein de la société du début du XXe siècle. Notre objectif sera en premier lieu d’apporter quelques éléments de réflexion sur Fraise-des-Bois, ouvrage à l’allure autobiographique, susceptibles d’éclairer la personnalité d’Elsa Triolet. Les spécialistes de la vie d’Elsa Triolet comme Marie-Thérèse Eychard et Huguette Bouchardeau nous dressent le portrait d’une femme se sentant constamment seule, lasse de vivre, envahie par son mal-être, sentiment qui lui fera écrire plus tard Personne ne m’aime (1946). Pour quelles raisons ? Tout nous pousse à penser qu’il faut chercher ces réponses dans l’enfance, déterminante dans la formation de la personnalité. Ainsi Elsa l’écrivain, que la France a surtout découverte à partir du moment où elle a commencé à rédiger ses ouvrages en français, « s’est formatée » au cours de son enfance et son adolescence passées en Russie. Par ailleurs, dans Fraise-des-Bois, ce portrait de femme prend une allure plus générale dans la mesure où sa vie est conditionnée par les bouleversements socioculturels de la société russe et occidentale. De ce fait, il sera intéressant en deuxième lieu de superposer le destin individuel sur la matrice de la vie de toute une génération. Il convient à présent de voir les conditions de l’apparition du roman ainsi que l’état d’esprit de son auteur. Fraise-des-Bois fait partie des trois premiers ouvrages d’Elsa Triolet (À Tahiti, 1925 ; Fraise-des-Bois, 1926 ; Camouflage, 1928), tous rédigés en langue russe. En effet, ne maîtrisant pas encore bien l’art de l’écriture, la jeune écrivaine ne se sentait pas prête à passer à la rédaction d’œuvres littéraires en français. Elsa Triolet commença à écrire ce 1 Cette année-là, le prix fut remis pour l’année précédente. Svetlana Maire 256 roman en 1924 alors qu’elle était alitée seule dans la chambre 12 de l’hôtel Istria, situé au 29 de la rue Campagne-Première à Montparnasse. D’ailleurs, Elsa Triolet évoque son séjour dans cette chambre dans un des chapitres de Fraise-des-Bois, intitulé Le silence du douze. Derrière la porte du 12, sur le lit nickelé orné de boules de cuivre était allongée Fraise-des-Bois, malade. La vie de toutes les chambres, de tous les gens qui passaient devant la porte, s’introduisait dans le 12. Chaque bruit trouvait une résonance dans sa tête, ses bras, ses jambes. Il lui semblait que, sur sa tête malade, passait un lent et lourd convoi, plein de tintamarres, de sonneries, de craquement, de chants, de conversations. (Triolet 1926 : 131) L’année de la création de ce roman est importante dans la mesure où nous savons qu’après son retour de Tahiti où elle avait passé deux ans avec son mari André Triolet, la jeune femme décida de le quitter en 1921. Un geste très courageux à l’époque, très rare aussi, car elle abandonna sa vie toute programmée et son statut de femme mariée pour la vie solitaire d’une étrangère sans revenu. Les extraits de l’autobiographie d’Elsa Triolet retracent cette période extrêmement difficile pour elle : Après, à Paris j’ai habité à l’hôtel. Je n’avais plus de mari. Je me suis mise à l’écrire. J’étais très malade. Je suis restée couchée presque tout le temps durant deux ans. J’avais perdu mon « statut social ». (Triolet 1998 : 353) À Paris, je me suis installée à l’hôtel. Cet hôtel, je l’ai décrit dans Fraise des bois [sic]. Pétrovitch, 2 qui n’aurait jamais eu l’idée de vivre à l’hôtel […], y a aussitôt emménagé, et qui plus est dans celui où je demeurais. Nous occupions des étages différents, ne nous considérant pas comme mari et femme, et nous ne l’étions pas. (ibid. : 365) Les pages de son journal intime datant du mois de septembre 1924 nous font part de son état d’esprit à cette époque : l’ennui, le sentiment d’être très malheureuse provoqués avant tout par la solitude. Par ailleurs, les idées suicidaires l’obsèdent. J’ai vingt-huit ans et je m’ennuie terriblement avec moi-même. [...] Je n’attends rien de bon. (Triolet 1998 : 177 ; du 15 septembre 1924) Je ne suis pas un écrivain, mais seulement une femme malheureuse qui écrit son malheur. (ibid. : 186) Il me manque un être de qui je pourrais m’occuper et que je pourrais aimer comme l’enfant que je n’aurais jamais. (ibid. : 194) À cette époque, Elsa se sentait véritablement seule, probablement pour la première fois de sa vie. Cela paraît invraisemblable sachant qu’elle habitait Montparnasse, ce quartier où la vie bouillonnait de jour comme de nuit, et 2 Surnom du mari d’Elsa, André Triolet. Fraise-des-Bois ou l’expression des tendances féministes d’une société 257 que la communauté russe, composée essentiellement de représentants de l’intelligentsia, était fortement présente dans la capitale française. Cependant Elsa était seule, terriblement seule, loin de sa mère qui habitait désormais en Angleterre et encore plus loin de sa sœur, Lili Brik, qui avait préféré rester en Union Soviétique. Elsa, elle, se sentait apatride. Elle n’était pas encore Française mais elle n’était déjà plus Russe, encore moins Soviétique. Comme beaucoup d’habitants de Montparnasse, « elle appartenait au milieu des sans milieu » (Triolet 1956 : 34). On peut se demander à juste titre pour quelles raisons la jeune femme se sentait aussi malheureuse et solitaire durant cette période de sa vie alors que toutes les circonstances étaient réunies pour qu’elle s’épanouisse. D’après ses biographes, nous savons qu’Elsa Triolet fréquentait à cette époque des écrivains et des artistes comme Marcel Duchamp, Fernand Léger, Man Ray, Francis Picabia. Néanmoins, malgré des valeurs communes, ses amis de fortune, auxquels elle s’accroche en dernier recours, ne pouvaient la sortir de cette angoissante solitude pour une raison très simple : ils n’étaient pas Russes. Dans ses mémoires sur les artistes célèbres de l’émigration russe en France, Irina Odoevtseva cite le témoignage d’Ivan Bounine : Entre nous, les Russes, et eux, il y a un gouffre, ils ne sont pas comme nous. Ils nous sont incompréhensibles. Nous ne les comprenons pas ainsi qu’eux ne nous ne comprennent pas. La seule âme slave, 3 que l’on nous prête, en dit long. (Odoevtseva 2008 : 377) En ce qui concerne les relations d’Elsa Triolet avec les Russes en France, elle comptait parmi ses amis Vladimir Pozner, Ilya Ehrenbourg, Valentina Khodassevitch et bien évidemment Vladimir Maïakovski qui séjournait régulièrement dans la capitale française entre 1924 et 1929. Or, ce lien qui l’unissait avec ces écrivains et ces artistes pro-soviétiques rendait impossible son intégration au sein de la diaspora russe dont la majorité absolue des représentants étaient de fervents partisans du régime tsariste. Ainsi, l’écriture est salvatrice : écrire occupe ses journées et lui permet d’avoir un interlocuteur, ne serait-ce qu’imaginaire et muet, et de ne plus se sentir seule. Elsa Triolet était tellement inspirée que la première partie de Fraise-des-Bois fut écrite dans des délais très brefs. Elle en fut satisfaite et en lut même des extraits à Maïakovski. Pourtant, la jeune femme fut aussitôt prise de doute : La première partie de mon livre est tout à fait bien. Je ne saurai pas écrire la deuxième. Ne faut-il pas m’arrêter à la première ? Ce serait à la fois lâche et raisonnable. (Triolet 1998 : 186) Je crains que Fraise des bois [sic] ne vaille rien… (ibid. : 194) 3 En français dans l’original. Svetlana Maire 258 Malgré les doutes, Elsa Triolet n’abandonna pas le livre. L’écriture devint vitale pour elle, car grâce à cela elle pouvait se sentir utile et cela lui permettait de s’affirmer dans cette société qui n’était alors pas faite pour les femmes seules. La deuxième partie de Fraise-des-Bois terminée, le roman vit le jour en 1926 à Moscou aux Éditions Kroug. Le livre passa presque inaperçu dans la Russie soviétique en raison de son caractère apolitique. Il ne suscita pas non plus d’intérêt au sein de l’émigration russe en France. Elsa Triolet, pour les raisons précitées, n’en faisait pas partie et ne méritait donc pas qu’on s’attarde sur son œuvre. Ainsi, pour son second projet d’écriture, la jeune auteure opta pour une tendance autobiographique, tellement son besoin de partager, de se confier était grand. Le roman est composé de deux parties distinctes et d’un épilogue. La première partie relate les événements situés entre 1899 - Fraise-des-Bois est alors âgée de trois ans - et 1918, année où l’héroïne part pour la France afin d’épouser un Français. Le repérage temporel de la deuxième partie est possible grâce aux notes du journal intime tenu par la romancière et on peut donc dire avec certitude que l’action se déroule à partir de 1924, date de son installation à Paris après la séparation d’avec son mari. Les indications temporelles de l’épilogue restent assez vagues : nous savons juste que « bien des années de travail et de gens exécrables » (Triolet 1926 : 159) ont passé depuis les derniers événements parisiens. La biographie d’Elsa Triolet permet cependant de situer l’action à l’automne 1925. 4 En ce qui concerne les frontières spatiales, elles suivent un mouvement circulaire. L’action de la première partie se déroule à Moscou. Puis le cadre spatial change lorsque l’héroïne décide de se marier et de partir vivre à Paris. Enfin, le mal du pays pousse l’héroïne à prendre le train qui la conduit à Moscou, sa ville natale. La plupart des personnages du roman, y compris la famille de Fraisedes-Bois, s’inspirent de personnes facilement identifiables dans la vie réelle d’Elsa Triolet. Le surnom de l’héroïne qui sert de titre au roman est chargé d’une grande signification. Il reflète les traits principaux de l’héroïne, double d’Elsa elle-même. Si la Fraise évoque une substance savoureuse, délicieuse, ce nom fait en même temps ressortir un côté sauvage. En effet, dès les premières pages, le lecteur découvre une petite sauvageonne gracile, agile, provocante qui du haut de ses trois ans n’a pas peur de s’affirmer. Le surnom russe contient le suffixe hypocoristique « tch », fréquemment employé dans les formes d’appellation affectives en russe. Zemlyanitchka 4 Marie-Thérèse Eychard explique dans ses annotations : «Elsa va séjourner huit mois environ à Moscou. [...] Elle multiplie dans son œuvre (Fraise des bois [sic]), [...] dans son journal à différentes dates les variations sur ce titre d’un conte de Tolstoï qu’elle a lu enfant : Dieu voit la vérité mais n’est pas pressé de la dire. » (Triolet 1998 : 202) Fraise-des-Bois ou l’expression des tendances féministes d’une société 259 désigne aussi en russe une baie qui pousse près de la terre (« zemlia » signifie la terre), sa terre natale. L’entourage familial de la petite Fraise-des-Bois de la première partie est composé de ses parents, de sa sœur et de deux domestiques : la nounou Stépanida et la cuisinière Dounia. Les parents de Fraise-des-Bois n’ont pas de prénom, ils sont constamment nommés Papa et Maman, détail signifiant dans la mesure où les parents apparaissent comme des êtres à part, singuliers, qui n’ont pas besoin de nom. La dépersonnification des parents de la narratrice les range dans son jugement affectivo-subjectif à côté des êtres supérieurs, proches de Dieu, même s’ils ne sont pas dénués de défauts. La mère est très présente dans la première partie du roman. C’est auprès d’elle que la petite fille va chercher la consolation, c’est maman qui gère ses disputes avec sa sœur aînée. Bref, maman est unique dans ce monde, « Maman sent la maman » (Triolet 1998 : 3). Le père, comme le veut le mode de vie de l’époque, passe tout son temps au travail et de ce fait il est beaucoup mois présent dans la vie de la petite fille. Selon le témoignage d’Huguette Bouchardeau, « du père, il est beaucoup moins question dans le journal et les récits d’enfance […] c’est à sa mort prématurée, en 1915, qu’Ella 5 prend la mesure de la place qu’il occupait dans son existence » (Bouchardeau 2000 : 15). Cet événement tragique est relaté dans le chapitre intitulé Mort dans Fraise-des-Bois. C’est à partir de cet événement que la solitude devient le compagnon de route de la jeune fille. La sœur de la narratrice, de cinq ans son aînée, comme sa vraie sœur Lili Brik, figure sous le surnom de Liska. On sait que ce surnom a été donné à Lili par Vladimir Maïakovski en raison des cheveux roux de cette dernière. Le surnom, qui peut être traduit par « petit renard », apparaît aussi transparent que celui de l’héroïne : il met en valeur une personnalité rusée, coquette, égocentrique. En même temps, tout au long du roman, nous découvrons des liens extrêmement forts entre les deux sœurs. Ce que nous savons aussi grâce aux notes autobiographiques d’Elsa Triolet, c’est qu’elle a toujours éprouvé des sentiments très ambivalents à l’égard de sa sœur. Concernant les autres personnages, la plupart d’entre eux avaient des prototypes dans la vraie vie. Le personnage d’Alek est basé sur un garçon réel prénommé Mara dont Elsa fit la connaissance le 24 décembre 1912, ainsi qu’elle le raconte dans son journal. Vénétsian Alexandrovitch Ratner (appelé ensuite Vénia) donnera naissance au personnage de Radlov. Elsa Triolet s’inspira aussi de Nadejda Andreevna Kerkov, qui était sa meilleure amie et séjournait souvent dans la résidence de ses parents, pour créer le personnage de Véra, et de son frère Kolia Kerkov, que l’on retrouve dans le roman sous le prénom de Koka. 5 Ella est le vrai prénom d’Elsa Triolet. Svetlana Maire 260 Les deux sentiments qui dominent largement tout au long du roman sont la peur et la solitude. La peur pourchasse l’héroïne dans la première partie alors qu’elle est encore à Moscou. Les causes de cette appréhension incontrôlée évoluent avec l’âge, mais la peur reste omniprésente et devient un facteur d’isolement et de repli sur soi. Toutes ces phobies peuvent être classées en fonction de l’âge de la narratrice. Les premières peurs sont des phobies classiques d’enfant : le noir et les personnes déguisées. Ainsi, un personnage des spectacles Les Pâtissiers de Bagdad et La Lampe enchantée que Fraise-des-Bois va voir avec ses parents et sa sœur au théâtre Korsch déclenche une très grande peur. Sa sœur le remarque et n’hésite pas à terroriser la petite Fraise-des-Bois afin de la rendre obéissante. Elle y réussit et la petite fille se soumet à tous les caprices de sa grande sœur. La peur de ce personnage et de son horrible « crac » est tellement grande qu’elle ne s’estompe pas avec le temps. Cependant la petite n’ira pas confier ces peurs à sa maman dont elle est très proche. La fillette préfère les garder pour elle pendant des mois au point de s’en rendre malade : elle maigrit, elle est triste et pâle. Quelques pages plus loin, le thème de la peur ressurgit. Cette fois-ci, il s’agit d’une peur classique chez tous les enfants : la peur du noir. 6 Les parents de Fraise-des-Bois sont partis au théâtre et Liska passe la nuit chez une amie. La petite fille se retrouve seule dans sa chambre d’enfants et sa peur l’empêche de dormir : tout est « effrayant », « terrifiant », « horrible ». Ce sentiment est tellement fort qu’il la fait bondir de son lit et courir voir Nounou afin de lui confier son angoisse : « J’ai peur, Nounou ! » (Triolet 1926 : 26) D’ailleurs, cette peur ne disparaît pas avec l’âge car dans la note du 17 février, nous la retrouvons : « Je suis seule à la maison avec Dounia, elle est allée dormir et j’ai peur. » (ibid. : 46) Par la suite, ce sont les angoisses d’une adolescente qui peuplent le journal intime. Elsa Triolet nous dresse le portrait d’une fille ambitieuse, ayant beaucoup d’amour-propre, « toujours à vif, le pauvre » (Triolet 1998 : 65). Les études deviennent par conséquent pour cette petite fille un moyen de s’affirmer et de prouver aux autres ses capacités, d’où la peur d’échouer, de ne pas être la meilleure. Mais même la réussite l’effraie : « J’ai une chance folle aux examens et cela me fait un peu peur. » (Triolet 1926 : 75) La peur de ne pas plaire à son entourage la hante constamment. Fraisedes-Bois doit constater une triste vérité : sa sœur Liska a beaucoup plus de succès qu’elle. Écrasée par la supériorité de sa sœur, le sentiment d’être un laideron l’empêche de s’épanouir dans sa vie d’adolescente : «Il me semble 6 Chapitre Personne à la maison. Fraise-des-Bois ou l’expression des tendances féministes d’une société 261 parfois que je répugne terriblement à tout le monde et alors je me déteste tellement moi-même que ça me donne des tics. » (Triolet 1926 : 54) Et puis, bien évidemment, il y a dans le roman la description des peurs liées au premier amour. Il s’agit de la peur que ses sentiments pour un garçon puissent être dévoilés. La peur de ne pas être prise au sérieux ou la peur que ce sentiment ne soit pas réciproque, fait qu’elle le cache à tout le monde, même à sa meilleure amie Véra. « Mais le plus affreux serait qu’il s’en aperçoive. Comme il se moquerait de moi. » (Triolet 1926 : 56) Dans la note du 14 avril apparaissent des angoisses qui relèvent du domaine métaphysique et philosophique. Sous l’impression du Journal de Marie Bashkirtseff, Fraise-des-Bois nous décrit en quelques mots sa peur de la punition divine. La jeune fille est atteinte d’une maladie typiquement russe - la superstition et la peur du mauvais œil. C’est pourquoi ses relations avec Dieu se résument au donnant-donnant : « J’achète à Dieu ses grâces et il me semble que j’y arrive. » (Triolet 1926 : 48) Puis la diariste enchaîne avec des réflexions sur la mort. « J’ai terriblement peur de la mort. » (Triolet 1926 : 48) Elle ne parvient pas à l’accepter malgré tous les raisonnements logiques par lesquels elle essaie de se persuader; cette fin de toute vie humaine la rend furieuse. Mais Fraise-des-Bois a aussi peur des gens, ces « gens comme tout le monde » (Triolet 1926 : 65) qui sont capables de condamner une personne innocente à la mort. D’ailleurs, dans la deuxième partie, l’héroïne trace une frontière entre elle et les autres: elle est un silence solitaire, les autres sont représentés par une foule bruyante qui « traîne, se bouscule, tâte, fouille, flaire, jette sur tout des regards d’envie » (Triolet 1926 : 152). À se demander alors comment on pourrait se sentir bien dans ce monde… Le malaise de l’héroïne devant la vie, son mal-être, sont palpables. La solitude, à laquelle s’ajoute le mal du pays, est le deuxième sentiment fort du livre. Elle est venue à Paris chercher son bonheur. Or, « le bonheur, lui, il faut croire, l’attendait quelque part ailleurs, car il n’était pas à Paris » (Triolet 1926 : 99). La vie rêvée dans la capitale française est semblable à ses rues, splendides au départ et puis devenant « étroites et larges, tordues et droites, sales, poussiéreuses » (Triolet 1926 : 100) au fur et à mesure que l’on y avance. Leur description est opposée à celle des rues de Moscou, « câlines comme queue de chat » (Triolet 1926 : 162). Une fois à Paris, la peur cède la place à la solitude liée étroitement à la nostalgie qu’elle somatise : « on dirait que ce n’est pas de la nostalgie, mais du rhumatisme » (Triolet 1926 : 149). Une chambre d’hôtel remplace désormais la maison familiale. À Paris, cette ville artificielle et « espiègle » (Triolet 1926 : 120) remplie de mannequins, les pleurs riment avec le malheur. Les notes successives du 20 août, du 3 septembre et du 5 novembre du journal intime de Fraise-des-Bois sont brèves : rien à raconter, rien à écrire, rien à quoi rêver. Un vide complet. L’héroïne crie son malheur. Les points d’interrogation se mélangent avec les Svetlana Maire 262 points de suspension et d’exclamation pour résumer finalement la situation : « Mon Dieu, c’est à en crever ! » (Triolet 1926 : 121) Moscou lui manque beaucoup, tout lui rappelle la ville de son enfance : les yeux de Pierre font penser à la lampe à pétrole de Nounou (Triolet 1926 : 137), la frénésie du bar la transporte dans les rues de sa ville natale (Triolet 1926 : 145) et pourtant les rencontres avec ses compatriotes et tout ce qui s’y associe, à savoir « chachlyk, vodka et champagne » (Triolet 1926 : 145), ne l’attirent guère. Le récit de la vie de Fraise-des-Bois comprend également celui du rêve prémonitoire généré par l’état d’esprit du moment. Le chapitre intitulé La montre Oméga décrit trois rêves successifs de Fraise-des-Bois. En fait, il s’agit plutôt des cauchemars dans lesquels toute la vie de la jeune fille défile par le biais des métaphores. La gravité du désespoir de la jeune fille est traduite par l’état d’une personne proche de la mort avec ses « paupières bleutées », « lourdes » et « pesantes » (Triolet 1926 : 118-119). Le personnage principal de ces cauchemars nocturnes est le Bébé Cadum, un enfant potelé respirant le bonheur, image d’une marque de savon et d’autres produits d’hygiène. Il faut savoir qu’après la guerre 1914-1918, la marque Cadum met en place l’une des premières grandes campagnes publicitaires de son temps qui affiche le visage du Bébé Cadum dans toutes les rues des grandes villes, marquant ainsi l’esprit de toute une génération. Dans les cauchemars de Fraise-des-Bois, le Bébé Cadum incarne la vie à laquelle la jeune fille s’accroche de toutes ses forces, celle du bonheur qu’elle est venue chercher à Paris. Or, ce Bébé lui échappe des mains, ce qui nous laisse penser à l’échec de sa vie, car elle ne parvient pas à se faire une place. Toutes les portes sont fermées et les hôtels affichent complet, il n’y a pas donc d’issue pour l’héroïne. D’ailleurs, l’idée de cette impossibilité de trouver sa place dans ce monde est reprise dans le dernier chapitre de la deuxième partie qui représente la période parisienne de la vie de Fraise-des-Bois. Elle se retrouve devant l’écriteau blanc « COMPLET » sur les portes d’entrée des hôtels. Ce mot clôture la deuxième partie. Le retour à Moscou, relaté dans l’épilogue, ne parvient pas à résoudre tous les problèmes de Fraise-des-Bois. Elle revient dans sa maison familiale qui est chaude mais déjà austère. Ainsi, la maison, et tout Moscou, si chers à la jeune fille, ne sont pas idéalisés : aucune imperfection n’échappe à son regard, les slogans prolétariens semblent la déranger. Elle y vient en touriste, sachant pertinemment qu’elle ne va pas y rester. Cependant, elle en éprouve le besoin juste pour avoir un peu de répit dans sa lutte pour se frayer un chemin dans cette vie. Et qui sait, peut-être va-t-elle y parvenir un jour… En créant Fraise-des-Bois, Elsa Triolet a signé avec le lecteur un pacte autobiographique, selon la définition de l’autobiographie par Philippe Lejeune comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en Fraise-des-Bois ou l’expression des tendances féministes d’une société 263 particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Lejeune 1975 : 14). De ce fait, l’auteur y propose au lecteur une évocation de sa propre vie, concentrée sur ses sentiments et ses pensées ; il y a une volonté de sa part de se fondre dans les pages du livre. L’auteur se réserve le droit de modifier, d’embellir ou, au contraire, de noircir les faits de sa vie. Dans ce type d’œuvres, « l’intention autobiographique », terme employé par N. A. Nikolina, se traduit par une constante corrélation entre deux plans : celui du passé et celui du présent. « La prose autobiographique représente ‹ les recherches du temps perdu ›, [...] où n’importe quel laps de son temps, gardé par la mémoire, peut représenter de la valeur. » (Nikolina 2002 : 344) Il faut dire que l’autobiographie, avec les mémoires, est un genre très prisé chez les émigrés russes du début du XXe siècle. La crise de la personnalité, la quête du sens de l’existence sont à l’origine de l’épanouissement du genre autobiographique. En effet, ce genre de prose sert d’exutoire, de thérapie en quelque sorte. Pendant cette période, un grand nombre d’écrivains russes, forcés de vivre loin de la Russie, font de leur vie le matériau de l’œuvre ; ils sont obsédés par le passé, qu’ils transcrivent sous forme de mémoires ou d’autobiographie. Cependant même sur ce plan-là, Elsa Triolet se démarque de ses confrères de la diaspora russe. Pour ces derniers, les mémoires, les confessions, les autobiographies, les journaux intimes avaient également pour objectif de comprendre ces changements importants dans les domaines politique, social et culturel qui ont eu lieu au début du XXe siècle et plus particulièrement après la révolution de 1917. Or, le roman d’Elsa Triolet est d’un côté presque apolitique, ce qui d’ailleurs lui a été reproché par les critiques soviétiques, et de l’autre côté, il est moins touché par le phénomène de russkost’ (la russité) à propos de laquelle D. Schakhovskoy (1980 : 6) écrit la chose suivante : « pour désigner cette notion de ‹ russité ›, ils [les intellectuels russes] avaient même forgé le mot russkost’, plus fréquent encore que celui de russost’, à notre sens plus logique ». Par conséquent, différents sentiments traversent les livres-exutoires des autres écrivains émigrés et d’Elsa Triolet mais, en même temps, la tristesse et la nostalgie mêlées au désespoir les rendent proches. L’aspect innovant de cet ouvrage réside aussi dans le fait qu’Elsa Triolet utilise différentes formes de narration, en les combinant dans un même texte où la dimension dialogique de la narration côtoie le monologue du journal intime. En réalité, cette diversité narrative ne fait que refléter les tendances générales dans la prose autobiographique. On observe en effet « le transfert d’une narration à une voix avec le point de vue dominant de l’auteur » (Nikolina 2002 : 147) à une narration à plusieurs voix en provenance de différentes couches temporelles. Au début, l’auteur opte pour la narration à Svetlana Maire 264 la troisième personne pour des raisons de crédibilité du contenu. En effet, il est peu vraisemblable de faire parler une fillette de trois ans, alors que le regard rétrospectif, plus mûr et plus expérimenté aussi, rend les souvenirs crédibles. Puis, lorsque l’héroïne est âgée de douze ans, l’écrivaine change de mode de narration et propose au lecteur de découvrir la vie de Fraisedes-Bois à travers son journal intime. Ces diverses formes de narration permettent à la romancière l’exploration et l’expérimentation de nouvelles techniques et de nouveaux dispositifs littéraires. À examiner d’abord la genèse de la voix narrative, nous pouvons voir une variation de la distance entre le narrateur et les personnages du roman ainsi qu’entre le narrateur et le lecteur. En effet, elle propose une espèce de jeu des je : le je autobiographique est mêlé habilement au je pseudo autobiographique, au je de témoin, au je critique, etc. Bien que nous soyons conscients que l’auteure des deux parties reste la même, la perception du monde et le décodage des événements par l’héroïne sont plus profonds et plus détaillés dans la partie rédigée sous la forme de journal. Le je auctorial est omniprésent dans cette partie. La distance entre les personnages et l’héroïne diminue par le biais de ce procédé. En employant la narration personnifiée, l’auteur cherche à exprimer l’état d’âme de la narratrice. Par ailleurs, dans Fraise-des-Bois, la narratrice implique le lecteur dans son récit et maintient le contact avec lui. Le discours diariste cherche à prendre à témoin l’autre et implique forcément le regard de l’autre. Tout le but de la rédaction du journal est d’avoir un interlocuteur, qui peut être un autre interlocuteur réel ou un soi dédoublé. On peut, de ce fait, se poser la question du but de ce changement de forme de narration. Il nous semble que les extraits diaristes entretiennent des relations causales avec la narration menée à la troisième personne. Ainsi, la fonction du journal intime qui doit être prise en compte est une fonction explicative visant à faire connaître les pensées et les sentiments « authentiques » de l’héroïne. Le journal intime de la narratrice n’a pas pour fonction exclusive de décrire les états d’âme de son auteur, il est au contraire hétérogène dans la mesure où il fait aussi mention des choses tout à fait banales de la vie comme la scolarité, les mésententes avec les camarades de classe et beaucoup d’autres événements terre-à-terre. Le discours diariste de Fraisedes-Bois relie constamment les phénomènes extérieurs et intérieurs. Son moi intime reste ouvert et en contact avec la vie extérieure. Le journal intime de Fraise-des-Bois se distingue avant tout de la narration à la troisième personne par sa discontinuité. Le repérage temporel de l’écriture diariste offre une datation absolue. Les indicateurs temporels, à savoir les dates au début de chaque note, nous servent de repère : les fragmentations temporelles varient de quelques heures à plusieurs mois. Les Fraise-des-Bois ou l’expression des tendances féministes d’une société 265 marques déictiques indiquant l’heure ou le moment de la journée sont plus rares. Nous avons également remarqué que l’indication temporelle varie selon les périodes de la vie de l’adolescente et puis de la jeune fille. Le début du journal a une forme très scolaire : Fraise-des-Bois s’applique à mettre par écrit sa vie presque tous les jours, d’ailleurs c’est la description de la vie scolaire qui y domine largement. La jeune rédactrice n’est pas encore à l’aise avec son journal. À côté des extraits que l’on peut situer facilement dans le temps grâce à une date précise, d’autres morceaux du journal contiennent uniquement les indications des mois. Cette imprécision de son auteur nous semble être révélatrice de sa vie et de son état moral. Aussi, ces morceaux « perdus » dans le temps nous révèlent des périodes monotones, tristes, où la solitude de la rédactrice est prégnante. Le discours diariste suit un certain rythme anachrone tout en étant en continuité avec une essence du soi. Le sujet de la place de la femme dans la société fait une apparition, encore relativement timide, dans le roman. On y trouve avant tout une réflexion sur la position des hommes et des femmes dans la société contemporaine. Selon la vision de la jeune fille, la femme est avantagée par rapport à l’homme : D’abord, les hommes doivent faire le service militaire et y obéir à je ne sais quel imbécile [...]. Deuxièmement, les femmes en général ont la vie plus facile ; une femme peut être idiote et ne savoir rien de rien, ça n’a pas d’importance, mais imagine-toi un homme qui fait des fautes d’orthographe… (Triolet 1926 : 79) Nous trouvons également un témoignage dans l’autobiographie d’Elsa Triolet, où elle proclame sa chance d’être femme. Le mot clignotant - hôtel, il s’allume, il s’éteint… Ceci est l’horreur. Ah, les hommes, avec leurs pantalons fripés entre les jambes, se boutonnant en sortant de la pissotière, ces rois de la création… Dire qu’il y a des femmes qui auraient voulu être des hommes - la plupart. Échanger ma douceur contre leurs poils. (Triolet 1998 : 399) Or, Fraise-des-Bois constate par elle-même qu’être une femme ne porte pas toujours chance, c’est ce que révèlent les observations de Fraise-des-Bois à propos des prostituées, sujet extrêmement intrigant et traumatisant pour une jeune fille de son âge. La première fois, Fraise-des-Bois aperçoit une femme « de mauvaise vie » de son retour des cours de musique. 7 Cet épisode marque beaucoup l’héroïne, mais elle refuse d’en parler à la maison. L’angoisse la fait s’étouffer, pleurer ; nous sommes en présence d’une personnalité extrêmement impressionnable et fragile. Par la suite, le thème de la prostitution revient à plusieurs reprises dans le roman (aux chapitres Une expédition, Les dangers de la vie, On va ailleurs? , Moscou ne croit pas aux larmes). Ces descriptions sont toujours très sombres, violentes : l’image d’une 7 Chapitre Premier soupçon. Svetlana Maire 266 femme battue, ensanglantée, mais muette, dominée complètement par les hommes, reste gravée à tout jamais dans la mémoire de la jeune fille. Pour l’instant, elle ne parvient pas à comprendre cette position d’infériorité de la femme. Elle se pose légitimement la question : pourquoi la femme battue ne crie-t-elle pas ? Et elle n’en trouve pas la réponse. (Triolet 1926 : 63) Aussi reste-elle consternée par ce mutisme féminin, d’autant plus lourd à porter qu’il est imposé ; les femmes, transformées en automates, sont privées du droit d’exprimer leur douleur, condamnées à souffrir en silence : C’est ici qu’il serait bon de se mettre à hurler à pleine voix, se dit Fraise-des-Bois ; au moment de l’accouchement, on conseille même de crier, il paraît que ça soulage. (Triolet 1926 : 147) Résurrection de Tolstoï va élargir les connaissances de l’adolescente sur ce milieu, mais elle trouve cela tellement dégoûtant qu’elle n’a même pas envie de mettre ses sentiments à ce sujet par écrit (Triolet 1926 : 75). Plus tard, déjà à Paris, Fraise-des-Bois va croiser de nouveau le chemin de ce genre de femmes, appelées « les dames seules », dans « les endroits où on s’amuse ». Ces femmes «somptueuses », « qui ont l’air de s’ennuyer ferme » (Triolet 1926 : 142), demeurent aussi silencieuses, et ne disent mot en passant entre les mains des hommes. Fraise-des-Bois voit donc devant elle des poupées de cire avec «de faux yeux de verre» (Triolet 1926 : 143). Lorsque ces femmes commencent à parler c’est dans l’unique but d’attirer le client, de lui être agréables afin d’être mieux payées. Les trois couleurs « crues » et « brillantes » (Triolet 1926 : 139), rouge, blanc et noir, servent à décrire les endroits où l’on peut voir les prostitués, mot que l’auteur évite soigneusement. Ces couleurs possèdent leur propre sémantique dans le roman : le rouge est un rouge agressif qui évoque les blessures physiques et morales des femmes exploitées par les hommes, le noir est un noir dépressif servant à souligner le côté sombre et lugubre de la vie, alors que le blanc met en valeur l’indifférence humaine, la non-action et la soumission, le mutisme de la femme. Mais les lampes électriques deviennent toutes rouges et, à leur suite, les murs, les nappes, le plancher. Des visages empourprés surgissent. Le divan cramoisi, lui, est devenu noir. Le triangle rouge d’un projecteur se promène, traînant de longues ombres noires. Les coins sombres se sont éloignés à une grande distance. (Triolet 1926 : 143) Des habits noirs vous accueillent avec un salut profond. Divans rouges, tables blanches, poitrines blanches des messieurs et des dames. (ibid. : 144) Un nègre splendide et joyeux promène sur la salle des yeux radieux, on dirait qu’il sait un secret merveilleux. En joie est son visage noir et rond, ses yeux ronds et noirs, ses trente-deux dents blanches qui vont d’une oreille à l’autre, en joie son plastron amidonné qui ressemble à un plat de poisson, et ses souliers noirs vernis et son gilet de soie. (ibid. : 144-145) Fraise-des-Bois ou l’expression des tendances féministes d’une société 267 Il y a des bancs et des tables en bois blanc. (ibid. : 148) Ce retour constant vers le sujet de prostitution dans les souvenirs de Fraisedes-Bois s’explique par le fait qu’à travers la prostituée, qui évoque constamment « la vie et la mort, la chair et la viande, la jeunesse et la décrépitude, le luxe et le dénuement » (Chaleil 2002 : 298), c’est la femme à la lisière des deux siècles qui est montrée. La romancière insiste sur le caractère universel de la prostitution : les maisons de repos font partie de la vie de la Russie tsariste ainsi que de la vie parisienne, les filles à dix roubles s’offrent dans les rues de Moscou soviétique. Par ailleurs, cela permet à Fraise-des- Bois de relativiser ses propres malheurs. Montrant le côté extrême de la déchéance humaine, l’héroïne veut se prouver que sa solitude, son manque d’amour et d’amitié sont moins graves que le sort des prostituées. Elle ne porte pas de jugement sur elles, bien au contraire, elle éprouve beaucoup de compassion à leur égard. Et ce sont les hommes, se sentant « parfaitement à l’aise dans cette situation », qui en sont rendus responsables. À travers cette narration, l’homme-client, l’homme-consommateur montre son visage de prédateur. L’envie de sortir de cette situation, de ne plus être inférieure, dépendante de l’homme naît très tôt chez la jeune fille. Nous pouvons le voir à travers la passion de Fraise-des-Bois pour le Journal de Marie Bashkirtseff, 8 très populaire en Russie au début du XXe siècle, qui lui a fait « une impression profonde » (Triolet 1926 : 48). D’ailleurs, la citation de ce deuxième ouvrage reflète parfaitement les idées, les rêves et les convictions de la rédactrice. Lorsque je suis en train de résoudre un problème important, je pense, je m’y mets, il me semble que je suis, mais à l’instant où je veux tout mettre ensemble, tout disparaît, tout se perd, et ma pensée s’éloigne tant que je ne puis que m’étonner et que je ne comprends rien. (Triolet 1926 : 48) La citation du Journal de Marie Bashkirtseff 9 en tant qu’exemple à suivre et présenté comme miroir des pensées de Fraise-des-Bois est révélatrice et extrêmement importante dans la formation de la personnalité de sa 8 Ce journal rédigé par son auteur en français fut traduit et publié en russe en 1892. En Russie, il a provoqué des émotions très différentes. En effet, Léon Tolstoï notait son côté artificiel, Vladimir Korolenko parlait de son côté sombre alors que Anton Tchekhov le prenait pour des écrits stupides et privés d’intérêts d’une jeune fille. 9 Marie Bashkirtseff (1858-1884), qui est devenue une des premières femmes peintres russes, avait pour but principal dans la vie de réussir et d’être mondialement connue grâce à un de ses nombreux talents (Cosnier 1985 et 2001). À 5 ans, elle voulait devenir danseuse, à 13, chanteuse et à 18, peintre. Son journal intime décrit la formation de sa personnalité féminine au sein du milieu austère des hommes. Il raconte la lutte de la jeune fille contre le conformisme de la société mais aussi sa lutte intérieure en raison de sa double personnalité : son envie d’être une femme mondaine et son désir d’être une grande artiste. Pour Marie Bashkirsteff, l’art est une voie vers la liberté, la possibilité de fuir l’ambiance étouffante de la haute société. Svetlana Maire 268 rédactrice. Fraise-des-Bois, elle aussi, est déchirée entre deux postulations : être une mondaine, couverte de bijoux, vivant dans le luxe ou se singulariser. Aussi, la jeune fille est-elle parfois tentée de suivre les sentiers battus : Je suis retournée chez Tamara et sous l’emprise de ses paroles charmeresses, passionnées, j’ai redécouvert le désir de devenir un objet de luxe. Je crois qu’ainsi, je me serais retrouvée « dans ma sphère ». (Triolet 1998 : 122) Cela recommence, je n’ai plus envie de rien. Sinon, de luxe, donc d’argent. Des robes, des bijoux, des fourrures, cela j’en rêve encore. (Triolet 1998 : 125) Cependant, Fraise-des-Bois, alias Elsa, sait parfaitement que ce destin n’est pas fait pour elle. Suite à la lecture du journal intime d’une jeune fille de quinze ans dans la Bibliothèque Rose, Fraise-des-Bois a peur de ressembler aux filles sentimentales, écervelées : « J’ai eu peur : est-ce que je ne ressemble pas à ces filles-là ? » (Triolet 1926 : 40) Cela révèle l’envie de la jeune fille d’échapper au destin d’épouse modèle et de ménagère exemplaire auquel la détermine toute l’éducation de l’époque. Son amour-propre, dont elle a tant parlé dans ses écritures diaristes, son indépendance, ne lui permettent pas de se satisfaire de la vie d’une femme-objet. Dans ce roman Elsa Triolet a mis sa vie à nu, tout en se cachant derrière le personnage imaginaire. Par une narration simple et sobre et en même temps authentique, elle a su nous emmener au fond de son âme, nous dévoiler en détail la construction de l’identité féminine. Commencé comme un simple travail de mémorisation des souvenirs de son enfance, le roman se transforme au fur et à mesure en description des joies, des doutes, des peurs de l’adolescente pour finir sur l’image d’une jeune fille errante, ne sachant plus où aller, qui a déjà tellement souffert malgré son jeune âge. Par ailleurs, ce roman autobiographique qui n’était pas envisagé au départ comme livre militant le devient cependant tant la situation de la femme à la lisière des deux siècles se révèle dérangeante. Bibliographie Elsa Triolet, Fraise-des-Bois, Paris 1974 (traduit du russe par Léon Robel ; édition originale sous le titre Zemlianitchka, Moscou 1926). Elsa Triolet, Le Rendez-vous des étrangers, Paris 1956. Elsa Triolet, Écrits intimes 1912-1939, édition établie, préfacée et annotée par Marie- Thérèse Eychart, traduction Lily Denis, Paris 1998. Huguette Bouchardeau, Elsa Triolet, Paris 2000. Max Chaleil, Prostitution, le désir mystifié, Lyon 2002. Colette Cosnier, Marie Bashkirtseff : le portrait sans retouche, Paris 1985. Fraise-des-Bois ou l’expression des tendances féministes d’une société 269 Colette Cosnier, Le Silence des filles : de l’aiguille à la plume, Paris 2001. Dominique Kunz Westerhoff, Le Journal intime - Méthodes et problèmes, Genève 2005. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris 1975. Natalia Anatolievna Nikolina, Poetika rousskoï avtobiografitcheskoï prozy, Moscou 2002. Irina Odoevtseva, Na beregax Seny, Saint-Pétersbourg 2008. Dimitri Schakhovskoy, Bibliographie des œuvres d’Ivan Chmelev, Paris 1980. Thomas Stauder L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse ou Comment lire Elsa Triolet avec l’aide de Jacques Derrida, Elisabeth Lenk et Luce Irigaray Introduction Il y a deux réponses possibles à donner à la question de l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet : d’un côté, en analysant les thèmes spécifiquement féminins (les problèmes des relations entre les femmes et les hommes, les difficultés de l’existence féminine dans des sociétés avec une longue tradition patriarcale, etc.), et de l’autre, en cherchant les attributs d’une supposée « écriture féminine », qui reste compliquée à définir comme catégorie universelle. L’approche thématique est sans doute pleinement justifiée et peut se montrer très fructueuse pour l’interprétation de l’œuvre de cette auteure ; mais la deuxième voie me semble encore plus attractive et particulièrement bien adaptée à la structure insolite de Bonsoir, Thérèse. En m’appuyant sur la fameuse sentence de Buffon de l’année 1753, « Le style est l’homme même » (citée par la majorité des historiens de la littérature comme « Le style c’est l’homme »), je souhaiterais découvrir quelle caractéristique du style de ce roman de 1938 peut être considérée comme typique pour le sexe féminin. La première partie de cette contribution sera consacrée à une lecture presque exclusivement immanente de Bonsoir, Thérèse ; dans la seconde partie, on présentera quelques approches interprétatives déjà corroborées (surtout l’aspect autobiographique) ; tandis que la troisième partie - la plus importante pour la recherche de l’« écriture féminine » et la plus innovatrice comme hypothèse herméneutique - s’attachera à appliquer des théories poststructuralistes contemporaines à ce roman ; dans la quatrième et dernière partie, on se penchera sur quelques prises de position d’Elsa Triolet en dehors de Bonsoir, Thérèse, en se basant principalement sur ses journaux intimes. Thomas Stauder 272 I. Une lecture immanente de Bonsoir, Thérèse Le « Prologue » nous montre une narratrice qui, au début, a encore une fonction clairement autodiégétique, mais qui plus tard dans ce livre, dans certains passages intradiégétiques, passera à un second plan, jusqu’à devenir une instance hétérodiégétique. Cette narratrice semble se trouver dans la province française, où elle se sent isolée : « Je suis tombée dans ce paysage comme un cheveu sur la soupe. » (Triolet 1938 : 7) Cette conscience féminine - son sexe est marqué grammaticalement - réfléchit sur le cours de sa vie et sur son identité : Un jour vous vous êtes attardée au café, ou vous êtes allée à pied au lieu de prendre un tramway et voilà que votre vie continue tout de travers… Dans ce conte de fées il y avait trois routes : si je prenais l’une je perdais mon cheval, si je prenais l’autre je me perdais moi-même, qu’est-ce que je perdais en prenant la troisième ? De ne pas avoir pris le tramway m’a conduite vers la petite église grise. (ibid. : 7-8) La narratrice se souvient ensuite de son séjour sur une île dans les mers du Sud (« sous un ciel où il n’y pas de Grande Ourse » ; ibid. : 10) ; selon sa description (entourée d’un récif corallien, avec des habitants de peau foncée), il pourrait s’agir de Tahiti, qui se situe en Polynésie française. Non seulement sur cette île tropicale avec sa végétation abondante, mais aussi dans la civilisation européenne moderne, où elle se trouve actuellement (« un pays de macadam » ; ibid.), elle a toujours éprouvé une certaine nostalgie du pays de sa jeunesse et de son adolescence, qu’elle avait dû quitter : « Mais quel que fût le pays où cela m’avait conduite […], le mois de mai me trouvait toujours en pleurs. […] C’est ça, le mal du pays… » (ibid. : 10-11) Il faut noter l’importance du rôle que joue ici la mémoire dans les efforts de la narratrice de constituer son identité : « en essayant de se rappeler quelque chose qui est là, tout prêt à affleurer la surface de la mémoire, et qui glisse et qui disparaît… » (ibid.) Elle se sent également liée à son pays natal par sa langue, qui - selon les indices distribués dans son discours - n’est pas la même que celle du pays où elle vit à ce moment-là : « Je sais téléphoner, commander un dîner […]. J’en connais les chansons et les mots tendres. » (ibid. : 11) Le fait que la narratrice cite dans ce contexte Pouchkine, le grand poète du romantisme russe (qui est mentionné explicitement dans une note de bas de page), nous renseigne très concrètement sur son pays d’origine. À la fin du prologue, cette voix jusqu’ici autodiégétique laisse entendre que sa narration contiendra au côté des souvenirs et de l’observation de la vie actuelle - « Dans la solitude étrangère on peut très bien regarder les choses et les gens, les regarder sans fin. C’est ce que je fais. » (ibid. : 12) - aussi des L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse 273 éléments de fiction : « Où est la ligne de partage des eaux du vrai et de l’inventé ? » (ibid.) Le premier chapitre, intitulé « Une vie étrangère », commence à Paris ; la narratrice évoque sa séparation d’avec son mari (sans nom dans le roman, comme elle-même), qui a lieu dans la capitale. Après les adieux définitifs à la gare, la protagoniste part en train pour la Côte d’Azur. Mais une fois arrivée à Cannes, l’ostentation de la richesse des vacanciers fortunés produit en elle un sentiment d’infériorité : « Je me sentais sale et décoiffée. » (ibid. : 16) Dans ce monde des apparences, la protagoniste rencontre le premier de plusieurs personnages féminins, dans lesquels sa conscience pourra se refléter au cours de ce roman : Deux yeux invraisemblablement grands dans un visage bruni par le soleil et la poudre ocre, un diamant d’une grosseur invraisemblable sur la main brune. […] « C’est Anne Favart », dit quelqu’un avec le respect qu’on a pour les vedettes. (ibid. : 17) La narratrice est située socialement au-dessous de cette sphère de glamour, mais au-dessus de la vie du peuple, auquel appartient sa nouvelle connaissance, Antoinette, qui a des problèmes avec les hommes : - Alors, Antoinette, vous avez eu une lettre de Paris ? - Non, rien. Croyez-vous que cela soit vraiment si difficile d’écrire un mot ? Il sait bien… Moi, je lui écris tous les jours. Mon Dieu, ce n’est pas de sa faute s’il ne m’aime plus… (ibid. : 22) La protagoniste perçoit son état d’âme comme désolant ; elle parle de son « désordre intérieur » (ibid. : 23) et compare son lit à un « catafalque » (ibid. : 21). Vient ensuite un passage intercalé assez long (de 17 pages) et séparé du reste du chapitre par des italiques, qui apparemment n’a rien à voir avec la narration précédente : une histoire rocambolesque d’un certain Docteur Krauss et de deux frères jumeaux appelés Jim et Harry Denrow. Quand, après la fin de cette épisode, la narratrice retourne à elle-même comme sujet principal de ses réflexions, elle commente ce passage comme étant presque entièrement le produit de sa fantaisie, la première intrusion massive du purement fictionnel dans la structure de Bonsoir, Thérèse : Cette histoire n’est que le prolongement intérieur d’une vague rencontre. J’imagine que c’est ainsi qu’on les écrit, les histoires. La ligne de partage des eaux du vrai et de l’inventé se perd. (ibid. : 40) De par la présence d’une jeune femme nommée Mariette, qui ne semble pas du tout émancipée, mais plutôt une victime du désir masculin, la question du genre est quand même introduite dans la partie intradiégétique de ce chapitre, ce qui établit une relation avec le thème principal du roman. Bien qu’un peu frivole et menant une vie pleine d’amusements superficiels, la réaction de Mariette à la mort d’une autre jeune femme montre qu’elle n’est Thomas Stauder 274 pas du tout satisfaite de son existence ni de celle de son sexe ; elle devient ainsi un personnage réflecteur de la protagoniste : Mariette se jeta dans un fauteuil. Elle tremblait de fatigue, les paupières de ses yeux bruns étaient plus foncées que les yeux bruns eux-mêmes. - Pauvre Alice… Pauvres de nous…, dit-elle tout bas. (ibid. : 38) À la fin de l’histoire intercalée, ces caractères disparaissent brusquement et la narratrice occupe de nouveau une position centrale et autodiégétique. Elle reconsidère la question de son identité : Comment faut-il s’y prendre pour décrire une vie ? […] [Dans certains romans] on devine toujours la fin : quelques épisodes d’une vie suffisent pour savoir qu’elle finira mal ou qu’elle aura un « happy end ». Si seulement on était capable d’en faire autant pour sa propre vie on se dirait la bonne aventure. Il paraît que la vie me met plein d’atouts dans les mains, mais faute de savoir jouer je ne sais que perdre. (ibid. : 40-41) Après quelques considérations sur l’esthétique du roman - la narratrice pense qu’il faut « singulariser » les éléments de la réalité qu’on veut décrire - elle redevient protagoniste de l’action et se trouve dans une chambre d’hôtel à Paris. Quand elle écoute un peintre en bâtiments chanter L’Internationale, il s’agit évidemment d’une allusion à l’idéologie communiste ; mais en général la politique ne joue pas un rôle très important dans ce roman. 1 La narratrice déplore sa solitude - « c’est dur d’être toute seule à Paris » (ibid. : 43) - et se prépare à sortir, « la mort dans l’âme » (ibid.). Pendant la soirée, elle fait la connaissance d’un américain impétueux, qui lui propose d’abord de coucher ensemble - ce qu’elle rejette - et la demande ensuite en mariage, sans la convaincre non plus. Mais cette expérience bizarre remonte au moins l’humeur de la protagoniste : « Je ne pouvais plus m’arrêter de rire, c’était très bon, il y avait longtemps que je n’avais pas ri. » (ibid. : 45) De retour à l’hôtel, la narratrice est le témoin acoustique d’une scène érotique dans la chambre avoisinante, ce qui réveille en elle le désir sexuel (sans que cela soit mentionné explicitement). Le titre du deuxième chapitre, « Paris qui rêve », évoque une certaine atmosphère, qui est renforcée à plusieurs endroits de la narration : Ne réveillez pas les somnambules, vous les feriez tomber du toit au bord duquel ils marchent : dormez, habitants de Paris. […] Le brouillard est épais… […] Paris qui murmure en rêve… (ibid. : 47-51) 1 Seuls le récit de la manifestation au chapitre II et la mentalité fascistoïde de Jean Le Moël au chapitre V sont d’une certaine pertinence politique. Dans sa préface à l’anthologie Elsa Triolet choisie par Aragon, parue en 1960, le mari de l’écrivaine souligna que Bonsoir, Thérèse est le premier roman où on parle de l’extrême droite française des années trente, la fameuse « Cagoule » (Aragon 1960 : 16). L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse 275 Un lecteur avec une formation littéraire pourrait être induit par ces expressions à penser aux activités des surréalistes parisiens ; comme on sait, ils s’intéressaient particulièrement au subconscient, dont les rêves sont l’émanation (et sur lequel est basé l’« écriture automatique »). En tenant compte du cadre de la capitale comme arrière-plan de l’action, on pourrait même établir un parallèle avec des romans comme Nadja d’André Breton ou Le paysan de Paris d’Aragon, dans lesquels le hasard et le merveilleux surréaliste occupent une place centrale. Mais vu que Bonsoir, Thérèse ne contient aucune indication concrète qui confirmerait une telle parenté, 2 il semble plus plausible de chercher l’origine de cette vision irrationnelle du monde dans la conscience féminine de la narratrice, qui perçoit la réalité de manière spécifique. À travers ce filtre rêveur, elle reproduit aussi les désordres politiques du deuxième chapitre, sous la forme d’instantanés kaléidoscopiques et sans aucune explication des enjeux idéologiques. Bien qu’elle se réfère à une date précise de l’histoire contemporaine, et tout en connaissant exactement les acteurs de cet événement, 3 Elsa Triolet se limite ici intentionnellement à une évocation vague et impressionniste des heurts dans les rues de Paris. Dans le troisième chapitre, « Je cherche un nom de parfum », on apprend que la protagoniste et narratrice semble être une auteure, car elle mentionne sa machine à écrire et son besoin de pouvoir y travailler sans être dérangée (ibid. : 54-55) ; mais cela lui est rendu difficile par la présence d’un peintre qu’elle avait engagé pour blanchir les murs de son appartement. La quête d’un nom pour un nouveau parfum, dont elle vient d’être chargée par la maison productrice et avec laquelle elle espère gagner un peu d’argent, la fait réfléchir sur le langage et le pouvoir des mots (ce qui concerne indirectement sa conception de l’écriture et celle de l’auteure de Bonsoir, Thérèse). Les appellations qui lui viennent à l’esprit, tournant toutes autour du thème de l’amour romantique, trahissent ses désirs cachés : Elixir d’amour, Philtre d’amour, Charme, Sortilège… Il faut que le nom soit facile à traduire en anglais… Pays des Merveilles - Wonderland, La dame blonde - The fair Lady, Le Jardin secret…, et de préférence n’être fait que d’un seul mot… Illusion, Mirage… (ibid. : 57) 2 Tout au contraire, la narratrice semble prendre ses distances de certains clichés surréalistes : « Moi, les merveilleuses rencontres dans la rue, je n’y crois pas […]. » (Triolet 1938 : 67) 3 Le 9 février 1934, le Parti Communiste appela à une manifestation à Paris, Place de la République, qui devait être une réaction à un rassemblement des mouvements nationalistes et fascistes qui avait eu lieu trois jours auparavant Place de la Concorde. Elsa Triolet, qui fut témoin de la manière dont cette manifestation de la gauche fut dissoute par les forces de l’ordre avec une brutalité gratuite, fit un rapport sur ces évènements pour une revue russe (Triolet 1934 ; cf. aussi Eychart 2010 pour un commentaire sur cet article). Thomas Stauder 276 Confrontée au printemps parisien, la narratrice se souvient de cette saison dans son pays natal, ce qui provoque de nouveau en elle le sentiment d’une perte irréparable. Mais elle dirige son regard aussi vers l’avenir, avec une possible référence à un amour futur (après la séparation de son mari) : « Le printemps vous donne l’envie du neuf. » (ibid. : 58) Elle rencontre ensuite un de ses anciens amants - « Cet homme qui m’attend, c’est quelques années de ma vie » (ibid. : 61) -, qui doit l'aider à trouver le nom de parfum ; la narratrice fait le bilan de ses points forts et ses défauts (comme ceux du sexe masculin en général) : Il a toujours su me donner du courage, et au fond j’ai été très heureuse avec lui. Il ne faut seulement pas lui demander plus qu’il ne veut donner. Et ne pas oublier qu’il est un homme comme les autres. Il est bien resté avec une femme « parce que, m’expliquait-il avec enthousiasme, elle ne me trompe pas ! ». Il m’avait pourtant toujours affirmé qu’il s’en fichait totalement. On a tort de croire à ces trucs-là. (ibid. : 64) Pendant qu’elle rentre à la maison, la protagoniste est harcelée par deux hommes : le premier essaie d’une manière encore relativement élégante d’entrer en conversation avec elle, tandis que le second lui fait des avances assez grossières (« Voulez-vous vous amuser avec moi, Mademoiselle ? » ; ibid. : 67) ; les deux ont en commun de ne pas montrer le sexe masculin sous un jour favorable. Dans l’appartement de la narratrice, il y a toujours le peintre, qui lui parle un peu de sa vie ; la protagoniste voit en lui un des nombreux hommes qui savent abuser de la gentillesse des femmes : - Alors vous habitez tout seul ? - Chez une logeuse. Une vieille femme. Elle s’occupe de moi. Je le regarde : voilà un homme qui trouvera toujours quelqu’un pour s’occuper de lui ! […] Il tousse : - Votre concierge m’a dit de faire des inhalations, j’en ferai en rentrant. Bon, alors, la concierge s’est, elle aussi, occupée de lui ! (ibid. : 72-73) À travers ces aperçus plutôt décevants de l’intérieur du sexe opposé, les sentiments printaniers de la protagoniste ont été refroidis, ce qui est symbolisé par un brusque changement de climat dans la capitale. 4 La narratrice se pose une fois de plus la question de son identité et du sens de son existence : « Qu’est-ce que je vais faire de moi ? » (ibid. : 75) À la fin du troisième chapitre, le meurtre du peintre par la femme qu’il avait exploitée - la protagoniste tombe sur elle dans le métro, où elle trimbale dans un sac à 4 « Dans la rue plus trace de printemps. C’est pire qu’en hiver, on gèle avec un sentiment d’injustice. Les pauvres arbres qui, alléchés par le beau soleil, ont sorti déjà leurs feuilles vertes et tendres ! Fichues, les feuilles. » (Triolet 1938 : 75) L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse 277 provisions la tête sanglante de l’homme, qu’elle vient d’arracher du cadavre 5 - signale un revirement teinté de féminisme. Au début du quatrième chapitre, qui porte le même titre que le roman entier - à savoir, « Bonsoir, Thérèse » -, la narratrice constate que la solitude, jusqu’ici perçue seulement comme souffrance, possède l’avantage de lui faciliter une pensée indépendante, de par l’absence d’un homme dominateur : « Quand on est toute seule, rien ne s’interpose entre vous et l’horizon. » (ibid. : 79) Un nom de femme écouté à la radio devient l’emblème obsessionnel de la recherche de l’identité féminine par la protagoniste : L’autre jour, étendue sur mon lit, la boîte à mystère de la radio à portée de ma main, je devenais jeune et belle à la faveur d’une adorable musiquette. […] Autour de la musique, il y avait une petite rumeur, comme des murmures, des pas, des rires… Et sur le fond de silence de ma chambre, d’un cœur qui bat et de quelques idées fixes, une voix noyée, une voix d’homme dit, distinctement : « Bonsoir, Thérèse… » […] Je sais, c’est un dancing… Vous voyez entrer Thérèse ? […] Elle passe entre les tables, entre les couples qui dansent : « Bonsoir, Thérèse… » (ibid. : 79-80) Le jour suivant, face à la première jeune femme qui attire son attention dans le métro - une belle musicienne -, la narratrice se demande tout de suite : « Etait-ce Thérèse ? » (ibid. : 81) Par contre quand, au soir, elle se trouve dans un dancing fréquenté par des noirs et observe une danseuse qui a « l’air d’être sortie la veille du Couvent des Oiseaux » (ibid. : 82), elle est sûre : « Mais ce n’était pas Thérèse. » (ibid. : 83) Au « Dôme », sur le boulevard Montparnasse, la protagoniste se pose de nouveau la question devenue obligatoire pour elle : « Peut-être Thérèse était-elle parmi les femmes du bar ? » (ibid. : 84) Au Café de la Paix, elle voit une jeune femme apparemment entretenue par son compagnon, qui, à en juger la manière dont elle dévore un morceau de gâteau, doit être affamée ; le lecteur (ou la lectrice) n’est pas du tout surpris(e) quand la narratrice s’interroge : « Etait-ce Thérèse ? » (ibid. : 86) Puis on retrouve la protagoniste de nouveau assise chez elle devant le poste de radio, en train d’essayer de s’imaginer Thérèse, la grande inconnue : « Thérèse, j’écoute de toutes mes forces. » (ibid.) Elle se souvient de trois femmes dont elle a fait la connaissance dans le passé (deux gagnaient leurs vies d’une manière qui ressemblait à la prostitution, la troisième était une artiste de cirque) ; parmi elles, il n’y a pas la vraie Thérèse non plus. À la dernière page du chapitre, la solution de l’énigme est 5 Le détail de la tête coupée, conservée par l’amante, est une allusion ironique à l’imaginaire de l’amour romantique ; pour en donner un exemple, on pourrait citer la fin de Le Rouge et le Noir, après l’exécution de Julien Sorel : « Mathilde suivit son amant jusqu’au tombeau qu’il s’était choisi. […] Seule dans sa voiture drapée, elle porta sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle avait tant aimé. » (Stendhal 1830 : 498) Thomas Stauder 278 révélée, car ici la narratrice se rend compte qu’elle-même est Thérèse et qu’elle a voulu saisir sa propre identité féminine à travers le miroir d’autres membres de son sexe : J’ai éteint la lumière, la radio fait veilleuse. Je vois Thérèse, elle s’avance entre les tables, je connais cette robe qu’elle porte. Je ne l’imaginais pas du tout comme ça […]. Où est-ce que j’ai déjà vu cette femme ? […] Je connais ce grain de beauté. Elle se coiffe comme moi. Elle a mon parfum. « Bonsoir, Thérèse… » C’est ma voix qui répond… (ibid. : 96) Le cinquième chapitre, « La femme au diamant » - qui, avec ses 53 pages, est le plus long du roman -, traite du « destin tragique » d’Anne-Marie-Thérèse Favart, qui avait été introduite comme Anne Favart au chapitre I (ibid. : 17). Le fait que soudainement tous ses prénoms, qui auparavant étaient restés cachés, soient mentionnés, lui confère le rôle explicite d’une énième Thérèse, 6 une ultérieure représentante du sexe féminin. La narratrice souligne l’exemplarité des espérances déçues de Favart en appelant sa vie malheureuse une « histoire standard » et en lui concédant sa solidarité comme femme : « Anne, ma sœur Anne… » (ibid. : 97) Le thème du discours intradiégétique est « l’abus de confiance dans l’amour » (ibid. : 98), et l’accusé s’appelle ici Jean, l’amant d’Anne, avec qui elle cohabite et qui néanmoins lui ment systématiquement quant à son activité professionnelle ; le fait qu’ici la victime soit une femme et le coupable un homme n’est pas du tout anodin dans le contexte féministe de ce roman. Après des années de difficultés financières et émotionnelles - « on a rien à soi, ni dans la poche, ni dans le cœur » (ibid. : 104) -, Anne avait cru avoir trouvé en Jean le bonheur et l’homme de sa vie. Malgré une période harmonieuse de vie de couple au début de leurs relations, une trop forte dépendance à l’homme aimé s’annonce bientôt : ainsi par exemple Anne fond en larmes quand un matin elle ne trouve pas Jean à ses côtés au lit, parce qu’il s’était levé plus tôt (ibid. : 109) ; elle a aussi très peur que son amant puisse être grièvement blessé lors d’un accident dans la rue (ibid. : 129). Cette fixation, qui correspond à l’image traditionnelle de la femme - « Imaginez que votre vie dépende d’un homme : ne plus le voir, ne plus l’avoir équivaut à la mort. » (ibid. : 128) -, est à déplorer si on la regarde sous l’angle de l’émancipation féminine ; mais la narratrice d’Elsa Triolet renonce à commenter cette situation et laisse le lecteur ou la lectrice juger par euxmêmes des conséquences fatales qu’un tel dévouement peut avoir pour la femme concernée. Pour Anne, un monde d’illusions sentimentales s’écroule quand, après trois ans de vie commune, elle doit apprendre que Jean ne 6 Une liaison avec le chapitre antérieur est établie par une connaissance d’Anne, un certain Georges, qui la salue avec « Bonsoir, Thérèse » (Triolet 1938 : 140). L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse 279 travaille pas à la Bourse, comme il l’a toujours prétendu, mais gagne sa vie de manière illégale et, pour elle, inacceptable : La catastrophe ne fait pas toujours un crochet. Elle fonce droit sur vous. Elle vous atteint au cœur, au cerveau, dans votre foi… On a emmené Jean. […] Ce n’est pas possible, ce n’est tout simplement pas vrai… Les preuves ! Qu’on ne lui parle pas de preuves ! Jean, trafiquant d’armes ! (ibid. : 148-149) La narratrice - tenant un rôle hétérodiégétique dans ce chapitre - lit dans un journal (où, les jours précédents, elle avait déjà été confrontée au reste de la vie d’Anne Favart) que, pendant le procès, la malheureuse jeune femme tente d’abord de défendre son amant - « A qui veut-elle prouver que Jean ne pouvait pas mentir, tromper, aux juges ou à elle-même ? » (ibid. : 150) -, puis le tue d’un coup de feu dans la salle d’audience avant de retourner l’arme contre elle-même. L « Épilogue » du roman contient de nouveau un grand nombre d’éléments hétérogènes, ce qui le distingue de l’histoire intradiégétique du cinquième chapitre, qui était très homogène. La narratrice place une fois de plus au centre de son discours la réflexion sur son identité ; elle constate que le vrai sens de sa vie ne peut pas être entendu en regardant les évènements extérieurs, mais en observant l’évolution de son âme : Si j’étais quelqu’un dont on écrit la biographie, si on notait mes malheurs de Sophie, 7 ma vie n’apparaîtrait pas plus creuse qu’une autre. Mais entre les points qu’enregistre une biographie : née le…, fait ses études à…, se marie en…, d’un point à l’autre il y a les pas qu’on fait dans les rues, il y a les gens qu’on a vus passer, et ce qu’on a pensé à ses moments perdus, tout ce qui est la partie creuse d’une vie, dont on tairait les événements. (ibid. : 153) Ce passage est important pour interpréter adéquatement Bonsoir, Thérèse, car il explique pourquoi ce roman semble un voyage erratique à travers la conscience de la protagoniste, sans structure linéaire traditionnelle. Un exemple ultérieur des changements précipités dans le discours de la narratrice nous est offert quand, au cours d’une promenade à travers Paris, elle se souvient d’une jeune femme qui était à l’origine d’un scandale aussi grand - ou plus grand encore - que celui d’Anne Favart : Saint-Michel m’a fait penser à Violette Nozière. Vous rappelez-vous cette fille de dix-sept ans, qu’on voyait en grand deuil à la première page de tous les journaux, parce qu’elle avait empoisonné père et mère ? […] Je pense aux femmes qui tuent pour celui qu’elles aiment, qui tuent celui qu’elles aiment… (ibid. : 154) 7 Allusion au roman pour enfants Les malheurs de Sophie de la comtesse de Ségur, paru en 1864 et enrichi avec plusieurs détails autobiographiques (pour commencer, Sophie est née le même jour comme l’auteure, le 19 juillet, et porte aussi le même prénom). Le fait que ce roman du Second Empire soit mentionné comme possible modèle par la narratrice de Bonsoir, Thérèse est clairement ironique, car il s’agit d’un ouvrage avec une morale et surtout une image de la femme assez éloignées des convictions d’Elsa Triolet. Thomas Stauder 280 Malgré son crime horrible, Violette Nozière n’est pas présentée ici comme un monstre, mais comme une victime des circonstances et de la société : « Elle l’a fait, le voyage au bout de la nuit. » 8 (ibid. : 159) La narratrice laisse entendre que Violette a commis ce meurtre (auquel seul son père a succombé, sa mère ayant survécu) afin de pouvoir donner à son amant, qu’elle entretenait auparavant par le biais de la prostitution, une grande somme d’argent. Ce qui n’est pas mentionné ici, mais qui est important d’un point de vue féministe, est le fait que Violette ait été abusée sexuellement par son père quand elle était une adolescente. Son procès avait causé beaucoup de bruit parmi le public français en 1933 ; 9 pour Elsa Triolet et pour sa portevoix, la narratrice, cette violence meurtrière est une conséquence néfaste du désespoir que Violette Nozière partage avec un grand nombre d’autres femmes. Reparlant d’elle-même, la narratrice confesse qu’elle n’a pas encore été tentée par l’idée de commettre un assassinat, mais qu’elle a souvent pensé au suicide (ibid. : 154) ; ce qui prouve une fois de plus que les destins féminins évoqués dans ce roman servent de miroirs à la situation personnelle de la protagoniste. Un des thèmes les plus souvent traités dans l’épilogue, en prenant comme exemple plusieurs cas particuliers, est le problème de la vieillesse, 10 un processus douloureux surtout pour les femmes. La narratrice admet craindre la perte de son attractivité sexuelle et de sa joie de vivre : Cela ne va pas tarder. Perdre la jeunesse, c’est comme perdre une couronne, continuer à vivre en reine détrônée, sans pouvoir ni sujets. C’est une sale histoire… […] Ce qu’il doit y avoir de terrible dans la vieillesse, c’est la solitude… (ibid. : 161-164) La narratrice essaie malgré tout de préserver une attitude optimiste et de s’imaginer un avenir plein d’amour et de bonheur (ibid. : 170). Mais cette espérance est désavouée indirectement par la fin de l’épilogue du roman : le fait divers d’une femme morte de faim dans un appartement vide ; on peut supposer qu’il s’agit d’Anne Favart, qui avant sa déliquescence avait 8 Allusion au roman homonyme de Louis-Ferdinand Céline, traduit en russe par Elsa Triolet et publié en U.R.S.S. en 1934. 9 Les surréalistes voyaient en Violette Nozière une rebelle contre la bourgeoisie ; pour la soutenir, ils publièrent une brochure collective lors de son procès en 1933 (Crispail 1991 : 86-87). De par sa liaison avec Aragon - malgré la séparation de celui-là du groupe surréaliste bien avant l’éclatement de l’affaire Nozière (Stauder 2004 : 51-58) -, Elsa Triolet devait être bien informée du déroulement du procès. 10 Elsa Triolet reprendra ce thème dans plusieurs de ses ouvrages, entre autres dans les nouvelles qu’elle rédigea en 1940 et 1941 pour le recueil Mille regrets (interprété sous l’angle des « gender studies » dans Stauder 2006). Cet aspect de l’œuvre trioletien a aussi été analysé dans un bref tour d’horizon par Doris Rezvani Khorasani (1995: 220- 228). L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse 281 longtemps vécu dans le luxe. La narratrice prend congé d’elle avec un ironique « Bonsoir, Thérèse » (ibid. : 171), mettant ainsi un terme nécessairement provisoire à la recherche de l’identité féminine dans ce roman. II. Quelques approches interprétatives déjà corroborées La manière la plus évidente - mais pleinement justifiée et encore aujourd’hui importante - d’interpréter Bonsoir, Thérèse consiste dans l’analyse des éléments autobiographiques, car les coïncidences entre la vie de la protagoniste du roman et celle d’Elsa Triolet 11 sautent aux yeux. Cela ne concerne pas seulement les événements extérieurs, mais aussi les développements intérieurs. Comme exemple, on pourrait citer la tendance suicidaire de la protagoniste de Bonsoir, Thérèse, dont il était question cidessus ; Elsa Triolet nota le 15 et le 19 septembre 1938 dans son journal intime : Je n’ai rien à faire dans le monde, je n’ai rien à faire avec le monde… […] Qu’estce que je pourrais bien faire de moi-même ? Avant de mourir ? […] Et cependant, ma vie est le digne prélude du suicide. (Triolet 1912-39 : 262-264) Cet aspect autobiographique a déjà été suffisamment examiné par quelquesuns des meilleurs spécialistes ; surtout l’avis très pertinent de Marianne Delranc-Gaudric, qui souligne la nécessité d’une approche différenciée, est à prendre en considération : De nombreux épisodes autobiographiques entrent dans le livre : l’évocation de Tahiti, le printemps à Moscou, le souvenir de sa nourrice, son séjour à Nice, l’Hôtel Istria, l’américain inattendu, la rencontre de Nancy Cunard, les événements de 1934 vécus avec Aragon, etc. Mais si la vie personnelle d’Elsa Triolet est le point de départ de Bonsoir, Thérèse, entre le texte des cahiers, du tapuscrit et le texte définitif, de nombreux détails autobiographiques ont été supprimés ou remaniés. (Delranc 1988 : 222-223) Ces ratures concernent en particulier les indications qui se réfèrent sans ambiguïté à la vie de l’auteure, comme la mention de certaines personnes réelles de son entourage ou la citation avec date et lieu de certains épisodes de l’histoire contemporaine. En outre, l’auteure a ajouté une série de détails librement inventés, qui ne sont donc plus basés sur sa propre expérience. Par ce moyen, l’existence de la protagoniste de Bonsoir, Thérèse assume la 11 Pour un résumé de la vie de notre auteure, voir parmi les publications françaises les « éléments de chronologie » de Marie-Thérèse Eychart (1999) ou la biographie d’Huguette Bouchardeau ( 2000) ; en Allemagne un peut consulter la biographie richement illustrée de Susanne Nadolny (2000). Thomas Stauder 282 signification d’un destin féminin exemplaire, avec une validité universelle au-delà du cas individuel. Elsa Triolet a elle-même reconnu la composante autobiographique de ce roman, mais a tenu à mettre en relief l’enrichissement de ce point de départ en se servant d’éléments de fiction, pour arriver de cette manière à la question de l’identité féminine : Ainsi que le fumeur allume une cigarette à la précédente, j’avais allumé Bonsoir, Thérèse à A Tahiti, au bout de quelque treize ans. C’est la même voix de femme, au même timbre, avec le même accent qui reprend la conversation de l’auteur avec soi-même. […] C’est le même mal du pays, le même exotisme quotidien, que le pays étranger se nomme Tahiti ou la France. […] Puis l’autobiographie s’éloigne, l’imaginaire s’en mêle […]. Vient la quête de Thérèse… (Triolet 1964 : 42) Une partie du dilemme identitaire de Bonsoir, Thérèse se concentre dans le passage du russe au français comme moyen d’expression littéraire, qu’Elsa Triolet effectue avec ce roman ; elle décrit ce processus dans des lettres envoyées alors à sa sœur Lili, 12 mais aussi rétrospectivement en 1964 : A vrai dire, le début de ce premier livre en français, je l’ai quand même écrit en russe, puis traduit. Mais, cela ne pouvait pas continuer comme ça… Il me fallait plonger dans le français. J’en souffrais physiquement, comme si on m’avait mis un corset de plâtre. J’étais limitée de toute part, il n’y avait autour de moi que des bornes, je manquais de matériaux verbaux, et ceux que je possédais étaient rigides et commodes à manier comme du fil de fer barbelé, enchevêtré. (Triolet 1964 : 32) La spécialiste à ce sujet est Marianne Delranc-Gaudric, qui a minutieusement étudié cet aspect d’abord dans sa thèse de 1991, puis lors d’une conférence tenue en 1992 pendant le colloque de Glasgow sur « Aragon, Elsa Triolet et les cultures étrangères » (dont les actes furent publiés seulement en 2000). Delranc-Gaudric montre que Triolet doit beaucoup aux modèles littéraires non seulement d’un certain nombre d’écrivains russes du passé (entre autres, Gorki et Tchékhov) mais aussi de certains avant-gardistes de l’Union Soviétique (par exemple Chklovski et Maïakovski). Elle apprit le français dès l’âge de sept ans avec l’aide d’une gouvernante et se rapprocha encore plus de la culture française après son mariage avec André Triolet et l’exil de sa patrie qui en était la conséquence ; il va de soi que sa liaison avec Aragon contribua également à l’enraciner toujours plus profondément en France. Malgré le changement d’idiome qui a lieu avec Bonsoir, Thérèse, tous ses romans précédents ayant été rédigés en russe, elle n’a jamais perdu ni renié l’influence de la langue et de la culture de son pays natal : 12 Par exemple, le 29 mars 1938; dans cette lettre, Elsa raconte qu’elle a rédigé la nouvelle (ou le chapitre) « Une vie étrangère » d’abord en russe, avant de la traduire plus tard en français, tandis que l’histoire de « La femme au diamant » - qui serait devenue également une partie de Bonsoir, Thérèse - fut écrite directement en français (Triolet / Brik 1921-1970 : 119). L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse 283 On dirait une maladie: je suis atteinte de bilinguisme. Ou encore : je suis bigame. Un crime devant la loi. Des amants, tant qu’on veut ; deux maris enregistrés, non. […] J’aurais pu me faire passer mon accent russe. J’ai préféré le garder. J’écris avec mon authentique accent, il est dans le caractère de mon écriture, dans mon style, dans ma folie elle-même : la folie aussi a une nationalité. (Triolet 1969 : 54- 56) Il ne serait pas difficile de montrer la nature hybride de Bonsoir, Thérèse qui résulte de ce bilinguisme, mais on renoncera à une exposition détaillée pour deux raisons : d’une part, parce que cet aspect a déjà été suffisamment examiné ; d’autre part, parce que cela nous éloignerait trop du sujet de cette contribution. 13 Par contre, bien qu’en interprétant Bonsoir, Thérèse on ait déjà renvoyé par le passé assez souvent au fameux compte rendu que Jean-Paul Sartre publia en février 1939 dans la revue Europe, je ne peux pas me priver de le citer ici une fois de plus, car on y trouve une compréhension assez juste des enjeux féministes de ce roman. L’importance de cette prise de position du jeune philosophe - qui était encore un inconnu à l’époque - fut reconnue immédiatement par Elsa Triolet, qui nota le 19 février 1939 dans son journal intime : « Article intéressant et très près de la vérité. Probablement le meilleur qu’on ait fait. » (Triolet 1912-39 : 330) Sartre, prédisposé à cette question de par sa philosophie existentialiste, qu’il était alors en train de développer, souligna de manière très lucide le rôle central que joue dans Bonsoir, Thérèse la recherche d’une identité féminine vraiment indépendante : J’ai lu Bonsoir, Thérèse et j’ai trouvé quelque chose que je n’attendais pas : un monde de femme seule. Il y a les familles, il y a les couples et puis il y a les femmes seules. […] Thérèse n’est pas une femme qui se puisse séduire, ni consoler. Elle ne cherche pas d’homme, pas même une amie : simplement une autre Thérèse, qu’elle puisse voir de loin et qui lui offre l’image de son corps, de sa solitude et de sa force. Elle ne se soucie même pas d’être l’égale de l’homme : cette égalité-là, il y a beau temps qu’elle la possède, elle ne songe pas à l’affirmer, peut-être qu’elle l’a oubliée : elle est « par delà », elle est libre : « J’ai la vie que j’ai voulue. » (Sartre 1939 : 281-282) Malgré son état émancipé, la conscience de la protagoniste et narratrice reste pour Sartre typiquement féminine ; le compagnon de Simone de Beauvoir relie ici la pensée de la femme à son anatomie - un raisonnement biologiste qu’il aurait probablement évité dix ans plus tard, après la publication du Deuxième sexe : 13 Pour les mêmes motifs, je ne parlerai pas ici de la technique de montage utilisée dans Bonsoir, Thérèse (un sujet traité du point de vue théorique par Chklovski, pendant un certain temps très proche d’Elsa Triolet), ni de l’intermédialité dans ce roman ; les deux aspects ont été analysés d’une manière très compétente dans la thèse d’Unda Hörner (1993). Thomas Stauder 284 Et pourtant, par delà le monde des hommes et des femmes, des couples, de la lutte des sexes, elle reste une femme ; il semble, quand on lit Bonsoir, Thérèse, qu’on sente de l’intérieur un corps de femme, las, rebelle et voluptueux. A travers cette douceur étouffante et sensuelle d’un corps qui ne s’oublie pas, le monde de Thérèse se découvre, ce « monde-pour-une-femme » urgent, menaçant et, cependant, tenu à distance respectueuse, en suspens dans cette solitude et dans cette liberté : le sujet du roman c’est, si je puis reprendre une expression de Heidegger, « l’être-dans-le-monde » d’une femme seule. (ibid. : 282) Ce regard spécifiquement féminin sur le monde - « Le regard » sera aussi en 1943 le titre d’un des chapitres les plus importants de L’être et le néant - comporte selon Sartre pour Bonsoir, Thérèse une esthétique singulière, qui n’est plus déterminée par le rationalisme masculin (ce qui est rendu possible, ajoutons-nous, par la focalisation interne de la narratrice homodiégétique) : Les femmes seules n’attendent jamais personne, on les aperçoit parfois à la terrasse des cafés, elles regardent avec des yeux fixes : « Quand on est toute seule on peut regarder les choses sans fin, comme on regarde le feu, la mer, les tout petits enfants. » 14 Les lumières, les arbres, les gens qui passent, toujours recommencés, les fascinent, ça se déroule sans fin, ça leur tire les yeux et leur pensée se prend dans le monde, comme la pensée d’un fiévreux se prend dans les arabesques des tapisseries. Le monde de M me Triolet c’est ce papillotement indéfini et figé, ces vagues qui se reforment toujours, ces mouvements qui n’avancent pas. (ibid. : 281-282) Avec cela, le compte rendu de Sartre montre déjà la possible direction d’une analyse approfondie de la question de l’« écriture féminine » dans Bonsoir, Thérèse; c’est ce qu’on tentera dans la section suivante, en faisant usage de quelques théories récentes du domaine des « gender studies ». III. La conception poststructuraliste et déconstructiviste de l’identité féminine selon Jacques Derrida, Elisabeth Lenk et Luce Irigaray, proposée comme nouvelle approche pour l’interprétation de Bonsoir, Thérèse Dans Éperons - Les styles de Nietzsche, un traité publié dans sa version définitive en 1978 mais qui basé sur une conférence tenue à Cerisy-la-Salle en 1972 intitulée La question du style, Jacques Derrida essaie de montrer que, contrairement aux préjugés sur la supposée misogynie de Nietzsche, la conception de la mentalité féminine chez le penseur allemand peut être entendue comme préfiguration d’une nouvelle philosophie déconstructiviste, qui cesse d’être « phallogocentrique » (Lindhoff 2003 : 93-96 ; cf. aussi 14 Bonsoir, Thérèse, page 107 (= note de bas de page dans le texte original de Sartre). L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse 285 Osinski 1998 : 144-147). Cette pensée féminine - au-delà des limites et de l’opposition des deux sexes, et donc aussi accessible aux philosophes masculins d’orientation poststructuraliste 15 - est à situer selon Derrida audehors de la tradition occidentale de la logique aristotélicienne ; et à cause de cela, les notions de « vérité » et d’« identité » perdent pour la femme leurs significations établies : Il n’y a pas d’essence de la femme parce que la femme écarte et s’écarte d’ellemême. Elle engloutit, envoile par le fond, sans fin, sans fond, toute essentialité, toute identité, toute propriété. Ici aveuglé le discours philosophique sombre - se laisse précipiter à sa perte. Il n’y a pas de vérité de la femme mais c’est parce que cet écart abyssal de la vérité, cette non-vérité est la « vérité ». Femme est un nom de cette non-vérité de la vérité. (Derrida 1978 : 50) Le refus d’Elsa Triolet de donner à la fin de Bonsoir, Thérèse une réponse rationnelle, univoque et définitive à la recherche par la protagoniste de son identité féminine, semble une anticipation surprenante de certaines considérations de Derrida : On ne peut plus chercher la femme ou la féminité de la femme ou la sexualité féminine. Du moins ne peut-on les trouver selon un mode connu du concept ou du savoir, même si on ne peut s’empêcher de les chercher. (ibid. : 70) Le féminisme traditionnelle, qui revendique les mêmes droits pour la femme que pour l’homme dans une société dominée par la pensée masculine, est rejeté par Derrida (ibid. : 64) ; selon lui, la femme peut se libérer uniquement à travers une attitude de déconstruction mentale : « la question de la femme suspend l’opposition décidable du vrai et du non-vrai » (ibid. : 106). Dans Bonsoir, Thérèse, la conscience féminine, qui en est le personnage principal, a effectivement renoncé à s’occuper des soucis quotidiens de l’émancipation de son sexe, ayant déjà surmonté ce stade-là (ce que Sartre avec sa finesse habituelle avait remarqué) ; ce qui compte désormais pour elle, c’est la nouveauté d’un regard authentiquement féminin sur le monde, tout à fait envisageable dans le sens de Derrida. Le réfléchissement et la réfraction de la conscience de la narratrice de Bonsoir, Thérèse dans plusieurs caractères féminins observés par elle, sans l’accomplissement d’une synthèse, correspond à une tendance du féminisme contemporain, décrite par Elisabeth Lenk comme étape décisive vers une émancipation complète de la femme. Dans son essai Die sich selbst verdoppelnde Frau (La femme qui se redouble) de 1976, Lenk part du constat - qui 15 « Ainsi opère la distance lorsqu’elle dérobe l’identité propre de la femme, désarçonne le philosophe cavalier, à moins que celui-ci ne reçoive de la femme elle-même deux éperons, coups de style ou coups de poignard dont l’échange brouille alors l’identité sexuelle. » (Derrida 1978 : 52) Thomas Stauder 286 ressemble à une observation de Virginia Woolf 16 - que, dans l’histoire de l’humanité, la femme a été réduite par le regard de l’homme à un objet passif dans la littérature et les arts ; un objet certes souvent idéalisé, mais néanmoins privé de sa vraie identité. La libération de la femme de son enchainement à la perspective masculine - dont le désir de dominer avait été déjà analysée par Simone de Beauvoir 17 - pourrait consister en une multiplication autonome de la conscience féminine : « Dans la nouvelle relation de la femme avec elle-même, elle est plusieurs femmes, ou plus exactement : elle se fond momentanément en pure mouvement. » 18 (Lenk 1976 : 152) Cette façon de s’exprimer de la savante allemande rappelle la « différance » [sic] de Derrida : la différence prise sous son aspect dynamique et non statique, […] comme si le recours à la différance avait précisément pour fonction d’introduire un peu de jeu, de tremblé, de dérapage, de déséquilibre, au cœur des nombreux et puissants dispositifs de « mise en raison » qui constituent la philosophie. (Ramond 2001 : 25) La quête de la protagoniste de Bonsoir, Thérèse du mystérieux personnage féminin auquel le roman doit son titre et qui renvoie à la narratrice ellemême, correspond - avec ses moments de doute et d’hésitation - très exactement au processus féministe de découverte de soi que décrit Elisabeth Lenk : La femme peut développer une nouvelle relation avec elle-même seulement à travers d’autres femmes. La femme deviendra le miroir vivant de la femme, dans lequel elle se perd et retrouve. […] La femme s’étend, devient plusieurs […]. Souvent la femme qui pour la première fois établit cette nouvelle relation avec elle-même, qui se redouble pour la première fois, croit devenir folle. Cette folie présumée n’est pourtant pas une vraie folie, mais le premier pas vers la guérison. 19 (Lenk 1976 : 158-159) 16 « Indeed, if woman had no existence save in the fiction written by men, one would imagine her a person of the utmost importance […]. Imaginatively she is of the highest importance; practically she is completely insignificant. She pervades poetry from cover to cover; she is all but absent from history. » (Woolf 1928 : 50-51) 17 « Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre. » (Beauvoir 1949 : I, 17) 18 Dans l’original allemand : « Im neuen Verhältnis der Frau zu sich ist sie Viele, oder vielmehr: sie löst sich augenblicksweise auf in reine Bewegung. » (Traduction en français : T. S.) 19 Dans l’original allemand : « Die Frau kann das neue Verhältnis zu sich nur über andere Frauen entwickeln. Die Frau wird der Frau zum lebendigen Spiegel, in dem sie sich verliert und wiederfindet. […] Die Frau dehnt sich, wird viele […]. Oftmals glaubt die Frau, wenn sie zum ersten Mal in dies neue Verhältnis zu sich selber tritt, oftmals glaubt die zum ersten Mal sich selbst verdoppelnde Frau, verrückt zu werden. Doch dieser scheinbare Wahnsinn ist gar kein Wahnsinn, sondern der erste Schritt zur Heilung. » (Traduction en français : T. S.) L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse 287 Notre troisième référence théorique sera la psychanalyste et philosophe Luce Irigaray (cf. Lindhoff 2003 : 119-127). Comme Derrida, elle prononce une critique radicale de la tradition discursive patriarcale ; comme lui, elle revendique la libération de la femme de la rationalité masculine. Mais à la différence de Derrida, son but n’est pas de déconstruire complètement la différence entre les deux sexes ; au lieu de cela, elle aspire à une représentation de la femme dans la sphère du symbolique, de laquelle - selon Lacan - elle reste jusqu’à présent exclue. Irigaray voudrait atteindre cet objectif par un maniement spécifiquement féminin du langage, un nouveau « parler femme », qui remettrait en question et détruirait l’imaginaire masculin. Dans Ce sexe qui n’en est pas un (1977) - un titre où il faut mettre l’accent sur le dernier mot si on veut le comprendre correctement -, Irigaray souligne la « fluidité » et l’indéterminabilité de l’identité féminine, ce qui raccorde sa théorie à celles de Derrida et Lenk et ce qui est évidemment applicable à Bonsoir, Thérèse. À la différence des deux autres penseurs, elle relie cependant cet état de conscience directement à l’anatomie féminine. Entendue comme stricte causalité, il s’agirait d’un argument biologiste, très douteux du point de vue d’une conception sociale de la dichotomie sexuelle. Mais il semble plus probable que le recours à l’anatomie soit pour Irigaray seulement un moyen pour illustrer avec une image le mode de fonctionnement de l’âme féminine : Ce sexe qui ne donne pas à voir n’a pas non plus de forme propre. […] Le un de la forme, de l’individu, du sexe, du nom propre, du sens propre… supplante, en écartant et divisant, ce toucher d’au moins deux (lèvres) qui maintient la femme en contact avec elle-même, mais sans discrimination possible de ce qui se touche. D’où ce mystère qu’elle représente dans une culture qui prétend tout énumérer, tout chiffrer par unités, tout inventorier par individualités. Elle n’est ni une ni deux. On ne peut, en toute rigueur, la déterminer comme une personne, pas davantage comme deux. Elle résiste à toute définition adéquate. […] Et son sexe, qui n’est pas un sexe, est compté comme pas de sexe. Négatif, envers, revers, du seul sexe visible et morphologiquement désignable […] : le pénis. (Irigaray 1977 : 26 ; italiques de l’auteure.) Bien que cela se rapproche du fameux « Penisneid » (l’envie du pénis) de Sigmund Freud, et bien qu’on sache suffisamment que l’idée que se faisait le psychanalyste viennois de la mentalité féminine était chargée d’une série de préjugés masculins, il faut reconnaître que cette comparaison des organes sexuels de l’homme et de la femme est pour Irigaray le point de départ de quelques réflexions sur l’identité féminine qui semblent fort utiles pour analyser la conscience de la narratrice de Bonsoir, Thérèse. Selon Irigaray, la pensée féminine est opposée à la logique traditionnelle du patriarcat, et le sens du langage féminin reste toujours en mouvement, comme la « différance » de Derrida : Thomas Stauder 288 « Elle » est indéfiniment autre en elle-même. De là vient sans doute qu’on la dit fantasque, incompréhensible, agitée, capricieuse… Sans aller jusqu’à évoquer son langage, où « elle » part dans tous les sens sans qu’« il » y repère la cohérence d’aucun sens. Paroles contradictoires, un peu folles pour la logique de la raison, inaudibles pour qui les écoute avec des grilles toutes faites, un code déjà tout préparé. C’est que dans ses dires aussi - du moins quand elle l’ose - la femme se re-touche tout le temps. […] Il faudrait l’écouter d’une autre oreille comme un « autre sens » toujours en train de se tisser, de s’embrasser avec les mots, mais aussi s’en défaire pour ne pas s’y fixer, s’y figer. Car si « elle » dit ça, ce n’est pas, déjà plus, identique à ce qu’elle veut dire. (Irigaray 1977 : 28 ; italiques de l’auteure.) « La femme resterait toujours plusieurs » écrit Luce Irigaray (1977 : 30) presque au même moment et avec les mêmes mots qu’Elisabeth Lenk dans son essai ci-dessus cité ; les considérations des deux théoriciennes - comme en partie aussi celles de Jacques Derrida - ont été anticipées par Elsa Triolet en 1938 dans son roman. IV. Déclarations d’Elsa Triolet au-dehors de Bonsoir, Thérèse, qui confirment l’interprétabilité de ce roman par des théories poststructuralistes En premier lieu, il faudrait mentionner ici le renoncement de l’auteure à écrire un « grand récit » selon la tradition phallogocentrique ; Jean-François Lyotard explique dans La condition postmoderne 20 ce désistement comme un symptôme de la délégitimation du savoir traditionnel. 21 Dans le journal intime d’Elsa Triolet, on trouve des notes qui prouvent qu’au moment de la rédaction de Bonsoir, Thérèse elle rejetait la prétention masculine à donner une vision globale et cohérente du monde par le roman : Mais cela ne fera jamais un « roman », je ne suis pas une romancière. Mes moyens sont petits, petits… […] Je n’aurais jamais le courage d’écrire un roman, c’est de trop longue haleine pour se permettre de le rater. (1 er septembre 1938 ; Triolet 1912-1939 : 235-236) Ce qui est sûr, c’est que si je n’écris pas tout le temps sans but défini, je n’écrirai jamais rien ayant un but défini. Car ce « but » sera fait de toutes les petites choses que je vis tous les jours, qui formeront un « sentiment » général et qui deviendra « but ». (3 septembre 1938 ; ibid. : 244) 20 Pour la relation entre philosophie postmoderne et féminisme, cf. Seyla Benhabib (1995 : 221-257), pour qui le point commun majeur est la « mise à la retraite de l’épistème de la représentation » ; à la postmoderne « mort de la métaphysique » correspondrait le « scepticisme féministe envers les prétentions de la raison transcendantale ». 21 « Dans la société et la culture contemporaine, société postindustrielle, culture postmoderne, la question de la légitimation du savoir se pose en d’autres termes. Le grand récit a perdu sa crédibilité, quel que soit le mode d’unification qui lui est assigné […]. » (Lyotard 1979 : 63) L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse 289 La désignation « roman » qu’Elsa Triolet n’aurait pas choisie de son propre chef - la moindre prétention épistémologique lui déconseillant l’utilisation de ce terme -, lui fut imposée par son éditeur : Lorsque j’ai porté à Robert Denoël Bonsoir, Thérèse, mon premier manuscrit en français, il m’a demandé de mettre sur la couverture du futur volume, roman, bien que ce fût une suite de nouvelles vaguement reliées entre elles par la recherche d’une Thérèse. (Triolet 1969 : 99) Également importante pour la justification d’une interprétation poststructuraliste de Bonsoir, Thérèse est la perte de foi chez l’auteure en la capacité d’une langue dominée par la structure de la pensée masculine d’exprimer des désirs féminins : Je me débats : comment dire plus qu’il ne m’est donné de dire avec des mots ? Combler les abîmes entre les poches d’air ? Comment combiner les mots de façon à exprimer ce qui n’a pas de mots pour se dire… (Triolet 1969 : 107) Dans son journal intime, Elsa Triolet retint que le sujet de Bonsoir, Thérèse était surtout elle-même, 22 son identité féminine : Le mal profond est dans ce que j’ai perdu mon pays et ma langue et que maintenant je suis là à ne rien connaître organiquement. Sauf moi-même. Alors il s’agit sans fin de moi-même. (1 er septembre 1938 ; Triolet 1912-1939 : 235-236) Le fait qu’elle ait pensé dans ce contexte aussi au sexe féminin dans sa totalité, est prouvé par une note du jour suivant, où elle se réfère à un projet littéraire qu’elle préparait en même temps que Bonsoir, Thérèse ; si elle avait pu le réaliser, ce projet aurait partagé avec son roman le grand nombre de caractères féminins utilisés comme des réflecteurs : J’ai complètement oublié que pendant les vacances, j’avais pensé écrire quelque chose qui s’appellerait Femmes (Alice, Denise, Cécile, Maria, et aussi la vieille Italienne […]). […] Et après ? Si je pouvais les prendre ‹ tels que ›, mes modèles, cela serait si simple, cela irait de soi. Mais c’est évidemment impossible. (2 septembre 1938 ; Triolet 1912-1939 : 240-241) Le combat d’Elsa Triolet contre le patriarcat était en 1938 aussi un combat très concret contre l’autorité individuelle - masculine et littéraire - de son compagnon Louis Aragon, qui l’année suivante deviendra son deuxième mari ; dans son journal intime, elle parle peu avant la publication de Bonsoir, Thérèse du « complexe d’infériorité vis-à-vis de l’homme qu’on aime » 22 Ici il faut mentionner qu’après la publication de ce roman, Aragon appela Elsa quelque fois « Thérèse », ce qui signifie qu’il l’identifiait avec le personnage principal de son roman. Dans une lettre d’Aragon à Jean et Germaine Paulhan du 24 janvier 1943 nous lisons : « Pour la collection en question, ce ne peut être fait du jour au lendemain, je pense à quelque chose à écrire. Mais peut-être qu’avant moi Thérèse [= Elsa ; T. S.] aurait quelque chose qui conviendrait. » (Aragon / Paulhan / Triolet 1920-1964 : 149-150) Thomas Stauder 290 (23 septembre 1938 ; Triolet 1912-1939 : 267). Dans sa préface de 1964 au premier tome des Œuvres romanesques croisées, qui contient À Tahiti, Bonsoir, Thérèse et Les Manigances, elle raconte rétrospectivement la genèse de son premier roman en français comme une rébellion contre la domination de l’homme dont elle dépendait sentimentalement : Je me sentais littérairement devenir prisonnière d’impossibilités extérieures et intérieures, et j’entendais ne pas m’y soumettre ! Écrire, puisque tout m’en empêchait. Tu aurais pu m’aider en prenant parti, en me disant : écris ! Mais tu ne voulais pas le dire, tu ne savais rien de ce que j’écrivais, tu ne connaissais pas le russe, et tu craignais le pire. Tu ne me faisais pas confiance sur ma bonne mine, et je t’en voulais. […] Toi, tu vivais comme un possédé, tu travaillais, tu militais, tu écrivais… J’étais là, je te suivais […]. Je n’écrivais pas. Je m’entêtais, je me persuadais que pour écrire il m’aurait fallu t’entendre dire : écris ! Or, tu ne voulais toujours pas me le dire. Et quand j’ai recommencé à écrire, c’était contre toi, avec rage et désespoir, parce que tu ne me faisais pas confiance. (Triolet 1964 : 30-31) À Clara Malraux, qui avait également un écrivain fameux comme mari et qui était donc dans une situation similaire, Elsa Triolet pouvait confier ses difficultés comme femme ; Clara remarqua qu’en tant qu’écrivaines, elles avaient à faire avec « une hostilité de mâle voulant garder pour lui seul la première classe » (Desanti 1983 : 263). Aragon, dont il faut reconnaître les sympathies pour l’émancipation féminine bien avant Bonsoir, Thérèse - manifestes surtout en 1934 dans son hommage à Clara Zetkin dans l’épilogue de Les cloches de Bâle -, 23 mais qui n’avait pas encore mis en pratique dans sa vie privée ce penchant abstrait, se montra plus tard repenti : Elsa m’avait arraché mes lunettes masculines, ces préjugés de l’homme qui, sous le prétexte d’assumer toutes les responsabilités du couple, confine la femme à n’être que sa femme, son reflet. (Aragon 1964 : 100) Conclusion Il y a déjà plus de vingt ans que Marianne Delranc-Gaudric signala que dans le manuscrit trioletien du « Cahier noir » - préservé dans le fonds Triolet / Aragon du CNRS, dont aujourd’hui la Bibliothèque nationale de France est 23 « Elle est la femme de demain, ou mieux, osons le dire : elle est la femme d’aujourd’hui. L’égale. Celle vers qui tend tout ce livre, celle en qui le problème social de la femme est résolu et dépassé. […] Ici pour la première fois dans le monde la place est faite au véritable amour. Celui qui n’est pas souillé par la hiérarchie de l’homme et de la femme […]. La femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante. » (Aragon 1934 : 1001) Pour la conception aragonienne de l’amour, cf. Stauder 2003 (surtout 319-322) ; pour un commentaire sur Les cloches de Bâle, cf. Stauder 2005 (100-104). L’identité féminine fragmentée et multiple dans Bonsoir, Thérèse 291 le dépositaire -, où « se produit son premier passage au français dans l’écriture de Bonsoir, Thérèse » (Delranc 1988 : 214), se trouve un texte très intéressant - et pourtant peu connu - qui aide à déterminer avec exactitude la position féministe de l’auteure. Ce fragment du « Cahier 053 », qui date de 1928/ 29, fut publié pour la première fois en 1998 par Marie-Thérèse Eychart dans son édition des Écrits intimes d’Elsa Triolet ; la même spécialiste exploita ce texte dans un article paru deux ans plus tard (Eychart 2000). Elsa Triolet revendique ici que le sexe féminin ne doit en aucun cas se sentir inférieur au sexe masculin, bien qu’il reste encore du chemin à faire jusqu’au moment où les femmes pourront s’imposer face à la société. Mais, en route vers l’émancipation complète, les femmes ne doivent pas abandonner leurs qualités particulières qui les distinguent des hommes ; cela signifie qu’Elsa Triolet - à la différence de Simone de Beauvoir 24 - plaide pour un « féminisme de la différence » : Ah, les hommes, avec leurs pantalons fripés entre les jambes, se boutonnant en sortant de la pissotière, ces rois de la création… Dire qu’il y a des femmes qui auraient voulu être des hommes - la plupart. Échanger ma douceur contre leurs poils. Les femmes, c’est l’avenir du monde. Leur force n’est pas découverte mais est-ce que l’électricité a toujours été connue ? Elle remuera encore des montagnes, cette force faite d’instinct, d’énergie et qui est toute de sorcellerie, parce que nous ne la comprenons pas encore. Pas des amazones, des femmes, les plus femmes, seins, cheveux longs, fragilité et douceur… Et la puissance. (Triolet 1912-1939 : 399) Bien que ces considérations aient été rédigées bien avant Bonsoir, Thérèse, leur présence dans le même cahier manuscrit est une preuve suffisante de leur prise en compte par l’auteure lors de la création de ce roman. Bibliographie Elsa Triolet, Paris 9 février 34, dans : Faites entrer l’Infini, revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 49, juin 2010, 12-17 (rédigé par Elsa Triolet en 1934 en russe, traduit par Lucie Thiessé-Kaldor). Elsa Triolet, Bonsoir, Thérèse, Paris 1998 (édition originale : Paris 1938). Elsa Triolet, Écrits intimes, 1912-1939, édition établie, préfacée et annotée par Marie- Thérèse Eychart, Paris 1998 [= Triolet 1912-39]. Elsa Triolet, Ouverture, = préface au tome premier des Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et Aragon (À Tahiti / Bonsoir, Thérèse / Les Manigances), Paris 1964, 11-47. 24 Cf. les contributions sur le « féminisme de l’égalité » de Simone de Beauvoir dans Stauder 2008. Thomas Stauder 292 Elsa Triolet, La mise en mots, Genève 1969. Elsa Triolet / Lili Brik, Correspondance 1921-1970, préface et notes de Léon Robel, Paris 2000. Louis Aragon, Le paysan de Paris, Paris 1997 (édition originale : Paris 1926). Louis Aragon, Les cloches de Bâle, dans : Œuvres romanesques complètes, tome I, Paris 1997, 687-1001 (édition originale : Paris 1934). Louis Aragon, Introduction à : Elsa Triolet choisie par Aragon, Paris 1990, 11-67 (édition originale : Paris 1960). Louis Aragon / Jean Paulhan / Elsa Triolet, Le Temps traversé - Correspondance 1920-1964, édition établie par Bernard Leuilliot, Paris 1994. Louis Aragon, Entretiens avec Francis Crémieux, Paris 1964. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 2004 (édition originale : Paris 1949). Seyla Benhabib, Selbst im Kontext - Kommunikative Ethik im Spannungsfeld von Feminismus, Kommunitarismus und Postmoderne, aus dem Amerikanischen von Isabella König, Frankfurt/ M. 1995. Huguette Bouchardeau, Elsa Triolet, Paris 2000. André Breton, Nadja, Paris 1992 (édition originale : Paris 1928). Marianne Delranc, La genèse de Bonsoir, Thérèse, dans : Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet, n° 1, Paris 1988, 209-249. Marianne Delranc-Gaudric, La culture russe dans les premiers romans d’Elsa Triolet et le passage du russe au français, dans : Andrew Macanulty (dir.), Aragon, Elsa Triolet et les cultures étrangères (Actes du colloque de Glasgow, avril 1992), Besançon 2000, 53-76. Jacques Derrida, Éperons - Les styles de Nietzsche, préface de Stefano Agosti, Chicago / London 2005 (édition originale : Paris 1978). Dominique Desanti, Les clés d’Elsa, Paris 1983. 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Contributions interdisciplinaires de cinq continents, Tübingen 2008. Virginia Woolf, A Room of One’s Own, London 2004 (édition originale : London 1928). Elisa Borghino L’identité féminine dans Les amants d’Avignon d’Elsa Triolet À l’aide des lettres recueillies dans Le temps traversé et d’autres témoignages présents dans la revue Europe concernant notamment « Elsa et les femmes » (Braun 1971), nous nous proposons de tracer le portrait de Juliette, le personnage principal de la nouvelle Les amants d’Avignon, qui, de femme tout à fait ordinaire, se fait prototype de l’héroïne. Nous chercherons à comprendre dans quelle mesure l’identité féminine se développe dans Les amants d’Avignon jusqu’à devenir la prise de conscience de la féminité par le biais de l’écriture, en s’éloignant du féminisme beauvoirien et en se proposant comme l’écriture de la différence. À travers ce parcours de recherche nous mettrons l’accent sur la modalité selon laquelle l’auteur aborde le thème de la corporéité et nous essaierons de montrer que la prise de conscience féminine et la quête identitaire de la femme passent à travers l’étude du corps et de son langage. Il est impossible de ne pas trouver Juliette séduisante comme une dactylo de cinéma : cheveux soyeux, longs cils, élégance naturelle dans un modeste chandail collant, une jupe très courte et des talons très hauts... (Triolet 1943 : 17) Ainsi s’ouvre Les amants d’Avignon d’Elsa Triolet, paru en octobre 1943 sous la signature de Laurent Daniel. Dès les premières lignes, il est intéressant d’observer le pouvoir expressif et communicatif attribué au corps de la protagoniste. La citation ci-dessus nous montre dans quelle mesure Elsa Triolet focalise son regard sur les détails qui encadrent la protagoniste dans une vision stéréotypée de la femme. La promotrice du « féminisme de la différence » (Eychart 2000 : 54) ne laisse rien au hasard en décrivant Juliette : on part de ses cheveux, de ses cils, pour arriver aux yeux rouges de chagrin. Le morcellement de l’objet fait que les clichés romanesques limitent « le corps de la femme à peu de choses : yeux, cheveux, front, bras, cheville » (Didier 1981 : 36). Bien que la description physique renvoie à une beauté conventionnelle, Elsa Triolet nous paraît vouloir interroger le corps, le scander en profondeur pour enfin le dévoiler. Le langage corporel s’exprime ainsi, à travers ce regard porté sur une physicité qui, mise au premier plan, ne paraît exister que pour être exhibée : il suffit de penser au détail renvoyant à l’adjectif « séduisante » - c’est-à-dire les jambes - qui n’est pas Elisa Borghino 296 évoqué dans cette première description. L’attention particulière aux détails revient tout au long du texte, proposant le morcellement de l’objet suggéré par Didier, de manière que le regard se focalise encore une fois sur les cheveux et le nez : « Elle se coiffa comme elle put devant la petite glace de son sac à main. Les cendres tombaient abondamment sur ses cheveux et elle rit de se voir du noir sur le nez » (Triolet 1943 : 22) ou, plus loin, en créant un chiasme entre le visage enfantin de Juliette et ses yeux, qui ont déjà assez vu et assez vécu : « Elle avait aussi le teint d’un enfant, maintenant que la fatigue de la nuit était balayée par l’air de la marche, et de grands yeux de femme... » (Triolet 1943 : 23). Les yeux sont à nouveau repris plus loin dans le texte: « Quelques rides sous les yeux oblongs, le regard vacillant, les cheveux qui avaient tendance à s’éparpiller... Le sourire rare... » (Triolet 1943 : 77), ce qui met en évidence la présence du corps dans le texte. Toutefois, Juliette serait-elle présente à elle-même? D’après Béatrice Didier, qui a longtemps travaillé sur l’étroit rapport existant entre l’écriture et la femme, La présence de la personne et du sujet impose immanquablement la présence du corps dans le texte. […] C’est peut-être le seul point sur lequel la spécificité soit absolument incontestable, absolue. Si l’écriture féminine apparaît comme neuve et révolutionnaire, c’est dans la mesure où elle est écriture du corps féminin, par la femme elle-même. (Didier 1981 : 35) Dans cette perspective de lecture, le corps de Juliette est raconté plus que vécu, même si l’émergence de son vécu corporel est évidente. L’auteur Daniel/ Triolet paraît se mettre à l’écoute du corps, de ses inclinations, de ses soubresauts. C’est un Körper qui est peint dans ses traits essentiels et qui paraît vouloir laisser le Leib de côté. Le corps n’appartient pas à son personnage, qui éprouve le sentiment de l’étrangeté et par rapport au paysage géographique et par rapport à la société ; il semble ne pas connaître le sentiment de l’appartenance au monde, impliqué dans la recherche continuelle d’un lieu qu’il puisse appeler sa « maison » (Galimberti 1993 : 75). Triolet paraît s’immerger dans un acte de contemplation, tout en restant attentive à la limite existante entre le visible et l’invisible prêchée par Merleau-Ponty (1945). Juliette existe en tant que corps, et en tant que corps elle devient à son tour un personnage, laissant une trace de son passage. Sa nécessité de vivre et de survivre tourne autour de la corporéité : « Ne vivre que pour son corps, pour le nourrir, le chauffer... » (Triolet 1943 : 34) Le corps de Juliette existe avant tout au niveau biologique, en tant qu’organisme et organe, et son influence s’amplifie grâce à sa nature polysémique. Le même esprit d’observation, très aigu chez un écrivain qui comme Triolet « adhère aux choses » (Bousquet 1971 : 93), se traduit dans l’attention particulière portée aux objets prenant place dans la mémoire du lecteur. L’identité féminine dans Les amants d’Avignon d’Elsa Triolet 297 Ainsi, le mobilier de la maison assume des caractéristiques humaines par le biais de la personnification: « La pendule dressait son corps étroit, on dirait un violon tiré en longueur » (Triolet 1943 : 19). Quand le corps ne parle pas, les objets le font à sa place et les sentiments des personnages se transposent sur les choses : Des petits chenets noirs soutenaient les flammes : ils représentaient un buste de femme, délicatement moulé, la jolie tête coiffée en bandeaux, une étoffe croisée sur les seins nus. Ces deux élégants sphinx de salons, subissant l’épreuve du feu, ne semblaient être mis dans cette méchante maison que pour ne pas laisser Juliette seule, aussi déplacés qu’elle, tombés là on se demande pourquoi, comment, une dérision... (Triolet 1943 : 31) Il nous paraît alors que la présence du corps veut faire face à l’absence de la parole : les dialogues des amants sont en effet très courts, voire rares. Finalement, comme l’affirme Joë Bousquet, « après Les amants d’Avignon, il se précise que la plus aveugle réalité peut féconder l’imagination d’un écrivain et que la fascinante vision d’une muraille, par exemple, orientera ses souvenirs vers la création » (Bousquet 1971 : 94). D’ailleurs, le travail conduit sur le corps et sur sa réception s’insère dans le procès de la quête identitaire. En lisant au début du récit : « Personnellement, j’ai toujours beaucoup aimé Juliette Noël », il nous paraît intéressant d’observer comment le sujet de la phrase, le « je », observe la protagoniste de la nouvelle, cette Juliette revêtant la fonction de complément d’objet direct. La description physique se fait porteuse de l’existence individuelle de la femme, partagée entre l’amour pour son Célestin et la responsabilité vers la patrie, fruit de l’engagement politique au sein de la Résistance. La dualité du personnage et de son histoire ne réside pas seulement dans le développement des thèmes principaux du récit - l’amour et la politique, la vie privée et la vie publique - ni dans le conflit qui en résulte, mais aussi dans la perception que l’auteur a de ses personnages et de leur existence, procédant sur des voies - ou des voix - parallèles. Juliette montre d’une certaine façon son essence double, son ambivalence (Galimberti 1993) résultante de sa féminité et conditionnant ses rapports avec le monde. Tout au long du récit, elle ne tombe jamais dans le piège de l’égalité hommefemme, mais entreprend plutôt un chemin qui la porte à s’affirmer en tant que femme et donc dans sa diversité et pluralité, découvrant peu à peu ses multiples facettes. Le dédoublement investit en même temps le personnage et l’écrivain, d’autant plus que le parcours entrepris par les femmes d’Elsa se déroule sur la toile de fond de la Deuxième Guerre mondiale. C’est le phénomène de la dualité ambiguë : le « je » narrateur est double, il est masculin et féminin à la fois, ce qui crée une forte ambiguïté au niveau du regard porté sur la protagoniste. « Le sujet écrivant est lui-même résistant » affirme Amy Smiley (2000 : 154), comme pour dire que l’auteur se dédouble Elisa Borghino 298 et s’autoreprésente à travers la protagoniste du récit. Dans la fiction du récit, le narrateur est un homme et avec un regard d’homme, il observe Juliette : la partie féminine d’Elsa vit et la masculine regarde et écrit. Elsa Triolet nous paraît plus présente dans le récit par rapport à ce que l’on peut s’imaginer à la première lecture : elle ne se limite pas à transposer son vécu de résistante, mais donne son avis sur Juliette, en tant que narrateur omniscient hétérodiégétique, la jugeant « ravissante et très sympathique » (Triolet 1943 : 17). Cela ne fait que souligner son « plaisir esthétique de rencontrer la beauté » (Braun 1971 : 103), en accord avec l’idée que « le jugement d’Elsa sur les femmes est extraordinairement viril. Elle qui était la féminité même, posait un regard d’homme sur ses compagnes » (ibid.). Tout en suivant la question du regard d’homme au regard de la protagoniste et, plus en général, des femmes du récit, nous soulignons « l’alliance de ce regard viril et de ce clin d’œil féminin » (Braun 1971 : 106), ce qui est étroitement lié au fait qu’« on ne trouvera pas dans son œuvre romanesque de femmes stupides ; on y trouvera souvent les femmes solitaires qui deviennent clochardes, et dont on voit cette espèce de descente aux enfers, aboutissement expliqué, consenti, voulu même et toujours raisonné » (ibid.). Juliette serait-elle vraiment une de ces « femmes clochardes » ? Ce qui est certain, c’est qu'elle est bien consciente de sa condition de « passante » (Triolet 1943 : 24), car elle affirme : « Non, je ne fais que passer... » (ibid. : 28). Traversant le texte d’un bout à l’autre, Juliette ne s’arrête que rarement et ne le fait que pour se reposer. C’est une femme à la recherche continuelle d’elle-même, de son intériorité et de sa propre identité, que son idéal pousse à travers la campagne, dans le train, sur la Tour Saint- André. Seule, tout le temps seule et sans amis, Juliette Noël porte en elle l’idéal tragique. Forte de sa beauté, cette femme un peu secrète paraît vouée à l’aspect pratique des choses, à l’essentiel et à l’immédiat. S’efforçant de ne pas penser à son avenir, elle vit dans le présent, cachant son passé dans son sac, sous un lapin à côté des cartes d’alimentation. Prototype de l’héroïne, grâce à son masque Juliette peut agir sans se soucier ni de son adversaire ni de son ennemi, ou presque. Amy Smiley (2000 : 151) souligne l’époque de transition dans laquelle se situe la femme décrite par Elsa Triolet, jusqu’à introduire l’idée de « la femme en transition » (ibid. : 154). Pour le dire avec Martine Reid (2007 : 11), « dans Les amants d’Avignon, Elsa Triolet se souvient et se transpose, comme elle en a pris l’habitude. Sa Juliette, c’est elle sans doute, logée aux mêmes endroits, hantant les mêmes villes, habitée des mêmes peurs et des mêmes convictions » . L’héroïne est aussi faite à l’image de toutes ces « filles banales » : « la nouvelle célèbre leur courage et leur détermination à toute épreuve, comme celle du réseau auquel elles appartiennent, et avec elles des résistants infatigables, parfois trahis, mais L’identité féminine dans Les amants d’Avignon d’Elsa Triolet 299 toujours prêts à poursuivre la lutte » (ibid.). L’ambiguïté du « je » narrateur, homme et femme en même temps, constitue le seul et le dernier expédient encore possible pour dénoncer cet équilibre précaire - un équilibre fictif, mais toujours un équilibre. La parabole de l’héroïne coïncide avec la défaite de la femme active, et notamment de la femme créatrice : la relation de Juliette avec l’écriture n’est que marginale, apparente. Elle est d’abord secrétaire, puis dactylo, nous paraissant garder une certaine distance par rapport au texte écrit et à la vie. Seul son activité de résistante et son rêve d’amour paraissent la pousser en lui donnant de l’énergie et de la force pour devenir enfin cette héroïne de son temps que tout lecteur connaît. La distance se révèle finalement un atout nécessaire pour maintenir l’équilibre social si précaire en temps de guerre. Quant au sujet de l’ambiguïté, il est justement question de ce « beau visage double » (Marcenac 1971 : 95) : « Créature double », comme Martine Reid (2007 : 8) la définit, Elsa Triolet ne cessera de proposer deux cultures, deux langues, et plusieurs vies. « Elle sera aussi un remarquable passeur : au public français, elle offrira des traductions de Maïakovski et de Tchekhov avant une anthologie de la poésie russe; pour les Russes, elle traduira Aragon et quelques-uns de ses propres textes. » (ibid.) Ce qui nous conduit à croire que l’affirmation de Juliette « Je ne fais que passer » a une valeur plus générale, se référant et au rôle de la femme dans la nouvelle et au rôle de l’écrivain dans la Résistance. Personnage principal et de transition à la fois, Juliette trace un parcours circulaire qui a comme point de départ le train et comme moment d’arrivée la chambre du docteur. Juliette traverse entre autres la ville d’Avignon, qui devient l’objet d’une description passionnée et rêveuse, à travers laquelle le centre habité semble à un moment donné acquérir l’apparence d’une figure féminine, reflétant l’image de la protagoniste et assumant les traits d’un personnage vif et vivant à son tour. Tel est le sort de Lyon, qui s’opposant à Avignon dans toute sa froideur et rigidité, devient la personnification de Juliette dans une plus austère période de sa vie. Deux villes, deux parties du récit, deux plans de lecture: Avignon et Lyon - deux noms qui entre autres riment entre eux -, deux visions de la guerre, deux messages qui doivent être décodés : ces « elle est venue » et « ils sont venus » qui sont des messages de guerre et d’amour à la fois. Le sort de Juliette en tant que femme de la Résistance ne correspondrait-il pas au destin d’un écrivain de la Résistance telle qu’Elsa Triolet ? Et si l'on tient compte du fait que Juliette ne représente que la partie « mécanique » de l’acte de l’écriture - elle n’écrit pas de première main, elle transmet des messages, elle ne participe pas de façon active aux documents qu’elle produit à travers sa machine à écrire -, quelles conclusions peut-on en tirer sur le rôle de l’écrivain ? Elisa Borghino 300 En tout cas, dans Les amants d’Avignon, comme en général dans l’œuvre d’Elsa, le fantastique et la part du rêve tiennent une place importante. C’est toutefois la guerre, avec le rôle que les femmes ont dû jouer sur le plan historique et politique, la découverte de la souffrance, de l’injustice et de l’horreur, qui marque dans l’œuvre d’Elsa Triolet une coupure très nette entre deux univers incompatibles : celui de l’idéal et de l’âme et celui des contraintes matérielles, de la misère et du mal, tout en créant un déchirement profond. La célébration lyrique de la Résistance, et plus particulièrement du courage des femmes, conduit à une prise de conscience partiellement autobiographique concernant les difficultés de la vie et le prix de la solidarité. La guerre, la Résistance ne seraient toutefois qu’un prétexte pour raconter un sens d’inadéquation plus profond et le manque de liberté. Ce n’est pas seulement la participation au combat qui a poussé Juliette à l’action et au voyage - assumant par certains traits les caractéristiques de la fuite -, ce sont plutôt les contraintes liées à sa position et à sa condition sociale qui, au fond, ne la satisfont pas. Juliette s’arrête seulement quand la maladie le lui impose, et même à ce moment elle transfigure les oiseaux de la tapisserie (Eychart 1994). C’est un autre rêve, mais un rêve de liberté, d’évasion, qui - pour des causes multiples - est destiné à rester tel quel. Le texte nous laisse un sentiment d’inachèvement, comme si la protagoniste avait été peinte dans un moment de sa vie qui aurait pu être n’importe quel autre moment de son existence et dont les variables seraient restées les mêmes. En quelque sorte, il n’y a pas de vraie évolution du personnage, ce qui s’est passé va se répéter à l’infini, parce que telle est la condition de la femme de l’époque, statique et encore englobée dans la société qui l’entoure (Thébaud 1992). L’écriture d’Elsa/ Daniel est ainsi le seul moyen de dénoncer, le seul moyen de sortir de l’impasse et de franchir l’obstacle. L’impasse paraît avoir comme seule lueur le récit luimême. Il est intéressant d’observer la variété des stéréotypes féminins représentants le rôle des femmes dans la société : de la femme-mère à la femmemaîtresse - ou aimante -, de la femme célibataire à la femme qui garde en elle le souhait de la maternité mais qui ne peut pas être mère. Cette dernière - Juliette - est en quelque sorte victime de sa condition de femme de la Résistance, ce qui l’amène à s’inventer une existence de mère d’un enfant adopté, le petit José. En même temps, seule Juliette peut rompre le schéma et partir, voyager, « passer ». Seule la maladie la force au repos, ou mieux encore, le docteur, qui lui vient en aide. Dans la dernière scène de la nouvelle, Juliette est aidée par la femme du docteur qui la conduit dans une chambre « où on peut rêver », où elle renoncera définitivement à fuir une existence qui paraît ne pas lui appartenir, qu’elle sent comme étrangère. Des amours volés, vécus en cachette, un enfant qui n’est pas le sien par le lien du L’identité féminine dans Les amants d’Avignon d’Elsa Triolet 301 sang, mais qu’elle a trouvé dans la rue et qu’elle a adopté, portée par un sentiment de compassion. Son déplacement pourrait être lu comme la métaphore de la condition de la résistante : une femme déterminée, courageuse qui se cherche et devient le double de cette autre femme, Elsa Triolet, qui aboutira à l’écriture, la vraie - et non pas l’écriture « mécanique » de Juliette, qui aborde l’écriture seulement à travers son travail de secrétaire, puis de dactylo. Les expériences communes - la Résistance, les séjours dans les villes de Lyon et d’Avignon - nous permettent de voir un parallèle entre Juliette et Elsa. Une sorte de gouffre se crée entre Juliette et les autres figures féminines du récit. La femme-mère, par exemple, est peinte à travers les mots du docteur: « ma femme est partie avec les enfants pour les fêtes » (Triolet 1943 : 55), ce qui nous témoigne le « malaise de l’identité » dont les femmes ont longtemps souffert (Didier 1981 : 34). Juliette se fait porteuse d’une féminité toute particulière, en se détachant des autres femmes de la nouvelle. On compte Juliette en premier lieu, puis Tante Aline, la femme du docteur et les deux jeunes filles qu’elle rencontre dans la ferme. On commence par Tante Aline, qui a pour seule famille Juliette et le petit José, dont elle paraît s’occuper plus attentivement que Juliette ne le fait. Puis, la femme du docteur : mariée, elle vante une position dans la société. Les deux paysannes sont encore trop petites pour pouvoir être considérées comme de vraies femmes, quoiqu’elles s’occupent de la ferme et que l’une d’entre elles va bientôt se marier. Pour finir, les figures de la veuve et de la maîtresse, la dernière jouée par Juliette elle-même. La protagoniste devient mère, mais seulement par le biais de l’adoption. S’agirait-il alors d’une maternité manquée, ou peut-être récupérée dans un deuxième temps à la recherche d’un sens de finitude ? À travers ce personnage, Elsa Triolet « proclame haut et fort que la dignité de la femme ne peut se cantonner dans le spécifiquement féminin : la mère et l’épouse, mais qu’elle se trouve comme pour l’homme dans sa liberté, son indépendance, son droit au travail, ses droits et ses devoirs de citoyenne » (Madaule : 54), ce qui la pousse tout compte fait à s’engager dans la Résistance. Après ces quelques réflexions autour du texte, on peut affirmer que Juliette s’érige finalement en tant que prototype et symbole de toutes les femmes. « Les difficultés des femmes en tant que femmes [...] n’ont pas à être simplement analysées par les femmes, les hommes doivent aussi s’en charger. [...] Finalement la dignité de la femme est aussi la question des hommes. » (Madaule : 53) Y aurait-il une référence implicite dans les dernières scènes des amants, et l’aide que le docteur offre à Juliette? Ou encore à la disparition de Célestin? C’est encore Marie-Thérèse Eychart qui nous confie une citation d’Elsa : « Les femmes, c’est l’avenir du monde. [...] Pas des amazones, des femmes, les plus femmes, seins, cheveux longs, Elisa Borghino 302 fragilité et douceur... Et la puissance. » (Eychart 2000 : 54) La réflexion, remontant à l’année 1928, parait annoncer cette description minutieuse de Juliette qui ouvrira les amants. Différence positive de la femme. Finalement, il nous paraît intéressant d’analyser le rôle de la femme en tant qu’écrivain, et notamment d’écrivain de la Résistance. Dans l’écriture, Elsa Triolet transpose sa vie et la comprend. Si d’une part « la relation entre écriture et identité est ressentie comme une nécessité par la femme » (Didier 1981 : 34), encore plus particulier est le lien existant entre les intellectuelles russes et l’écriture, puisque, bien que dans les autres pays, les femmes appartenant à des milieux d’avant-garde soient généralement cantonnées dans un rôle traditionnel depuis la fin du XIX ème siècle, les femmes russes de l’intelligentsia s’engagent dans la vie sociale et politique (Eychart 2000 : 51). Heureusement, il suffira d’attendre le début du siècle suivant pour que les créatrices soient admises à égalité parmi les intellectuels et, le cas échéant, « les sœurs Kagan appartiennent à cette génération d’intellectuelles libres et indépendantes » (ibid.). La liberté ne se révèle pas seulement dans les écrits, mais aussi dans les rapports entretenus avec les autres intellectuels. Au moment de la publication des amants, dans une lettre à Jean Paulhan datée du vendredi 23 avril 1943, Elsa Triolet ne manque pas d’exprimer son opinion et d’affirmer : « Cher ami, n’auriez-vous pas des idées préconçues sur mon compte? J’étais suffoquée de voir que vous me soupçonniez d’un certain dédain vis-à-vis de mes personnages que je croyais traiter avec tant de tendresse... », comme si elle voulait défendre son travail de femme écrivain et ne pas céder aux préjugés. Elle joint de « petites rectifications » au manuscrit, destiné aux Éditions de Minuit (Aragon/ Paulhan/ Triolet 1994 : 154), puis, elle écrit « j’apprends que vous êtes aujourd’hui contre la publication du texte que vous aviez accepté il y a quelque temps ». Le 25 juin de la même année, Jean Paulhan écrit à Louis Aragon (une note en fin de page): « Pour les amants, tout paraît arrangé. Je vous raconterai quelque jour l’histoire. Elle est curieuse. » (ibid. : 157) Finalement, il ne sera question que d’un malentendu, en tout cas Elsa aura pris position au regard de sa nouvelle et de son sort. Le destin des amants sera brillant, car comme Serge Youtkévitch - et avec lui bien d’autres - l’affirme : J’avalai d’un trait le livre que lui avait valu le Prix Goncourt et je fus conquis non seulement par son style étonnant [...] mais aussi parce que surgissait de ces pages, derrière l’image de l’auteur, celle du pays, de son peuple, de son parti. Le mot de « Résistance » qui jusqu’alors n’était pour moi qu’une ligne de journal, s’incarna ici, prit tout son sens et toute sa force. » (Youtkévitch 1971 : 13) Finalement, si l’écriture est un moyen pour accomplir sa propre quête d’identité, alors nous pourrions supposer que Les amants d’Avignon constitue pour Elsa Triolet une étape de sa quête de femme et d’écrivain. L’identité féminine dans Les amants d’Avignon d’Elsa Triolet 303 Bibliographie Elsa Triolet, Écrits intimes 1912-1939, édition établie, préfacée et annotée par Marie- Thérèse Eychart, Paris 1998. Louis Aragon / Jean Paulhan / Elsa Triolet, Le temps traversé. Correspondance 1920 - 1964, édition établie, présentée et annotée par Bernard Leuilliot, Paris 1994. Elsa Triolet, Les amants d’Avignon, Paris 2007 (édition originale : 1943). Elsa Triolet, Ce n’était qu’un passage de ligne, Paris 2002 (édition originale : 1945). Madeleine Braun, Elsa et les femmes, dans : Europe, 49° année, n° 506, juin 1971, 102- 106. Béatrice Didier, L’écriture-femme, Paris 1981. Antonio Erbetta (dir.), Il corpo spesso. Esperienze letterarie e vissuti formativi, Turin 2001. Europe, Revue Littéraire Mensuelle, 45° année, n° 454-455, février-mars 1967. Europe, Revue Littéraire Mensuelle, 49° année, n° 506, juin 1971 ; thème principal : Elsa Triolet. Marie-Thérèse Eychart, La femme ou l’épreuve de la différence, dans : Faites entrer l’infini, n° 30, décembre 2000, 51-55. Umberto Galimberti, Il corpo, Milan 1993. Umberto Galimberti, Paesaggi dell’anima, Milan 1996. Marianne Delranc-Gaudric (dir.), Elsa Triolet - Un écrivain dans le siècle, Actes du colloque international 15-17 novembre 1996, Paris 2000. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris 1945. Anna Nozzoli, Tabù e coscienza. La condizione femminile nella letteratura italiana del Novecento, Florence 1978. Christine Planté (dir.), Masculin/ Féminin dans la poésie et les poétiques du XIXe siècle, Lyon 2002. Martine Reid, Présentation, dans Elsa Triolet, Les amant d’Avignons, nouvelle édition établie par M. R., Paris 2007. Alain Romenstaing, Jean Giono. Le corps à l’œuvre, Paris 2009. Gonzague Saint Bris / Vladimir Fédorovski, Russische Musen : Gala Dalì, Olga Picasso, Lou Andreas-Salomé, Elsa Triolet, Anna Achmatowa, Dina Vierny..., Hambourg 1996. Amy Smiley, Représentation et Résistance. Les Amants d’Avignon et le « réel » de la femme, dans : Gaudric-Delranc (loc. cit.), 147-163. Françoise Thébaud (dir.), Histoire des femmes en Occident, Paris 1992. Carolle Gagnon Corps de la fête et corps de la guerre dans les Cahiers enterrés sous un pêcher d’Elsa Triolet Dans « Comment est fait Le manteau de Gogol », Boris Eichenbaum, critique formaliste russe des années effervescentes précédant la révolution bolchévique, discute du rôle organisateur que peut jouer le ton personnel d’un auteur dans la nouvelle. Quand le sujet ou l’enchaînement des événements ne jouent pas le rôle organisateur, explique-t-il, celui-ci peut être assuré par une présence accrue du narrateur, ce dernier occupant toute l’avant-scène. Ce ne sont plus les événements qui dominent car le centre de gravité du sujet est réduit au minimum (Eichenbaum 1965 : 215). L’analyse d’Eichenbaum éclaire d’une manière inattendue l’œuvre engagée et militante d’Elsa Triolet. Triolet connaissait la critique d’avantgarde russe et, à l’époque où elle écrit la nouvelle qui nous intéresse, Cahiers enterrés sous un pêcher, elle fréquente depuis longtemps les surréalistes et vit avec Louis Aragon. Le thème tout surréaliste du corps des femmes forme la trame de plusieurs de ses nouvelles. Bien que le sujet abordé, la guerre, ne soit pas « pauvre », comme Eichenbaum (1965 : 216) le remarque pour Le manteau de Gogol, il n’est pas ce qui permet de relier les scènes les unes aux autres. La résistance et la guerre ne sont pas le « sujet » des nouvelles de Triolet. La guerre semble plutôt se situer à distance, en toile de fond, ou bien elle est amenée par le biais de collages, c’est-à-dire par le biais de mentions ou d’épisodes historiques placés ici et là dans le texte, comme des éléments étrangers. 1 Pourtant, la résistance et la guerre sont omniprésentes dans les Cahiers enterrés sous un pêcher. Ce sont la présence et le ton de la narratrice qui opèrent ce prodige. Eichenbaum cite ces étonnantes paroles de Gogol : « Pour qu’une nouvelle ou tout conte en général soit réussi, il suffit que 1 Un exemple de collages dans les Cahiers enterrés sous un pêcher, la mention du restaurant Deux Magots (Triolet 1945 : 371), les noms des peintres Derain et Vlaminck (Triolet 1945 : 372), et, plus significatif, la mention du militant communiste Guy Môquet (1924-1941) : « Nous rentrons au village. C’est midi, il fait chaud, j’ai mal à la tête et je suis déprimée. C’est joli de dire : pas de politique ; est-ce de la politique que de leur expliquer qui est Guy Môquet ? » (Triolet 1945 : 399) Carolle Gagnon 306 l’auteur décrive une chambre ou une rue qui lui est familière. » (ibid.) Or, la guerre est une chose familière pour Triolet. Dans les Cahiers enterrés sous un pêcher, les scènes sont ordonnées par l’expérience de la narratrice. Elle décrit le mal de la France de l’Occupation en parallèle avec la Russie heureuse de son enfance. L’une est noire et ingrate, l’autre est blanche et généreuse. La narratrice décrit ces expériences avec ce quelque chose qu’elle connaît bien, son corps, ainsi qu’avec les corps des femmes qu’elle a connues et ceux des femmes qu’elle rencontre dans le temps présent de sa narration, ces corps de la guerre et ces corps de la fête. Les corps racontent la misère de la guerre et ils racontent son contrepoint, le luxe, le bonheur et le rêve. Ce sont les descriptions du corps des femmes qui relient donc des scènes qui, sans la voix et le ton d’avant-scène de la narratrice, n’auraient sans doute pas beaucoup à voir les unes avec les autres. La narratrice campe les héroïnes dans leurs sensations physiques. Comme Gérard Genette l’a montré dans ses ouvrages, les descriptions, comme procédé littéraire, jouent un rôle ancillaire, mais elles peuvent occuper une très grande, voire la plus grande place (Genette 1969 : 57-58). Par exemple, la description suivante : Les paysans qui m’avaient accueillie après mon évasion, après les quarante kilomètres à pied, ont eu à faire avec moi ! Ma robe de soie beige, dans laquelle j’avais été prise et que je n’ai jamais changée, mon linge, mon manteau étaient des loques grouillantes de vermine. Mes cheveux aussi, des cheveux terrifiants, énormes, pleins de poux […]. (Triolet 1945 : 332) Par contraste, le corps des temps de paix représente le luxe : « oublier la paillasse, la vermine, les coups, la faim irrémédiable, le froid… Mais il est entendu, c’est entendu avec moi-même, que de ceci je ne parlerai pas. » (ibid. : 292) À cause de l’excès de misère que représente le corps qui vit la guerre, le luxe devient un remède : « Je rêve de luxe ! Ce ne serait pas du luxe que le luxe, mais un traitement. » (ibid.) Le luxe, c’est aussi la possibilité d’écrire « pour rien » : « Je vais écrire pour rien, comme on rêve dans les nuits d’insomnie ou couchée dans un hamac, les yeux au ciel, en regardant filer les nuages. » (Triolet 1945 : 293) Les nuages introduisent l’ailleurs. Ils semblent ici répondre en écho aux vers de Charles Baudelaire : « Eh, qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… les merveilleux nuages! » (Baudelaire 1975 : 277) Les nuages sont représentés dans leur mouvement, ils filent, comme dans Le cheval blanc où Michel Vigaud s’absorbe dans la contemplation du mouvement des flammes pour apaiser son cœur. 2 2 Une rencontre de hasard, Hélène, demande à Michel Vigaud : « qu’est-ce que vous aimez ? Lire ? - Michel ne semblait pas avoir entendu, il regardait les flammes. » (Triolet 1943 : 88) Corps de la fête et corps de la guerre 307 En temps de misère, le corps de Louise Delfort - dont nous apprenons le nom plus tard - était savonné par ses hôtes. La narratrice raconte : Puis j’allais me coucher sur la paillasse, à l’étage. Une paillasse de luxe, la paille enfouie dans un grand sac de toile bien blanche, bien propre, avec des fentes boutonnées par lesquelles on pouvait passer les mains pour retourner la paille. Et des draps ! Il y avait dix-huit mois que je n’avais pas vu de draps. Et on se préoccupait si je n’avais pas froid… Froid ! Quand il y avait du feu, en bas, dans la cuisine, bien qu’on fût au mois de mars, et que le printemps ouvrît déjà un œil. Jamais je n’ai rien goûté de meilleur que le café au lait du matin, la grande tranche de pain avec du beurre, du miel… (Triolet 1945 : 332-333) Les descriptions du corps font plus que représenter la guerre ou la paix, elles les définissent. La propreté du corps est associée au blanc des draps. Le luxe, un lit aux draps fins, la besogne de la maison faite par des mains invisibles… Je ne mangerai que des choses que j’aime et qui ne me font pas mal, il fera chaud, la grande fenêtre donnera sur de l’espace, sur un beau paysage, la porte sera ouverte, tous les objets seront beaux, les gens seront affables… (ibid. : 292) Cette description poétique relève de l’esthétique surréaliste avec la juxtaposition de petits tableaux qui se suivent précipitamment, et l’accumulation d’objets-désirs qui se projettent dans le futur, agissant, dans le contexte de la description, comme des leitmotivs. On dirait une suite de petits « cadavres exquis ». 3 Les choses sont belles, elles sont faites par des « mains invisibles », et elles sont personnifiées, elles ne « font pas mal ». La narratrice recueille ses souvenirs : « Je suis une petite fille. Une table blanche avec des assiettes, des couverts, des verres qui brillent, surgit d’un néant noir précédant cette table. » (ibid. : 294) Le sens est créé à l’aide d’éléments contrastés, les verres qui brillent et le néant noir, et des quasi-collages, suivant un patron rythmique. Il y a parfois des associations incongrues, par exemple le « buffet de cauchemar » du pavillon jaune de l’enfance de la narratrice (ibid. : 303). Parlant de sa grand-mère, la narratrice se souvient des gros diamants qui brillaient à ses oreilles, et qui jetaient « des éclairs bleus qui se mari[ai]ent avec l’éclat de la table » (ibid. : 294). Le champ sémantique des phénomènes atmosphériques et aériens se marie avec celui de ces phénomènes plus obscurs, ces formations que la terre produit dans son travail mystérieux, offrant ses trésors pour embellir la fête, ces roches brillantes capables de réjouir le cœur des femmes et des enfants. Tapie dans sa cachette, la narratrice s’écrie : 3 Le cadavre exquis est produit par deux ou plusieurs personnes qui se passent successivement un papier, sur lequel chacune écrit un mot ou un groupe de mots (Duplessis 1991: 40). On obtient ainsi une suite de mots, de syntagmes, et de signes de ponctuation bousculant les règles de la vraisemblance et de la logique. Carolle Gagnon 308 […] voilà que j’ai envie de fêtes, de champagne, de tziganes ! Plus la vie se fait sévère, dépouillée, et plus j’ai envie de perdre mon temps, je ne pense qu’aux réjouissances, au luxe… Fermer les yeux, se boucher les oreilles… La fête pendant la peste, pendant que meurent les pestiférés, nos frères et nos sœurs, les magnifiques, les héroïques pestiférés ! Comment puis-je seulement penser à la fête ? (Triolet 1945 : 352) Elle refuse de raconter les horreurs de la guerre, en fait, elle s’en trouve bien incapable : Une histoire peut grandir sur le fumier de nos jours sans joie, sur les tickets, les informations, les cartes d’identité, elle grandit sur les larmes, le désespoir, la désolation, l’impatience. La révolte, la colère, l’indignation… elle n’arrive pas à fleurir dans la platitude du temps perdu. (Triolet 1945 : 354) Et elle s’écrie encore : « Mais Dieu, ce que j’ai envie d’un verre de champagne et de tziganes ! » 4 (ibid.) Ainsi, la narratrice résiste à raconter une histoire, ou des histoires. Mais le texte est composé comme un patchwork, et il intègre de cette manière quelques fragments d’histoire. L’unité vient de la présence de la narratrice. Toutefois, si nous voulions faire des Cahiers enterrés sous un pêcher un tout en prenant la narratrice comme centre, cela ne serait pas suffisant. Comme le notait déjà Aristote, « l’unité de l’histoire ne vient pas, comme certains le croient, de qu’elle a un héros unique. Car il se produit dans la vie d’un individu unique un nombre élevé, voire infini, d’événements dont certains ne forment en rien une unité » (Aristote 1980 : 63). Parmi les composantes du texte dramatique qu’Aristote identifie, ce n’est pas « l’histoire » qui domine, mais ce sont la « pensée » et « l’expression ». Celles-ci se manifestent par l’analyse et par les procédés de la langue de la narratrice. Comme l’explique Aristote, « relève de la pensée tout ce qui doit être produit par la parole ; on y distingue comme parties : démontrer, réfuter, produire des émotions violentes (comme la pitié, la frayeur, la colère et autres de ce genre), et aussi l’effet d’amplification et les effets de réduction » (ibid. : 101). Quant à l’expression, il s’agit de « figures », explique Aristote, par exemple « de l’ordre, de la prière, de la narration, de la menace, de la question, de la réponse » (ibid.). « La pensée » donne aux Cahiers enterrés sous un pêcher leur dimension philosophique alors que les procédés de « l’expression », utilisant les techniques de l’esthétique surréaliste, leur donnent leur dimension poétique. La narratrice compose des tableaux avec son présent et son passé, elle insère des fragments d’événements historiques réels 5 et elle fait ces choses à l’aide 4 André Kaspi (1997 : 142) fait remarquer que les Juifs ne sont pas les seuls à peupler les camps de la zone libre. On y trouve aussi des Tziganes. 5 Des fragments d’événements historiques sont insérés dans les trente dernières pages des Cahiers enterrés sous un pêcher. Ces sont les passages qui commencent par une phrase Corps de la fête et corps de la guerre 309 d’indices corporels et surtout, en décrivant avec ses sens : « quand j’écrirai ‹ À l’école, je portais un uniforme marron et un tablier noir… ›, je sentirai la laine de la robe sur ma peau, les mains de Nounou boutonnant le col montant, les bretelles croisées du tablier à la soubrette […]. Je verrai, je sentirai mille choses. » (Triolet 1945 : 294) Les Cahiers enterrés sous un pêcher sont modernes, ils relèvent de l’écriture automatique avec leur discontinu et leur apparente improvisation. La mémoire et le rêve travaillent conjointement. La mémoire, dans les mots de la narratrice, est un serpentin, ce petit rond qu’on lance et qui se déroule loin dans la salle, au-dessus des danseurs (ibid.). La composition des Cahiers enterrés sous un pêcher est aussi proche du journal. Elle rappelle Le Journal d’un fou de Gogol où même la mention des jours devient aberrante. Sylvie Thorel-Cailleteau (1998 : 35) remarque que le génie moderne de Gogol s’exprime « par sa sensibilité à ce qui défait l’harmonie, à ce qui singularise les objets ». C’est bien cette singularité des objets que l’on trouve dans les Cahiers enterrés sous un pêcher. Les Cahiers enterrés sous un pêcher héritent du surréalisme avec le thème du corps mais aussi avec celui de la femme-enfant. L’amour occupe le cœur du texte. La femme-enfant surréaliste est définie par André Breton dans Arcane 17. Comme l’explique Alexandrian (1977 : 242), Breton « isole une certaine qualité de l’esprit féminin, qui illumine son physique, même dans la maturité, et communique à son entourage un rayonnement fécond ». La narratrice est elle-même une femme-enfant avec son ton d’émerveillement. Elle sait trouver de la beauté au pays où elle se cache, et elle peut même le comparer avantageusement à sa Russie luxueuse et aux tropiques où vit sa sœur Odette : Et je commence à trouver de la beauté à ce manque d’éclat, à ce pays qui n’a rien pour lui, rien pour plaire, raisonnable et simple. J’aime la petite rivière et ses rives broussailleuses, la terre soignée qui doit tout à l’homme […] quand je pense au gâchis des tropiques, au désordre des fleurs, des fruits, à ce luxe, cette profusion, cette surabondance scandaleuse jetée par la terre à pleins bras au premier venu, qui n’a rien fait pour ça, ne l’a pas mérité ! (Triolet 1945 : 317) La narratrice se sent un peu scandaleuse, elle se trouve un peu déplacée : « je regarde ce pays et je suis presque honteuse des splendeurs dont est farcie ma tête, comme si j’étais venue dans ce village parée de velours et de satin, de plumes d’autruche, de chaussures à talons dorés… » (ibid. : 318) Les leitmotiv marquant la course d’une voiture sur les routes, par exemple, « nous roulons à travers le pays dans une voiture volée à la Gestapo, sans carte grise, sans papiers, avec, sous les pieds, une mitraillette parachutée… » (Triolet 1945 : 380-381). Plus loin : « Nous roulons dans la voiture volée à la Gestapo » (ibid. : 383). Encore plus loin : « La voiture noire, volée à la Gestapo, franchissait le brouillard » (ibid. : 387). Et ainsi de suite. Carolle Gagnon 310 corps de la fête avec leur faste et leurs parures ne trouvent pas de place dans la campagne toute simple où la survie impose ses règles. Le corps de la narratrice est un corps charnel. Comme corps de la fête, il est mis en rapport avec la Russie, mais comme corps de la guerre, il a perdu cette appartenance. Le corps de la guerre est ramené à ses besoins rudimentaires, la soupe et le pain, la chaleur du feu en hiver, le toit pour protéger de la pluie : Ce petit village au cœur de la France m’héberge, compatissant, et je lui suis reconnaissante, comme à l’épicière qui me donne le beurre sans inscription, comme au mari de la voisine, qui vient me scier mon bois, comme au plombier qui m’a réparé le toit quand il a plu dans mon lit… Discrets et serviables, ils n’apparaissent que pour me rendre service et faut-il que ma fatigue soit grande pour que les bonnes paroles de gratitude et de politesse que je dois prononcer me coûtent si cher. J’ai laissé pleuvoir dans la chambre pendant deux jours, me contentant de tirer le lit au milieu de la pièce, pour ne pas avoir à appeler quelqu’un, ne pas avoir à faire la conversation. (Triolet 1945 : 316) Ce corps est réduit à un corps physique parce qu’il n’a pas même de nom, la narratrice a dû changer ses papiers et elle l’a oublié. 6 Elle ne peut parler que des besoins de son corps sans lui donner une véritable identité. Elle ne peut parler, à l’ouverture du texte, que de « terre imbibée de sang » et de « corps déchiquetés » (ibid. : 291). Il y a aussi la présence de la folle dans ce petit village du sud de la France où la narratrice se cache. L’identité de cette folle se résume à un corps qui crie. À travers elle, l’espace crie comme au temps de l’enfance de la narratrice, lorsque ses parents et sa sœur s’absentaient : Un cri de locomotive venant d’une des gares immenses de la ville, mais pour moi c’était l’espace qui criait. Ce cri préfigurait la sirène, mais la sirène s’adresse à tous, ses gémissements atroces sont les plaintes d’une bête déjà blessée et qui prévient que le malheur est sur nous, sur nous tous… Le cri isolé de mon enfance n’atteignait que moi seule, l’espace criait pour moi seule, pour me prévenir que le monde était immense et que j’y étais seule. (Triolet 1945 : 300) La narratrice est consciente de son étrangeté d’errante. Elle sait que les gens du village où elle se cache la trouvent bizarre, mais pas tellement, pense-telle, car « il y a beaucoup de fous dans le village », par exemple, 6 Kaspi (1997 : 165) écrit : « Rien ne vaut, en fin de compte, les vrais faux papiers. Ce qu’on appelle à l’époque une ‹ biffe › et, lorsque tous les papiers d’une même personne sont faux, une ‹ synthé ›. De préférence, il convient de choisir son lieu de naissance dans une commune dont la mairie a été détruite, par exemple Fournies ou Lesquin, ce qui a entraîné la disparition de tous les registres de l’état civil et rend impossible le moindre contrôle. Ou bien il faut prendre l’identité d’un prisonnier de guerre, d’un exilé ou d’un mort. » Corps de la fête et corps de la guerre 311 la femme assise sur les marches de sa maison, une femme petite et douce, le teint basané, les cheveux grisonnants, qui se regarde dans une glace de quatre sous et parle sans arrêt, vite et bas; la femme qui voit sa maison toujours pleine de monde […] quand sa maison est vide et que personne n’y a mis les pieds depuis des jours et des jours (Triolet 1945 : 346). La narratrice donne à ces descriptions les détails qui en font les « morceaux » d’un monde plus vaste et réel. Elle accorde à certaines femmes plus d’attention qu’à d’autres, bien sûr, la folle de son impasse, Marthe, sur laquelle elle pourrait, mais elle ne veut pas, raconter une histoire : « Oui, les femmes de ce pays raisonnable sont des femmes passionnées, et si j’étais quelqu’un qui écrit des histoires, j’aurais eu, ici, de quoi faire. Nulle part, je n’ai vu attendre les hommes prisonniers avec la passion, l’intensité qu’elles y mettent ici. » (ibid. : 346-347) Lorsque l’on ne peut raconter parce que cela ferait trop mal, il reste le rêve grâce auquel quelque chose des jours heureux peut revenir. La narratrice a du mal à faire la différence entre le rêve et la réalité. La seule manière de vivre ces expériences de beauté hautement désirées est de les créer. Je m’arrête d’écrire pour mieux rêver, rêver plus pleinement, je souris bêtement, plongée dans cette enfance heureuse. Je sors dans la rue du village les yeux pleins d’images trop lointaines, j’ai peine à me croire dans un petit village de France, avec la guerre, l’Occupation, le déchirement, et les soucis quotidiens, énervants comme une démangeaison. Les mensonges à faire… ne pas oublier mon nom (Triolet 1945 : 315). Le rêve ouvre une porte sur ses désirs. Le corps de la fête est tout aussi poétique que charnel. Il entretient un lien mystique avec la Russie. Les corps de la fête sont ceux du passé de la narratrice et ceux des autres femmes qui lui sont proches, par exemple sa sœur Odette, et une femme des rencontres de hasard, Élisabeth. Élisabeth représente la libération du quotidien et l’accès à un domaine plus vaste d’expérience. Avec elle, le monde de la réalité et du rêve est dépassé dans une réalité absolue. Ce qui paraît être l’effet du hasard dans la vie mouvementée d’Élisabeth révèle un être profond en quête de d’expériences nouvelles et de découvertes. Le thème de la découverte est aussi mis en fiction dans Le cheval blanc avec le personnage fabuleux de Michel Vigaud, qui, à travers ses aventures, allant de désirs en désirs, « aurait été bien embarrassé s’il lui avait fallu expliquer pourquoi il était plutôt là qu’ailleurs… » (Triolet 1943 : 285). Vigaud a aussi « son » Élizabeth, un être de rêve et de caprices, qui ne cesse de lui montrer la véritable dimension de la vie, celle qui est gratuite et vécue pour elle-même, et que lui-même, Vigaud, représente. Comme l’écrit le formaliste russe Boris Tomachevski (1965 : 271) en parlant des œuvres purement « descriptives » et « sans sujet » de la tradition littéraire russe, les Carolle Gagnon 312 événements sont disposés dans une succession qui ne tient compte d’aucune causalité interne. La narratrice des Cahiers enterrés sous un pêcher écrit le corps, ou plutôt c’est le corps qui écrit et qui parle de ses passions. De là se déploie magiquement toute la Russie du temps de la jeunesse de la narratrice, et, avec elle, le souvenir de Vladimir. Cela se passait à Moscou, la ville symbole de la Russie moderne, lors du treizième anniversaire de la narratrice. Dans L’Eau et les Rêves, Gaston Bachelard (1942 : 15) qualifie le pays natal de « matière » : « il est une terre, un vent, une eau, une lumière. C’est dans le pays natal que le rêve prend sa couleur. » Genette, parlant de la critique richardienne, en définit le principe, et celui-ci consiste à chercher le sens et la cohérence d’une œuvre au niveau des sensations, des rêveries substantielles, des préférences avouées ou inavouées pour certains éléments, certaines matières, certains états du monde extérieur, au niveau de cette région de la conscience, profonde mais ouverte aux choses, que Bachelard a nommée l’imagination matérielle. (Genette 1966 : 91) Le souvenir du mouvement du traîneau, conjugué à la sensibilité sensuelle de la narratrice, crée un magnifique rêve poétique. La Russie blanche et glacée, la ballade rythmée en traîneau, la présence du beau Vladimir, l’amoureux d’Odette de qui elle est amoureuse, le spectacle de ballet sont autant de cadeaux de fête. Le souvenir le plus vif se vit en termes d’immédiateté passionnée : Le traîneau sortit doucement de la cour, puis Piotr lança son cheval. Dès le premier tournant, le traîneau dérapa et Vladimir me serra très fort contre lui. C’est alors qu’il se passa quelque chose d’étrange, de bouleversant… Je me crus malade, j’eu très peur. Pourtant, j’avais compris que cela me venait de Vladimir et j’attendais le tournant suivant… Vladimir me serrait contre lui… Il parlait doucement à Odette, les lèvres près de son oreille. (Triolet 1945 : 322) Les portraits d’Odette érotisent ces souvenirs et ces rêves d’enfance. La narratrice met l’accent sur sa beauté physique, comme dans ses souvenirs poétiques de la belle Élisabeth avec laquelle elle a vécu à Paris. C’est en devenant femme qu’Odette était devenue belle : Elle était restée rousse, mais d’un roux foncé, ses yeux ronds étaient noisette, elle avait une grande bouche avec des dents parfaites, et un teint éblouissant, comme éclairé de l’intérieur. Elle avait un buste léger, des hanches rondes, des jambes longues et de très petites mains, de très petits pieds. Elle n’avait rien à cacher, elle aurait pu se promener toue nue, chaque petit coin de son corps était adorable. (Triolet 1945 : 313) C’est Odette qui a appris à la narratrice à admirer avec reconnaissance, c’est elle qui lui a donné la joie de vivre son enfance avec devant les yeux la beauté vivante (ibid.). Corps de la fête et corps de la guerre 313 Car les temps des fêtes sont aussi ceux de la magie de Paris en compagnie d’Élisabeth. La beauté festive de Paris et celle d’Élisabeth sont physiques, certes, mais il y a plus encore : « [J]’ai peut-être partagé la vie du dieu Amour lui-même ! », s’écrie la narratrice, « je retrouvais à côté d’elle la joie de mon enfance » (Triolet 1945 : 337). Le mouvement des saisons devenait perceptible parce qu'Élisabeth les reflétait dans son corps : « Élisabeth était comme un paysage qu’on aime sous tous les éclairages, par toutes les saisons. Elle avait les plus belles jambes, les plus beaux bras, elle avait de bouleversants yeux gris bleu, les plus beaux yeux que j’aie jamais vus, mais il s’agissait bien de ça… » (ibid.). Il y avait en Élisabeth un corps bien présent, un corps tout en beauté, mais cette beauté physique avait le pouvoir de refléter un monde imaginaire, le monde rêvé du désir. Les portraits de femmes trouvés dans la tradition littéraire sont souvent donnés de l’extérieur. Le narrateur est extra-diégétique, par exemple, dans cette description de femme d’Aragon dans Le paysan de Paris : Cette dame tourne vers moi une tête qui n’est pas sans majesté. Les traits un peu grands, le nez bourbonien, la peau qui ne doit plus déjà avoir cette élasticité au pincement propre à la jeunesse, l’empâtement du cou qui n’empêche pas la maigreur du visage, des cils blonds rares et l’œil un peu rouge conférant quelque caractère nocturne à l’ensemble, point de fard, et juste assez de poudre de riz pour faire penser à une dame de compagnie ou à une gouvernante, les cheveux… les cheveux mériteraient un paragraphe, avec leur façon de ne pas se plier à la mode, d’être teints discrètement, de ne pas s’échafauder trop haut comme chez les caissières, de ne pas s’aplatir trop bas comme chez les nurses, la marchande pose doucement son ouvrage et s’avance vers moi. (Aragon 1926 : 107) Une description aussi longue, dans une seule phrase, rappelle les portraits de femmes de Proust, par exemple, celui de cette autre Odette, celle de Proust dans Du côté de chez Swann : [L]e visage d’Odette paraissait plus maigre et plus proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane était recouverte par la masse de cheveux qu’on portait alors prolongés en « devants », soulevés en « crêpés », répandus en mèches folles le long des oreilles; et quant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile d’en apercevoir la continuité (à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des double jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres […]. (Proust 1988 : 194) Comme chez Gogol, les personnages de Triolet sont la représentation des sentiments et des attitudes de la narratrice. Celle-ci domine ses personnages, elle se pose elle-même en héroïne, dominant ses descriptions de sa personnalité exaltée. Carolle Gagnon 314 Beaucoup d’attention semble être accordée à la mise et aux cheveux dans les portraits de femmes d’Aragon et de Proust. Les cheveux donnent le premier indice sur la situation de la femme portraiturée. Chez Triolet, le corps de la fête est paré, les cheveux astiqués, dénotant l’identité de la narratrice des temps de paix, par exemple lorsqu’elle passe en revue ce qu’elle appelle les menus faits de son treizième anniversaire : « J’avais une robe rose et mes premiers bas de soie. Toute la nuit précédente j’avais gardé des bigoudis et mes boucles noires étaient bien lisses, bien brillantes. Je ne ressemblais guère aux petites filles russes, avec leurs grandes nattes blondes, j’avais Paris dans le sang […]. » (Triolet 1945 : 321) Cette phrase - « j’avais Paris dans le sang » - anticipe les descriptions du temps de la guerre. La description de la narratrice ne peint le luxe de la Russie du temps de son enfance que pour y contraster la misère de son temps de guerre. Avant la guerre, elle a eu pour amie le dieu Amour lui-même, Élisabeth, avec « ses cheveux faits de clarté, bouclés, bien tirés sur la tête ronde et attachés dans la nuque par un petit ruban noir » (ibid. : 337). La réalité physique de la narratrice est décrite par synecdoque dans les termes de sa coiffure : Un beau jour, je m’étais fait platiner les cheveux… J’avais vingt-trois ans, des yeux battus comme si j’avais fait l’amour jour et nuit, et une peau de bébé; ces cheveux presque blancs avaient donné un résultat saisissant, j’étais ravie. Mais je n’avais pas pensé, qu’une fois décolorée, il faudrait, ou continuer, ou alors se teindre en noir, en attendant que les cheveux repoussent. (Triolet 1945 : 344) Or, qu’arrive-t-il en temps de guerre ? Les cheveux longs doivent être coupés lors du retour de prison, ces cheveux « pleins de poux, avec des bouts encore jaunes, puisque je suis entrée en prison avec les cheveux oxygénés, et le reste noir de jais… […] j’ai coupé mes cheveux qui descendaient plus bas que la taille : jamais on ne serait arrivé à dépouiller cette masse grouillante! » (ibid. : 332). Quand la narratrice s’enfuit un peu plus tard chez des amis de ses parents, ceux-ci la camouflent en femme élégante : « on m’a fait une belle coiffure avec des boucles bien noires, et […] j’ai eu de jolis ongles tout roses aux mains et aux pieds […]. Bientôt ma peau devint lisse, mes cheveux brillants, j’étais comme un cheval dont la robe se lustre quand il mange bien, qu’il est bien brossé, bien soigné… » (ibid. : 334) Pourquoi cette obsession pour les cheveux ? Si on examine la littérature de l’atrocité, les cheveux, qu’ils soient « grouillants » ou rasés, signalent le corps stigmatisé. Les cheveux sont la première chose que les prisonniers perdent, après leurs souliers. « La mort commence par les souliers », écrit Primo Levi dans Si c’est un homme (1987 : 35). S’ils permettent de s’enfuir, s’ils sont « le cadeau le plus précieux » que Louise Delfort ait jamais reçu (Triolet 1945 : 332), les souliers ne font pourtant pas partie du corps humain. Une autre étape doit être franchie. Levi écrit : Corps de la fête et corps de la guerre 315 Nous voici maintenant au deuxième acte. Quatre hommes armés de rasoirs, de blaireaux et de tondeuses font irruption dans la pièce ; ils ont des pantalons et des vestes rayés, et un numéro cousu sur la poitrine […]. Nous les assaillons de questions, mais eux nous empoignent et en un tournemain nous voilà rasés et tondus. Quelle drôle de tête on a sans cheveux ! (Levi 1987 : 22-23) Ce que c’est que d’être un être humain passe par le corps. Levi continue plus loin : « nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme […]. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux » (Levi 1987 : 26). Et, comme cela est arrivé à Louise Delfort, « ils nous enlèveront jusqu’à notre nom » (Levi 1987 : 26). Les cheveux constituent le signe le plus fort de la présence du corps, de son individualité et de sa sexualité. La narratrice parle, dans le même passage, de ses ongles roses : ils signalent la sortie de sa cachette et l’affirmation de sa sexualité qui s’ensuit. Les ongles sont de la même nature que les cheveux. Ils peuvent être polis et soignés, on peut les couper et les vernir selon la mode du moment, mais on peut les arracher quand on veut faire parler les résistants. Ils sont le corps et ils ne le sont pas. Ils ne sont peut-être pas tout-à-fait vivants, mais cela fait mal quand on les arrache du corps. Les cheveux signalent aussi l’inégalité et la différence. Ils sont des marqueurs des classes sociales et raciales. Ils différencient les femmes entre elles, en les constituant en classes de beauté définies par la culture dominante. On se rappelle l’Armance de Stendhal quand il croit comprendre que la coquetterie de la coiffure n’est pas une faute chez certaines femmes mais qu’elle est simplement un trait de noblesse (Stendhal 1975 : 105). La narratrice des Cahiers enterrés sous un pêcher parle des concours de beauté des fêtes enfantines. C’est avec le corps que commencent les différences et la discrimination entre les filles. Lorsque Odette est petite, on l’élimine des concours de beauté parce qu’elle est rouquine et qu’avoir les cheveux roux dans la Russie de l’époque était considéré comme étant laid. La narratrice avait été élue demoiselle d’honneur. Ce qu’elle avait aimé surtout, c’était la promenade en voiture fleurie traînée par un âne (Triolet 1945 : 312). Plus tard, Odette était la plus belle, et la vie de la narratrice aurait été un martyr si elle ne s’était pas défendu d’avoir pour Odette la moindre jalousie. Elle apprit à admirer avec reconnaissance (ibid. : 313). Comme les cheveux sont les signes de la corporalité et de la sexualité, et de là, de l’identité, leur état au naturel peut être perçu comme antisocial. La petite Denise d’Au bonheur des dames d’Émile Zola doit subir les railleries des vendeuses des grands magasins à cause de ses beaux cheveux sauvages. Atteinte à ses plus intimes pudeurs et révoltée contre l’injustice, elle essaie, sous les railleries, d’étrangler les sanglots qui lui montent à la gorge (Zola Carolle Gagnon 316 1980 : 153). Malgré une heure passée devant le miroir avec son peigne, elle n’arrive pas à réduire la masse des « diablesses de mèches » (ibid. : 158). Quand la narratrice des Cahiers enterrés sous un pêcher, tout juste évadée de prison, raconte son arrivée avec ses « cheveux terrifiants » (Triolet 1945 : 332) chez les paysannes compatissantes qui la recueillent, elle remarque : « Je devais avoir un aspect assez tragique. Marie, tout en s’occupant de me chauffer de l’eau, marmonnait des prières, et les larmes n’arrêtaient pas de couler de ses yeux délavés. » (ibid. : 333) Les cheveux sont au corps ce que celui-ci est à la terre. Leur proximité est celle de la convenientia. Parce qu’ils se voisinent, leurs propriétés sont semblables. Mais entre les cheveux et la terre, les cheveux et la végétation, les cheveux et l’eau, il y a cette similitude appelée aemulatio. Michel Foucault discute de l’aemulatio dans Les mots et les choses. Il s’agit d’une ressemblance sans contact, à distance : Il y a dans l’émulation quelque chose du reflet et du miroir : par elle les choses dispersées à travers le monde se donnent réponse. De loin le visage est l’émule du ciel, et tout comme l’intellect de l’homme reflète, imparfaitement, la sagesse de Dieu, de même les deux yeux, avec leur clarté bornée, réfléchissent la grande illumination que répandent, dans le ciel, le soleil et la lune; la bouche est Vénus, puisque par elle passent les baisers et les paroles d’amour […]. (Foucault 1966 : 34) La correspondance des cheveux avec les éléments naturels crée un réseau de métaphores relié à la féminité. La signification symbolique et poétique des cheveux est reliée à celle de l’eau et elle est attestée par l’histoire des symboles. Les cheveux épars autour de la tête rappellent la Gorgone, cette éminente figure de la guerre, ou elle rappelle le typhon des mythologies gréco-latines. Bachelard écrit que L’être voué à l’eau est un être de vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule. La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours elle finit toujours en sa mort horizontale. Dans d’innombrables exemples, nous verrons que pour l’imagination matérialisante la mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie. (Bachelard 1942 : 13) Bachelard note qu’il est impossible de rationaliser l’expérience poétique de l’eau. « Les images de l’eau, nous les vivons encore, nous les vivons synthétiquement dans leur complexité première en leur donnant souvent notre adhésion irraisonnée. » (ibid. : 14) La fascination obsessionnelle de la narratrice des Cahiers enterrés sous un pêcher pour la neige et sa pureté tisse une trame où le corps entre en rapport avec la mort. Les changements de poids du corps, tantôt léger, tantôt lourd, et des cheveux, noirs ou platinés, ou noirs et platinés, marquent le passage Corps de la fête et corps de la guerre 317 du temps et indiquent le déroulement des événements heureux et malheureux. Les corps de la fête sont associés à la Russie de l’enfance et à la jeunesse de l’avant-guerre dans Paris libre avec Élisabeth. Les temps de fête ont d’abord été ceux de la pureté lisse de l’hiver russe. La narratrice décrit les mouvements tantôt doux, tantôt brusques et passionnés, de ses promenades, comme si sa vie d’alors s’accordait aux balancements du traîneau : Nous glissions sur la neige idéale de notre rue. Le froid. L’odeur d’une fumée invisible. L’air éclatant. Le ciel blanc, sans transparence, une vitre dépolie sur laquelle on aurait gratté avec un diamant, comme sur une glace de restaurant, le mince dessin d’arbres nus et de fils télégraphiques. Chaque brindille, chaque fil, enrobé de douces aiguilles blanches, était transformé en une épaisse chenille de velours blanc […]. (Triolet 1945: 306) Bachelard relie le glissement au thème du berceau. « La forêt n’est qu’un berceau […] c’est le même mouvement, le mouvement primitif du berceau, qui donne le bonheur à la branche, à l’oiseau, à l’homme songeur » (Bachelard 1943 : 275). La narratrice mentionne aussi « le long poil d’hiver des chevaux [qui] pendait sous leurs ventres en petites stalactites de glace » (Triolet 1945 : 306). Et, de manière plus belle encore, elle décrit la féerie du pont de la Moscova : Et comme à Paris on ne peut jamais traverser la Seine sans émotion, que cela ne peut jamais devenir chose quotidienne, indifférente, qu’à chaque fois on est frappé au cœur par ces magnifiques et légères grisailles, par la somptueuse délicatesse de la pierre, de l’eau, du ciel, ainsi traverser la Moscova est toujours un conte de fées. Au-dessus de la rivière, ce sont les murs blancs du Kremlin et, derrière ces murs, des coupoles qui se serrent, joue contre joue, avec la flamme de leurs croix qui s’élance dans le ciel blanc […]. (ibid.) La narratrice décrit la neige luxueuse et muette qui recouvre tout d’une housse blanche, et Moscou qui vous prend dans ses bras de duvet blanc (ibid. : 298). Ce temps de neige extraordinaire de l’enfance est le temps où la mort est expérimentée pour la première fois : [N]ous regardions passer un cercueil porté par quatre hommes et, dans le cercueil de glace, il y avait une femme immobile : sa robe était blanche et des étoiles de neige tombaient sur les joues, sur les mains croisées, sur la poitrine, sur la robe blanche. Je la regardais en extase, je n’avais jamais rien vu d’aussi beau ! (Triolet 1945 : 299) Le corps, la neige et la mort sont intimement associés. Les jardins de glace de l’hiver créent un espace féerique, intimement habitable pour le corps et le cœur malades de Louise Delfort dans sa captivité, et pour la résistante, un mausolée fait des rêves de l’héroïne qui ne sait pas, au moment où elle raconte, qu’elle sera déportée et exécutée, un mausolée semblable et peutêtre plus beau que celui, en marbre blanc, de Taj Mahal. De cette héroïne Carolle Gagnon 318 morte sans sépulture, mieux que la terre au pied du pêcher où elle enterra ses cahiers, la neige pure décrite dans les Cahiers enterrés sous un pêcher conserve précieusement le souvenir, splendide et pur, pour les lecteurs et les lectrices passionnés du futur. Bibliographie Elsa Triolet, Le cheval blanc, Paris 1972 (édition originale 1943). Elsa Triolet, Le premier accroc coûte deux cents francs, Paris 1965 (édition originale 1945). Sarane Alexandrian, Les libérateurs de l’amour, Paris 1977. Louis Aragon, Le paysan de Paris, Paris 1926. Aristote, La poétique, traduction R. Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris 1980. Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Paris 1975. Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, Paris 1942. Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, Paris 1943. Yvonne Duplessis, Le surréalisme, Paris 1991. Boris Eichenbaum, Comment est fait Le manteau de Gogol, in : Tzetan Todorov (éd.), Théorie de la littérature : Textes des formalistes russes, Paris 1965. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris 1966. Gérard Genette, Figures I, Paris 1966. Gérard Genette, Figures II, Paris 1969. André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris 1997. Primo Levi, Si c’est un homme, Paris 1987. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris 1988. Stendhal, Armance, Paris 1975. Sylvie Thorel-Cailleteau, Préface, dans : Gogol, Nouvelles de Pétersbourg, Paris 1998. Boris Tomachevsky, Thématique, in : Todorov (éd.), Théorie de la littérature (loc. cit.). Émile Zola, Au Bonheur des Dames, Paris 1980. Andrea Duranti Elsa Triolet : une vie étrangère Elsa Triolet, une belle étrangère, venue de Moscou, en passant par Tahiti, séduit Louis [Aragon] en 1928. Pour elle, Paris est une terre étrangère que l’on a fait sienne, mais qui peut toujours se dérober sous le pas et où il est nécessaire de consolider sans relâche sa position. Paris, terre d’exil, où l’on s’étonne avec émerveillement d’être encore ou d’y être revenu. (Bernard 1991 : 180) La sensibilité littéraire d’Ella Iurevna Kagan, mieux connue sous le nom de famille de son premier époux, officier de l’armée française André Triolet, et avec une version occidentalisée de son prénom, « Elsa », fut profondément influencée par sa condition d’étrangère, un « statut » souvent lié à un état d’exclusion sociale, qui, dans son cas, fut renforcée par une multiplicité d’identités « marginales » (communiste, juive, intellectuel et, last but not least, femme), réputées « étranges » par la société bourgeoise française de cette époque. L’objectif de cet essai est d’analyser, à partir d’une perspective biobibliographique, l’influence de la condition d’étrangère d’Elsa Triolet sur l’élaboration de l’idée de l’extranéité sociale et philosophique dans ses œuvres narratives, en particulier dans son célèbre ouvrage Le rendez-vous des étrangers. Dans la préface de cette œuvre, intitulée Préface au mal du pays, elle écrit : Un étranger, une étrangère, c’est toujours, au moins, étrange. J’ai même songé, jadis à écrire quelque chose qui s’appellerait : Étrange étrangère. Être étrange par la force des choses, insondable, secrète, avec un passé plein de visions, de connaissances étrangères. (Triolet 1967 : 14) Ces connaissances, provenant d’une variété de milieux identitaires, ont été transposées par Triolet dans la langue de sa nouvelle patrie, tout en gardant la forma mentis et le bagage culturel de sa jeunesse : « J’écris en français, mais je suis Russe ; je suis une Russe qui écrit en français. » (Triolet 1967 : 15) Née en 1896 dans une famille de l’intelligentsia juive moscovite, elle participa dès son plus jeune âge à l’avant-garde de la vie culturelle de la capitale russe grâce à sa relation avec le poète futuriste Vladimir Maïakovski, avec qui elle s’impliqua sentimentalement, et qu’elle présenta plus tard à sa sœur Lilya (plus célèbre sous le nom de Lili Brik), qui fut sa dernière amante et muse (Bellemare-Page 2008 : 69). Selon les mémoires de Lili, malgré la haute position socio-économique de la famille Kagan (leur père était l’un des rares avocats juifs de Moscou), ils souffrirent de Andrea Duranti 320 discrimination en raison de leur origine juive (Delranc-Gaudric 2000 : 55), expérience qui inspira probablement Elsa pour dépeindre les personnages d’exclus peuplant ses romans dans les années suivantes. En 1918, elle épousa André Triolet, un officier de marine en poste à Moscou, et la même année, avec son nouveau nom et un passeport français, elle quitta la Russie pour rejoindre son mari à Paris et fuir par la même occasion le chaos de la Révolution. A partir de ce moment, s’amorça pour elle une période de migrations réitérées. Tout d’abord, elle et André s’installèrent à Tahiti, l’île la plus peuplée de la Polynésie française, mais leur mariage ne dura pas et en 1920, ils se séparèrent (Morray 1997 : 49). Restée seule à Tahiti, elle tenta de retourner dans son pays, mais le visa nécessaire pour traverser les frontières russes lui fut refusé. Rejetée de son pays natal, elle emménagea alors à Londres, puis à Berlin - où elle vécut des moments intenses au sein de la grande communauté des expatriés soviétiques et écrivit en russe son premier roman À Tahiti (publié à Moscou en 1925) - et, enfin, à Paris, ville où elle s’installa en 1924 et qui devint son domicile définitif. Elle y rencontra Louis Aragon en 1928 et l’épousa en 1939 (Makward 1996 : 589), point de départ d’une union intellectuelle, semblable à celle d’un autre « couple mythique » : Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Cette union sera décisive pour le développement de leur propre pensée et production littéraire, ce dont témoigne en particulier l’explicite intertextualité des Œuvres Romanesques Croisées. L’influence d’Elsa sur Louis sera également politique : comme l’a fait remarquer Diana Holmes, elle fut l’une des principales raisons de son éloignement du mouvement surréaliste et de son rapprochement avec le parti communiste : He broke with Surrealism and joined the Communist Party, accompanying Triolet on a trip to Moscow in 1930 during which he denounced Surrealism as the art form of a petit-bourgeois elite responding blindly to the contradictions of capitalism. Aragon would remain in the Party for the rest of his life; Triolet never became a member, but actively supported the Communist cause until her death in 1970. (Holmes 1996 : 169) En tant que, respectivement, membre et sympathisante du parti communiste, ils s’engagèrent activement au sein de la Résistance et passèrent dans la clandestinité en 1942. Ils participèrent, comme de nombreux écrivains français de gauche de l’époque, au Comité National des Écrivains, et contribuèrent à la rédaction de son journal clandestin, Les Lettres Françaises ainsi qu’à la production d’œuvres de fiction et de poésie patriotique qui devinrent des emblèmes du mouvement de Résistance, comme le célèbre poème d’Aragon Les yeux d’Elsa (1942) ou Les amants d’Avignon de Triolet, publié en 1943 par l’éditeur clandestin Éditions de Minuit, puis republié, après la Libération, avec l’ajout de trois nouvelles, Elsa Triolet : une vie étrangère 321 sous le titre Le premier accroc coûte deux cents francs, récompensé par le Prix Goncourt en 1944 (Holmes 1996 : 169-170). Comme nous allons le voir plus clairement dans les paragraphes suivants, l’expérience de la Résistance marqua un net « turning point » dans la production littéraire d’Elsa Triolet, qui vécut son engagement politique dans la destinée de la France comme une sorte de catharsis du sentiment d’exclusion sociale qu’elle ressentait depuis son enfance en Russie et qui avait été jusque-là à l’origine d’un sentiment d’extranéité (et qui alla en augmentant au fur et à mesure des expériences « d’être une étrangère » dans les autres nombreux pays où elle avait vécu). Cela la conduit à la création d’une vaste série de « personnages en quête d’auteur », fortement marqués par un sentiment d’exclusion sociale : étrangers, exilés, clochards, femmes célibataires, femmes échappées d’un mauvais mariage et ainsi de suite. Tous ces personnages, pour la plupart issues de la période pré-résistance, font office de miroirs littéraires du sentiment d’exclusion vécu par Triolet. Ils furent ensuite remplacés par des personnages partisans de la Résistance, qui, malgré leur origine paria, avaient effectué une catharsis par le biais de leur implication et sacrifice personnel, pour devenir des acteurs agissants de la société. Sémantiquement, l’extranéité sociale a un double sens dans les œuvres d’Elsa Triolet : si, d’une part, il peut offrir un regard critique - de l’extérieur, de la marge - sur la société, de l’autre, elle est tout de même une condition négative qui provoque des souffrances à ses porteurs. Comme l’écrit Diana Holmes, while the position of the outsider can provide a vantage point for observation, and an avoidance of what one hero terms the « ready-cooked » nature of a life determined by nation and family, it also generates a powerful desire to belong. […] Triolet’s own situation was in several ways that of an outsider and an exile. She was an expatriate Russian in France who, despite her strong Communist sympathies, no longer felt that she had a home in a Russia radically altered since her departure in 1917. She was Jewish, in a country with a long tradition of anti- Semitism [France], then under a regime that persecuted and massacred Jews. She was a Communist, in a society where the majority viewed Communists with deep suspicion. But, as earlier critics have also recognized, the sense of exile in Triolet’s work is also gendered. (Holmes 1996 : 172) Cette situation est strictement liée au sens de passivité et d’exclusion sociale prêté aux femmes dans la France de la première moitié du XXème siècle. Tout comme de nombreux autres écrivains francophones après elle dont la langue maternelle n’est pas le français et le pays de naissance n’est pas la France, Triolet a fait de ses sentiments la base de son propre art, sentiments qui, en plus d’être « gendered », comme nous allons le voir ultérieurement, sont liés également à la question de la langue. Andrea Duranti 322 Elsa Triolet a la particularité d’avoir été d’abord un écrivain russe avant de devenir écrivain français. […] L’évolution du russe au français a été pour Elsa Triolet à la fois naturelle et douloureuse. Naturelle, parce qu’ayant quitté la Russie en juillet 1918, elle s’est progressivement écartée de son milieu, de sa langue et a décidé de rester en France […] douloureuse, parce que cette évolution s’est faite aussi de façon contraignante. (Delranc-Gaudric 2000 : 53) En tant que membre de la bourgeoisie russe, Triolet fut dès son enfance familière avec la langue et la culture française, qu’elle apprit avec une nourrice de langue maternelle dès l’âge de six ans (Delranc-Gaudric 2000 : 55) - expérience qu’elle partage avec la plupart des écrivains francophones du Maghreb contemporain comme Assia Djebar, Leila Marouane ou Malika Mokeddem, qui apprirent la langue et la littérature française dans les écoles coloniales. Tout comme elles, elle eut un rapport problématique avec le fait d’écrire dans cette langue, même si, à la différence de ces dernières, sa relation avec la langue française n’était pas influencée par le concept orientaliste saidienne de domination d’une civilisation sur une autre. Son premier roman, À Tahiti (1925), fut écrit en russe au cours de son séjour à Berlin et publié à Leningrad, après suggestion et supervision de l’écrivain russe Maxime Gorki, admirateur de son talent (Delranc-Gaudric 2000 : 58). Ce premier travail marqua le point de départ d’un processus en trois étapes qui détermina le rapprochement de Triolet avec la France, et parallèlement son passage du russe vers le français. La République de Weimar, en raison de sa constitution libérale, quoique faible, représentait un refuge pour les exilés politiques, en provenance tant de pays qui s’effondrèrent suite au traité de Versailles que de régimes autoritaires tels que la Perse qadjar ou la Russie révolutionnaire. Malgré la terrible crise économique vécue par l’Allemagne dans l’après-guerre, Berlin était un refuge privilégié par beaucoup de Russes, de sorte qu’en 1923 la capitale de l’Allemagne comptait une population russe d’environ 300.000 personnes. Une partie souhaitait s’y installer de façon permanente, tandis que le reste considérait Berlin « comme un lieu de passage sur leur route vers Prague ou Paris » (Hörner 2000 : 84). Cette population exerçait néanmoins une forte influence sur la géographie urbaine et sociale de la ville, notamment sur certains quartiers, comme Charlottengrad, qui était « tout imprégnée de la présence des Russes » (Hörner 2000 : 84). Dans cette ville, en dépit d’être loin de sa patrie, Triolet baignait dans un environnement intellectuel stimulant, composé des meilleurs cerveaux de l’avant-garde russe, comme Maïakovski, Jakobson, El Lissitski, Puni, Ehrenbourg et Chklovski, qui étaient exposés aux contaminations culturelles de la pensée et des tendances artistiques de l’Europe occidentale (Toman Elsa Triolet : une vie étrangère 323 1987 : 320-321), 1 mais qui continuaient à se poser « la question du choix entre l’Occident et la Russie » (Delranc-Gaudric 2000 : 58) - une décision qui prendra dans le cas d’Elsa la forme d’un équilibre à somme nulle : elle ne pourra jamais renoncer à son milieu liminal, héritage de ses identités multiples, qui définissait sa culture pan-européenne, qui « participe à la fois de la culture française, allemande, juive d’Europe centrale (ou orientale), russe ; c’est ce qui fait sa richesse, sa caractéristique » (Delranc-Gaudric 2000 : 60). Cependant, cette caractéristique, qui peut être considérée comme une vraie richesse dans l’Europe unifiée, avait dans l’Europe de l’entredeux-guerres, empoisonnée par un climat de tensions nationalistes et de suspicion à l’égard des étrangers, une connotation fortement négative. Comme l’écrit Unda Hörner dans son essai Elsa Triolet à Berlin, les échanges intellectuels qui rapprochèrent les penseurs de gauche allemand et russe, n’altérèrent pas l’unité interne de la communauté russe et son relatif isolement par rapport au reste de la société berlinoise. Cela s’explique tant en raison du caractère temporaire de la permanence allemande de nombreux immigrants (« les Russes constituent un milieu fermé, ils restent entre eux, ils ignorent la langue allemande, surtout ceux qui sont de passage, leur temps à Berlin étant limité, leur domicile provisoire » ; Hörner 2000 : 85) qu’à cause des soupçons anticommunistes qui pesaient sur les Russes, perçus dès lors comme militants et agents soviétiques. Cette condition de marginalité sera réélaborée par Triolet dans la déjà citée Préface, tout comme le problème de la « méfiance » envers les étrangers : Tous les gens qui ne se trouvent pas à leur place d’origine sont toujours suspects à quelqu’un ou à tout le monde. Voyez comment, lorsque éclate une guerre, les étrangers et aussi bien ceux qui la veille encore avaient été les enfants chéris de leur pays d’adoption - deviennent des suspects, des ennemis qui s’en vont peupler des camps d’internement. Comme les Russes blancs à l’entrée en guerre de l’Union Soviétique, en 1941. La haine qu’ils avaient du régime n’y faisait rien : administrativement ils étaient Russes d’abord et antisoviétiques ensuite. De même qu’en 1939 furent internés les Allemands antinazis habitant la France. Pour la loi et le sentiment populaire, la nationalité domine sans rémission les convictions des étrangers, même si ce sont ces convictions qui en ont fait des émigrés, même si elles les ont amenés à se battre contre leur patrie. Oui, c’est 1 Sur ce sujet, je tiens à mentionner un court roman philosophique écrit par Triolet, Qui est cet étranger qui n’est pas d’ici ? ou Le mythe de la baronne Mélanie (1944), réflexion littéraire sur deux romans d’Albert Camus, L’Étranger et Le mythe de Sisyphe. Triolet axe son roman sur la création d’un mythe, celui de la baronne Mélanie d’Aubrey, juxtaposée à celle de l’étranger de Camus. L’histoire fantastique raconte l’étrange cas d’une vielle femme noble, qui revient tout juste après sa mort, renaît et revit sa vie toute entière à coup de retour en arrière dans le temps de façon cyclique, qui se terminera avec sa seconde mort. Ressemblant à l’Orlando de Virginia Woolf (dans l’idée d’une transformation diachronique du corps dans le temps), ce roman est un exemple intéressant de la participation de Triolet à l’atmosphère intellectuelle de son époque. Andrea Duranti 324 comme je le dis dans ce roman : l’amour que l’immigré peut avoir pour son pays d’adoption est toujours un amour malheureux. Pour s’aimer, il faut être deux, or l’indigène ne rend pas son amour à l’étranger. (Triolet 1967 : 11-12) En plus, selon Hörner, malgré la présence de sa sœur accompagnée de Maïakovski, ou plutôt en dépit de la persistance dans sa vie de cet homme qu’elle avait aimé quelques années auparavant, Elsa Triolet est seule à Berlin, elle est une femme divorcée, privée de « chez-soi », une errante. Curieusement, l’état d’âme d’Elsa est comme un miroir de la situation générale : l’incertitude politique correspond aux doutes personnels d’Elsa. Berlin est une ville symbolique : le dépaysement d’une Russe est aussi le dépaysement métaphysique d’une génération entière. Pour une femme seule, le problème se pose encore plus fort. (Hörner 2000 : 85) 2 Cette solitude, comme l’a remarquée Triolet elle-même dans la préface à l’édition de 1949 de Bonsoir, Thérèse, donna naissance à « la solitude de toutes les Thérèses », et fut comme « un pressentiment de tout ce que j’allais écrire ensuite, comme un prélude aux titres de mes livres suivants, à leur sens » (Triolet 1938 : 7). Dans le prologue de Bonsoir, Thérèse, l’écrivaine décrit, de manière narrative, une préoccupation philosophique majeure liée à la destinée de l’être humain - dont la vie est étroitement liée au choix, bon ou mauvais, d’un moment unique qui peut la déterminer en imposant une direction à toute une existence - et au sentiment d’extranéité que l’on peut vivre dans la « solitude étrangère » (Triolet 1938 : 18) : « Je suis tombée dans ce paysage comme un cheveu sur la soupe» (Triolet 1938 : 18), dit le narrateur à la première personne dans le prologue, après avoir posé le décor d’une campagne idyllique. Un jour, vous vous êtes attardée au café, ou vous êtes allée à pied au lieu de prendre un tramway et voilà que votre vie continue tout de travers… Dans ce conte de fée il y avait trois routes : […] Chaque route est la mauvaise. Qu’est-ce qu’on perd, qu’est-ce qu’on gagne pour ne pas avoir pris le tramway un certain jour ? (Triolet 1938 : 13-15) Assurément, la décision d’Elsa de suivre son premier mari à l’étranger représenta pour elle ce tramway perdu, qui avait ouvert la voie au « mal du pays », mais aussi à sa nouvelle vie en France, où elle trouva une nouvelle patrie. 2 Berlin est investi de ce rôle de ville symbolique aussi dans une pièce de théâtre de Judith Kuckart, Melancholie I, oder Die zwei Schwestern (1996), mis en scène le 18 décembre 1996 au Berliner Ensemble (le théâtre de Bertolt Brecht), un drame qui voit comme personnages principaux Elsa Triolet et sa sœur Lili Brik, imaginairement relancés dans le paysage urbain chaotique de la Berlin post-unification, étonnée par la transformation politique et sociale de la géographie humaine de la capitale allemande (pour plus de détails voir Scribner 2003 : 301-303). Elsa Triolet : une vie étrangère 325 Dans son essai French Women’s Writing, que nous avons déjà cité, Diana Holmes remarque que The exile’s dream of belonging is a powerful theme throughout Triolet’s work. Between the 1930s and 1950s the state of exile was shared by many on the Left: the cast of her novels includes political refugees from Hitler’s Germany and Franco’s Spain, and victims of the McCarthy era in the USA. Michel Vigault, in The White Horse (1943), which Triolet called « the most autobiographical of my novels », wanders between countries and relationships in search of a past and a future which will give his life meaning. In Le Rendez-vous des étrangers (1956) the anxiety of dispossession, shared by political refugees and stateless persons, is contrasted with the warm bustle of life in the extended Grammond clan, rooted for generations in the same small French provincial town. The state of exile, composed of nostalgia for a real or imagined home and a sense of exclusion from the society one lives in the case of those characters who are not only foreigners but also women, like the narrator of Bonsoir, Thérèse, and Olga in the postwar Le Rendez-vous des étrangers. But the insecurity and uncertainty of belonging engendered by exile also characterize many of the women protagonists who are French by birth. Unless they are legitimized by marriage and motherhood, like the female members of the Grammond clan, women have only a tenuous place in the social structure - the precariousness of their position signified variously in the novels by their lack of financial resources, their provisional accommodation, their social isolation and their clinging on, to the point of madness, to the signifiers of an acceptable femininity. (Holmes 1996 : 178). Le rendez-vous des étrangers constitue le roman le plus pertinent pour notre discours sur l’étrangeté dans les œuvres littéraires d’Elsa Triolet. Ce roman est, en un sens, une analyse complète de la phénoménologie de l’étrangeté, une sorte de « mockumentary littéraire » ou une « concept novel », 3 vide d’une intrigue forte et concrète, mais axé sur l’analyse socio-politique et psychologique des différentes typologies d’étrangers vivant en France après guerre. 4 Chaque chapitre est consacré à une ou deux typologies. Le livre 3 L’édition que j’ai consultée pour la rédaction de cet essai, publiée en tant que volume 27 des Œuvres Romanesques Croisées, a été enrichie par une série de reproductions d’œuvres d’art et de photographies artistiques choisies par Triolet pour illustrer certaines parties du roman ou approfondir le profil psychologique des personnages. (Par exemple, « Le beau Carlos », le veilleur de nuit du Grand Hôtel Terminus, était représenté comme « L’Homme à la pelisse » de Giorgione, et Olga Heller sous les traits de Greta Garbo, tandis que la violence des États-Unis de McCarthy, responsable de l’auto-exil de Frank Mosso, était représentée par un manifeste soviétique anti-américain avec la statue de la liberté en pleurs, dont les larmes étaient formées par les matraques de policiers cachés dans ses yeux.) 4 Jacques Maudale a défini ce roman comme « une enquête sociologique sur les étrangers en France, les diverses sortes d’étrangers qui ne sont pas forcément des exilées politiques ou des hommes qu’un interdit plus secret retient hors de chez eux. Il y a aussi des hommes et des femmes qui sont en France pour y trouver de quoi vivre, parce que les ‹ sociétés affluentes ›, comme disent les économistes, ont besoin de main-d’œuvre Andrea Duranti 326 comprend un total de quinze chapitres, semi-indépendants les uns des autres, concentrés sur des personnages spécifiques, faiblement reliés par des petits connecteurs sémantiques - comme une référence au personnage principal du chapitre subséquent dans un dialogue. Les étrangers présentés y incarnent des idéaux-types stylisés des exclus issus de quelques-uns des plus grands drames du « court XXème siècle » : de la révolution d’Octobre à la guerre civile espagnole, de la Shoah à la chasse aux sorcières maccarthyste, épaves du siècle qui vivent dans une nostalgie mélancolique du « monde d’hier » (telle qu’elle était définie par l’écrivain exilé autrichien Stefan Zweig) ou de leurs propres patries englouties par des tragédies politiques nationales. Nous pouvons dire que Le rendez-vous est certainement une œuvre chorale, un roman sans véritable protagoniste, dont le sens n’est pas donné par l’expérience de chaque personnage, mais par la recherche de la signification d’être « étranger » dans le monde de la Guerre froide. Comme énoncé précédemment, les travaux de Triolet issus de la période de la Résistance sont investis d’une force et d’une vigueur particulière qui reflètent le rôle intellectuel joué par Elsa et Aragon dans le Comité National des Écrivains. Néanmoins, dans l’après-guerre, cet engagement - qui a légitimé la présence des étrangers et les a intégrés dans la société française à travers leur lutte pour la liberté - a disparu et, en raison du climat de soupçon qui régnait dans le monde bipolaire, de nombreux étrangers commencèrent à être perçus comme des espions et des ennemis potentiels. C’est le cas en particulier d’Olga Heller, une mystérieuse femme russe de Moscou qui peut être considérée comme l’une des figures les plus intéressantes du livre (reliée à presque tous les autres personnages du roman), et qui, en un sens, apparaît comme l’« alter ego » de Triolet, partageant avec elle certains traits biographiques. 5 Tout comme « Triolet » pour Elsa, « Heller » n’est pas le vrai nom de famille d’Olga ; elle dut le changer parce que son père, identifié uniquement par la première lettre de son nom, « R … », avait dirigé une délégation soviétique en 1928 et avait été impliqué dans une affaire louche. Après avoir vécu une vie luxueuse et sereine dans la villa de son père sur la Côte d’Azur, elle fut accablée par le scandale qui impliquait son père, et épousa « le seul homme qu’elle eut sous la main » (Triolet 1956 : 141) : son professeur de français, un polonais dont étrangère pour accomplir certaines rudes besognes » (1967 : 26-27). Cette interprétation souligne, avec une grande clairvoyance, l’actualité de ce roman et la sensibilité de Triolet, estimant que la présence de milieux immigrés dans l’Europe de l’après-guerre froide, l’Europe unifiée, représente l’un des défis les plus importants pour l’avenir prochain. 5 « Oui, Olga Heller c’est Elsa, telle qu’elle aurait pu être si elle n’avait pas rencontré Aragon. » (Madaule 1967 : 26) Elsa Triolet : une vie étrangère 327 elle divorça en un éclair pour être libre de toute tutelle et recommencer sa vie à partir de zéro. Olga, qui avait été gâtée par la vie et avait trouvé en France richesse et stabilité, dut faire face à la précarité de la condition d’étrangère dans un pays qui n’était pas le sien. Une étrangère qui, étant pauvre et privée de toute connaissance et de l’appui des siens, dut « vivre de façon constante comme si elle était en voyage. Il est naturel de vivre dans le provisoire, lorsqu’on n’est qu’une étrangère, même si on est une étrangère à passeport d’indigène » (Triolet 1956 : 140-141), 6 une précarité qui a été codifiée, même récemment, par de nombreux écrivains en exil, comme l’iranienne en exil aux Pays-Bas Kader Abdolah, pour ne citer qu’un exemple. Étrangère privée d’un « milieu défini » (Triolet 1956 : 142), obligée de se cacher à cause des fautes commises par son père, surveillée par la police politique française, Olga est confrontée dans la chambre 417 du Grand Hôtel Terminus à une vie solitaire. Travaillant dans une agence publicitaire, endurcie par la vie, elle est seulement réconfortée par l’étude de la pensée marxiste. Pendant la guerre, comme Elsa, elle s’engage dans la Résistance et y trouve enfin une identité et un « groupe » en mesure de lui fournir un fort sentiment d’appartenance (tout comme Elsa, lorsque ses yeux devinrent un symbole de la Résistance contre le régime de Vichy). Cependant, dans la France d’après-guerre, Olga a perdu ses liens avec les groupes de Résistance, et, surveillée comme ancien espion du Guépéou 7 par les autorités françaises, « elle avait reprise sa vie solitaire et sans amour » (Triolet 1956 : 144), enfermée dans un nihilisme désabusé, réfugiée dans son propre lit, « patrie des solitaires, des sans-patrie… » (Triolet 1956 : 137), où elle se sentait bien quand la nuit, son manteau jeté sur le monde, offrait l’illusion d’être cachée et protégée de l’extérieur. Olga « avait le visage silencieux… non pas calme, mais silencieux. Un visage de silence. Le visage du silence » (Triolet 1956 : 170), silence qui représente la résistance passive ultime d’une femme trompée qui aurait donné sa vie pour sauver la liberté de la France envahie, 8 mais qui sait maintenant que le martyr pour la patrie, exalté par les nationalistes et revendiqué aujourd’hui par les kamikazes islamiques (qui, décidément, vise 6 Elsa était également une femme étrangère, une Russe avec un passeport français en raison de son premier mariage avec André Triolet. 7 Acronyme de « Gossoudarstvénnoïe Polititcheskoié Oupravlénié », la police politique soviétique de 1928 à 1934. 8 Il serait intéressant de comparer le « silence » d’Olga avec celui d’Abolfazl, personnage principal du roman autobiographique Le voyage des bouteilles vides par Kader Abdolah, où il écrit : « Une caractéristique typique des exilés : se taire. Un exilé se tait parce qu’il sait que les choses peuvent parfois aller d’une manière différente de ceux prévus. Souvent, il a des doutes et préfère se poser des questions. Pas des questions normales, mais inattendues. » (Abdolah 2006 : 59) Andrea Duranti 328 à acquérir une identité spécifique et une sorte de « statut » spécial en mesure de sauver une vie de misère ou de donner un sens à une existence riche mais vide), n’est qu’une illusion qui ne changera pas la situation du martyr : La France, patrie d’adoption, était une belle dont l’indifférence n’avait d’égale que sa beauté. Pour elle, ses pauvres adorateurs ne pouvaient que combattre et mourir. Mourir aux pieds parfaits de notre France… Notre France… Mourir pour elle ne donnait pas le droit, même posthume, de l’appeler sienne. Mourir pour elle, était un fait de la biographie personnelle des morts, qui ne serait consigné par personne, nulle part. (Triolet 1956 : 174) Selon Olga, en effet, l’appartenance à une patrie spécifique a peu à voir avec la loyauté envers elle, car elle n’est rien d’autre qu’un droit attribué par la naissance : C’est absurde comme la monarchie. Tous les droits légitimes. Vous n’avez pas besoin de donner votre vie. Juste naitre et vivre là où vous êtes nés. Cela suffit. Même les ignobles qui trahissent leur pays et son peuple ont le droit de dire : mon pays, mon Paris… Mais nous autres, nous aurons beau descendre dans la fosse aux lions… pour qu’un pays nous permette de l’aimer, il faut remplir beaucoup de conditions, trop… Mieux vaut garder pour soi son amour et sa tristesse. C’est mieux ainsi. (Triolet 1956 : 174) L’élément russe, d’une nuance différente, est également exprimé à travers la figure du vieux Prince « N... », un noble moscovite échappé lors de la révolution d’Octobre, une autre ombre du « monde d’hier » catapultée dans la France de la Guerre froide, une épave de l’histoire qui a réussi à survivre et à faire fortune dans son exil français, à la différence de nombreux autres nobles exilés russes qui vivent dans la pauvreté, tolérés par leurs nobles parents à travers l’Europe où ils survivent à peine, « en train de se prolétariser » (Triolet 1956 : 153). Le Prince représente une autre étape de la mélancolie de l’étranger : contrairement à Olga, qui a peu de souvenirs de la Russie de sa première enfance, « N… » avait passé l’essentiel de sa vie dans la Russie tsariste, un monde encore immergé dans le siècle précédent, un siècle brûlé par la révolution des paysans : Ils m’ont brûlé ma jeunesse, les parfums du parc, mes nuits sous sa fenêtre… Ils ont brûlé mes paysages, mes habitudes, le son de la langue russe à mon oreille… […] Ils ont brûlé toute une époque, avec son romanticisme… Ils ont pris l’histoire en leurs mains calleuses. » (Triolet 1956 : 150) Mais le prince, l’emblème du passé, étranger aussi bien à son âge que dans le pays où il vit, représente également un trait d’union symbolique entre le difficile présent et l’avenir incertain à travers la figure de son fils Fédia, dandy de vingt-trois ans né en France et parfaitement francisé, qui a le portrait du tsar Nicolas II au-dessus de son lit, qui déteste la France et rêve d’une Russie imaginaire et idéalisée (avec les couleurs vives et les figures stylisées représentées sur les boîtes peintes russe) - tout comme aujourd’hui Elsa Triolet : une vie étrangère 329 la deuxième génération d’immigrés nés en Europe de parents venant d’un pays musulman idéalise la patrie de leurs pères, devenue très différente du pays que leurs familles ont quitté des décennies auparavant. Le personnage de Fédia, portrait de la seconde génération d’immigrants installée en France en raison des grandes tragédies de la première moitié du XXème siècle, apparaît comme une figure prophétique des secondes générations d’Euromusulmans, dont les sentiments, peut-être universels, ne peuvent être ignorés, comme l’exprime Elsa Triolet avec des mots très actuels à travers la bouche du Prince : Si j’étais romancier, je crois que je prendrais aujourd’hui pour thème les troubles du déracinement mêlés aux idées politiques. Dans les sentiments et convictions de nos jeunes, il entre un complexe d’infériorité qui les rend agressifs, leur donne une âpreté amère. Ils se comportent par rapport à la France comme un amant éconduit, c’est l’amour malheureux… qu’ils croient malheureux… et cela les rend méprisants et haineux. Le raisin est trop vert ! Ces enfants croient toujours que le pays ne les accepte que du bout des lèvres… […] chez la jeune génération qui a le mal d’un pays qu’elle n’a jamais connu, ce mal dégénère en haine, ambition, vanité stupide... (Triolet 1956 : 160) Un autre thème propre au milieu des immigrés russes en France et développé par Triolet est celui de l’antisémitisme, un ancien fléau qui a tristement marqué le XIXème et avant tout le XXème siècle, depuis l’« Affaire Dreyfus » à la Shoah en passant par les pogroms contre les juifs en Union soviétique: les juifs, étrangers par excellence (il suffit de penser au mythe du « juif errant »), jamais vraiment intégrés dans les sociétés européennes, relégués dans des ghettos et bien conscients de leur unicité de « peuple élu », étaient simultanément une des bases essentielles de ces mêmes sociétés, tant d’un point de vue économique que culturel (et également religieux car, historiquement, le christianisme résulte d’une secte schismatique de l’hébraïsme). Si la France avait une longue tradition antisémite, la Russie, puis l’Union soviétique, n’étaient pas moins intolérantes, comme Elsa le savait bien ; elle fait dire ironiquement à Duvernois, le « méta-écrivain » du roman (comme on le verra mieux par la suite), un peu naïf et fasciné par l’URSS : « L’antisémitisme, le Moyen Âge, dans le pays le plus ‹ progressiste › du monde ! » (Triolet 1956 : 67) À ce propos, Elsa juxtapose deux personnages partageant un background similaire mais ayant une destinée et une approche de leur propre identité très différentes : Serge Kremen et Sacha Rosenzweig. Le premier, né à Paris d’exilés juifs de Russie (son père était un révolutionnaire éludé de la Sibérie), est une personne radieuse et attentionnée, qui considère positivement son appartenance à ces deux milieux ethniques malgré son expérience de déporté à Mauthausen pendant la guerre. Il est également très « préoccupé par la politique, les questions sociales… Communiste » (Triolet 1956 : 64). Andrea Duranti 330 Quand ils étaient enfants, lui et Sacha étaient amis intimes, mais, en vieillissant, ils prirent deux voies différentes. Le premier est devenu un homme de gauche, tandis que le second a rejoint l’Action Française, ce que Grammond, autre personnage de ce roman, qualifie de choix « bizarre » (Triolet 1956 : 68), ce mouvement nationaliste étant fortement antisémite. Sacha est un caractère très troublé, qui a toujours été étranger à lui-même et à son milieu familial et ethnique, auquel il ne se sentait pas appartenir : Toute sa vie, Sacha souffrirait par ses parents, à cause d’eux il avait été humilié, méprisé. Lui qui, de par sa nature, éprouvait toujours le besoin d’être avec les forts, les beaux, les victorieux, il n’avait jamais pu se mêler à eux qu’en mentant. Ses parents lui jouaient le tour d’être russes, juifs et émigrés. Ils auraient mieux fait de mourir sur place dans leur Kiev natal, que de fuir en l’emportant lui, Sacha, qui n’avait que deux ans… Ils auraient mieux fait de mourir que de transformer leur fils en apatride. Or, il s’était trouvé que Sacha avait appris du patriotisme ce qu’en montraient les camelots du roi, un groupe au lycée qui y tenait le haut du pavé. Les patriotes, c’étaient des garçons qui avaient une voiture, des châteaux historiques, des chevaux, de la morgue […]. Ils avaient aussi le droit de vous traiter de métèque… Sacha ne pouvait supporter l’idée d’être un métèque, et il enviait intensément le moindre petit Dupont qui était français naturellement, sans se faire naturaliser. Il ne supportait pas l’idée de ne pas avoir de patrie comme tout le monde, et l’état d’infériorité dans lequel cela le mettait. Cette absence de patrie était pour lui comme une tare physique, une maladie honteuse. Que lui fallait-il aimer, cette Russie inconnue, la France ? (Triolet 1956 : 79-80) Sacha représente une sorte d’image spéculaire de Fédia, égale mais inverse, et tandis que Fédia idéalise une Russie qu’il n’a jamais connu, Sacha idéalise l’identité nationale française, assimilée à la richesse économique et à la sécurité sociale des « Camelots du roi », dont l’amitié semble lui offrir une communauté, un sentiment d’appartenance (« un juif russe fidèle aux rois de France » ; Triolet 1956 : 104). Fédia est le leader d’une communauté de Russes de la deuxième génération tandis que Sacha n’a pas d’amis juifs, et méprise les amis de ses parents, « des émigrés qui allaient jusqu’à parler le yiddish », et sa sœur, Michou, qui « n’avait comme amies que des filles juives » (Triolet 1956 : 83). La haine de Sacha contre son propre peuple a donné naissance à une situation grotesque pendant la guerre : alors que ses parents ont été déportés et tués dans un camp de concentration allemand, il est caché et protégé par un ami nationaliste, et doit montrer sa loyauté envers le régime de Vichy (« le persécuté tenait pour les persécuteurs », Triolet 1956 : 86). Dans la période d’après-guerre, il paie son ambiguïté par le biais d’une solitude complète : discrédité auprès de ses amis de droite qui sont maintenant au courant de ses origines juives, il est également traité comme un paria par les survivants de sa famille, en particulier par ses neveux. Vieux et désenchanté, Elsa Triolet : une vie étrangère 331 Sacha s’abandonne à tout type de dépendances : alcool, jeu, promiscuité sexuelle et, last but not least, l’écriture. La description du vieux Sacha semble faire écho à la description de la vieille baronne Mélanie, protagoniste d’un court roman de Triolet publié en 1945, centré sur le concept du vieillissement. Cependant, la dégradation physique de ce Juif renégat est aussi le reflet de sa dégradation morale. Sa haine et sa frustration sont alors dirigées contre les mouvements de gauche : « il était anti-ouvrier comme on est anti-sémite » (Triolet 1956 : 90), et le roman « autobiographique » qu’il écrit réfléchit tout le sens de sa vie de « refusenik » identitaire : l’écriture était comme si l’univers qui depuis toujours lui refusait l’entrée, avec une grosse inscription Only for white people, à moins que cela ne fût Off limits, cet univers qui, tantôt aristocratiquement, tantôt crapuleusement, se fermait à son approche, qui le laissait dans sa solitude d’apatride, d’exilé, de déraciné, d’immigrant…. […] Un homme qui pleure. (Triolet 1956 : 92-108) Outre l’élément slave, dominant absolument le roman, les étrangers du Rendez-vous proviennent aussi d’autres pays touchés différemment par les grands événements politiques du XXème siècle. 9 La guerre d’Espagne et la dictature militaire franquiste sont un thème récurrent dans le roman, analysé en particulier au travers des personnages de Fernando, veilleur de nuit au Grand Hôtel Terminus, qui a fui le régime du Generalísimo, et Alberto, héros de la résistance espagnole déporté par les Allemands. Fernando tient à son collègue Carlos, qui « n’avait d’espagnol que le prénom, bien qu’il fût né, paraît-il, en Espagne » (Triolet 1956 : 41), un discours intéressant sur le concept de patrie. Tandis que Carlos, qui a une histoire très complexe, composée d’une pluralité d’identités nationales superposées par une vie très agitée, 10 summa de l’histoire du XXème siècle, 9 Une autre référence à l’Espagne dans le roman est un long poème du poète juif russe Mikhail Svetlov Arkadyevich, Grenade, écrit en 1926, qui est récité par un intellectuel français lors d’une fête comme emblème de la nostalgie des étrangers pour leur propre pays. Il est cité comme un leitmotiv à travers tout le roman. Triolet a de nouveau travaillé comme médiatrice culturelle entre les cultures russe et française pour faire connaître aux lecteurs français cette œuvre fascinante. De plus, ce poème a profondément influencé l’œuvre de Louis Aragon Le Fou d’Elsa (1963), qui reprend le mythe de l’Andalousie et de sa civilisation. 10 « Enfant perdu pendant la guerre d’Espagne, mis dans une institution, reperdu pendant l’exode, en 1939 ; recueilli par des paysans français qui furent tués pendant l’exode français, en 1940 ; ramassé sur la route, près de leurs cadavres déchiquetés, par une famille anglaise ; emmené en Angleterre, où la famille anglaise disparait pendant un bombardement ; hébergé par des Italiens, famille nombreuse, qui avaient fui Mussolini ; repassé à une couple français, en partance pour le Portugal, et de là, au Mexique… Pris en charge par un philanthrope américain invisible... Interne, ‹ sujet exceptionnel ›… Université à Philadelphie, sciences. Toujours ‹ sujet exceptionnel ›. On me fait de vrais, de bons papiers américains… on me donne un nom. J’aurais pu devenir un citoyen américain tout à fait plausible… Si une garce de fille ne m’avait pas fait faire de blagues, Andrea Duranti 332 trouve difficile d’individualiser une patrie à laquelle consacrer sa loyauté et ses efforts, Fernando, qui est né et a vécu en Espagne et qui a connu l’Espagne libre d’avant la guerre civile, revendique la supériorité du sentiment d’appartenance qui lui a été offert par sa propre lutte en faveur de son pays : « Moi aussi je suis un produit de guerre. Mais j’ai une patrie. Je sais que je suis Espagnol. Je sais qui sont mes père et mère. Où je suis né. Je sais que je suis républicain, battu, malheureux… […] Et pourtant je suis plus riche que toi : j’ai un passé collectif. » (Triolet 1956 : 48) Fernando voudrait faire partager cet orgueil à Carlos, qu’il perçoit, malgré tout, comme un homme espagnol : « Viens à la fiesta, Carlos, viens avec nous. Apprends à connaître ce que tu dis, quand tu dis, nous ! À connaître ta patrie. » (Triolet 1956 : 50) Sur le côté opposé de l’architecture du roman, comme contrepoids idéal à la précarité et au manque de stabilité des étrangers, sont les Grammond, une famille petite-bourgeoise ancrée dans la région de l’Île-de-France, dont la fortune, selon Alberto, est celui de « naître et mourir au même endroit » (Triolet 1956 : 21). Le personnage de Patrice Grammond est construit par Triolet en contraste avec les autres personnages du roman, comme dans un tableau de pattern variables par Talcott Parsons. Tandis que les étrangers du roman désirent s’intégrer dans le pays d’accueil, tout en s’accrochant à une vision idéalisée de leur patrie lointaine, Patrice, qui est né et a toujours vécu au même endroit, tout comme les membres de sa famille, désire voir et connaître l’Autre, d’autres pays, différents et lointains, raison qui le pousse à travailler pour la diplomatie française : « Il voulait voir un soleil inconnu sur les gratte-ciel de New-York et de Moscou, sur le Thibet et l’Elbrouz, sur les pâturages suisses et canadiens…, et revenir à Voisin-le-Noble, à son soleilami sur le puits de la cour. » (Triolet 1956 : 58) Il vécut longtemps à l’étranger, notamment au Brésil et au Japon, mais pas en Chine, icône traditionnelle de l’Orient, l’Autre par excellence, et également, à l’époque contemporaine, modèle alternatif de société, modèle maoïste (son rêve de visiter la Chine est bien décrit dans le chapitre sept). de grosses blagues. Il ne me restait qu’à m’engager : on m’a envoyé en Corée… […] Et me voilà, et tu veux que j’aie une patrie ! Non, laisse-moi rire ! » (Triolet 1956 : 47) Carlos représente aussi un bon exemple des difficultés rencontrées par les étrangers à être reconnus comme des personnes cultivées et qualifiées : très intelligent, brillant et très calé à la fois en sciences et en philosophie, il est obligé de travailler comme veilleur de nuit pour survivre, et a honte de demander une carte de la Bibliothèque Nationale de France sur laquelle il serait rendu compte de son travail. Ce personnage peut être considéré comme un idéaltype de la situation d’aujourd’hui, représentant les nombreuses femmes slaves titulaires d’un diplôme élevé et obligées de venir en Europe occidentale pour s’y occuper de personnes âgées afin de faire vivre leurs familles restées dans leurs patries, pays dépossédés de leur ancienne richesse par plus de trente années de régime communiste. Elsa Triolet : une vie étrangère 333 Le désir de l’altérité, en réalité, est un héritage de la mère de Patrice, Mme Grammond, une femme qui avait lu tout Jules Verne et qui avait rêvé de voyages et de croisières imaginaires avec son fils, en attendant, comme Pénélope, le retour de ses hommes : Toujours, elle avait été avide de l’inconnu, de l’étrange, de l’exotique, et cela sans jamais quitter Paris, si ce n’est pour aller à Voisin-le-Noble, dans la famille de son mari. […] Mme Grammond restait rue de Palestro, à attendre son fils et son mari, et les années passaient. Les années passaient, il y avait déjà de l’argent dans l’or pale de ses cheveux, et le bleu des yeux passait comme celui des tabliers. (Triolet 1956 : 122-123) Pour conclure, l’Occident et l’Orient, l’Europe et les États Unis, la volonté d’un départ et la volonté de retour, le désir d’appartenance et le désir de perdre sa propre identité : tous ces éléments se confondent dans Le rendezvous des étrangers, et le roman se termine par une réconciliation symbolique des étrangers dans la France de l’après-guerre au travers du personnage de Frank, 11 qui, à la fin du roman, accepte l’idée de l’intégration dans le Paris de son propre exil, dont la beauté sera présentée par lui à sa femme, qui - à contrecœur - se résigne à vivre pour toujours dans la capitale française, ce qui peut être interprété comme un acte symbolique de réconciliation d’Elsa avec sa nouvelle, et définitive, patrie. Bibliographie Elsa Triolet, À Tahiti, Monaco-Paris 1964 (édition originale : 1925). Elsa Triolet, Fraise-des-Bois - Camouflage, Monaco-Paris 1973 (éditions originales : 1926 et 1928). Elsa Triolet, Bonsoir, Thérèse, Paris 1949 (édition originale : 1938). Elsa Triolet, Les amants d’Avignon, Paris 2007 (édition originale : 1943). Elsa Triolet, Le premier accroc coûte 200 francs, Paris 1997 (édition originale : 1944). Elsa Triolet, Qui [ORC : Quel] est cet étranger qui n’est pas d’ici ? ou Le mythe de la baronne Mélanie, Berne 1996 (édition originale : 1944). Elsa Triolet, Le rendez-vous des étrangers, Monaco-Paris 1967 (édition originale : 1956). Kader Abdolah, Il viaggio delle bottiglie vuote, Milano 2006. Louis Aragon, Les yeux d’Elsa, Paris 2004 (édition originale : 1942). Louis Aragon, Le fou d’Elsa, Paris 2002 (édition originale : 1963). 11 Le maccarthysme est aussi représenté dans le roman au travers du personnage de Frank Mosso, écrivain américain qui travailla à Hollywood comme scénariste et fut obligé de quitter le pays pour fuir les investigations du FBI sur ses prétendues sympathies communistes. Andrea Duranti 334 Stéphanie Bellemare-Page, Elsa Triolet : au carrefour des Lettres françaises et russes, dans : Murielle Lucie Clément (dir.), Écrivains franco-russes, Amsterdam-New York 2008, 69-76. Jean-Pierre Arthur Bernard, Paris rouge. 1944-1964, Les communistes français dans la capitale, Seyssel 1991. Marianne Delranc-Gaudric, La culture russe dans les premiers romans d’Elsa Triolet et le passage du russe au français, dans : Andrew Macanulty (dir.), Aragon, Elsa Triolet et les cultures étrangères: Actes du colloque de Glasgow, avril 1992, Paris 2000, 53-76. Susanne Ditschler, Einschreibungen und Um-Schreibungen des Ich, Würzburg 2008. Diana Holmes, French Women’s Writing, 1848-1994, Volume 4, London 1996. Christiane P. Makward (et al.), Dictionnaire littéraire des femmes de langue française, Paris 1996. Diana Holmes, Ordinary Heroines - Resistance and Romance in the War Fiction of Elsa Triolet, dans : Helmut Peitsch, Charles Burdett et Claire Gorrara (dir.), European Memories of the Second World War, Oxford-New York 2006. Unda Hörner, Elsa Triolet à Berlin, dans: Marianne Gaudric-Delranc (dir.), Elsa Triolet - Un écrivain dans le siècle, Actes du colloque international, 15-17 novembre 1996, Paris 2000, 83-89. Catriona Kelly, A History of Russian Women’s Writings, 1820-1992, Oxford 1994. Jacques Madaule, Elsa Triolet, témoin de notre temps, dans: Europe, n° 454-455, février-mars 1967, numéro spécial Elsa Triolet et Aragon, 9-30. Joseph P. Morray, Grand Disillusion: François Mitterrand and the French left, Santa Barbara 1997. Charity Scribner, Left Melancholy, dans : David L. Eng et David Kazanjian (dir.), Loss, the Politics of Mourning, Berkeley et Los Angeles 2003, 300-319. Jind ich Toman, A Marvellous Chemical Laboratory… and its Deeper Meaning: Notes on Roman Jakobson and the Czech Avant-Garde Between the Two Wars, dans : Language, Poetry and Poetics - The Generation of the 1890’s: Jakobson, Trubetzkoy, Majakovskij, Proceedings of the First Roman Jakobson Colloquium at the Massachusetts Institute of Technology, October 5-6, 1984, Berlin 1987, 312-346. Alain Trouvé, La lumière noire d’Elsa Triolet, Lyon 2006. Anne-Marie Reboul La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon dans l’œuvre d’Elsa Triolet Pour reprendre les mots de Germán Uribe, Elsa Triolet offre l’image d’une « femme intégrale ». Romancière, traductrice, chroniqueuse théâtrale, résistante, muse du poète Aragon, co-fondatrice des Lettres Françaises, Présidente d’honneur du Comité National des Écrivains, activiste pour la création des bibliothèques et la Bataille du Livre entre autres objectifs, elle est une des figures de proue du vingtième siècle. Amie d’enfance de Roman Jakobson, puis à l’âge de quinze ans du poète Maïakovski, Elsa Triolet a également joué le rôle de médiatrice en servant de lien entre différents intellectuels européens, entre la culture française et la culture russe. Héritière du réalisme russe et de l’avant-garde futuriste, elle portait en elle, à son arrivée en France, le fruit d’une aventure intellectuelle de premier ordre, auréolée en 1945 par le prix Goncourt. Elsa Triolet sera l’une des femmes les plus célèbres du XX e siècle, tout en étant l’une des plus méconnues, car les spécialistes de la littérature ne se sont pas encore penchés de manière systématique sur l’ensemble de son œuvre. Son portrait étant toujours assombri, à l’instar de celui de Simone de Beauvoir, par la démesure de la figure de son compagnon, Elsa Kagan reste à découvrir. Dans l’étude que nous abordons, nous voulons poursuivre les répercussions, sur la conception de la femme, du combat qui s’établit depuis Roses à crédit entre « l’âge de pierre et l’âge de nylon » (Aragon / Triolet 1959). Posant toujours sur les choses et le monde un regard lucide et sans complaisance, Elsa Triolet explore son temps pour nous en laisser, selon Jacques Madaule, « une espèce de chronique romancée ». « Le quoi de mes écrits dépend, suit ou précède des événements, un état de choses dont je suis contemporaine. Mon sentier est parallèle au chemin de l’Histoire. » (Triolet 1969 : 27) Dans les écrits de l’après-guerre, Triolet donnait à voir le Paris de 1945 et « la drôle de paix », « la réalité d’un monde dont le sens échapp[ait] à la plupart, et dont il [était] urgent de dénoncer les catastrophes qu’il recel[ait] » (Bouchardeau 2000 : 193). Dans les années soixante, son œuvre toujours ouverte au temps présent plongera cette fois directement ses racines dans la société du moment, son présent immédiat. Anne-Marie Reboul 336 Roses à crédit marque un tournant dans l’œuvre par ailleurs abondante et variée. Les écrits se détournent de ce qui en avait fait l’essentiel, une réalité historique telle que des militants politiques pouvaient l’observer. « D’un énergique coup de pied au plus profond, elle allait remonter à la surface des eaux contemporaines, tenter de dire comment ‹ les gens ›, ceux qui n’étaient ni communistes ni anticommunistes, ni résistants ni ‹ collabos ›, ni artistes ni géniaux, voyaient ces temps-là. » (Bouchardeau 2000 : 279) Les textes lâchaient l’idéologique pour devenir plus sensibles aux apports du monde moderne. La société des années soixante - les temps d’Elsa, selon Aragon - devenait matière romanesque. 1 Ainsi le cycle se tourne-t-il sur le social ; mais les romans n’en sont pas moins riches de références appartenant à l’actualité : la Guerre d’Algérie, les attentats de l’OAS, la figure du colon, symbole du conflit algérien… mais encore la Résistance, l’évocation de la « drôle de paix » et les difficultés de la vie quotidienne, l’essence, les tickets… Cependant, ces aspects-là ne méritent plus qu’une mention passagère, sans prise réelle sur le noyau dur thématique. 2 En témoin de son époque, Elsa Triolet explore cet Âge de nylon : « Âge énigmatique et opaque malgré sa transparence solide, Âge risqué, dangereux, ingrat et incompréhensible pour celui qui le subit. » (Eychart 1998 : 15) Le terme retenu, « […] de nylon, pour ne pas dire de plastique ou d’atome », textile artificiel devenu populaire, traduit bien la consommation de l’époque et le capitalisme américain des années soixante, ainsi que l’image de cette modernité « clinquante » (Bouchardeau 2000 : 279). Et l’observation de la vie quotidienne de se faire prenante. De l’hygiène à la découverte scientifique, ces « rêves couleur du temps » tels que le confort moderne, le téléphone, les magazines de mode, la publicité, les instituts de beauté, les concours à la télévision, la radio… sont autant de domaines investis : « On a trouvé des vaccins contre la tuberculose et la poliomyélite. On a trouvé contre l’ennui des moyens puissants… » (Triolet 1963 : 22) Mais il s’agit également des entreprises et des méthodes du grand capital, de la 1 Après ce que Triolet appelle le « remue-ménage » autour de la publication du Monument, paru en 1957, « soudain, j’en ai eu assez. Assez de ma personne, clairement pas de tout repos, assez de mes sentiments personnels qui, partagés par les uns, ne le sont point par d’autres, assez de la bagarre. J’en avais assez de chercher en moi-même la couleur et le sens des choses. J’allais me laisser tomber comme une jupe en rond autour des pieds et que l’on enjambe. » Cité par Bouchardeau. Et l’expérience lui plaît. Elle écrit à sa sœur Lili « qu’elle ‹ jubile › de ce nouveau jeu qu’elle s’est inventé ». « Ah, le repos d’écrire totalement en dehors de soi ! […] j’allais maintenant raconter ce que je savais des autres. J’allais sortir de moi-même, comme qui dirait en claquant les portes. » (Bouchardeau 2000 : 279-280). Également dans la « Postface à l’âge de nylon », dans les Œuvres croisées. 2 Elsa Triolet se détourne de sa trajectoire avec tout ce que cela implique de danger. Quand l’écrivain change de direction sur le sentier de sa création, il « veut suivre sa nouvelle vérité, mais, néophyte, devient maladroit, perd son savoir-faire » (Triolet 1969 : 96). C’est ce qui expliquerait en partie l’échec partiel du troisième volet de la série, L’Âme. La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon 337 science et de la recherche scientifique, de la vie en général ou de la « corrida des jeunes »… Chacun de ces domaines étant l’occasion d’observer les répercussions sur les hommes de ces grandes révolutions propres au deuxième vingtième siècle. Qu’est le progrès non assimilé ou mal assimilé ? Il y a une poignée d’hommes partis en flèche, l’humanité leur court après. Où les rattrape-t-elle ? Au niveau de la consommation. Il y a ceux qui ont découvert les principes de la télévision et ceux qui restent à regarder des images stupides. (Triolet 1963 : 215) Tout naturellement, l’exercice de l’écriture se transforme, demande un autre effort ; le roman devient roman informé scientifiquement, l’étude rigoureuse et la recherche documentaire préalables à l’écriture se font indispensables à l’écrivain réaliste, selon le modèle hérité de Zola : « Roger de Vilmorin et le rosiériste Henri Nonin m’ont appris l’indispensable pour écrire Roses à crédit. J’ai visité des ateliers d’automates et de prothèses, consulté des savants dans le domaine de la cybernétique avant de pouvoir écrire L’Âme. » (Triolet dans Trouvé 2006 : 25) 3 Avec ce nouveau regard porté sur les années soixante, l’écrivaine se projetait dans l’avenir, « cet avenir qui était notre rêve et notre souci majeur, à toi et à moi ». 4 En exergue de Roses à crédit, Elsa Triolet écrivait : « Le XX e siècle, comme tous les autres, depuis que le monde est monde, oscille entre son passé et son avenir » (Triolet 1959 : 9) ; cette dialectique sera son nouveau cheval de bataille, la lutte de l’ancien et du moderne (Aragon 1960 : 59), un thème que le poète avait observé, dès 1946, 5 et qui signale à nouveau ce dialogue permanent entre les deux écrivains justifiant l’aventure et la publication des Œuvres romanesques croisées. 6 3 Toute l’œuvre d’Elsa Triolet est ainsi en perpétuelle transformation, depuis la conversion de l’écrivain russe en écrivain français et c’est ce qui en fait son extrême intérêt. Sur les intentions philosophiques de L’Âge de nylon, Aragon (1960 : 44) avait bien vu cette « extraordinaire diversité romanesque (je veux dire d’invention romanesque…) ». 4 Dans la préface au premier volume des Œuvres croisées, Albert Camus a souligné, pour sa part, une « étonnante prodigalité des dons ». D’après le discours rapporté d’Aragon, Camus voyait en Elsa Triolet un écrivain imaginatif : « Je crois que d’une certaine façon, et malgré des dons éclatants d’observation, vous êtes un écrivain d’imagination, chose si rare en France. En tout cas, on quitte votre livre - il s’agissait du Cheval blanc - avec l’impression d’un feu d’artifice ininterrompu, d’une étonnante prodigalité des dons - de la plus brillante des grâces. » (Aragon 1960 : 25) 5 Aragon avait préfacé un album à tirage limité des Dessins de Fougeron en soulignant déjà ce vaste thème : « Le long cheminement de l’homme des cavernes à celui des gratte-ciel, de l’homme qui a figuré le premier bison au premier homme qui ait figuré un paquet de tabac, va-t-il s’interrompre ? » (Aragon cité par Desanti 1983 : 336) 6 Ravis, dans l’Histoire littéraire de la France aux Éditions Sociales, remarque, en évoquant l’influence de l’œuvre d’Elsa Triolet sur celle d’Aragon après 1938, cette « expérience unique de deux écritures parallèles, où le ‹ croisement › des pensées et des rêves suit des cheminements secrets ». Bien des échos de l’une à l’autre des œuvres restent encore à retrouver. Anne-Marie Reboul 338 De l’âge de pierre à l’homme artificiel, l’enjeu réel de la série nous conduit en quatre ans, de Roses à crédit publié en 1959 à L’Âme, 1963, en passant par Luna Park, également écrit et publié en 1959, avec une seule interruption, une sorte d’intermède, un petit roman Les Manigances, écrit pour se faire plaisir, de son lit, 7 ouvrage que les critiques ont très bien reçu et qu’Aragon avait adoré, mais que la romancière a renvoyé aux premiers volumes des Œuvres romanesques croisées, à l’époque où l’écriture était pour elle une sorte de « conversation avec [soi]-même », raison pour laquelle nous laisserons le personnage de Clarisse en marge de notre réflexion. Trois romans fort différents qui présentent entre eux la même variété que l’ensemble de l’œuvre, tant dans ses considérations thématiques que formelles et stylistiques. 8 Roses à crédit nous apparaît d’inspiration zolienne, par sa force narrative, celle de ses personnages et la description, par le travail préparatoire et la gageure évoquée dans La Mise en mots, certainement accomplie : « Écrire, mettre en mots d’aujourd’hui un ‹ Au Bonheur des Dames › » (Triolet 1969 : 136). Luna-Park adopte la forme du roman par lettres, très dix-huitième siècle et dans son esprit et dans son style, parfois suranné, tout en reprenant le thème du rapport du créateur à son modèle, renouvelant le sous-genre narratif du roman de l’artiste, très en vogue au XIX e siècle. 9 Quant à L’Âme, ce troisième volet long à venir, 10 le texte se meut entre la pièce de théâtre à huis clos et le conte philosophique. Sous le signe de la dichotomie, à l’image de l’univers du petit Christo, entre la magie et la science, entre le faux-semblant et la réalité (Triolet 1963 : 295), il évoque un espace fermé presque réduit au psychologique, roman que l’on pourrait tout aussi bien qualifier de roman de la vieillesse. Malgré la volonté affichée de Triolet, l’implication personnelle de 7 « J’étais en train d’écrire L’Âme, lorsque la maladie rendit impossible le va-et-vient inévitable quand on doit, avant d’écrire, apprendre. Ce roman-là ne me demandait aucun nouveau savoir. Je n’avais qu’à brouter alentour et en moi, me contentant de ce que j’y trouvais. » Postface à L’Âge de nylon. 8 Et nous savons ce qu’elle pensait du style, d’après sa « Préface à la clandestinité » : « [L]e style est la peau d’une chose écrite et non son vêtement, l’enlever n’est pas la déshabiller, c’est l’écorcher. » 9 Cf. à ce sujet Anne-Marie Reboul, « L’œuvre d’art dans le roman de l’artiste », dans Forme et imaginaire du roman, Paris 1998. - Assez curieusement, André Trouvé (2006 : 27) a voulu voir dans le roman Roses à crédit comme une « forme inversée et négative du roman d’apprentissage », un genre qui n’est pas sans rapport avec celui de l’artiste. 10 Elsa Triolet a éprouvé de sérieuses difficultés à écrire ce dernier roman de la série : la maladie, l’appartement de Varennes… mais elle sait que ce ne sont que des prétextes pour ne pas écrire : « [L]a cause est en moi, parce que j’ai usé mon sujet sans l’avoir jamais vraiment utilisé. Chaque fois que je m’y mettais, quelque chose me tombait dessus et maintenant j’en ai plus qu’assez de tout cela. D’ailleurs j’en ai assez des romans ; je n’arrive plus à les lire, pas seulement à cause de mes yeux, c’est mon âme tout entière qui les refuse. » (Triolet citée par Bouchardeau 2000 : 291) La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon 339 l’auteur est plus grande qu’elle ne le laissait entrevoir au seuil de l’entreprise. Luna-Park revient à l’allure des romans autobiographiques (Bouchardeau 2000 : 280). 11 Au cœur de ces trois romans, des êtres tous « tirés en arrière, propulsés en avant, pris entre la pierre et le nylon, les personnages que vous rencontrerez dans les pages qui suivent sont, comme nous tous, le résultat déchiré, déchirant de cet éternel état de choses » (Triolet 1959a : 9) ; toutefois, il est significatif que les actants principaux de ces trois romans soient des femmes. Dans Roses à crédit, Martine, femme « d’une grande beauté », « une déesse », née dans un milieu délabré, « un univers brisé », se démène et tente obstinément de sortir de son milieu grâce à une forte détermination « presque sinistre, tant on la sentait irrévocable » (ibid. : 103). Dans Luna- Park, Blanche, pilote d’essai, promue astronaute pour un futur vol interstellaire, est un personnage au statut complexe. Femme de chair et de sang pour son intervention en première personne dans une lettre écrite de sa main et pour l’univers intime de son intérieur que le cinéaste Justin Merlin a acquis, elle est aussi doublement imaginaire : elle nous est connue par la médiation de lettres adressées par différents prétendants qui sont autant de narrateurs ; mais elle est également révélée/ inventée dans l’esprit de Justin au fur et à mesure de ses découvertes et de la progression de son œuvre future. Quant à L’Âme, son personnage Nathalie, obèse et impotente, est un personnage littéralement enfermé dans « un tiroir secret de Paris », un édifice minutieusement décrit comme labyrinthe (Triolet 1963 : 62). Nathalie fait des bandes illustrées pour des journaux et crée les modèles des jouets fabriqués par son mari dans les ateliers Petracci. Martine, Blanche et Nathalie. Trois prénoms bien choisis et trois femmes qui marquent l’esprit et possèdent un grand magnétisme. Martine-perduedans-les bois est, dès l’enfance, une vraie petite femme dont le village entier est amoureux (Triolet 1959a : 29) ; adulte, elle émerveille tous ceux qui l’approchent ou la côtoient, le fils de la famille Donelle, le père, les ouvriers, les clients, la patronne et le personnel de l’Institut de beauté, le médecin… « Dieu, ce que tu es belle ! » (ibid. : 124) ; le cousin de Daniel « la dévorait des yeux, en oubliait son café, le rendez-vous qu’il avait au bourg » (ibid. : 148). Le médecin qui vient la soigner ne peut s’empêcher de dire qu’il n’a jamais vue de « femme aussi parfaitement bien faite » (ibid. : 277). Pour la 11 « Toujours je me détourne d’un roman terminé, publié, discuté, comme de ma propre image dans une glace. Je souhaite ardemment avoir une autre tête, oui, je souhaite non seulement changer de coiffure, mais de tête. Ce qui est, bien entendu, impossible et, quoi que je fasse, ce qui est écrit par moi est reconnaissable comme ma tête, même si elle change d’expression et d’âge. » (Triolet citée par Bouchardeau - 2000 : 204 - d’après les préfaces aux Œuvres romanesques croisées.) Anne-Marie Reboul 340 romancière, « [à] la voir passer dans la rue, c’était la Parisienne elle-même » (ibid. : 72). Aux yeux de Daniel : « Cette chute de reins qu’elle avait ! Une déesse ! » (ibid. : 168) ; « La Victoire de Samothrace ! » (ibid. : 56). Madeleine Braun a remarqué la jouissance qui se dégage dans les textes d’Elsa quand il s’agit de beauté féminine et souligne la qualité de son regard : « Je crois qu’il est exceptionnel de trouver chez une femme l’alliance de ce regard viril et de ce clin d’œil féminin. » (Braun 1971 : 102-103 et 106) Dans Luna-Park, Blanche, la femme aux « mille amants », la « croqueuse d’hommes » (Triolet 1959b : 53), séduit surtout par sa personnalité et par la qualité des prétendants qui la courtisent : un journaliste, un homme d’État, le grand physicien Drot-Pendère… Tous manifestent leur éblouissement. Sous l’effet des lettres et de l’atmosphère de son univers intime - ses opalines vertes et roses, le parfum des armoires et des tiroirs, le parfum de ses buissons de lilas… - Justin, tantôt jaloux, tantôt « solidaire de tous ces hommes dont Blanche tirait les ficelles » (ibid. : 124), fait preuve parfois d’humeur maussade ; il en vient à se brouiller avec elle, « [t]out à fait comme s’il avait une femme et s’était disputé avec elle » (ibid. : 126) ou à pleurer d’énervement (ibid. : 155). Le célèbre Justin Merlin tombe éperdument amoureux de Blanche. Elle n’était pourtant pas une femme extraordinaire, on pouvait même ne pas la remarquer : « Oui, elle n’avait rien de surnaturel, Blanche. Si ce n’est la force de sentiments qu’elle provoquait. » (Triolet ibid. : 115) Dans L’Âme, Nathalie, dont l’obésité tient lieu de vieillesse 12 - « [i]mmense, la dame… une montagne… » (Triolet 1963 : 18) -, par son intelligence et son empathie naturelle avec tout ce qui souffre, se trouve au cœur d’une société « malheureuse » qui l’aime et la recherche pour son aide et ses conseils. Pour Christo, elle est « la plus haute autorité » (ibid. : 69). Tous les habitués la considèrent un peu comme « Dieu le père » (ibid. : 369). « Ce n’était pas cent vingt kilos de foires, mais une divinité que l’on avait mise là, dans le secret absolu d’une architecture imprévisible, pour être adorée par des fidèles… » (ibid. : 123) « Coupée du monde, sans journaux ni radio », elle souffre parfois de sa situation : « Un dépotoir de malheurs, voilà ce que je suis… » (ibid. : 195) N’empêche ! Son univers à huis clos, « entre des murs qui ne laissaient passer rien de ce qui arrivait aux vivants. Un cachot. Une île déserte » pourrait bien être une sorte de cabinet psychologique où l’on vient consulter Nathalie, un espace pour soigner les maux du cœur et de l’esprit. 12 Nathalie, qui n’a pas encore la cinquantaine, se donne dans le texte comme une petite vieille avec ses manies comme celle de lisser les bandeaux de ses cheveux, ramassés en chignon, chaque fois que quelque chose la dérange ou l’inquiète, afin aussi de se donner une contenance. La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon 341 Des héroïnes fort différentes qu’Aragon n’a cessé de jalouser : ces « enfants de l’imagination », « ces enfants que je ne t’avais pas faits ». Dominique Desanti souligne l’hommage d’Aragon pour les personnages féminins de Triolet : « Elsa nommée, ou travestie en Fougère chantant, en Blanche écrivant, trahit l’amant-mari par son écriture - son chant. Le trahit en devenant, elle, créatrice. En accomplissant - bien ou mal, n’importe - le sacerdoce du créateur par l’écriture. » (Desanti 1983 : 263) Jusqu’en 1966 : « elle avait entrepris de m’échapper par le roman ». Devenu vieux et célébrant le culte d’Elsa romancière, Aragon évoque encore celles qu’il appelle ses « créatures », « les femmes de ses romans qui sont, et pour bien d’autres que moi, des images inoubliables, et comme les fleurs de ce temps qui fut le nôtre. Sans elles, ce temps deviendrait incompréhensible comme une fresque effacée, et quel sens aurait ma poésie ? » (Aragon 1964 : 161-162) Il faut pourtant se rendre à l’évidence, aucun discours féministe, aucune réflexion discursive relative à la femme ou à son avenir, aucun écho d’une quelconque querelle du féminisme n’apparaît dans ce cycle. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les événements concernant les femmes se sont précipités : le vote des femmes, le premier Goncourt attribué à une femme, 13 la publication du Deuxième sexe…. 14 Pourtant, Elsa ne se pose pas le problème de l’émancipation de la femme, ni collectivement ni individuellement. Malgré ces trois héroïnes, ce n’est pas son sujet d’étude, comme cela l’avait été pour son compagnon en 1934 avec Les Cloches de Bâle, ouvrage qu’il lui avait dédié - « à Elsa sans qui je me serais tu » - et qui donnait aussi à voir trois héroïnes « comme les trois éléments de la femmeavenir-de-l’homme, cette formule qu’il lancera sur le vent du siècle » (Desanti 1983 : 228). Pour Aragon « la femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante. Et c’est elle que je chanterai. » Si Elsa Triolet avait le don et la passion de toucher à ce qui brûle (Aragon 1960 : 41), ce sujet-là ne devait pas tenir du feu pour elle, du moins au point de le traiter comme tel. Les objectifs réels du cycle concernant la femme, il nous faudra les chercher dans un rapport plus subtil au sexe féminin. À dire vrai, Elsa n’avait pas de raison d’être inquiète sur l’avenir de la femme, il lui suffisait d’être à l’écoute de soi pour être habitée d’une confiance envers la femme. L’histoire du couple est bien connue ; c’est elle qui a toujours tenu les rennes de leur destin commun. Elle a fixé Aragon, 13 Marie-Thérèse Eychart a dépouillé la presse qui suivit l’attribution du prix Goncourt en 1945 ; la presse insiste beaucoup sur la « conquête féminine », féministe même, que représente ce Goncourt. « Vote des femmes. Goncourt femmes, l’époque est féministe », écrit Jacques Carton dans Fraternité. (Bouchardeau 2000 : 183) 14 Il est assez étrange, par ailleurs, qu’aucun des historiens de la Littérature consultés n’évoque cet autre couple, médiatique et contemporain, que furent Sartre et Beauvoir, ni la moindre référence au Deuxième sexe, ouvrage publié en 1949 et qu’Elsa Triolet avait sans doute lu… Anne-Marie Reboul 342 après sa tentative de suicide, elle a voulu en être aimée, elle a subvenu à leurs besoins par la fabrication de ses colliers lorsque les revenus du couple étaient aléatoires, elle a voulu qu’il la chante, elle a voulu se séparer de lui lorsque les événements de la France la pressaient, elle a voulu ces œuvres croisées… toujours l’emprise sur soi et sur Aragon. Elsa est emportée en 1970, mais ce n’est pas par la mort, selon Germán Uribe, mais par un excès de vie. Elle savait ce dont une femme est capable, ce qu’elle peut être ou devenir. Aucune raison de s’interroger vraiment. S’il n’y a pas lieu de s’inquiéter sur l’avenir de la femme, force est de reconnaître que les trois héroïnes périssent. Martine, la protagoniste de Roses à crédit, subit la mort la plus terrible, dévorée par les rats. Blanche dans Luna- Park, partie dans le désert du Sahara sur les traces d’un autre personnage mythique, l’exploratrice Isabelle Eberhardt, a probablement eu un accident. Selon un communiqué de la presse, « il ne reste plus beaucoup d’espoir de retrouver Blanche Hauteville en vie ». Mais dans une interview donnée à la R.T.F., à la veille d’une grande expédition dans le désert pour se documenter, le cinéaste Justin Merlin assure que « [p]ersonne n’a vu les débris de son avion. Ni son cadavre ou son squelette ». Il a la conviction qu’elle est en vie, parce que où qu’elle soit, il sait que Blanche possède cette force. « Aujourd’hui Icare est femme. » (Triolet 1959b : 176) « Nous retrouverons Blanche Hauteville en vie. » (ibid. : 177), mais nous la retrouverons, naturellement, dans son film. L’héroïne de L’Âme, Nathalie, est emportée par la maladie, rongée par un cancer du sein : « Elle tient dans sa main cette masse de chair qui autrefois était un sein rond, plein, douillet et ferme… Elle tâte. Elle sait. » (Triolet 1963 : 227) Elle sait, mais elle ne veut pas se soigner. « Elle entendait le bruit menu que faisait la mort en s’installant dans son corps. Ah, comme elle en avait assez de colmater les brèches, de soigner ceci, cela, dans son pauvre corps obèse, usé, déficient. » (ibid. : 228) Résistante, puis déportée, Nathalie meurt aussi des séquelles des camps. Autrefois, elle était mince, « [m]ais au camp, les boches m’ont fait des trucs... » ; « [d]es ordures scientifiques, réplique Phi-Phi, c’est pis que tout… » (ibid. : 21-22). Elle en a gardé des « [s]ouffrances physiques des corps, souffrances morales, l’âme mise à nu, nue jusqu’à l’os… » (ibid. : 238). Elle en est encore habitée de fantômes : « Le sang, les dents crachées, les cris, les ordures… La nuit la prenait à la gorge. » (ibid. : 273) Si nous devions lier le sort final accordé aux héroïnes à l’épanouissement individuel des femmes, nous resterions sur cette impression d’une impuissance propre à la femme de réaliser son émancipation pleine. 15 En 15 Voir à ce sujet, l’intéressante analyse des Amants d’Avignon réalisée par Amy Smiley « Représentation et Résistance. Les Amants d’Avignon et le ‹ réel › de la femme ». « Le phénomène mythique chez Triolet trouve sa raison d’être […] dans la difficulté de réaliser une émancipation pleine de la femme. L’image pure des Saints Amants La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon 343 effet, pas de « happy-end » à l’américaine dans les romans de Triolet. Est-ce à dire pour autant que la femme, l’avenir de la femme, est condamné, que son épanouissement individuel est toujours avorté ? Mais alors condamné par qui ? Condamné par quoi ? Il se pourrait que ces morts soient une forme de contestation de la littérature et de l’idéologie américaines, en harmonie avec la Bataille des Livres. Mais il se pourrait aussi qu’il faille lire plus attentivement les textes. Les romans de la série présentent différentes marques de brouillage qu’André Trouvé a bien étudié dans sa thèse de doctorat qui s’y réfère : les blancs, les ellipses, les non-dits, les raccourcis sont légion au point de parler de « romans lacunaires » (Trouvé 2006 : 149). Il faut également tenir compte de la dimension onirique de l’écriture et de la connivence avec la littérature fantastique, ce qui conduit le critique littéraire à remarquer que « [l]es textes étudiés se donnent à lire sur le mode de la fausse transparence, source de bien des malentendus » (ibid. : 195). L’auteur voulait « écrire en clair », « [j]e reste dans l’immédiatement déchiffrable, au premier degré » ; « [j]e serais encline à créer un arbre feuille à feuille, je m’en veux d’en laisser tomber une seule, chacune en vaut la peine » (Triolet 1969 : 69). Son langage est sans baroquisme décadent, sans apparente abstraction ni sophistication, pourtant son œuvre reste parfois d’une interprétation difficile. Finalement, il ne faut pas oublier le pessimisme de la romancière, connu depuis Madaule. « On peut écrire en dehors du temps, des événements, mais pas en dehors de son propre sort et, partant, en dehors de soi-même, de ce qu’on est. » (Triolet 1945 : 10) Sur les ouvrages du cycle pèsent, comme sur l’ensemble de l’œuvre, certains thèmes identifiés par les critiques qui nous précèdent et liés à son vécu : le déracinement, la dépossession, la thématique de l’errance à la limite de la « clochardise », la rupture des liens sociaux de ses personnages… Cette lecture du monde se retrouve ici dans le regard d’une profonde lucidité de la sexagénaire. 16 Il nous faut revenir sur ces trois destins. Nathalie est victime de l’Histoire et de son vécu : elle porte une signature terrible au bras. Survivante des camps, elle meurt toutefois d’un accident de la vie, la maladie. Blanche est victime d’un accident d’avion et donc du hasard, 17 d’Avignon gomme en fait la pulsion érotique du récit que révèle le manuscrit. » (Smiley dans Delranc-Gaudric 2000 : 162) 16 « L’Humanité peinte par Elsa Triolet est une humanité prisonnière, suffocante dont l’effort vise, contradictoirement, à s’arracher à l’étouffement originel, à « naître », à sortir à la lumière dans ce mouvement du bas vers le haut qui ressuscite le vieux mythe de Sisyphe, mais avec cette fois la possibilité pour Sisyphe d’échapper au verdict. » (Apel-Muller 1971 : 136-157) 17 Il s’agirait plutôt, selon Aragon, de « cette espèce de destin moderne, qui naît du jeu compliqué, imprévisible du monde actuel, où les actions et réactions réciproques des hommes et de la société, de l’histoire héritée et de celle qui se fait, de l’individu pris dans un drame qu’il ne contrôle pas, dont la logique lui échappe, toute cette immense Anne-Marie Reboul 344 victime de son sens de l’aventure, 18 mais également du regard de l’homme et du créateur qui l’interprète, la déforme et la recrée à son bon vouloir. Mais le cas de Martine dans Roses à crédit est plus délicat et demande qu’on s’y arrête pour une analyse plus approfondie, d’autant que le roman occupe une place exceptionnelle dans l’œuvre. Elsa Triolet retrouve avec le premier tome de ce cycle le succès de librairie et les gros tirages qu’elle avait connus avec le prix Goncourt pour Le premier accroc coûte deux cents francs. Des passages sont repris dans les manuels scolaires français. L’histoire de Martine qui vend « son âme » pour acheter des « choses » devient exemplaire. Elle est perçue comme « la Marguerite du Méphisto de la Consommation » et le roman, enfin, se traduit en U.R.S.S. (Desanti 1983 : 379). Pourtant à bien le lire, il n’est pas clair que ce soit Martine que l’auteur condamne et nous préférons en cela suivre Aragon qui invitait à « [s]auver la pauvre Martine, prise dans les dents du crédit, qui ne pourra passer de l’âge de pierre à l’âge de nylon, sauver cette Blanche Hauteville… » (Aragon 1960 : 33). Le personnage de Martine est victime de plusieurs choses : il y a le crédit qui la tenaille ; il y a ses peurs ancestrales qui la rejoignent. 19 « C’était une femme cernée par les loups du mystère. » (Triolet 1959a : 226) Son manque de culture l’empêchait d’identifier son mal et de surmonter cette inquiétude métaphysique et de comprendre que « la vie qu’elle s’était faite était une autodéfense » (ibid. : 226). Du côté de l’âge de pierre, également, ses origines qui donnent lieu à des reproches formulés à Daniel, dans son esprit, face à son intransigeance : « On voyait bien que c’était un fils à papa, qu’il n’avait jamais vécu dans une cabane en planches, couché sans draps et mangé avec des rats… Il avait toujours pu se laver… Il connaissait son père, et ses parents ne se soûlaient pas, ne se battaient pas, ça lui était facile de parler. » (ibid. : 232) Martine meurt de tout cela, mais aussi et surtout de son histoire d’amour. De retour chez elle pour une question d’héritage, après son divorce, elle retrouve le crochet de la suspension où un jour elle avait menacé sa mère de se pendre, mais cela devenait inutile : « L’amour, quand ce n’était pas celui de Daniel, était le plus violent, le plus atroce des poisons. […] Bébert - l’amant de sa mère - ferait l’affaire. Elle se mit à l’attendre. » (ibid. : 299-300) Martine se laisse mourir, se suicide, victime de sa manière de machinerie complexe prend l’aspect de l’arbitraire, de ce hasard qui, chez Elsa Triolet, remplace le fatum des anciens, l’ananké de la tragédie grecque. » (Aragon 1960 : 13) 18 Selon André Trouvé (2006 : 162), Blanche, « [f]igure ambiguë d’une pseudo-femme libérée - elle est aviatrice, future cosmonaute - Blanche représenterait encore une conscience aliénée ». 19 « Vivre ici… La peur s’emparait de Martine. La peur de ceux qui avaient été ici vivants, de leurs voix qui s’étaient tues, de leurs efforts, de leurs destins… Martine ne se trouvait bien que là où personne n’avait respiré avant elle. Ici, elle avait peur. » (Triolet 1959a : 225) La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon 345 concevoir l’amour. Cette dimension du destin de Martine ne doit pas être minimisée, car de nombreuses pages nous racontent la crise et sa souffrance devant la décision de Daniel de se séparer. À partir de ce moment-là, Martine est une femme rompue. Elsa Triolet a placé dans ce roman une sœur jumelle de l’héroïne, Cécile, la fille de « M’man Donzert » que les critiques semblent oublier. « Jamais ces deux filles ne s’étaient disputées, jalousées, enviées… » (Triolet 1959a : 161) Martine toujours en bleu ciel, Cécile en rose. Ce thème de la couleur des deux personnages est récurrent tout au long du livre. Face à Martine qui fait preuve de décision, de force de caractère, de l’aptitude à prendre son destin en main, 20 Cécile, elle, n’a pas le courage ni la volonté de s’émanciper, au point d’inquiéter sa mère. Petite blonde qui plaisait beaucoup à cause de sa « joliesse », mais qui ne se décide pas à quitter le logis familial. À la question de Martine sur ses projets, Cécile s’impatiente : « Ah ! mais tu sais bien comment je suis ! Qu’est-ce que tu as à me poser des questions ! C’est plus facile de ne pas me marier, de rester ici avec Maman, avec toi et M. Georges, que de me marier… » (ibid. : 163) Elle ne veut pas partir parce qu’elle se sent bien à la maison, sous la tutelle des parents : « Elle traînait les choses en longueur, refusait de se marier tout de suite et de coucher, parce que si elle avait couché avec l’un ou l’autre de ses fiancés, elle aurait été obligée de se marier avec et de quitter la maison, et elle n’en avait aucune envie… » (ibid. : 162) Cécile épouse finalement Pierre Genesc - non par amour, mais à cause d’une situation confortable et d’un avenir assuré grâce au poste de directeur d’une grande société de matières plastiques de son mari. C’est un parti que Martine lui présente et qu’elle accepte d’emblée : « Cela ne serait pas pour me déplaire… les matières plastiques… » (ibid. : 165) Et Cécile de quitter son travail à l’agence de voyages, de mener l’existence banale d’une petite bourgeoise - tout en se portant « comme un charme » (ibid. : 251) - et, finalement, de suivre le parcours tout tracé par l’homme qu’elle a épousé. Martine qui aime Cécile en conclut que c’« est un bébé » (ibid. : 169) ; mais le jugement de Daniel, plus terrible, colle davantage à la pensée de notre auteur : « Tu sais ce qu’elle est ta Cécile ? Une huître… […] Toutes pareilles… On sait que c’est en vie quand on met du citron dessus… C’est muet, c’est nacré, et c’est rare quand on y trouve une perle… » (ibid. : 169) À en croire les deux phrases du journal d’Ina Konstantinova mises en exergue par Triolet dans sa traduction de La jeune fille de Kachine - « Il faut faire de la sorte que cela ne soit pas la vie qui me fasse passer par où elle veut, mais que ce soit moi qui lui fasse prendre la direction qui m’agrée. Il n’est que comme ça que j’aurai acquis le droit de m’appeler un être humain. » (reprises par Aragon 1960 : 46) -, Elsa Triolet ne pouvait pas juger 20 Face à tous les incidents rencontrés, Martine pense « D’abord se débrouiller» (Triolet 1959a : 236). Anne-Marie Reboul 346 Martine et Cécile de la même manière. Elle l’a suggéré dans sa « Préface à la clandestinité », mais personne n’y a prêté attention : « [M]es deux héroïnes semblent toutes deux sortir des magazines féminins et le décalage entre leurs habitudes de penser, de rêver, de faire et leur force secrète fait partie du drame. » (Triolet 1965 : 16). Pourtant le sort de chacune est inversé par rapport à l’opinion de l’auteur. Martine est souvent valorisée dans le texte. Elle possède de grandes qualités, une prodigieuse mémoire et une aptitude à l’étude qu’elle n’a certes pas développées. Elle est intelligente, son raisonnement juste ; il faudrait citer des pages entières qui mettent en relief les analyses pertinentes de Martine à propos des conflits de la famille Donelle, la relation de Daniel avec son cousin Bernard ou avec son père, au sujet de la recherche de cette fameuse « rose de forme moderne, avec le parfum des roses anciennes ». Daniel finira par reconnaître que Martine avait raison et que « son père voulait l’aider, [qu’] il partageait sa passion » (Triolet 1959a : 188). Elle a le goût et l’amour du travail bien fait. Elle est sensible avec Daniel - « Comme elle le connaissait bien, comme elle savait le calmer… » - et sait le toucher : « Si on a une fille, on l’appellera Chromosome… » (ibid. : 144) Comme tempérament, c’est une jusqu’au-boutiste qui provoque l’intrusion d’Elsa Triolet dans le texte, en première personne, pour narrer une curieuse anecdote dont la morale « comme une écharde […] fait mal encore » (ibid. : 171). Et la romancière de conclure : « Je ne peux pas me mesurer avec Martine. Elle a la force d’aller jusqu’au bout. » (ibid.) Il est incontestable que Martine a trop de « désirs en matière plastique et [de] rêves en nylon » (Triolet 1959a : 260). Le goût des objets et du « confort moderne », « l’ensemble cosy », son goût effréné de la consommation ressemble à une drogue. Elle essaie de se raisonner ou de comprendre : « c’était pure nervosité, une sorte de boulimie : elle n’arrivait pas à se rassasier. Si Daniel était revenu comme avant, elle n’aurait eu besoin de rien… » (ibid. : 253) La consommation comble son manque. On retient l’image de la « pie voleuse » qui poursuit Martine depuis son enfance et se déploie dans le roman comme signe prémonitoire de la « logique » à quoi elle ne peut échapper (Aragon 1960 : 56-57). Pourtant le texte apporte un démenti : « Non, une pie, c’est bavard, et toi, tu ne dis rien. » (Triolet 1959a : 298) Et puis, il y a les roses. Des roses par milliers, « comme un miracle, une apparition », ces roses qui ne savent pas faire rêver Martine, selon Daniel (ibid. : 227), mais qui donnent lieu à différentes interprétations dans le texte. La figure de l’oxymore, dès le titre du roman, Roses à crédit, renversant les valeurs traditionnelles de cette fleur intemporelle, ineffable et gratuite, le suggérait. Dans le langage amoureux de Daniel, Martine est assimilée à une rose : « mon amour, ma rose ». Mais les roses sont aussi ces « épouses La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon 347 exigeantes [qui] avaient constamment besoin de quelque chose » (ibid. : 200) et qui tiennent Daniel éloigné de sa femme. Martine s’en servira dans ses reproches, après avoir découvert qu’il la trompe : « Tes roses, elles étaient à crédit, tu me les as reprises, salaud ! » (ibid. : 271) Le titre du dernier chapitre du roman et l’inscription romaine sur la tombe de Martine - « Sparge, precor, rosas supra mea busta, viator » 21 - invitent à la réflexion. Au finale, et après l’intensité dramatique de la mort de Martine, l’apparition sur le marché de la rose Martine Donelle, tant convoitée par Daniel, avec cette mention sèche des « félicitations du jury », se retourne contre le lauréat. 22 Daniel savait qu’« [i]l faut faire faire aux roses des mariages intelligents » (ibid. : 143). Il aurait dû prévoir que Martine ne se plierait pas à un destin imposé. Deux autres mentions se référant à Roses à crédit dans Luna-Park confirment ce renversement des valeurs et viennent se joindre à nos intuitions de lecture. Le souvenir fugace de M. Genesc et son usine de matières plastiques qui flambe, provoquant un immense désastre, est l’occasion d’une vision métaphorique de sa femme, Cécile, si l’on se souvient de la couleur qui la caractérise : « le ciel, rose au-dessus des nuages et brouillards, les matières plastiques flambaient bien, une belle couleur rosebonbon que cela faisait au ciel » (Triolet 1959b : 167). C’est comme si la sœur jumelle, la petite bourgeoise bien rangée, partait en fumée. Inversement, l’évocation de Martine Donelle, la femme de chair et de sang, se retrouve dans l’image de la rose nouvelle « Martine Donelle » que Justin Merlin envisage de planter au printemps pour renouveler son jardin. Et le texte de préciser : « Une rose rouge, très foncée » (Triolet 1959b : 145), rappelant la description de Martine dans l’univers aux teintes pastel du salon esthétique : « Les cheveux noirs et brillants de Martine, sa peau bronzée tranchaient comme une rose d’un rouge très foncé. » (Triolet 1959a : 221 ; le souligné nous appartient.) Au-delà du destin fatal qui emporte ces trois héroïnes, il y a de forts tempéraments, des femmes de caractère et de convictions, aux principes dérangeants. Et nulle part dans les textes une quelconque tare ou impuissance spécifique au genre féminin. Selon Madeleine Braun, « [c]e thème d’Elsa Triolet et ses personnages féminins est fascinant et tout spécialement pour qui a connu Elsa, car la complicité entre l’auteur et ses héroïnes se retrouvait dans la vie entre elle et les femmes qu’elle rencontrait, qu’elle connaissait, et celles qui eurent la chance d’être parmi ses familiers » (Braun 1971 : 102). « Dans la vie, Elsa aimait les femmes qui se réalisent, ce 21 « Passant, je t’en supplie, répands des roses sur ma tombe. » 22 Cf. les pages intéressantes d’Alain Trouvé (2006 : 51-52) sur cet « objet fleur » et les implications financières et économiques de l’aventure scientifique de Daniel. Anne-Marie Reboul 348 qu’elle appelait les femmes ‹ victorieuses ›. Et dans cet adjectif il y avait admiration, jamais envie », poursuit Madeleine Braun (ibid.). Les trois héroïnes de L’Âge de nylon sont des femmes libérées sexuellement ou qui l’ont été à un moment de leur existence. Nathalie, dans le roman L’Âme, est bien vieillie, mais elle se souvient : « À treize ans son premier amour, à quinze ans son premier amant, à dix-huit elle était mariée, à vingt divorcée. » (Triolet 1963 : 106) Son passé est « bourré d’hommes ». Dans sa jeunesse, elle était belle ; un grand peintre pour qui elle a posé nue était fou amoureux d’elle. Mais elle ne voulait coucher avec personne. Et puis, après un grand amour frustré, elle s’est mise à faire les quatre cents coups (ibid. : 220). Il est vrai aussi, selon les remarques de la mère de Christo, qu’avant « on cachait qu’on avait un amant, et maintenant on raconte qu’on en a eu vingt » (ibid. : 72). Mais faisons fi du nombre ; Nathalie a aimé et vécu. La galerie des soupirants de Blanche, dans Luna- Park, ne fait pas l’ombre d’un doute et nous renvoie l’image d’une femme fatale. Martine, de son côté, s’est donnée à Daniel avec simplicité « sans rien demander, ni avant ni après, ni promesses ni mots d’amour… Elle était à lui et n’en faisait pas mystère » (Triolet 1959a : 92). Mais Martine ne conçoit pas l’amour sans la fidélité ; disons plus justement que Martine ne conçoit que l’amour pour Daniel. Elle est la femme d’un seul homme. Depuis son adolescence, depuis toujours, « sans la pensée constante de Daniel, le corps de Martine se serait affaissé comme un ballon troué, dégonflé, ridé, sans couleur… » (ibid. : 22). « Une maîtresse femme… » (ibid. : 254). Dans le cycle des années soixante, les héroïnes d’Elsa Triolet se sont libérées et dans le langage et dans les faits. 23 Quelles que soient les carences de ces héroïnes - certaines ponctuelles, propres à chacune ; d’autres plus générales, liées par exemple à leur engagement social et politique -, du point de vue strictement féminin, elles donnent toutes la preuve d’une aptitude à prendre leur destin en main, sans parvenir toutefois à un épanouissement durable, à cause des hasards de l’existence. Les textes nous l’ont montré d’une manière explicite. En revanche, les trois romans offrent un trajet, un réalisme de plus en plus étrange quand on avance dans le cycle. De Roses à crédit à L’Âme, un 23 Amy Smiley a observé une « censure finale de l’érotisme » et une « impuissance de la femme dans l’érotisme » dans Les Amants d’Avignon qui coïnciderait avec l’impuissance à faire exister la femme épanouie, sans pour autant avoir recours aux « images qui la réduisent à un objet de désir ou à un être faible. Transformer le don érotique en sainteté fait éjecter du texte la possibilité naissante d’une image innovatrice de la femme qui ne correspond pas encore à sa réalité historique. Ainsi, le mythe chez Triolet s’interpose entre la femme qui rêve et la femme qui court les routes enneigées, sans pouvoir pour autant les concilier. » (Smiley dans Delranc-Gaudric 2000 : 163) La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon 349 phénomène de « déréalisation » ou de « dématérialisation » de la femme devient patent. Les héroïnes sont de moins en moins réelles, de plus en plus éthérées. Martine est la femme bien en chair, bien dans son temps, « pour la force des sentiments, la liberté, elle était une femme véritable » (Triolet 1959a : 97). Mais Blanche nous est donnée d’une manière très fragmentée, « déconstruite », comme interprétation ou point de vue de plusieurs rêves masculins ; Blanche appartient essentiellement au cerveau de l’homme et du créateur, Justin, qui cherche à se désintoxiquer du film terminé, mais qui ne peut en empêcher un autre de lentement s’infiltrer. Les lettres adressées à Blanche, son univers le plus intime et certains passages du roman de Trilby qu’il se met à lire se confondent dans l’esprit du cinéaste en autant de scénarios. Au fil du roman, Blanche cesse d’être une héroïne de chair et de sang pour devenir le fruit de son imagination. L’image de Blanche ne finit pas d’apparaître pour Justin, comme si elle « ne voulait pas tourner la tête de son côté » (Triolet 1959b : 68). Nathalie, dans L’Âme, n’est plus que son ombre : « depuis longtemps [elle] avait cessé d’être une femme, rien qu’une masse de chair » (Triolet 1963 : 106). Coupée du monde, Nathalie vit en dehors de l’histoire et incarne un concept. Par un processus de mythification, elle est cette âme qui donne son titre au roman, comme si l’âme était femme. Ainsi le cycle présente un trajet qui va du réel et de la femme libre, indépendante et bien en chair qu’est Martine pour nous conduire vers l’abstraction et la réflexion. Parallèlement, l’horizon des trois romans est celui de la vie privée, comme si dans ce débat qui oppose l’âge de pierre à l’âge de nylon, ce n’étaient pas tant les femmes - dans leur avenir et leur spécificité - qui intéressent Elsa Triolet que les relations que celles-ci entretiennent dans leur sphère intime, et d’une manière spécifique la relation à l’Autre masculin. Il y aurait une étude à faire sur les hommes qui accompagnent ces trois femmes : ils n’en ressortiraient pas grandis ! Dans Luna-Park, après la lecture des différentes lettres destinées à Blanche, Justin se montre contre la plupart des prétendants illustres et se réjouit qu’elle ait choisi un « traîne-savates », le seul de tous ces messieurs qui pourrait devenir « un type très bien », quoique quelques pages plus loin l’amoureux est à son tour qualifié de « pauvre sale type » (Triolet 1959b : 96). Dans L’Âme, Luigi Petracci, le mari de Nathalie, est bien « le baume de ses plaies, l’eau de son désert » (Triolet 1963 : 16), son « âme-fantôme ». Luigi travaille à la recherche d’une prothèse cybernétique, mais il trempe dans des affaires louches et finit par tout perdre et se ruiner. Phi-Phi, le plus fidèle des amis, est jugé par Nathalie : « [V]ous ressemblez à un homme, vous n’en n’êtes pas un. » (ibid. : 176) Quant à Daniel, dans Roses à crédit, c’est un homme toujours « occupé », par ses cours, ses examens, ses vacances studieuses, ses voyages… plus tard, des Anne-Marie Reboul 350 gens à voir, des fournisseurs… Amoureux de la science, c’est un affairé 24 qui vit comme un possédé : « Je te mettrais, toi et nos enfants, sur la paille, mais quelle vie, ma chérie, quelle vie ! » (Triolet 1959a : 159) Sa passion exclusive est doublée d’un désir de réussite individuelle et professionnelle et, pour tout dire, d’un égoïsme assez remarquable. Malgré toute sa science, Daniel n’a pas su aider Martine à être, à devenir, à lutter contre ses peurs… Replié dans l’univers clos de sa recherche, il ne se soucie pas même d’elle pendant leur voyage de noces, toujours occupé à ses travaux d’hybridation. Il ne l’écoute pas vraiment, lorsqu’elle aborde les sujets qui l’intéressent, et tourne en dérision toutes ses propositions. 25 Mais c’est surtout le projet de vie en commun de Daniel qui fait défaut : la vie à la ferme où l’on « se fout du confort moderne » et l’on se lave encore à l’évier (ibid. : 131), où il faudrait installer le chauffage central, présente de toute évidence des conditions d’habitabilité propres à l’âge de pierre ; mais ce serait surtout l’autonomie et l’émancipation de Martine qui seraient truquées, parce qu’il lui faudrait abandonner son travail et… s’occuper des roses pour se distraire. Daniel aurait eu besoin d’une Elsa pour lui arracher « [ses] lunettes masculines, ces préjugés de l’homme qui, sous prétexte d’assumer toutes les responsabilités du couple, confine la femme à n’être que sa femme, son reflet ». 26 Le père de Daniel avait bien vu le danger, la passion des roses chez son fils, telle « qu’à la place de Martine, j’en serais jalouse… » (ibid. : 117). Et Martine le lui reprochera : « Tu m’as pris ma vie, tu m’as désexuée… je ne suis qu’un objet, qu’une chose inanimée… immondice, maquereau, fils à papa, exploiteur, buveur de sang… et moi, moi alors ? je ne sais même plus si je suis une femme, à vivre avec un homme qui n’a pas envie de moi, qui couche dans mon lit sans amour… » (ibid. : 271) Daniel n’était pourtant pas entièrement dupe. Il obtient un peu d’argent de son père en lui faisant remarquer qu’il est fatigué « de jouer le maquereau » (ibid. : 184). Il est sans doute significatif d’observer encore que le « surmâle » de L’Âme s’appelle Dany, diminutif de Daniel. L’indécence de sa proposition liée à une prostitution pourrait encore se lire comme un écho lointain de cette proposition de vie à deux de Daniel. 24 Daniel est affairé, un peu comme Aragon en 1932 « par la presse à lire, par l’article à écrire, par le nouveau livre dans lequel il se lance, par les réunions qui l’accaparent ». Elsa connaît à nouveau de grands moments de solitude qu’elle meuble comme elle peut : « Les colliers, les colliers, les colliers. Aragon travaille sans fin et il n’y a pas de fin en cette vie. » (Bouchardeau 2000 : 119) 25 Cf. par exemple le souhait de Martine d’acquérir un matelas à ressorts : « A ressorts, disait-il, à ressorts… Je ne songe pas à faire l’amour avec toi autrement que sur un matelas à ressorts ! ... » (Triolet 1959a : 168) 26 Il s’agit naturellement de la fameuse lettre d’Elsa Triolet à Louis Aragon, écrite probablement durant l’hiver 1942-1943 selon Desanti (1983 : 314), et qu’Aragon évoque dans ses entretiens avec Crémieux (Aragon 1964 : 100). La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon 351 Bouchardeau (2000 : 201) avait déjà observé une vision très pessimiste de l’univers masculin dans le roman Les Fantômes armés. De même, Thomas Stauder a démontré que toutes les figures féminines de Mille regrets sont victimes du sexe masculin et que de la sorte, Elsa Triolet « réussit à anticiper par le seul moyen de la narration sur certaines idées concernant le rôle de la femme que Simone de Beauvoir formulera vers la fin de la même décennie dans Le deuxième sexe. » (Stauder 2006 : 90). Au moment du divorce, Pierre Genesc, le mari de Cécile, doit intercéder pour Martine auprès de Daniel, mais entre hommes il se laisse aller aux confidences et fournit l’une des clefs masculines. Il reconnaît que Martine est une femme rangée, sérieuse, mais il s’inquiète de tout ce qui, chez une femme, « peut devenir emmerdant pour un homme… Vous savez, les femmes excessives, trop portées sur la chose, ou sur le porte-monnaie… des idées trop prononcées… sur la morale… la politique…, des principes, des convictions quoi ! ». (Triolet 1959a : 279) Pour Pierre Genesc, Martine a un côté sorcière, à cause de sa grande beauté : « Je me suis toujours méfié d’elle. Un sentiment qui n’est basé sur rien d’autre que sur l’autodéfense naturelle chez l’homme… » (ibid.) Dans un tel univers, il n’est guère de relation satisfaisante. Aucun vrai couple. Aucune des trois héroïnes ne bâtit de relation pleine et durable. Roses à crédit offre la description d’une passion physique, violente, animale, de deux êtres qui ne sont pas vraiment à l’écoute l’un de l’autre, une relation sans amitié. Dans L’Âme, c’est l’inverse qui se produit : une relation basée sur le respect et la connivence, mais dépouillée de toute sexualité. On ne sait pas bien comment les choses se sont passées à l’origine du couple et à quel moment Nathalie a commencé à grossir, mais Martine dans Roses à crédit, se mettant à manger, après le divorce, à n’importe quelle heure et n’importe quoi proposait une explication, avant la lettre, à ce phénomène lié à l’impuissance et au besoin inassouvi. Quant à Luna-Park, le seul couple qui fonctionne est celui, imaginaire, qui associe Blanche Hauteville à Justin Merlin, l’héroïne étant ici victime du regard de l’homme et du créateur, comme Elsa avait pu l’être du poète Louis Aragon. 27 Pour Elsa Triolet, c’est là, dans le domaine de l’amour et du couple, qu’il n’y a guère de progrès et que le monde est vieux, resté à l’âge de pierre. Lorsque nous irons dans la lune, « qu’y aura-t-il de changé dans la grande affaire de l’Amour ? » se demande le prétendant scientifique dans Luna-Park (Triolet 1959b : 61). « Y a- 27 Il s’agirait alors de ce que Marie-Thérèse Eychart propose de nommer l’effet de mythification des Yeux d’Elsa : « Le poète Aragon avait porté si haut la célébration de sa compagne que l’on entrait, à propos d’Elsa, dans cette ‹ seconde négation des femmes › qui accompagne si souvent la première, plus commune : après avoir considéré l’infériorité du ‹ deuxième sexe ›, la femme est portée sur un piédestal qui évite de la considérer simplement comme personne humaine. » Anne-Marie Reboul 352 t-il des passions anachroniques ? » est la question que se pose Daniel dans Roses à crédit (Triolet 1959a : 260). L’Âme s’interroge également : « Nos passions resteront-elles les mêmes ? » (Triolet 1959b : 60) Nathalie sait d’instinct ce qu’elle doit donner à chacun, la pitié, l’encouragement ou la gifle. Mais que seront ces rapports entre systèmes cybernétiques ? (Triolet 1963 : 199) Le cycle de L’Âge de nylon pose essentiellement le problème des relations humaines et de la conception de l’amour. « L’attraction d’un seul être humain plus forte que la somme des forces cosmiques, une force qui continue à exister après la mort, qui peuple le néant. » (Triolet 1959b : 162) C’était la nature de la passion de Martine pour Daniel : « Pas une passion de série, pas du préfabriqué, de la matière plastique. » (Triolet 1959a : 99) La passion totale de Martine « avait quelque chose d’éternel, d’imputrescible, d’unique » (ibid. : 260) ; elle en force le respect : « un sentiment comme celuilà donne des droits… » (ibid. : 279) Elsa était hantée par l’avenir et les rapports humains. « Un jour l’avenir se reconnaîtra dans ce livre d’une femme qui ne pensait qu’à lui, qui ne pensait qu’au temps où le bonheur serait la règle, et le malheur l’exception. » (Aragon 1960 : 55) De même que Roses à crédit insiste sur les trois manches à gagner pour Martine - la sortie de son milieu d’origine, son travail émancipateur et son mariage, Elsa Triolet semble plaider pour cette « troisième dimension de [la] vie à tous deux » (Triolet 1959a : 196). Trois destins, trois héroïnes qui incarnent tour à tour la volonté (Martine), la liberté (Blanche) et la fraternité (Nathalie) en quête de l’amour vrai. Sans doute comme leur romancière, à lire cette belle rêverie d’Elsa qui nous est donnée par la médiation du souvenir de Nathalie, dans L’Âme : L’amour. Les amours. Des montagnes d’amour, magnifiques comme des montagnes, des chaînes neigeuses, quel paysage, quels paysages, rochers et gorges, vallons, prairies, aigles, edelweiss, aurores roses, brouillards sous les pieds, nuages gonflés, ciel bleu, étoiles sous la main, breuvages fantastiques, lait innocent… (Triolet 1963 : 230) Bibliographie Elsa Triolet, Le premier accroc coûte deux cents francs, Paris 1973 (édition originale : 1945). Elsa Triolet, Roses à crédit, Paris 1959 [= Triolet 1959a]. Elsa Triolet, Luna-Park, Paris 1959 [= Triolet 1959b]. Elsa Triolet, L’Âme, Paris 1968 (édition originale : 1963). Elsa Triolet, Préface à la clandestinité, dans : Le premier accroc coûte deux cents francs (loc. cit.), 7-26. La femme et le combat entre l’âge de pierre et l’âge de nylon 353 Elsa Triolet, La Mise en mots, Genève 1969. Elsa Triolet, Le Rossignol se tait à l’aube, Paris 1970. Michel Apel-Muller, Labyrinthe, dans: Elsa Triolet, numéro spécial d Europe, Revue littéraire mensuelle, nº 506, Paris, juin 1971, 136-157. Louis Aragon / Elsa Triolet, Interview croisée, depuis un étage de la Tour Eiffel, du 29 mars 1959. Commentaires sur leur dernier livre respectif. « Roses à crédit » pour Elsa Triolet, « Elsa » pour Aragon. <www.ina.fr/ .../ aragon-et-elsa-triolet-ala-tour-eiffel.fr.htlm/ > Louis Aragon, Elsa Triolet choisie par Aragon, Paris 1960. Louis Aragon, Entretiens avec Francis Crémieux, Paris 1964. Huguette Bouchardeau, Elsa Triolet, Paris 2000. Madeleine Braun, Elsa et les femmes, dans: Elsa Triolet, numéro spécial d Europe (loc. cit.), 102-106. Pierre Daix, Aragon une vie à changer, Paris 1975. Marianne Delranc-Gaudric (ouvrage coordonné par), Elsa Triolet, un écrivain dans le siècle. Actes du colloque international 15-17 novembre 1996, préface de Michel Apel-Muller, Paris 2000. Dominique Desanti, Les clés d’Elsa, Paris 1983. Marie-Thérèse Eychart, Elsa Triolet et ses romans, Vincennes 1998. Jacques Madaule, Ce que dit Elsa, Paris 1961. Suzanne Ravis, Elsa Triolet (1896-1970), dans : Histoire Littéraire de la France, tome VI, De 1913 à nos jours, Paris 1982, 573-580. Amy Smiley, Représentation et Résistance. « Les Amants d’Avignon » et le ‹ réel › de la femme, dans : Delranc-Gaudric (dir.), Elsa Triolet, un écrivain dans le siècle (loc. cit.), 147-163. Thomas Stauder, Le regard féminin dans Milles regrets d’Elsa Triolet, dans : Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, nº 8, Rambouillet 2006, 71- 93. Alain Trouvé, La lumière noire d’Elsa Triolet, Lyon 2006. Germán Uribe, La Esquina de Germán Uribe, página literaria colombiana en Internet, <www.mundolatino.org/ uribe/ elsa.htm>. Dominique-Joëlle Lalo Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet Et rose elle vécut ce que vivent les roses… Ce n’est pas un roman rose que nous conte Elsa Triolet, ce n’est pas plus un conte de fées, mais la destinée éphémère de Martine Donelle, l’héroïne de Roses à crédit. 1 C’est sur cette Madame Bovary de l’âge de nylon que se centrera notre étude. Nous verrons que Martine, hostile au Réel, édifie un monde à part en se réfugiant dans l’Imaginaire, construisant son identité défaillante sur les pages glacées des magazines féminins. Nous aborderons la problématique anale, puis nous traverserons le miroir pour aboutir au frisson mélancolique. Dès la première page, le ton est donné. Loin d’être rose, la prose s’ombre de morose. Le lecteur pénètre dans un « univers brisé », 2 lugubre, sordide, traversé par la pulsion de mort. Sous ses yeux, s’étend un paysage glauque, sans lumière, sans chaleur où dominent le désordre, la souillure, la saleté. L’heure est « crépusculaire », « un silence froid, cotonneux et humide » règne. Pour toute demeure, « un fantôme de cabane » (Triolet 1959 : 11) « en tôle mangée par la rouille » (ibid. : 12) qui ressemble plus à un cercueil qu’à une habitation : « une grande caisse vieille et sale, un assemblage de planches à échardes, clouées ensemble ». Le ciel est sali par le crépuscule, le « chemin » est « défoncé » (ibid. : 11). Pour toute végétation, « une haie de broussailles finement emmêlées comme des cheveux gris enroulés sur les dents d’un peigne » (ibid.). Vieillesse du paysage ! Pour tout être vivant, « un gros chien, broussailleux lui aussi, de race indécise […] au long poil collé par la boue du terrain ». Traînant « sa chaîne avec un bruit solitaire », il hante ce paysage endeuillé où la « boue tenace » englue aussi des cadavres d’objets hétéroclites gisant là pêle-mêle : « un sabot d’enfant, une roue de bicyclette sans pneu, un seau, un pot de chambre ». Dans cette décharge, un camion, déserté de son chauffeur, attend que la porte de la cahute s’ouvre : « Il faisait nuit noire quand […] un pas d’homme se dirigea lourdement vers le camion. » (ibid. : 12) Cet inconnu, qui surgit dans cette atmosphère de mort, vient de quitter Marie Peignier, née Vénin, la mère de Martine. 1 Les pages entre parenthèses renvoient à l’édition Folio-Gallimard de Roses à crédit. 2 Titre du premier chapitre. Dominique-Joëlle Lalo 356 Qui est-elle, cette mère au nom oxymorique ? Marie, comme la Vierge Marie, dont l’anagramme est « aimer » et Vénin qui suggère « venin, vénalité, vénérien ». Cette mère-pécheresse, qui fait commerce de son corps et « des enfants comme une chatte » (Triolet 1959 : 27), peut-elle représenter un modèle auquel s’identifier et sur lequel fonder son identité féminine ? Le texte brosse d’elle un portrait physique dépréciatif. Corps abîmé dont les charmes féminins se sont évanouis : Marie Peignier est « une petite femme aux cheveux crépus […] et une bouche au sourire permanent » (ibid. : 13), elle ne se peigne 3 jamais et se lave rarement (ibid. : 26). « Ses six enfants lui avaient tiré sur les seins devenus longs et flasques. » Elle porte « un chandail jadis vert pomme », « un veston d’homme aux coudes déchirés et une jupe en coton ». Elle va « nu-pieds, en savates » (ibid. : 13), dans un intérieur où courent des rats, aussi délabré que l’extérieur : « Outre la cuisinière, il y avait dans la pièce la place pour un buffet et une carcasse de fauteuil tous ressorts dehors. La porte qui donnait sur la deuxième pièce était maintenue ouverte par une chaise au siège défoncé. » (ibid. : 15) Une soupe « grasse » est servie dans des « assiettes toutes ébréchées et fêlées » sur une nappe où s’étalent des « croûtons trempant dans du vin rouge, des épluchures… » (ibid.). C’est dans cette ambiance crasseuse, reflet de l’image maternelle ravagée et négligée, c’est parmi ces objets brisés que l’héroïne apparaît pour être aussitôt agressée par sa mère qui l’assaille en lui jetant à la tête un rat crevé, double source de dégoût et rencontre traumatique avec le sexuel (le rat symbolise le phallus) et avec la mort (son cadavre renvoie à la mort, à la pourriture de la chair) : - Un, deux, trois, quatre, cinq… C’est encore Martine qui manque ! Elle veut ma mort, cette garce ! […] Martine apparut, juste comme Marie, sa mère, tenant le rat crevé par la queue, ouvrait la porte pour le jeter au-dehors. Elle balançait le rat à bout de bras pour mieux le lancer, et Martine eut juste le temps de faire un bond de côté pour ne pas recevoir le rat en pleine figure. Il se trouva projeté au milieu de la cour. Martine s’adossa à la porte. - Assieds-toi… dit sa mère, tu vas tourner de l’œil. Et mange. - J’ai pas faim… - Martine allait vers la cuisinière rouge à fondre. - J’ai froid, ditelle. - Tu vas manger. - Marie souriait parce que son visage était mis en place une fois pour toutes. Il y a du pot-au-feu, tu vas te régaler. (Triolet 1959 : 14) Arrêtons-nous un moment sur l’étrange sourire de Marie et sur le rôle de miroir du visage maternel. Pour Jacques Lacan, le stade du miroir est à la source de la constitution du moi. Le bébé qui se voit encore comme un corps 3 Je souligne. Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet 357 morcelé et ne fait aucune différence entre lui et sa mère s'aperçoit dans un miroir, il se tourne alors vers la personne présente, le plus souvent sa mère, pour chercher dans les yeux-miroirs de celle-ci un signe qui lui permettra de rassembler les morceaux de son corps en une totalité unifiante. Winnicott ajoute à la théorie lacanienne que c’est surtout le visage de la mère qui tient lieu de miroir et joue un rôle prépondérant dans le développement de l’enfant. 4 Si le visage de la mère ne répond pas, il n’est pas alors un miroir. La fragilité de l’image spéculaire sera due à cette défaillance de l’image maternelle (Lambotte 1993 : 227). 5 Or, Marie, loin d’être une mère crédible sur laquelle construire son identité, est plutôt une image maternelle déstabilisante. En effet, son visage qui « ne change pas d’expression » (Triolet 1959 : 16) ne renvoie qu’un sourire figé ; ses traits momifiés n’expriment aucune émotion et penchent plutôt du côté de la rigidité cadavérique : Martine « vit le visage de sa mère, qui ne bougeait pas, son sourire une fois pour toutes » (ibid.), tel un masque mortuaire. « Mange, dit sa sœur aînée, tu vois bien que la mère est furibarde. » (ibid. : 15) Ainsi, ce sourire glacial, qui dissimule son vrai visage et ne laisse transparaître aucun affect, pose Marie comme une mère équivoque et ambivalente : « Pourquoi la mère tout en la fessant 6 pleuraitelle et riait-elle en même temps ? » (ibid. : 29) D’humeur changeante, la mère est clivée en un « bon sein » et un « mauvais sein », selon les expressions de la psychanalyste Mélanie Klein. Bonne mère, elle nourrit, manifeste sa tendresse : « Tu ne veux pas un peu de soupe chaude, dis Martine ? Et viens me faire une bise. Elle prit Martine dans ses bras, posa des baisers sonores sur ses cheveux noirs. » (ibid. : 17) Dans le passage suivant, Marie est une mère toute puissante et incestueuse, nourricière et dévoreuse. Manifestant un vif intérêt pour la féminité naissante de Martine, elle est prise d’un fort désir pour le corps adolescent et en pleine transformation de sa fille sans défense, quasi morte, objet passif livré à la jouissance maternelle, jusqu’à vouloir la « croquer », la réintégrer dans son ventre, et l’inviter à « coucher avec elle » : 4 « Dans le développement émotionnel de l’individu, le précurseur du miroir, c’est le visage de la mère. […] L’article de Jacques Lacan sur ‹Le stade du miroir› m’a certainement influencé. Il traite de la fonction du miroir dans le développement du moi de tout individu. Cependant, Lacan ne met pas en relation le miroir et le visage de la mère ainsi que je me le propose de faire. […] Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? Généralement ce qu’il voit, c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit. » (Winnicott 1975 : 153-162) 5 C’est ce dont il s’agit dans la mélancolie : « Le mélancolique voit se figer les traits de l’image maternelle. » 6 Il s’agit de Martine. Dominique-Joëlle Lalo 358 C’est le sang qui te travaille, ma fille, t’as déjà de petits seins mignons, et une jolie taille, et des petites fesses à croquer, coquine ! ... à quatorze ans ! Elle prit Martine dans ses bras, posa des baisers sonores sur ses cheveux noirs, ses joues blêmes, ses épaules, Martine se laissait faire, un corps sans vie, les narines pincées, les yeux clos. Un corps de fillette-femme, long et lisse. Sa robe de laine foncée, étroite et courte, semblait l’empêcher de bouger, de respirer. Marie la lâcha : - Tu veux coucher avec moi ? Je te fais une petite place… dans « ce lit ouvert » (Triolet 1959 : 15), dans « ces draps qui pend[ent] et traîn[ent] sur le sol » que Martine, ramassée sur elle-même, regarde en louchant (ibid.), ces draps qui sont « lavés deux fois l’an et dont [elle] hai[t] l’odeur » (ibid. : 23), ces draps qui la répugnent parce qu’ils transpirent les actes sexuels de sa mère, femme de mauvaise vie qui monnaye sa sexualité. Ce dégoût pour la mère entraîne une aversion pour les aliments qu’elle lui sert. Son sein n’est plus un bon sein, mais un sein usé à force d’avoir été sucé par sa ribambelle d’enfants, un sein malsain « long et flasque » (ibid. : 13) qui l’écœure et provoque une syncope : « Martine enfonça la cuillère dans la graisse, la porta à sa bouche et s’écroula, la tête en avant, dans la soupe » (ibid. : 15). Le texte, en versant dans le putride, dans le scatologique, insiste sur la nausée de Martine : « les draps sales, la morve, les rats, les excréments la faisaient de temps en temps vomir » (ibid. : 30). Enfant, elle savait dire « Ça pue » et Marie et Pierre trouvaient cela si drôle qu’ils faisaient répéter à la petite : « Ça pue » (ibid.). Car Martine est « née dégoûtée », dit-elle (ibid. : 92). Mère et fille devraient se ressembler. Au contraire, tout les distingue. Marie a les « cheveux crépus » (Triolet 1959 : 16) qui ressemblent à « des fils d’or » (ibid. : 297). Sa fille est brune, les « tiffes plats » (ibid. : 16). Elle étudie bien : « Dire que moi, ta mère, je n’ai jamais pu apprendre, ni à lire, ni à écrire. » (ibid. : 17) Différentes et en guerre l’une contre l’autre, elles se rejoignent pourtant devant la Sainte-Vierge, le reflet inversé de Marie, la putain : « C’est la coiffeuse qui te l’a donnée ? Martine fit oui de la tête, contemplant la statuette. A côté d’elle Marie admirait. » (ibid. : 19) Cet instant d’intense communion devant cette figure idéalisée de la femme, qui conjoint l’inconciliable d’être vierge et mère et donc représente un certain mystère de la féminité, n’exclut pas la complexité de leurs rapports. Elles vivent leur relation dans la connivence et dans le rejet, dans la haine et dans l’amour, dans l’hainamoration, selon le néologisme formé par Lacan. Mauvaise mère, Marie injurie, crie (Triolet 1959 : 18). Véhémente, elle distribue « des claques » (ibid. : 17), des « sévices qui se déclenchaient souvent de façon imprévisible » (ibid. : 29). Mère phallique et toute puissante, elle incarne la loi en lieu et place du père absent - d’ailleurs, n’estelle pas vêtue d’un « veston d’homme » (ibid. : 13) ? - assumant ainsi les fonctions paternelles et maternelles : Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet 359 Ses enfants étaient des enfants bien élevés, bien sages et bien polis, ils ne manquaient jamais de dire « Bonjour, Madame » ou « Merci, Monsieur », Marie n’aurait pas toléré l’effronterie autour d’elle. Elle avait la main leste et dure, et les enfants étaient habitués à faire ou à ne pas faire, selon ses ordres, et à croire ses menaces de raclées qui jamais n’étaient vaines. (Triolet 1959 : 28) Posons dès maintenant que le comportement de Martine relèverait d’une double carence originelle : la mère défaillante, le père inconnu : « Le père… On l’appelait le père, bien que Marie Vénin l’eût épousé quand elle avait déjà ses deux aînées, de pères différents et tous deux inconnus. » (Triolet 1959 : 25) Double déficience, car ce père, qui a reconnu les deux aînées, est lui aussi un fils sans père, un « enfant de l’Assistance » (ibid. : 26). Relevons quelques exemples de cet effacement du père. La mère adoptive de Martine, la coiffeuse, est « veuve » (ibid. : 44), elle épouse en secondes noces Monsieur Georges, un autre père de substitution, qui est plutôt un prénom qu’un nom, et dont « la calvitie luisante de propreté » (ibid. : 83) est signe de castration : « Monsieur Georges était la gentillesse même, pimpant comme un coiffeur pour dames, grand et qu’y faire ? - chauve. » (ibid. : 77) Dominique, la sœur de Daniel, a elle aussi perdu son mari. Elle émet des paroles qui suggèrent la mort du père : « Papa, dit-elle, à son père, tu vas te faire renverser par une voiture. » (ibid. : 107) Et encore : l’amie de Martine, Ginette, est « une femme seule » qui élève « un gosse » (ibid. : 180). A cette mise en défaut de la figure paternelle, s’ajoute l’absence masculine. Les hommes sont rares : pour son mariage, « Martine avait exigé des danseurs, c’était minable de voir des jeunes filles danser entre elles » (ibid. : 107). Après leur union, elle et Daniel vont plus ou moins « vivre séparément » (ibid. : 161). Peu de temps avant la dislocation définitive de leur couple, elle le qualifie « d’impuissant » (ibid. : 271). Daniel, dévirilisé, est représenté dans des positions de castration. Lors d’une dispute, il a « les dents « serrées » sur sa « pipe à la couper en deux » (ibid. : 201). Plus loin, il est décrit comme s’il avait été amputé d’une jambe : « Comme Martine l’aimait ainsi, le matin, dans son pyjama fripé, assis sur une jambe repliée sous lui » (ibid. : 265) ; de plus, il boit son café dans une tasse dont « l’anse de malheur s’était brisée net. Martine souffrait tous les jours de cette mutilation » (ibid.). Dès son plus jeune âge, pour échapper à la mère omnipotente, Martine fuit : « depuis toujours [elle] se sentait mal dans la cabane et avec la famille » (Triolet 1959 : 30). « Moi, je m’en vais » (ibid. : 12) ; « Je veux m’en aller » (ibid. : 16) ; « Je veux partir » (ibid.), répète-t-elle. Elle se réfugie dans le creux des bois, dans le ventre de la bonne mère nature qui lui offre protection, repos et nourriture : Martine connaissait dans les bois principalement la mousse, les baies, les fleurs, puisqu’elle allait dans les bois pour y dormir le jour, ne pouvant dormir la nuit, Dominique-Joëlle Lalo 360 dans la cabane, qu’elle y allait pour manger ce qu’elle y trouvait de mangeable, puisque les soupes de sa mère, elle les rendait. (Triolet 1959 : 30) Vomir, c’est rejeter la mère hostile. Cette éclipse dans la forêt n’est qu’une réaction saine d’auto-défense pour se dérober à l’atmosphère familiale nocive. Si la forêt accueillante et nourricière compense les manquements maternels, une autre mère de substitution va jouer un rôle important dans le destin de Martine : Madame Donzert, la coiffeuse, et la mère de son amie Cécile. Catholique fervente, elle « pensa que c’était de son devoir d’aider la fille d’une pécheresse » (Triolet 1959 : 37). Elle recueille (« Entre ma fille », ibid.) donc Martine, la prend comme apprentie, puis l’emmène à Paris. Elle devient « la fille adoptive de la maison » jusqu’à appeler cette bonne fée providentielle « M’man Donzert » (ibid.). Ce nouveau foyer, dont la présence masculine est encore bannie (la coiffeuse à ce moment du récit n’est pas encore remariée), se situe à l’opposé de son milieu d’origine. Ainsi, les fragrances, qui éveillent ses sens, contrastent avec les effluves pestilentiels de la cabane : La première fois que Martine avait pénétré dans la petite maison à étage de madame Donzert, elle en avait perdu la parole pour toute la journée. Aucun palais des Mille et Une Nuits n’a jamais bouleversé ainsi un être humain, tous les parfums de l’Arabie n’auraient jamais, à personne, pu donner le plaisir intense qu’avait ressenti Martine dans la petite maison imbibée des odeurs de shampooings, lotions, eaux de Cologne. (Triolet 1959 : 37) Bien que Martine soit « bien propre, c’était d’ailleurs même ce qui la caractérisait, cette netteté » (ibid.), Madame Donzert exigeait qu’elle prenne un bain lorsqu’elle restait manger et coucher. Quelle « émotion délicieuse » (ibid. : 38), que de se plonger dans cette eau bénite qui, en la purifiant de la boue familiale, prend la signification d’un baptême, d’une seconde naissance : Lorsque Martine vit pour la première fois la baignoire, et que Cécile lui dit de se tremper dans toute cette eau, elle fut prise d’une émotion qui avait quelque chose de sacré, comme si elle allait y être baptisée. (Triolet 1959 : 37) Martine s’initie aux joies du bain, comme si elle se lovait dans la liquidité du ventre maternel (le globe laiteux connotant le bon sein), et découvre la jouissance des soins du corps poussés à l’extrême : Dire la délectation avec laquelle Martine trempait dans l’eau chaude, opaline de sels odorants… Elle était heureuse à en avoir des frissons dans ses bras, ses épaules, le dos… Elle savonnait une jambe, puis l’autre… minces, longues, lisses… […] L’émail de la baignoire était lisse, lisse, l’eau était douce, douce, le savon tout neuf faisait de la mousse nacrée… une éponge rose et bleu ciel… le globe laiteux 7 éclairait chaque petit recoin de la salle de bain, Martine récurait 7 Je souligne. Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet 361 chaque petit recoin de son corps, au savon, à la pierre ponce, à la brosse, à l’éponge, aux ciseaux. Madame Donzert criait d’en bas : « Martine, tu vas t’enlever la peau, à force de frotter… Assez ! » (Triolet 1959 : 38-39) Plus avant, cette toilette minutieuse, réaction au manque d’hygiène de sa mère, dénote un profond dégoût pour le corps, pour ses fonctions organiques, et agit, illusoirement, contre les désastres inéluctables de l’usure du temps, de la putréfaction qui le guette, car de cette « douce euphorie [du bain] sort néanmoins ce qu’elle refoule : la vieillesse et la mort » (Perrot 1984 : 207). Sa peau était dorée, sans fadeur, avec du sang là-dessous, riche. Elle était à l’âge exquis où le corps de la femme est déjà entièrement ébauché, et on a envie de crier à son créateur : « Surtout n’y toucher plus, vous risqueriez de tout gâcher ! » (Triolet 1959 : 39) Mais cette manie de la propreté, qui caractérise Martine tout au long du roman, s’interprète aussi selon les symptômes de la névrose obsessionnelle : « Ce n’était qu’une maniaque, et Daniel faisait partie de ses manies, comme l’ordre, la propreté ou le bridge. » (ibid. : 261) Elle exècre toute saleté, tout désordre, toute odeur nauséabonde. Obsession de lavage et de pureté, mais aussi le contraire ; analité et argent ; être digne de confiance et entêté sont les signes majeurs de cette névrose. Ils sont présents à maintes reprises dans le texte. Prenons quelques exemples : En classe, « elle avait le goût du travail proprement fait, elle ne pouvait supporter les bavures, les ratures et les pâtés d’encre, les coins retournés des cahiers, des livres, lui faisaient mal. Les siens étaient si bien tenus qu’on les aurait crus tous neufs, sortant de la papeterie. » (Triolet 1959 : 34) Apprentie coiffeuse chez Madame Donzert, elle se révèle « inégalable » dans « l’astiquage » (ibid. : 45). « Habillée d’une blouse blanche […], avec un gros chignon lisse, elle était nette et sans bavures. » (ibid.). « Impeccable […] est un mot qu’elle employait souvent. » (ibid. : 72) Son langage reflète ce souci immodéré de perfection : « “Des papiers gras…”, dit Martine avec dégoût. » (ibid. : 55) Bel euphémisme pour dire des mots qui ne sont pas énonçables comme tels : « les p. p. c. laissés par les pique-niqueurs sur l’herbe écrasé » (ibid.). En réalité, cette attitude de dégoût recouvre un mouvement de défense, de recul devant les fonctions organiques du corps. Même « les vacances, c’est les papiers gras » (ibid. : 91). L’analité est aussi illustrée dans la phrase suivante : « Tu tournes de l’œil quand tu vas dans des cabinets qui ne sont pas propres… et il te faut changer les serviettes tous les jours » (ibid. : 83), lui dit M’man Donzert. Atmosphère anale encore quand les jeunes mariés vont passer leur lune de miel à « la ferme familiale des Donelle » (Triolet 1959 : 125). « Ne prends pas peur mon Martinot, disait Daniel pour la centième fois, toi qui n’aimes pas le désordre… tu vas voir. » (ibid.) Autour d’eux, un tableau immonde Dominique-Joëlle Lalo 362 proche de l’incipit. Alors que Martine a tout fait pour sortir de « la merde » (ibid. : 73) originaire, elle est rattrapée par ce qu’elle ne supporte pas : « La cour pavée était jonchée de paille, de cageots, de paniers, de ficelles, de vieux journaux, de brouettes, de bûches… de la boue sous les pieds, un peu partout […]. Le papier peint de la salle à manger […] pendait en lambeaux. » Pendant le repas, monsieur Donelle propose à sa bru le postérieur d’un poulet : « Martine n’aimait pas le croupion. » (ibid. : 126-127) La chambre de Daniel n’est pas non plus épargnée par le regard critique de Martine : Une grande pièce basse de plafond, à le toucher de la main, sur le plâtre blanc des murs, les croisillons des poutres. Des rayonnages avec des livres […]. Un fauteuil défoncé, un lit d’acajou, presque noir à force d’être foncé, et une table de chevet du même bois, en forme de colonne, avec un dessus de marbre noir et une place pour le pot de chambre. 8 Le plancher était fait de grosses planches mal jointes et grises d’âge. (Triolet 1959 : 130) Son désappointement grandit lorsqu’elle s’aperçoit qu’il n’y a pas de salle de bains chez les Donelle : - Où se lave-t-on ? demanda Martine se regardant dans la petite glace au mur ? - Dans la cuisine, mignonne, au-dessus de l’évier, il n’y a pas de salle de bains. […] - Il est avare, ton père… (Triolet 1959 : 131) Au-delà de l’obsession de l’ordre et de la propreté se débusque la hantise de la corrosion des vivants et des choses. A l’usagé, Martine préfère le « pimpant, le neuf. C’est comme cela qu’elle comprenait la vie : elle devait être pimpante, propre » (ibid. : 232), « elle ne pouvait supporter les objets abîmés » (ibid. : 265) par la patine du temps. Etres et objets resteraient immobiles, ne s’useraient pas, ne vieilliraient pas. Mais, si elle rejette la mort parce qu’elle en a peur, sa manière de concevoir l’existence ne l’écarte pas. Ainsi, l’auberge qu’elle a choisie pour son mariage est un véritable lieu de désolation, un désert où le peu de fleurs, plantées là par quelque jardinier, se meurt : « Une maison pimpant neuve sur une nationale, sans un arbre autour avec, sur la route goudronnée, des baquets blancs cerclés de rouges, dans lesquels agonisaient des géraniums. » (Triolet 1959 : 106) Figuration endeuillée du père, M. Donelle est « habillé de vêtements flottants, foncés, comme pour un enterrement » (ibid. : 108). L’endroit est vide de toute vie humaine : « Il n’y a pas un chat ici. » (ibid.) Et bien que l’endroit s’appelle « Coin du Bois, il n’y a pas de bois ! Et pas âme qui vive dans la journée ! » (ibid. : 119) Après la noce, cette mort tenace, qui habite Martine, l’accompagne à la ferme. Les chambres sont 8 L’occurrence du « pot de chambre » apparaît dès l’incipit. Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet 363 blanchies à la chaux ; de gros meubles en bois foncé, des dessus de lits tricotés, des crucifix, elles avaient l’immobilité des pièces inhabitées, un silence stagnant… Personne n’y couchait depuis des années, la famille s’était rétrécie. […] Martine ne dit rien, mais elle eut un frisson, par cette chaleur, à la seule pensée qu’elle pourrait vivre ici. (Triolet 1959 : 129-130) Et ce qu’elle voit dans la cuisine n’est guère alléchant, mais plutôt repoussant : des « mouches zézayaient au-dessus de la table et venaient se coller aux bandes suspendues ici et là, déjà lourdes et noires de cadavres » (ibid. : 137). Les lits de la ferme sont « des cercueils. Ils sentent la sueur et le cadavre », répond-elle à Daniel lorsqu’il lui propose d’y prendre un lit pour meubler l’appartement que lui a offert, à crédit, sa famille adoptive. Même le lit à ressorts dont elle rêve est envisagé comme un lit-tombeau : « Un lit c’est fait pour la vie, quand on achète un lit, c’est pour y dormir jusqu’à la mort, pour y mourir » (ibid. : 166), dit-elle. La mort l’escorte aussi dans la roseraie, altérant les roses qui agonisent, mais dans un lamentable fouillis : Les rangées parallèles de rosiers s’en allaient devant eux, très loin, ils étaient en pleine floraison, il y avait des rangées rouges, roses, jaunes. Il y en avait de déjà fanées, ayant viré de couleur, ouvertes, montrant leurs étamines, amollies, dans un désordre de pétales, les rouges devenues mauves, les jaunes et blanches salies, les bords des pétales desséchés… Martine se dit qu’une roseraie, ce n’était pas impeccable. 9 (Triolet 1959 : 134) Réminiscence de son milieu originaire, la ferme des Donelle lui déplaît donc. Elle refuse d’aller s’y « enterrer » (ibid. : 166). Quand elle y revient, quelques années après son premier séjour, elle constate que rien n’avait changé « sauf que c’était l’hiver, le paysage d’un brun pelé comme la fourrure d’un rat malade, la boue dans la cour, dure et craquante. Dans la salle à manger, un poêle chauffait médiocrement. » (ibid. : 224) Elle sent « son cœur lui manquer » lorsqu’elle voit « le chaos de la cour », « la fiente d’oiseaux, du duvet, des plumes… » (ibid. : 225). Mais plus que le dégoût, que la peur des revenants, c’est la frayeur de sa mort qui s’empare d’elle, terreur qui témoigne de l’angoisse d’être enterrée vivante. Ce fantasme courant n’est que la traduction de la peur d’être reprise, emprisonnée dans le corps maternel : De grands étages ronds, vides avec des meurtrières pour fenêtres […]. Vivre ici… La peur de ceux qui avaient été ici vivants, de leurs voix qui s’étaient tues, de leurs efforts, de leurs destins… Martine ne se trouvait bien que là où personne n’avait respiré avant elle. Ici, elle avait peur. […] Une angoisse tenait Martine, une peur comme devant un fantôme qui secoue ses chaînes […]. C’était le temps qui passe, le souvenir, l’irréversible, c’était la vie qui s’écoulait comme le sable à 9 Je souligne. Dominique-Joëlle Lalo 364 travers les doigts, la mort soudain pressentie… Martine jeta un cri. Non jamais, jamais, elle ne pourrait vivre ici ! (Triolet 1959 : 225) A un premier niveau, le texte dépeint donc un univers obsessionnel. A un niveau plus archaïque, il semble décrire un univers marqué par le sceau de la psychose, par la forclusion du Réel. 10 Les êtres se décomposent. La nature se corrode. La mort rode, miroite dans les replis du texte. Ce que la subjectivité de Martine voit, c’est un monde qui se désagrège, se fragmente comme si le stade du miroir avait échoué, faille de l’expérience spéculaire qui invite à supposer la mélancolie latente du personnage d’autant plus que l’image de la mère, si primordiale pour le sujet mélancolique, se rencontre dans le texte ainsi que plusieurs scènes où le personnage se scrute devant un miroir. Nous avons déjà croisé le visage maternel, étonnamment figé, et la statue de la vierge, son opposé. Bien que détachée de la mère, Martine poursuit, inconsciemment, sa relation avec elle. Elle achète, à crédit, un tableau figurant une pécheresse devant ses juges, forte représentation du Symbolique et de la culpabilité, et l’accroche au mur de son salon : Une femme dont le manteau s’ouvre pendant la déposition à la barre devant la Cour… un grand vent balaie la salle, les dossiers volent, et les vieux juges sont baba devant cette nudité ! […] la belle Phryné qui excitait la Cour était là, elle se trouvait au mur de son studio. (Triolet 1959 : 178) Cette image de la mère pécheresse et coupable, qui peut aussi représenter Martine, Daniel, un jour de violente dispute - elle s’est offert un manteau de fourrure à crédit - la détruit en la piétinant : Il arracha du mur le tableau avec la pécheresse nue sous son manteau devant les vieux juges. Il l’emporta à la cuisine pour mieux le casser sur le carrelage : - A tempérament ! disait-il calmement, en marchant sur les débris de verre, avec facilités de paiement. (Triolet 1959 : 202) Daniel, lui-même, occupe une position maternelle. Rappelons que pour Freud, la mère est le premier objet d’amour perdu. Il en repère la trace au cœur même du choix d’objet masculin de la femme. Ainsi l’homme et la femme rechercheraient la mère dans le partenaire qu’ils élisent : « Elle était seule dans la rue. Seule dans la vie. M’man Donzert n’était pas sa mère, sa 10 Le Réel, une des trois dimensions lacaniennes, c’est l’impossible, c’est l’angoissant, c’est le terrifiant, ce qui échappe aux images, au langage, etc. Nous nous en protégeons par l’Imaginaire et le Symbolique, c’est lorsque le vernis imaginaire s’efface et que l’autre devient autre. L’Imaginaire, c’est l’image, le moi, le miroir. Le Symbolique, c’est ce qui se réfère à la loi, au social et au langage en tant qu’ils attribuent des places dans la société, c’est aussi le Nom-du-père (le surmoi dans la pensée freudienne, c’est-à-dire la conscience morale, la raison) qui promulgue l’interdit de l’inceste en s’interposant entre la mère et son enfant pour les séparer. Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet 365 mère n’était pas une mère, et Daniel n’avait pas paru. » (ibid. : 61) L’occurrence du trou est ici intéressante. Une béance dans laquelle brille de l’Imaginaire. Les pensées de Martine glissent de Daniel sur la statue de la Vierge - phosphorescente qui lui apparaît d’une façon quasi hallucinatoire -, puis elles vagabondent de celle-ci sur celui-là : Martine les yeux ouverts dans le noir, pensait à Daniel Donelle. En haut à droite, il y avait une lueur… D’où venait-elle ? Martine, cherchait machinalement un trou dans la tôle du toit, entre les planches des murs… […] Les yeux rivés sur ce qui brillait là-haut, elle […] craqua [une allumette], et elle devina, plus qu’elle ne vit, la statuette de la Sainte-Vierge. Le choc qu’elle en éprouva fut presque aussi fort que celui qu’elle ressentait en rencontrant Daniel Donelle. […] L’allumette brûlait les bouts des doigts… la nuit se réinstalla, complète. Martine, les yeux ouverts dans le noir, les nerfs à vif, fixait la tache lumineuse et pensait à Daniel Donelle. (Triolet 1959 : 23) Et que dire de cette formule étonnante qui accole le prénom de la mère à celui de l’époux : « Elle rêvait avoir pour mari Daniel » (ibid. : 104) en qui elle retrouve une mère nourricière : « Martine avait faim de Daniel » (ibid. : 166), expression qui relève d’un fantasme de dévorer l’objet d’amour, de l’incorporer (Fédida 1978 : 61-67). La mère, c’est aussi une mer-miroir et mortifère qui envoûte, comme le regard de la Méduse (Freud 1985 : 49) : « Martine regardait la mer, fascinante comme les yeux d’un serpent » (Triolet 1959 : 247), immensité d’eau bleutée éblouissante suggérant le liquide placentaire dans lequel baigne le fœtus. Une mer « propre » et lumineuse comme la Vierge phosphorescente, une mère dont elle a la nostalgie, mais aussi une mère au visage immobile qui soulève le cœur, provoque la nausée : Elle n’avait plus devant elle que la mer, bougeant à peine. Une immense cuvette d’eau propre… Du côté de Nice, ses bords étaient marqués d’un pointillé lumineux. Martine respirait profondément pour surmonter le mal de mer. (ibid. : 249) Revenons au morcellement. L’absence d’ordre, qui revient inéluctablement dans le roman, contient cette idée d’éparpillement. L’ordre aurait alors la fonction d’unifier, de recomposer ce monde en délitescence afin de le rendre « neuf, poli, verni, lisse, satiné, ‹impeccable › » (ibid. : 97), sans fêlure. Un monde parfait d’où serait bannie la putréfaction qui guette la nature, les choses et les êtres, jusqu’au pourrissement final et inévitable : la mort. « Ce désir de perfection prend racine dans la peur dépressive de la désintégration », explique Mélanie Klein (1980 : 320). « La vie réelle, c’était une chose atroce, elle allait son chemin l’ogresse » (Triolet 1959 : 89), une mort gloutonne qui dévore, qui absorbe comme la mère. Parce que le Réel est sordide, que « toute chose vivante […] se flétrissait, se fanait, devenait poussière. Il aurait mieux valu vivre de l’imagination Dominique-Joëlle Lalo 366 seule, celle-ci au moins était impérissable » (ibid. : 66). Martine installe donc de l’Imaginaire à la place d’un impossible à supporter selon une idéalité intransigeante qui interdit tout compromis avec le monde extérieur et qui nie une réalité recouverte de morbidité. Son imaginaire, ses rêveries s’accrochent au « monde idéal, féerique » (ibid. : 64) des magazines féminins, pages glacées à l’abri de l’usure du temps, fixité des images qui s’apparente aussi à la mort. D’un côté, le refus du Réel et donc de la vie, la peur de la mort ; de l’autre, la fascination des images froides, immuables et donc de la mort : Sur le papier glacé, lisse, net, les images, les femmes, les détails étaient sans défauts. Or, dans la vie réelle, Martine voyait surtout les défauts… Dans cette forêt, par exemple, elle voyait les feuilles trouées par la vermine, les champignons gluants, véreux, elle voyait les tas de terre du passage des taupes, le flanc mort d’un arbre déjà attaqué par le pivert… Elle voyait tout ce qui était malade, mort, pourri. La nature était sans vernis, elle n’était pas sur papier glacé et Martine le lui reprochait. (Triolet 1959 : 64) Sous ce reproche vindicatif adressé à la nature sourd un blâme destiné à la mère imparfaite qui n’est pas à l’image « de ces femmes très belles, ces photos de vedettes et de pin-up » (ibid. : 64), une mère insatisfaisante dont elle a honte : « Avoir une mère pareille ! » (ibid. : 63) Dans la forêt, mais aussi à Paris, où elle a suivi Madame Donzert, Martine ne perçoit que la hideur angoissante du Réel, les fissures, les cadavres, le dépérissement du monde et des êtres. La laideur de l’extérieur est insoutenable au contraire de l’institut de beauté, endroit magique où les femmes se font réparer 11 les ravages causés par le passage du temps. Illusoire combat pour effacer l’état de décrépitude des corps, pour les rendre beaux et parfaits. Vain effort, lutte inutile contre les forces de la mort : Les femmes, sorties des mains des masseuses, manucures, coiffeurs, comme repeintes à neuf, fraîches et euphoriques. Martine manucure, se trouvait au cœur de son idéal de beauté, elle vivait à l’intérieur des pages satinées d’un magazine de luxe. […] Dans Paris comme dans la forêt, Martine remarquait la lèpre des maisons, la vermine de la prostitution, elle détestait la fatigue de la foule au retour du travail dans le métro, la bousculade des Uni-Prix, dans la Seine elle devinait les noyés, ses flots peignés charriaient n’importe quelle charogne… (Triolet 1959 : 71-72) Elle avait « découpé à son gré une minuscule parcelle [dans la ville lumière], elle [y] vivait dans un reflet du luxe » (ibid. : 72). Martine, évolue dans un univers clos, dans une fragmentation de l’espace - « parcelle » contient l’idée de morcellement - que son Imaginaire échafaude pour la protéger de ce Réel insupportable, de cette « réalité vivante, effrayante, comme toute réalité 11 Selon la conception de Mélanie Klein. Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet 367 qu’on ne façonne pas comme un ongle, en amande, une réalité impossible à vernir » (ibid. : 79) d’Imaginaire. Cet évitement du réel, sa forclusion, cette vie figée qu’elle s’était forgée l’empêchent de sombrer dans la folie et de « périr ». Entre elle et l’extérieur angoissant et mortifère se dresse une vitremiroir qui agit contre l’émergence du Réel angoissant. Le texte est explicite à ce sujet, invitant même à penser « les superstitions du XXe siècle » comme un clin d’œil à la « psychanalyse » 12 (ibid. : 277), mot que trace la plume de la narratrice lorsque Martine s’effondre tout à fait à la fin du récit : Pour ne pas périr de peur, il lui fallait une vie salement humaine. Elle n’avait pas les plombs de sécurité que donne une certaine, une pas trop grande culture, quelques connaissances explicatives auxquelles l’on croit dur comme fer, et qui sont les superstitions du XXe siècle… 13 […]. Martine était bien moins protégée que Daniel contre l’inquiétude métaphysique. Elle aurait été incapable d’expliquer que la vie qu’elle s’était faite était une autodéfense, 14 ou qu’il lui fallait mettre, entre elle-même et l’intolérable soupçon, la couche isolante d’un Institut de beauté, d’une salle à manger-cosy. Elle ne voulait pas perdre la tête. (Triolet 1959 : 226) Nous avons avancé que Martine présentait une prédisposition à la mélancolie. Certaines caractéristiques de cette affection se repèrent dans le texte. Le lexique dévitalisé d’abord, la culpabilité, la dévalorisation de soi, les intentions suicidaires, issue fatale de la mélancolie. A Paris, « il n’y avait plus rien, aucun espoir comme la mort » (ibid. : 72). Vide, monotone et sans amour, le quotidien de sa vie de simple manucure, exilée dans la capitale, lui fait éprouver « des moments de cafard aigu, de désespoir » (ibid. : 73). Quand soudain, tandis qu’elle marche « sombre, froide, et déserte » (ibid.), surgit Daniel (ibid. : 74). Sa vie bascule positivement. Mais, à partir du chapitre XVI, « Ouverture de crédit », peu de temps après son mariage, elle s’enfonce dans une problématique d’échec, pourtant avertie par une intervention de la narratrice : « Si je n’étais pas celle qui raconte l’histoire, j’aurais dit à Martine méfie-toi ! Une maille a craqué, elle va filer… » (ibid. : 170) et par Mr Georges, instance paternelle et surmoïque, qui lui fait « de la morale » (ibid. : 211). Car Martine ne se contente pas d’avoir trouvé l’amour, il lui faut aller au bout de ses rêves « étonnamment restreint[s] » (ibid. : 261) : « un petit appartement moderne » 12 « Martine dormait. Le docteur avait sorti son stylo et s’était mis à poser les questions habituelles… âge, maladies, enfants… Il s’excusa avant de devenir indiscret. Pour une conversation détaillée, plus tard. On allait l’emmener et lui faire un électrochoc… Ensuite, on verrait. La psychanalyse peut-être… » (Triolet 1959 : 277) 13 Je souligne. 14 Idem. Dominique-Joëlle Lalo 368 (ibid. : 104) meublé « d’objets inanimés » (ibid. : 153), ceux-ci pourraient être l’objet a lacanien, support du fantasme et cause du désir. 15 Pour réaliser son désir de confort, elle accumule les achats à crédit : 16 « Elle préférait le confort au bras de Daniel. » (Triolet 1959 : 186) « Battu par les objets » (ibid. : 190), il se dérobe. Cette frénésie d’achats, une « drogue » (ibid. : 187), la conduit à sa perte. « Pour couvrir les traites » (ibid. : 204), elle se constitue « une clientèle particulière » (ibid. : 229) et se fait renvoyer de l’institut. De plus, elle fait une fausse couche (ibid. : 212). Pour finir, Daniel la trompe et demande le divorce. Elle perd donc « ce qu’elle avait trouvé : le bonheur » (ibid. : 205) lorsque Daniel la quitte. Ce regret d’un paradis détruit par sa faute, auquel s’ajoute la perte de l’enfant, provoque honte, culpabilité, mépris de soi jusqu’à se considérer comme un déchet, s’analiser. Aux prises avec son surmoi, juge tyrannique qui représente la loi, le Symbolique, elle s’accable : Martine sortit de la clinique le ventre vide à ne jamais pouvoir le combler. Sa mère, la Marie, lui était supérieure, elle savait au moins faire des enfants… Martine se sentait stérile pour toujours. Une honte, un déshonneur. Si elle avait eu un enfant. […] Daniel serait revenu comme avant… Elle se dégoûtait. Elle avait pour elle-même des gestes de répulsion. Tout cela était sale, ignoble… Si Daniel l’apprenait, cela serait la fin, il serait dégoûté d’elle pour la vie, elle deviendrait un objet de répulsion. Un rat crevé avec toutes les entrailles qui coulent, déjà pourries. Martine souffrait inexprimablement. (Triolet 1959 : 212) Lorsqu’elle se fait chasser de l’institut, son image narcissique éclate et choit. Elle ne pouvait pas avouer à Daniel qu’on l’avait mise à la porte « quand il reviendra » 17 (ibid. : 230), ni à sa famille d’adoption « tant cela lui faisait honte » (ibid. : 235). « Ne voir personne, ne pas affronter les jugements, la pitié, la réprobation. […] La déesse gisait brisée en mille morceaux aux pieds de son propre piédestal. » (ibid. : 231) 18 Déchéance et aussi humiliation. Elle a tout perdu : « sa solitude était humiliante. […] Dans la foule dense, fatiguée, absorbée, Martine se sentie coupée de tous […]. Seule, ni travail, ni mari. » (ibid. : 234) Le texte ne cesse d’exprimer la détérioration de son image : elle se sent « diminuée » (ibid. : 241). Et de dire sa culpabilité : prise 15 « Cet objet, qui n’est en fait que la présence d’un creux, d’un vide occupable […] par n’importe quel objet et dont nous ne connaissons l’instance que sous la forme de l’objet perdu petit a. » (Lacan 1973 : 201) 16 On retrouve l’analité avec l’argent. 17 Au chapitre XXIV, « Un beau gâchis », il apprendra par Ginette, l’amie de Martine qu’elle « soulevait les clientes de la maison » (Triolet 1959 : 239). 18 Pierre Fédida explique que ce mouvement de chute, cette verticalité « concerne l’angoisse de l’effondrement et de la disparition, en un mot l’angoisse de mort et ce qui, en elle, s’entend par la perte d’un équilibre, de l’ouverture du sol, de la chute, etc. C’est sur ce registre que s’exprime le psychotique. » (Fédida 1978 : 149) Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet 369 de remords, elle « s’abîmait dans les regrets… Denise 19 l’avait chassée comme une malpropre ! » (ibid. : 241) « Son enfance se retournait contre elle » (ibid. : 233) ; elle a chuté dans le péché en volant la clientèle de l’institut, elle a « de qui tenir » (ibid. : 234). Blessée à vif, « Martine tournait dans sa tête des pensées amères, tranchantes » (ibid. : 242). Elle affronte les représailles de son surmoi, « culture de la pulsion de mort ». 20 Très féroce dans la mélancolie, il entre en action. Ayant gardé sa clientèle particulière, elle « se tuait au travail pour tuer le temps » (Triolet 1959 : 242) ou ellemême, activité débordante qui masque sa tristesse. Daniel, qui apparaît pour le mariage de Cécile, la trouve dans un « état étrange, les mains tremblantes, des tics autour de la bouche […] les lèvres blêmes », « nerveuse », les larmes qui coulent (ibid. : 243). Il la ramène en bas de chez elle et elle se retrouve « belle et seule », face à elle-même « ne sachant que faire de cet après-midi, de la soirée libres, libres… » (ibid. : 245). Sans but, sans objet, sans avenir, le temps ralenti s’étire à l’infini : « elle allait profiter de cette journée vide pour se reposer. […] Que lui restait-il à faire de sa journée, de sa vie ? » (ibid.) Ce sentiment de vide (Fédida), c’est l’absence laissée par l’aimé, c’est la douleur d’être habitée par du vide, le sentiment intérieur d’avoir le « ventre vide » (ibid. : 212), c’est l’épuisement physique et psychique, c’est tomber dans le rien, dans le néant. Comme morte, elle se replie dans sa chambre : Les rideaux tirés, couchée sur son matelas à ressorts, Martine songeait à sa vie… Comment tout s’était-il désagrégé ? Pourquoi ? … Les beaux jours. Les beaux jours… Elle n’en voyait rien. Elle était physiquement épuisée. […] Il y avait des années qu’elle n’avait quitté Paris, qu’elle n’avait cessé de travailler… (Triolet 1959 : 245) pour acquérir des objets vides. Elle avait rejetée la vie et « la vie passait à côté d’elle, la laissant en dehors » (ibid. : 246) et « elle sera toujours celle qui regardera vivre les autres » (ibid. : 293) à travers un écran, le filtre de son imaginaire. Après une période d’accalmie, la voilà une nouvelle fois « possédée de désirs » (Triolet 1959 : 232). Affamée, elle va compenser son vide intérieur par une « boulimie » (ibid. : 253) d’objets qu’elle acquiert par « pure nervosité » (ibid.), alternance de calme et de fébrilité qui fait songer à la psychose maniaco-dépressive. En réalité, ce brusque changement dissimule la tristesse inconsolable des déprimés et agit comme un système de défense. La pulsion de vie combat la pulsion de mort. « C’était du vice » (ibid. : 251), « voilà qu’elle se remettait à acheter à tour de bras » (ibid.). « Elle n’arrivait pas à se rassasier. Si Daniel était revenu comme avant, elle n’aurait eu besoin 19 La Directrice de l’institut de beauté. 20 « Dans la mélancolie […] le surmoi excessivement fort, qui s’est annexé la conscience, fait rage contre le moi avec une violence impitoyable, comme s’il s’était emparé de tout le sadisme disponible dans l’individu. » (Freud 1981 : 268) Dominique-Joëlle Lalo 370 de rien… » (ibid. : 253) Ces objets, antidotes à la mélancolie, sont là comme ersatz de cet objet aimé et perdu, indispensable à sa vie qui, sans lui, n’a plus de sens. Car Daniel, objet phallique, « dur et étincelant comme sa moto, casqué, botté, puissant », est possédé au même titre que les autres objets. « Je t’ai » (ibid. : 118), lui avait dit Martine. La vie continue sans lui. Un jour, son amie Ginette, qui a une liaison avec lui, suggère perfidement : « Pourquoi ne divorces-tu pas ? » Elle n’était plus jeune, elle devrait « refaire sa vie ». A ces mots, « Martine sentit un éclair lui traverser le corps en zigzag » (Triolet 1959 : 255). Miroir, mon beau miroir… Plusieurs passages la situent devant un miroir comme s’il s’agissait de pallier une faille spéculaire. Elle y vérifie son maquillage : « Martine jeta un coup d’œil dans la petite glace au mur : il faudrait changer de rouge à lèvres, 21 celui-ci commençait à paraître trop mauve pour sa peau brûlée » par le soleil (ibid. : 138). Ou retouchant les imperfections de son visage, elle se recompose une apparence pour dissimuler son reflet de soi vacillant : « Fatiguée… je vais me mettre du rouge à lèvres et ça n’y paraîtra plus […]. Martine se mettait du rouge à lèvres devant la glace au-dessus du bahut à vaisselle. Sa coiffure était correcte. » (ibid. : 205) L’image « impeccable » (ibid. : 72) qu’elle s’est façonnée pour être conforme à son idéal du moi et semblable aux femmes des magazines, qui ont la même fonction qu’un miroir, représente un idéal de beauté. Daniel est en admiration devant elle : « Une fille si jeune, si belle, jamais Daniel n’avait connu une créature aussi parfaite, de la tête aux pieds ! presque trop parfaite, ‹Cela nuit à ta beauté ! ...› lui disait-il parfois, dans l’émerveillement devant Martine tout entière. » (ibid. : 93) A Paris, elle « apprit à acheter en solde, elle avait la ‹taille mannequin› et sa jeunesse, sa beauté facilitaient les choses, tout le monde content de la rendre plus belle encore » (ibid. : 72). Sans défaut, « précise dans son travail, une employée modèle » (ibid. : 80), « honnête », « vertueuse » (ibid. : 220), elle est admirée de tous, idéalisée, hissée sur un piédestal par le personnel de l’institut qui la surnomme « la petite déesse » (ibid. : 102). Mais, sous cette apparence irréprochable, un être fragile se cache. En effet, Martine a tôt fait d’être déstabilisée par les propos blessants de Ginette. A la rencontre entre les deux femmes succède une scène où elle découvre, avec effroi, le passage du temps sur son visage. Cette perte de son image idéale, qui lui laisse entrevoir l’idée horrible de sa finitude, est source d’une extrême souffrance. Rencontre avec le vieillissement et la mort, retrouvaille aussi avec le visage de la mère indigne. De cette expérience jaillit de 21 Le sourire glacé de la mère. Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet 371 l’angoisse, car cette autre qu’elle regarde dans le miroir est une inconnue. 22 Elle contemple un reflet étranger, une femme qui a ses traits, mais qui ne lui ressemble plus. Mais c’est en même temps une scène où les morceaux épars de son corps se rassemblent en une totalité : Martine alla consulter son miroir, comme des centaines de millions de femmes l’ont fait depuis toujours, se mirant dans l’eau, le métal, les glaces… les yeux scrutateurs, sans merci, sur l’image qui là-dedans se flétrit. Dieu sait que Martine connaissait son reflet, ses cheveux, sa bouche, ses sourcils, l’ovale des joues, c’était son métier que d’étudier ce qui allait le mieux à son teint d’or, à sa stature… Elle connaissait son corps de face, de dos, et chacune de ses courbes, elle savait la valeur que prendrait un rouge à lèvres, la majesté marmoréenne des plis tombant de la taille aux pieds, et comment le tricot déshabillerait ses seins, attirant les regards ; comment ses longues jambes, de leur mouvement en avant, feraient valser les jupes […]. Martine se regardait dans la glace : la voilà de la tête aux pieds. Tout était bien en place, la netteté irréprochable du front, l’ovale des joues, la soie des paupières… s’il y avait le moindre soupçon de ride, vous pensez bien que Martine l’aurait remarqué aussitôt, elle qui se regardait comme à travers une loupe tous les jours que le bon Dieu fait… Il n’y en avait pas. Ce n’était pas ça. Et ce n’est pas à cause d’une ride que Martine ressentit soudain comme une décharge électrique : elle n’avait plus vingt ans, elle n’avait plus vingt ans : et cela se voyait : elle n’avait plus vingt ans ! Martine se regardait… Quelque chose lui avait échappé, quelque chose s’était infiltrée sans qu’elle s’en aperçût, quelque chose qu’elle avait laissé s’introduire par manque de vigilance… Elle se rejeta en arrière, se détourna de la glace, y revint d’un seul coup, pour se surprendre làdedans… Elle ne se reconnut pas ! Qui était cette femme au teint bileux, à l’expression intense et dure ? Elle avait toujours bien regardé les détails, qu’elle avait négligé l’ensemble. 23 Elle n'avait pas gagné de rides, mais elle avait perdu quelque chose… le velouté, l’aimable, le féminin… Martine essaya de sourire, découvrit ses dents intactes, blanches solides… mais la lèvre supérieure paraissait plus maigre, la mâchoire plus accusée. […] Le ver était dans le fruit, la vieillesse était dans elle, la suçait, la perçait comme un fruit mûr à point, beau, sucré… (Triolet 1959 : 257) Cette scène de miroir, où elle s’aperçoit en une unité, est suivie d’un effondrement, d’un morcellement de type schizoïde, comme s’il s’agissait d’une régression. Prise de « nausées », d’une « angoisse », elle ressent comme un « violent coup de rasoir au foie » (ibid. : 257). Son moi vole en éclats, morceaux qui reflètent l’état de sa psyché : « elle était comme un verre qu’on aurait laissé tomber et qui se brise en mille éclats. En quoi était-elle 22 « L’un des modes privilégiés d’irruption de l’Autre est en effet, le vieillissement. Indépendamment de toute problématique du temps, il inscrit la différence dans la similitude, de façon plus effrayante que cette différence ne se perçoit pas à l’échelle humaine qui est celle de la journée, mais relève toujours d’une découverte faite après coup. » (Bayard 1994 : 73) 23 Je souligne. Dominique-Joëlle Lalo 372 donc faite pour que les morceaux tiennent ensemble… du plexiglas… » (ibid. : 258) Et la pulsion de mort entre en action. Je suis nulle, je suis mauvaise, je me tue : « Comment vivre maintenant avec cette idée ? Alors quoi se tuer ? » (ibid. : 259) Se suicider ou tuer l’objet aimé et perdu incorporé en soi. « En l’absence de Daniel, Martine essaya de s’en sortir. Mais rien ne voulait s’arranger, rien ne marchait. » (ibid. : 267) Les créanciers lui enlèvent les objets impayés et, pour achever sa dégringolade, Daniel vient lui demander le divorce pour se remarier avec Marion, rencontrée aux Etats- Unis (ibid. : 269). C’est alors qu’a lieu une véritable crise de folie, répétition, quoique plus violente, d’une première crise. Revenons au chapitre II. Quand l’écolière découvre ses cahiers « grignotés et déchiquetés » (ibid. : 34) par les rats, comme si c’était son corps qui avait été dévoré, elle était « devenue folle à lier, la gosse ! Elle hurlait, trépignait, tapait des pieds [….]. C’était un extraordinaire déchaînement de désespoir et de rage. Enfin, Martine s’effondra haletante sur le lit de sa mère, et c’est tout dire quant à son égarement. Marie lui apporta un verre d’eau. » (ibid. : 35) « Eclatement », « explosion », « orage », tels sont les mots qui qualifient la seconde crise de Martine transformée en « un grand oiseau noir », en une « chauve souris » « aux mouvements déments » qui « se débattait, se cognait contre les murs, renversait de ses ailes des meubles, des objets, se faisait mal… » (ibid. : 269) « Et cela durait » : Soudain, elle s’immobilisa, étendue par terre et reprit forme humaine. Daniel fit un mouvement, un pas s’approcha, resta debout au-dessus de ce corps de femme « Martine ! » appela-t-il. Elle eut une moue de douleur, essaya de se mettre debout, n’y parvint pas, et rampa jusqu'au lit. Il l’y aida à s’y hisser, s’en fut chercher un verre d’eau… mais elle repoussa le verre avec assez de force pour que l’eau se répandit, et elle se mit à parler. (Triolet 1959 : 271) Avant d’écouter les insultes ordurières de Martine, injures auto-défensives permettant d’expulser ce qui fait mal au-dedans de soi, remarquons que Daniel a le geste maternel de lui apporter un verre d’eau. Il assiste à une crise de dépersonnalisation, de déchéance où le rêve, devenu cauchemar, rejoint la réalité. Et quand les barrières s’effondrent entre l’Imaginaire et le Réel, c’est le « délire » (ibid. : 272), la folie inévitable : Ignoble, abject, salingue, salope, ordure, merde… Tu m’as pris ma vie, tu m’as désexuée… je ne suis qu’un objet, qu’une chose inanimée… immondice, maquereau, fils à papa, exploiteur, buveur de sang… et moi, moi alors ? je ne sais même plus si je suis une femme, à vivre avec un homme qui n’a pas envie de moi, qui couche dans mon lit sans amour… […] C’est toi qui m’a rendue stérile et asexuée, si bien qu’aucun homme ne me désire, moi qui suis belle, une déesse… […] Je suis déchue, démolie… le crédit m’a eue… […] Pince-moi, que je me pince, pour savoir si je suis vivante, si ce cauchemar est la réalité… (Triolet 1959 : 271) Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet 373 Daniel lui administre un somnifère, elle s’endort. A son réveil, il doit de nouveau affronter une « bête dangereuse », « malfaisante », destructrice : Lorsque le docteur fit son apparition, il trouva un appartement saccagé… tout était cassé, démoli… et au milieu de ce chaos, une femme à peine couverte d’une chemise de nuit en loques, bras et jambes liés comme dans un vieux film américain. M. Donelle […] était dans un triste état, le visage égratigné, la chemise déchirée, nu-pieds, le pantalon fripé… (ibid. : 274) Après un séjour dans une maison de repos, elle reprend ses activités. Le texte décrit une régression au stade anal, signe du désordre intérieur de Martine et stratégie autopunitive qui scinde le personnage - un intérieur chaotique, un paraître maîtrisé : Martine avait repris ses parties de bridge, mais ne jouait que rarement et jamais chez elle. Pour sortir, elle gardait son apparence habituelle, soignée parfumée, et personne n’aurait pu se douter de la saleté qui régnait derrière la porte de son appartement, fermé à tout le monde. Elle ne vidait pas la boîte à ordures, ne lavait pas la vaisselle, ne changeait pas les draps… C’était sa vengeance. Sur qui s’exerçait-elle ? […] C’était, en premier lieu, pour sa propre délectation que Martine laissait les choses se dégrader […]. (Triolet 1959 : 281) Le mouvement régrédient s’accentue. Martine retourne au stade oral par des accès de boulimie, comblement de son vide affectif : Elle devait ce soir dîner chez M’man Donzert. Martine s’assit sur le lit, sans allumer, se mit à attendre l’heure de partir en mangeant du chocolat. Elle pouvait manger à n’importe quelle heure, n’importe quoi. Sa commode était bourrée de sucreries, de biscuits, et elle se levait la nuit pour aller chercher un bout de pain, un morceau de sucre, du fromage, une sardine… (ibid. : 282) Sa mère meurt. Elle hérite de la cabane dévastée et du terrain à décharge. Le dernier chapitre est un voyage vers l’origine, un retour au premier chapitre, pendant lequel Martine ne cesse de croquer, de sucer des bonbons : « Elle n’y était pas retournée depuis « une dizaine d’années » (Triolet 1959 : 287). Dans son village, dans sa forêt, elle « était chez elle » (ibid. : 288). Dans ce lieu privilégié, elle évacue les tensions physiques accumulées, se libère de son carcan social, se détend. Elle revit dans le sein de la mère-nature ambivalente, bonne et mortifère, qui appelle sa fille à la rejoindre : Martine s’enfonçait dans la forêt… Elle éprouvait un soulagement comme si elle avait enlevé un corset serré, elle respirait de toute sa peau, de la poitrine, du ventre, elle était le poisson qui a retrouvé l’eau. Pour la première fois depuis l’annonce faite par Daniel, elle sentait quelque chose en dehors de l’intolérable. Elle essaya de faire des moulinets avec les bras, remua les épaules, le cou… Tout fonctionnait. […] Assise sur une grosse pierre posée là comme dans un opéra, au pied d’un immense peuplier garni de gui, elle regardait la surface verte, d’un vert Dominique-Joëlle Lalo 374 pas naturel, chimique, vénéneux, 24 les herbes gorgées d’eau recouvrant le marécage, traîtresses… S’enliser là-dedans… La pire des morts lentes. On s’enfonce, on s’enfonce indéfiniment, et tout autour, rien de dur, de stable, à quoi s’accrocher, s’appuyer… en dessous, cela vous tire, vous tire par les pieds… la bouche s’enfonce, le nez s’enfonce, les yeux… Un cadavre debout s’enfonce, s’enfonce. (Triolet 1959 : 292) Devant la cabane, telle une « tombe oubliée » (ibid. : 294), stationne un camion penché de côté. Dans la porte « avait apparu un homme : un peu courbé, comme une cariatide » (ibid. : 295). Bébert, le dernier amant de Marie : « Martine passa devant, entra dans la cabane. Il y faisait complètement noir, et il y avait un remue-ménage à faire tomber ses murs pourris. […] Des régiments de rats… » (ibid. : 295) Statue de femme, représentation hallucinée de la mère, Bébert attrapa un « rat par la queue, alla le jeter dehors et revint s’asseoir en face de Martine ». « Du moment que vous êtes la fille à Marie, on est comme qui dirait parents. » (ibid. : 296) Il l’emmène dans son camion et l’inévitable inceste se produit : Voilà, voilà son destin dément… Elle qui n’a été qu’à un seul homme ! Etait-ce la nuit survenue ou la mort… le couvercle de sa tombe s’abattait sur elle. (ibid. : 298) D’une part, elle retrouve le lien à la mère en séduisant son dernier amant, à la fois père et mère. D’autre part, une confusion identitaire se produit entre Martine et Marie qui sont mises à la même place sexuelle. Peu après, Bébert la quitte en l’implorant de ne pas retourner à la cabane, de rentrer à Paris : « Je te donne rendez-vous ici, dans huit jours… » (Triolet 1959 : 299) Mais Martine ne l’écoute pas. Elle regagne la cabane : « Le crochet de la suspension était toujours là » (ibid.), ce crochet où déjà elle avait menacé de se pendre si Marie ne la laissait pas partir à Paris (ibid. : 73). Maintenant, « se pendre devenait inutile : Bébert ferait l’affaire. Elle se mit à l’attendre. » (ibid. : 300) Huit jours plus tard, il revient : Les rats ! cria l’homme, les rats ont dévoré la fille à Marie… Ils ont dû l’attaquer en masse… C’est plus qu’une charogne ! Elle n’a plus de visage… (ibid. : 300) Ainsi, cette fin tragique, retrouvailles suicidaires avec la mère, clôt le texte sur lui-même. Martine, qui n’est plus qu’un vil déchet, un objet anal au visage méconnaissable, est rattrapée par ce qu’elle avait rejeté : la mère, l’amour, la mort. 25 24 Je souligne. 25 Freud indique dans « Le motif du choix des coffrets » (1913) que l’homme aurait trois relations inévitables à la femme : « la génitrice, la compagne, la destructrice. Ou bien les trois formes par lesquelles passe pour lui l’image de la mère au cours de sa vie : la mère elle-même, l’amante qu’il choisit à l’image de la première ; et pour terminer, la terremère qui l’accueille en son sein. » (Freud 1985 : 81) Le retour à l’origine dans Roses à crédit d’Elsa Triolet 375 Bibliographie Elsa Triolet, Roses à crédit, Paris 2007 (édition originale : Paris 1959). Pierre Bayard, Maupassant juste avant Freud, Paris 1994. Pierre Fédida, L’absence, Paris 1978. Sigmund Freud, Le motif du choix des coffrets (1913), dans L’inquiétante étrangeté, Paris 1985. Sigmund Freud, Le moi et le ça (1923), dans Essais de psychanalyse, Paris 1981. Sigmund Freud, La tête de Méduse (1922), dans Résultats, idées, problèmes II, Paris 1985. Mélanie Klein, Contribution à l’étude de la psychogénèse des états maniacodépressifs, dans Essais de psychanalyse, Paris 1980 (édition originale : Paris 1948). Jacques Lacan, Les quatre concepts de la psychanalyse, Paris 1973. Marie-Claude Lambotte, Le Discours mélancolique, Paris 1993. Philippe Perrot, Le Corps féminin, XVIII-XIX siècles, Paris 1984. D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris 1975 (édition originale : Paris 1971). Graziella-Fotini Castellanou Le progrès au féminin, le progrès au masculin dans l’œuvre d’Elsa Triolet : Roses à crédit Au moment où la civilisation matérielle se fait de plus en plus conquérante, l’œuvre d’Elsa Triolet, « Roses à crédit », riche d’un contenu philosophique, pose la question fondamentale des rapports entre l’homme et son désir de bien vouloir se laisser séduire par la modernité. Définissons la modernité comme « un mode de relation à l’égard de l’actualité ; un choix volontaire qui est fait par certains ; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche » (Foucault 2004 : 867). La civilisation matérielle tire son accent de la vie matérielle et la vie matérielle, pour reprendre les dires de Fernand Braudel, « ce sont les hommes et les choses, les choses et les hommes ». Il paraît aussi légitime de considérer la civilisation matérielle, en même temps, comme une civilisation du progrès puisque sa spécificité réside dans le fait qu’en son sein apparaît, grâce à la transformation ou la rénovation des techniques, un nouveau univers de choses, de formes, d’aspects et de données, univers qui est toujours en état de devenir. Dans ce sens, la civilisation matérielle menace les structures habituelles de la société et, pour cette raison, se met en rupture plus ou moins constante avec les traditions. « Le monde transmis est en train de disparaître devant le monde de la création. » (Touraine / Khosrokhavar 2000 : 398) Précisons aussi que ce qui constitue le propre du progrès est le fait qu’il exprime ou suggère son temps et qu’il donne sens à ce que nous pensons, à ce que nous faisons et finalement à ce que nous sommes. Personne ne peut tourner le dos au progrès qui est d’ailleurs indispensable à nos horizons humains et qui constitue le principe moteur de notre vie. Devant une pareille situation, nous allons nous interroger sur le sens du progrès et son rapport à notre temporalité. Mais partons du commencement. L’œuvre est consacrée à la relation de Martine-perdue-dans-les-bois avec Daniel Donelle. Elle raconte leur rapport amoureux, l’itinéraire de ce lien paradoxal qui offre « une garantie de bienêtre à tous les humains » (Vincent 2006 : 158). D’abord, notre héroïne, Martine. Est-il nécessaire de rappeler qu’« il existe un ‹ besoin en autre ›, comme il existe un besoin en eau ou en protéines, besoin qu’exprime le désir amoureux » ? (Vincent 2002 : 302) Cela est particulièrement clair quand il Graziella-Fotini Castellanou 378 s’agit de Martine. Son besoin en Daniel conduit sa façon d’appréhender son existence. Elle aime Daniel dont la présence la pénètre et l’enveloppe totalement. C’était ainsi depuis toujours. Sans la pensée constante de Daniel, le corps de Martine se serait affaissé comme un ballon troué, dégonflé, ridé, sans couleur… Donc, cela devait être pour toujours. Martine vivait avec l’image de Daniel en elle, et lorsque cette image se matérialisait, qu’elle voyait Daniel apparaître en chair et en os, le choc était si fort qu’elle avait du mal à garder l’équilibre. (Triolet 1959 : 22-23) Sa passion amoureuse pour Daniel la tourmente sans cesse et touche le domaine du sacré. Rien d’étonnant dès lors que Martine tourne continuellement sa pensée vers lui, sans jamais renoncer à son espoir de le voir céder à son amour. S’agit-il d’un rêve vide ? Non. Nous savons par expérience que l’amour exige la réciprocité et nous voyons que l’amour pour Martine s’installe dans Daniel qui succombe finalement aux mouvements de la passion sans « en refréner le cours ». Il s’abandonne à cette soif d’unité, à cette « chaleur unificatrice de mondes » (Coquillat 1988 : 21) qui crée des liens entre les êtres humains. Daniel Donelle se rappelait bien Martine -perdue-dans-les-bois, assise sur une borne, à l’entrée du village : elle l’attendait, et il savait bien que c’était lui qu’elle attendait. Lorsqu’il la rencontrait par hasard, et qu’il la voyait prête à défaillir, c’était, semblait-il, simplement d’émotion, comme si, pour elle, il n’y avait ni hasard, ni surprise, comme si chaque instant de sa vie elle l’attendait. Même à Paris, lorsqu’il l’avait rencontrée, sous les arcades, place de la Concorde, à la façon dont elle le regarda sans un bonjour, on aurait pu croire que Daniel était en retard au rendez-vous qu’ils s’étaient donné ici même, et qu’elle boudait à cause de ce retard. Elle répondait à peine, regardait ailleurs… Elle l’aurait sûrement suivi dès ce premier soir, seulement lui, l’idée ne lui en était pas venue, comme ça tout de suite. Une jeune fille, si jeune fille, sans coquetterie, et une paysanne pardessus le marché. Au village, cette enfant amoureuse qu’il voyait grandir, lui inspirait une sorte de respect pour ce qu’il connaissait de l’imagination diffuse, timide, du brouillard physique dont il venait de sortir lui-même. Honnêtement, il entendait ne pas donner matière aux divagations dont il se savait le centre sans en tirer vanité : ce n’était qu’une fillette. D’autres amours attendaient Daniel au village, il en était fort occupé, et Martine était bien le dernier de ses soucis. Pourtant, une nuit, devant le château embrasé de la petite ville R…, une silhouette blanche à contre-jour l’avait attiré, c’était du marbre auquel il manquait un piédestal… Il avait reconnu Martine, et elle lui avait paru admirable ! (Triolet 1959 : 94-95) Martine et Daniel trouvent leur accomplissement naturel dans leur amour, ce principe relationnel qui permet l’interpénétration des êtres, qui exprime le sentiment de l’unité « au sein de l’altérité » (Vincent 2002 : 303). Mais malgré le fait que l’amour est une promesse de bonheur, que tous les deux se Le progrès au féminin, le progrès au masculin 379 trouvent dans la dépendance amoureuse, leur participation au jeu amoureux ne constitue pas la condition nécessaire pour qu’ils soient heureux. Certes, aimer c’est « attribuer une valeur positive à l’être même de celui qu’on aime indépendamment de ses actes ou de ses propriétés singulières et périssables » (Finkielkraut 1984 : 64-65), c’est inclure l’autre dans sa vie, c’est cesser de le considérer de la façon qui lui est habituelle pour extraire une image idéale de lui. En d’autres mots, l’amour, dans sa spontanéité, dans l’exercice de ses pouvoirs, vise l’idéal propre, le qualitatif, les « possibles ». Et pourtant, le lien amoureux qui unit Martine et Daniel ne va pas maintenir ou enrichir cet idéal propre. Leur amour va se heurter « à la réalité de l’autre », à leurs divergences, au rejet du mode d’être de l’autre. Daniel était un scientifique, mais un scientifique romanesque. Avec Martine il croyait s’aventurer dans un pays mystérieux, habité d’êtres fantastiques. Ce n’était pas là une passion préfabriquée, en matière plastique, elle avait quelque chose d’éternel, d’imputrescible, d’unique. Daniel n’était pas un homme moyen, c’était un paysan et un chevalier, il aimait le durable et l’héroïque. Il se maria avec Martine. Et aussitôt ce fut comme le cri du coq à l’aube, comme un signe de croix devant des diableries : tout se dissipa et prit des formes connues et quotidiennes. Martine, sa femme, n’était qu’une affreuse petite bourgeoise, sèche, égoïste. Avec des désirs en matière plastique et des rêves en nylon. Il retrouva Martine-perduedans-les-bois dans le confort moderne, avec un bon petit emploi, de bonnes grosses dettes, des soucis idiots et un horizon si limité que c’était à se demander comment elle pouvait exister sans se cogner à tout bout de champ aux murs de son univers étonnamment restreint. (Triolet 1959 : 270-271) Toutefois, l’histoire n’est pas si simple. Au-delà de leurs antithèses, de l’opposition de leurs points de vue, Martine et Daniel possèdent des perspectives communes même si, à première vue, leurs mondes se présentent tout à fait différemment. Tous les deux croient au progrès. Croire au progrès signifie «aimer l’avenir, à la fois inéluctable et radieux » (Touraine 1992 : 89). Le progrès constitue un aspect positif du réel et est, pour cette raison, chargé de l’espoir tant de libérer l’homme de toutes ses contraintes que de lui faire « goûter le bonheur de vivre ». De plus, la notion de progrès intègre l’idée intuitive de continuité et de mouvement, de dépassement et de transformation et exprime la volonté de puissance humaine et de domination des choses. Par conséquent, le progrès inclut l’idée du développement incessant et l’idée de l’autonomie humaine par rapport au monde extérieur. Nous parlons d’une autonomie qui confère à l’homme « l’indépendance et la liberté d’évoluer » (Vincent 2002 : 46). Le progrès prouve que l’être humain n’est pas passivement lié à son milieu et qu’il utilise sa pensée rationnelle pour parvenir au meilleur. Le progrès de Martine est incarné dans la « néo-matérialité », qui contient toutes les virtualités de la technique, tandis que le progrès de Daniel est incarné dans la science. Tous les deux veulent porter l’empreinte humaine Graziella-Fotini Castellanou 380 au monde, faire apparaître sur son fond de nouvelles activités poétiques. La préoccupation de Martine d’échapper à la misère de son enfance et de sa famille l’emporte vers la transformation effective de son monde environnant. Martine grandissait sans apprendre le pourquoi des choses : elle ne comprenait pas pourquoi les draps sales, la morve, les rats, les excréments la faisaient de temps en temps vomir. Sa longue promenade dans les bois s’expliquait par le fait que depuis toujours Martine se sentait mal dans la cabane et avec la famille, et cela même du temps où on y était moins mal, où il y avait moins d’enfants ; où Pierre Peigner rentrait encore tous les soirs, apportait des seaux d’eau, mettait des pièges à rats… (Triolet 1959 : 31) Sans vouloir se réconcilier avec cette misère, poussée par la nostalgie d’un monde meilleur, elle s’embarque sur la route du progrès, en donnant une indéniable primauté à la néo-matérialité qui combine « le savoir-faire et le pouvoir faire du monde de la technique ». Pour sa part, Daniel, appartenant à la quatrième génération des Donelle rosiéristes, désire sacrifier sa vie « à l’obtention de roses nouvelles ». En réalité, il veut enrichir la polymorphie des roses, en laissant derrière lui les combinaisons de ses prédécesseurs produites empiriquement et à l’exclusion de tout principe scientifique. Daniel cherchait à obtenir par des croisements une rose qui aurait le parfum des roses anciennes, et la forme, le coloris des roses modernes… Martine s’étonnait : il y avait des roses anciennes et modernes ? Jamais elle ne se serait doutée de cela ! Daniel aurait voulu lui montrer tout de suite, les dessins anciens et les catalogues récents de rosiéristes, elle aurait vu que les roses se démodaient comme les robes, exactement ! Tous les ans, au mois de juin, les rosiéristes, comme les couturiers, présentent leur nouvelle collection… Mais la création de roses, nouvelles par la forme, la couleur, les dimensions, la vigueur, la résistance aux maladies, était une affaire scientifique… c’est-à-dire que lui, Daniel, comme en général ceux qui ont fait des études, considérait que l’on peut obtenir des nouveaux hybrides non pas à tâtons, mais scientifiquement, tandis que l’ancienne école laissait la création à l’intuition et à l’expérience du rosiériste. (Triolet 1959 : 99) Le fait que Martine et Daniel vont entreprendre leur voyage vers l’aventure, vont sortir de leur « habitualité » pour inaugurer leurs initiatives nouvelles par un travail acharné n’est donc guère surprenant. Tous deux reconnaissent la richesse qui régit en profondeur le monde. Tous deux ont le sentiment que cette richesse constitue une sorte d’affirmation du monde qui doit être réalisée. Cette conception de la richesse comme étant à la fois présente et cachée dans les zones obscures du monde est à l’origine du progrès. Le progrès est une odyssée de l’esprit qui est toujours entouré par le mystère des choses. « Le monde n’est ni offert (sauf quelques indices imperceptibles ou faiblement visibles) ni construit, mais à découvrir, non sans d’extrêmes difficultés et grâce à des instruments délicats ; sinon, nous ne retiendrons de lui que l’utile ou le rudimentaire. » (Dagognet 1990 : 95) Chose qui signifie Le progrès au féminin, le progrès au masculin 381 que notre esprit, de façon active, décrypte le monde et le remodèle en domestiquant sa richesse. C’est d’ailleurs son rôle propre. «L’esprit luimême n’existe qu’à travers ses prouesses ou dans ses actes : il n’est pas ‹ un être ›, mais ce qui permet aux ‹ êtres › d’émerger, ce qui change ou constitue notre univers. Il s’exprime donc dans ses performances et ses opérations. » (Dagognet 1990 : 182) Et cette expression est sans cesse à reprendre. Revenons à Martine. Martine se veut « matériologue ». Qu’est-ce qu’un matériologue ? Pour le dire selon les termes de François Dagognet, un matériologue accorde « du poids au ‹ ce sans quoi › le reste ne peut exister ». Un matériologue ne peut pas « séparer l’idée de son inscription ou de ce en quoi elle se manifeste. Il lui en faut un support ». Un matériologue « solidarise l’ingéniosité et le dispositif » et rejoint « la fin et les moyens » (Dagognet 1990 : 186). Expliquons-nous. Un matériologue ne considère pas l’esprit comme un principe immanent à la matière et à la nature. Pour lui, ils sont étroitement liés. Dans ce sens, il dépasse le dualisme entre l’esprit et la matière, il efface la dichotomie de l’humain et du naturel et lie l’homme aux divers éléments du monde. Une telle participation de l’homme au monde physique est constitutive de toute activité poétique. De plus, un matériologue trouve sans fondement l’opposition entre la culture et la technique. En revanche, il met en évidence leur « interconnexité », puisqu’il n’oublie pas que « la culture, dans ses formes, sinon les plus belles, du moins les plus efficaces, serait plutôt une transformation de la nature » (Merleau- Ponty 1960 : 199) grâce aux moyens de la technique. Pour cette raison, un matériologue adore la techno-civilisation et l’artificialisme, c’est-à-dire les objets du monde fabriqués par l’homme. Il consent avec plaisir au fait que l’homme, par ses techniques, peut non seulement « reproduire certains processus naturels » mais surtout « introduire dans la nature de nouveaux êtres, artificiels, qui s’insèrent le plus souvent en elle sans difficulté » (Andler / Fagot-Largeault / Saint-Sernin 2002 : 124-125). En d’autres mots, il adore « les exploits matériologiques du monde moderne », dus à l’agrandissement de nos connaissances sur le monde naturel, l’enrichissement des propriétés naturelles par des propriétés artificielles (Andler / Fagot-Largeault / Saint-Sernin 2002 : 452), la fabrication de « ce que la nature n’a pas vraiment donné ou ce qu’elle n’offre pas qu’à l’état fragmentaire ou insuffisamment […] ou de manière fugitive, ou encore à l’intérieur d’enveloppes qu’on enlève difficilement » (Dagognet 1990 : 141). À l’appui de cette conception, nous comprenons pourquoi Martine cherche « le neuf, le brillant, le bien poli, le tout à fait propre ». Elle aime « le moderne et l’impeccable ». L’impeccable, d’ailleurs, c’est son mot préféré. Mme Donzert était abonnée à un journal de coiffure et elle achetait des journaux de modes où l’on voyait des femmes très belles, et du nylon à toutes les pages, des transparences pour le jour et la nuit, et, soudain, sur toute une page, un œil Graziella-Fotini Castellanou 382 aux cils merveilleux ou une main aux ongles roses… et des seins dont le soutiengorge accusait encore la beauté et les détails… Sur le papier glacé, lisse, net, les images, les femmes, les détails étaient sans défauts. Or, dans la vie réelle, Martine voyait surtout les défauts… Dans cette forêt, par exemple, elle voyait les feuilles trouées par la vermine, les champignons gluants, véreux, elle voyait les tas de terre du passage des taupes, le flanc mort d’un arbre déjà attaqué par le pic-vert… Elle voyait tout ce qui était malade, mort, pourri. La nature était sans vernis, elle n’était pas sur le papier glacé, et Martine le lui reprochait. (Triolet 1959 : 67) Martine aime la néo-matérialité et sa capacité à modifier « durablement et profondément » les choses, à susciter des effets extraordinaires et à attribuer une efficacité magique aux choses. - Tu vois ! Tu vois ? ... chuchotait Martine. Cécile voyait : sur sa table de chevet, sa Sainte-Vierge à elle, pareille à celle de Martine, luisait doucement dans le noir. - Qu’est-ce qu’on fait ? dit la voix angoissée de Cécile, on appelle Maman ? Elle courut nu-pieds à la porte : - Maman, cria-t-elle, vient voir ! Mme Donzert montait l’escalier, elles entrèrent toutes les trois dans la chambre sans lumière : sur la table de chevet de Cécile, il y avait une tache claire. - Voyons, dit Mme Donzert, qu’est-ce que c’est que ces diableries, voulez-vous allumer, au lieu de trembler comme des sottes. Dans la lumière, la Sainte-Vierge s’éteignit, reprenant ses roses et ses bleus tendres… - Ce sont des couleurs phosphorescentes, dit Mme Donzert, ce qu’on invente de nos jours! Mais j’ai jamais vu de grandes sottes comme ça ! Je vous remonte l’Ave, couchez-vous et dormez. Elle éteignit, ferma la porte : la tache lumineuse avait une mince, mince petite voix angélique. Martine et Cécile écoutaient, les yeux rivés sur la lueur. - Moi, dit Martine, j’aime pas regarder les vers luisants de près… J’aime voir leur lumière verte sur l’herbe… Tu aimes le mot phosphorescente ? ... Est-ce que tu sais ce que cela veut dire ? - Ça fait rien… dit Cécile, c’est comme pour le ver luisant, j’ai pas idée pourquoi il luit… - Une Vierge phosphorescente… phos-pho-res-cen-te… mi-ra-cu-leu-se… Elles s’amusèrent un petit moment à répéter : phos-pho-res-cen-te… mi-ra-cu-leuse… (Triolet 1959 : 42-43) Martine s’abandonne à la séduction magique d’objets matériologiques. Elle s’attache aux exploits du monde moderne qui se basent sur l’activité théorique et pratique de la science et de la technique. Elle se passionne pour Le progrès au féminin, le progrès au masculin 383 toutes les néo-substances qui laissent derrière elles l’imperfection de l’inachèvement naturel. De sa part, Daniel est un vrai scientifique. Comme nous l’avons déjà dit, il a deux passions: Martine et ses études. Il avait la chance « d’être amoureux de la science, et il se reprochait à part lui, comme un sportif avant un match, de gâcher sa forme en faisant l’amour avec folie. Mais il ne pouvait, ni ne voulait dominer aucune de ses deux passions, et vivait comme un possédé » (Triolet 1959 : 96-97). La science, comme la matériologie qui s’appuie sur elle, est un acte créateur, une construction continuée. Entreprise de connaissance du réel et de sa promotion, elle s’ouvre au vaste domaine des liaisons et des combinaisons pour qu’elle puisse transformer profondément les données naturelles. Il s’agit évidemment de transformations qui ne se réaliseraient pas sans l’intervention humaine. La science aime les métamorphoses et Daniel cherche à modifier l’aspect de ses roses. En d’autres mots, il va prolonger et agrandir les acquis de ses prédécesseurs et pour réussir, il se lance à la découverte de la raison des roses en reproduisant scientifiquement une partie de leurs opérations. Écoutons Daniel : Enfin, pour aller au plus court, je cherche un hybride qui aurait le parfum de la rose ancienne et aurait la forme, la couleur d’une rose moderne. Je veux faire une hybridation scientifique, faite dans ce but précis… Je n’ai pas l’intention de marier les variétés au petit bonheur la chance ! alors j’ai essayé d’étudier l’ascendance et la descendance de quelques-unes des variétés que l’on cultive ici… J’essaie d’être un savant, je me refuse à être un sorcier. Merde, merde et merde ! (Triolet 1959 : 148) Daniel désire élargir les propriétés naturelles de ses roses. Il doit alors percer les mécanismes de leur nature pour établir une communication régulatrice entre eux. Autrement dit, il doit capter les lois inscrites dans les roses pour qu’il puisse les travailler de l’intérieur et procéder à des opérations manipulatrices et transformatrices sur elles. À coup sûr, son activité doit être complètement rationalisée. Or, selon Etienne Souriau, il faut entendre par « activités rationalisées celles qui sont totalement codifiées en règles opératoires strictes, s’exerçant dans un ordre défini » (Cuvillier 1965 : 205). Chose qui signifie que Daniel ne doit rien laisser au hasard car, comme le suggère Auguste Comte, « le progrès n’est jamais que le développement de l’ordre ». Nous comprenons par là que notre rosiériste doit mettre ses idées en ordre et même les réordonner sans cesse, suivre une « objectivité surveillée en profondeur », mettre en place un système d’actes prévus et bien définis, basés sur une causalité circulaire et guidés par la raison qui se rapporte sans cesse aux choses naturelles. - […] pour bien faire, il me faudrait essayer des centaines de combinaisons diverses de fécondation artificielle d’une espèce par une autre espèce. Sur des Graziella-Fotini Castellanou 384 milliers de sujets… Pas au hasard, mais des combinaisons basées sur des considérations scientifiques. Et il continue : - Si on veut un résultat, il faut faire faire aux roses des mariages intelligents… disait-il. Grand-père était un grand rosiériste, il a même constitué un catalogue très sérieux, en classant ses roses par espèces, variétés, etc., mais il s’est basé uniquement sur leurs caractères externes… Dans notre XXe siècle nous avons des moyens scientifiques pour déterminer la parenté des plantes : on fait un examen microscopique des cellules, on compte le nombre des chromosomes… Les roses qui ont le même nombre de chromosomes sont apparentées et ce sont celles-là qu’il faut marier entre elles, si l’on veut obtenir un hybride vigoureux. (Triolet 1959 : 148-149) Il est donc évident que tant Martine que Daniel errent dans l’aventure du progrès. Leur chemin est une quête vers « l’ouverture des possibles », une aspiration vers un monde meilleur et, dans ce sens, il n’y a rien de mal dans leur volonté de progresser. Mais il y a une différence entre Martine et Daniel et cette différence se base sur leur conception du temps. Voilà donc le point sur lequel nous devons insister pour comprendre leurs attitudes. Nous savons que notre vie se déroule dans le temps qui constitue une donnée de notre conscience. Notre conscience ne fait qu’un avec le temps, avec l’expérience interne du temps. Autrement dit, notre vécu, c’est-à-dire, tout ce qui est directement éprouvé par la conscience, est marqué par la temporalité. La temporalité désigne « d’une part le temps tel qu’il est vécu par le sujet au cours des actions immédiates, et d’autre part la perspective temporelle qui permet au sujet de s’assigner des projets en continuité avec son existence passée ou présente » (Thinès / Lempereur 1975 : 954). Dans ce sens, notre vécu se temporalise dans le présent, le passé et l’avenir. À partir du présent, on se projette dans le passé et dans l’avenir. Le présent s’applique à tout ce qui est donné actuellement à notre conscience et est lié à l’agir tandis que le futur désigne ce qui est à-venir, ce qui est à faire. Selon Guyau, le futur, à l’origine, c’est le devant être, c’est ce que je n’ai pas et ce dont j’ai désir ou besoin, c’est ce que je travaille à posséder ; comme le présent se ramène à l’activité consciente et jouissant de soi, le futur se ramène à l’activité tendant vers autre chose, cherchant ce qui lui manque. [...] L’avenir, ce n’est pas ce qui vient vers nous, mais ce vers quoi nous allons. (Cuvillier 1965 : 228) Voyons donc maintenant le temps tel qu’il est vécu par Martine et tel qu’il est vécu par Daniel. Tous deux ont une représentation de leur avenir. Cette représentation donne un sens à leur présent et procure une continuité entre leurs projets et leur avenir. Ce qui les différencie, c’est le fait que le présent de Daniel est lié à un futur lointain, tandis que le présent de Martine est lié à un futur immédiat, à un futur où ses actions sont déjà sur le point de se Le progrès au féminin, le progrès au masculin 385 produire. Daniel a conscience que la science - qui est liée à l’amour de la vérité - exige le goût de la patience. La confrontation d’un scientifique à la réalité des choses demande un va-et-vient incessant de ses idées à la réalité des choses et un énorme travail d’expérimentation et de vérification dans le temps. Son désir de créer la rose parfumée Martine Donelle impose une révision permanente de ses projets et le jette sans cesse en-avant de luimême pour rapporter peu à peu sa vie à ce qui n’est pas encore. Au contraire, le présent de Martine est lié à un futur immédiat, à une ouverture instantanée à l’avenir. Son désir s’exprime par son empressement à s’approprier tous les objets matériologiques auxquels elle aspire : appartement « aéré, clair, coloré, lisse », matelas à ressort, tabourets en tube métallique, ensemble-studio « du chêne verni, naturel, de qualité irréprochable », service de table, verrerie, casseroles, dessous-de-plat, assiettes en matière plastique de couleurs vives, tableaux, tapis en caoutchouc, frigidaire, télévision, manteau de fourrure, etc. Par conséquent, toute sa vie s’élabore à partir de la signification qu’elle attribue aux biens de consommation. Sa consommation a la forme « d’une échelle qui va des biens les plus indispensables, l’alimentation, à ceux qui comportent la plus grande part de libre choix, les loisirs, en passant par le vêtement et l’habitation » (Touraine 1992 : 185). Mais que cherche-elle en réalité ? Rien d’autre que la satisfaction de ses besoins qui n’ont « aucune relation organique avec son milieu naturel et social » (Castoriadis 1979 : 137) et l’accroissement de sa puissance, puisque la consommation constitue aussi « le langage du niveau social, car ce que chacun de nous croit être son goût est déterminé par la place qu’il occupe dans la société et sa tendance à s’élever ou à descendre » (Touraine 1992 : 185). Martine a envie de consommer de plus en plus et cette envie, qui s’exprime avec une sorte d’emportement et de hâte, ne lui permet pas de se positionner directement en face de ses actes. C’était une sauvage devant les babioles brillantes, apportées par les blancs. Elle adorait le confort moderne comme une païenne, et on lui avait donné le crédit, anneau magique des contes de fées que l’on frotte pour faire apparaître le démon à votre service. Oui, mais le démon qui aurait dû servir Martine l’avait asservie. Crédit malin, enchantement des facilités qui comble les désirs, crédit tout puissant, petite semaine magicienne, providence et esclavage. (Triolet 1959 : 198) Inquiète et inassouvie, Martine se fait l’objet d’une manipulation sournoise qui vise la consommation pour la consommation. Elle se conforme donc aux exigences de la société de production qui crée constamment des nouveaux besoins ou des nouveaux modes de satisfaction des besoins en vue d’augmenter son profit. Martine, que rien ne lui permet de se satisfaire et de se réaliser pleinement, se perd à la recherche du « bonheur du plus grand nombre » (Arendt 1983 : 183) et consomme en quantité croissante ce que le système de production lui fournit. Elle entre de cette façon « dans un monde Graziella-Fotini Castellanou 386 de soucis » et « de nuits blanches pour se payer des choses, des objets... » (Triolet 1959 : 210) et elle sort de ce monde encore plus angoissée et plus insatisfaite pour recommencer. En réalité, ses projets restent toujours vides. Devant une pareille situation, sa conduite et ses motivations vont être de plus en plus soumises à la manipulation qui deviendra désormais partie intégrante de son existence. Martine-perdue-dans-les-bois va devenir Martine-perdue-dans-les-objets. Nous arrivons ainsi à notre conclusion. Comme Daniel, Martine s’ouvre à l’horizon du progrès. Mais à la différence de ce dernier, Martine n’a pas la capacité d’établir un mode de rapport entre son présent et son futur, à considérer sa vie comme le projet d’« une élaboration complexe et dure ». Délivrée des nécessités de la vie et livrée aux préoccupations exigeantes de la consommation, elle choisit de se réfugier dans la temporalité présente où l’à-venir est « déjà-là », où « le projet d’une action est déjà l’action réalisée » (Thinès / Lempereur 1975 : 957). Mais une pareille conception du temps la conduit à « la déréalisation progressive » de ses actions et à la dévaluation de son existence et de son amour. Pourquoi ? Car son temps s’arrête au présent et sa participation au futur devient impossible. Et il importe de préciser que le mot de « participation » désigne, comme le suggère Louis Lavelle, « un acte par lequel j’accomplis ce que je suis, c’est-à-dire par lequel je me pose moi-même dans une série de démarches que je ne cesse de reprendre ni d’amender» (Cuvillier 1965 : 53 ) pour faire de mon existence quelque chose de plus « concret » et de « plus haut » dans le futur. Devant une existence sans à-venir, une existence conduite à l’impasse et à la ruine de tout ce à quoi elle touche, Martine va se donner la mort volontairement… Progrès au féminin qui vise le bien-être, « l’élévation du niveau de vie », progrès au masculin qui vise l’amélioration scientifique. Deux sortes de progrès qui, suivies d’aspirations nouvelles, cherchent la confirmation du meilleur. Et pourtant… tandis que le progrès au masculin, dans l’œuvre d’Elsa Triolet, est une activité ouverte, capable de participer activement au monde et d’en ajouter de nouvelles créations, le progrès au féminin devient une activité repliée sur soi, une activité qui, incapable d’échapper à la « saturation illimitée », entraîne la dépréciation de la vie comme vie. En réalité, Elsa Triolet pose le problème du sens de la vie humaine et de ses valeurs dans un univers où la civilisation matérielle devient de plus en plus envahissante, impose à tous « de se modifier continuellement, de s’adapter à des situations chaque fois nouvelles et imprévisibles » (Castoriadis 1979 : 153) et rend chacun de nous responsable de sa propre existence et de son attitude à l’égard de ce mouvement qui nous engloutit dans un à-venir qui est « déjà-là ». Le progrès au féminin, le progrès au masculin 387 Bibliographie Elsa Triolet, Roses à crédit, Paris 1959. Daniel Andler / Anne Fagot-Largeault / Bertand Saint-Sernin, Philosophies des sciences I, Paris 2002. Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris 1972. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris 1983. Sylvain Auroux / Yvonne Weil, Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la philosophie, Paris 1984. Cornelius Castoriadis, Capitalisme moderne et révolution. Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, Paris 1979. Michel Coquillat, Romans d’amour, Paris 1988. Armand Cuvillier, Cours de philosophie, Paris 1954. Armand Cuvillier, Vocabulaire philosophique, Paris 1956. Armand Cuvillier, Anthologie des philosophes français contemporains, Paris 1965. François Dagognet, Corps réfléchis, Paris 1990. Alain Finkielkraut, La sagesse de l’amour, Paris 1984. Michel Foucault, Philosophie. Anthologie, Paris 2004. Nicolas Herpin, Sociologie de la consommation, Paris 2004. Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris 1960. Louis-Marie Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris 1980. Georges Thinès / Agnes Lempereur, Dictionnaire général des sciences humaines, Paris 1975. Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris 1992. Alain Touraine / Farhad Khosrokhavar, La recherche de soi. Dialogue sur le Sujet, Paris 2000. Jean-Didier Vincent, Biologie des passions, Paris 2002. Lucy Vincent, Comment devient-on amoureux ? , Paris 2006. Edith Perry Portrait de Blanche Hauteville en Galatée « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie. » 1 Le lecteur s’étonnera, sans doute à juste titre, de cette improbable identification d’une héroïne, en qui beaucoup ont vu une figure emblématique de la femme moderne, à la statue d’ivoire dont s’éprend un misogyne nommé Pygmalion. S’il est un mythe auquel se réfère explicitement Luna- Park, ce n’est pas a priori celui-là qui s’impose mais celui, ô combien plus tragique, d’Icare. « De nos jours, Icare était femme et c’était très bien ainsi » (Triolet 1959b : 66), reconnaissait Justin Merlin, qui en même temps réclamait que la femme restât mystérieuse et avouait ne pouvoir imaginer Blanche en grande femme hommasse. Le consentement se doublait donc d’une condition et si l’on veut bien songer qu’Icare est d’abord une figure de la chute et de l’échec, comme en témoigne le tableau de Brueghel évoqué par Blanche elle-même : « peut-être serai-je le pauvre petit Icare qui tombe et disparaît dans l’eau ou le sable » (Triolet 1959b : 143), on ne trouvera pas la référence mythologique particulièrement valorisante pour la femme et on pourra regretter que Merlin ne lui ait pas préféré celle de Dédale ou de Prométhée. L’image d’Icare est proposée et même imposée par l’homme mais seulement appréhendée par la femme, de sorte que cette image se subordonne à celle d’un Pygmalion à la parole cruellement performative. Par ailleurs, le mythe de Pygmalion se dessine déjà en palimpseste dans le premier volume de la trilogie intitulée l’Age de nylon. A l’instar de Galatée, Martine n’est-elle pas un objet fabriqué, ou, pour le dire autrement, une construction idéologique reposant sur des critères du féminin mis en place par les hommes ? Martine imite consciencieusement le modèle qui lui a été imposé par les magazines qu’elle feuillette avec respect. Mais c’est surtout L’Ame qui exhibe le mythe, puisque ce roman met en scène un fabriquant d’automates et intègre au chapitre XXXI, titré « Galatée et les insomnies », le récit ovidien. A Christo qui s’imagine animant de blanches statues féminines, Nathalie répond : « tu n’aurais ce pouvoir que si tu étais le 1 Cette citation de Poulain de la Barre a été placée par Simone de Beauvoir en épigraphe à son essai Le deuxième sexe. Edith Perry 390 créateur de ces images. Galatée est née de Pygmalion, sans quoi elle n’aurait pas pris vie pour lui. » (Triolet 1963 : 280) Tout se passe comme si le troisième volume de la trilogie éclairait rétroactivement les deux volumes précédents en révélant un thème jusqu’alors sous-jacent. Il faudrait encore ajouter que le mythe de Pygmalion apparaît obliquement dans l’intertexte in praesentia, le Trilby de George Du Maurier, abondamment cité par Triolet. Aragon, dans Blanche ou l’oubli, le rappelle : Je pensais à cette pièce de Bernard Shaw, vous savez ? Pygmalion, où un linguiste fait d’une fille des rues parlant cockney une femme du monde par l’éducation du langage, cela ne diffère guère de Trilby transformée par le regard de Svengali en une cantatrice qu’applaudissent New York et Milan… (Aragon 1967 : 282) Traditionnellement, on retient trois critères pour identifier ce mythe : l’amour du créateur pour sa création, l’animation de l’œuvre et l’intervention d’une divinité. Cependant, comme l’a montré Pierre Brunel, un mythe peut, au cours de ses diverses réécritures, se transformer et même se retourner pour donner lieu à ce qu’il appelle « la réversion des mythes ». Nous nous proposerons ici de relire Luna-Park à la lumière de ce mythe d’animation et de pétrification. Trois moments scanderont cette étude : Nous découvrirons la femme décrite par ses correspondants qui la connaissent, puis celle que Merlin imagine avant de retrouver peut-être, la femme réelle. La couleur blanche Il n’est pas indifférent que l’héroïne se prénomme Blanche car, outre la richesse des connotations qui se fixent sur cet adjectif, le scientifique sait que si l’on considère la superposition des faisceaux monochromatiques, le blanc est la réunion de toutes les couleurs 2 alors que le noir est l’absence de couleurs. De fait, la première représentation (mais il faudrait dire les premières représentations) que nous avons de Blanche émanent des lettres croisées de ses correspondants masculins, amis, soupirants ou amants, des hommes qui sont sensés bien la connaître et dont les lettres accueillent les procédés relevant de l’ethos. Pourtant, le lecteur du roman ne parvient pas à se faire une image stable de l’héroïne, le nom fédère en un jeu kaléidoscopique des fragments de femmes diverses, des femmes de toutes les couleurs… dont la somme donnera cette lumière blanche propre aux apparitions aveuglantes. Un tirage aléatoire opéré par la main innocente de Merlin évacue tout souci chronologique qui permettrait d’étudier l’évolution 2 Dans La mise à mort, Aragon écrit que nous qualifions de blanche, la lumière « tant que nous n’en avons pas matérialisé le spectre, que nous n’y avons pas découvert l’éventail des couleurs… » (Aragon 1965 : 125) Portrait de Blanche Hauteville en Galatée 391 d’un personnage dans le temps, tandis que le caractère parfois fragmentaire des lettres trahit l’incomplétude de toute représentation verbale. Aragon dans Blanche ou l’oubli rappelle que les lettres émanant de sept hommes nous offrent sept points de vue mais que rien de tout cela ne nous permet de voir Blanche. Par contre, ces hommes, eux, nous les voyons. Il faut donc considérer que c’est Blanche qui éclaire ces hommes et non l’inverse et plus : ce que nous voyons, ce ne sont pas les hommes tels qu’ils sont, mais tels que Blanche les a rendus... (Aragon 1967 : 480-481) Aragon nous propose paradoxalement un portrait de Blanche en Pygmalion puisqu’il lui attribue le pouvoir de métamorphoser les hommes. Mais cette interprétation personnelle ne serait-elle pas une réponse donnée à Elsa dont il a bien compris les intentions critiques ? Car s’il est vrai que la lettre révèle l’émetteur, on peut aussi ajouter qu’elle met en jeu une situation d’énonciation précise qui associe à l’acte locutoire un acte illocutoire et perlocutoire. Dans la mesure où le locuteur veut susciter une réaction chez son allocutaire, il est amené à recourir à des stratégies rhétoriques ad hoc. Il n’échappe pas que chaque scripteur construit dans ces lettres d’amour une image séduisante de lui-même et de sa destinataire. Si nous relisons les lettres des correspondants de Blanche, nous constatons que plusieurs écrivent des lettres littéraires, voire poétiques et que ce n’est sans doute pas un hasard si elles ont été conservées dans la bibliothèque de la maison. La femme de chair y est transformée en œuvre d’art, statufiée pour ne pas dire pétrifiée : le mythe de Pygmalion appelant le mythe de Méduse. Sans doute les lettres de B. illustrent-elles particulièrement bien cette minéralisation de la femme. B. opte en effet pour une mise en page spécifique à l’écriture poétique et donne la priorité à la forme, quand bien même l’objet décrit serait insignifiant : « Vous n’êtes pas, Blanche, une femme extraordinaire. Et même on peut ne pas vous remarquer » (Triolet 1959b : 25). Il reconstruit ainsi Blanche à sa convenance, gommant la pilote d’essai, métier qui fait d’elle justement une femme extraordinaire ! Une analogie le décrit en maître de la mécanique féminine comme s’il l’avait créée lui-même et trahit la libido dominandi du locuteur : Mais j’ai l’habitude de contrôler les machines d’après le bruit qu’elles font. Le son de votre voix laisse entendre la marche de votre pensée, la cadence des battements de votre cœur. Comment vous viennent et sont satisfaits vos désirs. D’après votre voix, on sait comment vous vivez. (Triolet 1959b : 25-26) Le journaliste Pierre Labourgade qui se pose en aventurier courageux, désireux d’aider cette femme fragile qu’il voit en Blanche, peut lui aussi se faire lyrique mais une lecture régressive projetant sur ces premières lettres une lettre ultérieure, écrite au moment de l’arrestation de la femme aimée, révèle le peu de foi qu’on peut accorder à ces propos. Labourgade lui aussi Edith Perry 392 est maître de l’art et il préfère la femme de mots à la femme de chair. Au demeurant, cette dernière est par lui non plus pétrifiée mais vitrifiée, elle devient un avatar de Blanche-Neige qui, dans son cercueil de verre, attend le baiser du prince. 3 […] j’ai voulu te sortir du marasme, de l’isolement, de ton incapacité de te mélanger aux autres, de ta vie comme derrière une vitre de la devanture, dans laquelle chacun t’admire sans pouvoir te toucher (…) et lorsque tu étends la main pour une caresse, la vitre s’interpose et c’est à devenir fou ! (Triolet 1959b : 22) Pygmalion a voulu animer la statue, autrement dit, il a voulu nier la singularité de cette femme pour la rendre conforme à ses désirs. Il substitue au pronom personnel de la première personne le « on » généralisant, de façon à donner à sa vision subjective, une valeur objective. A l’instar de B., il néglige ce qui fait l’originalité de Blanche si bien que Merlin, à la lecture de cet énoncé : « Madame se promène dans l’espace », ne devinera pas quel est le métier de la jeune femme. Le journaliste n’entendra pas l’angoisse de Blanche que la maladie va détourner de son travail et lui dira avec désinvolture : « tu peux changer de métier comme tu changes d’homme ». Il lui conseillera même de devenir romancière, une activité féminine par excellence… Le célèbre Drot-Pendère joue, lui aussi, les Pygmalion en parrainant la candidature de Blanche à Moscou et en distribuant les rôles grâce au jeu des métaphores : « je me couronne moi-même pour être digne de ma reine que je prétends aimer plus que tout autre de ses sujets » (Triolet 1959b : 54). Mais plus prosaïquement, il déclare dans une autre lettre : « Je sais que je n’ai rien à vous proposer, à vous donner. Je suis marié, j’ai des enfants que j’adore. » (ibid. : 60) Les lettres révèlent surtout les fonctions poétique et métalinguistique du langage, le référent se dérobe derrière le chatoiement des images mais une lecture attentive trahit parfois le décalage entre la forme et le fond, si bien que Drot-Pendère n’a pas tort de remarquer que « la parure des mots restera le fard nécessaire, l’expression de la vérité plus vraie que la vérité elle-même » (ibid. : 62). Les images que les correspondants nous offrent de Blanche ne parviennent pas à construire un portrait cohérent et stable de la jeune femme, la femme fragile et malade de l’un disparaît sous la reine devant laquelle s’agenouille un autre, la perspicacité et la sagesse que lui reconnaît le baron est flétrie par Antoine qui voit en elle une femme fatale, capable de ruiner un homme. La merveilleuse Diane chasseresse ressemble aussi à un garçon et n’a rien de sensationnel. On se demande alors si Blanche est une femme insaisissable, une femme aux multiples facettes, une femme lunaire ou un écran sur lequel chacun projette l’objet qu’il désire. 3 On rappellera que les contes de Perrault et de Grimm occupent une place privilégiée dans la bibliothèque de Blanche (Triolet 1959b : 13). Portrait de Blanche Hauteville en Galatée 393 Raymond avoue ne plus parvenir à saisir dans les rets du langage l’image de cette femme qui toujours lui échappe. Le prédateur voudrait tenir sa proie, Pygmalion voudrait pétrifier l’aimée, la métamorphoser en poupée ou en statue, en un mot la posséder définitivement dans le temps même où il fait l’expérience de l’irrémédiable altérité, où il découvre que la femme est toujours déjà perdue. « La femme survit aux étreintes de l’homme et par là même elle lui échappe » pourrait lui répondre Simone de Beauvoir (1949 : I, 225). Raymond préfère évoquer un douloureux secret qui justifierait cet effroi devant l’amour. Blanche cesse pour le lecteur de coïncider avec Diane, elle n’est plus cette intrépide exploratrice des espaces infinis mais tour à tour, et cette fois pour le même homme, une femme blessée et une Béatrice : « j’ai l’impression que vous êtes la trace mystérieuse d’un surnaturel sur la terre » (Triolet 1959b : 86), avant de se métamorphoser en double susceptible de disparaître dans l’indifférenciation du narcissisme : « Nous serons si heureux de nous découvrir de plus en plus semblables. » (ibid. : 89) Mais une fois encore, la poétique courtoise ne résiste pas à l’épreuve des faits et le prosaïsme brutal de l’aveu : « je suis allé là où je pouvais manger tous les jours » (ibid. : 95) met fin à cette correspondance amoureuse. Ironiquement, Blanche s’est glissée dans le personnage qu’on lui proposait de jouer, elle a exigé que le chevalier subisse des épreuves qualifiantes mais celui-ci s’est dérobé lâchement. Somme toute, les hommes nient la femme réelle, la femme de chair, pour lui substituer la femme qu’ils désirent. Leur création exige une destruction préalable, une véritable mise à mort de l’autre qu’on veut faire sien. Hommes de pouvoir, maîtres du verbe, ils se projettent dans un métier qui leur permet d’agir sur le monde et qui fait d’eux de véritables sujets. Il est remarquable qu’aucun ne prenne au sérieux le métier de Blanche. La lettre du mari est à cet égard exemplaire, dans la mesure où elle réduit Blanche au rôle d’épouse docile, choisissant l’ameublement de la maison, recevant des fleurs, buvant du tilleul et se vernissant les ongles devant sa coiffeuse, pendant que son époux va au bureau, dicte le courrier, et reçoit les clients. Cette lettre s’oppose à celle de Blanche qui, dans l’ordre de la narration, la précède et souligne ainsi l’incommunicabilité entre les époux : l’une parle et l’autre n’entend pas. Qu’ils la pétrifient ou l’animent, elle est toujours l’objet de cette action qui témoigne de leur maîtrise et qu’emblématise le silence de Blanche. Un silence de statue. La blancheur de l’écran En tant que lecteur de ces lettres, Merlin en est parfois l’interprète et, par ses commentaires, fait écran et infléchit notre propre réception. Ceux-ci peuvent conforter l’image que l’épistolier nous donne de Blanche mais il arrive aussi Edith Perry 394 qu’en la réfutant, ils la brouillent un peu plus. Quand le journaliste fait peu de cas des déboires professionnels de l’aviatrice, Merlin s’apitoie : « Pauvre Blanche qui ne voulait plus rien faire dans la vie, parce qu’elle ne pouvait plus voler » (Triolet 1959b : 57). En cinéaste, il nous offre de celle qu’il n’a jamais vue et que ses correspondants ne décrivent pas, quelques plans en technicolor, une Blanche romanesque, pétrifiée en lectrice parmi les opalines vertes et roses « tout ce blond-argent renversé sur le rouge » (ibid.). A contrario, lorsqu’elle ne coïncide plus avec l’image qu’il se fait d’elle, il peut la condamner et déplorer par exemple qu’elle coure après le mariage avec B. ou la transformer en véritable mante religieuse : « rencontre, coup de foudre, absence ; deuxième rencontre, l’amour montant à l’extase ; couperet. Fin. » (Triolet 1959b : 124) Merlin est comme nous un lecteur et comme tout lecteur, il remplit les blancs du texte et comble son propre désir. 4 Si l’on devine dans les correspondants de Blanche des avatars de Pygmalion, Merlin nous semble quant à lui, victime de pygmalionisme, mal qui frappe les artistes quand ils s’éprennent de leur œuvre, nient le principe de réalité et possèdent en imagination une femme vivante ou fictive. L’amour alors, n’a plus son objet dans l’être aimé mais se nourrit d’illusions. Stendhal appela « cristallisation » cette projection imaginaire du désir. Il semble, qu’avant même qu’il ait lu les lettres des amants, Merlin ait été séduit par la maison et que la femme soit née de ce lieu dont elle est, en quelque sorte, la figure métonymique. Il va recréer l’absente avec les signes abandonnés de la présence passée, s’approprier l’espace féminin, l’investir comme il le ferait d’un corps car il veut tout voir, tout connaître (Triolet 1959b : 10). La découverte de la clé le conduit à rechercher une autre clé qui lui permettrait d’aller plus loin encore dans l’investigation. Et s’il ne force pas le secrétaire, la profanation est suggérée par le recours au lexique religieux. Il cherche les indices, se livre à une activité proche de l’enquête policière, il parcourt, ouvre, fouille, interroge. La femme se confond avec l’espace conquis : « On dirait qu’elle s’y était dissoute comme le sucre dans un liquide » (ibid. : 158-159). Mais que cherche Merlin qu’il n’ait déjà trouvé ? « il semblait chercher quelque chose quand il ne cherchait rien ! » (ibid. : 81-82) Car cette femme cherchée est la femme désirée, celle qu’il porte en lui et qui est sa propre création. Blanche… le prénom fait rêver. Il convoque la blancheur de la page ou celle de l’écran cinématographique, la princesse endormie, le lait, la lune et l’opaline : « la lumière lunaire de la lampe en opaline blanche » (Triolet 1959b : 157). Le phonème / l/ (elle) et les noms féminins font poétiquement retour pour célébrer la féminité. Mais Blanche appelle aussi le souvenir de 4 « Ce que nous éprouvons en lisant un livre est le reflet des fantasmes inconscients que le texte éveille en nous. » (A. Clancier, in La Lecture littéraire : 171) On peut rappeler que Merlin a été trahi par une femme aimée qu’il confond alors avec Blanche. Portrait de Blanche Hauteville en Galatée 395 Galatée dont le nom renvoie au grec « gala, galaktos » qui signifie le lait, la blancheur du lait. Galatée a en effet été sculptée en ivoire, matière définie par le petit Robert comme fine, résistante et d’un blanc laiteux. Merlin va écrire Blanche comme Pygmalion sculpta Galatée. Son imagination s’empare de ce prénom qui décline toutes les figures de la féminité : « Un nom décoloré, un nom négatif, couleur d’infirmière, de vapeur dense, de draps… De cimes. De contes de fées. Un nom sans tache. » (ibid. : 66) Dans la bibliothèque, dédaignant les ouvrages sur l’aviation, l’astrophysique et l’astronautique, il va élire le seul ouvrage qui réponde à son désir parce qu’il met en scène un homme créateur d’une femme et qu’il offre une mise en abyme de Luna-Park. Dès le résumé qui nous est proposé du roman de George Du Maurier, l’accent est mis sur Trilby et Svengali, tandis que petit Billy n’est pas même mentionné. Trilby est l’histoire d’une femme qui ne savait pas chanter mais dont le pouvoir étrange d’un homme va faire une cantatrice : la Svengali. Le changement d’identité dit sa complète aliénation. Le talent lyrique n’advient à la jeune femme que lorsqu’elle est soutenue par le regard masculin. Sans lui, elle retourne à l’obscurité d’où elle venait. Alors que le véritable génie du roman est le peintre Billy, Merlin lui préfère l’inquiétant Svengali qui exploite son talent d’hypnotiseur pour détruire et reconstruire à son gré la femme qu’il prétend aimer. Néanmoins, Merlin dédouane Svengali de toute faute : « Tout lui est pardonné, puisqu’il possède du génie. » (Triolet 1959b : 162) Une autre raison le porte vers Trilby, autobiographique, celle-là. Trilby est le roman qu’il n’a jamais lu mais sa mère lui en a raconté l’histoire lorsqu’il était encore enfant, si bien que la conteuse se confond avec l’héroïne fictive. Dans le processus créateur, toute femme créée en cache une ou plusieurs autres. Autour de Trilby se cristallisent les souvenirs personnels. Le roman convoque d’abord la mère puisqu’il est paru en 1895, date de la naissance de celle-ci qui, si on calcule bien, a dû mourir à trente-trois ans, âge que Blanche est supposée avoir au moment des faits racontés : « Cela aurait plu à Justin qu’elle ait aujourd’hui trente ans et quelque. » (Triolet 1959b : 92-93) Le père, chef d’orchestre, entraîne son épouse dans ses nombreux déplacements et peut éventuellement devenir une hypostase de Svengali : « Qu’avait-il imaginé en écoutant sa mère, des rapports entre elle et son père ? » (ibid. : 101) Mais bientôt, l’image d’une quatrième femme se mêle aux autres, lorsque Merlin découvre que Blanche est mariée. Un souvenir douloureux en effet s’éveille en lui, celui d’une aimée qui l’a trahi en épousant un rival. Merlin, l’enchanteur, a le pouvoir d’évoquer les ombres, les femmes disparues, Trilby, la mère, l’aimée et Blanche pour susciter une femme nouvelle, conjonction de toutes les autres. Mais la Dame Blanche n’est-elle pas dans les légendes le fantôme d’une femme décédée ou encore une fée Edith Perry 396 apparentée à la Guenièvre 5 de la légende arthurienne ? Quant au patronyme Hauteville, il se confond avec le nom de la maison où Victor Hugo invoquait l’esprit des disparus. Le mythe de Pygmalion se double alors d’un autre mythe d’artiste, celui d’Orphée. On a vu en Luna-Park le roman du lecteur, on peut ajouter qu’on y trouve aussi le roman du créateur. Il faut, au demeurant, rappeler que Justin Merlin est un célèbre metteur en scène et qu’il se retire à la campagne, parce qu’il est dans cette période transitoire, entre un film achevé et un autre pas encore commencé, soit dans cet entre-deux, que peut encore signifier le mot blanc. Un dictionnaire des symboles signale le blanc comme « couleur de passage, au sens auquel on parle de rite de passage » et cite le peintre W. Kandinsky : « C’est un silence plein de joie juvénile ou, pour mieux dire, un rien avant toute naissance, avant tout commencement. » (Chevalier / Gheerbrant 1969 : 125) Justin crée des films, crée des stars et les anime comme le rappelle l’étymologie du nom « cinéma ». Les femmes, il le sait, sont « toutes prêtes à se prêter » dans la mesure où leurs rêves dépendent de lui, « car il créait comme Dieu le Père lui-même » (Triolet 1959b : 36). Est-il besoin d’ajouter qu’avec son auréole de cheveux blonds, il apparaît comme un être solaire, tandis que Blanche serait une créature lunaire ne devant qu’à lui sa lumière ! On peut alors penser qu’avec la création de Blanche-Trilby, Merlin va bouleverser les canons de la beauté, ceux que les stylistes imposent en 1958 à leurs dociles contemporaines : […] la taille fine, les seins hauts - c’est comme ça qu’ils se portent cette année - des rangs de perles en cascade sur une peau qui commence à brunir, chaussures pointues et longues, petites vestes courtes comme des boléros, et des coiffures bombées, en boule, qui leur font une grosse tête ronde, des têtes en boule de gui… (Triolet 1959b : 112) Avec son adaptation au cinéma du roman de Du Maurier, il va proposer un nouveau corps féminin qui servira de modèle à toutes les Martine du monde occidental, une beauté qu’on pourrait qualifier de sculpturale : A l’époque de Brigitte Bardot, Justin Merlin ferait apparaître une Vénus de Milo. Grande, la taille à peine marquée, sur la large poitrine des seins ronds ni trop grands, ni trop petits…Mais non, pas Junon ! Vénus, je vous dis, Vénus. (ibid. : 104-105) La femme obtenue est une création de Merlin, elle ne renvoie à aucun référent. Ni tout à fait Trilby puisqu’elle a les cheveux courts, or et argent, ni tout à fait Blanche dont on sait si peu de choses mais dont Antoine évoque le costume de chasse et le bon coup de fourchette. Mais si Merlin consent à lui prêter la combinaison de pilote, il veille à la transformer en une autre femme 5 Le nom Guenièvre viendrait du mot gallois « Gwenhwyfar » signifiant « le blanc fantôme », « la dame Blanche » ou « la blanche fée ». Portrait de Blanche Hauteville en Galatée 397 encore, vêtue d’une robe du soir décolletée et marchant sur de hauts talons minces. Il coupe, il colle, il bricole sa femme, sa mosaïque de citations. Recherche Blanche, désespérément… Les lettres de ses correspondants nous informent peu sur le physique de Blanche. Aragon se permet même de mettre en doute la seule information stable que l’on puisse avoir : Un des correspondants de cette Blanche a tout de même écrit : Je t’imagine dans ton fauteuil rouge, toute ta blondeur, renversée sur ce rouge, les yeux fermés… C’est peutêtre tout ce qu’il en saura, Justin, le cinéaste. De cette femme qu’il ne voit que dans d’autres hommes, par d’autres hommes, les yeux, les bras d’autres hommes. Mais la phrase est équivoque : Je t’imagine… il disait. Il l’imaginait blonde, elle pouvait avoir les cheveux bleus. (Aragon 1967 : 201) Par ailleurs, on l’a vu, le prénom est un terme qui fédère toutes les figures féminines traditionnelles, de la mère à la fée en passant par la sainte et la femme fatale. Vêtue comme un homme ou moulée dans une élégante robe du soir, mère, sœur (la sœur de Billy se prénomme Blanche), amante perfide ou femme fidèle, pilote, cantatrice, elle est aussi exploratrice puisqu’en un ultime avatar, elle finit par se confondre avec Isabelle Eberhardt. De Blanche nous savons peu de choses, la parole lui étant confisquée. Certains de ses correspondants, tel son époux, s’autorisent même à parler à sa place. Mais parfois un locuteur la cite et nous percevons faiblement sa voix, comme étouffée sous la masse du texte citant. La voix masculine dément : « Ce n’est pas vrai que tu as misé toute ta vie sur ton métier » (Triolet 1959b : 52), « vous êtes jeune, Blanche, malgré votre façon de regarder les hommes et les miroirs » (ibid. : 148) et se laisse alors deviner le désarroi d’une femme face au temps : « ce n’est pas vrai qu’on t’a mise au rebut, que tu n’es qu’un vieux machin comme tu me l’écris » (ibid. : 53). Derrière la page chargée de signes, en filigrane vacille une ombre légère, la femme réelle, si différente de ce qu'en disent tous les discours amoureux. Cette femme réelle qui enfin prend la parole pour nous surprendre car rien de ce qu’elle dit ne coïncide avec ce que nous croyions saisir d’elle mais que la lettre du mari recouvre une fois encore de ses affirmations réductrices. Blanche soudain échappe à tous ces hommes qui l’enfermaient dans la prison du langage, elle s’échappe par le haut en se donnant un nouvel objectif. Puisqu’elle ne pourra atteindre la lune, elle restera sur terre, en l’occurrence en Afrique et ira au-devant des autres, elle essaiera de comprendre ceux qui souffrent et ceux qui font souffrir. Non plus solitaire mais solidaire. D’objet construit par le discours masculin, elle devient sujet qui se construit lui-même, suivant ainsi l’itinéraire indiqué par Simone de Edith Perry 398 Beauvoir (1949 : I, 268) : « Du moment où la femme est libre, elle n’a d’autre destin que celui qu’elle se crée librement. » Bien entendu, Merlin n’aura de cesse de la récupérer et de la figer une fois encore en statue, un hybride de Blanche Hauteville, d’Isabelle Eberhardt, de Jacqueline Auriol peut-être et de Valentina Terechkova. Néanmoins, il faut lui savoir gré d’emprunter ses modèles non plus à une fiction du XIXème siècle mais au monde réel contemporain, d’avoir renoncé à Galatée et proposé des figures exemplaires de femmes qui sont à ellesmêmes leur propre Pygmalion, semblable en cela à lui-même. S’interrogeant pour savoir si l’œillade que lui lance une jeune femme s’adresse à sa personne ou à Justin Merlin le célèbre cinéaste, il conclut que « Justin Merlin était une création à lui, c’était toujours sa personne. […] Ce nom, il n’en avait pas hérité, il l’avait fait lui-même. » (Triolet 1959b : 112-113) Ces lettres, écrites par des hommes et lues par un homme, ce roman qui privilégie essentiellement le point de vue masculin est l’œuvre d’une femme. Il suffit que le lecteur réel s’identifie à Blanche, la réceptrice des lettres pour que résonne derrière la célébration de la femme et comme dissimulé sous la poésie amoureuse, un discours androcentré et pétrificateur. Le texte révèle alors son double fond ; son dispositif ironique superposant deux énonciateurs propose, de fait, un regard critique sur les hommes. Les amoureux de Blanche valorisent leur activité professionnelle : « Bref, tout le monde travaille, sauf toi… », « Nous avons d’autre part réussi une opération qui rapporte à la France près d’un milliard de francs », « je suis allé où je pouvais manger tous les jours » (Triolet 1959b : 24, 29, 65). Aucun, en revanche, ne s’intéresse véritablement à ce qui la préoccupe, elle. On peut supposer que Blanche se révolte contre cette réduction de sa personnalité à sa féminité, contre son enfermement dans les rôles convenus issus de la poésie lyrique, contre le foisonnement des stéréotypes qui révèlent que ces hommes ne la voient pas telle qu’elle est. Derrière cette phrase extraite d’une lettre de Raymond se devine la protestation d’une femme, lasse de n’être pas comprise : « mais comment pouvez-vous supposer que je ne vous ai pas imaginée telle que vous vous révélez » (ibid. : 85). Madame de Rochefide, dans Sarrasine ne répondait pas autrement aux éloges du narrateur « Oh ! vous me faites à votre goût. Singulière tyrannie ! Vous voulez que je ne sois pas moi. » (Barthes 1970 : 238) Sarrasine, quant à lui, vouera un amour sans faille à une femme qui n’en est pas une, tandis que dans Le Château des Carpates (roman que Justin trouve dans la bibliothèque de Blanche), Franz est amoureux d’un artifice, du reflet d’un tableau dans un miroir… L’art dans ce roman recrée la femme, le dispositif optique mis en place annonce le cinéma et la Blanche que le célèbre metteur en scène va fabriquer. La femme est une fiction de l’homme. On se souvient qu’une autre femme a fui cette image fallacieuse d’elle-même, la jeune Valentine, personnage d’un autre Portrait de Blanche Hauteville en Galatée 399 roman qu’on trouvera dans la bibliothèque de Blanche : « J’ai désespéré mon fiancé. Je l’ai abandonné parce qu’il m’admirait trop ; il ne me voyait qu’en imagination et non point telle que j’étais. Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions été très malheureux. » (Alain-Fournier 1913 : 260) Figée en l’Elsa des poèmes d’Aragon, Elsa Triolet est devenue un mot, un texte, une légende. Elle est entrée dans la cage-écriture. La malveillance de quelques-uns a affirmé qu’elle devait le prix Goncourt à l’influence de son prestigieux époux lequel, prêtant ainsi le flanc à la critique, a publié une anthologie intitulée Elsa Triolet choisie par Aragon. Il explique dans l’Aprèsdire que l’écriture de Blanche ou l’oubli lui a été dictée par la proximité de la mort d’Elsa. « Je voudrais qu’une fois, avant que je meure, tu aies écrit un livre où je serais visible telle que je suis, j’étais… », lui dit-elle (Vassevière 1998 : 191). Être vue, être dite telle qu’elle est, n’est-ce pas déjà le désir secret de Blanche Hauteville en qui on peut donc voir une hypostase d’Elsa ? L’aviatrice, l’oiseau, le nom de plume, le porte-plume… Il y a deux Blanche mais aussi deux Elsa, comme le rappelle la petite scène qu’Elsa a voulu insérer dans le film qu’Agnès Varda lui a consacré : elle frappe à la porte d’Aragon qui répond : « tu me déranges, je suis en train d’écrire un poème à la gloire d’Elsa ! ». On ne s’étonnera pas alors de constater que Blanche prend l’initiative des ruptures, qu’elle refuse d’être la femme du journaliste, qu’elle « engueul(e) de façon magistrale » le prétentieux B., qu’elle déclare à l’époux « c’est fini, ne me fatigue plus » et se débarrasse de Raymond comme de Tom car elle est consciente que leur amour repose sur un malentendu. Alors, Galatée se métamorphose malgré elle en Pygmalion et Justin peut se sentir solidaire « de tous ces hommes dont Blanche tirait les ficelles » (Triolet 1959b : 124), mais il n’est pas sûr qu’à ce moment précis, il l’ait bien comprise et qu’il ne voit toujours en elle que la Femme et non une femme singulière, comme en témoigne cette impossibilité où il se trouve d’imaginer son visage. Reste que la rencontre de Blanche a changé Merlin qui découvre la disproportion entre sa raison de vivre et celle de la jeune femme : « Pendant qu’il s’occupait de Trilby ! Blanche le battait continuellement […] » (Triolet 1959b : 144). Quant au mari, il renverse les rôles et s’identifie à Trilby : « Si je ne chante plus, si je ne peux plus chanter, c’est que ma femme ne me donne plus l’ordre de le faire… » (ibid. : 155) On peut alors penser qu’en avouant en 1968 que quelques lettres proposées dans le roman sont de vraies lettres qui lui ont été adressées, Elsa Triolet cherche à son tour à brouiller les frontières entre la réalité et la fiction et, en un juste retour des choses, à faire des hommes qui l’ont aimée des personnages de papier. Les lettres retournent à la fiction dont elles émanent. On se souvient que dans le roman de Du Maurier, il y avait deux Trilby, la Trilby réelle, l’ange du paradis qui ne savait pas chanter et l’autre Trilby Edith Perry 400 que faisait surgir Svengali. Blanche a déserté cette représentation fallacieuse d’elle-même. Refusant la pétrification mortifère, elle a choisi la liberté. Si les hommes veulent la retrouver, ils doivent comprendre qu’elle n’a pas à se conformer à leurs désirs, à leurs attentes. Pour l’instant, ils la cherchent désespérément. Une ombre s’immobilise devant la maison vide. Elle attend. Le dernier mot du texte est l’adjectif « noires », soit l’absence de couleur. Du blanc au noir, du printemps à l’hiver, du jour à la nuit, la confrontation de l’incipit à l’explicit trahit le pessimisme de l’auteur. Une nouvelle femme reviendra peut-être, si l’homme accepte de la libérer de tout le fatras de ses discours, s’il voit en elle non une belle image, une statue de marbre ou d’ivoire mais un être fait de chair et d’os. Mais il semble que ce temps-là ne soit pas encore advenu. Merlin continue de chanter les exploits dont Blanche est l’héroïne, tandis que Mme Vavin prophétise : « tu iras dans la lune comme la Dame Blanche… » (Triolet 1959b : 179) Les majuscules mythifient à tout jamais la femme réelle qui, elle, n’est jamais allée dans la lune ! Icare ou Galatée, qu’importe, la femme reste pour l’homme un mythe. Bibliographie Elsa Triolet, Roses à crédit, Paris 1972 (édition originale : Paris 1959) [= Triolet 1959a]. Elsa Triolet, Luna-Park, Paris 1973 (édition originale : Paris 1959) [= Triolet 1959b]. Elsa Triolet, L’Âme, Paris 1973 (édition originale : Paris 1963). Elsa Triolet, La mise en mots, Genève 1969. Henri Alain-Fournier, Le grand Meaulnes, Paris 1971 (édition originale : Paris 1913). Louis Aragon, La mise à mort, Paris 1965. Louis Aragon, Blanche ou l’oubli, Paris 1967. Roland Barthes, S/ Z, Paris 1970. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe (première partie), Paris, 1972 (édition originale : 1949). Jean Chevalier / Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris 1982 (édition originale : Paris 1969). George Du Maurier, Trilby, London 2005 (édition originale : London 1894). Marie-Thérèse Eychart, Les tiroirs secrets de l’écriture, une approche de Luna Park , dans Annales de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 3, 2001, 247-265. Anne Geisler-Szmulewicz, Le mythe de Pygmalion au XIX° siècle. Pour une approche de la coalescence des mythes, Paris 1999. La lecture littéraire (ouvrage collectif), Paris 1987. Nathalie Piégay-Gros, Les citations d’Elsa Triolet dans les romans d’Aragon, dans Marianne Delranc Gaudric (éd.), Elsa Triolet, un écrivain dans le siècle, Paris 2000, 253-264. Maryse Vassevière, Aragon, romancier intertextuel, Paris 1998. Marjolaine Vallin L’identité de la narratrice dans Les Manigances Les Manigances, « roman bref » sous-titré « journal d’une égoïste » et publié en 1962, raconte un « entracte » de la vie de la chanteuse réaliste Clarisse Duval, laquelle s’avère être dans l’incapacité de chanter suite à un accident d’automobile et se découvre une vocation de tragédienne, contrecarrée par ce qu’elle appelle « les manigances du sort ». 1 Ce roman permet notamment de révéler la nature, comme la fonction, du personnage féminin trioletien, du point de vue des gender studies. Nous nous arrêterons aujourd’hui sur l’identité de la narratrice, Clarisse Duval. Une identité problématique Le personnage de Clarisse Duval se trouve dans la situation de la plupart des femmes de son époque, même dans les milieux artistiques dits libérés : elle est soumise au poids de sa famille et de la société en général et n’a pu devenir ce qu’elle est que par la lutte pour imposer sa volonté - ce que ses proches appellent, bien à tort, son « égoïsme ». En effet, Clarisse a dû, pour devenir chanteuse, lutter contre les désirs de sa mère, le métier de son père et les préjugés de sa famille à l’encontre de cette profession et du milieu parisien. Cela n’a été possible que parce que son père est mort. Le début du roman le montre bien : [Ma mère] me dérangeait, s’imposait, m’imposait les bonnes choses qu’elle avait choisies pour moi [...] elle ne cherchait pas à me plaire, mais à me façonner. (Triolet 1962 : 10-11) J’ai des parents dans divers coins de province, notaires et petits industriels et gros fermiers… Mon père était de Brive, comme ma mère. Il est remonté à Paris et y a emmené sa femme. Ils y sont restés les provinciaux qu’ils étaient à leur arrivée, tandis que, moi, je suis née Parisienne. Mon père était fonctionnaire, avec une vie tirée au cordeau, et malgré les petites fantaisies de ma mère, notre maison restait un bureau de notaire. (ibid. : 12) Ma famille m’a toujours embêtée […]. Et depuis que je n’ai plus ma mère à ménager, je garde mes distances dans la mesure où on m’en laisse la possibilité. (ibid. : 12) 1 Expressions de la quatrième de couverture des Manigances dans l’édition originale. Marjolaine Vallin 402 J’avais obtenu de vivre seule et de prendre des leçons de chant. (ibid. : 11) Mon père était mort depuis longtemps quand j’ai commencé le tour de chant qui m’a fait un peu connaître. Jusque-là, je chantais dans de petites boîtes de nuit et la famille frémissait : une « chanteuse réaliste », c’est pas grand-chose… mais quand j’ai commencé à avoir du succès, ce fut bien pis : me voilà devenue fière, renégate et, surtout, encore plus égoïste. (ibid. : 12) Elsa Triolet insiste sur cet aspect dans l’« Ouverture » du tome 1 des Œuvres Romanesques Croisées qui contient Les Manigances, aux côtés de À Tahiti et de Bonsoir, Thérèse : [S]i Clarisse veut devenir un jour une grande comédienne selon son génie, il faudra qu’elle sache se défendre depuis l’enfance : c’est le vilain petit canard qui aura à souffrir du milieu canard dans lequel il est né et qui n’est pas le sien. Clarisse, ce futur cygne, se défend d’instinct des faux siens, sinon ils lui couperaient les ailes [...]. (Triolet 1964 : 44) Si la lutte de Clarisse pour devenir chanteuse se révèle victorieuse, elle reste en revanche tout au long du roman sous la domination masculine. C’est une femme entourée d’hommes dans la vie privée, miroir de sa vie sociale : son professeur M. Thomas, son mari Marc, son accompagnateur Hanneton amoureux d’elle, le patron des boîtes de nuit Benâto ou son amant Hugo B., patron de disques. Elle le reconnaît facilement, comme le prouvent ces citations : [M]on professeur de chant est un homme à qui je dois tout, ma voix, mon métier, ma carrière, et même mon mari : c’est à son cours que je l’ai rencontré. Je lui suis entièrement dévouée. (Triolet 1962 : 12-13) Marc, c’est mon mari. Il fait mes chansons, paroles et musique, il s’occupe de moi et de nos affaires. (ibid. : 19) À part Hanneton, et Marc bien entendu, il n’y a personne pour me remonter le moral. Avant d’entrer en scène, je regarde Hanneton, et ça me fait du bien. (ibid. : 64) Cette maison est à vous, ma chère enfant, me dit-il [Benâto], vous y chanterez quand vous voudrez, je suis certain de votre succès, et je ne me trompe jamais. (ibid. : 109) J’ai tout au long de ma vie eu affaire à des hommes qui aiment s’occuper d’une femme, je ne demande pas que l’on s’occupe de moi, mais je dois susciter le désir de le faire. (ibid. : 129) Ainsi, Clarisse a tout particulièrement besoin de la protection, physique et affective, de son mari, surtout depuis qu’elle a la jambe brisée et se dit « infirme » (Triolet 1962 : 71) ou « paralysée » (ibid. : 24). Par exemple : Il a deux fois ma taille, il a de grandes mains chaudes et confortables. (Triolet 1962 : 19) L’identité de la narratrice dans Les Manigances 403 [Marc] me fait un rempart de ses grands bras, et pour m’atteindre il faudrait lui passer sur le corps. (ibid. : 65) […] Marc s’occupe de moi tout le temps. (ibid. : 129) Dès qu’elle le voit, elle se sent mieux : L’apparition de Marc dans la brume des cigarettes, au-dessus des têtes, me soulage beaucoup. (Triolet 1962 : 18) Je vais mieux depuis qu’il est assis à côté de moi. (ibid. : 19) Ses relations avec son mari, bien qu’elles puissent être d’ordre sexuel, 2 ne sont pas amoureuses mais plutôt filiales : Il y a moi, son enfant, sa femme, sa copine, son confrère. C’est dans cet ordre que se sont présentées à moi les définitions de ce que je suis pour Marc. Il me trompe très certainement, et cela n’a certainement aucune importance. Et je n’y en attache aucune. (Triolet 1962 : 66) Toujours, quand le désespoir me prenait, [Marc] me traitait comme une malade, comme une enfant qui a cassé son jouet. (ibid. : 138) Leurs relations sont décrites comme relevant de la possession ou de la dépendance, comme l’indique par exemple l’emploi de l’auxiliaire avoir dans la première citation (c’est nous qui soulignons) : C’est chez mon bon maître, M. Thomas, que j’ai rencontré Marc. Il était alors au conservatoire. […] Il a fait le nègre pour des gens renommés […] et a commencé à composer des chansons qu’il signait avec de grands interprètes : ces interprètes, leur servant de locomotives, voulaient toucher la moitié des droits d’auteur et du succès des chansons. Mais maintenant Marc a déjà un nom, et il m’a, moi, il peut donc signer et toucher seul. (Triolet 1962 : 65) Marc a signé pour moi. (ibid. : 112) S’il y a complémentarité et attachement profond entre Marc et Clarisse, il n’y a donc pas de véritable égalité au sein du couple. Car même si Clarisse est capable de ne pas être d’accord avec Marc, par exemple au sujet de Hanneton (Triolet 1962 : 47), elle accepte ce qu’il lui demande, notamment de faire un tour de chant à « l’Eléphant d’Or », ce qui revient à la « jeter à l’eau » (Triolet 1962 : 108) alors qu’elle dit ne pas être prête et n’a aucune envie de chanter de nouveau. Une grande partie du roman décrit ainsi une Clarisse soumise au désir de l’Autre masculin, Marc, une Clarisse qui déprime depuis son accident : 2 Un épisode seulement fait référence à une vie sexuelle du couple, lorsque Clarisse « se fait un sourire de fille » en déclamant un poème de Victor Hugo et s’imaginant en Zubiri, pages 136-137. Marjolaine Vallin 404 Depuis, je ne vois en toute chose, en tout être, que le mauvais, l’odieux, l’insupportable, le sot, l’agressif, le triste, le pourri, l’incurable, le flétri… (Triolet 1962 : 70) Je ne me remets pas, ni physiquement, ni moralement. (ibid. : 69) Clarisse est malheureuse car elle souffre de sa jambe mais elle souffre surtout de devoir chanter de nouveau : [Sa chanson] est très jolie et me va très bien. C’est sur mesure. Du moins sur mes mesures d’avant l’accident. J’ai enfin compris que je n’avais pas envie de chanter, du tout. (Triolet 1962 : 76) Cette soumission au désir de Marc est un obstacle à la libération mais aussi au « destin » de Clarisse, à sa vocation décelée jadis par son professeur de chant M. Thomas, et par là à son identité : Mon vieux maître disait que j’avais quelque chose dans le ventre, il disait aussi que je n’étais peut-être pas tant une chanteuse qu’une tragédienne ! (Triolet 1962 : 162) Le rôle de Marc est donc ambigu : à la fois opposant à l’épanouissement identitaire de Clarisse, il est aussi un adjuvant précieux pour sa vie matérielle, plongeant sa femme dans l’indécision et l’empêchant de décider de cesser de chanter : S’il n’y avait pas Marc, ne plus chanter aurait été simple. Mais s’il n’y avait pas eu Marc, il m’aurait fallu chanter pour gagner ma vie. Bref, il me faut continuer. (Triolet 1962 : 77) Clarisse va-t-elle renoncer à son destin (le théâtre) comme la Charlotte du « Destin personnel » de Mille regrets, autre ouvrage d’Elsa Triolet, laquelle a renoncé à devenir chanteuse mais en a conservé des regrets ? Va-t-elle vivre comme Charlotte « dans la colère intérieure », « la soumission », le regret (Triolet 1964 : tome 3, 34) en restant chanteuse, ce « métier qui [lui] va si mal » (Triolet 1962 : 131) ? Non, ainsi que son prénom l’indique, Clarisse la blanche ira vers la lumière et non vers le crime passionnel 3 comme le fait Charlotte la noire et tentera de voler de ses propres ailes en devenant cygne, c’est-à-dire actrice. Une libération identitaire ? La révélation de la vocation de Clarisse intervient à la page 131 du roman : faire du théâtre, jouer Zubiri. Elle est ensuite réitérée à de nombreuses reprises : 3 Mais la tentation du meurtre, symboliquement parlant, est bien présente dans le roman de 1962 ; par exemple Clarisse parle de son « égoïsme assassin » page 154. L’identité de la narratrice dans Les Manigances 405 Je veux être Zubiri. Je veux faire du théâtre. Je suis faite pour jouer Zubiri de Porto-Riche, c’est-à-dire de Hugo. (Triolet 1962 : 134) À partir de cette décision, la lutte pour imposer sa volonté, pour « renverser les barrières », comme autrefois, reprend : Faire du théâtre. M. Thomas, mon maître, disait que j’avais quelque chose dans le ventre, mais que je ne voulais pas m’en servir. « Peut-être, disait-il, le théâtre t’obligerait-il de passer outre, de renverser les barrières ? » (Triolet 1962 : 77) Clarisse, pour faire du théâtre, décide de se séparer de son passé puis des deux hommes de sa vie, Hanneton et Marc, même si au début elle songeait à leur trouver un rôle dans la pièce (Triolet 1962 : 135) et donc de les garder dans sa vie. Elle retrouve sa jambe le soir de la Saint-Sylvestre, prend Hugo B. pour amant, quitte son mari et impose son égoïsme : J’ai été comme ça avec ma mère : malheureuse comme les pierres et incapable d’en démordre, quand j’avais décidé quelque chose. (Triolet 1962 : 139) Je suis partie pour vivre avec Hugo. Rien n’aurait pu m’en empêcher. (ibid. : 154) Déjà j’ai enregistré les chansons de Zubiri et elles passent et repassent à la radio. Ce n’est pas Marc qui a fait la musique, ce n’était pas possible dans les conditions présentes ; Hanneton n’est pas de la distribution, lui non plus. Mon égoïsme atteint les parages les plus hauts. (ibid. : 155) Elle sait qu’elle rend son mari malheureux, 4 mais reste « inébranlable » (Triolet 1962 : 139) : C’est à croire que Marc est découragé. […] Oui, un coup de pompe dans l’âme, voilà ce qu’il a. Tout ce mal qu’il s’est donné pour aboutir à une nuit à « L’Eléphant d’Or », creuse comme une noix… Et maintenant, sans égards pour rien, en ingrate que je suis, en grande égoïste, en réponse à tout ce qu’il a fait jusqu’ici, à sa tendresse et à ses chansons, je veux faire du théâtre, et je fiche en l’air tout l’acquis, tous ses efforts déjà si longs. (Triolet 1962 : 138) Comme le note Elsa Triolet dans la préface du tome 1 des Œuvres Romanesques Croisées, c’est le propre des créateurs d’être des égoïstes et de ne pas pouvoir concilier création et attention aux autres : Le jour où la vocation de Clarisse lui apparaîtra clairement, elle ne ménagera plus personne. Le vrai monstre sacré marche sur des cadavres, sans même s’en apercevoir : pour que Clarisse devienne cette grande actrice dont elle a l’étoffe, il lui faudrait tourner le dos à tout le reste. (Triolet 1964 : 44) 4 Par exemple : « [Hanneton] voulait me faire savoir que Marc filait un mauvais coton. » (Triolet 1962 : 155-156) Marjolaine Vallin 406 Clarisse recherche ainsi la gloire, contrairement à Marc qui se contente de peu : elle veut être une étoile, comme Piaf, 5 un monstre sacré, à la hauteur de son « monstre d’égoïsme » (Triolet 1962 : 156). Oui, dans ce métier, la modestie, la discrétion sont aussi néfastes que l’absence de talent. (Triolet 1962 : 63) [Marc] trouve que nous avons du succès, ce succès lui suffit, on n’a pas besoin d’être Édith Piaf pour son bonheur. Il est content, il se contente. (ibid. : 64) Je ne suis pas Marc, je ne sais pas me contenter. (ibid. : 70) Cette nouvelle vocation du théâtre répond également à deux besoins de Clarisse, constitutifs de son identité. Le besoin de se mettre en danger, de monter sur scène et de se confronter au public : 6 Je n’ai jamais fait quelque chose de plus risqué. (Triolet 1962 : 155) Le besoin également d’avancer, d’aller de l’avant, 7 de ne pas se retourner ni de regarder en arrière. Il est en effet symptomatique que les accidents d’automobile que Clarisse énumère pages 94-97 et auxquels elle a échappé ont eu lieu lorsqu’elle (ou un proche) faisait demi-tour, marche arrière ou ne regardait pas en arrière. Mais rien n’est assuré : la nouvelle passion de Clarisse pour le théâtre ne règle rien. En effet, Clarisse jouera-t-elle Zubiri ? La brusque fin du roman ne permet pas de répondre à cette question mais on peut supposer que non. Clarisse a des doutes sur sa nouvelle vocation : elle ne parvient pas à saisir Zubiri qui lui « échappe » (Triolet 1962 : 148), comme elle ne parvient pas à choisir entre l’original (la Zubiri de Victor Hugo de Choses vues) et la copie (la Zubiri de Porto-Riche dans la pièce éponyme) ; 8 Alice Ozy, pilotis réel de Zubiri, l’ennuie (ibid. : 150) ; Clarisse ne sait pas si la « magie » du rôle fonctionnera. 9 Elle dit ainsi à Hugo « en avoir marre », qu’elle en a peut-être assez d’être Zubiri (ibid. : 158-159), alors qu’elle vient à peine de se trouver 5 Piaf est citée page 134. De plus, Benâto appelle Clarisse « la môme » (Triolet 1962 : 11 et 122). 6 Ce goût du danger se trouve déjà chez la chanteuse : « Je ne voudrais pas venir [au public] qu’en disque, un disque c’est sans danger, sans imprévu. J’aime la gueule noire du public des grands théâtres. » (Triolet 1962 : 98) 7 « Je m’ennuie en chantant. Il me semble que je piétine, que la chanson ne me mène nulle part, je suis tout de suite arrivée… » (Triolet 1962 : 77) 8 « Il faut que je me décide pour une Zubiri ou une autre, il faut qu’elle soit du XIXème siècle ou du XXème siècle… » (Triolet 1962 : 150) 9 Par exemple : « Aux répétitions, ceux qui m’ont vue ont tous eu pour moi les yeux de Sério, ils étaient comme fous, mais, devant la salle pleine, que se passera-t-il, la magie agira-t-elle ? » (Triolet 1962 : 155) ou « Mais si, hier ça a marché comme d’habitude, mais, voilà, je ne sais plus si ça marchera demain… » (ibid. : 158) L’identité de la narratrice dans Les Manigances 407 une nouvelle passion et qu’elle en est encore aux répétitions de la pièce ! 10 Peut-être se trompe-t-elle sur ses propres désirs, comme au restaurant du temps de Marc : Nous aimons bien tous les deux aller de temps en temps au restaurant, nous faire servir et manger exactement ce qui nous plaît. Du moins, au départ, on se fait des illusions là-dessus, parce que, une fois la carte en main, il est rare qu’on choisisse le plat rêvé, on ne sait plus ce qu’on veut, et on se trompe régulièrement sur ses propres désirs. (Triolet 1962 : 44) D’ailleurs, la rencontre improbable et miraculeuse avec le patron de disques Hugo B. le soir de la Saint-Sylvestre a-t-elle vraiment eu lieu ? Dans le roman, elle est associée au rêve, à la nuit, à la fièvre et au somnifère, ce qui la rend douteuse, comme Marc a l’air de le croire : 11 Je n’ai pas envie de réveillonner… Avec personne. Pas même avec Marc. On va se coucher pour passer à l’année nouvelle dans l’inconscience du sommeil. Je prendrai du somnifère. (Triolet 1962 : 140-141) Je m’installe sur le lit, avec la couverture de fourrure… je lis… […] Est-ce que je lis, je rêve ou je dors ? Déjà, il fait nuit noire quand je suis prise d’une agitation étrange. J’ai envie d’air, du ciel, de ce Paris au-delà de l’horizon. Je me lève, je m’habille, je me sens fébrile. (ibid. : 141-142) D’autre part, la vocation du théâtre permet-elle bien à Clarisse de se libérer de son passé et de l’emprise masculine ? En effet, elle quitte un mari pour un amant qui, dès qu’il est absent, la laisse en proie aux doutes ; elle continue une carrière liée à la chanson en enregistrant les chansons de Zubiri et en choisissant un amant dont le métier se situe dans le même domaine que celui de son mari… Enfin, il y a des opposants à sa nouvelle carrière et donc à sa nouvelle identité. Mais ce ne sont pas les manigances qui sont en cause. Clarisse accuse pourtant les manigances du sort d’être responsables de ses malheurs ou des contretemps qui lui arrivent (son accident de voiture, la mort de M. Thomas ou de Benâto, le plastiquage de l’appartement de Hugo, la recherche d’un taxi, l’achat d’une gerbe de fleurs etc.). Par exemple : Plus qu’une semaine avant le spectacle. Je jouerai, contre toutes les manigances, contre la jambe brisée, le plastic, la peine de Marc, contre Mme Ribel et la mort. (Triolet 1962 : 176) 10 Peut-être Clarisse, « qui n’aime que l’ombre », n’est-elle pas faite pour la scène (Triolet 1962 : 61-62) ? Ainsi, quand elle est encore chanteuse, elle dit « chante[r] toujours bien à la maison » (ibid. : 107), alors qu’elle refuse la scène. 11 « Savez-vous que Marc n’a jamais voulu croire que je vous ai rencontré devant le Sacré- Cœur ? Il ne croit pas aux manigances du hasard, alors il m’a fallu lui avouer que vous aviez téléphoné… » (Triolet 1962 : 150-151) Marjolaine Vallin 408 Or ce sont justement ces manigances du sort qui l’ont libérée et qui lui ont permis de devenir ce qu’elle voulait, chanteuse puis tragédienne. Alain Trouvé dans La lumière noire d’Elsa Triolet (2006 : 96 et 152) a fort justement montré que les manigances sont en réalité des adjuvants aux désirs de Clarisse : la mort de ses parents lui a permis de chanter, son accident à la jambe lui permet de se détourner de la chanson qui lui pèse, la mort de M. Thomas ne l’oblige plus à persister dans la chanson, la mort de Benâto la libère de son engagement à « l’Eléphant d’Or ». Les manigances du sort lui sont au contraire favorables : 12 elle échappe par miracle aux accidents de voiture, elle rencontre par hasard Hugo B., elle échappe à l’attentat contre Hugo B. en allant voir Marc, elle fait une rencontre qui peut orienter sa vie en allant acheter une gerbe pour le comédien Raymond, etc. Elle décrit d’ailleurs sa « réputation de veinarde » (Triolet 1962 : 43) qui la suit depuis le pensionnat, lors de l’épisode où elle tire le billet gagnant lui permettant d’aller à une soirée à l’Opéra, soirée déterminante pour sa carrière de chanteuse. Les véritables opposants à la vocation de Clarisse et à son égoïsme d’artiste ne sont pas extérieurs mais intériorisés : il s’agit de la pitié qu’elle éprouve, notamment pour Hanneton, et de la conscience du devoir qui la gouvernent. Clarisse qui ne supporte pas être traitée d’égoïste se sent responsable de tout ce qui peut arriver à ses proches et ne veut pas refuser un service à tante Emma, tante Eugénie ou à Madame Ribel, de peur d’être considérée comme une égoïste, si bien qu’à la souffrance physique (chaque service est une corvée pour ses jambes douloureuses et sa fatigue) se joint une souffrance morale. « Son instinct de conservation, qu’autour d’elle on nomme son égoïsme, fait souffrir l’étrange égoïste plus que ceux qui ont à en pâtir » note ainsi Elsa Triolet dans sa préface au tome 1 des Œuvres Romanesques Croisées (1964 : 44). Clarisse emploie ainsi systématiquement, lorsqu’elle décrit les opposants, petits ou grands, à ses désirs, le verbe falloir qui symbolise cette force du devoir et de l’obligation morale qu’elle porte en elle ou que les autres lui renvoient : Je sais déjà qu’il me faudra chercher des fleurs après le théâtre, dussé-je en mourir… (Triolet 1962 : 18) Hanneton est venu. Il faudra que je rechante, ne serait-ce qu’à cause de lui. (ibid. : 99) Tout me va mal. Bon. Je donne mon adresse : il faut bien que je lui en achète une paire, à cette femme que j’ai si longuement dérangée. Elle m’a affirmé avec un air de reproche que ces bottillons m’allaient très bien, comme si elle était mes pieds. 12 Cette citation révèle l’ambiguïté des manigances pour Clarisse : « Je voudrais me manigancer une vie au-delà des manigances… » (Triolet 1962 : 168) L’identité de la narratrice dans Les Manigances 409 Les vendeuses de chaussures sont à tuer. Je ne les mettrai jamais, ces bottillons. (ibid. : 102) Figure-toi qu’on part en tournée… On voudrait t’avoir. […] Tu pourrais emmener Hanneton… Il faudrait l’emmener. (ibid. : 179) Elsa Triolet, dans les préfaces des Œuvres Romanesques Croisées, met donc en doute la possibilité pour Clarisse de devenir une grande actrice et de réaliser son « destin personnel » : Mais voilà, c’est une égoïste rongée par la pitié… Cette immense sensibilité dont est peut-être fait son talent, jouera-t-elle à Clarisse le tour de la faire dévier du chemin choisi ? La grande pitié et le petit hasard détruiront-ils son destin exceptionnel ? (Triolet 1964 : tome 1, 44-45) Clarisse, l’égoïste, vit dans la pitié, peut-être jusqu’au sacrifice. (Triolet 1964 : tome 3, 34) Une identité fuyante Cette indétermination a pour conséquence un flottement identitaire chez le personnage de Clarisse Duval. Plusieurs critiques 13 ont mis en lumière l’identité insaisissable, mouvante et contradictoire de la narratrice des Manigances. Clarisse est en effet dépeinte par des ambivalences constantes tout au long du roman : égoïste et altruiste, indifférente à autrui et en mal d’amour, capricieuse et en proie aux doutes etc. Les identifications successives (Nana, Piaf, Zubiri, Alice Ozy 14 ) de Clarisse apprentie comédienne qui confond réel et fiction 15 et qui se réclame de l’étoile (Piaf) comme de la prostituée (Nana), conduisent à un portrait contradictoire de la narratrice des Manigances, comme de Zubiri : Zubiri, la chanteuse, une femme, une putain, une actrice, une fille des rues, une étoile, Nana et Piaf, le sordide hôtel meublé et l’hôtel particulier. (Triolet 1962 : 134) La métaphore du kaléidoscope, présente dans le roman, résume le portrait fragmentaire et inachevé, car en mouvement permanent, de Clarisse : Le choc de l’accident, de la catastrophe, a déplacé quelques choses dans ma tête secouée comme une boîte pas pleine, et le kaléidoscope a formé un paysage nouveau. (Triolet 1962 : 70) 13 Notamment Cécile Narjoux et Alain Trouvé. 14 Sur ces identifications successives, nous nous permettons de renvoyer à notre article (Vallin 2006). 15 Clarisse dit par exemple s’appeler Zubiri lorsqu’elle rencontre Hugo B. (Triolet 1962 : 144). Marjolaine Vallin 410 Cette identité mouvante de la narratrice va de pair avec l’absence de repères temporels précis et de trame narrative dans le roman, bien qu’il se présente sous la forme apparente d’un journal intime : les épisodes s’enchaînent, sans qu’ils soient reliés ou situés dans le temps ; les « chapitres » successifs ne sont pas datés ; les blancs, les ellipses et les points de suspension se multiplient, emmenant le roman au bord de la dislocation, expose Alain Trouvé dans son article (2006 : 143). Malgré la poétique accumulative des Manigances (multiplications des énumérations, accumulations des anecdotes), c’est donc la conscience du manque qui perdure, démontre Cécile Narjoux (2006 : 118). Le flottement générique de l’œuvre redouble d’ailleurs le flou identitaire de la narratrice : ni journal intime, ni carnet, ni autobiographie comme le souligne Agnès Rey (2003 : 258), c’est une œuvre hybride, définie sur la quatrième de couverture des Manigances comme un « monologue mis dans la bouche de Clarisse Duval » ou comme une « conversation avec soimême » dans l’« Ouverture » du tome 1 des Œuvres Romanesques Croisées, appellatifs trans-génériques. Comment justifier ces flottements (identitaire, narratif, générique) ? Par de la désinvolture de la part de l’écrivain, comme le fait Alain Trouvé (2006 : 143) ? Peut-être. Par une volonté de refuser la naïve lecture autobiographique ? Sans doute. Par le désir d’inscrire son personnage dans l’ère du soupçon du Nouveau Roman, comme l’écrit Dominique Vaugeois au sujet du cycle romanesque L’âge de nylon (1999 : 212) ? L’impossibilité de cerner Clarisse, personnage lacunaire, viendrait-elle du désir d’Elsa Triolet de mettre de l’étrange au cœur du familier, de ruiner, l’air de rien, la tradition romanesque dans laquelle elle semble inscrire son roman et d’appeler ainsi de ses vœux un nouveau mode de lecture ? Clarisse, comme tout personnage trioletien, serait-elle donc un « personnage phantôme » (Vaugeois 1999 : 215), tel un membre amputé dont le cerveau garde encore la mémoire, entre présence et absence, un « mystère en plein jour » ? 16 C’est bien possible. Il est aussi une autre hypothèse de lecture relative à cette instabilité identitaire de la narratrice, laquelle ne parvient pas à se définir elle-même et ne sait pas ce qu’elle veut. Ses changements d’avis ressemblent à ce que décrit Elsa Triolet au sujet d’elle-même dans La mise en mots : Si Jean Cocteau disait que j’étais la femme la plus raisonnable qu’il ait jamais rencontrée, c’est qu’il n’a pas dû souvent rencontrer ma déraison. A tout instant, quelque puissant aimant m’attire si fort que j’y vais aux dépens de tout le reste. J’enjambe, distraitement, n’importe quoi, les reptiles parmi lesquels je pose mon pied, les bêtes et les hommes sauvages qui m’entourent, les manigances du sort. L’aimant me donne une sorte d’innocence, m’enlève toute peur, toute hésitation 16 Telle est la définition des romans d’Elsa Triolet selon Aragon. L’expression se trouve dans La mise en mots, page 69. L’identité de la narratrice dans Les Manigances 411 […] je vis toujours, attirée par un aimant qui change d’aspect, de sens, de tête, et ne perd pas sa force d’attraction. Il m’évite de me poser des questions aux carrefours, de m’attarder aux manigances, et si je ne me suis pas encore rompue le cou, c’est que je suis inconsciente du fait que je marche sur la corniche d’un gratte-ciel. Une seconde de veille, et je vacille, prise d’angoisse, et vertige, de simple peur. (Triolet 1969 : 25-26) Cet aimant « qui change d’aspect, de sens, de tête » n’est-il pas la vocation de chanteuse puis de tragédienne de Clarisse, personnage « nerveux » et « impressionnable » (Triolet 1962 : 36), jusqu’à ce qu’elle se découvre une autre passion ? Ce refus de se poser des questions et cette inconscience du danger n’est-il pas l’état second, loin de l’état de veille, dans lequel se trouve Clarisse (ainsi que nous l’avons vu) lors de la découverte de sa nouvelle vocation théâtrale ? Et lorsque la prise de conscience du danger intervient, ne sont-ce pas les manigances intériorisées qui reviennent avec elle et font vaciller sa détermination, voire échouer sa vocation ? Clarisse ou Elsa ? Si tel est bien le cas, force est de nous interroger dès lors sur la nature du personnage de Clarisse Duval. Si Les Manigances est bien un roman, il peut-être qualifié, comme l’est À Tahiti, d’« autobiographie littéraire » (Triolet, 1964 : tome, 22). Plusieurs raisons poussent à le qualifier ainsi. Tout d’abord, le roman de 1962 est volontairement rapproché, dans l’édition des Œuvres Romanesques Croisées, de À Tahiti, ouvrage écrit en russe et publié en 1925. On y entend, dit Elsa Triolet, la « conversation avec soi-même » : C’est la même voix de femme, au même timbre, avec le même accent qui reprend la conversation de l’auteur avec soi-même […]. Et c’est parce qu’on y entend une voix au timbre semblable, qu’on y retrouve à nouveau la conversation avec soimême que, dans ce volume, j’ai fait suivre Bonsoir, Thérèse des Manigances, roman écrit en 1961, vingt-trois ans plus tard. (Triolet 1964 : tome 1, 42-43) Cette expression se trouve déjà dans le roman de 1962 : Reste le secret de la conversation avec soi-même. Entre deux yeux. Comme une balle ou une ride. Je suis faite pour cette seule intimité. (Triolet 1962 : 61) Cette « conversation avec soi-même » est dès lors propice aux confidences personnelles. L’« Ouverture » du tome 1 des Œuvres Romanesques Croisées explicite que le matériel des Manigances est autobiographique : Les conditions de ma vie, telle qu’elle a été lors de l’écriture de À Tahiti, de Bonsoir, Thérèse, se sont répétées, artificiellement reconstituées par la maladie. Le monde ne m’arrivait plus qu’à la cantonade et je n’avais à nouveau pour écrire que ce que je portais en moi. J’ai dû interrompre le cycle de L’âge de nylon pour Marjolaine Vallin 412 lequel il me fallait aller et venir, chercher des documents, voir des gens ; et c’est ainsi que, entre Luna-Park et L’âme, poussèrent ces Manigances pour lesquelles je n’avais à brouter que l’herbe sous mes pieds, cherchant ma pâture en moi-même. Aussi est-ce la voix de jadis qui reprend le récit. (Triolet 1964 : tome 1, 42) En effet, en 1961, Elsa Triolet, souffrant d’une artérite, subit une opération chirurgicale qui non seulement est un échec mais aggrave son mal, lui rendant la marche de plus en plus difficile et la transformant en « vieille femme, à la limite de l’infirmité » (Apel-Muller 1994 : 24). 17 Elle se tourne alors vers elle-même pour trouver la matière de son nouveau roman. Pourtant, Elsa Triolet refuse les mémoires qui l’ennuient 18 et la lecture autobiographique de ses romans comme l’accès à ce qu’elle nomme sa « propriété privée » : On veut à tout prix qu’il y ait eu modèles vivants, quand, selon moi, l’écriture d’un roman, c’est invention et non copie. Le créateur, ce n’est pas parmi ses personnages qu’on doit le chercher, ses secrets sont dans sa manière de créer. (Triolet 1969 : 51) Nous avons dit de nous-mêmes, de notre vie, des événements de notre temps, que nous avons vécus, que nous vivons, ce qui a trouvé écho dans nos romans. Nous avons dit ce qui est devenu littérature. Le reste est notre propriété privée. (Bouchardeau 2000 : 8) Elle l’écrit déjà dans Le Cheval roux : J’ai toujours mis un point d’honneur à ne pas parler de moi-même dans tout ce que j’écrivais. Le narcissisme, le perpétuel autoportrait me font honte […]. (Aragon 1960 : 53) Si Les Manigances est pour partie autobiographique, il s’agit donc d’une « autobiographie littéraire » et non d’un simple décalque du vécu personnel de son auteur. Mais qu’est-ce qui est autobiographique dans Les Manigances ? Il semble que ce soit avant tout sa narratrice. 19 Le roman d’Aragon de 1965, La Mise à mort, confirme la dimension autobiographique du personnage de Clarisse Duval, lorsque Fougère, double fictionnel d’Elsa Triolet, parle des romans de l’écrivain Elsa Triolet : Zubiri devient le contrepoint de la chanteuse des Manigances, peut-être de ses héroïnes celle qui est le plus loin de moi, et la plus proche, mon Dieu, mon Dieu, ce qu’on me ferait pour un rien avouer ! (Aragon 1965 : 399) 17 Lilly Marcou le souligne également (1994 : 335-336). 18 Par exemple dans une lettre de 1961 à Lili Brik notamment, citée par Huguette Bouchardeau (2000 : 9). 19 Lilly Marcou (1994 : 54) ne décrit-elle pas Elsa Triolet au temps où elle vit seule à Paris, dans les années 1920, d’après les lettres qu’elle écrit à Roman Jakobson, comme « insaisissable, contradictoire et mystérieuse » ? L’identité de la narratrice dans Les Manigances 413 Qu’est-ce qu’Elsa Triolet dit donc d’elle-même à travers Clarisse ? 20 Certes, il est facile de pointer les ressemblances entre l’être de papier et sa créatrice (le mal aux jambes, la souffrance physique, le comportement protecteur du mari, le besoin d’être aimée, la certitude de ne pas l’être, la solitude, les succès amoureux de jeunesse, l’indifférence à ses parents, etc.), jusque dans l’anecdotique (l’amour pour les chiens, les visites de maisons en périphérie de Paris, etc.). Mais ce n’est pas seulement cela qui est en jeu dans ce roman. Elsa Triolet, dans la préface du tome 3 des Œuvres Romanesques Croisées dit ne pas savoir d’où lui est venu le personnage de Clarisse, « cette image contraire », ce « négatif » de la bonne et serviable Charlotte du « Destin personnel » (1964 : 34-35). Pourtant, dans l’ouverture du tome 1 des Œuvres Romanesques Croisées, elle écrit, au sujet du contexte d’écriture des Manigances : Je traînais, je rêvais aux personnages de mes romans, dominés par le hasard toutpuissant, par les manigances du sort. À partir de quoi l’homme cherche-t-il à forger lui-même son destin, contre vents et marées ? Je me persuadais que c’était là affaire de passion […]. Quelle que soit cette passion, celui qui veut atteindre un but doit marcher vers lui au détriment de tout le reste. […] C’est que l’envie m’était venue d’imaginer une héroïne qui ne permettrait point au sort de décider pour elle. (Triolet 1964 : 43-44) La Clarisse des Manigances semble dès lors vouloir mettre en œuvre une revanche sur la vie et le vécu personnel de sa créatrice, soumise aux manigances du sort, à la maladie, à l’égoïsme d’un mari génial, comme le montre l’emploi du verbe gagner : Je répète Zubiri, je serai Zubiri. Tout me vient tout seul, je n’ai qu’à siffler. On n’a pas eu à chercher un théâtre, on n’a pas eu à chercher les comédiens, ils semblaient m’attendre, prêts à commencer. Peut-être Hugo avait-il une baguette magique, mais je gagnais à tous les coups… Maintenant il s’agit de gagner au bout de la course. (Triolet 1962 : 155) Plus qu’une semaine avant le spectacle. Je jouerai, contre toutes les manigances, contre la jambe brisée, le plastic, la peine de Marc, contre Mme Ribel et la mort. Je jouerai. Appelez cela comme vous voulez : cynisme, instinct vital, égoïsme, optimisme délirant, vocation, mais je jouerai. Je serai Zubiri. Il n’y a que cela qui m’importe : jouer et gagner. (ibid. : 176) Clarisse tente de réaliser ce qu’Elsa Triolet n’a jamais réussi : se libérer de l’emprise masculine en quittant son mari et en ayant un domaine artistique en propre. 21 C’est, selon Michel Apel-Muller, ce qui est au cœur de la célèbre 20 Comme au travers de Fraise-des-Bois ou de la narratrice du Rossignol se tait à l’aube, sœurs romanesques de Clarisse. 21 Peut-être Elsa Triolet y a-t-elle déjà songé, comme Clarisse : « Dans le temps, j’en parlais parfois avec Marc et l’idée l’excitait et, même, le bouleversait : comment me lâcher seule Marjolaine Vallin 414 lettre de 1965, « les jambages bleus du malheur », comme de tous les romans d’Elsa Triolet à compter des Manigances : Ce qui est en cause […], c’est l’égocentrisme masculin, la confiscation par l’homme de la responsabilité sociale, l’occupation par lui du premier rôle. Et telle est bien la crise, toujours latente entre Elsa et Louis […], une crise finalement inscrite dans la constitution du couple […]. (Appel-Muller 1994 : 25) Mais c’est une tentative inaboutie, à l’image de l’inachèvement du roman, et par là un échec : Clarisse n’a pas l’égoïsme nécessaire au génie créateur pour se forger une identité artistique propre, loin de la chanson, mais reste soumise à la pitié, au remords, aux hommes, même si elle se décide à quitter Hugo. Elle ne jouera sans doute jamais Zubiri, femme fatale rayonnante qui montre ses seins (Triolet 1962 : 135), a tous les hommes à ses pieds et qui en fait mourir un d’amour (Sério). Peut-être est-ce dû au choix du personnage dramatique : la chanteuse Zubiri n’est qu’un avatar de la Grande Prostituée et un archétype de l’Eternel féminin ; Zubiri reste soumise au regard masculin, malgré sa conduite libertine, et à la « malédiction de trop plaire » (ibid. : 150). 22 Ce sera la narratrice du Rossignol se tait à l’aube, dernier ouvrage d’Elsa Triolet écrit pendant l’été 1969, défini comme une « tragédie » sur la manchette de l’édition originale, qui accomplira cette revanche littéraire : le personnage féminin, seule femme parmi les invités masculins, est une comédienne à la retraite, oubliée du public, qui a quitté son mari. Mais c’est une revanche tardive qui s’achève par la mort du personnage féminin : placé sous le signe de la souffrance physique, de la nuit et de la mort, ce roman n’a plus rien de l’euphorie de Clarisse lors de la révélation de sa vocation théâtrale. Une revanche par ailleurs bien ironique : les hommes du roman de 1970 ne sont pas exclus, 23 ils sont bien présents, quoique dans l’obscurité, et tous survivront au personnage féminin, comme Aragon survivra douze ans à Elsa Triolet. dans ce domaine [le théâtre] qui n’est pas le sien, où il serait incapable de m’enlever des épines, de me protéger des manigances… » (Triolet 1962 : 77) 22 Comme Clarisse la chanteuse : « Je chante. Je voudrais faire plaisir, plaire, séduire, me faire aimer », page 62. 23 Sur les rapports hommes-femmes chez Elsa Triolet, voir l’article de Marie-Thérèse Eychart, 2000. L’identité de la narratrice dans Les Manigances 415 Bibliographie Elsa Triolet, Mille regrets, Paris 1981 (édition originale : 1942). Elsa Triolet, Les Manigances, journal d’une égoïste, Paris 1962. Elsa Triolet, Ouverture, dans : Œuvres Romanesques Croisées, tome 1, Paris 1964, 11-47. Elsa Triolet, Préface à la contrebande, dans : Œuvres Romanesques Croisées, tome 3, Paris 1964, 13-35. Elsa Triolet, La Mise en mots, Genève 1969. Elsa Triolet, Le Rossignol se tait à l’aube, Paris 1970. Elsa Triolet, Fraise-des-Bois, traduit du russe par Léon Robel, préambule d’Aragon, Paris 1974. Lili Brik / Elsa Triolet, Correspondance 1921-1970, préface et notes de Léon Robel, Paris 2000. Louis Aragon, Introduction, dans : Elsa Triolet choisie par Aragon, Paris 1990 (édition originale : 1960). Louis Aragon, La Mise à mort, Paris 1973 (édition originale : 1965). Michel Apel-Muller, Les jambages bleus du malheur, dans : Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet, n° 5, Besançon 1994, 21-31. Huguette Bouchardeau, Elsa Triolet, Paris 2000. Marie-Thérèse Eychart, La femme ou l’épreuve de la différence, dans : Faîtes entrer l’infini, n° 30, décembre 2000, 51-55. Lilly Marcou, Elsa Triolet - les yeux et la mémoire, Paris 1994. Cécile Narjoux, « Elle s’amplifie désespérément » ou la poétique déceptive des Manigances, dans : Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet, n° 10, Strasbourg 2006, 115-134. Agnès Rey, Du brouillage des genres dans Les Manigances, dans : Les Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 5, 2003, 255-263. Alain Trouvé, Le réalisme poétique des Manigances, dans : Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet, n° 10, Strasbourg 2006, 135-152. Alain Trouvé, La lumière noire d’Elsa Triolet, Lyon 2006. Marjolaine Vallin, Le théâtre des Manigances, dans : Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet, n° 10, Strasbourg 2006, 153-176. Dominique Vaugeois, Les « Phantômes » d’Elsa : le fantastique du personnage dans L’Âge de nylon, dans : Les Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 1, 1999, 207-218. Jean-Pierre Montier Identité féminine et figure d’auteure chez Elsa Triolet, dans Le grand jamais, Écoutez-voir et La mise en mots Lisant, subjectivement, ces trois œuvres mentionnées en titre, j’ai bien le sentiment de lire une prose de sensibilité féminine, mais rien ne me permet de matérialiser cette intuition, d’autant qu’elle est assortie d’une impression inverse : celle d’être en présence d’une écriture cherchant, systématiquement, à effacer les signes de la féminité qui pourraient y affleurer. Partons de cette impression de lecture, si paradoxale qu’elle soit, pour poser le cadre d’une réflexion sur l’identité féminine chez Elsa Triolet… Est-ce dû à la connaissance que j’ai de son auteur, tant il est inévitable que le paratexte surdétermine mon regard de lecteur, et que le nom même de l’auteur affecte ma posture interprétative ? Beaucoup est fait, dans ces trois œuvres, pour effacer quelque caractère sexué que ce soit, neutraliser les instances narratives, banaliser aussi les représentations des vies sentimentales ou affectives des personnages, masculins ou féminins. On ne saurait lire tout à fait Elsa Triolet comme Annie Ernaux, Marguerite Yourcenar, Assia Djebar, Olivia Rosenthal ou Simone de Beauvoir. Le verbe lire est évidemment polysémique, mais quelle que soit la signification qu’on veuille lui conférer, il semble que l’on ne peut dire qu’Elsa Triolet ait produit une œuvre qui soit vraiment perçue, aujourd’hui, ni comme marquée par la féminité des personnages qu’elle a conçus, ni comme empreinte d’un féminisme exacerbé. Les positions qu’elle a pu prendre ou énoncer en dehors de ses œuvres romanesques la montrent sensible, il est vrai, à ce que nous pourrions dénommer la « cause des femmes », sans qu’elle se soit pour autant particulièrement distinguée parmi les personnalités les plus en vue du monde intellectuel français des années soixante. Au demeurant, davantage que ses positions sur la scène intellectuelle, ce sont ses textes littéraires qui, dans la perspective de la construction d’une « identité féminine », retiennent prioritairement l’attention. Si l’identité féminine de notre auteure, entendue en termes strictement biographiques, paraît peu discutable, c’est évidemment à sa représentation à l’œuvre qu’il me semble le plus licite de s’intéresser. Jean-Pierre Montier 418 Bien entendu, en avançant que l’identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet ne surgit pas, à la lire, comme une évidence thématique ni structurelle, je ne prétends ni que la question ne se pose pas, ni qu’elle ne devrait se concevoir qu’en termes de comparaison avec d’autres femmes écrivains, ou écrivaines. Je me situe volontairement ici à un degré très empirique, celui d’un « lecteur moyen », qui n’a probablement aucun rapport avec le « lecteur rêvé » qu’Elsa Triolet imagine, et dont l’incarnation unique et irremplaçable n’est autre que son mari, Louis Aragon (Triolet 1969 : 52). C’est précisément dans La mise en mots qu’elle développe cette figure du lecteur idéal, point d’orgue de toute son évolution à la fois artistique et sentimentale, et que le texte écrit par elle pour figurer sur leur tombe commune confirme de manière éclatante : « Quand côte à côte nous serons enfin des gisants, l’alliance de nos livres nous réunira pour le meilleur et pour le pire dans cet avenir qui était notre rêve et notre souci majeur, à toi et à moi. » Chez Elsa Triolet, la dimension du couple amoureux, en première analyse, paraît donc devoir éclipser quelque peu celle, plus solipsiste, de la femme auteure. Une fois qu’on a clairement distingué la dimension biographique et le plan proprement littéraire de la manifestation d’une identité féminine, il faut cependant convenir qu’on a moins avancé qu’on ne le pensait ! Dans un ouvrage paru en 1981 mais dont le temps n’a pas amoindri la pertinence, L’écriture-femme, Béatrice Didier faisait remarquer très justement : « S’il y a bien une spécificité de l’écriture féminine, je ne crois pas qu’on puisse établir une ségrégation absolue entre écriture masculine et écriture féminine. » (Didier 1981 : 6) Les raisons de cette impossible et inacceptable partition dichotomique sont aussi multiples qu’essentielles. Elles tiennent à ce que les modèles littéraires, historiquement en majorité masculins, ont pu être repris par des femmes, voire inspirés par elles (tant il est vrai que nombre de femmes ont secrètement pris part à des créations ou des inventions signées par des hommes ! ). Elles tiennent encore à ce qu’il n’est pas possible de repérer des thèmes qui seraient spécifiques aux hommes ou aux femmes sans s’exposer à ne livrer qu’un étalage de préjugés aussi inavouables qu’infondés, florilèges de misogynie souvent, qui émaillent pourtant les œuvres de nombre d’écrivains masculins, petits ou grands. Je renvoie au goût pour le bavardage médisant ou pour les jolis ouvrages faits main qu’on trouve chez Rousseau pour décrire la nature féminine, ou encore aux foisonnants clichés sur l’instinct maternel, moqués à juste titre par les féministes des années soixante. Elles tiennent enfin à ce que les clivages entre sexes sont en réalité nettement moins binaires pour les biologistes d’aujourd’hui que selon les grammairiens qui jadis posèrent comme règle du « genre » que le masculin doit toujours l’emporter sur le féminin ! Faut-il ici invoquer Proust, dont Identité féminine et figure d’auteure 419 Virginia Woolf était jalouse qu’il sût décrire les sentiments d’une femme égrenant ses souvenirs d’enfance dans une chambre d’une manière qu’elle eût voulu avoir elle-même inventée ? Aussi bien, en écrivant Une chambre à soi, Virginia Woolf sut-elle tirer parti de l’androgynie qu’elle avait perçue chez Proust pour proposer un texte marquant aussi bien la spécificité de l’écriture féminine que la perspective d’une réconciliation des sexes. Doit-on pour autant renoncer à poser qu’il peut exister des différences non pas constitutives ni rédhibitoires, mais parlantes (comment ? ), révélatrices (de quoi ? ), entre des œuvres écrites par telle femme ou par tel homme ? Pour Béatrice Didier, dont je m’inspire encore ici, la réponse est non. Car s’il n’existe pas de marqueur linguistique, ni générique, ni idéologique de la femme écrivant, il n’en demeure pas moins que les textes écrits par une femme sont souvent empreints d’un « certain accent » (Didier 1981 : 17) indubitablement reconnaissable, même par celui qu’Elsa Triolet dénomme « le lecteur tout court » (Triolet 1969 : 43). Il me semble également que, par exemple, qui lirait un roman écrit par Colette sans que la couverture mentionne le nom de son auteur n’en rapporterait pas moins immédiatement et sans hésitation cette écriture à une sensibilité ou une fibre féminine. Pas seulement parce qu’elle donne vue sur une forme d’intimité originelle rarement déployée chez les écrivains masculins - sa complicité avec les animaux par exemple, comme Léonor Fini - ; mais parce que cette part féminine intuitivement se détecte dans le tissu le plus fin de ses textes, comme justement du « singulier ». Là où elle joue des codes du genre romanesque, où elle se plaît à ruser subtilement avec les normes génériques ou les codes comportementaux, à les décaler, tant par l’ironie que par l’érotisme inscrit dans son style même… Car ce décalage est déjà une manière de poser sa figure de femme-auteur comme une spécificité. En particulier, l’une des ruses de Gabrielle-Sidonie Colette aura consisté à jouer de la confusion entre le nom de famille hérité de son père - M. Colette - et le prénom féminin qu’elle accole aux patronymes de ses maris (Colette Willy, Colette de Jouvenel) pour signer ses œuvres, avant d’opter pour le seul « Colette » devenu son nom d’auteur. Je fais référence ici à Colette comme à un auteur repère, témoin et test, car, tout en prenant des positions parfois ouvertement anti-féministes, elle n’en a pas moins en réalité fait évoluer considérablement la place de la femme dans le champ ou l’institution littéraire. Mais on voit combien ces ruses patronymiques lui furent nécessaires pour s’imposer sans contestation comme « écrivain » ou « auteur », y compris aux yeux d’un personnage aussi misogyne que Montherlant qui reconnut en elle un « maître » du style. « Écrivain, auteur, maître », autant de noms certes communs mais dont le genre masculin fut probablement pesant, comme obstacle symbolique, auprès des femmes qui voulurent sans ambages les incarner. Ajoutons que, Jean-Pierre Montier 420 contrairement à Virginia Woolf, Colette ne pensait pas que Proust ait vraiment su saisir le propre de l’homosexualité féminine, qu’elle-même avait pratiquée : car selon elle, l’homosexualité n’est pas une, mais double ; elle n’équivaut pas à l’homologie parfaite des sensibilités masculines ou féminines, et l’androgynie supposée de Proust jointe à son immense génie ne laissèrent pas de faire de lui un être seulement masculin… Bien qu’Elsa Triolet ne soit pas de la génération de Colette, je ne suis pas absolument certain qu’elle ait eu affaire à des obstacles ou des problèmes sans comparaison avec les siens. Au fond, l’une comme l’autre baignèrent dans des milieux d’artistes, de journalistes, de poètes, d’écrivains, d’acteurs, aux mœurs permissives, aux idées supposées avancées. Bien entendu, le contexte de la Belle Époque n’est pas celui de la Révolution d’Octobre ni de sa postérité sous les auspices contradictoires du surréalisme ou du communisme à la française. Mais quelque laudatives qu’aient pu être les positions verbales de nombre d’écrivains surréalistes ou communistes à l’endroit des femmes, ou plutôt de la figure abstraite de « la femme », elles apparaissent souvent plus tonitruantes que suivies du moindre effet. Il ne faut pas s’imaginer que les Muses vaillent autrement que pour les manifestes littéraires, ni que les Égéries soient toutes des femmes comblées, ni que la sexualité perçue comme instrument révolutionnaire ait conduit à une véritable pacification des relations entre sexes ! Les nombreuses études portant sur les rapports entre surréalisme et sexualité le montrent limpidement ; quant aux sorts de quelques égéries - telle Nancy Cunard, par exemple, sur la déchéance de laquelle s’attarde complaisamment Elsa Triolet dans Écoutez-voir (Triolet 1968 : 152-156) - ou, inversement, à celui des « ouvrières modèles » dans les « Pays de l’avenir radieux », ils se passent de commentaires. En actes, envers les femmes, et surtout si elles prétendaient avoir autant de talent qu’eux, les comportements de la plupart des hommes écrivains ou artistes de la génération d’Elsa Triolet ne furent guère différents de ceux que fréquenta Colette : qu’on songe par exemple à Man Ray jouant sur tous les tableaux avec Berenice Abbott et Lee Miller, sans toujours rendre à celles qui étaient ses maîtresses/ élèves/ muses tout ce que sa propre œuvre leur avait dû… L’on trouve au demeurant dans Le grand jamais sinon une réhabilitation du personnage de la Muse, du moins une question concernant sa fonction idéologique, qui n’est pas, selon toute vraisemblance, sans arrière-plans contemporains et factuels : « Pourquoi est-ce grotesque, une muse ? L’homme qui se promène avec sa femme enceinte est aussi ridicule, on se dit : ‹ C’est lui qui a fait le coup… › et ça fait rigoler. La preuve de sa virilité ! La preuve de la féminité de la muse ! » (Triolet 1965 : 129). La Muse est en effet le symbole de l’asymétrie des rôles entre sexes dans la « création » Identité féminine et figure d’auteure 421 artistique : elle naturalise, officialise le fait que si l’inspiration peut venir d’un adjuvent féminin, la création véritable ne saurait être que masculine. Permanence des comportements ? Peut-être même y eut-il une certaine forme de régression : Colette après tout avait eu une fille, née en 1913, à laquelle elle donna pour prénom son nom d’auteur, Colette de Jouvenel, mais dont elle ne négligea nullement l’éducation. En revanche, des années vingt aux années cinquante (jusqu’au couple Sartre et Beauvoir), est réactivé le mythe de l’écrivain requis, s’il prétend l’être pleinement, de considérer ses livres ou ses engagements comme ses seuls enfants, donc de n’être ni père ni mère. Une position théoriquement égalitaire, mais en réalité fort dissymétrique, tant il n’est pas difficile pour un homme d’avoir des enfants sans les reconnaître ni s’en occuper, alors qu’à l’évidence il n’en va pas de même d’une femme… Il me semble par conséquent qu’il est possible de faire abstraction du décalage historique séparant ces deux femmes écrivains, ou écrivaines, et d’avancer à présent un certain nombre d’éléments communs qui circonscrivent ce « certain accent », selon l’expression de Béatrice Didier, propre à l’identité féminine repérable au sein de l’écriture. C’est d’abord la pente de la confusion ou de la fusion entre roman et autobiographie. Elle est manifeste dans les textes de notre corpus, à cette distinction près - qui n’est pas une réserve bien au contraire - que La mise en mots, sans être certes un roman ni se présenter comme une fiction, n’en couronne pas moins l’ensemble du triptyque en y révélant, plus manifestement encore que dans les deux romans, la place centrale occupée par Aragon. Le préambule d’Écoutez-voir, qu’elle signe de ses initiales E.T., ainsi que le texte figurant sur la jaquette, lui aussi signé, viennent justifier la présence des images marquant l’itinéraire du personnage, Madeleine, et confirmer les inclinations artistiques à la fois de l’auteure et de l’illustratrice (celle qui a fait le choix des illustrations qui confèrent tout son lustre à l’ouvrage) qu’Elsa Triolet est aussi. En se présentant comme ouvrage autobiographique fait de mots et d’images reflétant ensemble la personnalité de leur auteur, conformément à la règle de la collection, La mise en mots fournira ainsi l’épilogue logique des deux premiers ouvrages, identifiés clairement, eux, comme « romans », mais dont le second seulement est illustré. Ainsi l’illustratrice sort-elle des coulisses de la fabrique du livre, pour se présenter comme auteur et comme femme ayant des « affinités électives », des « préférences » esthétiques affichées. Elle est en outre accompagnée, dans l’épiphanie de cette figure d’auteurs (au pluriel) que La mise en mots met en scène, par son époux « à la ville », ce lecteur modèle que nous évoquions plus haut, mais dont nul n’ignore qu’il est un écrivain d’envergure exceptionnelle. Il semble qu’Elsa Triolet radicalise cette tendance à fusionner roman et autobiographie, qu’elle assume que cela se Jean-Pierre Montier 422 fasse au détriment de la fiction et au bénéfice du plan biographique, ainsi que de la figure du couple d’auteurs. En réalité, tout se passe comme si La mise en mots fonctionnait comme le manifeste littéraire de cette figure en effet « croisée », masculine et féminine, d’auteurs mixtes que l’entreprise des Œuvres croisées a déjà commencé d’esquisser. Autre « accent » de l’identité féminine : un usage particulier du registre du merveilleux poétique, tendant à remettre en cause la rationalité courante, la logique traditionnelle, et singulièrement le clivage admis entre réel et imaginaire. Bien entendu, ces remises en cause sont présentes dans la littérature « masculine », qu’elle soit classique (de Cyrano de Bergerac à Maupassant, pour ne prendre que ces exemples) ou surréaliste. Mais dans Le grand jamais ou Écoutez-voir, on n’est pas dans la même perspective que dans Nadja ou Le Paysan de Paris. Il n’est pas question d’intenter quelque procès à la Raison elle-même, entendue au sens de Kant ou Hegel, mais l’on est à tout le moins avec ces romans d’Elsa Triolet devant des textes d’où l’étrange n’est jamais absent. Je n’en veux d’autre exemple que l’ultime phrase attribuée à « L ES JOURNAUX … Octobre 1967 » : « L’émotion causée par la mort tragique de Pierre Montfort se prolonge et on y associe étrangement Madeleine Lalande, morte peut-être, elle aussi. » (Triolet 1968 : 343) L’indifférence du roman quant au sort de son personnage principal est pour le moins singulière, et le fait que deux pages plus loin la toute dernière phrase, théâtrale, énonce « Les personnages du roman vous tirent leur révérence » ne fait qu’accentuer la perplexité du lecteur. Pour autant chez Elsa Triolet, cette étrangeté revendiquée n’est pas couplée à un irrationalisme militant : c’est au nom sinon de la raison, du moins de la vérité et des constats empiriques que s’argumente la thèse de l’universelle falsification de l’Histoire. Une généralité qui ne trompe personne : par-delà le fait qu’Elsa Triolet ne supporta pas la réécriture de la biographie de Maïakovski (et donc en partie de l’histoire de sa propre sœur, Lili Brik) par les autorités soviétiques, c’est bel et bien la prétention marxiste à détenir la science de l’histoire et au-delà le mensonge communiste qui sont visés. Mais plus largement encore, ce sont tous les discours émanant d’autorités académiques, intellectuelles et littéraires qui sont récusés dans Le grand jamais. Défilent à la queue leu leu, comme des figurines servant de cible sur un stand de tir forain, les historiens - faussaires professionnels auxquels le génial Régis Lalande a fait de multiples pieds de nez, tant par ses thèses qu’en écrivant des polars -, puis les philosophes - boutonneux et bavards -, puis le scientifique « dur » incarné par le personnage de Nicolas Ribert (Triolet 1965 : 199), physicien bonhomme, point trop pédant, mais conservé dans la naphtaline. Le discours du romancier ou plutôt du roman lui-même n’est pas épargné : le thème omniprésent du faux-semblant, du trompe-l’œil, le dit assez. Pour n’oublier personne, sont convoqués des grands hommes, Identité féminine et figure d’auteure 423 artistes ou intellectuels de premier ordre, proches des communistes. L’histoire rapportée par Sadoul de la mésaventure advenue au scénariste Friedrich Wolf sert d’argument sceptique (« Tous les témoins sont de faux témoins », Triolet 1965 : 170), avant que le texte ne donne en exemples parallèles les deux versions, non concordantes, d’Aragon puis de Chaplin rapportant une même soirée, à laquelle assistait aussi Elsa Triolet… À qui, décidément, se fier ? Surtout pas au personnage de l’épouse, qui aime trop pour pouvoir être lucide, et qui, devenue veuve, attachée à construire sa propre mythologie du défunt, est le faux témoin par excellence de la vie de son mari ! L’entreprise d’écrire un roman ne devrait pas échapper à ce scepticisme général, ni son auteure. Une échappatoire est cependant posée dans le texte : la beauté. À Madeleine, décidée à défendre sa vérité, Ma- Reine conseille : « Pour cela, […] il faut que tu restes belle et que tu te soignes. Une femme a plus de chance d’avoir raison quand elle est belle. » (Triolet 1965 : 202) Cet ambigu « devoir de beauté » signale classiquement la condition féminine (y compris chez un autre auteur misogyne tel que Baudelaire) mais le désir (assez masculin) d’avoir raison paraît absorbé par la visée esthétique, assimilée ici à la féminité, qui à la fois sauve les apparences et fonde l’écriture romanesque. Par-delà le pouvoir que les autorités détentrices de la rationalité s’arrogent abusivement, ce sont en fait toutes ces instances (massivement masculines) que la sociologie historique de la littérature dénomme « légitimantes » qui sont attaquées par Elsa Triolet : les cercles, les clubs, les académies, les sociétés savantes, les « Amis de… », etc… Autrement dit, celles-là même qui, selon des protocoles parfois obscurs et des procédures opaques, incluent ou excluent du champ de la littérature reconnue telle œuvre, tel auteur, et naturellement les classent, distinguant notamment entre hommes et femmes, au détriment le plus souvent des secondes. C’est donc bien la dimension institutionnelle de la figure féminine de l’auteur qui intéresse tout spécialement Elsa Triolet dans ces œuvres. Quelle est alors l’alternative ? La figure de l’auteure que les deux premiers volumes de cette trilogie substituent aux diverses figures légitimées et légitimantes de la création littéraire est complexe. C’est d’abord une représentation assez classique de la femme comme brodeuse ou tapissière : il y a quelque chose de Pénélope chez Madeleine Lalande, modernisée sous les auspices de la veuve gérant les affaires posthumes de son époux et vivant du « papier peint » (Triolet 1965 : 82, 93, 142 ; et Triolet 1968 : 254), synthèse apparemment dévalorisée de la littérature et de la peinture. Il s’agit là d’une incarnation classique de la femme auteur, pas toutefois sans ironie. C’est ensuite le dédoublement du personnage féminin principal en deux figures gémellaires de l’autorité : si celle de Madeleine est fragile (en raison de son jeune âge, de son statut d’ancienne étudiante de Jean-Pierre Montier 424 Régis), celle de Ma-Reine la renforce considérablement. Sorte de mère, de confidente, de sœur aînée, de modèle et de référence, celle qui ne porte d’autre nom que l’hyper-affectif « Ma-Reine » personnifie bien cette tendance, relevée par Béatrice Didier encore, du roman féminin à manifester une fascination des femmes entre elles, grâce à des personnages miroirs les uns des autres. On pourrait dire que l’actant formé par le couple Madeleine/ Ma-Reine (et les homophonies qui les rapprochent ne sont pas sans importance) incarne l’ambivalence liée culturellement à l’identité féminine, entre faiblesse apparente et force véritable. Mais le jeu de miroir, au demeurant, inclut les personnages et leur auteure. Je n’ignore pas qu’en principe Madeleine n’est qu’un personnage du roman, non l’équivalent fictif d’Elsa Triolet. Toutefois les phénomènes de compénétration entre fiction et autobiographie sont si nombreux dans ces deux romans que je crois pouvoir dire qu’il y existe une invitation permanente pour le lecteur à superposer ce qu’il sait de l’auteure avec ce qu’il apprend du personnage féminin majeur. Errante, instable, d’une personnalité aux contours flous, Madeleine est un être nébuleux, qui prend ses marques aussi bien du côté de l’auteure véritable que de celui de toutes les autres figures féminines rencontrées au fil des voyages, en particulier les Marie-Madeleine du parc baroque de Kuks. Compensant ou dépassant cette ambivalence permanente entre le personnage majeur et l’origine du discours de la narratrice/ auteure qui le met en scène, il existe une autre figure de l’auteur : c’est le roman lui-même, instance finalement auto-légitimante de l’acte narratif, sans autre besoin de la moindre autorité de référence. Je reviendrai plus loin sur les conséquences de cette neutralisation au moins partielle de la figure auctoriale. Plusieurs autres « accents » caractéristiques de l’identité scripturaire féminine sont présents à ce niveau d’analyse. Ce que j’appellerai - quitte à proposer une formule paradoxale - une « affirmation volontairement faible du moi d’auteur » dans l’œuvre n’est pas propre à Elsa Triolet. On retrouve ce phénomène, avec des enjeux différents, de nos jours chez Leïla Sebbar, par exemple (Montier 2010). Béatrice Didier note aussi que les romans écrits par des femmes gardent souvent le ton de la confidence entre femmes, diffractant le féminin entre plusieurs personnages miroirs les uns des autres, ce qui permet de manifester leur personnalité tout en dissimulant leur identité, évitant soigneusement en tout cas de la fixer. Là est peut-être d’ailleurs la vraie difficulté de la question de l’identité féminine, tant il est clair que dans le mot « identité » il y a, incontournable et redoutable, l’idée du même, de l’intangible, du figé, et finalement de la mort. Il existe - pour reprendre le titre du bel ouvrage d’Amin Maalouf - quelque chose de « meurtrier » dans toute exigence d’identité. Certes, dans Écoutezvoir, Madeleine va entreprendre une quête de soi, par ses errances : mais Identité féminine et figure d’auteure 425 rapidement celle-ci la mène à la statue (et quoi de plus figé et mortuaire qu’une statue de pierre ? ) de la grande Marie-Madeleine couchée en pleine forêt. Puis l’on rebondit sur une autre statue, toujours en pierre, celle de la Pudeur (Triolet 1968 : 71 et 141). Une femme voilée, sans visage… Cliché de la féminité, la Pudeur est surtout une marque de cet « effacement assuré » (l’oxymore semble de rigueur) de l’auteure. Il faut, pour que la mort ne soit pas la seule issue de cette quête d’identité, le correctif de tous les autres personnages de femmes, fourni par toutes les images renvoyant à des figures féminines fortes (Vierges à l’enfant, Léda, etc.). Des femmes souvent déchirées, souffrantes, défigurées, certes, comme ce portrait de Dora Maar par Picasso (Triolet 1968 : 327), mais au moins diverses, changeantes, infixées, réincarnées. De sorte qu’on pourrait presque avancer que l’identité féminine est pour partie dans le refus de penser selon une logique de l’identification, dans les ruses pour diffracter l’image de soi, pour multiplier à l’infini les effets de miroir et de reflets, apparaître toujours sous un nouveau jour, ne jamais être prévisible ni là où on l’attend. Ici, la philosophie spontanée de Madeleine - en qui Austin voit la seule femme réellement « excentrique » (Triolet 1968 : 222) - paraît croiser celle de l’auteure, Elsa Triolet, dont la posture est volontairement « excentrée » par l’indépendance et l’autonomie qu’elle confère au « roman » lui-même. Cette attention particulière accordée aux images de la femme, à ses grands mythes, légués par la culture ou construits par la civilisation actuelle - la mini-jupe ! (Triolet 1968 : 115) -, aboutit notamment à mettre au cœur de la fiction romanesque la double question de la représentation (au sens de mimesis) et de la présentification des femmes. Deux idées s’y nouent, selon lesquelles la mimesis est aussi intrinsèquement fallacieuse que la présentification des femmes est impossible, ou en tout cas qu’elle serait une tâche placée sous le signe de l’infini (rappelons qu’une réflexion sur la perspective encadre en particulier Écoutez-voir ; Montier 2008 : g11). Le rapprochement de Madeleine avec les figures de la danseuse et de l’acrobate - avec une peinture de Fernand Léger (Triolet 1968 : 163) - dessine les contours d’une figure de « l’artiste en saltimbanque » (pour évoquer le titre de l’ouvrage de Jean Starobinski édité par Skira dans la même collection), mais contribue encore à effacer les contours réels de la figure de la femmeécrivain dans un halo d’imaginaire. Une étude plus fine montrerait probablement que cette évanescence complexe de l’identité féminine se joue aussi au niveau linguistique, Elsa Triolet ne manquant jamais de rappeler (par des citations en exergue, par exemple, ou en campant des personnages, réels ou fictifs, aux noms slaves) qu’elle est de culture, d’origine russe. Dans La mise en mots, elle écrit : « J’ai maille à partir avec les mots. […] Ne serait-ce pas plutôt un corps à corps avec la langue, conséquence de mon bilinguisme. On dirait une maladie : je suis atteinte de bilinguisme. Ou encore je suis Jean-Pierre Montier 426 bigame. » (Triolet 1969 : 54) Entre la langue maternelle, le russe, et la langue matrimoniale, le français (le rapprochement inattendu entre bilinguisme et bigamie autorise à articuler ces deux registres), c’est aussi une identité mixte, ou croisée, couplée qui se joue. Y compris dans l’œuvre d’Aragon, qui pratique lui aussi en exergue la citation d’auteur russe traduit par sa femme, dans La mise à mort par exemple. L’effet, quasi mécanique, du poids de cette double thèse de la vérité mimétique impossible et de l’identité féminine sinon irreprésentable du moins infixable est, au moins dans ces deux romans, l’effacement de tous les personnages masculins, lui aussi caractéristique, plus généralement, de nombreux romans féminins. Régis Lalande, qui est de tous les hommes fictifs celui ayant la personnalité, tant sociale que psychologique, la plus affirmée, entame sa brillante carrière de personnage en décédant ! Le fait extraordinaire qu’il parle, au début du Grand jamais et sur plusieurs pages, d’au-delà de la mort, n’en fait pas un héros à la Fabrice del Dongo ! Quant à Austin, il porte significativement plusieurs noms additionnés, donc il n’en a aucun. Il a des activités bien peu compatibles en réalité les unes avec les autres (tenancier de boîte de nuit, animateur radiophonique, pilote de course) comme s’il n’avait d’autre fonction que d’incarner, sous des angles divers, la seule qualité (et l’unique intérêt) que tous les hommes du personnel romanesque ici ont en commun : être fascinés par Madeleine. Autant dire que, de ce point de vue, la diversité de ses appellations - Mikhaïlo, dit Pierrot, dit Pierre Montfort, alias Austin, qui est une marque d’automobiles : la boucle est bouclée ! - vaut finalement l’anonymat du dernier personnage quelque peu significatif, celui que le lecteur ne connaît que par la périphrase « L’homme de Florence »… Quant aux désirs que Madeleine manifeste à l’égard des hommes - le culte envers Régis mis à part -, ils sont vagues, erratiques, transitoires. Ainsi qu’on l’a vu, la dernière œuvre de la trilogie se distingue des deux premières, tout en les prolongeant : si aucun personnage fictif mâle ne retient vraiment l’intérêt du lecteur, il est toutefois un homme qui est aussi présent comme personnage, et ce dès Le grand jamais, c’est Aragon, dont la place devient essentielle dans La mise en mots. Tout se passe donc comme si Elsa Triolet n’avait amoindri la vigueur de ses figures masculines que pour mieux accentuer la présence, ou la prégnance, de celle de ce personnage, à la fois réel et fictif - et dont elle sait qu’il est par ailleurs un mythe littéraire vivant - Louis Aragon. Était évoquée plus haut la question de l’écrivain dont les livres sont les enfants qu’il se prive d’avoir eus, et de la dissymétrie entre hommes et femmes à cet égard. Il semble qu’Elsa Triolet ait trouvé le moyen de dépasser ce conflit à la fois par l’idée d’œuvres croisées, par la fonction qu’elle confère à la présence des images dans ses romans, et par le rôle qu’elle assigne à Aragon d’y être aussi bien son mari, son lecteur, son co- Identité féminine et figure d’auteure 427 auteur et la figure majeure de l’auteur reconnu de la Littérature (comme institution). On pourrait se demander si cette idée, selon laquelle une œuvre peut être vue comme l’enfant d’un écrivain, n’est pas présente dans l’appellation qu’elle donne à Écoutez-voir, qui serait selon ses termes un « roman né imagé » (nous soulignons). Une expression d’apparence banale dans laquelle, à l’évidence, est active la métaphore de l’enfant. Si tel est bien le cas, l’une des fonctions des images (dont nombre d’entre elles renvoient soit à des voyages faits avec Aragon soit à des souvenirs ou des goûts communs à Elsa et Louis) serait bien de restituer la part du « père », et plus largement la figure du couple d’écrivains, dans la genèse, dans l’enfantement de l’objet-livre, sur les « Sentiers de sa création », pour paraphraser le nom de la collection de l’éditeur, Skira, de La mise en mots. Alors, la reprise du mythe de l’auteur-père et du livre-enfant ne serait pas qu’un cliché vieilli, mais une manière de le relégitimer. Même, de le réinventer plus littéralement qu’il n’a jamais pu se manifester, puisqu’en un sens seule une femme peut vraiment dire avoir enfanté, et qu’elle ne peut y prétendre qu’à la condition que cet enfant ait aussi un père : tout enfant est « croisé », comme le sont leurs œuvres. Aussi bien, la présence récurrente, obsédante d’Aragon dans cette trilogie ne serait-elle pas une forme d’allégeance ou de soumission devant l’aura dont bénéficie son mari (donc une façon d’affaiblir cette identité féminine), mais plutôt une manière de reprendre à son profit, et à celui de l’auteure, féminine, le mythe du livre « enfanté » par un écrivain. Quelle dénomination cette figure de l’auteur, féminin et masculin à la fois, peut-elle adopter ? Celle de l’artiste. Dès la postface de L’Âge de nylon, Elsa Triolet énonce cette passion exclusive pour l’Art, « le thème majeur de tous mes romans » (Triolet 1968 bis : 252), que notre trilogie va concrétiser de manière croissante, en parallèle avec la composition des Œuvres croisées où finalement Elsa et Louis sont, de plain pied, en toute égalité, des « artistes ». Un nom commun de genre mixte, qu’il est inutile de féminiser (au contraire du mot « écrivain » en particulier). Peut-être est-ce à ce niveau qu’il devient possible de rendre compte de l’impression de lecture paradoxale dont j’étais parti : si on demandait, sous forme de blind-test, à un panel de lecteurs et lectrices si c’est un homme ou une femme qui a conçu telle ou telle œuvre, il doit se trouver des cas indécidables et, en l’espèce, je ne suis pas certain que nos deux romans, sans leur paratexte, seraient à 100% déclarés écrits par une femme… Mais le seul lecteur, la seule lectrice qui importe finalement se montre « complice et ami » (Triolet 1969 : 51), comprend que l’artiste n’est d’aucun genre ; il est « neutre ». Par « neutre », je n’entends rien qui soit négatif, ni insignifiant, ni platement consensuel. J’use de ce terme au sens où Roland Barthes Jean-Pierre Montier 428 l’employa pour le cours qu’il fit au Collège de France moins de dix ans après la parution de La mise en mots, dernier volume de notre trilogie. Conformément à sa volonté, le cours, oral, n’a pas été édité. 1 Y ayant cependant assisté, et reprenant mes notes personnelles, je donnerai du neutre non pas une définition - ce serait l’instituer en dogme, et serait aussi contradictoire que de vouloir fixer l’identité féminine, ainsi que nous le voyions plus haut - mais des qualités : « Tout le neutre est esquive de l’assertion » ; « Accepter la discontinuité à l’intérieur du sujet » ; « Viser un art du présent étiré à l’infini » ; « Tout ce que je crois de moi est faux, et pourtant je suis sans vérité. » Ces quatre citations extraites du cours de Barthes circonscrivent cette catégorie, et s’appliqueraient à des degrés divers aux singularités de nos trois œuvres. Le neutre, c’est au bout du compte ce qui permet de comprendre les expressions oxymoriques plus haut avancées provisoirement pour cerner les propriétés de l’écriture d’Elsa Triolet : « affirmation volontairement faible », « effacement assuré »… On peut se demander si, loin d’être un effet marginal, cette neutralité, ou cette neutralisation n’a pas un caractère systématique ; s’il n’y a pas chez Elsa Triolet une tension, un effort en direction du « neutre », étant bien entendu qu’il s’agirait là de tout le contraire d’une négation de son identité féminine, le propre du neutre étant précisément de n’être pas assertorique. Et en effet, cette poussée, cette tension vers le neutre, on les trouve par exemple dans un phénomène que Béatrice Didier estime caractéristique de l’identité scripturaire féminine : la « carence de l’événementiel » se traduisant par « plus d’images et moins d’événements » (Didier 1981 : 33). Il me semble que cette spécificité peut se passer de démonstration dans nos deux romans, tant elle est évidente. Béatrice Didier y associe la fréquente neutralisation du Je de l’énonciation dans les « recherches contemporaines » (Didier 1981 : 30). On l’a déjà remarqué plus haut, mais on peut ajouter que dans Écoutez-voir la mise en avant du roman lui-même comme instance énonciative se complète de l’alternance des chapitres portant pour titre le nom d’un personnage masculin et celui de Madeleine. Surtout, une analyse stylistique des premières et dernières pages de ce texte montrerait la prégnance de l’impersonnel (on, il) et sa prévalence sur le Je : « On n’a pas tout dit de moi », « Il se peut qu’en dehors de cela, je ne sois rien », énonce Madeleine (Triolet 1968 : 12). La hantise de l’inconsistance - « Me voilà dépouillée, sans Régis, sans l’auteur… » (Triolet 1968 : 13) - plane autant que son envers, la crainte de surinterpréter et trahir. Reste à la fin le monument à Régis Lalande, lieu de pèlerinage au pied duquel hommes et femmes sont invités à prononcer une parole aussi plate que mystérieusement magique : 1 On peut cependant le trouver sur internet. Identité féminine et figure d’auteure 429 « A tout à l’heure ! » (Triolet 1968 : 344) Comparée à « Debout les morts ! », slogan ou cri largement utilisé de Barbusse aux Surréalistes, on ne saurait imaginer, devant un tombeau, une formule en effet plus « neutre » ! Mais comment penser précisément cette tension vers le neutre comme une marque, un marqueur, d’une écriture proprement féminine ? Parce qu’elle est dans la droite ligne de la stratégie et de femme et d’auteur adoptée par Elsa Triolet envers son mari-écrivain, Louis Aragon, pour faire reconnaître sa spécificité sans que cette revendication même soit interprétée comme une manière de minorer ni sa figure d’auteur ni sa position de femme. Et la seule façon de résoudre l’équation problématique : « comment être [écrivain + femme] + [femme d’écrivain] » sans rien perdre, sur aucun des deux tableaux (celui de la vie intime et celui de la reconnaissance littéraire), était probablement cette option du « neutre ». Il s’agissait de désactiver à la fois le féminin (institutionnellement sous évalué) de la femme et le masculin (statufié, comme Régis, mais de son vivant ! ) de l’écrivain, en inventant pour elle et lui - Elsa et Louis - cette figure duelle sans être androgyne de l’artiste, qui a l’avantage dialectique de coupler féminin et masculin. 2 La trilogie est comme une mise en abyme de la logique qui préside à la composition des œuvres croisées, et qui pose finalement l’équation : « [mari / femme] + [écrivain / écrivaine] = artistes » comme le propre d’une figure sans aucun autre équivalent dans l’histoire littéraire (et sentimentale) contemporaine. Ce neutre-là n’est pas la neutralité, au sens de disparition de tout enjeu, de toute passion, au contraire : il est résorption des vicissitudes. Les images choisies en commun, manifestant des appétences mutuelles, des passions partagées ne sont finalement ni des illustrations, ni même des collages, mais des écrans : ceux où se projettent de loin en loin les rayons d’une seule et même figure d’artiste co-incarnée en deux vies, ellesmêmes parachevées en un seul monument, une seule et dernière « image », leur sépulture littéraire. 2 Au demeurant, Colette aussi souhaita - tel était le sens de ses propos anti-féministes - être reconnue comme femme écrivain « naturellement » sans polarisation agressive qui eût transformé en revendication (selon une manière masculine) ce qui n’était pour elle qu’une évidence. Jean-Pierre Montier 430 Bibliographie Elsa Triolet, Le grand jamais, Paris 1977 (édition originale : 1965). Elsa Triolet, Écoutez-voir, Paris 1968. Elsa Triolet, Œuvres romanesques croisées, tome 32, Paris 1968 (= Triolet 1968bis). Elsa Triolet, La mise en mots, Genève 1969. Béatrice Didier, L’écriture-femme, Paris 1981. Jean-Pierre Montier, Effets de cadrage et de décentrement dans Écoutez-voir d’Elsa Triolet, dans : Revue Degrés, n° 133, Bruxelles, printemps 2008. Jean-Pierre Montier, Iconographie et autobiographie dans Mes Algéries en France de Leïla Sebbar, colloque « L ’autobiographie au féminin », Tunis, 2008, à paraître 2010. Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris 1999. Les auteurs de ce livre Monica Biasiolo enseigne la langue italienne au centre linguistique de l’Université d’Erlangen-Nuremberg. Après des études en langues étrangères en Italie, elle se rendit en Allemagne, où elle écrivit sa thèse de doctorat sur Giaime Pintor, intellectuel et traducteur (Giaime Pintor und die deutsche Kultur: Auf der Suche nach komplementären Stimmen, Heidelberg 2010). Ses recherches dans le domaine linguistique se concentrent sur différents aspects de la grammaire contrastive italienne-allemande et sur le langage sectoriel de l’économie et de l’architecture, tandis que son travail sur la littérature est focalisé sur la période de la Résistance et sur les avant-gardes de la première moitié du XXème siècle, en particulier sur le futurisme. En 2008, elle a organisé, dirigé et réalisé à l’occasion de la semaine de la langue italienne une exposition ainsi que diverses conférences sur l’écrivain Giovannino Guareschi. Elle intervient aussi depuis quelques années dans le Master II européen en Langues Étrangères appliquées au commerce international, réalisé en collaboration avec l’Université d’Erlangen-Nuremberg (Allemagne), l’Université de Caen (France), l’Université d’Extremadura (Espagne) et l’Université de Parme (Italie). Parmi ses publications, on peut mentionner divers articles interdisciplinaires sur la littérature et l’art moderne et contemporain, comme par exemple : « Il rosso di Guttuso: ‹ realtà di una lotta, speranza, vittoria e pietà› », publié dans le recueil Intellettuali italiani del secondo Novecento, édité par Thomas Stauder et Angela Barwig (Premio Flaiano per l’Italianistica 2008) et « Zwischen Tradition, Avantgarde und Minimalismus: Paul Éluards und Giuseppe Ungarettis Begegnungen mit den Kurzformen der japanischen Dichtung ». Elle est actuellement en train de diriger l’édition d’un volume sur la philologue et germaniste italienne Olga Gogala di Leesthal (titre : Passione letteratura: Olga Gogala di Leesthal), dont elle est aussi l’un des auteurs. Elle est membre de l’ASMI (Association for the Study of Modern Italy) depuis 2009. Elisa Borghino est inscrite en deuxième année de Doctorat en « Culture Classiche e Moderne - Francesistica » à l’Université de Turin, en co-tutelle avec l’Université de Savoie, Chambéry. Son projet de recherche De voix en voie, les femmes au cœur des avant-gardes étudie l’apport féminin au sein des avant-gardes artistiques et littéraires. Auteur d’un article concernant Le Carnet des Nuits de Marie Laurencin, actuellement en cours de publication, elle a également travaillé à la traduction en langue italienne de L’Africain de Les auteurs de ce livre 432 J.-M. G. Le Clézio, parue en 2007 chez la maison d’édition turinoise Instar Libri. Graziella-Fotini Castellanou est Maître de conférences au Département de langue et de littérature françaises de l’Université Aristote de Thessalonique (Grèce). Ses domaines d’intérêt sont la civilisation française et européenne, les rapports entre la mondialisation et la littérature, ainsi que les rapports qui unissent la science à la littérature et vice versa. Outre un nombre considérable d’articles, elle a notamment publié Maurice Maeterlinck et sa pensée, Surréalisme et Physique Quantique. Agrégée de Lettres modernes et docteur es Lettres, Geneviève Chovrelat- Péchoux enseigne à l’Université de Franche-Comté (IUT Belfort-Montbéliard) après avoir exercé dans différentes universités à l’étranger (Islamabad, Pakistan ; Meknès, Maroc ; N’Djamena, Tchad ; Tunis, Tunisie). Ses recherches actuelles portent sur les littératures francophones, acadienne, québécoise et maghrébine notamment. Elle publie régulièrement dans des revues spécialisées des articles sur les œuvres d’Antonine Maillet, Serge Patrice Thibodeau, Dany Laferrière, Kateb Yacine ; elle a aussi écrit sur l’affaire Ben Barka vue par Aragon dans Blanche ou l’oubli. Désirant sortir Louis Hémon de l’oubli, elle a fait paraître en 2003 chez l’éditeur belge Peeters un ouvrage de recherche intitulé Louis Hémon, la Vie à écrire, ainsi qu’une anthologie de ses textes parus dans les journaux sportifs au début du XX e siècle (éditions associatives Prête-moi ta plume). Elle a aussi conçu en 2006 l’exposition, « Maria Chapdelaine ou la mise à mort d’un écrivain ». Elle signe enfin la préface à Lizzie Blakeston, nouvelle de Hémon à paraître en 2010, éditions Phébus. Depuis son mémoire de maîtrise sur Roses à crédit, Geneviève Chovrelat-Péchoux s’intéresse à l’œuvre d’Elsa Triolet. Elle a consacré sa thèse de doctorat (1981) à un inédit de la romancière qui s’essayait à l’écriture théâtrale à la demande de Louis Jouvet, étudiant la transcription théâtrale de la 1 re partie de Personne ne m’aime et en présentant la première version annotée. Claire Davison-Pégon est Professeur de traduction littéraire et de traductologie à l’Université Aix-Marseille, où elle enseigne la littérature anglaise et la traduction et dirige des séminaires de recherche en traduction littérature, écritures modernistes et en littératures comparées. Ayant consacré sa thèse à Elsa Triolet, et son habilitation à la polyphonie littéraire, ses travaux les plus récents portent notamment sur l’écrivain-traducteur et sur les traductions intersémiotiques, surtout entre la voix, la musique et le texte littéraire. Auteur d’une monographie sur Kazuo Ishiguro (L’Art de la fugue dans l’œuvre romanesque de K. Ishiguro publiée par Les Presses Les auteurs de ce livre 433 Universitaires du Mirail), elle a également publié plusieurs traductions éditoriales. Marianne Delranc Gaudric est Agrégée de Lettres modernes, Docteur de Poétique comparée (Institut National des Langues et Civilisations orientales) ; membre du groupe de recherches sur Aragon et Elsa Triolet CNRS, puis ERITA, depuis 1988. Sa thèse : D’Elsa Triolet [en russe] à Elsa Triolet - Les quatre premiers romans d’Elsa Triolet et le passage du russe au français (1991) porte à la fois sur la biographie, les courants littéraires et artistiques des années 20 à 30 et la genèse des textes. Elle a coordonné le volume du colloque Elsa Triolet, un écrivain dans le siècle (L’Harmattan, 2000) et participé à la traduction de la Correspondance entre Elsa Triolet et Lili Brik (Gallimard, 2000) ainsi qu’au Dictionnaire des Intellectuels français (M. Julliard et M. Winock, Le Seuil, 1996) et au Dictionnaire Maîtron (Editions ouvrières, 1992) pour les articles « Elsa Triolet ». Elle participe régulièrement à la revue Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet : « La genèse de Bonsoir, Thérèse » ( n° 1, 1988), « La genèse de Camouflage » (n° 3, 1991), « Victor Chklovski lecteur d’Elsa Triolet et traduction d’une lettre de Chklovski à Elsa Triolet à propos de son roman Camouflage » (n° 4, 1992), « L’accueil critique des premiers romans d’Elsa Triolet en Union soviétique » (n° 6, 1998), « Elsa Triolet et la vision politique d’Aragon » (n° 11, 2007), « La Valse des juges : Elsa Triolet au procès de Nuremberg » (n° 12, 2009). Andrea Duranti est né à Cagliari en 1981. Il a reçu à l’Université de Cagliari le Baccalauréat en Sciences Politiques (2004), le Master en Relations Internationales (2005) et le Doctorat en Histoire de l’Asie et de l’Afrique (2008). À la même Université, il collabore avec les enseignements de l’Histoire du monde musulman et de l’Histoire du Moyen et Extrême- Orient. Il est membre de la Simone de Beauvoir Society et de la Société Italienne d’Études sur le Moyen-Orient. Ses intérêts de recherche vont des études sur le genre à l’étude comparative de l’histoire politique et des littératures européennes et asiatiques. Il a organisé à Cagliari de nombreuses manifestations culturelles internationales, y compris « La lune croissante et le monde inversé : au cœur de l’Iran » (2006), « Voix de la Méditerranée, reflets de l’Orient » (2007) et, en juin 2010, la dix-huitième conférence internationale de la Simone de Beauvoir Society. Parmi ses publications principales, on peut citer la monographie Le rouge et le noir et la révolution de la modernité. Brève histoire de la pensée Iranien contemporain (Aracne, 2007) et l’édition italienne du livre de l’intellectuel irano-allemand Navid Kermani Dynamit des Geistes. Martyrium, Islam, Nihilismus (Aquilegia, 2007 ; traduit par Matteo Tuveri). Il est l’auteur de nombreux articles érudits consacrés à des écrivaines féministes arabes (Fatema Mernissi, Assia Djebar, Leila Les auteurs de ce livre 434 Marouane et Nawaal al-Saadawi) et iraniennes (Forugh Farrokhzad et Simin Daneshvar) et il collabore régulièrement avec les pages culturelles des principaux journaux italiens. Loukia Efthymiou est docteure en « Histoire et civilisation des Sociétés occidentales » de l’Université Paris VII. Actuellement, elle est professeur 2 e classe à l’Université d’Athènes (Faculté des Lettres). Elle est spécialisée en histoire du genre. Ses intérêts portent sur l’histoire de l’enseignement, l’étude des manuels scolaires, l’histoire des voyages et des voyageuses. Ses principales études sont : Identités d’enseignantes, identités de femmes. Les femmes professeurs dans l’enseignement secondaire public en France, 1914-1939 (2002), thèse de doctorat, Paris VII ; « Le genre des concours » (2003), dans Clio - Histoire, Femmes et Sociétés, n° 18, « Coéducation et mixité », 91-112 ; Colette Audry. Cheminement d’une femme : du silence au discours public [en grec] (2004), Athènes, Éd. Livanis ; « L’impact spirituel de Paul Claudel sur le milieu enseignant féminin entre les deux guerres » (2006), dans le Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 181, 47-51 ; « Récits de voyage : quatre enseignantes à la Belle Époque » (2008), dans Clio - Histoire, Femmes et Sociétés, n° 28, «Voyageuses», 133-144 ; « Sexe, genre et histoire : visibilité des sexes et représentations des genres dans les manuels d’histoire francophones du secondaire québécois, 1980-2004 » (2009), dans Nicole Lucas et Vincent Marie (dir.), Femmes et genre dans l’enseignement, Paris, Le Manuscrit Recherche- Université, 45-70 ; Lorsque les femmes de France se battaient pour le nom… ou Pourquoi la langue les voulait invisibles [en grec] (2009), Athènes, Éd. Livanis (en collaboration avec Maria Ménégaki). Maître de conférences à l’Université de Lille I jusqu’en 2008, Marie-Thérèse Eychart a soutenu une thèse à la Sorbonne sur Elsa Triolet et édité ses Ecrits intimes, 1912-1939 ; Dix jours en Espagne ; Ce n’était qu’un passage de ligne (nouvelle édition augmentée de Yvette et Clair de Lune en mai 2010) ; Le portrait de Gogol, traduit par Elsa Triolet. Elle est l’éditrice de nombreux recueils de l’Œuvre poétique complète d’Aragon dans la Bibliothèque de la Pléiade et d’Une Vague de rêves d’Aragon chez Seghers. Elle est l’auteur d’articles sur Elsa Triolet, Aragon, Jean-Richard Bloch, Emmanuel Bove, Roger Vailland, André Stil… Elle a en outre dirigé les numéros des revues Europe sur Emmanuel Bove et Roman 20-50 sur Roger Vailland. Carolle Gagnon détient une licence ès lettres de l’Université de Paris / Sorbonne et une maîtrise en histoire ainsi qu’un doctorat en philosophie de l’Université Laval, Québec, Canada. Elle est professeure titulaire au département de philosophie et enseigne dans le cadre de la maîtrise interdisciplinaire en interprétation et valeurs à l’Université laurentienne, Les auteurs de ce livre 435 Sudbury, Canada. Elle a publié des articles dans Semiotica, notamment « Resistance and Rescue in Beauvoir’s The Blood of Others and The Mandarins: A Semiotic Contribution to the Thinking of the ‹Being-for-Others› Existential Category » (1/ 4, 2008) ; des articles pour les Simone de Beauvoir Studies, par exemple, « Phenomenal Reality in a Key Chapter of The Blood of Others » (Vol. 15, 1999) et « Simone de Beauvoir sur l’héroïsme et la guerre » (Vol. 21, 2004-2005). Elle a aussi publié des articles dans Recherches Sémiotiques / Semiotic Inquiry, tout récemment, « Le code de la Shoah dans Les mandarins et Le sang des autres de Simone de Beauvoir » (Vol. 25, 2005). Enfin, elle a collaboré à L’abécédaire de Martin Heidegger publié à Paris aux éditions Sils Maria / Vrin (2008), ainsi qu’à deux ouvrages collectifs : le premier sous la direction de Julia Kristeva, intitulé (Re)découvrir l’œuvre de Simone de Beauvoir. Du Deuxième Sexe à La Cérémonie des adieux (Paris : Le Bord de l’Eau, 2008), avec l’article « Survie et amour accompli dans Les mandarins : une interprétation sémiotique de la lumière dans la rencontre d’Anne et de Lewis à Chicago » (356-364), le second sous la direction de Thomas Stauder, intitulé Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance. Contributions interdisciplinaires de cinq continents (Tübingen : Gunter Narr, 2008), avec l’article « L’intentionnalité dans Les mandarins : La mise en récit de la double énigme d’un monde qui a perdu son sens et de l’existence même de ce monde comme constitution de la conscience d’Anne Dubreuilh, survivante ». Dominique-Joëlle Lalo est Docteure en littérature française. Sa thèse sous la direction de Pierre Bayard, soutenue à l’Université Paris VIII en 2001, s’intitulait : Psychanalyse de la passion amoureuse : La Correspondance entre Julie de Lespinasse et le Comte de Guibert. Autres publications : « L’aube de la langue », étude sur l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau, dans Les Études Jean-Jacques Rousseau, n° 16, 2007 et conférence dans le cadre d’un séminaire sur Rousseau, Paris IV - Sorbonne, octobre 2007 ; « Une interprétation psychanalytique de la création littéraire », étude sur Le Roi des reflets de Lucie Delarue-Mardrus, dans la revue Inverses, n° 8, juin 2008 et communication Association L. Delarue-Mardrus, Université de Nancy, novembre 2008 ; « L’amour, la mort, la mère », étude sur Une Femme m’apparut de Renée Vivien, dans les Cahiers de La Revue d’Art et de Littérature, Musique, n° 10, mars 2009. Après avoir terminé des études en littérature à Kemerovo (Russie), Svetlana Maire a fait un Master de langues et cultures étrangères à l’Université Nancy 2 (France). Actuellement, elle est en 3 ème année de doctorat. Elle rédige une thèse sur l’oralisation dans le diptyque L’Année du Seigneur et Le Pèlerinage d’Ivan Chmelev, l’écrivain russe émigré en France en 1923. En septembre 2008, elle a participé à un colloque international consacré à Les auteurs de ce livre 436 l’étude de l’œuvre d’Ivan Chmelev à Alouchta (Ukraine) où elle a présenté les résultats de ses recherches sur les interjections en tant que marqueurs d’oralité. En septembre 2009, elle s’est rendue à un colloque international à Strasbourg (France) qui traitait du sujet de l’émigration. Son article intitulé « Un Chmelev émigré » sera publié dans les actes de ce colloque. Ses recherches sont axées non seulement sur l’œuvre de l’auteur du diptyque, mais également sur la vie et les œuvres des écrivains russes en émigration, y compris Elsa Triolet. Après avoir rencontré Jean-Paul Sartre dans les années 1970, Claudine Monteil a milité pour les droits des femmes auprès de Simone de Beauvoir avec laquelle elle s’est liée d’amitié jusqu’à sa disparition en 1986. Titulaire d’un doctorat de troisième cycle sur L’Engagement féministe d’une œuvre et d’une vie (Nice, 1984), elle est aussi l’auteure de six ouvrages dont cinq sur Sartre, Beauvoir et sa famille, tous traduits dans plusieurs langues, en particulier Les Amants de la Liberté, Sartre et Beauvoir dans le siècle (Éditions 1 / Calmann Levy, 1995), Les Sœurs Beauvoir (Éditions 1 / Calmann Levy, 2003) et Simone de Beauvoir, modernité et engagement, (éditions L’Harmattan, 2009). Vous pouvez consulter son site web français-anglais : <www.claudine monteil.com> ainsi que son blog <www.claudinemonteil.com/ fr/ blog/ >. Jean-Pierre Montier est Professeur de Littérature et Art, à l’Université européenne de Bretagne - Rennes 2. Il a publié des ouvrages ou des articles sur des auteurs littéraires (Victor Hugo, Proust, Marivaux, Aragon, Guillevic, Colette, Baudelaire...) mais aussi sur des photographes (Cartier- Bresson, Koudelka). Il a dirigé les récentes parutions de Littérature et Photographie (Presses universitaires de Rennes, 2008) et de Revoir Henri Cartier-Bresson (Textuel, 2009). Son domaine de recherche couvre les rapports entre écrivains et artistes, et plus spécifiquement la photolittérature. Edith Perry est agrégée de Lettres modernes et docteur en littérature. Elle a soutenu une thèse intitulée Oppression et liberté dans l’œuvre romanesque de Julien Green. Elle a écrit plusieurs articles sur l’œuvre romanesque et autobiographique de cet auteur. Elle s’intéresse également à la littérature contemporaine et en particulier à J.-M.G. Le Clézio, Patrick Modiano, Jonathan Littell, Sylvie Germain, Maryse Condé... Elle enseigne actuellement à Valenciennes, au lycée Antoine Watteau. Anne-Marie Reboul est Maître de conférences au Département de Philologie Française de l’Université Complutense de Madrid, directrice de l’institution universitaire Teresa de Jesús et déléguée du Recteur pour les Les auteurs de ce livre 437 Colegios Mayores ; elle enseigne aujourd’hui la littérature et la culture françaises des XIXe et XXe siècles. Sa thèse doctorale El discurso estético en Diderot, Baudelaire y Zola a défini, à travers l’étude des Salons, les caractéristiques génériques du discours sur l’art produit en France depuis ses origines par les écrivains. Son travail postérieur de recherche est à rattacher au domaine interdisciplinaire de la Littérature et des Arts, puis à celui des Études de Genre. Elle a également travaillé en 1997 sous la direction du professeur Daniel-Henri Pageaux, alors Directeur du Département de Littérature Générale et Comparée de la Sorbonne-Nouvelle, pour la présentation du Mémoire Les romans de l’artiste de tradition latine. Elle dirige aujourd’hui Thélème, Revista Complutense de Estudios Franceses, fondée en 1992. Elle a notamment publié Stendhal, La Cartuja de Parma aux Éditions Cátedra, 1995 ; « L’œuvre d’art dans le roman de l’artiste », dans Jean Bessière et Daniel-Henri Pageaux (éd.) Formes et imaginaire du roman, aux Éditions Champion, 1998 ; « Carmen : la rêverie de Prosper Mérimée » dans Prosper Mérimée, écrivain, archéologue, historien aux éditions Droz, 1999 ; Matrices del siglo XX: signos precursores de la modernidad aux éditions Complutense, 2001 et Palabra y Música, également aux éditions Complutense, 2005. Gislinde Seybert (Hanovre, Allemagne), Dr. phil., a étudié lettres romanes, anglaises et allemandes (et en addition philosophie), principalement à l’Université de Heidelberg ; en 1976, elle a obtenu un poste comme chargée de cours au département de lettres romanes de l’Université d’Hanovre, où jusqu’à aujourd’hui, elle a organisé plusieurs colloques internationaux et interdisciplinaires. Ses domaines de prédilection sont : l’histoire de la culture et de la littérature européennes du 18ème au 20ème siècle, les relations de genre, textualité et fictionnalité, la créativité littéraire, les écrivaines. Elle a publié les livres suivants : Die unmögliche Emanzipation der Gefühle. Literatursoziologische und tiefenpsychologische Studien zu George Sand und Balzac, Frankfurt/ M. 1982 ; Liebe als Fiktion. Studien zu einer Literaturgeschichte der Liebe von Petrarca bis Simone de Beauvoir, Bielefeld 1995 ; avec Gisela Schlientz (dir.), George Sand: Jenseits des Identischen - Au-delà de l’identique, Bielefeld 2000 ; (dir.) Das literarische Paar - Le Couple littéraire. Intertextualität der Geschlechterdiskurse - Intertextualité et discours des sexes, Bielefeld 2003 ; (dir.) Das Liebeskonzil - Le Concil d’amour. Literarische Liebe und metaphorisches Begehren - Amour littéraire et désir métaphorique, Bielefeld 2004 ; (dir.) Geschichte und Zeitlichkeit - Histoire et temporalité. Zum Bicentenaire von George Sand, Bielefeld 2007. En outre, elle a publié un grand nombre d’articles dans des journaux internationaux, entre autres au sujet du marquis de Sade, George Sand, Anaïs Nin et Marguerite Yourcenar. Les auteurs de ce livre 438 Après des études en lettres modernes à Erlangen, Canterbury et Sienne, Thomas Stauder a soutenu sa thèse de doctorat en littérature comparée en 1992 ; le sujet de sa thèse portait sur le travestissement littéraire (comme forme d’intertextualité, à distinguer de la parodie et du burlesque) en Allemagne, Angleterre, France et Italie. Par la suite, il a été professeur assistant et chargé de cours en lettres romanes aux universités de Kiel et d’Erlangen-Nuremberg. Après son habilitation en 2002 portant sur la poésie engagée en France, Espagne et Italie au XXème siècle, il fut nommé « Privatdozent » en automne 2002. Après cela, il a enseigné comme Professeur invité de littérature française, espagnole et italienne aux universités de Vienne, d’Innsbruck et de Mayence (et aussi, de nouveau, à Erlangen) ; depuis l’automne 2009, il détient un poste de Professeur invité de philologie romane à l’université d’Augsbourg (Allemagne). Il s’intéresse aux « gender studies » depuis plusieurs années et a publié dans ce champ des articles sur Marivaux, Rousseau et les auteurs romantiques (entre autres, Madame de Staël), Alfred de Musset, George Sand, Simone de Beauvoir et Elsa Triolet (pour nommer seulement des exemples français). Ses derniers livres sont: Intellettuali italiani del secondo Novecento (2007, avec Angela Barwig ; Premio Flaiano per l’Italianistica 2008), Negociando identidades, traspasando fronteras. Tendencias en la literatura y el cine mexicanos en torno al nuevo milenio (2008, avec Susanne Igler) et Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance. Contributions interdisciplinaires de cinq continents (également de 2008). Alain Trouvé est Maître de conférences de littérature française à l’Université de Reims, membre du Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles Esthétiques et Littéraires (CRIMEL). Spécialiste du vingtième siècle, de théorie littéraire et spécialement de lecture, il a soutenu en 1993 une thèse Pour une relecture d’Elsa Triolet sous la direction de Michel Picard. Il est depuis 2005 Habilité à Diriger des Recherches et oriente ses travaux vers les questions d’esthétique et de sémiotique. Il a créé à Reims en 2006 et codirige depuis cette date le Séminaire Approches Interdisciplinaires de la Lecture dont les actes sont publiés annuellement : Parcours de la reconnaissance intertextuelle (n° 1) ; Lecture et altérité (n° 2) ; Lire l’hétérogénéité romanesque (n° 3) ; Voir et entendre par le roman (n° 4) ; Intertexte et arrière-texte (en cours). Il est aussi directeur de la revue La Lecture littéraire depuis 2007. Il a publié trois ouvrages : Le Lecteur et le livre fantôme. Essai sur « La Défense de l’infini » de Louis Aragon (Paris 2000), Le roman de la lecture (Liège 2004), La lumière noire d’Elsa Triolet (Lyon 2006). Il a également consacré des articles à une quinzaine d’auteurs, parmi lesquels Beckett, Breton, Desnos, Germain, Gilbert-Leconte, Henric, Huysmans, Hyvernaud, Kleist, Maupassant, Perec, Saint-John Perse, Wittig. Il collabore aux travaux de l’Equipe de Recherche Les auteurs de ce livre 439 Interdisciplinaire sur Aragon et Elsa Triolet (ERITA) et au Séminaire « Aragon » de l’ITEM. Matteo Tuveri est titulaire d’une maîtrise en langues et littératures anglaise et allemande à l’Université de Cagliari, obtenue avec un mémoire sur le journal poétique de l’impératrice Élisabeth d’Autriche ; il est chercheur libre, auteur d’une biographie de cette même impératrice (une œuvre qui fut nominée pour plusieurs prix littéraires). Ses intérêts de recherche sont très variés, allant des études sur le genre à l’histoire et la littérature italienne, allemande, anglaise et habsbourgienne. Il a écrit de nombreux essais sur l’impératrice Elisabeth d’Autriche, entre autres les livres Specchi ad angoli obliqui - Diario poetico di Elisabetta d’Austria et Tabularium - Considerazioni su Elisabetta d’Austria (tous les deux chez l’éditeur Aracne, à Rome). Parmi ses publications, on peut également mentionner la traduction du livre de Navid Kermani, Dinamite dello spirito - Martirio, Islam e Nichilismo (Aquilegia Editrice, Milano 2007 ; a cura di Andrea Duranti), et un grand nombre d’articles publiés dans différentes revues érudites comme Rassegna dannunziana et Simone de Beauvoir Studies. Observateur averti des questions historiques et sociales, Tuveri travaille dans les domaines de la communication, de la traduction et de l’organisation de manifestations culturelles, et est également rédacteur pour la revue LucidaMente (www.lucidamente.com), dirigée par Rino Tripodi, et pour plusieurs autres journaux régionaux et nationaux. Agrégée de lettres modernes et docteur en littérature française, Marjolaine Vallin a écrit divers articles sur Louis Aragon et Elsa Triolet, notamment sur la théâtralité de leur œuvre et sur certains poèmes. Elle a publié en 2005 chez L’Harmattan Louis Aragon, la théâtralité de l’œuvre dernière - « Ce théâtre que je fus que je fuis ». Elle s’est également intéressée à la poésie de Saint-John Perse ou, plus récemment, aux difficultés que pose le texte littéraire pour un public dont le français est une langue étrangère. Membre de l’ERITA (Equipe de Recherche Interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Aragon) et de la SALAET (Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet), elle enseigne depuis 2005 à l’Université d’Orléans (France). Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Postfach 25 60 · D-72015 Tübingen · Fax (0 7071) 97 97-11 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de À l’occasion du centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir, sortie depuis longtemps de l’ombre de Jean-Paul Sartre, son ‹amour nécessaire›, a été rédigé cet ouvrage collectif, qui réunit des contributions interdisciplinaires provenant de cinq continents. Il atteste du rayonnement international de cette femme de lettres exceptionnelle ainsi que de son actualité pour plusieurs générations de chercheurs. Une partie de ces articles traite de la vie beauvoirienne, librement choisie comme projet existentialiste et émancipateur : de ses relations avec Sartre et son ‹amant transatlantique› Nelson Algren, de ses expériences homoérotiques avec des femmes beaucoup plus jeunes qu’elle et de son autostylisation dans ses mémoires. Les articles restants se penchent sur ses œuvres de fiction, ses essais philosophiques et ses traités sociologiques et anthropologiques, dont le fameux Le deuxième sexe. Thomas Stauder (éd.) Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance Contributions interdisciplinaires de cinq continents edition lendemains, Band 8 2008, 480 Seiten € 68,00/ SFr 115,00 ISBN 978-3-8233-6422-1 071108 Auslieferung November 2008.indd 7 06.11.2008 7: 43: 32 Uhr